Jeudi 20 juin 2019
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
La réunion est ouverte à 13 h 50.
Audition de M. Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'action et des comptes publics, chargé du numérique
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Cédric O.
Cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Monsieur O, je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Cédric O prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Depuis avril dernier, vous êtes secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre de l'Action et des Comptes publics, chargé du Numérique. Autant dire que vous êtes l'un des acteurs publics les mieux à même de venir répondre aux questions de notre commission d'enquête !
Je commencerai donc, logiquement, par vous demander comment vous appréhendez cette notion de souveraineté numérique. Est-ce une idée que vous revendiquez ? Comment la défendre ? Avez-vous un « plan de bataille » sur ce sujet ?
Un pays ne peut être souverain s'il ne parvient pas à réglementer les activités qui affectent son territoire. Quelle est votre approche de la régulation des géants du numérique ? Doit-on distinguer chaque secteur ? Prévoir un régime général des plateformes ? Doit-on réglementer ou co-réguler ?
Un pays ne peut également être souverain sans technologies clés. Vous avez récemment affirmé que « la défense de nos valeurs passe par l'émergence de champions technologiques européens ». À quelles technologies pensez-vous en particulier et comment pensez-vous faire émerger ces « champions » ? Le directeur général des entreprises a évoqué les semi-conducteurs, le supercalculateur et l'intelligence artificielle. Il a évoqué le « cloud de confiance » défendu par Bruno le Maire et, à terme, les ordinateurs quantiques.
Enfin, notre rapporteur vous interrogera sur les cryptomonnaies. J'aimerais aussi que vous vous exprimiez sur la technologie des blockchains et son impact sur notre souveraineté nationale.
M. Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre de l'Action et des Comptes publics, chargé du Numérique. - Avant d'être nommé ministre en charge du numérique, je me suis occupé à l'Élysée à la fois des sujets numériques et des participations de l'État, donc de grandes entreprises comme Thales, EDF et de toutes celles où la BPI est au capital. J'ai donc eu l'occasion de voir assez largement le sujet technologique du point de vue de l'État, un sujet absolument fondamental dans le numérique.
Mon propos sera d'abord économique : si l'on veut être au meilleur niveau technologique pour défendre nos intérêts, on doit avoir les meilleures entreprises du monde et un écosystème au meilleur niveau mondial en termes d'investissement ou de R&D. En 2017, nous avons lancé un travail sur l'intelligence artificielle, avec un énorme sentiment d'urgence : les grandes entreprises américaines investissent chaque année 30 à 40 milliards d'euros, tout comme les entreprises et l'État chinois, selon les chiffres de 2016. Le montant investi par l'Europe dans son ensemble ne s'élève lui qu'à 4 ou 5 milliards d'euros. L'intelligence artificielle n'est pas une technologie en soi, elle vient irriguer l'ensemble des secteurs de l'industrie, de la défense, de l'aéronautique, de la mobilité, de la cybersécurité. Cette différence d'investissements ne prépare que du chômage et la sortie technologique de l'histoire de l'Europe : il y a donc un impératif absolu à ce que l'Europe en général, et la France en particulier, prennent conscience qu'elles ont l'obligation d'investir dans des technologies critiques pour défendre leurs emplois et leur souveraineté.
Je veux commencer par cette approche offensive, condition de tout : nous devons faire émerger des champions parce qu'une stratégie qui ne se concentrerait que sur une approche défensive de régulation ou de législation ne fonctionnerait pas. En effet, dans le numérique, nous sommes toujours dépassés par les usages. Nous avons tous certaines réserves sur la domination que les GAFA exercent sur le monde, mais nous utilisons tous leurs produits. Si l'on veut imposer notre souveraineté, nos normes et notre modèle social dans un modèle internet qui est celui du winner-takes-all, on doit aussi avoir des vainqueurs qui prennent tout. Cela nécessite des actions transversales pour le développement de cet écosystème, et notamment le financement, qui doit d'abord être privé. Quand on parle de 30 à 40 milliards d'euros par an, aucun État n'est capable de dépenser autant dans une seule technologie. Pour avoir du financement privé, il faut augmenter la part du capital qui va vers les entreprises et attirer les investisseurs privés, notamment étrangers.
Le deuxième sujet est celui de la formation. Aux États-Unis, le numérique représente entre un tiers et la moitié des emplois nets créés bien loin du niveau atteint en France ou en Europe. Pour préparer les emplois à tous les niveaux de qualification, on doit accélérer sur le sujet numérique. On le fait déjà : 2,8 milliards d'euros investis dans les start-up françaises il y a deux ans, 3,5 milliards l'année dernière et 5 milliards cette année. Nous avions trois licornes - ces entreprises valorisées plus d'un milliard d'euros - en 2017, et neuf aujourd'hui, dont quatre ou cinq apparues ces quatre derniers mois. Cette accélération constatée au sein de l'écosystème des start-up ne suffit pas : il faut aussi y impliquer les grands groupes et les ETI-PME. Le premier facteur qui limite l'expansion de cet écosystème en France et en Europe, c'est la formation : aujourd'hui 80 000 postes ne sont pas occupés dans le secteur du numérique, à tous les niveaux de formation. On estime que ce sera 200 000 en 2022 et le chiffre de 900 000 postes ouverts et non pourvus en Europe circule.
Outre ces deux sujets transversaux que sont le financement et la formation, nous avons une approche plus « verticale » : l'Europe et la France ne peuvent pas se permettre d'être absentes d'un certain nombre de technologiques critiques - intelligence artificielle, calcul quantique, blockchain, semi-conducteurs... Il faut donc être capable de mettre les bonnes masses d'investissement et le bon effort public et privé sur un certain nombre de technologies, faute de quoi nous laisserons les clés de notre avenir économique et souverain aux mains des Américains et des Chinois.
C'est ce que le Gouvernement a commencé à faire avec une stratégie spécifique sur l'intelligence artificielle, à partir du rapport du député Cédric Villani. Une mission conduite par une parlementaire, un entrepreneur et un chercheur est également en cours sur le calcul quantique.
Il faut que les efforts entrepris au niveau national sur les nouvelles technologies - formation, investissements, stratégie - soient poursuivis au niveau européen, où l'on assiste à une vraie prise de conscience dans le cadre du programme de travail de la prochaine Commission.
La première clé de notre souveraineté, ce n'est pas la défense mais l'attaque, c'est-à-dire la capacité à se dire que c'est une priorité nationale. La France dépense 2,25% de son PIB en R&D, l'Allemagne est autour de 3%. Elle a pour ambition d'être à 3,5% en 2025. Ainsi, si nous restons à 2,25% en 2025 et que l'Allemagne atteint son objectif, les Allemands investiront chaque année 60 milliards d'euros de plus que la France. Nous devons avoir ces éléments en tête au moment des arbitrages budgétaires ; ces chiffres montrent l'ampleur du sujet et du problème. L'effort de recherche publique n'est, en fait, pas en cause, puisque nous sommes au-dessus des Allemands en termes de dépense publique, le problème concerne la recherche et l'investissement privés, d'un niveau bien inférieur. Il nous faut, là encore, créer un écosystème privé d'entreprises capables d'investir autant, voire plus, que nos principaux compétiteurs.
La partie plus défensive reste tout aussi indispensable. Il y a toujours eu des affrontements technologiques entre les grands blocs. Ce qui change aujourd'hui, c'est que nous voyons émerger des acteurs d'une taille inédite. Le problème n'est d'ailleurs pas tant leur taille que la manière dont ils fonctionnent, puisqu'ils sont systémiques. Certains de ses acteurs, les Gafam, ont atteint une taille et bénéficient d'effets de réseaux, grâce à la masse des données dont ils disposent, qui en font des acteurs de base de pans entiers de notre économie. Facebook, par exemple, représente 2,4 milliards d'utilisateurs, dont 40 millions de Français. Cela pose des problèmes économiques et juridiques : ce sont des acteurs établis aux États-Unis et donc, lorsque l'on veut adopter une nouvelle législation, contre la propagation des discours de haine sur internet par exemple, on fait face à des complexités administratives : les conventions bilatérales entravent nos actions. Se posent aussi des problèmes technologiques : aujourd'hui, une bonne partie du quotidien des Français est régie par des algorithmes. Si nous voulons jouer notre rôle d'État et assurer aux Français que le traitement de leurs données est à la fois légal et juste, alors l'État doit être au bon niveau technologique pour comprendre, tester, décoder voire infirmer le fonctionnement des algorithmes. C'est particulièrement vrai pour l'intelligence artificielle, mais cela va se généraliser aux autres secteurs. Aujourd'hui, personne dans l'État n'est capable de parler avec les programmateurs de Facebook, ne serait-ce que parce que les salaires que proposent les Gafam leur permettent d'attirer les meilleurs. Si les seuls pays, hors des Etats-Unis, à savoir efficacement réguler les plateformes sont les pays autoritaires, c'est un problème pour nos démocraties. Si les citoyens estimaient que la puissance publique ne peut plus protéger leurs droits, ils pourraient se tourner vers des solutions plus radicales.
Sur la régulation de ces acteurs devenus systémiques, il convient d'appliquer une régulation spécifique, probablement trans-sectorielle. Le sujet n'est pas de savoir s'il faut une régulation spécifique sur les données, sur la vie privée, sur les contenus haineux, sur les rapports entre fournisseurs et sous-traitants, etc. Dès lors qu'un acteur est une brique de base de l'économie, alors une régulation systémique, qui peut ressembler à la régulation bancaire, à base de supervision, de régulateur technique dédié et de capacité technologique du régulateur au bon niveau, doit être développée. C'est ce que la France porte au niveau européen, le vrai niveau d'efficacité.
Le dernier sujet que je souhaitais aborder est celui de la capacité à défendre les intérêts européens dans certaines technologies critiques : la France et les États membres peuvent impulser, innover, mais, in fine, la masse critique nécessaire aux négociations avec les acteurs économiques, et leurs pays d'origine, n'est autre que le marché européen fort de 500 millions de consommateurs ; le marché français ne suffit pas. Nous devons donc définir des règles communes de souveraineté européenne. Les choses progressent - par exemple le contrôle des investissements étrangers -, d'autres restent à mettre en place - sur le cloud ou la 5G. Là-encore, il faut prendre conscience que la question de la souveraineté européenne est essentielle. Il y a donc toute une partie défensive, qui vient en complément de la partie offensive, la seule à pouvoir garantir notre souveraineté à long-terme.
Le sujet de l'identité numérique est un autre élément transversal et essentiel : il n'y a rien de plus régalien ou souverain que l'identité, et c'est un bon exemple du défi qui est posé à l'État. Les usages dans le numérique bousculent les pratiques : l'État peut certes développer une carte d'identité numérique mais si elle n'est pas pratique ou aussi simple d'usage que le dispositif d'identité numérique développé par Google ou Facebook, alors les citoyens ne l'utiliseront pas. Pour tous les usages privés qui nécessitent une identification forte - ouvrir un compte en banque, etc. - ils utiliseront les dispositifs les plus faciles à utiliser. L'État a donc une obligation de résultat. Il doit penser et développer des solutions qui sont au bon niveau technologique et au bon niveau d'usage. Ce sujet va rapidement arriver au Parlement puisque toutes les cartes d'identité seront changées en 2021.
M. Patrick Chaize. - Le constat que vous dressez est partagé, et il est redoutable : une quasi absence de la France sur plusieurs sujets clés... mais nous restons sur notre faim concernant les pistes concrètes pour y remédier. Est-ce à dire, à vous entendre, qu'il est déjà trop tard pour réagir et conserver notre souveraineté numérique ?
Nous sommes pourtant confrontées à des initiatives régulières qui font peser de vrais risques à cet égard, comme en témoigne encore récemment l'annonce du lancement prochain d'une monnaie électronique. Quel est votre avis sur ce sujet ?
Des comités de normalisation fixent les règles techniques à l'échelle mondiale. Il en existe deux principaux, en Europe et aux États-Unis. Alors que nous pesions en leur sein ces dernières années, on constate aujourd'hui que peu d'européens y siègent : comment redonner du poids à nos positions et inciter nos chercheurs à s'investir dans leurs travaux ?
Vous avez, à juste titre, indiqué que le niveau européen était l'échelon le plus adapté pour agir, mais quelle structure précisément nous permettra-t-elle de peser ?
Concernant les infrastructures, petite lueur d'optimisme personnel, il me semble que la France a fait des choix ambitieux qui devraient donnent une longueur d'avance sur ses concurrents. Comment capitaliser sur ces choix nationaux stratégiques ?
M. Cédric O. - Nous pouvons effectivement être optimistes ; d'abord, la compétition mondiale pour la technologie est essentiellement une compétition pour le recrutement des talents. Or l'excellence de l'école française et de nos ingénieurs, mathématiciens et informaticiens est reconnue - la présence de Français à la tête des départements d'intelligence artificielle de plusieurs géants du numérique en atteste. La question reste bien sûr de savoir comment les garder ou les faire revenir en France.
En outre, la psychologie de nos entrepreneurs est particulièrement porteuse : nos jeunes ne veulent plus travailler dans la banque mais se donnent comme objectif d'être les Mark Zuckerberg de demain. En témoigne le nombre de « licornes » françaises, ces entreprises valorisées à plus d'un milliard d'euros : elles étaient trois lors de l'élection d'Emmanuel Macron, elles seront 25 à 30 d'ici 2025 ou 2030, et l'état d'esprit de leurs dirigeants est bien celui des dirigeants qui ont créés les géants américains actuels : une ambition à toute épreuve.
J'en viens au détail des actions que nous envisageons de mener.
Notre premier sujet est celui de l'investissement. Investissement sectoriel d'abord, dans certaines technologies, comme l'intelligence artificielle, en faveur de laquelle l'État débloquera 1,5 milliard d'euros en 3 ans. Cela peut sembler comparativement modeste, mais c'est inédit et cela doit favoriser le développement d'un véritable écosystème de recherche en la matière, comme en attestent les annonces de recrutements et de créations de laboratoires en France par les grands groupes du secteur.
Le véritable problème de financement auquel nous souhaitons nous attaquer est celui des « gros tickets », ces levées de fonds réunissant plus de 100 ou 200 millions d'euros. Malgré des réussites ponctuelles - encore tout récemment un record a été battu avec les 205 millions d'euros récoltés par Meero -, le financement de ces grosses levées de fond reste difficile. Cela s'explique, notamment, par la structure du financement de l'économie en France et en Europe et nous y travaillons avec les investisseurs institutionnels. Nous pouvons agir à législation constante, des annonces seront faites en septembre. Le marché boursier est l'autre sujet qui concentre toute notre attention en matière de financements : nous n'avons pas de Nasdaq européen. Philippe Tibi, professeur à l'École polytechnique, a été missionné pour travailler sur ce sujet, ses conclusions donneront lieu à plusieurs annonces également à la rentrée.
Concernant la régulation, nous avançons aussi : la proposition de loi dite « Avia » de lutte contre les contenus haineux sur internet envisage une approche particulièrement intéressante de régulation des réseaux sociaux, calquée sur celle - systémique - que connaît déjà actuellement le secteur bancaire. Elle ne concerne actuellement que le sujet de la haine en ligne mais, le principe pourrait très bien ensuite être décliné pour d'autres sujets. Nous en discutons d'ailleurs au niveau européen. Le parallèle avec la régulation bancaire semble particulièrement adapté : une banque ne peut, certes, être tenue responsable d'un virement frauduleux réalisé par son biais, mais elle est responsable de la mise en place d'un système de contrôle interne efficace pour l'empêcher, supervisé et audité par le régulateur. De façon générale, la puissance publique n'a pas la capacité de vérifier tout ce qui se passe sur les plateformes, elle doit donc pousser les plates-formes à mettre en place des systèmes humains et technologiques à cet effet, et être capable de les auditer. À cet égard, vont bientôt être rendues publiques les conclusions des travaux de Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit à Sciences-po, sur la « compliance » - ou approche par la supervision.
Vous m'avez interrogé sur la « monnaie Facebook », bien mal nommée s'agissant d'un projet porté par une trentaine de partenaires - dont Visa et Mastercard, ainsi que l'entreprise française Illiad - et s'agissant d'un système qui ne s'apparente pas aux crypto-monnaies sans sous-jacent - à chaque Libra devrait ici correspondre un panier d'unités monétaires très classiques. En ce sens je ne vois pas de risque de dépossession de la souveraineté monétaire des États dans la présentation du projet telle qu'elle a été faite. Les pays du G20 vont missionner Benoît Coeuré pour travailler sur ce sujet. Outre la question purement monétaire, une vraie question est soulevée par les normes applicables à ces services de paiement : derrière le choix des lois applicables, il y aura aussi un enjeu critique de souveraineté. Rappelons toutefois qu'à ce stade, ce n'est encore qu'un projet - prévu pour l'horizon 2020 - qui répond d'ailleurs à des besoins réels, comme l'accès du plus grand nombre au paiement en ligne, mais qui appelle toute notre vigilance et celle des régulateurs.
Je partage votre préoccupation sur le désinvestissement des européens des instances de normalisation comme le World Wide Web Consortium (W3C), alors que d'autres, comme les Chinois, ont compris l'intérêt stratégique d'y peser.
Concernant enfin l'Europe, il me semble que le sujet de la souveraineté numérique mérite d'être porté à cette échelle directement par l'ensemble de la Commission européenne. Imaginons que l'Europe prenne la décision de démanteler une grande plateforme américaine pour des raisons démocratiques ou d'innovation - l'idée circule après tout dans le débat académique américain -, il ne faut pas perdre de vue que les seuls acteurs économiques qui nous garantissent actuellement un niveau d'investissement substantiel dans des secteurs aussi importants que l'intelligence artificielle, ce sont bien les GAFA et les acteurs chinois : 30 à 40 milliards d'euros investis de part et d'autre. Il faut donc pouvoir penser en même temps tous les aspects du sujet : l'antitrust et la politique commerciale. Seule la Commission européenne me semble à même d'avoir cet aspect transversal.
Concernant l'innovation, le projet de création d'une DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) pour l'Europe avance. L'agence d'innovation américaine, très liée au secteur de la défense, investit énormément sur des technologies clés : SpaceX utilise ainsi une technologie développée dans ce cadre, et bénéficie donc d'argent à l'origine public. Le budget de la DARPA -3 milliards d'euros par an - et les risques énormes consentis contribuent à asseoir la domination technologique américaine, mais ce n'est évidemment pas transposable tel quel en Europe. Après avoir porté le sujet avec nos partenaires allemands, la Commission européenne a déjà fait des annonces qui devraient aboutir au sein d'un prochain Conseil européen de l'innovation. Mais cela implique aussi d'accepter de prendre des risques et d'être prêt à abandonner l'idée de juste retour national...
M. André Gattolin. - Face à nos État nations reposant sur des territoires, nous avons vu se développer des acteurs transnationaux et systémiques - des « quasi États », avec bientôt leur monnaie - qui reposent eux sur une idéologie apolitique et purement solutionniste...
Créer des champions, des « licornes », c'est naturellement une bonne chose, mais encore faudra-t-il les garder et ne pas se retrouver, comme dans la situation israélienne, à servir d'incubateur aux géants américains. Contrôle du capital, levée des obstacles à l'accès au marché... comment bien accompagner financièrement et juridiquement ces efforts d'investissement européens pour qu'ils ne profitent pas, in fine, à d'autres ?
M. Cédric O. - Il faut qu'un écosystème soit international pour être dominant : acheter et être acheté fait partie de la vie normale des entreprises. Nous ne pouvons interdire de façon générale les acquisitions par des investisseurs internationaux, et pour qu'une entreprise soit achetée il faut aussi qu'il soit possible de la vendre. À part dans le cas limité de secteurs touchant à la sécurité nationale, je n'ai donc aucun problème à ce que des entreprises françaises se fassent racheter par des entreprises américaines. Cela n'a pas vocation à être la règle, mais il n'y a aucune raison de l'empêcher, car nous ne pouvons nous passer d'investisseurs étrangers et c'est l'amorce même d'un système vertueux de financement : les petits tickets amènent les gros, les capital-risqueurs attirent les fonds de pensions et les institutionnels. Autre exemple : Dans le domaine de l'intelligence artificielle, les meilleurs talents sont chez les géants du numérique ; pour créer en France un écosystème de recherche sur ce sujet, il faut donc avoir attiré ces grandes entreprises et permettre à leurs talents d'enseigner en les intégrant à notre système de formation. Il nous faut donc rester sur cette ligne de crête : favoriser le développement de champions et rester ouverts aux investisseurs étrangers.
M. Pierre Ouzoulias. - Le Gouvernement a demandé au Sénat de voter une loi sur la manipulation de l'information : a-t-elle été utile ?
Dans nos auditions, le sujet du logiciel libre comme instrument pouvant aider à reconquérir notre souveraineté nationale est revenu à plusieurs reprises. Quel est le plan proposé par votre Gouvernement pour développer l'usage des logiciels libres ? Ne serait-il pas intéressant que le Gouvernement apporte une aide aux associations bénévoles qui développent ces logiciels ? Cela permettrait de garantir la pérennité de ces solutions informatiques transparentes, qui répondent à un objectif de souveraineté numérique en permettant d'accéder au code-source.
M. Cédric O. - Nous n'avons pas eu d'alertes sur une immixtion problématique lors des élections européennes. Le dispositif introduit par la loi n'a donc pas été testé « en conditions réelles ». Nous avons cependant connu quelques difficultés de mise en oeuvre. Par exemple, pour chaque vidéo, s'il y a une publicité, la loi impose d'afficher qui l'a payée, quel public est visé... Certaines plateformes ont considéré que c'était trop compliqué à mettre en oeuvre et n'ont donc diffusé aucune vidéo à caractère politique, y compris celle du gouvernement français incitant les citoyens à aller voter. Si nous demandons des choses totalement infaisables aux plateformes, nous nous exposons à ce genre de réaction. Il faut donc que ce soit mordant... mais faisable. Ces plateformes sont souvent protégées par des conventions bilatérales qui nous empêchent d'aller aussi loin que nous le souhaiterions, et s'assurer de l'applicabilité des normes que nous votons est donc essentiel.
Je suis un grand défenseur du logiciel libre. Pour autant, pour qu'un logiciel fonctionne, il faut qu'il y ait une communauté derrière, ce qui ne se décrète pas, même si l'État lui-même, et notamment la DINSIC, peuvent le promouvoir. Par exemple, le dernier système de messagerie « Tchap » développé par la DINSIC vient d'un logiciel libre. Nous sommes donc promoteurs du logiciel libre, mais ce n'est pas la solution à tout. Il faut trouver le bon équilibre. Quant à un éventuel soutien aux associations, c'est avant tout un sujet de communauté d'utilisateurs et de produits.
M. Gérard Longuet, rapporteur. - Parmi les approches des entreprises du numérique développées par des pays tiers, on observe une grande différence entre la perspective d'un système démantelé, à l'image de ce qu'ont fait les États-Unis dans le pétrole et les télécoms, et le système chinois, dans lequel la séparation entre la décision politique et les entreprises n'est pas claire. Les Européens n'ont bien sûr pas la possibilité de démanteler les GAFA mais ils peuvent en accompagner la demande. Est-ce que celle-ci vous paraît aujourd'hui probable aux États-Unis ou l'excluez-vous totalement ?
Vous avez également évoqué les financements en matière de défense aux États-Unis. La transposition en Europe est très difficile, les pays européens étant profondément divisés en matière de défense, un certain nombre d'entre eux considérant que leur véritable défense est l'intégration dans l'OTAN avec le rôle prééminent des États-Unis. On imagine mal ces pays décider de financer par des budgets européens une recherche qui puisse être conflictuelle.
Quel est donc l'intérêt européen vis-à-vis des entreprises américaines : doit-on considérer qu'elles sont incontournables et qu'elles équilibrent leurs homologues chinoises ? Ou que leur démantèlement permettrait de rééquilibrer les intervenants sur ce marché ?
Enfin, quel jugement portez-vous sur Qwant ?
M. Cédric O. - La question du démantèlement se pose en soi et pour soi. Le livre de Tim Wu, The Curse of Bigness, paru récemment aux États-Unis, dresse un parallèle entre le démantèlement de la Standard Oil et d'AT&T et ce qui se passe aujourd'hui avec les GAFA. Il appelle à leur démantèlement en disant que l'approche récente et centralisée de la politique anti-concurrence sur le prix que paie le consommateur n'est pas l'objectif politique qui a présidé à la création des lois antitrust : une entreprise trop grande pose par essence des problèmes démocratiques, économiques... Le sujet progresse au niveau américain, à l'intérieur des États-Unis, notamment au sein du camp démocrate. Je crois assez peu à l'idée que les Européens seraient en position d'imposer ces éléments-là, fût-ce pour des raisons d'innovation ou de démocratie. J'ai qualifié cette approche d'excessivement agressive non pas en soi, mais parce que je pense que c'est excessivement agressif pour les plateformes et que les États-Unis ne nous laisseront pas faire. Quoi qu'on en pense, ce sera d'abord une affaire américaine. Au-delà du démantèlement, la question de la régulation se pose de manière plus urgente : même si Facebook était divisé par 10, cela ferait toujours 240 millions d'utilisateurs par entité et cela n'aurait réglé aucun problème lié à la protection de la vie privée.
Même pour l'Europe, la question de l'antitrust se pose en même temps que la politique commerciale. Dans un certain nombre de secteurs de l'intelligence artificielle, les entreprises chinoises, parce qu'elles ne respectent pas les mêmes règles, seront plus fortes que les entreprises américaines et européenne. Devons-nous laisser entrer de telles entreprises sur le marché européen ? C'est pour cela qu'il faut réfléchir de manière transversale. Il ne faut pas oublier une partie du problème : certes les acteurs trop gros sont problématiques mais se focaliser sur la taille de ces acteurs ne permet pas de bien appréhender l'ensemble des problèmes qu'ils posent.
Si les Européens créent une agence de l'innovation, ce ne sera pas sur les sujets défense. Par ailleurs, la DARPA investit aussi dans des entreprises, y compris européennes, qui développent des technologies civiles. Il y a des continuités entre défense et civil. Le sujet de la souveraineté, y compris dans la défense, est d'abord un sujet économique : il faut avoir des acteurs suffisamment puissants pour faire de la R&D.
Qwant est une vraie réussite, malgré une part de marché limitée. C'est le seul qui grignote des pourcentages de parts de marché à Google en France et en Europe. Nous faisons ce que nous pouvons pour les aider à se développer. Qwant remplissant certaines conditions, notamment en matière de protection des données, nous avons décidé de recommander son installation par défaut sur les ordinateurs des administrations françaises. À court-terme, ce ne sera toutefois pas un élément de souveraineté, sauf pour l'utilisateur qui fait le choix de ne pas fournir ses données aux GAFA. À court terme, Qwant n'est en effet pas un compétiteur du niveau, ni même du dixième de niveau, de Google.
M. Gérard Longuet, rapporteur. - Est-ce qu'il y a au gouvernement une réflexion sur la gestion des données et la consommation d'énergie ? Nous avons un projet de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) qui ne prend manifestement pas en compte ce que peut représenter la consommation énergétique liée à la gestion des données. Est-ce que ce sujet fait l'objet d'un rapprochement des points de vue ? Cette question se posera si on défend l'idée d'un cloud protégé ou d'un hébergement des données sur le territoire national ou européen.
M. Cédric O. - La plus grande partie de la consommation d'énergie liée aux données des Français n'est pas en France, il me semble. Le sujet du cloud souverain est important. La consommation d'énergie du numérique de manière générale est un sujet de préoccupation. C'est le cas par exemple pour la blockchain. Il est vrai qu'on n'a pas lié les données et la PPE. À court-terme, je considère à titre personnel que les sujets prioritaires sont davantage ceux de la sécurisation des données et de la capacité à développer un cloud souverain. Le sujet écologique doit en faire partie, mais ce n'est pas le premier.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est la position du Gouvernement sur le statut juridique des données ? Quelle responsabilisation pour ceux qui utilisent ces données ? Faut-il prévoir une localisation géographique en France des infrastructures - datacenters, plateformes ? On évoque souvent l'intérêt de développer un système d'exploitation (OS) souverain, est-ce une piste à creuser ? Quel développement européen dans le secteur des supercalculateurs ?
Enfin, si le commissariat aux communications électroniques de défense (CCED) dépend bien de votre ministère, considérez-vous qu'il a bien actuellement les moyens de ses missions ?
M. Cédric O. - Sur cette dernière question, je souhaite vous répondre précisément mais n'étant pas complètement sûr d'en avoir effectivement la tutelle, je vous propose de revenir vers vous ultérieurement par écrit.
Concernant les données et leur statut, sans que notre opinion soit définitivement faite sur le sujet, il nous semble d'abord que certaines pourraient être déclarées d'intérêt général. En outre, la portabilité des données est un enjeu essentiel, qui doit être posé au niveau européen et dans le cadre d'éventuelles régulations systémiques : pourquoi ne pas imposer des obligations renforcées en la matière à certains acteurs dominants, par exemple pour les données de géolocalisation. Il s'agit d'un mode de régulation que j'ai pu, récemment, qualifier d'« agressif », signifiant par là que pour pouvoir être imposé face à la capacité de résistance juridique des géants du numérique, il faudra agir à l'échelle européenne pour avoir tout le poids d'un marché de 500 millions de consommateurs.
Des obligations de localisation géographiques en France des infrastructures sont bien sûr importantes, mais insuffisantes. Si les données sont physiquement stockées en France cela ne suffit pas pour les protéger si elles relèvent d'opérateurs chinois ou américains.
Nous aurons un OS européen le jour où un acteur privé européen sera capable d'un investissement comparable à celui réalisé par Google, Microsoft ou Apple. Là encore, n'oublions pas que c'est l'usager qui tranche : inutile de mobiliser autant de fonds si nos concitoyens préfèrent in fine utiliser celui des concurrents privés américains... La véritable solution passe par le développement d'un véritable écosystème d'initiatives privées capables de faire concurrence à ces géants du numérique.
La réunion est close à 14 h 55.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.