Jeudi 23 juillet 2015
- Présidence de M. Jean Bizet, président -La réunion est ouverte à 9 heures.
Institutions européennes - Audition de M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne à Bruxelles
M. Jean Bizet, président. - Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Nous souhaitons avoir des échanges réguliers avec vous. Nous avons eu le plaisir de vous rencontrer, en mars, lors de notre déplacement à Bruxelles. Aujourd'hui, nous vous entendons devant notre commission. Conjuguons nos efforts pour que nous puissions avoir des entretiens très réguliers sur les dossiers européens.
Je saisis l'occasion qui nous est donnée pour souligner qu'il est essentiel au bon déroulement de nos travaux d'avoir accès dans de bonnes conditions à l'information diplomatique tout particulièrement celle produite par la Représentation permanente. C'était le cas dans le système Schuman. Nous avons en revanche eu beaucoup de difficultés avec le nouveau système Diplomatie. Nous souhaitons que ces difficultés puissent être réglées au plus vite et vous remercions de la contribution que vous pourrez apporter dans ce sens.
La situation de la Grèce est dans tous les esprits. Un accord a finalement pu être trouvé. Il subordonne la solidarité européenne à l'engagement de réformes profondes dans ce pays. Cela paraît de bonne méthode car il ne peut y avoir de solidarité sans responsabilité. Mais tous les doutes sont loin d'être levés sur la capacité de la Grèce à mener ces réformes dans la durée. Nous suivons les débats qui se déroulent en ce moment même au Parlement grec. Notre collègue Simon Sutour, qui s'est rendu sur place avant l'annonce du référendum, nous a donné des informations complètes mais pas vraiment rassurantes. Quelle est votre analyse ?
Sous la condition que ces réformes soient effectivement conduites, la question de la soutenabilité de la dette doit pouvoir être abordée. L'Eurogroupe l'avait déjà évoquée en 2012. N'y-a-t-il pas pour l'Europe une opportunité d'inventer un nouveau modèle de responsabilité solidaire ? Les États créanciers qui le souhaitent, pourraient convertir une partie de la dette grecque en certificats d'investissement permettant de développer l'économie grecque. C'est l'expérience qui avait été mise en oeuvre à l'époque en Argentine. Le Sénat restera en tout cas très vigilant, à travers sa commission des affaires européennes et sa commission des finances. Nous souhaitons être régulièrement informés par le Gouvernement.
Au-delà, on voit bien que le fonctionnement de la zone euro doit être approfondi. Le couple franco-allemand doit jouer un rôle d'impulsion. Le Président de la République vient de faire une proposition dont le contenu exact demande à être précisé. Comment est-elle accueillie à Bruxelles ? Quelles peuvent être les perspectives ?
Les négociations en cours du traité transatlantique suscitent par ailleurs beaucoup de débats. Quelle est votre analyse ?
Il en est de même de la situation migratoire en Méditerranée. Les États membres discutent des conditions de répartition des migrants arrivés en Grèce et en Italie. Quelle est votre appréciation ?
Nous restons aussi préoccupés par la situation en Ukraine. Les accords de Minsk doivent être appliqués. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour nous ont récemment présenté un rapport d'information sur le régime des sanctions avec la Russie. Leur rapport esquisse des pistes pour dépasser les antagonismes actuels afin que l'Union européenne et la Russie, qui ont des intérêts communs, renouent des relations fondées sur la coopération. Quelle est votre analyse ?
Vous avez la parole.
M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne à Bruxelles. - Je répondrai d'abord, Monsieur le Président, à votre question concernant le portail « diplomatie ». L'idée lors de sa création était de rendre plus accessible - et non pas de restreindre - l'ensemble de la « production » diplomatique. Les courriers électroniques remplaçant de plus en plus les télégrammes traditionnels, s'est posée la question de leur archivage mais aussi le souhait d'en élargir la communication. Par conséquent, les assemblées parlementaires au premier chef, mais aussi les entreprises, les milieux universitaires et académiques, doivent pouvoir accéder pleinement à cette correspondance élaborée au quotidien par nos postes diplomatiques. Pour ma part, et pour ce qui concerne les affaires européennes, je veille à ce que les communications soient « étiquetées » de façon à ce que vous y ayez accès au moins aussi facilement, voire davantage qu'auparavant.
S'agissant de l'actualité qui a dominé ce semestre très dense de présidence lettone et de début de présidence luxembourgeoise, je remarque à quel point tous les dossiers de notre politique économique et sociale sont désormais débattus à Bruxelles. Le fait que le chef de l'État se soit rendu à Bruxelles à neuf reprises depuis septembre 2014 illustre cette nouvelle réalité. On attend de Bruxelles des solutions à nos difficultés, à tort ou à raison... Je remarque aussi que les dossiers phares que vous évoquiez, Monsieur le Président - Grèce, migrations - ont occulté deux dossiers économiques d'importance qui ont occupé ces six derniers mois :
- tout d'abord, le « semestre européen » mis en place dans le contexte de la crise et destiné à permettre de mieux mettre en oeuvre les stratégies économiques proposées aux États membres. Il y avait, en fin d'année dernière et début de 2015, un risque pour la France d'être l'objet de procédures coercitives, de sanctions. Ce n'est plus le cas désormais : les recommandations adressées à la France comme à chacun des États membres ont été adoptées de façon consensuelle après débat au Conseil européen de juin dernier. Si la France avait été l'objet de sanctions, c'eût été une atteinte très forte à notre capacité de proposition et d'initiative ;
- second sujet : le fonds Juncker. Il est important car il donne la priorité à l'investissement productif en mobilisant des ressources publiques et privées. Il illustre une réorientation des politiques européennes qui ajoutent à la seule règle un réel volontarisme. Il est aussi remarquable qu'un accord sur ce fonds Juncker ait été obtenu, au Conseil et entre le Conseil et le Parlement européen, en seulement quatre mois. Il nous appartient désormais d'en tirer le meilleur profit et la France, appuyée sur la Banque publique d'investissement (BPI) et le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), doit pouvoir présenter, avant les autres, les meilleurs projets de soutien de l'activité.
Sur les autres grands sujets, vous avez cité, Monsieur le Président, deux principes : solidarité et responsabilité. Ce sont en effet les deux termes qui ont dominé lors des discussions sur la Grèce et sur les politiques migratoires. La solidarité signifie l'assistance, vis-à-vis de la Grèce et aussi vis-à-vis des pays qui sont en première ligne des mouvements migratoires, la Grèce, l'Italie, Malte et aussi dans une certaine mesure la Hongrie. Mais cela implique aussi le respect de règles, c'est-à-dire la responsabilité : individuelle pour chaque pays - la Grèce, l'Italie... - mais aussi la responsabilité collective qui nous a notamment inspiré dans les discussions sur la zone euro. Les derniers débats ont été marqués par ces deux valeurs, même si l'esprit de solidarité n'est plus toujours également partagé dans l'Union à 28.
La Grèce s'est trouvée dans une situation économique insoutenable : un déficit public croissant, un secteur bancaire en grave déséquilibre, des besoins en liquidités nécessaires au remboursement des aides déjà consenties par le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque centrale européenne (BCE). La question posée après les dernières élections était : que fait-on pour mettre en oeuvre le second programme d'aide et remédier à la dégradation économique continue ?
À la fin 2014, la situation en Grèce se consolidait - avec une perspective de croissance pour 2015 de 3 % et la possibilité d'un retour de la Grèce sur les marchés. Le changement politique du début de l'année a conduit à une dégradation accélérée de la situation financière. Nous avons perdu de quatre à cinq mois, sans discussions, car Syriza récusait par principe les engagements de réforme précédents et refusait de les associer aux conditions d'une nouvelle aide. D'un côté, nous avions donc un gouvernement grec très peu enclin à tenir ses engagements de réforme, et de l'autre une réticence des créanciers à s'engager davantage.
On a souvent fait une lecture de la situation comme une opposition entre la Grèce et l'Allemagne. En réalité, l'opposition la plus forte aux demandes grecques est surtout venue d'une part, des petits pays de la zone euro plus pauvres que la Grèce et, d'autre part, de pays de la zone euro ayant dû consentir de lourds sacrifices comme l'Irlande, l'Espagne ou le Portugal. Les accents les plus forts à l'Eurogroupe sont venus du ministre slovaque, au nom de son pays où les retraites sont inférieures de moitié à celles versées en Grèce...
Au stade final, l'alternative était soit la « mise en congé » de la Grèce de la zone euro, soit tout faire pour l'y garder. Le Président de la République n'a jamais cru à la possibilité d'organiser une sortie de la Grèce de la zone euro. Pour le président de la BCE, M. Draghi, une telle option aurait été une expérience très difficile et constituait pour la zone euro un appareillage vers des eaux inconnues. Pour la Grèce, une sortie de la zone euro signifiait un écroulement économique, une dévaluation de 40 à 60 % et une paupérisation absolue de la société grecque. Par ailleurs, même si le traité ne mentionne pas explicitement l'irréversibilité de l'appartenance à la zone euro, la sortie d'un de ses membres aurait plongé les marchés financiers et le monde dans le doute sur l'avenir même et sur l'intégrité de la zone euro. Quant au concept intermédiaire de mise en congé provisoire de la zone euro, il relevait pour nous de la même incertitude...
M. Jean Bizet, président. - mis souvent en avant par M. Wolfgang Schäuble...
M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne à Bruxelles. - ... cité en effet souvent par M. Schaüble mais sans précision. Comment l'organiser et surtout, la question qui se posait était : comment la faire revenir ?
La France a montré sa détermination à obtenir un accord sur l'aide et sur le maintien de la Grèce dans la zone euro. Dès lors, le débat a porté sur les contreparties, avec une séquence politique pour le moins paradoxale. Après un premier débat infructueux sur ces contreparties est intervenu le refus des réformes par les Grecs lors du référendum, pour aboutir in fine à un accord sur ces mêmes réformes, renforcées, complétées et durcies. J'ai constaté que M. Tsipras, s'estimant renforcé par le refus au référendum, a pu assumer la signature des conditions refusées quinze jours auparavant... Fort de sa légitimité démocratique, M. Tsipras a eu du mal à comprendre ce que le Président français et la Chancelière allemande lui faisaient valoir : que cette légitimité n'était pas celle de la seule Grèce, qu'il y avait 18 autres gouvernements démocratiques dans la zone euro et qu'il ne fallait pas opposer les légitimités nationales.
Il convient à présent de mettre en place ce qui a été convenu, à savoir un troisième programme d'aide, de 80 à 85 milliards d'euros, finalisé d'ici le 20 août prochain, venant après deux autres, respectivement de 130 et 110 milliards de dollars. Dans l'immédiat, un programme intérimaire est mis en place pour assurer le remboursement de la BCE et du FMI : un « financement-relais » est en train d'être finalisé afin que rapidement soient réunies les conditions pour une reprise de l'activité bancaire.
M. Richard Yung. - À combien s'élève ce programme intérimaire ?
M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne à Bruxelles. - de 7 à 10 milliards d'euros.
Les contreparties sont un accompagnement plus serré de la mise en place des réformes demandées. Le débat de la fameuse nuit du dimanche 12 au lundi 13 juillet était symbolique. Il portait sur la création d'un fonds de privatisations qui constituerait un gage pour les créanciers. Il y a depuis longtemps une difficulté à privatiser en Grèce. L'idée de M. Schäuble était de localiser à Luxembourg ce fonds spécial destiné à recenser les actifs et procéder à leurs cessions. La proposition d'un programme de cessions est demeurée mais la France a insisté pour que ce fonds ait une gouvernance grecque, ait son siège en Grèce et qu'il ne serve pas aux seuls remboursements mais aussi aux investissements.
M. Jean Bizet, président. - Et quel serait son montant ?
M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne à Bruxelles. - Le montant affiché est objectivement un peu démesuré : 50 milliards d'euros. Nous avons fait observer au promoteur de cette idée que le montant géré par l'Agence des participations de l'État (APE) est entre 120 et 130 milliards d'euros en France. Alors, demander à la Grèce de céder 50 milliards d'euros, c'est énorme, mais n'oublions pas non plus l'importance de toute l'aide apportée : 130 + 100 + 80 milliards d'euros, cela fait beaucoup aussi. Mais il est douteux que la Grèce soit capable de réaliser 50 milliards d'euros de cessions d'actifs à court terme. Donc, voilà où nous en sommes. Pour l'instant, les réformes sont progressivement votées en Grèce : révision du régime de TVA, révision des taux, mise en place d'un nouveau code de procédure civile, réforme du droit du travail, révision des mesures prises sur les retraites. Point symbolique : certains États membres demandaient le retrait de toutes les mesures prises par Syriza depuis son arrivée au pouvoir. On pouvait difficilement demander à un gouvernement de s'engager à retirer tout ce qu'il avait fait voter depuis son arrivée. On a trouvé des formulations et des modulations qui rendaient les choses plus acceptables politiquement parce que, encore une fois, il fallait trouver un accord politique. Alors, est-ce que ces mesures auront des effets ? Dans l'économie française, vous pouvez manipuler les taux de TVA et en mesurer aussitôt les effets économiques, mais dans une économie grecque anémiée avec une base industrielle aussi faible, il n'est pas évident que vous puissiez agir avec des leviers de cette nature sur l'activité économique. C'est l'inconnue des mois qui viennent. J'espère néanmoins que ce qui a été convenu permettra d'éviter la faillite et de retrouver un fonctionnement normal de l'économie grecque. Les leçons à en tirer sont de plusieurs ordres. Sur le plan politique, il doit y avoir une nécessaire conciliation des choix démocratiques nationaux avec la continuité des règles européennes. C'était un grand débat au départ de la crise grecque : est-ce que le fait qu'une nouvelle majorité s'installe remet en cause les règles européennes ? La réponse est non. L'Europe est faite de règles qui s'inscrivent dans la permanence. Un gouvernement peut modifier certains choix, mais il y a un principe de continuité d'engagement de l'État membre. Plutôt que de demander au gouvernement grec de faire ce à quoi le précédent gouvernement s'était engagé, nous l'avons invité à produire des mesures équivalentes. L'Union repose sur la continuité des engagements pris au nom de l'État.
Toujours parmi les leçons de cette crise : les imperfections de la construction de la zone euro sont devenues plus visibles. Objectivement, cette construction souffre de l'écart entre une gestion totalement fédérale et intégrée de la politique monétaire et la moindre intégration des politiques économiques, budgétaires et fiscales des États membres. D'où l'idée défendue par M. Draghi et d'autres que la pérennité de la zone euro passe à terme par une plus grande intégration avec peut-être une possibilité d'action budgétaire au niveau de la zone euro. Il y a un travail franco-allemand continu sur ce sujet et une contribution a été déposée qui a été suivie du rapport des cinq présidents sur cette question. Certes, il existe des nuances d'appréciation entre la France et l'Allemagne, mais nous continuons à travailler ensemble. Une des nombreuses questions qui se posent est la suivante : que peut-on entreprendre à court terme ? On ne veut pas lancer une révision des traités. Il y a plusieurs raisons de redouter une révision prématurée des traités à cause de la difficulté politique de l'exercice. Cela prendrait du temps et les ratifications sont de plus en plus aléatoires. Aussi ne faut-il se lancer dans la révision des traités que lorsqu'on a l'absolue certitude qu'elle est nécessaire et sûre de réussir. J'ajoute que le contexte des demandes britanniques pousse encore davantage à la prudence et nous ne souhaitons pas donner à nos amis britanniques l'occasion de faire valoir leurs exigences dans ce domaine et d'obtenir un nouveau statut ou de nouveaux aménagements favorables au Royaume-Uni. Nous pensons dans un premier temps à un renforcement de la zone euro dans le cadre des traités existants.
Je passe maintenant à l'immigration qui illustre aussi la recherche d'équilibre entre responsabilité et solidarité. Pourquoi autant de débats et de tensions ? Parce que la pression migratoire s'est accrue de façon impressionnante en Europe (150 000 migrants en Europe depuis le 1er janvier de cette année). Il y a une explosion migratoire sur la Route des Balkans occidentaux en provenance de la Hongrie. Les naufragés sur les côtes siciliennes ont frappé les esprits. L'effondrement de l'État libyen, la situation au Proche et au Moyen-Orient et la paupérisation du Sahel, due à une explosion démographique, en sont les causes premières.
Nous avions donc besoin d'une réaction européenne solidaire parce que le système européen - dont Schengen - est une responsabilité partagée. La contrepartie nécessaire du projet Schengen, la contrepartie de la suppression des frontières à l'intérieur, est le renforcement de la frontière extérieure. Il y a une responsabilité de chaque État membre détenant une part de frontière extérieure à la protéger. Il faut aussi une réponse collective rendue nécessaire par la situation de crise et cette réponse passe par des actions politiques. Les pays de première entrée comme l'Italie et la Grèce doivent appliquer rigoureusement la règle que nous connaissons tous (règles de Schengen, règles de Dublin) et qui impose aux pays de première arrivée d'identifier les migrants, de les enregistrer et de procéder à une répartition entre ceux qui sont éligibles à une protection et ceux qui n'ont pas vocation à bénéficier d'une protection (ceux-là sont des migrants irréguliers et doivent faire l'objet d'une politique de retour dans leur pays d'origine). Comment obtenir des pays en première ligne d'appliquer rigoureusement cette règle pour le bon fonctionnement de l'espace Schengen ? Quand on voit cet afflux sur les côtes italiennes, on comprend que la tâche est difficile. Nous avons constamment rappelé l'Italie à ses obligations, mais il est clair que sans une perspective de répartition des migrants réguliers entre les États membres, l'Italie se lassera du rôle qu'elle assume.
Les autorités italiennes n'assureront pas un respect intégral de leurs obligations, à savoir garder sur leur territoire tous les migrants susceptibles de bénéficier d'une protection ; d'où l'idée d'un programme de relocalisation pour les réfugiés des côtes italiennes. Le débat porte sur le principe du programme, sur le quantum (40 000 personnes sur deux ans) et sur la répartition entre les États membres de ces 40 000 réfugiés. Il ne s'agit donc que des réfugiés (et non de l'ensemble des migrants), mais ce serait un soulagement pour l'Italie. Beaucoup de nos partenaires répugnent à la solidarité imposée par cette répartition. Cependant, nous sommes parvenus à un accord sur 32/33 000 réfugiés. L'important est de montrer aux Italiens qu'un processus est engagé et qu'un dispositif se met en place. La dernière pièce du dispositif est une politique de retour effectif et efficace. C'est difficile, mais il faut le faire. Il faut des accords avec les pays d'origine. Exemple des mesures prises : l'agence Frontex ne pouvait aider à des programmes de retour que s'il y avait plusieurs États membres réunis sur la même opération. Nous avons levé cet obstacle et, aujourd'hui, Frontex peut participer à une opération de retour au bénéfice d'un seul État membre. Surtout, il faut coopérer avec les pays d'origine et il y aura une conférence entre les chefs d'États africains et les Vingt-huit qui aura lieu à La Valette au mois de novembre pour essayer de définir un cadre de coopération. Le Niger peut constituer un cas d'école, car c'est un carrefour de tous les trafics. Il faut en faire une opération pilote.
Sur l'Ukraine, il n'y a pas d'alternative aux accords de Minsk qui constitue le seul cadre reconnu par les deux parties comme viable. Le « format Normandie » continue à fonctionner sous forme d'appels téléphoniques entre les quatre exécutifs (français, russe, allemand et ukrainien). La difficulté principale consiste à déterminer l'avenir de la région de Donbass. Les Russes veulent une structure fédérale. Je ne pense pas que les Russes veuillent une véritable autonomie ni une indépendance du Donbass, car ils seraient obligés d'en prendre la charge. Du côté ukrainien, on cherche à maintenir l'unité nationale, et donc on est plus favorable à une simple décentralisation. Nous suivons le processus avec attention. Sur le plan économique, on cherche à expliquer à la Russie qu'elle ne perd rien au développement des échanges Est-Ouest. Enfin, il y a un « dialogue gazier » qui se poursuit. Nous avons réussi à passer l'hiver, mais nous n'avons pas d'accord pour l'hiver prochain.
Quant aux sanctions, celles qui concernent la Crimée ont vocation à rester en place à cause de la violation du droit international. Pour les autres sanctions qui concernent l'Ukraine, il a été convenu qu'elles évolueraient en fonction de l'application des accords de Minsk. Elles restent en place jusqu'à la fin de l'année 2015. Si à cette date, les accords sont mis en oeuvre, elles seront levées.
M. Louis Nègre. - Monsieur l'ambassadeur, vous vous êtes exprimé en diplomate en évoquant l'accord « paradoxal » avec la Grèce, soulignant ainsi les contradictions des autorités grecques qui ont accepté après le référendum ce qu'elles refusaient auparavant.
Cela dit, ne risque-ton pas de pêcher par crédulité en pensant que cet accord sera effectivement appliqué ? Le Premier ministre grec a ainsi déclaré qu'il ne croyait pas à l'accord qu'il avait signé. Vous qui avez vécu les négociations au plus près, croyez-vous à son application ?
J'ai lu que les programmes d'aide de l'Union européenne à la Grèce - sans compter le troisième plan à venir - représentaient un montant considérablement plus important que celui du plan Marshall que les États-Unis avaient élaboré à destination des pays européens à l'issue de la deuxième guerre mondiale. C'est une comparaison qui a le mérite de mettre les choses en perspective.
Enfin, pouvez-vous nous expliquer comment les autorités grecques vont mettre sur pied en si peu de temps un code de procédure civile ainsi que l'exige l'accord ? Napoléon a certes fait preuve de rapidité pour bâtir le code civil français mais je crains que M. Tsipras ne soit pas Napoléon...
Mme Colette Mélot. - Merci Monsieur l'ambassadeur pour votre éclairage sur les sujets de l'actualité européenne.
Le Conseil a adopté à la fin du mois de juin la stratégie pour un marché unique du numérique. La crise grecque s'est imposée dans l'actualité mais la stratégie numérique est, à mes yeux, essentielle pour l'Union européenne. Le Sénat a adopté une résolution européenne comportant des messages forts tant en ce qui concerne la protection des données, le droit d'auteur ou la nécessité d'une véritable ambition industrielle numérique en Europe. Cette ambition est partagée par l'Allemagne mais un certain nombre de nos partenaires préféreraient de simples mesures d'amélioration du marché unique. Quelle est votre analyse ? Y a-t-il des chances que la France et l'Allemagne puissent entraîner l'Union européenne vers une politique ambitieuse pour le numérique ? Par ailleurs, une initiative de la Commission européenne concernant la réforme du droit d'auteur est annoncée pour l'automne, cet objectif est-il maintenu ?
M. Philippe Bonnecarrère. - Y a-t-il une part officieuse dans l'accord avec la Grèce qui a un lien avec les aspects migratoires ? Il y a eu en effet des prises de parole très désagréables de la part de certains membres du gouvernement Tsipras mettant dans la balance un accord avec les créanciers avec une attitude plus ou moins responsable des autorités grecques dans le contrôle aux frontières extérieures et la gestion des migrants. J'ose espérer que l'accord final emporte une garantie sur le maintien du contrôle aux frontières.
Parmi les conditions à respecter par la Grèce - avec lesquelles, globalement, je n'ai, en tant que démocrate-chrétien, aucun problème -, j'ai été étonné et même choqué par la demande portant sur la réduction du budget de la défense. J'estime qu'il s'agit, d'une part, d'une atteinte à la souveraineté de ce pays et, d'autre part, d'un très mauvais signal donné à un moment où il faut au contraire ne pas baisser la garde.
Vous avez exposé le caractère exemplaire du Niger dans le cadre des débats sur les flux migratoires en provenance de l'Afrique occidentale et sub-sahélienne. Je souligne que l'armée française conduit actuellement sur place l'opération Barkhane avec un effectif de 650 hommes et quelques-unes de nos meilleures unités. Dois-je comprendre que l'idée d'avoir demain des troupes au sol sur un certain nombre de secteurs fait son chemin au sein de l'Union européenne ? Sur le même registre, je souhaiterais savoir si l'idée d'une défense européenne, telle que Jean-Claude Juncker l'a encore récemment exprimée, continue de faire des progrès et si elle commence éventuellement à faire l'objet d'un travail technique ?
Mme Fabienne Keller. - Merci Monsieur l'ambassadeur d'avoir pris le temps de venir vous exprimer devant nous. Nous savons que votre agenda est très chargé et que vos nuits ont été courtes dernièrement.
J'ai publié il y a quelques semaines un rapport sur la revue des compétences lancée par le gouvernement britannique sur lesquelles David Cameron va pouvoir s'appuyer pour mener des négociations avec l'Union européenne sur la répartition des compétences entre l'Union européenne et les États membres. Pouvez-vous nous dire quelles sont les modalités de négociation de la France avec la Grande-Bretagne sur ce sujet ? Y a-t-il éventuellement des discussions dans un cadre tripartite réunissant la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne ? Quelles sont les pistes de concessions qui pourraient être faites ?
Vous avez évoqué une contribution franco-allemande sur la gouvernance de la zone euro. La France pourrait faire de nouvelles propositions. Le Président de la République a évoqué la nécessité d'associer les parlements nationaux. Qu'en est-il exactement de la position française ?
M. Jean-Yves Leconte. - Peut-on considérer que les accords de Minsk sont encore l'alpha et l'oméga de la solution en Ukraine quand on voit l'entreprise de déstabilisation globale qui est en train d'y être menée ? Je pense en particulier aux activités du groupe ultranationaliste Pravy Sektor. L'Union européenne doit rester vigilante compte tenu de la taille du pays et de la frontière que nous partageons avec lui. Je suis pour ma part assez inquiet.
Au sujet des flux migratoires, je tiens à dire que c'est d'abord parce que les crises politiques au sud de notre continent ont bloqué les migrations Sud/Sud que les flux se sont réorientés vers le Nord. La solution à nos problèmes n'est donc pas seulement dans la gestion de l'arrivée des migrants sur nos territoires mais aussi dans la manière dont les migrations Sud/Sud se déroulent. J'attire également votre attention sur le désordre de la situation européenne où on trouve des pays comme la Grèce ou l'Italie qui, par incapacité ou manque de volonté politique, ne remplissent pas leurs obligations au regard des traités et où un autre pays comme la Hongrie exacerbe un sentiment populiste anti-immigration et ne traite pas convenablement le problème. Est-ce qu'il n'est pas temps de poser la question de la mise en place de garde-frontières européens qui auraient la responsabilité de la zone Schengen ?
Enfin, si l'on compare la réponse de la Chine à la récente crise boursière qui l'a affectée et l'incroyable destruction de valeurs que celle-ci a occasionné à la capacité de réaction de l'Union européenne face à la dette grecque, peut-on encore considérer que l'Union européenne a un avenir sans intégration politique plus poussée ?
M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne à Bruxelles. - L'aspiration à une intégration plus poussée peine à se concrétiser dans un contexte où il y a justement beaucoup de frilosité qui s'exprime face à un tel projet. Le moment historique que nous vivons est ainsi : d'un côté, des mouvements populistes, des résistances face à toute forme de partage supplémentaire de souveraineté et, de l'autre, des situations objectives - les difficultés de fonctionnement de la zone euro ou les pressions migratoires - qui justifieraient des intégrations plus poussées. La difficulté politique de ce moment est de trouver le chemin qui nous permette de progresser dans la voie de partages supplémentaires tout en sachant que l'acceptabilité politique en est incertaine et que les gouvernements ne souhaitent pas avoir à la tester par le référendum, en particulier.
Sur les engagements grecs, j'ai eu la même surprise que vous, Monsieur Nègre, quand j'ai pris connaissance du premier catalogue de mesures que les autorités grecques allaient devoir faire adopter dès le lendemain de l'accord, soit entre autres une révision fondamentale du régime de TVA et un code de procédure civile. On m'a alors indiqué que les textes élaborés en collaboration avec la Task force étaient prêts depuis deux ou trois ans mais étaient restés bloqués. De fait, le Parlement grec a pu voter ces réformes dans le temps imparti, le nouveau code de procédure civile ayant pour but principal d'accélérer les procédures judiciaires en matière commerciale et économique.
La difficulté politique de M. Tsipras est de veiller à la mise en oeuvre d'un plan auquel il déclare, en effet, ne pas croire. Cela étant, conscient qu'il n'y avait pas d'autre alternative, il a bien expliqué que nécessité faisait loi. Pour l'instant, les engagements sont tenus. Mais la vraie difficulté selon moi, c'est l'administration grecque qui n'est pas forcément en état de mettre en oeuvre ces réformes.
L'agenda numérique sera une priorité importante de la Commission Juncker. La sauvegarde de l'économie européenne dans la compétition mondiale passe nécessairement par la numérisation des industries et des services européens. Dans ce domaine, la Commission européenne a tendance à appliquer ses recettes favorites, à savoir le démantèlement des obstacles au marché intérieur et la mise en place de règles juridiques qui assurent la libre circulation et la libre prestation de services. Ce n'est pas suffisant. Mais nous connaissons ce problème depuis 30 ans, depuis la mise en oeuvre de l'Acte unique : il est plus facile de bâtir des règles juridiques à la majorité qualifiée que de bâtir une politique industrielle. La délégation française s'efforcera de rappeler à la Commission et à ses partenaires, avec l'appui des résolutions du Sénat, qu'une authentique stratégie numérique, ce ne sont pas simplement des règles de fonctionnement du marché intérieur.
Le droit d'auteur est une question importante pour la France et pas uniquement pour des raisons liées à la préservation de notre modèle culturel. Nous sommes convaincus que sans protection de la propriété intellectuelle, il n'y a aucune perspective de développement de la recherche et de l'innovation dans le domaine numérique. Nous devons ainsi expliquer à certains de nos interlocuteurs au sein de la Commission européenne que la protection du droit d'auteur n'est pas un obstacle au développement de l'économie numérique mais qu'elle en est la condition sine qua non. Certains ont en effet la conviction que le droit d'auteur serait l'héritage d'une époque pré-numérique et qu'il s'agit donc de faire oeuvre de modernisation en le mettant en harmonie avec le fonctionnement de l'économie numérique qui repose sur la gratuité, la neutralité et l'absence de protection des contenus. Nous avons déjà marqué quelques points : la Commission européenne a ainsi annoncé que ses propositions de révision des directives « droits d'auteur » qui étaient attendues à l'automne sont repoussées au premier semestre 2016 dans le meilleur des cas ; elle a d'ailleurs reconnu qu'il était impossible, d'après les études d'impact qu'elles avaient commandées, de démontrer la nécessité d'une telle réforme.
Lors des négociations financières, à aucun moment, les Grecs n'ont lié leur attitude concernant les flux migratoires et l'aide qu'ils sollicitaient. Je pense qu'en cas de sortie de l'euro, le pays aurait été plongé dans un tel chaos que l'application des règles de Dublin et la gestion des flux migratoires n'auraient certainement pas été sa préoccupation première.
Sur les dépenses budgétaires, il y a deux anomalies par rapport à la moyenne européenne dans le budget grec : le régime de retraite et l'effort de Défense, qui sont disproportionnés par rapport à la richesse du pays. Sur la Défense, cela se justifie historiquement aux yeux des Grecs par le voisinage de la Turquie. La conséquence en a été la sanctuarisation du budget de la Défense pendant des décennies en Grèce. Et aujourd'hui, ce budget est bien supérieur à la moyenne européenne. Il leur est demandé 200 millions d'euros d'économies, ce qui les maintiendra dans les pays qui participent le plus.
Vous avez cependant raison, monsieur le Sénateur, de rappeler qu'un rehaussement de l'effort de Défense est nécessaire au niveau national dans le contexte sécuritaire que connaît l'Europe. Il avait été décidé lors du Conseil Défense de décembre 2013 de faire un point 18 mois plus tard, mais nous nous sommes demandé s'il était opportun de tirer un bilan maintenant. Donald Tusk était réticent, mais le Président de la République a estimé que nous ne pouvions laisser passer ce rendez-vous pour insister sur l'importance de l'effort de Défense.
Mon sentiment est que la base industrielle de Défense est le domaine dans lequel on peut faire plus et mieux ! Je ressens un plus grand consensus sur ce sujet que sur les opérations extérieures ou la construction d'une Europe de la Défense. Cependant, vous savez que notre principale difficulté sur les questions de Défense, c'est que notre premier partenaire, le Royaume-Uni, refuse de participer à tout exercice qui serait de nature européenne. À partir de là, il est difficile pour la France d'aller plus loin dans un cadre européen.
Madame Keller, au sujet du Royaume-Uni, les négociations n'ont pas encore commencé.
Ce qui me frappe, c'est que la démarche britannique est perçue par de nombreux États membres comme quelque chose d'artificiel. Il y a à cela trois raisons. Tout d'abord, ce n'est pas la première fois que les britanniques posent cette question. Dès 1975, Harold Wilson voulait revenir sur l'entrée du royaume dans la Communauté économique européenne (CEE) trois ans auparavant ! Il y a donc un sentiment de déjà-vu. Deuxièmement, la situation économique du pays n'est pas de nature à justifier une plus grande solidarité à l'égard du Royaume-Uni et une action européenne. Cette question relève plus d'un débat interne qu'un sujet européen. Enfin, il convient de mesurer que les britanniques sont à la fois dans une situation particulière à l'égard de l'Union européenne avec le nombre de dérogations dont ils bénéficient et à la fois dans une position avantageuse : bien qu'ils n'appliquent pas un certain nombre de politiques européennes comme l'euro et Schengen, ils participent à leur élaboration.
On entrera véritablement dans le vif du sujet au second semestre. Il y a quatre questions. Cela commencera avec la question de la souveraineté qui porte notamment l'application au Royaume-Uni du principe d'une Union sans cesse plus étroite et sur le pouvoir du Parlement britannique d'interférer dans le processus d'élaboration des politiques européennes. Puis viendra la question de la compétitivité : les décisions européennes sont-elles assez en faveur de la compétitivité et ne peut-on avoir des règles plus simples ? S'il s'agit d'améliorer le fonctionnement des politiques européennes, nos propres intérêts pourront rencontrer les intérêts britanniques. Le troisième aspect est l'articulation « 28-19 », c'est-à-dire entre l'Union européenne à 28 et la zone euro à 19. Comment faire en sorte que le Royaume-Uni ne soit pas perdant face à la zone euro ? Enfin, quatrième pilier de cette évaluation, le plus difficile juridiquement et politiquement, c'est la question des mouvements de personnes dans l'Union et l'accès aux prestations sociales.
Les Britanniques chercheront des réponses à l'ensemble de ces questions et voudront que les réponses aient une forme juridique aussi solide que possible, d'où l'idée d'une révision des traités. L'arbitrage que devra faire M. Cameron sera entre la substance, la rapidité et la forme juridique.
La position française est que nous souhaitons le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne, mais pas à n'importe quel prix et surtout pas au prix de l'abandon des principes sur lesquels l'Europe est constituée.
Au sujet de l'approfondissement de la zone euro, la base de réflexion, c'est le rapport des cinq présidents remis au Conseil en juin. Il comprend des mesures de court terme et des mesures de long terme qu'il convient d'examiner avec beaucoup de prudence. Le document franco-allemand de mai met plus en avant des mesures de court terme qui ne nécessitent pas de révision des traités. Par exemple, la question de la gouvernance ne requiert pas de modification des textes. Il existe un semestre européen, mais il manque un semestre européen de la zone euro. Cela peut être envisagé à traités constants. On peut aussi envisager de réunir les ministres de la zone euro des finances, de l'économie, des affaires sociales pour évoquer la convergence sociale, fiscale et économique dans la zone euro. Il manque aussi la capacité du Parlement européen à s'exprimer sur la zone euro sans être obligé de le faire à 28. C'est à lui de s'organiser, peut-être comme l'a fait le Conseil, qui prévoit des sommets des États membres de la zone euro. Mais il y a encore des réticences à le faire.
Enfin, le Président de la République a évoqué la question du travail en commun des Parlements nationaux. On pourrait envisager que des représentants des commissions compétentes se retrouvent régulièrement.
Sur l'Ukraine, Monsieur Leconte, je suis d'accord pour dire que les accords de Minsk sont très fragiles. Ce qu'il manque principalement, c'est une stratégie nationale ukrainienne. On ne voit pas ce que ce pays veut devenir. Parallèlement, il manque une stratégie de l'Union européenne à l'égard de la Russie. Cela a commencé à Riga, où nous avons voulu abandonner la position manichéenne qui avait été celle de Vilnius qui imposait aux membres du Partenariat oriental de choisir entre l'Europe et la Russie. Sur ce sujet, nous nous sommes d'ailleurs trouvés en plein accord avec les allemands tant dans l'analyse que sur ce qu'il fallait faire : le Partenariat oriental, ce n'est pas l'antichambre de l'adhésion et il y a un avenir pour l'Ukraine en dehors de l'adhésion. Maintenant, toute la question est de savoir si la Russie acceptera de réfléchir avec nous à ce que pourrait être un nouveau partenariat !
M. Jean Bizet, président. - Monsieur l'Ambassadeur, merci beaucoup d'avoir pris le temps de répondre à l'ensemble de nos questions. J'en aurais moi-même à vous poser concernant l'évolution de la politique agricole commune, mais en raison de l'horaire avancé, je vous propose que nous échangions prochainement de façon plus approfondie sur ce thème très important.
Transports - Suivi des résolutions européennes du Sénat - 4e paquet ferroviaire : communication de MM. Michel Delebarre et Louis Nègre
M. Jean Bizet, président. - Nous allons maintenant entendre une communication de nos collègues Michel Delebarre et Louis Nègre sur le 4e paquet ferroviaire.
Cette communication s'inscrit dans le cadre du suivi des résolutions européennes du Sénat.
En l'espèce, une résolution européenne avait été adoptée par le Sénat en octobre 2013. C'est notre ancien collègue Roland Ries qui en était l'auteur au nom de la commission des affaires européennes.
Depuis cette date, la négociation s'est poursuivie. Il est donc nécessaire d'évaluer l'état de ce dossier qui revêt des enjeux très importants.
Je donne la parole à nos rapporteurs.
M. Michel Delebarre. - Le 17 juillet 2013, il y a deux ans presque jour pour jour, notre commission adoptait, sur le 4e paquet ferroviaire, une résolution européenne devenue résolution du Sénat le 19 octobre.
En pratique, le 4e paquet ferroviaire comprend six propositions législatives, regroupés en deux « volets » : le volet « technique » tend principalement à généraliser l'homologation du matériel par l'Agence ferroviaire européenne ; le volet « politique » devait parachever la libéralisation des transports de passagers, en ouvrant à la concurrence les transports nationaux dès décembre 2019 et en imposant la passation de marchés pour l'exécution des missions de service public. Afin de rendre effective l'ouverture à la concurrence, une réforme de la gouvernance devrait ériger une « muraille de Chine » entre l'opérateur historique de transports ferroviaires et le gestionnaire de l'infrastructure. La procédure de révision étant partiellement arrivée à son terme avec le compromis en trilogue officialisé le 30 juin, il est légitime de comparer la résolution avec les négociations conduites jusqu'à présent au niveau de l'Union européenne.
L'accord en trilogue a finalisé le volet technique. En outre, la portée du volet politique a été fortement réduite, sans déboucher pour autant sur un accord.
Je commencerai par la finalisation du volet technique.
La principale amodiation du texte initial réduit à la marge les compétences attribuées à l'Agence ferroviaire européenne : sa compétence exclusive a été refusée, mais l'Agence ferroviaire européenne sera l'instance habituelle d'homologation.
Le texte initial tendait à transférer à l'Agence ferroviaire européenne (AFE) la totalité des homologations, afin d'éviter aux industriels d'engager de multiples procédures de certification ou d'autorisation. Peut-être pour préserver quelques activités sur leur sol, de nombreux États membres ont fait valoir que l'avantage procuré par la compétence exclusive de l'AFE était inexistant si la demande considérée visait de manière exclusive un marché national. Finalement, les véhicules et les équipements destinés à circuler dans plus d'un État membre seront à l'avenir homologués par la seule Agence ferroviaire européenne. Seule échappera donc à l'AFE l'homologation du matériel destiné à des activités purement nationales. Ainsi, l'AFE sera seule compétente dans la grande majorité des cas.
Le sort du volet technique est donc scellé.
L'avancée du volet politique est autrement plus limitée, malgré deux clarifications majeures : l'édification d'une « muraille de Chine » est exclue ; les pouvoirs exorbitants du droit commun souhaités par la Commission européenne lui sont refusés.
La mouture initiale privilégiait très nettement la séparation organique entre opérateur historique et gestionnaire de réseau. La résolution du Sénat insistait au contraire sur le libre choix d'opter ou non pour une structure verticalement intégrée, tout en refusant d'édifier une « muraille de Chine ». Appuyé par les députés européens, le Conseil a, lui aussi, écarté cette construction.
Le second point concerne les opérateurs historiques faisant partie d'une « structure intégrée ». Dans ce cas précis, la Commission européenne voulait pouvoir empêcher l'accès aux marchés extérieurs des opérateurs qui ne l'aurait pas « convaincue » du fait que l'ouverture à la concurrence ne connaissait aucune entrave dans leur État d'origine. Cette faculté n'aurait eu aucun fondement dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Qui plus est, la formulation aurait laissé l'opérateur concerné sans recours. Notre assemblée s'est donc fermement prononcée contre ce pouvoir d'exception. Elle a convaincu le Gouvernement, le Parlement européen et le Conseil.
M. Louis Nègre. - J'enchaîne avec les difficultés considérables qui entravent encore l'adoption du volet politique.
Les obstacles à surmonter s'agglutinent principalement autour de deux problématiques majeures : la date de mise en concurrence obligatoire des transports ferroviaires intérieurs de passagers ; la passation de contrats de concession de service public.
La rédaction initiale faisait démarrer au 3 décembre 2019 la date où aucun contrat de concession de service public ne pourrait être passé sans appel d'offres préalable, les contrats antérieurs pouvant en principe se poursuivre jusqu'à leur terme, dans la limite du 31 décembre 2022. Très vite, un recul de trois ans a suscité un consensus, avec une poursuite jusqu'au 31 décembre 2032 des contrats signés au plus tard le 2 décembre 2022. Actuellement, certains négociateurs envisagent de prolonger encore la « période provisoire » ! Nul ne peut dire quand un accord sera trouvé sur ce point.
La portée de la mise en concurrence, dans le cadre d'une délégation de service public ou hors de toute délégation, est la seconde source de difficulté.
Le réseau couvert par contrats de délégation de service public est-il réservé aux lignes dont l'exploitation fait perdre de l'argent ? Le texte de la Commission tendait à restreindre l'objet de ces contrats aux seules lignes déficitaires, alors que l'ouverture totale à la concurrence devait être la règle sur les lignes bénéficiaires. Invoquant les nécessités de l'aménagement du territoire, le Sénat s'est clairement prononcé pour que les marchés de délégation de service public puissent inclure « des liaisons déficitaires et des liaisons rentables de telle sorte que leur exploitation globale soit équilibrée ». On en est encore là.
J'en viens à la reprise du personnel par un éventuel nouvel opérateur.
La proposition de paquet ferroviaire ne mentionnait pas ce sujet, comme si l'attribution d'un contrat de délégation de service public à un nouvel opérateur ne devait pas envisager le sort du personnel.
M. Jean Bizet, président. - C'eût été de la provocation !
M. Louis Nègre. - En effet !
À l'instar de notre commission, le Sénat s'est prononcé pour l'obligation d'une reprise, qui plus est de façon systématique, « dans des conditions salariales et statutaires identiques » à celles applicables au moment de la délégation. Ce sujet socialement sensible n'a pas encore été tranché, en raison de divergences entre États membres sur l'inscription de garanties sociales.
Les exceptions à l'obligation de concurrence forment évidemment un obstacle difficile à surmonter.
Le projet législatif tendait à généraliser l'appel d'offres pour la passation des marchés de délégation. De façon générale, notre commission et le Sénat s'étaient prononcés contre l'idée que la mise en concurrence était autre chose qu'un moyen. Depuis, huit États membres ne disposant que d'un réseau réduit ont écrit à la commissaire européenne Mme Violeta Bulc pour demander que la mise en concurrence soit facultative dans les réseaux représentant moins de 1% des passagers ferroviaires internes de l'Union européenne. Les gouvernements du Benelux ont récusé tout caractère obligatoire de la mise en concurrence. Les Pays-Bas ont également proposé que l'appel d'offres soit réservé aux renouvellements de contrats attribués à des opérateurs n'ayant pas satisfait à des critères de performances. Le débat reste donc ouvert sur un sujet « crucial » pour reprendre le qualificatif de la présidence lettonne.
Les derniers sujets en discussion sur le volet politique gênent l'élaboration d'un texte de compromis à brève échéance. Sauf avancée inattendue d'ici le 8 octobre, voire le 10 décembre au plus tard, les négociateurs ne pourront s'abstenir encore de trancher un dilemme capital : faut-il scinder le quatrième paquet ferroviaire en deux pour appliquer rapidement les dispositions techniques au risque d'enterrer le volet politique ; faut-il maintenir l'unité du texte quitte à tout renvoyer sine die ?
Il est temps de décider, si l'on veut que l'Europe avance. J'ajoute que les industriels sont très favorables à une scission du quatrième paquet ferroviaire, que je souhaite également. Les négociateurs pourront prendre le relais après l'entrée en vigueur du volet technique.
M. Jean Bizet, président. - En somme, une « politique des petits pas » ?
M. Louis Nègre. - Oui. La présidence luxembourgeoise souhaite faire adopter la totalité du 4e paquet ferroviaire.
M. Michel Delebarre. - Elle n'y arrivera pas !
M. Louis Nègre. - Je le pense également.
M. Jean Bizet, président. - Merci pour cette information extrêmement claire sur un sujet que notre commission examine depuis longtemps.
Mme Fabienne Keller. - Je tiens à souligner l'intérêt de ce travail, qui pourrait être complété par une réflexion sur les corridors ferroviaires européens.
M. Michel Delebarre. - C'est en effet un sujet intéressant qu'il faudra examiner en liaison avec le plan Juncker.
Mme Fabienne Keller. - Il a été question encore aujourd'hui de concurrence et de « muraille de Chine ». Or, cette orientation a un coût, illustré par les liaisons à grande vitesse entre Strasbourg et Paris : depuis que certains sillons ont été ouverts à la concurrence, la SNCF a mis en place une stratégie horaire dissuasive envers tout concurrent potentiel. Résultat : l'ouverture du marché reste purement théorique puisque la Deutsche Bahn est absente, mais la régularité ayant autrefois caractérisé les horaires - avec un départ systématique 15 minutes après l'heure, donc à 7h15, 8h15 etc. - a été remplacée par un panachage irrégulier entre départ 15 minutes après l'heure et 15 minutes avant l'heure, si bien que l'on ne sait jamais si le prochain train partira dans une demi-heure, dans une heure ou dans une heure et demie ! La régularité importe autant que la vitesse.
La réunion est levée à 10 h 53.