Mercredi 28 octobre 2020
- Présidence de M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes, et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, puis de M. Olivier Cadic, vice-président -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Institutions européennes - Négociations en vue d'un nouveau partenariat Union européenne-Royaume-Uni - Audition de M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes
M. Alain Cadec, président. - Je vous prie d'abord de bien vouloir excuser le président Rapin, retenu en séance par un projet de loi dont il est rapporteur : l'ordre du jour des travaux du Sénat a été modifié hier soir.
À la suite du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne, le 31 janvier dernier, une année de transition s'est ouverte qui se terminera le 31 décembre prochain ; elle devait permettre de convenir d'un nouveau partenariat avec le Royaume-Uni, devenu un État tiers, mais toujours aussi intégré économiquement à l'Union européenne et proche d'elle sur les plans géographique et historique. Nous voici aujourd'hui au pied du mur, puisque le négociateur en chef pour l'Union européenne, notre ami Michel Barnier, avait indiqué que deux mois étaient nécessaires pour permettre la validation parlementaire du futur accord euro-britannique dans les temps... Le Conseil européen du 15 octobre dernier n'a pu que constater les divergences persistantes entre Londres et Bruxelles et rappeler que l'accord de retrait et ses protocoles, conclus il y a un an, devaient être mis en oeuvre intégralement et en temps voulu, alors même qu'ils sont directement mis en cause par le projet de loi sur le marché intérieur britannique, qui est encore en cours d'examen. Après avoir claqué la porte la semaine dernière, le Royaume-Uni est revenu à la table des négociations à la faveur de propos de Michel Barnier, qu'il a jugés rassurants. Comment sortira-t-on, monsieur le ministre, de ce mauvais vaudeville ?
Nous souhaitons savoir si la négociation, qui s'intensifie enfin, a des chances d'aboutir : où en est-on sur les principaux points d'achoppement, à commencer par la pêche ? C'est un sujet qui me tient particulièrement à coeur, moi qui ai été président de la commission de la pêche du Parlement européen pendant cinq ans. Nous sommes soucieux pour nos pêcheurs qui dépendent, pour plus du tiers de leurs prises, des eaux britanniques, mais aussi pour la filière transformation du poisson qui fait vivre plusieurs de nos ports. Nous sommes aussi préoccupés par l'avenir du marché intérieur : son intégrité est menacée par le risque d'une concurrence déloyale à ses portes et l'insuffisance des contrôles sur la frontière en mer d'Irlande. Le backstop n'est plus une solution.
Ces enjeux essentiels ont naturellement été repris dans le mandat de négociation défini par les Vingt-Sept. On peut aujourd'hui s'interroger : avec toutes les lignes rouges tracées dans ce mandat, quelle marge de négociation est laissée à Michel Barnier ? Dans quelle mesure peut-on espérer que le Royaume-Uni consente à continuer d'appliquer les règles de l'Union, alors qu'il a choisi de la quitter précisément pour recouvrer sa souveraineté, qu'il fait de cette reconquête un symbole politique et qu'il annonce déjà la création d'une dizaine de ports francs sur ses côtes ? Peut-on compter sur le levier que constitue l'octroi de l'équivalence pour les services financiers, même si le fonctionnement des marchés financiers européens dépend largement de la place de Londres ?
Nos inquiétudes concernent aussi la période qui s'ouvrira au 1er janvier 2021 : quelle que soit l'issue de la négociation, plus rien ne sera comme avant en matière de circulation des personnes, d'énergie, de sécurité et défense, de protection des données personnelles, de recherche, d'espace... Dans tous ces champs, quelles sont les perspectives de coopération que nous pouvons envisager avec le Royaume-Uni ?
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes actuellement sur le dernier tronçon de la dernière ligne droite : il ne reste plus que quelques jours pour parvenir à un accord commercial avec les Britanniques.
Nous avons tous en tête les trois obstacles : l'accès maintenu des pêcheurs continentaux aux eaux britanniques ; le maintien d'une concurrence équitable ; la méthodologie de règlement des différends.
La première victime est la célébration des dix ans du traité de Lancaster House, qui devait marquer un moment fort de la coopération avec le Royaume-Uni en matière de sécurité. Malheureusement, nous nous limiterons à un communiqué commun. Pour tout compliquer et mettre de l'huile sur le feu, s'est ajouté le fameux projet de loi britannique sur le marché intérieur, qui mine l'objectif d'une concurrence équitable, menace l'existence d'un véritable marché unique et contrevient à l'accord de sortie conclu en octobre 2019. Je salue la sagesse des Lords, qui s'y sont vigoureusement opposés, mais c'est la chambre des communes qui aura le dernier mot.
Le dernier Conseil européen a laissé peu d'espoir, mais Michel Barnier s'est déclaré prêt à rechercher les compromis nécessaires, de chaque côté, ce qui laissait une espérance. Mais, ces derniers jours, on n'entend plus parler de grand-chose :la covid masque toutes les conséquences de cette funeste affaire.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous dire à quel point des négociations nous sommes parvenus ? Un ultime tronçon de la dernière ligne droite pourrait-il s'ajouter après le 1er novembre ?
Le ministre Le Drian a déclaré la semaine dernière préférer « pas d'accord à un mauvais accord ». Est-ce également votre position ?
Le Royaume-Uni a beaucoup à perdre à une absence d'accord avec l'Union européenne, mais la France fait partie des pays les plus exposés. Sommes-nous prêts, en France, dans nos entreprises et nos ports, à un Brexit sans accord ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes. - Je suis ravi de revenir au Sénat quelques jours après le débat sur le Conseil européen que nous avons tenu ensemble. Je partage une forme de frustration avec vous : lorsque nous avions prévu cette audition, il y a quelques semaines, j'espérais vous livrer le résultat de la négociation, ou, en tout cas, une réponse ferme et définitive sur notre relation future avec le Royaume-Uni. Malheureusement, ce n'est pas le cas : la négociation continue, ce qui ne constitue pas en soi une mauvaise nouvelle, mais elle ne pourra pas aller au-delà de la première quinzaine de novembre en raison des délais parlementaires européens et britanniques d'autorisation de ratification de l'accord. Nous sommes effectivement dans le dernier tronçon de la dernière ligne droite. Nous avons un sentiment de déjà-vu puisque nous avons connu de nombreux derniers tronçons ces dernières années. Mais cela prend toujours plus de temps qu'espéré.
Il faut être conscient, comme l'a dit le président Rapin, que plus rien ne sera comme avant, après le 1er janvier, dans notre relation avec le Royaume-Uni. C'est le résultat d'un choix que je regrette, mais qui est souverain. C'est le choix du Royaume-Uni, pas le nôtre. Nous ne saurions être le voisin poli qui ouvre la porte, offre le bouquet de fleurs et accepte de reverser l'intégralité des achats communs des quarante-cinq dernières années. Le Brexit a un coût collectif, puisqu'il ne crée pas de valeur ajoutée, mais ce n'est pas à l'Union européenne de régler la facture.
Nos priorités sont connues : la pêche et les conditions de concurrence équitable, le level playing field, ainsi que la gouvernance, qui y est étroitement liée. Quelle sera notre capacité à réagir à d'éventuelles violations des engagements du Royaume-Uni sur la relation future ? Nous ne saurions être impuissants face à une dérive britannique.
La pêche et les conditions de concurrence équitable sont des priorités absolument fondamentales, partagées unanimement par les Vingt-Sept, ce qui n'était pas forcément évident. Les conclusions sur le Brexit ont été adoptées en moins d'une heure au Conseil européen, ce qui est le signe d'une unité européenne réaffirmée.
Le 1er janvier, le visage du Brexit sera le visage de nos pêcheurs. Nous devrons pouvoir leur dire que leurs intérêts ont été défendus. Il n'y a aucune raison de céder à la pression britannique. Des points précis sont l'objet d'une attention très forte de notre part : l'avenir de la bande des 6-12 milles et l'accès garanti, stable et durable aux eaux britanniques. Nous ne pouvons pas dépendre d'une décision annuelle. Nous sommes aussi particulièrement vigilants sur certaines espèces de poissons qui constituent l'essentiel de nos pêches dans les eaux britanniques. L'accès à ces eaux doit être stable, durable et large, mais aussi réciproque. N'oublions pas que l'activité des pêcheurs britanniques dans nos eaux représente 150 millions d'euros par an. Je suis très ferme sur la réciprocité.
J'insiste aussi sur la filière. La transformation est réalisée pour l'essentiel dans l'Union européenne, en particulier dans les Hauts-de-France. C'est une activité nécessaire pour nous, mais plus encore pour les Britanniques. Ne sous-estimons pas nos forces dans cette négociation.
Nous ne devons pas, par naïveté - ce qui est parfois un syndrome européen -, isoler la question de la pêche. Nous voyons bien l'intérêt britannique de négocier d'une part l'accord commercial et d'autre part, ou plus tard, l'accord de pêche. Nous devons éviter d'isoler le domaine dans lequel le partenaire a l'avantage.
L'absence d'accord serait d'abord un souci pour le Royaume-Uni, même si nous avons évidemment le souhait d'en obtenir un. Cet accord est possible et souhaitable, mais il ne sera acceptable pour l'Union européenne que dans le strict respect des intérêts nationaux et européens. C'est très clair. La négociation a repris et se poursuit. Nous avons encore besoin de plusieurs jours, probablement deux semaines. Nous évaluons régulièrement, par les rapports de la task force, si nous sommes dans l'épure d'un accord acceptable ou non. Nous évaluerons sa qualité avant de le signer. Ce ne sera pas un accord à tout prix.
Plus rien ne sera comme avant. « Sommes-nous prêts ? », demande le président Cambon. Il y aura de toute façon des changements au 1er janvier. Même en cas d'accord, nous ne serons pas dans le prolongement de la situation actuelle. Il y aura des contrôles douaniers aux frontières, sachant que 80 % des marchandises allant du Royaume-Uni vers l'Union européenne passent par la France. Des contrôles sanitaires et phytosanitaires seront organisés. Nous avons recruté plus de 700 douaniers, plus de 300 membres de la police aux frontières et plus de 200 vétérinaires du ministère de l'agriculture. Le président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, a posé quelques questions spécifiques auxquelles nous allons répondre. Notre dispositif, dont le préfet Lalande est chargé, doit être en état de marche au 1er janvier. Comme mon collègue Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics, je me rendrai à nouveau sur ces points de contrôle pour vérifier que l'ensemble est opérationnel. Je n'ai pas d'inquiétude spécifique.
Concernant le tunnel sous la Manche, nous avons une habilitation de l'Union européenne pour remplacer le cadre européen par un cadre qui prolonge les règles actuelles, issues de règles européennes qui ne seront peut-être plus applicables au 1er janvier. Des mesures sont prêtes, unilatérales ou bilatérales, pour assurer la continuité du trafic.
M. Victorin Lurel. - J'ai l'impression que l'Europe est sûre de sa force. Cela me paraît bien fondé. C'est le cas aussi du Royaume-Uni, voulant faire la reconquête de sa souveraineté économique et politique. Dans l'hypothèse d'un no deal, contrairement à ce que l'on peut penser, le Royaume-Uni a des forces. La City est connue pour son efficacité financière. Elle n'est jamais entrée dans la zone euro. La pratique de la Banque centrale britannique n'est pas celle de la Banque centrale européenne (BCE), même si cette dernière conduit des politiques non conventionnelles. Nous aurions là un redoutable concurrent. Qu'avez-vous préparé en matière bancaire et financière pour résister à l'offensive britannique ?
Le Royaume-Uni a décidé de créer au moins dix ports francs offrant des facilités douanières, fiscales, urbanistiques. C'est aussi une offensive. Qu'a-t-on préparé en cas de no deal ? Si l'accord a lieu le 15 novembre, comment trouver le temps de finaliser les transpositions ?
Monsieur le ministre, vous avez été entendu mardi dernier à l'Assemblée nationale sur le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei). Vous avez déclaré que le Premier ministre rencontrait la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, vendredi. Vous vous êtes engagés à ce que le Posei figure à l'agenda. Qu'est-ce qui a été obtenu pour préserver le budget du Posei dans la phase transitoire de la politique agricole commune ?
M. Olivier Cadic. - Je tiens à vous remercier pour le suivi apporté à mes questions exprimées le 14 octobre au sujet du respect des droits des citoyens français et européens résidant au Royaume-Uni. Je souhaite revenir sur les Français en situation de fragilité. D'après les estimations du consulat, il resterait environ plusieurs dizaines de milliers de compatriotes installés au Royaume-Uni qui n'ont pas encore fait leur demande de Settled Status. Certains se trouvent en incapacité de le demander, tandis que d'autres sont toujours inconscients de la nécessité de le faire avant le 30 juin 2021. À titre d'exemple, lors des échanges avec votre cabinet, j'ai évoqué le cas des enfants français placés d'autorité par les services sociaux dans des familles d'accueil britanniques. Il apparaît que ces enfants doivent postuler au Settled Status comme les autres. Il y a peu de chance que leurs parents adoptifs britanniques le fassent pour eux. Votre cabinet m'a répondu que la Chambre des lords avait voté un amendement prévoyant que le statut leur soit attribué automatiquement après recensement par les autorités locales. Après vérification auprès de Nicolas Hatton, président de The 3million, je relève que l'amendement a été rejeté à la Chambre des communes. Le problème reste donc entier.
De même, dans les maisons de retraite, nous savons que des personnes âgées françaises n'ont pas conscience qu'elles doivent s'enregistrer au Settled Status et qu'elles n'ont pas les moyens techniques d'y parvenir. Êtes-vous sûr que le consulat de France à Londres dispose des moyens nécessaires pour recenser et contacter individuellement ces Français en situation de vulnérabilité afin qu'ils ne se retrouvent pas en difficulté après le 30 juin 2021 ?
J'attire également votre attention sur l'avenir de la ligne à grande vitesse Eurostar. Elle constitue un enjeu clé pour les échanges économiques entre la France et le Royaume-Uni, qui demeure notre premier excédent commercial depuis de nombreuses années. Dans les circonstances exceptionnelles que la crise sanitaire de ces derniers mois a engendrées, Eurostar a réduit drastiquement le nombre de trains en circulation sur l'axe Paris-Londres, passant de dix-huit trains par jour à moins de cinq. Eurostar a annoncé qu'il ne desservira plus les stations intermédiaires Ebbsfleet et Ashford avant au moins 2022. Le Gouvernement entend-il mener des actions auprès d'Eurostar concernant le fléchage de l'aide à la SNCF, son actionnaire majoritaire, et les mesures d'allégement de redevance défendues par la France lors des négociations européennes des derniers jours pour veiller à la pérennité de cette liaison empruntée chaque année par plus de 10 millions de voyageurs ?
On entend souvent dire : mieux vaut pas d'accord qu'un mauvais accord. Permettez-moi d'opposer à cette formule le vieux dicton selon lequel un mauvais arrangement vaut toujours mieux qu'un bon procès. Car faute d'accord, il y aura beaucoup de litiges et de procès !
M. André Gattolin. - Je poserai deux questions, dont l'une est une coproduction avec mon collègue Jean-François Rapin sur la politique spatiale de l'Europe.
Ma première question porte sur le drame des migrations. Le nombre des traversées illicites de la Manche augmente. Pas plus tard qu'hier, quatre personnes sont décédées, dont deux enfants. On peut redouter que d'ici à la fin de l'année de tels drames se reproduisent. On lit dans la presse britannique que les questions de migration et de droit d'asile ne posent pas de difficulté pour le Royaume-Uni. Le Premier ministre explique que son pays n'a représenté l'an passé qu'un peu plus de 6 % des demandes d'asile, rejetant la responsabilité vers le reste de l'Europe. La semaine passée, un amendement a été repoussé dans une loi relative à la politique d'immigration post-Brexit qui permettait de poursuivre, conformément au règlement Dublin III, le regroupement familial. Comment évolura la situation post-Brexit par rapport à ces demandes ?
Ma deuxième question, que je pose en mon nom et celui de mon collègue Jean-François Rapin, concerne la politique spatiale de l'Europe. Après le Brexit, le Royaume-Uni restera membre de l'Agence spatiale européenne. Début 2020, la Commission européenne avait exprimé des craintes concernant les mesures devant être prises par l'agence européenne pour éviter que son expertise ne soit exploitée par le Royaume-Uni. Ce point a-t-il été clarifié dans les négociations en cours ou est-il renvoyé aux discussions entre la Commission européenne et l'Agence spatiale européenne ?
Enfin, comment expliquez-vous les propositions de la présidence allemande du Conseil, très favorables au Royaume-Uni sur les articles 7 et 8 du règlement spatial européen concernant la participation d'État tiers à des programmes de l'Union, en particulier le programme de surveillance des débris ou Galileo ? Y a-t-il de la part de l'Allemagne une volonté d'utiliser la coopération spatiale comme une monnaie d'échange dans les négociations ?
Mme Michelle Gréaume. - En tant que sénatrice du Nord, je me permets de partager les inquiétudes des pêcheurs dans la région des Hauts-de-France. Comme vous l'avez rappelé, 30 % de la pêche française se fait dans les eaux britanniques, 75 % pour la pêche des Hauts-de-France. Emmanuel Macron a déclaré, lors du dernier Conseil européen, que les pêcheurs français ne seraient pas les sacrifiés du Brexit. Mais si l'Union européenne n'a jusqu'ici pas cédé aux demandes britanniques de renégociation de droits d'accès sur une base annuelle, il semble évident que des compromis sont envisagés. Jusqu'où l'Union européenne est-elle prête à aller dans le cadre d'un accord sur la pêche ? Dans quelle mesure les compromis envisagés peuvent-ils nuire à la France ?
M. Claude Kern. - Ma question porte sur l'énergie. Vous n'ignorez pas l'existence d'un projet privé d'interconnexion électrique franco-britannique nommé Aquind. En 2018, l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) a refusé d'accorder un statut dérogatoire au droit de l'Union à ce projet privé. Des négociations sont-elles en cours ?
M. Philippe Folliot. - Les relations entre l'Europe et la Grande-Bretagne ont toujours été compliquées. Rien de mieux pour régler les relations entre la France et l'Angleterre que la troisième mi-temps d'un match de rugby ! Ma première question concerne la situation très spécifique des citoyens britanniques installés en Europe, plus particulièrement dans le sud-ouest de la France. Nombre d'entre eux sont particulièrement bien intégrés. Sans accord sur le Brexit, la situation de ces personnes sera-t-elle étudiée ? Ma deuxième question concerne l'Écosse. Quid en cas de partition ?
Mme Véronique Guillotin. - À la suite de la conclusion de l'accord de retrait du 17 octobre 2019, Michel Barnier avait déclaré qu'il permettait d'apporter de la sécurité juridique et de la certitude là où le Brexit créait de l'incertitude. Si, depuis, nous avons adopté un certain nombre de dispositions législatives destinées à sécuriser quelques-uns des volets de cette séparation, en particulier la vie économique et la libre circulation, force est de constater que la posture de Boris Johnson brouille l'horizon sur des questions essentielles comme la pêche, la concurrence et le règlement des différends.
Sensibles à la question des déplacements transfrontaliers, devons-nous nous inquiéter, accord ou pas, du niveau de préparation des douanes à l'approche de l'échéance du 31 décembre ? Depuis la création du marché commun, le modèle économique des ports est fondé sur la fluidité du trafic. Le tunnel sous la Manche fonctionnait également de façon relativement ouverte. Où en sont aujourd'hui les infrastructures promises pour gérer les contrôles à la frontière franco-britannique ?
Par ailleurs, la neuvième session de la négociation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni a avancé sur quelques sujets, dont celui de la coordination de la sécurité sociale. Où en sommes-nous sur ce point important pour nos concitoyens expatriés ?
M. Ludovic Haye. - Le Royaume-Uni n'est pas connu pour avoir été un élément moteur de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Or, depuis que sa décision de quitter l'Europe a été arrêtée lors du fameux référendum de 2016, le positionnement du Royaume-Uni est plutôt inattendu. Il multiplie les initiatives pour garder un rôle clé au sein de la PSDC. Cette décision tient évidemment plus du pragmatisme que du hasard : les liens de défense avec les États-Unis s'étant quelque peu assouplis depuis l'élection de Donald Trump, le Royaume-Uni a tout simplement peur de se retrouver isolé sur l'échiquier mondial. N'avons-nous pas là un argument puissant pour éviter une situation de no deal ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - M. Lurel a souligné à juste titre l'importance du secteur bancaire. Il s'agit d'un avantage britannique de longue date, mais nous ne devons pas non plus sous-estimer l'attractivité du passeport européen. C'était un atout majeur de la City, qui risque d'être perdu. Un certain nombre d'effets se font déjà ressentir en termes d'attractivité et de relocalisation. Dans cette compétition, Paris est la troisième ou la quatrième place financière à avoir bénéficié de ces changements. Par nos efforts, nous avons réussi à relocaliser l'Autorité bancaire européenne à Paris. C'est un élément important pour l'attractivité de notre place bancaire et financière.
Sur le fond, il n'y a pas d'accord bilatéral éternel ou durable sur la question de l'équivalence financière, c'est à dire de l'accès à notre marché de la part d'un pays désormais tiers. L'Union européenne vérifie régulièrement la qualité de la supervision en termes de ratios prudentiels. C'est une décision unilatérale. Le même mécanisme prévaut en matière de protection des données. Il ne peut donc y avoir sur ce point de dumping de la part des Britanniques. Aucune décision d'équivalence n'a été prise à ce stade : nous allons évaluer les premières décisions post-Brexit envisagées par le Royaume-Uni. Nous avons toutefois accordé par exception une prolongation au fonctionnement des chambres de compensation, qui sont nécessaires pour nos propres institutions financières.
Vous avez également évoqué les ports francs et la circulation entre le Royaume-Uni et la France. Plusieurs d'entre vous ont rappelé l'importance de notre relation commerciale avec le Royaume-Uni, qui est effectivement notre premier excédent commercial bilatéral. Peut-être plus encore sur le plan stratégique, nous n'avons jamais considéré le Royaume-Uni comme un adversaire ou comme un pays dont il faudrait s'éloigner. Il n'y a aucune inimitié dans le fait de défendre nos principes. Nous souhaitons évidemment un accord aux conditions qui ont été rappelées, mais nous appelons aussi de nos voeux une relation bilatérale prospère et durable entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Je rassure Christian Cambon, la covid n'empêchera pas une célébration du traité de Lancaster House le 2 novembre. Par ailleurs, le Président de la République souhaite que se tienne au début de l'année prochaine un sommet bilatéral dans un cadre clarifié.
L'annonce britannique sur les ports francs n'a en tout cas pas encore été suivie de mesures concrètes. S'il devait y en avoir, sous la forme d'un dumping réglementaire ou fiscal, c'est alors que notre robuste défense de conditions équitables de concurrence, insistant sur le respect de nos normes sociales et environnementales élevées, prendrait toute son importance. Il faut éviter que le Royaume-Uni ait accès au marché intérieur sans en respecter les règles. Notre négociateur a pour mandat de faire respecter le niveau d'exigences le plus élevé possible. Ne vous laissez pas impressionner par l'argument britannique selon lequel l'Union européenne serait moins exigeante envers d'autres partenaires commerciaux, notamment le Canada. De fait, le niveau d'exigences augmente dans l'Union à chaque négociation commerciale. Par ailleurs, tout accord commercial est adapté à la réalité du partenaire : les flux commerciaux entre l'Union européenne et le Royaume-Uni sont dix fois plus importants que ceux qu'elle a avec le Canada. Ne soyons ni timides ni honteux : continuons d'exiger les garanties les plus fortes possible en matière de concurrence équitable !
Concernant le Posei, lors de mon dernier déplacement à Bruxelles avec le Premier ministre et le ministre de l'économie et des finances, nous avons insisté sur l'importance de la préservation de son budget ; le Président de la République a tenu les mêmes propos à la présidente de la Commission. La mobilisation est totale ; elle a été entendue par Mme von der Leyen. Nous ne sommes d'ailleurs pas seuls à formuler cette revendication légitime : l'Espagne et le Portugal sont aussi engagés, de même que la Grèce. Nous ne sommes pas au bout du chemin, mais nous ne relâcherons pas la pression.
Monsieur Cadic, vous avez raison quant à la protection des droits des citoyens européens au Royaume-Uni : l'amendement adopté par la chambre des Lords n'est pas parvenu au bout du processus législatif. Nous porterons encore cette demande au cours des négociations ; à ce stade, il s'agit d'une décision britannique unilatérale. Nous souhaitons qu'une procédure allégée, sans vérification de la durée de résidence, soit mise en place pour les enfants des personnes concernées. Là aussi, nous ne sommes pas au bout du chemin ; un accord d'ensemble créerait sans doute une dynamique favorable au Parlement britannique pour atteindre cet objectif.
Vous avez aussi raison de poser la question des personnes âgées et vulnérables, qui ne sont pas toujours au courant des démarches et des échéances qui s'imposent à elles pour demander le statut auquel elles ont droit. Nos autorités consulaires sont mobilisées ; des courriers sont systématiquement envoyés aux ressortissants français au Royaume-Uni qui relèvent de ces catégories. Je m'assurerai encore que tous les efforts sont faits.
La liaison Eurostar est au coeur de notre relation économique avec le Royaume-Uni. Le trafic est actuellement très fortement réduit à cause de la covid-19. Dans la perspective du Brexit, une habilitation a été donnée à la France par l'UE pour négocier avec le Royaume-Uni, bilatéralement, l'avenir de la liaison ferroviaire, les licences des conducteurs de train et les exigences de sécurité, tout ce qui était jusqu'à présent soumis aux règles européennes. Au cas où cette discussion n'aboutirait pas d'ici au 31 décembre, le Parlement a habilité le Gouvernement à prendre des mesures unilatérales, au moins pour quelques mois ; des dispositions correspondantes devraient évidemment être adoptées par le Royaume-Uni. Le projet de décret en question est en cours de finalisation ; il doit être transmis au Conseil d'État pour que ce dernier filet de sécurité soit prêt. Je vérifierai la semaine prochaine avec les dirigeants de Getlink que toutes les autorisations de sécurité ont bien été demandées et délivrées. Il est en tout cas inconcevable de ne plus avoir de liaison Eurostar fonctionnelle au 1er janvier.
Monsieur Gattolin, la politique migratoire est un sujet que nous voulions porter dans la négociation d'ensemble avec le Royaume-Uni, mais nos partenaires européens, dont les besoins ne sont pas les mêmes, n'ont pas souhaité intégrer ce volet dans le mandat du négociateur. Cela ne nous empêche pas d'avoir un dialogue parfois difficile, mais constant, avec les autorités britanniques sur la gestion de la frontière et l'augmentation des passages en mer. Les accords du Touquet, complétés par le traité de Sandhurst, ont une logique : ils évitent humainement des prises de risque excessives en organisant une forme de gestion de la frontière britannique du côté français de la Manche. Cette démarche de coopération humanitaire n'est pas liée au droit de l'UE, ni donc au Brexit, mais c'est un service que nous rendons aux Britanniques. Le traité de Sandhurst a amélioré la contribution financière britannique à la gestion de leur frontière. Certaines déclarations parlementaires ou gouvernementales britanniques reprochent à tort à la France une certaine inaction : nous défendons loyalement un intérêt vital britannique. Récemment, plus de petites embarcations tentent le passage ; des moyens sont développés, sous l'autorité du ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, pour mieux contrôler les départs et démanteler des filières. Hélas, cela n'empêche pas les drames. Nous discutons donc avec les autorités britanniques de la possibilité d'améliorer la situation, par des patrouilles conjointes et un meilleur recueil de renseignements en amont. Des solutions beaucoup plus dangereuses et inefficaces sont évoquées ; nous ne souhaitons pas aller dans cette direction.
Concernant la politique spatiale, un cadre sera de toute façon maintenu : l'Agence spatiale européenne. Le Royaume-Uni en est un contributeur important et le restera. Par ailleurs, on peut se féliciter de la montée en puissance actuelle de la politique spatiale européenne, sous l'autorité du commissaire Thierry Breton ; le budget de cette politique dépassera 15 milliards d'euros au cours de la prochaine période de programmation financière. Le Royaume-Uni n'y participera pas. Pour ce qui concerne le projet Galileo, il n'est pas exclu que le Royaume-Uni le rejoigne en tant qu'État tiers, ce qui signifie qu'il n'y bénéficiera pas des mêmes droits, notamment en matière d'usage du programme pour des questions de défense et de sécurité.
M. André Gattolin. - Je m'interrogeais sur les conditions d'admission en tant qu'État tiers au programme Galileo ; alors que l'Agence spatiale européenne est un projet purement civil, Galileo a une dimension duale, avec des objectifs de défense. C'est pourquoi du doigté est nécessaire dans la nouvelle relation avec le Royaume-Uni.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Galileo est bien le seul programme spatial avec cette dimension duale. Dès lors, en tant qu'État tiers, le Royaume-Uni n'aurait pas accès au coeur de l'information, qui constitue un élément de souveraineté européenne ou d'autonomie stratégique, ce qui exclut qu'il soit confié à quelque État tiers que ce soit. De même, la présence de certaines infrastructures sur le territoire britannique est impossible ; certaines sont d'ailleurs rapatriées sur le continent.
Madame Gréaume, concernant la pêche, permettez-moi de conserver une forme d'opacité quant aux paramètres fins de la négociation. Ils sont entre les mains de Michel Barnier ; surtout, il serait risqué d'évoquer des chiffres de compromis, des concessions possibles qui deviendraient la nouvelle référence de la négociation, alors que les Britanniques n'ont eux-mêmes pas exprimé précisément leurs demandes, hormis des demandes évidemment inacceptables, où notre accès à leurs eaux pourrait être remis en question chaque année et serait détaché de l'accord global. Nous avons des priorités : l'accès à la bande entre six et douze milles des côtes est très important, moins pour le chiffre d'affaires global des pêcheries françaises que parce qu'il concerne principalement des entreprises artisanales et familiales, qui font l'objet de notre attention particulière. Cette sensibilité n'est pas partagée par tous nos partenaires ; les pêcheries néerlandaises, par exemple, sont beaucoup plus industrialisées. Nous demandons aussi des efforts potentiels réciproques. Il est hors de question que nous sacrifiions notre chiffre d'affaires global et que les Britanniques gardent en même temps un accès complet à nos eaux. Un accès stable et durable aux eaux britanniques est nécessaire : nous refuserons toute situation où nous serions soumis à une annualité unilatérale entre les mains des Britanniques. En tout cas, il n'est ni légitime ni productif de faire des concessions alors que les Britanniques ne montrent pas, à ce stade, de signes d'ouverture. La situation ne sera pas la même après le 1er janvier, mais les Britanniques ne doivent pas croire que nous accepterons n'importe quel accord sous prétexte que ce serait mieux que le no deal.
Monsieur Kern, vous avez évoqué les projets énergétiques franco-britanniques. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) a bien gelé les autorisations de tous les projets impliquant le Royaume-Uni, hormis ceux qui étaient presque finalisés. Nous avons soutenu cette approche, car il convient en premier lieu de déterminer le cadre futur de la relation avec le Royaume-Uni. L'accès au marché énergétique européen est un besoin fondamental pour les Britanniques, encore plus que les enjeux relatifs à la pêche pour nous. Le régulateur prendra donc sa décision au vu du résultat des négociations sur l'accès réciproque au marché de l'énergie.
Monsieur Folliot, j'apprécie votre comparaison sportive. Filons-la : la négociation de l'accord de retrait a été la première mi-temps ; la deuxième est consacrée à l'accord sur la relation future. Le but n'est pas de créer du contentieux, mais de défendre nos intérêts face à un pays qui a fait un choix nous obligeant à une fermeté européenne. Peut-être une troisième mi-temps, en début d'année prochaine, nous permettra-t-elle de nous retrouver sur certains sujets spécifiques, comme les relations stratégiques.
Sur le séjour des citoyens britanniques en France, il est déjà acquis aux termes de l'accord de retrait que ceux qui peuvent justifier de cinq ans de résidence en France avant le Brexit auront droit à un titre de séjour ; ceux qui sont déjà établis, mais depuis moins de cinq ans, auront droit à un titre de séjour provisoire ; ils pourront ensuite obtenir un titre durable. Quant aux Britanniques ayant une résidence secondaire dans notre pays, ils pourraient être dispensés de visa de long séjour - cela dépend des négociations en cours. En tout état de cause, ils seront dispensés de visa pour les séjours de moins de trois mois : nous ne comptons pas nous priver de leur présence.
Concernant l'Écosse, il ne m'appartient pas de m'immiscer dans une affaire de politique intérieure britannique ni de faire des pronostics, même si nous savons l'attachement des Écossais au marché intérieur et à l'Union européenne au sens large.
Madame Guillotin, concernant l'état de préparation de nos douanes, j'ai été tout à l'heure imprécis sur les chiffres : 700 douaniers ont été recrutés, et 320 vétérinaires. Nous sommes bien préparés. Olivier Dussopt s'est rendu à Boulogne-sur-Mer pour s'assurer du dispositif et des tests seront conduits dans les prochaines semaines pour s'assurer de sa robustesse.
Quant aux questions de coordination relatives à la sécurité sociale, elles sont encore en cours de négociation. Celle-ci a avancé, mais rien n'est agréé tant que tout n'est pas agréé ; je ne pourrai donc pas vous offrir un état des lieux précis avant au moins une dizaine de jours.
Monsieur Haye, pourriez-vous me rappeler le dernier point de votre question ?
M. Ludovic Haye. - Je faisais remarquer que le Royaume-Uni n'avait pas joué de rôle moteur dans la politique de sécurité et de défense commune avant le référendum de 2016, mais qu'ils semblent depuis lors beaucoup plus engagés sur ce sujet. Les Britanniques se sentent plus isolés depuis l'élection de Donald Trump. N'est-ce pas un argument majeur pour la conclusion d'un accord ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - C'est un des domaines que les Britanniques n'ont pas souhaité intégrer dans la négociation actuelle, mais que nous approfondissons de manière bilatérale. Il y a une forme de paradoxe : les Britanniques sont plus allants aujourd'hui pour certaines coopérations stratégiques avec l'UE. Pour ne pas perdre le Royaume-Uni à cet égard, le Président de la République a lancé dès septembre 2017 l'Initiative européenne d'intervention, format souple de coopération sans institutionnalisation. C'est un moyen de rester ensemble pour l'analyse des menaces stratégiques ; peut-être demain y aura-t-il des coopérations capacitaires. Je crois que le Royaume-Uni restera européen à cet égard. On le voit déjà dans les positions prises sur la question iranienne ; le Royaume-Uni s'est aussi associé, de fait, aux mesures européennes sur la Biélorussie. Nous devons essayer, sans sacrifier notre autonomie de décision, de maintenir le Royaume-Uni dans un format de coopération stratégique européenne.
M. Ludovic Haye. - N'y a-t-il pas un risque d'Union européenne à la carte ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - C'est bien pourquoi nous sommes aussi vigilants et fermes sur la question des conditions de concurrence équitable. L'Union européenne a pour socle le marché unique, mais aussi nos valeurs politiques, qui ne sont pas négociables. Si un État tiers veut s'associer à ce marché, il doit en respecter les règles, mais aussi les valeurs. Si ce socle est solide, un degré de différenciation ne me choque pas : il existe déjà dans les accords de Schengen, ou encore dans le programme Erasmus, qui sont des formes de coopération ad hoc. Sinon, on obtient ce qui, honnêtement, se voit parfois au sein même de l'Union européenne : la solidarité européenne sans l'État de droit, par exemple.
Présidence de M. Olivier Cadic, vice-président
Mme Catherine Fournier. - L'Eurostar est bien au coeur de la relation économique avec le Royaume-Uni. Nous avons une gare à la frontière de l'espace Schengen et, désormais, de l'Union européenne : la gare de Calais-Fréthun, qui constitue un vrai vecteur économique. Si l'Eurostar s'arrête à Ebbsfleet et Ashford, peut-on convenir qu'il s'arrêtera aussi à cette gare ?
Une conséquence majeure du Brexit est la fin de la primauté du droit européen de la concurrence sur celui du Royaume-Uni, notamment pour les opérateurs britanniques intervenant sur le marché intérieur. Comment se déroule la négociation sur ce sujet ? Que se passera-t-il en l'absence d'accord ?
D'après M. Ivan Rogers, ancien ambassadeur britannique auprès de l'Union européenne, plusieurs responsables européens estiment que M. Johnson scrute l'élection présidentielle américaine avant de poursuivre les négociations avec l'UE. Pensez-vous que cette élection aura un impact sur les négociations ? Quels scénarios prévoir ?
Mme Laurence Harribey. - Pourriez-vous évoquer plus précisément la protection des données personnelles ? Où ce dossier en est-il ? Un accord d'adéquation avec le Royaume-Uni peut-il être envisagé ? Le transfert de données sera soumis aux outils du règlement général sur la protection des données (RGPD) à compter du 1er janvier, à moins que la Commission considère que le Royaume-Uni garantit un niveau de protection adéquat et qu'un accord soit conclu, sur le modèle du Privacy Shield avec les États-Unis.
Mme Pascale Gruny. - Où en est le projet de land bridge, qui doit permettre aux poids lourds de circuler sans formalités douanières entre la République d'Irlande et la France via le Royaume-Uni ?
Par ailleurs, si des ports francs étaient mis en place, nous souhaiterions savoir sous quelles conditions et avec quelles contreparties.
M. Didier Marie. - Je suis confronté aux inquiétudes de nombreux pêcheurs artisanaux. Le refus européen de négociations annuelles sur les droits d'accès et les quotas est une très bonne chose, mais pouvez-vous nous garantir qu'il n'y aura pas d'accord séparé sur la pêche ? Des différences d'appréciation entre États membres semblent exister à ce sujet.
Par ailleurs, qu'en est-il de la reconnaissance par les Britanniques du rôle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ?
Boris Johnson a beaucoup mis en avant l'accord commercial qui vient d'être signé entre le Royaume-Uni et le Japon, mais il semble que cet accord permette simplement au Royaume-Uni, pour l'essentiel, de préserver les acquis de l'accord existant entre le Japon et l'UE. Avez-vous des éléments d'analyse de cet accord ? Le Royaume-Uni a-t-il obtenu des concessions particulières qui nécessiteraient une vigilance spécifique de notre part ?
M. Daniel Gremillet. - Ma question porte sur les échanges agricoles entre le Royaume-Uni et l'Europe. Hier soir, par un vote unanime, le Sénat a adopté un texte prévoyant que l'ensemble des productions offertes à la vente sur notre territoire devront correspondre aux exigences de la réglementation française. Aujourd'hui, lors de la séance aux questions d'actualité au Gouvernement, M. le ministre de l'agriculture a déclaré que, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, les États membres ont une position commune sur le conditionnement du versement d'une portion des aides de la politique agricole commune à des mesures environnementales. Dans quel contexte les futurs échanges entre le Royaume-Uni et l'UE se feront-ils, compte tenu de cette position très forte prise au niveau communautaire ?
Mme Gisèle Jourda. - En ces temps troublés, la coopération policière et judiciaire représente un enjeu prégnant. Le Brexit remet en cause les politiques nouées autour d'Europol et Eurojust. Le mandat d'arrêt européen et la décision d'enquête européenne sont remis en question. On sait combien on a eu de mal à obtenir la participation des Britanniques à ces politiques. Où en est-on ? Les systèmes d'information sont-ils débranchés ? Comment sont traitées ces questions dans les négociations ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Madame Fournier, sur l'arrêt de l'Eurostar à Calais-Fréthun, je ne suis pas en mesure de vous dire si nous pourrons donner droit à cette demande, mais j'en prends note et je m'engage à la relayer auprès de mon collègue des transports et de l'opérateur concerné.
En ce qui concerne le rôle des élections américaines dans l'attitude britannique, il ne nous appartient pas de nous immiscer dans cette relation du grand large, mais le Royaume-Uni se rend compte en cette matière qu'il est peut-être plus européen qu'il ne le pensait et que son opinion est sensible aux questions de qualité alimentaire, d'environnement et de santé. Justement, un point soulevé lors des négociations commerciales entre ces deux pays était la reconnaissance mutuelle des standards alimentaires et le respect des normes ; pour l'instant, ces négociations semblent avoir peu progressé. Les États-Unis seront vigilants - Joe Biden l'a dit, mais je pense que Donald Trump le pense également - au respect par les Britanniques de leurs engagements ; Nancy Pelosi et d'autres personnalités américaines ont dit ne pas vouloir signer d'accord commercial avec un pays qui ne respecte pas ses engagements internationaux.
Pour ce qui nous concerne, nous souhaitons éviter les réexportations sans vérification du respect initial de nos standards dans les procédés de production. C'est ce sur quoi nous devrons être vigilants, si un accord commercial est conclu entre le Royaume-Uni et les États-Unis.
L'accord commercial conclu entre le Japon et le Royaume-Uni est un bon exemple, monsieur Marie. En effet, selon nos informations, cet accord est, à 99 %, voire davantage, le décalque de l'accord signé entre l'Union européenne et le Japon ; sans cela, il n'aurait pu être négocié dans ces délais... C'est donc évident, la souveraineté est loin d'être mieux protégée en n'étant que nationale. J'en suis convaincu, si l'accord entre l'Union européenne et le Japon n'avait pas été préalablement conclu, les Britanniques seraient encore en train de négocier avec le Japon et l'accord leur serait probablement moins favorable. L'Europe n'est pas parfaite, sans doute, mais c'est la première puissance commerciale mondiale et elle pèse plus dans les négociations commerciales qu'une économie nationale, si importante soit elle, engagée dans une négociation bilatérale.
Madame Harribey, la question de la protection des données personnelles est très importante. Au 1er janvier prochain, les Britanniques respecteront les mêmes règles que les nôtres, mais nous garderons un levier unilatéral et, si les Britanniques dégradaient, dans les mois qui suivent, leurs standards par rapport au RGPD, nous réévaluerions nos contreparties. Du reste, si nous négligions de le faire - vous avez cité le Privacy Shield, qui a succédé au Safe Harbour, dans le cadre de la protection des données personnelles entre l'Union et les États-Unis -, la Cour de justice de l'Union européenne nous imposerait un nouveau cadre de protection de nos données avant tout nouveau transfert. Les institutions européennes vérifient scrupuleusement le respect de nos standards et cela s'appliquera si l'on soupçonne un dumping britannique en la matière.
Madame Gruny, votre question portait sur notre relation avec l'Irlande et en particulier sur la question du land bridge. Nous avons la garantie que les transferts de marchandises transitant par le Royaume-Uni, mais ne relevant que d'un mouvement Irlande-France, seront considérés comme une circulation au sein du marché intérieur. Nous préserverons ce land bridge.
Sur les contreparties des ports francs, il n'y a rien de
tangible pour l'instant, ce n'est qu'une alerte. Il y a effectivement des
risques de désalignement ou de dumping britannique dans
plusieurs domaines. Je ne crois pas à un
« Singapour-sur-Tamise », à un dumping
généralisé, parce que ce n'est pas, au fond, le
modèle européen des Britanniques et que l'on construit une
relation commerciale dans la durée, mais nous devons nous
préparer à des actions ciblées de dumping dans
tel ou tel domaine, moins encadrés que la
finance : chimie, industrie automobile ou autres.
Monsieur Marie, il n'y aura pas d'accord séparé sur la pêche et il ne peut y en avoir un ; ce serait trop facile. Nous ne céderons pas à la technique du salami, c'est très clair pour nous et ça l'est maintenant pour les Vingt-Sept. Nous n'accepterons pas un accord séparé - ni un accord conclu à part, ni le fait de considérer la pêche comme une variable d'ajustement - et ce n'est pas non plus l'optique de Michel Barnier. Ce dernier a été très clair à l'égard des Britanniques : il ne négociera pas la question de la pêche à la dernière heure de la dernière nuit, ce qui reviendrait à un accord séparé. La question de la pêche a donc été abordée lors des négociations de cette semaine afin de ne pas isoler cette question. Cela dit, je prends note de votre vigilance, qui nous aide, car nous pouvons en faire état auprès du négociateur. Pour l'instant, la fermeté et l'unité ont été exemplaires ; il faut les maintenir jusqu'au bout, il faut tenir bon.
Vous avez également évoqué le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne. Ce point de difficulté était, pour le Royaume-Uni, plus symbolique qu'autre chose, mais ce qui compte pour nous, c'est l'efficacité ; on doit pouvoir vérifier le respect des règles, notamment en matière d'aides d'État, et sanctionner les manquements. La Cour est compétente pour l'application de l'accord de retrait ; pour les relations futures, le négociateur explore des solutions permettant de garantir l'application de notre niveau d'exigence réglementaire.
Vous posez la question du respect de nos normes en matière agricole, monsieur Gremillet ; cela vaut d'ailleurs tant pour nos relations avec le Royaume-Uni que dans le cadre du CETA ou du Mercosur, même si c'est encore plus important à l'égard des Britanniques, avec qui nos échanges agricoles sont dix fois plus importants qu'avec le Canada. On arrive assez bien à assurer le respect de nos normes sanitaires et environnementales - aucun produit n'entre en Union européenne s'il ne respecte nos normes alimentaires - ; en revanche, on a encore du mal à reconstituer, techniquement, les procédés de production, qui peuvent présenter un avantage comparatif. C'est au travers de règles unilatérales que nous lutterons efficacement contre le dumping et les subventions.
Vous avez souligné le rôle du ministre Julien Denormandie pour le verdissement de la politique agricole commune (PAC) à Luxembourg, la semaine dernière. Les écorégimes sont un facteur important de verdissement équitable : non seulement le seuil est ambitieux - au moins 20 % des dépenses du premier pilier de la PAC -, mais il est obligatoire, aucun pays ne peut s'en abstenir. Sans cela, nous sommes vertueux seuls et ce n'est ni efficace ni équitable.
Madame Jourda, la coopération judiciaire et policière est effectivement un enjeu prioritaire de la négociation. Je ne sais où nous aboutirons, mais ce serait dans l'intérêt de tous que les Britanniques gardent l'accès à certains de nos outils ou bases de données en matière de renseignement, de protection des frontières et de coopération judiciaire et policière. Néanmoins, nous devons aussi protéger l'autonomie européenne ; le Royaume-Uni ne doit pas pouvoir accéder, en tant qu'État tiers, à toutes les informations injectées dans les outils.
Sur le mandat d'arrêt européen, les Britanniques sont plus fermés ; nous souhaiterions en garder le principe, au travers de cet outil ou d'un autre. On l'a vu en matière terroriste, ce dispositif a permis d'accélérer de plusieurs années le transfèrement de certaines personnes. Le Royaume-Uni en fait un enjeu de souveraineté, mais il est dans l'intérêt de tous de préserver une coopération en la matière, car cela fonctionne dans les deux sens.
M. Alain Cadec, président. - Je vous remercie de la qualité de vos réponses. Il s'agit d'un dossier compliqué ; on se trouve dans la période critique, où tout se joue, et nous avons des inquiétudes sur le résultat de ces ultimes négociations. Le Royaume-Uni joue la montre, c'est difficile. La décision finale appartiendra aux Vingt-Sept ; ce n'est pas un accord bilatéral avec la France. Or celle-ci est plus concernée dans certains domaines, comme la pêche.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Pour que cet accord, y compris sur la pêche, soit accepté, il faudra l'unanimité ; je ne souhaite pas que la France adopte une posture de blocage, mais son accord est requis. Je comprends votre préoccupation et elle nous aide à exprimer ces préoccupations collectives. Les pays ne sont pas tous pêcheurs, mais tous sont solidaires. Par ailleurs, il faut dire à nos pêcheurs que c'est l'Europe qui les défend.
M. Olivier Cadic, président. - Nous sommes heureux d'apprendre qu'un accord est encore possible, car l'absence d'accord serait la pire des situations et nous espérons que la défense ne pâtira pas trop du Brexit. Nous sommes unis à vos côtés pour cette dernière ligne droite.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Ce message aide notre négociateur à défendre nos priorités européennes. Nous tirons deux leçons : le Brexit ne crée pas, pour le Royaume-Uni, de valeur ajoutée, ce qui montre l'apport de la coopération européenne ; en outre, il a constitué un test, réussi jusqu'à présent - mais tout est encore possible -, pour démontrer la capacité de l'Union européenne à défendre, enfin, ses intérêts.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 20.