Mardi 7 juillet 2015
- Présidence de M. Jean Bizet, président -La réunion est ouverte à 16 heures.
Institutions européennes - Audition de M. Paul Dühr, ambassadeur du Luxembourg en France
M. Jean Bizet, président. - Nous vous remercions très sincèrement d'avoir répondu à notre invitation. Au moment où votre pays prend la présidence du Conseil de l'Union européenne, nous sommes heureux de pouvoir échanger avec vous sur les priorités de votre présidence, comme nous le faisons régulièrement avec les ambassadeurs des pays qui assurent cette lourde charge. Nous vous souhaitons une pleine réussite. En tant que pays fondateur, le Luxembourg a une longue expérience du fonctionnement de l'Union européenne. Mais force est de constater qu'il est confronté dès sa prise de fonction à des dossiers particulièrement complexes.
Le dossier grec est dans tous les esprits. Le peuple grec s'est exprimé le 5 juillet. Nous comprenons les épreuves qu'il doit endurer. Nous respectons son vote. Mais ce vote aggrave une situation déjà passablement compliquée. Nous souhaitions avant ce référendum que la Grèce reste dans la zone euro. Mais celle-ci ne peut fonctionner que si ses membres respectent des règles communes. Après le référendum, il est légitime de se demander si la Grèce peut appliquer ces règles en engageant des réformes indispensables. Notre collègue Simon Sutour qui s'est rendu sur place avant même l'annonce du référendum nous a donné des informations très précises mais pas pour autant rassurantes. Au-delà, nous voyons bien qu'il est indispensable de renforcer la gouvernance de la zone euro. Quelle est votre appréciation ?
Le défi migratoire est chaque jour davantage un enjeu majeur pour l'Union européenne. Votre pays a notamment affirmé sa volonté de travailler sur le dossier sensible de la relocalisation de 40 000 migrants entre les Etats membres. Quelle sera votre démarche dans ce domaine ?
Vous devrez aussi gérer la situation du Royaume-Uni vis-à-vis de l'Union européenne. Un référendum est annoncé. Notre collègue Fabienne Keller a travaillé sur ce sujet. Il est possible d'avoir un dialogue constructif sur les compétences à partir du travail que les britanniques ont eux-mêmes réalisé. Mais encore faut-il rester clair sur le socle qui fonde l'Union européenne et qui ne peut être mis en cause. Nous avons récemment échangé avec Sir Peter Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni, que nous avons reçu au Sénat.
La lutte contre le terrorisme est une autre question majeure sur laquelle nous avons beaucoup travaillé après les attentats de Paris et de Copenhague. Sur l'impulsion du président Gérard Larcher, nous avons réuni au Sénat, le 30 mars dernier, plusieurs parlements nationaux qui ont adopté la « déclaration de Paris contre le terrorisme ». Le Sénat a ensuite adopté une résolution européenne qui demande un acte pour la sécurité intérieure de l'Union européenne. Nous demandons la création d'un PNR européen. Nous avons rencontré le président de la commission LIBE et Mme Sophie In't Veldt au Parlement européen. Mais les discussions n'ont toujours pas abouti. Que comptez-vous faire ?
Dans vos priorités, nous avons aussi noté la volonté de libérer l'investissement. Jean-Paul Emorine et Didier Marie sont nos rapporteurs sur le Fonds européen d'investissements stratégiques. Vous voulez aussi approfondir la dimension sociale ou encore relancer la dynamique du marché intérieur en misant sur le numérique. Notre commission a engagé des réflexions sur ces différents sujets. André Gattolin et Colette Mélot travaillent sur le dossier du numérique. Philippe Bonnecarrère et Daniel Raoul sont nos rapporteurs pour le suivi des négociations du traité transatlantique. Les collègues ici présents seront donc intéressés de vous entendre et auront à coeur de vous interroger par la suite.
Vous avez la parole.
M. Paul Dühr, ambassadeur du Luxembourg en France. - Le document décrivant les priorités du Luxembourg pour la présidence semestrielle est intitulé « Une Union pour les citoyens » car le citoyen doit, à nos yeux, être remis au centre de l'Europe. Cette présidence luxembourgeoise s'inscrit dans un double contexte : institutionnel et d'actualité.
Institutionnel car depuis le traité de Lisbonne, la présidence stable du Conseil européen a placé le Conseil des ministres des affaires étrangères à l'arrière-plan. À titre personnel, je regrette un peu l'absence de l'approche nationale qui prévalait auparavant : elle apportait de l'enthousiasme au pays en charge de la présidence. Cela étant, pour la première fois, le Luxembourg a un commissaire issu du parti qui a gagné l'élection.
En second lieu, l'actualité est riche, avec les suites du référendum grec, la question des migrants, les relations avec la Russie, le référendum programmé au Royaume-Uni sur son appartenance à l'Union européenne. Le Premier ministre David Cameron poursuit sa tournée auprès des États membres pour tenter de modifier certains aspects du fonctionnement de l'Union afin de lui permettre d'appeler ses concitoyens à voter pour le maintien du pays dans l'Union européenne. Enfin, la conjoncture économique est atone, ce qui n'est pas encourageant pour la croissance.
La présidence semestrielle est une tâche lourde, en particulier pour un petit pays. Son coût oscillera entre 60 et 70 millions d'euros.
La première des 7 priorités du Luxembourg pour cette présidence semestrielle consistera à stimuler l'investissement pour relancer la croissance et l'emploi. Le Plan Juncker commencera bientôt à générer des effets positifs, en particulier pour les PME qui ont grand besoin de ressources. Pour cela, le FEIS crée de nouvelles possibilités dont il faudra tirer le maximum pour lever les freins à l'investissement. Dans ce contexte, il faudra également accélérer la marche vers l'union des marchés de capitaux et consolider la réforme bancaire.
Il faut aussi remédier à la carence qui, jusque-là, a empêché la mise en oeuvre d'une politique industrielle compétitive. Des plans d'action sectoriels seront lancés, notamment pour l'acier.
L'effort devra être mis sur la recherche et l'innovation comme sur la cohésion territoriale, en particulier grâce à la coopération transfrontalière qui est un secteur à développer et sur laquelle le Luxembourg a une bonne expérience.
Deuxième priorité : approfondir la dimension sociale de l'Union. Le Plan Juncker comporte d'ailleurs une dimension sociale importante. L'Europe doit tendre vers un « triple A social ». À cette fin, le Luxembourg réunira, à plusieurs reprises, ensemble, le Conseil Ecofin et les ministres du travail afin d'aboutir à une vraie consolidation sociale. Il faut modifier les méthodes de travail et organiser le dialogue social au niveau de l'Union européenne, investir dans le capital humain et la formation : la création d'un « Erasmus » pour la formation professionnelle est une bonne initiative.
Dans le cadre de la stratégie Europe 2020 et la croissance inclusive, il faut lutter contre le dumping social, développer l'équilibre entre hommes et femmes et promouvoir la santé des Européens au travail.
Troisième priorité : maîtriser la migration et gérer le difficile rapport entre liberté, sécurité et justice. L'initiative de la Commission, fraîchement accueillie, tendait à imposer des quotas de migrants répartis par pays membre. Il y a en effet une urgence humanitaire qui peut justifier l'obligation de prendre en charge des réfugiés. Au demeurant, que représentent 40 000 réfugiés à accueillir sur les trois millions de réfugiés syriens ? Sur ce plan, notre souhait sera d'impliquer la totalité des États membres.
S'agissant de la lutte contre le terrorisme et plus particulièrement du PNR, il y aura là un travail de conviction à mener avec le Parlement européen. Sur la stratégie de sécurité intérieure, avant les autres, le Benelux a déjà formulé une initiative.
La réforme de la Cour de justice est à conduire ! Un travail de rénovation doit être mené pour lui donner les moyens de sa mission.
La quatrième priorité sera de revitaliser le marché unique en privilégiant la dimension numérique. Le marché unique numérique a accumulé des retards importants par rapport aux États-Unis, mais aussi par rapport à de nombreux pays émergents. Il reste beaucoup à faire pour aboutir à une pleine intégration du marché intérieur. Par ailleurs, l'accord interinstitutionnel pour une meilleure législation européenne sera une étape cruciale.
L'Union a l'obligation d'agir sur la mise en oeuvre de l'union de l'énergie quand on voit ce qui se passe avec la Russie sur le pétrole et le gaz.
S'agissant de la politique européenne des transports, la Commission a soumis un premier projet destiné à promouvoir la mobilité durable et socialement responsable. C'est une dimension essentielle qui doit inspirer l'adaptation des directives.
La compétitivité européenne sera notre cinquième priorité. Cela comprend, par exemple, la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Mais les règles du jeu doivent être les mêmes pour tous. Le monde de la finance dépasse les frontières de l'Union européenne. Ses règles doivent s'appliquer à toutes les places financières. Cela concerne aussi la directive sur l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) et la fiscalité des entreprises.
La politique commerciale, malgré les difficultés du cycle de Doha de l'OMC, est essentielle pour l'Union. À cet égard, le projet de Partenariat Transatlantique de Commerce et d'Investissement (PTCI) entre l'Union européenne et les États-Unis est une opportunité à saisir. Nous avons besoin de créer des règles communes des deux côtés de l'Atlantique. La Commission négocie un texte qui sera soumis à l'approbation du Conseil, du Parlement européen puis des parlements nationaux. Je ne vois pas où est le mal. L'Union européenne n'y va pas pour se faire massacrer sur l'autel du capitalisme américain. Nous serons très vigilants sur l'ISDS mais on ne pourra pas se passer du PTCI.
Vient ensuite la priorité du développement durable. Le semestre de la présidence luxembourgeoise s'achèvera avec la tenue à Paris de la COP 21. La croissance durable devra imprégner nos politiques économiques et sociales. De même seront débattus à New York, à l'ONU, les objectifs du développement durable post-2015. La durabilité concerne également les secteurs de l'agriculture et de la pêche.
Enfin, nous veillerons à renforcer la présence de l'Union européenne sur la scène internationale. Il faudrait en terminer avec le cliché d'une Union européenne qui est un colosse économique avec des pieds d'argile politiques. Notre gouvernance politique ne permet pas de faire face aux défis politiques, diplomatiques et sécuritaires, et de développer des relations plus équilibrées avec la Chine et la Russie. Il faudra aussi évaluer les conditions préalables à l'élargissement à des pays comme l'ancienne République yougoslave de Macédoine ou l'Albanie, ou dans le cadre des accords de stabilisation et d'association à conclure (Kosovo) ou à mettre en oeuvre (Bosnie-Herzégovine). Le Luxembourg entend procéder à la mise à jour de la politique européenne de voisinage sur la base de la communication de la Commission.
Nous oeuvrerons enfin à donner de la cohérence, pour l'heure insuffisante, à la politique européenne de développement et qui ne donne pas les résultats espérés. C'est l'occasion de réveiller les mauvaises consciences quant à la tenue de l'engagement pris il y a plusieurs années de consacrer au moins 0,7 % de nos PIB à la coopération au développement.
M. Philippe Bonnecarrère. - Vous avez évoqué la coopération transfrontalière. Pourriez-vous nous donner quelques précisions sur l'état de la relation entre la France et le Luxembourg ? Je pense bien entendu aux travailleurs transfrontaliers mais aussi à d'autres problématiques comme la présence de centrales nucléaires françaises près de votre frontière ou aux projets menés par le Luxembourg sur le plan urbain qui trouvent des développements sur le territoire français.
Jean Claude Juncker a fait une déclaration qui n'est pas passée inaperçue sur la création d'une armée européenne. Quelle est l'approche luxembourgeoise en la matière ? Y a-t-il dans votre pays des débats sur la question de la défense en Europe ? Y a-t-on conscience qu'il n'y a en réalité que deux armées en Europe, les armées française et britannique, qui connaissent chacune des difficultés ? Les citoyens luxembourgeois sont-ils favorables à une défense européenne ?
M. André Gattolin. - Vous avez utilisé les mots « croissance inclusive ». Puis-je vous demander ce que cela recouvre ? Je suis familier des concepts de démocratie inclusive et d'économie inclusive mais j'avoue que celui de croissance inclusive m'échappe...
Vous nous avez présenté un programme de travail très ambitieux. C'est un programme pour dix ans, pas pour six mois ! Il faut être conscient que les moyens budgétaires européens sont très faibles. On peut croire certes aux effets de levier comme dans le cadre du Plan Juncker mais ne nous cachons pas la vue : le budget européen a un niveau inquiétant au regard des défis auxquels nous sommes confrontés. On vient par exemple d'élargir les compétences de l'agence Frontex, mais avec un budget annuel de 100 millions d'euros... On peut comparer ce montant à celui dégagé par la France pour renforcer son dispositif de lutte contre le terrorisme : 400 millions d'euros annuels !
Cette situation conduit l'Union européenne par la voix notamment de la Commission européenne à se positionner sur de multiples sujets en grand coordonnateur de l'action des États alors qu'elle est dépourvue de la légitimité financière. Cela crée d'ailleurs des tensions entre les institutions européennes et les États.
Quand allons-nous remettre sur la table la question du budget de l'Union européenne ? Ce n'est pas avec un budget de quelque 140 milliards annuels que nous allons pouvoir faire face à une défaillance de la Grèce, aux problèmes de sécurité à nos frontières, au défi du développement d'une industrie numérique européenne. Dans le domaine du numérique, on évoque souvent la question de la fiscalité applicable à des grandes entreprises extra-européennes mais quid de l'emploi, de l'activité qu'il faut développer dans ce secteur sur notre territoire ? Un budget européen plus important pourrait nous y aider. Je crois que la question politique de l'Union européenne réside dans la question budgétaire.
M. Daniel Raoul. - Pour moi, le budget n'est pas en tant que tel la question prioritaire. Je considère qu'il est un outil au service d'une politique. Ce que je voudrais savoir, c'est quels sont aujourd'hui les projets institutionnels qui permettraient de renforcer la dimension politique de l'Union européenne et évoluer - c'est ce que je souhaite pour ma part - vers un espace fédéral. Je crois à cet égard que l'élargissement a été une erreur : nous avons grossi trop vite en nombre avant de conforter les institutions. Sans véritable projet politique pour l'Europe, nous sommes condamnés à bricoler des mesures qui font figure de rustines face aux crises de différentes natures que nous connaissons !
J'ai deux préoccupations. Tout d'abord, la défense - je préfère parler de sécurité, d'ailleurs - qui est la garantie de notre liberté. J'ai bien noté que le président Juncker avait abordé ce sujet. Il faudra en tout cas se donner les moyens de défendre nos valeurs qui sont aujourd'hui attaquées. Ensuite, je reviens sur le sujet de l'élargissement et l'éventualité de nouvelles adhésions. Je ne suis pas persuadé qu'il doit s'agir d'une priorité, comme vous semblez l'indiquer dans votre programme. Cela tant qu'on n'a pas revisité le projet politique européen.
Mme Colette Mélot. - Le programme Erasmus + pour la période 2014-2020 favorise les échanges entre jeunes et intègre désormais un « Erasmus des apprentis », malheureusement sous-utilisé. Quelles actions faut-il envisager pour développer cet aspect du programme Erasmus + et d'une façon générale favoriser la formation professionnelle dans l'Union européenne ?
Sur le sujet du numérique, je voudrais dire qu'il est impératif de faire des progrès, que ce soit sur le plan industriel ou sur le plan juridique. Des travaux sont en cours au Parlement européen en ce qui concerne les droits d'auteur et les droits voisins en vue d'une harmonisation. Il est temps d'aller de l'avant sur ces sujets pour donner la bonne impulsion à l'Europe du numérique.
M. Gérard César. - Nous vous remercions de votre présentation. Nous partageons le réalisme de votre projet et notamment en ce qui concerne les PME. C'est un sujet essentiel pour l'Europe. Le sujet des migrants est un autre sujet de préoccupation que nous partageons et au sujet duquel je souhaiterais que vous précisiez davantage vos intentions.
M. Jean-Paul Emorine. - Sur le TTIP, vous avez fait valoir la nécessité de dégager des solutions équilibrées. Or, en ce qui concerne l'agriculture, nous ne sommes pas dans les mêmes ordres de grandeur : aux États-Unis, l'espace agricole est d'environ 372 millions d'hectares, en Europe dans les 140 millions et en France dans les 28 millions. Nous n'avons surtout ni les mêmes natures de production, ni les mêmes indications géographiques protégées et ni les mêmes approches. Nous rêvons tous d'une clause de sauvegarde pour l'agriculture mais il faut surtout être très attentif sur les volumes, faute de quoi nous risquerions de faire disparaître l'élevage du territoire européen. Je souhaite vous rendre attentif à ce sujet de négociation.
Sur la Russie et les sanctions économiques, ne faut-il pas faire avancer les choses plutôt que d'aller vers une surenchère des sanctions économiques ? L'Europe doit trouver des solutions avec la Russie et engager un dialogue. C'est un sujet sensible mais cela me paraît être une priorité majeure.
En ce qui concerne la Grèce, je partage les analyses de notre collègue Simon Sutour dans le rapport qu'il nous a présenté. Certes il faut trouver un accord entre la France et l'Allemagne mais j'aimerais davantage entendre les leaders européens.
Mme Pascale Gruny. - Le programme luxembourgeois apparaît très ambitieux au regard des six mois de Présidence. Je crains que la multiplicité des sujets le rende peu audible pour nos concitoyens, notamment en France. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont vos priorités principales ? Lesquelles pourront être réalisées au cours des six prochains mois ? En ce qui concerne Erasmus, je constate qu'il est souvent difficile de convaincre les jeunes français de partir à l'étranger. Il y a d'ailleurs souvent des difficultés financières pour partir. Avez-vous des éléments sur l'initiative emploi des jeunes ? Qu'en est-il de la complexité administrative en ce qui concerne les fonds de cohésion et les contrôles qui restent très lourds et qu'il faudrait adapter à chaque situation nationale.
En ce qui concerne le fonctionnement institutionnel, la Commission européenne a encore trop de poids et le Conseil n'avance pas assez vite. Comment peut-on faire mieux fonctionner aujourd'hui cette Union européenne dont nous avons tant besoin mais dont le fonctionnement reste encore trop compliqué ?
M. Paul Dühr, ambassadeur du Luxembourg en France. - Je souhaite d'abord revenir sur le degré d'ambition de la présidence luxembourgeoise. Nous avons simplement réalisé un inventaire des différents travaux inscrits au programme de travail des institutions européennes et dont l'échéance probable se situe au deuxième semestre 2015. Nous n'envisageons pas d'en mener à bien la totalité mais notre ambition est de mettre de l'huile dans les rouages et de faire avancer les choses. Nous sommes très conscients de nos limites car nous avons peu de moyens mais beaucoup d'énergie. Pour nous, l'Europe est une question de survie et nous nous investirons totalement dans cette Présidence.
J'en viens ensuite au volet transfrontalier. Actuellement entre 80 000 et 90 000 Français traversent quotidiennement la frontière vers le Luxembourg. À cela il faut ajouter les Français résidant au Luxembourg. Cette situation n'est pas sans conséquence en ce qui concerne le transport, les prestations de chômage mais des difficultés identiques se posent de l'autre côté de la frontière en France. Les charges sociales sont plus réduites à Luxembourg qu'en France et cela peut être la source d'une concurrence déloyale. Nous disposons d'un cadre intergouvernemental qui oeuvre à trouver des solutions à l'ensemble de ces problèmes. Vous avez mentionné la centrale de Cattenom qui pose de nombreux problèmes aux Luxembourgeois. Il faut envisager la situation à l'échelle européenne afin d'enclencher une transition énergétique pour sortir du nucléaire qui ne constitue pas une ressource pérenne.
En ce qui concerne la défense commune, notre sécurité passe par une défense crédible qui doit être mutualisée afin d'en maîtriser les coûts qui sont autrement exorbitants. Depuis le traité de Lisbonne, les sujets militaires ont été relégués au rang de discussion accessoire et cela est une erreur stratégique. J'entends les appels de la France à ce sujet et les Luxembourgeois sont très attachés à la défense commune. Le projet de défense commune sera soutenu par les Luxembourgeois mais nous nous inquiétons de l'évolution de la position britannique au sein de l'Union européenne. Il faut aussi intégrer dans notre réflexion le partage de notre sécurité avec la force de dissuasion américaine.
Monsieur Gattolin, par croissance inclusive, je comprends une croissance qui profite à tous et n'aggrave pas les inégalités.
Je suis entièrement d'accord avec vous sur le financement de l'Union européenne. Je me souviens d'ailleurs des difficultés que nous avions rencontrées avec nos partenaires britanniques lors de notre dernière présidence semestrielle en 2005 dans la négociation du nouveau cadre financier pluriannuel. M. Blair s'était montré inflexible en matière budgétaire. Évidemment, nous avons besoin de fonds propres. Évidemment, les moyens budgétaires de l'Union européenne sont ridicules. Mais je crois qu'il y a dans beaucoup d'États membres la crainte d'une instrumentalisation démagogique de la question du budget européen par les formations d'extrême gauche ou d'extrême droite, qui les incite à une grande prudence. Jean-Claude Juncker lorsqu'il était Premier ministre du Luxembourg avait proposé des pistes pour aller vers un autofinancement de l'Union européenne, les eurobonds notamment, mais vous savez ce qu'il est advenu de ces propositions...
Faut-il privilégier l'approfondissement de l'Union européenne à son élargissement ? Nous avons intégré la Grèce, l'Espagne et le Portugal pour y consolider la démocratie, de même avec les jeunes démocraties de l'Est lorsque le rideau de fer est tombé. Mais vous avez raison, Monsieur Raoul, nos procédures décisionnelles au regard des compétences que nous voulons conférer à l'Union européenne ne sont pas adaptées au nombre d'États membres. Quelle pourrait être la solution ? Procéder à des réformes d'envergure en rouvrant des négociations en vue d'un nouveau traité ? Le Luxembourg est opposé à une telle option. Je crois que pour le moment, malheureusement, nous devrons nous contenter de petits pas et essayer d'en tirer le maximum. Le drame actuellement, c'est qu'il n'y a plus de narratif européen ! Vers quelle Europe souhaitons-nous aller ? Vers plus de fédéralisme ou plus d'intergouvernemental ? Personne n'ose relancer ces débats car on sait qu'un consensus est très compliqué à obtenir.
Dans ce contexte, le Luxembourg sera très vigilant sur les dossiers des adhésions en cours. Les Balkans occidentaux restent une région instable. Je suis très inquiet lorsque je vois les affrontements qui se sont déroulés début mai en Macédoine, près de la frontière avec le Kosovo. Je crois personnellement qu'il faut donner à ces pays une raison d'espérer en confirmant leur perspective européenne, tout en se gardant de reproduire les erreurs commises au moment de l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie, voire de la Grèce.
En matière de formation professionnelle, la coopération transfrontalière a beaucoup de choses à nous apprendre. Il peut être plus avantageux d'être formé dans le cadre d'une coopération transfrontalière comme celle qui existe entre le Luxembourg, l'Allemagne et la région Lorraine qu'à 1 000 kms de distance dans le cadre d'un échange Erasmus. Je ne critique pas Erasmus, je souligne simplement une logique différente.
Dans le domaine du numérique, nous sommes dans une situation où les États-Unis ont la haute main sur le marché mondial. En Europe, nous avons la volonté d'investir davantage ce secteur mais nous pâtissons de manière générale d'un environnement administratif lourd, lent et compliqué. Des problèmes fiscaux se posent également. Le problème est que nous manquons de temps ; le marché numérique se développe malgré les gouvernements. Aujourd'hui, l'enjeu n'est plus de rattraper les américains mais de rester compétitifs par rapport aux pays émergents.
Je comprends les appréhensions françaises au sujet du dossier agricole dans le cadre des négociations sur le Partenariat transatlantique. Il faut rechercher un accord général équilibré, peut-être avec une clause de sauvegarde pour le volet agricole. Cela dit, les problèmes ne sont plus les mêmes qu'au moment de l'Uruguay round au début des années 1990, la population mondiale a presque doublé, il y a peut-être une autre agriculture à offrir. Nous avons tout intérêt à réorganiser notre agriculture afin d'être compétitifs. Il n'est toutefois assurément pas question de brader l'agriculture européenne dans le cadre du TTIP. La perte actuelle du marché russe est un vrai handicap pour nos agriculteurs et je crains qu'il soit très compliqué de le reconquérir lorsque les sanctions seront levées.
Les fonds de cohésion ne sont pas le seul domaine où l'Europe manifeste de la lourdeur ! Cela rejoint la question sur le fait de savoir si la Commission européenne n'a pas trop de poids. C'est tout l'enjeu et l'intérêt du paquet « Mieux légiférer ». En effet, on ne comprend plus qui légifère, de plus on légifère mal, lentement...
M. Gérard César. - C'est le cas aussi en France !
M. Paul Dühr, ambassadeur du Luxembourg en France. - Il ne s'agit pas de donner des leçons mais il faut faire plus simple, être plus rapide, et plus proche des citoyens et des entreprises. Le paquet « Mieux légiférer » sera, à ce titre, une des priorités principales de notre présidence.
M. Jean Bizet, président. - Merci Monsieur l'Ambassadeur. Je retiens de cet échange deux réflexions.
La première concerne la dimension sociale de l'Union européenne qui ne doit pas en effet être résumée à une union économique. Je rappelle cela dit que l'Union européenne représente 7 % de la population mondiale, 25 % de la richesse mondiale et 50 % des dépenses sociales mondiales. Il existe des différences importantes au sein même de l'Union européenne en matière sociale. Il faudra donc dans ce domaine comme dans d'autres des convergences car si nous voulons une économie compétitive, il est impératif de rapprocher les modèles sociaux et de jouer selon les mêmes règles.
La deuxième porte sur la gouvernance politique de l'Union européenne, qui est un sujet de crispation pour nos partenaires britanniques. Il faudra d'ailleurs que David Cameron clarifie à un moment la position britannique car, pour reprendre les mots de Daniel Raoul, on ne peut pas avoir un pied dedans et un pied dehors.
Ces deux sujets sont fondamentaux et retiendront sans doute notre attention au cours des années à venir. Ils sont en effet cruciaux pour garantir la cohésion de l'Union européenne.
Merci encore, Monsieur l'Ambassadeur, pour votre parler vrai.
La réunion est levée à 17 h 20.