Lundi 17 janvier 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Audition de M. Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM)
M. Laurent Lafon, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant M. Patrick Eveno.
Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Monsieur Eveno, vous êtes ici à plus d'un titre. Tout d'abord, nous vous recevons en tant que spécialiste de l'histoire et de la sociologie des médias. Vous avez été professeur d'histoire à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, où vous avez enseigné l'histoire des médias. Vous avez également travaillé à l'école supérieure du journaliste de Lille et à l'Institut pratique du journalisme à Paris. Vous avez publié en 2012 un ouvrage intitulé Histoire de la presse française, de Théophraste Renaudot à la révolution numérique, qui fait toujours référence. Et vous êtes également un acteur engagé, puisque vous avez dirigé la rédaction de la revue Le Temps des médias et participé à de très nombreux travaux relatifs à la presse. Enfin, entre 2019 et 2021, vous avez présidé le Conseil de déontologie journalistique et de médiation.
La commission est donc heureuse que vous nous éclairiez sur l'évolution historique des médias à travers le siècle, et que vous nous présentiez votre vision de la situation actuelle.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, monsieur Eveno, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Eveno prête serment.
M. Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. - Votre commission d'enquête vise à étudier les processus ayant permis d'aboutir ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et à évaluer l'impact sur la démocratie. Ayant étudié pendant quarante ans l'histoire des médias, je pense qu'il n'y a pas de lien entre concentration et pluralisme. Je vous ai envoyé un document qui développe ma position. L'enjeu est de savoir comment concilier la nécessaire recomposition du marché des médias avec la non moins nécessaire préservation du pluralisme qui fait vivre la démocratie. La concentration n'est pas une question démocratique, c'est un problème économique. Les rédactions sont prises en étau entre la nécessaire gestion par les actionnaires et le nécessaire respect du pluralisme. Le pluralisme est un enjeu démocratique, pas un problème économique. Je plaide donc pour la création d'un « Observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias » et d'une « Fondation européenne pour la liberté de la presse ».
Deux concentrations se déroulent en même temps, mais relèvent de problématiques différentes. La concentration entre TF1 et M6 est classique, défensive, pour faire face aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - et endiguer l'érosion des revenus publicitaires. Comme dans tout secteur vieillissant, des concentrations et des recompositions ont lieu dans les médias. C'est inévitable, à l'image de ce qui s'est passé par exemple dans la sidérurgie et l'automobile.
L'autre concentration entre les groupes Bolloré et Lagardère est, elle, offensive et politique. Je précise à cet égard un conflit d'intérêts, puisque j'ai été membre du comité d'éthique d'I-Télé ; j'ai démissionné lorsque M. Bolloré, après avoir racheté la chaîne, a voulu imposer son ordre d'une manière extrêmement brutale.
Les deux opérations sont donc très différentes, mais les enjeux ne sont pas nouveaux. Un dessin de Faizant - il n'est pourtant pas un caricaturiste d'extrême gauche ! -, publié dans Le Figaro le 16 mars 1972, montrait déjà qu'une concentration dans les médias était perçue comme un moyen de réunifier les rédactions, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une...
Le nombre de titres de presse écrite s'est réduit fortement en quarante ans. Pourtant, depuis 1980, les supports de diffusion de l'information se sont multipliés : si l'on note un déclin de la presse écrite, une multitude de chaînes de radio et de télévision sont apparues, sans parler, plus récemment de la profusion de sites internet - certaines chaînes YouTube ont d'ailleurs plus d'audience que les chaînes classiques !
La concentration entre TF1 et M6 se comprend à l'aune de la baisse des revenus publicitaires, qui ont chuté, depuis 2011, de 14 % pour la télévision, de 55 % pour la presse, de 17 % pour la radio, tandis qu'ils ont été multipliés par quatre pour internet. En vingt ans, la part de la presse dans les investissements publicitaires est passée de 53 % à 12 %, celle de la radio de 9 % à 5 %, celle de la télévision de 37 % à 25 %, et la part des médias internet s'élève désormais à 57 % du total ! Les Gafam concentrent donc près de 60 % du marché publicitaire français, ce qui les place dans une situation de quasi-monopole, phénomène qui a été encore accru par la décision de Nicolas Sarkozy, en 2009, d'amputer les recettes publicitaires du service public.
Dans le même temps, les audiences des chaînes classiques ont fortement baissé, à tel point que l'audience cumulée de TF1 et M6 et de leurs chaînes TNT associées était de 40 % en 2020, contre 47 % en 2002. Il suffirait au groupe fusionné de vendre quelques petites chaînes pour passer en dessous du seuil maximal d'audience de 37,5 % préconisé par le rapport Lancelot de 2005.
On parle beaucoup de concentration, mais sans parler de chiffres. À cet égard, je vous fais observer que les quarante premiers groupes de presse dans notre pays sont tout petits : Le Figaro, premier groupe français, a un chiffre d'affaires de 550 millions d'euros seulement !
Le terme de « concentration » est apparu pour qualifier les projets de Robert Hersant dans les années 1970. Avant la Libération, on parlait des trusts, qu'il fallait combattre. Il fallait, par exemple, lutter contre l'influence du groupe Hachette, surnommé « la pieuvre verte ».
Considérer que les concentrations sont néfastes relève donc d'une vision archaïque, anti-libérale, qui s'inscrit dans un vieux débat. Pourquoi est-ce mal ? On ne sait pas ! Est-ce en raison de l'aspect monopolistique ? Mais il suffit d'appliquer le droit de la concurrence, comme ce sera le cas pour une éventuelle fusion entre Editis et Hachette...
M. Laurent Lafon, président. - Vos propos étant riches, ils ne manqueront pas de soulever des questions !
M. David Assouline, rapporteur. - Je connais votre combat en faveur d'une auto-régulation de la presse, en ce qui concerne l'information, et pour la création d'un observatoire de la déontologie journalistique.
Vous considérez que les concentrations sont avant tout une affaire économique, et qu'elles relèvent donc de la compétence de l'Autorité de la concurrence. Mais la culture et l'information ne sont pas des marchandises comme l'automobile ou l'acier ! Les libéraux qui ont rédigé la loi de 1986 considéraient d'ailleurs eux-mêmes qu'une régulation démocratique était nécessaire pour éviter la concentration des moyens d'information dans un petit nombre de mains. Tous les républicains, de gauche comme de droite, qui se sont succédé au pouvoir depuis quarante ans partagent cette vision.
Pourriez-vous nous préciser les circonstances qui vous ont conduit à démissionner du groupe Canal+, avec Julie Joly, au moment où M. Bolloré a transformé I-Télé en CNews ?
M. Patrick Eveno. - J'ai vu comment réagissait la rédaction. Céline Pigalle, qui dirigeait la rédaction d'I-Télé, a été licenciée, mais j'ai démissionné un peu avant. L'important est la liberté de la rédaction. On parle souvent d'indépendance des rédactions, mais je ne sais pas ce que cela signifie, car un journaliste est un salarié ; il a, par définition, un lien de dépendance. Je ne sais donc pas ce qu'est un journaliste indépendant ; en revanche, je sais ce qu'est un journaliste libre. L'important est la liberté d'expression et d'opinion. La loi de 1986 concerne uniquement l'audiovisuel. Dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881, les législateurs ont prévu que la presse était libre, et c'est tout ! Ils n'ont jamais voulu créer un statut de l'entreprise de presse...
M. David Assouline, rapporteur. - Mais comment s'est passée votre démission ?
M. Patrick Eveno. - J'ai démissionné parce que les journalistes n'avaient d'autre choix que d'accepter de faire une télévision qu'ils ne voulaient pas faire ou de prendre la porte. Avec Julie Joly, j'ai pris le parti de la rédaction, contre l'actionnaire qui, s'inspirant de Rupert Murdoch, voulait créer une Fox News à la française. Sa brutalité vis-à-vis de la rédaction m'a convaincu de démissionner du comité d'éthique.
M. David Assouline, rapporteur. - Avez-vous des faits d'intervention de l'actionnaire ou de la direction à nous relater ?
M. Laurent Lafon, président. - On a noté, en effet, que vous parliez de l'actionnaire.
M. Patrick Eveno. - L'actionnaire imposait sa ligne à la rédaction. Un actionnaire peut-il imposer ses décisions à une rédaction contre sa volonté ? La question est à la fois économique, juridique et démocratique.
J'ai été profondément choqué et j'ai démissionné. On m'a rapporté des faits, mais je n'ai pas été témoin d'interventions directes de M. Bolloré auprès de journalistes leur indiquant ce qu'ils devaient dire. Je ne sais d'ailleurs pas s'il le fait. Il lui suffit en fait de placer les bonnes personnes aux bons postes ! Il lui est inutile d'appeler Pascal Praud ou Cyril Hanouna chaque jour pour leur dire quoi faire. Ils le font très bien sans cela ! Il est donc difficile de parler de pression de l'actionnaire.
La question est celle de l'alternative entre pluralisme externe et pluralisme interne. Je précise que mon avis n'est pas partagé par tous les journalistes, et c'est pour retrouver ma liberté de parole que j'ai démissionné du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Pour le législateur de 1881, l'essentiel était la liberté de la presse. L'existence de journaux d'opinion n'était pas un problème. Le pluralisme externe ne pose pas de difficulté pour la presse. L'audiovisuel, qui a été nationalisé en 1944, est longtemps resté sous la tutelle de l'État, au moins jusqu'en 1982 ou 1984. Si TF1 appartient à Bouygues, c'est parce que Jacques Chirac l'a voulu... Le politique est toujours intervenu dans le secteur.
M. David Assouline, rapporteur. - Selon vous, l'essentiel dans la loi de 1881 est l'affirmation de la liberté de la presse, qui autorise la création d'une presse d'opinion, assortie de protections individuelles pour les journalistes, comme la clause de conscience par exemple.
Mais il ne peut en être de même pour l'audiovisuel, pour une raison simple, c'est que les fréquences hertziennes sont un bien public et que leur nombre est limité. Cela réduit l'offre. Les conventions prévoient d'ailleurs que l'attributaire d'une fréquence doit veiller au pluralisme. On n'a pas voulu créer des chaînes d'opinion. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) y veille. Comment faire respecter cette différence fondamentale entre la presse écrite et l'audiovisuel ?
M. Patrick Eveno. - Je sais bien que les fréquences sont un bien public rare, mais je note qu'il existe des radios d'opinion : Sud Radio, Radio Courtoisie, Radio Libertaire, etc.
S'agissant de la télévision, la loi de 1986 s'explique par son contexte. Mais la distinction entre le pluralisme externe et le pluralisme interne est maintenant dépassée. Le pluralisme externe existe sur internet, sur YouTube, qui abrite de nombreuses chaînes, dont certaines ont plus d'audience que les chaînes classiques et qui se moquent du pluralisme interne et de la diversité d'opinion. Il suffit de consulter les sites egaliteetreconciliation.fr ou fdesouche.com, par exemple, pour s'en convaincre.
Dès lors, pourquoi n'assisterions-nous pas à l'émergence, parmi les chaînes de télévision, d'un bloc de la « réaco-sphère » bolloréenne ? Les chaînes concernées n'ont qu'une faible audience : moins de 4 % pour Europe 1, 2 % pour CNews, 2 % pour C8, etc. Si l'on veut bloquer cette fusion, il faudrait donc prévoir un seuil très bas, mais cela aurait pour effet de dissuader tout nouvel investisseur de s'engager dans la télévision.
Nous sommes à l'heure des Gafam et des réseaux sociaux. C'est pourquoi je propose plutôt de créer, dans le cadre du Media Freedom Act en cours de discussion au niveau européen, un Observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias, qui serait adossé à une Fondation européenne pour la liberté des médias. Un observatoire de la déontologie ne suffit pas. Il faut concilier la liberté de la presse et l'économie des médias. Il faut que les actionnaires puissent jouer leur rôle d'actionnaire, comme l'a fait Xavier Niel lorsqu'il a demandé à la rédaction du Monde, contre son avis, mais sans influer sur la ligne éditoriale, de diffuser une matinale par le biais d'une application sur les smartphones - et cela a marché, avec plus de 500 000 abonnés.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Merci pour les éléments que vous nous avez fait parvenir en amont. Vous montrez bien que la télévision est un secteur déclinant, et que le débat, tel que nous l'envisageons, peut apparaître comme un débat d'arrière-garde. Vous insistez sur la liberté et proposez d'apprécier le pluralisme sous cet angle. Vous plaidez pour une régulation européenne. Pourriez-vous développer ?
M. Patrick Eveno. - Face à la puissance des Gafam américains, nous devons réfléchir à l'échelle européenne. Notre continent doit consolider les bases de sa société démocratique. La liberté de la presse et des médias est consubstantielle à la démocratie. Mais il faut respecter la liberté de marché. Réguler ? Oui, mais intelligemment. Il serait facile de voter une loi anti-Bolloré, mais les lois ad hominem ou de circonstance ne fonctionnent pas. La loi anti-Hersant de 1984 a été un échec. C'est pourquoi il faut agir au niveau européen. Je crois beaucoup au faire-savoir, à l'information des citoyens, à la transparence. D'où ma proposition de créer un observatoire européen, qui pourrait travailler avec les régulateurs nationaux ou avec le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA) - European Regulators' Group for Audiovisual Media Services. Il regrouperait des données sur les médias et informerait les citoyens.
Je me réjouis que la commissaire européenne chargée des valeurs et de la transparence, Mme Vìra Jourová, souhaite créer, à l'instar des États-Unis ou du Royaume-Uni, un European Media Freedom Act : cela nous permettrait de lutter plus efficacement contre les forces illibérales, dont M. Orban est l'un des représentants.
M. Michel Laugier. - Je vous remercie pour vos propos et votre enthousiasme. Toutefois, je suis moins optimiste que vous : la lenteur et les divisions constatées au sein des instances de l'Union européenne sur le sujet des droits voisins en témoignent.
Les concentrations ne sont pas nouvelles - on parle désormais du groupe TF1 ou du groupe M6. Les choses se déroulent-elles toujours aussi mal que l'expérience que vous avez décrite à propos d'I-Télé ?
Pensez-vous que les concentrations du secteur public de l'audiovisuel offrent toutes les garanties pour assurer la liberté et le pluralisme des journalistes ?
M. Patrick Eveno. - Les chiffres d'affaires des groupes audiovisuels français sont similaires : 3,4 milliards d'euros pour TF1, M6 et RTL, contre 3,6 milliards d'euros pour France Télévisions et Radio France.
La mission de l'ex-CSA n'était pas de contrôler la ligne éditoriale des chaînes et de s'ériger en juge du beau et du bien.
Le conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) a été saisi des propos de M. Éric Zemmour ayant fait l'objet d'un jugement ce matin. M. Zemmour n'est plus un journaliste, mais une personnalité politique : cette affaire relève non pas de la commission de déontologie, mais bien de la justice et de la loi de 1881.
En revanche, le conseil a accepté la saisine concernant Mme Christine Kelly, qui, en tant que journaliste, aurait dû réagir aux paroles de M. Zemmour : nous avons considéré qu'elle a fait preuve d'un manque de déontologie.
Je pense que la liberté d'expression, qui est au coeur de notre démocratie, doit recouvrir un spectre le plus large possible. On vote non pas pour des faits, mais pour des opinions.
Certes, l'Union européenne a ses lenteurs, mais il en va de même pour voter une loi en France !
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Depuis sa création, le CDJM se présente comme un tiers de confiance et un médiateur.
Un baromètre de l'institut Ipsos, publié au mois d'octobre dernier, a indiqué que seulement 16 % des Français font confiance aux journalistes. Cela peut s'expliquer par deux raisons principales : l'appartenance des journalistes à des médias détenus par des industriels ou l'utilisation par certains journalistes de leur position pour faire passer des messages politiques sous couvert d'information.
Cette défiance, qui concerne également les personnalités politiques, est-elle plus importante aujourd'hui ou existe-t-elle depuis toujours ? Doit-on considérer que les médias traditionnels n'ont plus le même poids qu'autrefois ?
M. Patrick Eveno. - Avant le lancement du CDJM, une étude menée par l'Alliance des conseils de presse indépendants d'Europe (AIPCE) avait montré que la confiance du public envers les journalistes était plus importante quand il existait un conseil de déontologie.
En France, la presse est née du rapport au politique ; ce phénomène trouve son aboutissement dans la Révolution. Elle est très polarisée, notamment durant le XIXe siècle, jusqu'à l'adoption de la loi de 1881. Nous pensions que la création d'un conseil de déontologie participerait de l'amélioration de l'image des journalistes, mais le processus est très long.
Toutefois, beaucoup de personnes se trompent sur le rôle du conseil : celui-ci ne se place pas sur le terrain politique ; ses réponses portent sur le processus de fabrication, la collecte et la diffusion d'une information.
La déontologie et la concentration entretiennent peu de rapports. C'est non pas la taille du poulailler qui fait la qualité du poulet fermier, mais le respect du cahier des charges de l'élevage. La déontologie consiste à respecter le cahier des charges du journaliste.
En tout état de cause, depuis le milieu du XIXe siècle, les Français ne sont jamais contents de leur presse.
Mme Monique de Marco. - Vous avez présidé le pôle concentration, pluralisme et développement des états généraux de la presse et participé à l'instance consultative des aides à la presse lorsque Aurélie Filippetti était ministre de la culture.
Quelles réformes doivent-elles être apportées aux aides à la presse ?
Faut-il conditionner l'octroi de ces aides à une forme juridique garantissant l'indépendance des rédactions ?
M. Patrick Eveno. - Je ne crois pas à l'indépendance des rédactions, dont le budget est pris en charge par des investisseurs : c'est le cas - entre autres - du journal Le Monde. Toutefois, la société des rédacteurs du Monde, fondée en 1951, est très puissante : elle se prononce notamment par un vote sur le directeur de la rédaction du journal.
Il sera difficile de trouver une formule juridique acceptable par le Conseil constitutionnel pour définir un statut juridique garantissant l'indépendance des rédactions. Plusieurs syndicats plaident en ce sens, mais je doute de l'intérêt de la démarche : souhaite-t-on figer les rédactions ? Quel est l'intérêt de créer un tel statut, sinon la possibilité d'ester en justice ? Mais les syndicats peuvent déjà le faire !
On pourrait lutter contre l'action de M. Bolloré en utilisant d'autres ressources législatives n'ayant aucun rapport avec les médias, notamment l'abus de bien social.
M. David Assouline, rapporteur. - Pourquoi évoquez-vous l'abus de bien social ?
M. Patrick Eveno. - Lorsque M. Bolloré intente des procédures-bâillons contre plusieurs médias, comme Basta Mag, les frais de justice sont payés par l'entreprise Bolloré ou par Vivendi. On pourrait alors l'accuser de détournement de l'objectif social de l'entreprise : on fait payer par l'entreprise un procès qui, en fait, ne concerne que M. Bolloré lui-même.
Les aides de l'État à la presse sont en régression - hormis le maintien du taux de TVA à 2,1 % et la poursuite de l'apurement des comptes de Presstalis. L'aide au transport postal et l'aide à la distribution de la presse sont en voie de disparition, car le nombre d'impressions diminue. Comment conditionner les aides de l'État face à de telles mutations ?
Mme Sylvie Robert. - Vous avez évoqué deux types de concentration.
D'une part, une concentration économique, à l'instar du groupe réunissant TF1, M6 et RTL, qui s'inscrit dans une démarche défensive : cela a-t-il du sens face aux Gafam ? D'autre part, une concentration plus offensive qui présente un caractère politique.
Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais ils sont de nature différente. Toutefois, ceux-ci ne seraient-ils pas justement de nature politique ? Les investisseurs sont non pas des professionnels de l'information, mais des industriels.
Si l'on considère que la concentration économique est dépourvue de sens face à la puissance des Gafam, les concentrations sont donc avant tout politiques.
M. Patrick Eveno. - Je ne suis pas d'accord avec cette analyse. L'union entre TF1, M6 et RTL est une concentration défensive pour conserver leur public. Soyez rassurée : le groupe ne concurrencera pas Netflix !
Néanmoins, l'association de ces chaînes présente un sens économique pour l'entreprise. Bertelsmann veut vendre RTL et M6 en France et se replier sur le marché domestique allemand. Ce n'est en aucun cas une concentration politique, car les rédactions ne seront pas fusionnées.
Mme Sylvie Robert. - Ce n'est pas la question que je vous ai posée. Les concentrations que vous avez évoquées ont-elles une logique économique ?
Mme Sylvie Robert. - Ces phénomènes ne sont-ils pas davantage le fruit d'une logique politique offensive ?
M. Patrick Eveno. - Non ! Il est pertinent sur le plan économique que ces entreprises françaises regroupent leurs forces. Mais, bien sûr, ils ne remplaceront pas demain Amazon ou Netflix. Il existe une logique française et une autre mondiale.
M. Vincent Capo-Canellas. - Vos propos nous invitent à la simplicité en matière législative.
Vous soutenez que le principal problème consiste non pas dans la concentration des médias, mais dans la défense du pluralisme. Toutefois, vous avez évoqué votre expérience difficile à I-Télé.
Votre proposition d'observatoire n'est-elle pas un instrument à la portée faible ? Sans être trop coercitif, ne faudrait-il pas inscrire quelques principes essentiels dans la loi ?
M. Patrick Eveno. - Peut-être, mais encore faut-il que les parlementaires s'en saisissent, ce qui n'avait pas été le cas lors de la création du CDJM, malgré nos demandes.
Il est important de conforter sur le long terme notre modèle de société démocratique, attaqué en Europe par les Gafam et les trolls - entre autres -, en offrant aux citoyens le droit de savoir. Certes, cela ne constitue pas une solution miracle, mais l'inscription dans la loi pose aussi des problèmes.
Je ne vois pas comment il est possible d'y inscrire l'indépendance des rédactions par rapport aux actionnaires. Cela figure déjà dans la loi de 1986 (M. David Assouline proteste).
Il est inutile de créer un nouvel organisme et de donner des pouvoirs plus importants à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
M. Laurent Lafon, président. - Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que ces concentrations résultaient d'une logique économique et démocratique. Nous avons eu le sentiment que vous les opposiez avec, d'une part, une logique économique s'agissant du regroupement de TF1 et M6, et, d'autre part, une logique démocratique avec le groupe Vivendi. La volonté de Vivendi de construire un grand groupe s'inscrit elle aussi dans une logique économique.
Quels sont les critères juridiquement opposables pour faire la différence entre ces deux logiques ? L'esprit démocratique doit prévaloir : qui doit juger du franchissement des limites acceptables ?
M. Patrick Eveno. - Cette tâche ne revient pas à la loi ou aux organismes de régulation.
Certes, la logique de M. Bolloré peut aussi revêtir un aspect économique, mais je n'y crois pas. Dans l'entre-deux-guerres, François Coty a fascisé les journaux qu'il avait rachetés : cela s'est traduit par une baisse de 90 % des ventes du Figaro en douze ans.
Il en va de même pour M. Bolloré, qui n'est pas éternel. Est-il utile de voter une loi pour lutter contre son action, dont je considère par ailleurs qu'elle ne pose pas de problème démocratique ? Certes, se pose la question de la liberté des rédactions, mais il importe que l'éventail démocratique s'élargisse de l'extrême droite à l'extrême gauche. À cet égard, je trouve regrettable que Les Insoumis ne soient pas parvenus à pérenniser leur chaîne de télévision Le Média, certes caricaturale, mais plus diversifiée que les invités de CNews.
M. David Assouline, rapporteur. - Nos débats visent à apprécier les enjeux du problème : je suis très étonné que le consensus républicain, dans lequel se retrouvait l'ensemble de l'échiquier politique, soit aujourd'hui si relativisé. Depuis Vichy, l'extrême droite n'est pas une opinion : c'est du racisme.
M. Patrick Eveno. - Un tel comportement est sanctionné par la loi !
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez mentionné la liberté d'opinion. Il n'est pas possible de dire tout ce que l'on pense ! Les conventions des chaînes de télévision le mentionnent explicitement.
Vous estimez que le statut doit avant tout garantir la liberté des rédactions, plus que leur indépendance. Le droit de cession et la clause de conscience sont les deux droits individuels destinés à protéger les journalistes. Toutefois, il n'existe pour l'instant aucun droit collectif, à part celui reconnu aux syndicats, mais ces derniers ne sauraient être les représentants exclusifs d'une rédaction.
Que pensez-vous d'un statut juridique assurant la liberté des rédactions ?
M. Patrick Eveno. - La loi Brachard de 1935, qui a créé le statut du journaliste professionnel, est imparfaite. La clause de cession se déclenche automatiquement dès que l'actionnaire change, même si la ligne éditoriale du journal ne subit pas de modification. La clause de conscience n'a quasiment jamais été utilisée ; elle ne fonctionne pas.
Je suis favorable à la transformation de ces deux clauses en une clause de conscience collective en cas de changement de ligne éditoriale.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous sommes donc d'accord !
M. Patrick Eveno. - Oui, bien sûr. Une clause collective serait bien plus efficace ; ma proposition pourrait être soutenue par les syndicats. Il est très difficile pour un journaliste seul de prouver un changement de ligne éditoriale.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie de vos explications et de votre franchise.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes
M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes (Sirti).
Monsieur Liberty, vous représentez 170 radios indépendantes, qui rassemblent 9 millions d'auditeurs chaque jour, et diffusent leurs programmes sur plus de 1 200 fréquences sur les quatre-vingt-seize départements des treize régions de France métropolitaine et sur trois départements d'outre-mer. Ces radios comptent 2 500 salariés, dont 500 journalistes, et leur mode de financement est assuré exclusivement par les recettes publicitaires générées par leur audience. Les radios font donc vivre au quotidien la démocratie locale, même si elles ont été lourdement touchées par la crise de la covid, comme ont pu nous le rapporter les sénateurs David Assouline et Michel Laugier dans le cadre d'une réunion de la commission de la culture.
Il résulte de ce mode de fonctionnement que toute modification des règles relatives à la concentration et au marché publicitaire pourrait avoir un impact massif sur le modèle économique des radios indépendantes, et nous souhaitons vous entendre sur ce sujet.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Liberty prête serment.
M. Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes (Sirti). - Je ne reviendrai pas sur la présentation du Sirti, mais je souhaite rappeler sa mission. Il s'agit de veiller à maintenir un modèle économique viable pour les radios indépendantes, de contribuer à faire évoluer le cadre législatif et de régulation du média radio - il est parfois inadapté aux évolutions de notre environnement et de la société - et, surtout, d'oeuvrer pour une concurrence juste et saine qui permette l'existence et le développement d'une offre radiophonique diversifiée et pluraliste.
Nos radios sont le fruit de l'exception culturelle française et leur paysage très divers n'a pas d'équivalent dans le monde. Cela a été rendu possible grâce non seulement à l'engagement du Sirti, mais aussi au soutien régulier de votre assemblée, en particulier sur les limites imposées à la concentration opérée par les groupes nationaux au cours des vingt dernières années.
Les radios que le Sirti représente contribuent, grâce à leur succès d'audience, à entretenir la diversité de l'offre d'information, de l'offre musicale et de l'offre de divertissement, dans toutes les villes et les villages de France. Depuis quarante ans, nous portons la responsabilité d'informer au quotidien nos auditeurs en les faisant bénéficier d'une information locale, produite localement.
Le Sirti représente 14 % des entreprises salariant des journalistes en France. En effet, l'audiovisuel local occupe une place à part dans notre pays, comme l'ont encore montré, en novembre dernier, les assises de l'audiovisuel local.
L'audiovisuel local est le média de confiance préféré des Français, incontournable pour s'informer sur l'actualité locale ou nationale, y compris sur les enjeux électoraux locaux ou nationaux. Ainsi, pendant la crise, malgré leur situation financière délicate, les médias audiovisuels locaux privés ont tout mis en oeuvre pour maintenir, quoi qu'il en coûte, leurs émissions et leur présence locale. Ils ont continué d'assurer leur mission d'information et de maintien du lien social au coeur des territoires. Ils ont été, et sont encore, le relais de l'État grâce à la diffusion gratuite de milliers de messages destinés à informer la population sur l'évolution des mesures de la situation sanitaire. Le coût de cette mission représente plusieurs dizaines de millions d'euros sur les douze derniers mois.
En raison de ce rôle essentiel des radios indépendantes, tant culturel, démocratique, économique que citoyen, quatre grands enjeux nous semblent primordiaux à prendre en compte si l'on veut éviter que la concentration des médias n'agisse de manière négative et malheureusement irréversible sur la radio et l'audiovisuel local.
En premier lieu, il ne faut pas modifier le dispositif anti-concentration français en radio, ajusté très récemment à une couverture n'excédant pas 160 millions d'habitants pour un même groupe, dans le cadre de la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique. Ce plafond de concentration, en permettant une répartition juste de la ressource hertzienne FM, protège les radios indépendantes des projets capitalistiques des réseaux nationaux. Il évite également que ces réseaux ne se rapprochent entre eux, ce qui déséquilibrerait le marché publicitaire. Il est donc le garant indispensable au maintien d'un paysage radiophonique pluraliste.
En deuxième lieu, il convient de préserver la réglementation publicitaire applicable à ce jour. Depuis vingt mois, les télévisions nationales peuvent accéder, via la publicité segmentée, à des offres ciblées géographiquement, mais sans adressage local. Nous souhaitons que la publicité segmentée reste encadrée pour respecter le principe simple « à programme local, publicité locale ». Autrement dit, un éditeur qui ne produit pas de programme local ne doit pas pouvoir accéder à la publicité locale.
Le marché de la publicité locale représente 50 % en moyenne du chiffre d'affaires des radios indépendantes qui touchent 9 millions d'auditeurs quotidiens.
Par ailleurs, les offres commerciales de la grande distribution sont interdites à la télévision, ce qui permet aux autres médias de se financer. Pour le média radio, il s'agit du secteur publicitaire le plus important, avec pas moins de 50 % des investissements publicitaires. Comme l'ont montré les études réalisées en 2018 et 2019, dont l'une à la demande du ministère de la culture, toute ouverture de la publicité de la grande distribution à la télévision entraînerait une bascule des recettes de la presse, de la radio et de l'affichage vers la télévision, sans aucune création de valeur et surtout sans pénaliser les acteurs de l'internet.
Le Sirti rappelle donc sa ferme opposition à une éventuelle remise en cause des secteurs interdits de la publicité à la télévision, ainsi que du dispositif encadrant à ce jour la publicité segmentée adressée. La concentration en télévision ne doit absolument pas se faire aux dépens de la source principale de financement des autres médias, dont la radio.
De plus, si nous soutenons avec ferveur un audiovisuel public fort, doté de tous les moyens financiers qu'exige sa mission, nous réaffirmons toutefois notre très ferme opposition à une ouverture plus large du marché publicitaire aux éditeurs de télévision ou de radios dites « de service public », alors que cela pourrait être une conséquence prochaine de la création d'un nouveau groupe privé de télévision en France.
En 2021, le Sirti, associé à l'ensemble des radios privées, a dû se battre pour obtenir le maintien du plafond des recettes publicitaires de Radio France, dans un contexte économique plus que catastrophique pour notre média. Le retrait de ces sources de financement dévasterait le paysage radiophonique, en particulier localement, où il est irremplaçable.
En troisième lieu, nous souhaitons que les médias audiovisuels locaux puissent rester compétitifs et conservent leur place face aux médias nationaux, aux groupes de médias et, bien évidemment, aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
Malheureusement, la radio est la grande oubliée des dernières réformes législatives et réglementaires. Au cours du quinquennat qui s'achève, le Sirti n'a eu de cesse de demander une ouverture des modes de financement du média radiophonique, en portant diverses propositions auprès du Gouvernement et des parlementaires.
En effet, les radios commerciales privées dépendent entièrement de la publicité pour vivre, s'adapter et investir dans l'innovation. La crise actuelle montre que ce modèle de financement doit évoluer, d'autant que la publicité est au coeur de multiples enjeux, désormais incompatibles avec sa fonction rémunératrice pour les radios. La loi Climat et résilience interdit l'accès à la publicité à de nouveaux secteurs, venant réduire encore davantage le financement des radios privées. Le temps de publicité, déjà limité conventionnellement, se voit amputer régulièrement par la lecture de nombreuses mentions légales, lesquelles viennent encore de se multiplier sous l'effet des décrets d'application de la loi d'orientation des mobilités. Ce temps d'énumération détourne de nombreux annonceurs de la radio vers d'autres supports et, une fois de plus, le numérique est le grand gagnant.
C'est pourquoi le Sirti a porté des propositions afin d'amorcer la diversification nécessaire et vertueuse du financement du média radio, notamment la rémunération des éditeurs de radios lorsque celles-ci sont diffusées dans les lieux publics, ou encore l'accès à la rémunération pour copie privée. Quoi de mieux que de reconnaître, protéger et rémunérer la création, particulièrement lorsqu'elle est radiophonique ?
En quatrième et dernier lieu, il est nécessaire de labelliser les médias audiovisuels locaux, ce qui satisfera la principale demande issue des récentes assises de l'audiovisuel local. Il s'agit, en effet, de reconnaître la spécificité des apports de ces médias, de manière objective et quantifiée.
Cette labellisation pourrait donner accès à un ensemble de mesures adaptées et spécifiques autour des trois piliers qui garantissent le modèle éditorial économique de l'audiovisuel local privé : la création d'un fonds de soutien à la diffusion hertzienne, afin de garantir un modèle de diffusion sans intermédiation, le soutien à l'innovation et la mise en place d'une fiscalité incitative.
En conclusion, sans les radios indépendantes, des régions entières deviendraient des déserts médiatiques. À l'aune des bouleversements annoncés par les mouvements dans les grands groupes audiovisuels nationaux, n'oublions pas les acteurs plus petits par la taille, mais dont le rôle est tout aussi essentiel pour nos concitoyens, dans ce qu'ils apportent d'unique.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez demandé que nous vous entendions, car, bien entendu, on ne peut pas aborder le sujet de la concentration des médias sans parler des radios, notamment locales, qui sont tributaires des évolutions qui pourront intervenir à la suite de cette commission d'enquête, ou bien après la mission confiée conjointement par leurs ministères de tutelle à l'Inspection des finances et à l'Inspection des affaires culturelles, pour revoir la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
La modification récente de cette loi quant aux seuils de concentration de couverture territoriale vous convient et vous tenez à la maintenir en l'état, sans l'étendre davantage. Comment vivez-vous la fusion des groupes TF1 et M6 qui concerne aussi la radio, ou encore l'intégration d'Europe 1 au groupe Vivendi-Bolloré-Canal+ ? Quelles sont, selon vous, les conséquences de ce genre de fusion sur les radios locales ?
Vous avez beaucoup parlé du marché publicitaire. Pensez-vous qu'il serait utile de fixer un plafond d'investissement publicitaire maximal sur un même type de média, pour protéger les radios locales ?
Enfin, la loi de 1986 repose sur quelques principes de régulation des concentrations, notamment le fait de ne posséder que deux des trois supports qui existaient à l'époque, c'est-à-dire la télévision, la radio et les journaux quotidiens couvrant plus de 20 % du territoire. Considérez-vous que cette règle vaut toujours ? Est-ce qu'elle protège les radios indépendantes ? De quelle manière faudrait-il la faire évoluer, d'autant qu'il existe désormais des concentrations verticales, avec des propriétaires comme Bouygues ou SFR, qui sont dans la chaîne de production jusqu'à la diffusion de l'information par les médias ? Il y a donc un quatrième acteur et un autre type de concentration.
M. Alain Liberty. - Pour ce qui est des conséquences sur les radios indépendantes du projet de fusion entre TF1 et M6, je tiens à préciser que si le Sirti représente une grande partie des radios concernées, il en représente aussi d'autres, comme Radio Nova ou TSF Jazz, entre autres, qui ne sont pas en régie auprès de TF1 Publicité. Je vous invite à entendre le président du groupement d'intérêt économique Les Indés Radios, qui pourra vous répondre mieux que moi sur les préoccupations économiques directes qui pourraient surgir.
Néanmoins, la position des acteurs concernés que je représente est claire : ils n'ont pas d'inquiétude particulière, à ce jour, dans la mesure où TF1 est un prestataire de services, c'est-à-dire une régie qui commercialise leur audience. Dans un passé qui n'est pas si lointain, Lagardère commercialisait déjà les radios indépendantes, et il n'est pas improbable qu'un autre régisseur s'en charge à l'avenir. Il faut donc raison garder sur les conséquences que la fusion pourrait avoir sur les radios indépendantes. Mieux vaudrait toutefois que vous interrogiez directement le président des Indés Radios.
M. David Assouline, rapporteur. - Ma question était liée au fait que, dès lors qu'une forte puissance imposera le tarif des espaces publicitaires, cela risque d'avoir un effet négatif pour les petites radios, si ces tarifs tirent à la hausse. Vous pourrez nous envoyer une réponse écrite après avoir consulté les personnes qui étudient le marché publicitaire de vos radios.
M. Alain Liberty. - Pour ce qui est de la hausse des tarifs du marché publicitaire, il faudrait être devin pour prédire ce qui pourrait advenir du prix du marché. Les marchés publicitaires, notamment ceux des radios, ont tellement perdu de volume d'affaires durant les dernières années, que si la hausse annoncée devait se concrétiser, elle serait plutôt bénéfique.
L'audience de la radio, en général, a malheureusement baissé à cause du contexte sanitaire dans lequel nous vivons. Nos radios ont dû augmenter de manière assez importante leur volume publicitaire, afin de compenser la perte de valeur sur les marchés et de maintenir un niveau de chiffre d'affaires et de rentabilité suffisant.
Par conséquent, je ne pense pas que l'on puisse, à court terme, considérer l'augmentation des tarifs comme un problème.
M. David Assouline, rapporteur. - Les tarifs rapporteront moins aux radios, du fait d'une hausse de leurs charges.
M. Alain Liberty. - Notre analyse semble plutôt indiquer que la tendance tire le marché vers le haut, et nous l'espérons. Cependant, encore une fois, je ne suis pas mandaté pour m'exprimer au nom des radios indépendantes commercialisées par TF1.
Pour ce qui est de votre deuxième question sur les mouvements au sein du groupe Bolloré et son rapprochement avec les radios du groupe Lagardère, nous avons la chance en France de disposer d'un paysage audiovisuel extrêmement divers et pluraliste. C'est la conséquence de la fin du monopole au début des années 1980.
Nous avons également la chance d'avoir le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) qui ait été intégré, il y a quelques jours, au sein de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), dont le rôle est de veiller en toute indépendance à l'application et au respect de la loi, à la liberté de la communication et à l'expression de toutes les idées. Il me semble que l'ex-CSA est dans son rôle et je ne crois pas qu'il n'ait mentionné aucun point d'attention particulier au sujet du rapprochement sur lequel vous m'interrogez.
Si vous me permettez une pirouette, vous avez rappelé précédemment que les radios indépendantes totalisaient 9 millions d'auditeurs quotidiens, ce qui signifie qu'un Français sur deux écoute une de nos radios au moins une fois par semaine, dont de magnifiques radios thématiques comme Oui FM, TSF Jazz ou Radio Nova.
Les dernières assises de l'audiovisuel local ont mis en avant la nécessité de déterminer une forme de labellisation pour engager toute une série de soutiens aux médias, notamment à l'audiovisuel local qui représente plusieurs centaines de radios. On assurerait ainsi la sauvegarde, le maintien et le développement du pluralisme des idées, exprimées au plus près des territoires, sur des sujets qui sont extrêmement importants pour nos concitoyens.
M. Michel Laugier. - Les radios locales jouent un rôle essentiel pendant la crise covid que nous traversons, raison pour laquelle nous avons essayé de les défendre au mieux devant les ministres de tutelle.
Les usages ont beaucoup évolué en quelques années, notamment dans la manière dont les auditeurs écoutent la radio. Par conséquent, même si l'actualité porte surtout sur la concentration de deux grands groupes français, est-ce que vos principaux concurrents ne sont pas plutôt des plateformes internationales ?
En outre, les radios que votre syndicat représente sont-elles toutes indépendantes ou bien certaines d'entre elles font-elles partie de groupes ? Avez-vous pu constater des sollicitations en ce sens ? Les radios ont-elles toujours la volonté de rester complètement indépendantes, même si, comme vous l'avez rappelé, la publicité reste le nerf de la guerre, de sorte que les possibilités multimédias rendent plus fort ?
Enfin, dans le cadre d'un groupe réunissant plusieurs radios ou parfois même un journal local, les rédactions fusionnent-elles ? Qu'en est-il alors, non plus de l'« indépendance », mais de la« liberté » des rédactions ?
M. Alain Liberty. - Votre première question vise sans doute celles de nos radios qui sont la propriété du groupe Rossel La Voix ou de Ouest France. Elles sont trois ou quatre dans ce cas sur les 170 stations que nous représentons, pour quelques dizaines, voire quelques centaines de milliers d'auditeurs quotidiens. À ma connaissance, les rédactions ne sont pas fusionnées et conservent une totale indépendance dans leur manière de traiter l'information. Sur les sites internet, on constate que la collaboration entre la rédaction d'une de ces radios et celle des journaux reste un phénomène très peu courant.
L'enjeu est surtout de concurrence et de compétition, ce qui rejoint la question de la limitation de la concentration à deux types de médias. Le monde change, de sorte que l'on peut déjà, raisonnablement, considérer internet comme un troisième média, ce qui donne à réfléchir.
M. Michel Laugier. - C'est d'autant plus vrai si l'on regarde les volumes de publicité.
M. Alain Liberty. - Absolument. Une étude publiée à l'occasion des assises de l'audiovisuel local montre que près d'un jeune sur deux, âgé de moins de 25 ans, commence par consulter les réseaux sociaux pour s'informer, avant d'avoir recours à la radio ou à un site internet de presse. C'est une évolution inquiétante qui s'impose à nous, sans que nous puissions l'encadrer ni la contrôler. Elle échappe totalement au champ de compétences du régulateur.
Je considère que l'usage doit déterminer ce que sont les choses. Par conséquent, si nos concitoyens utilisent les réseaux sociaux comme des médias, ne devrait-on pas traiter ces réseaux comme tels et leur demander de se soumettre à la déontologie qui s'applique aux médias ?
La réflexion doit aussi porter sur le champ de concurrence en matière de publicité et d'audience. En effet, les plateformes de musique en ligne ne sont soumises à aucune contrainte quant à la défense de la francophonie ou à la limitation de la diffusion de certaines oeuvres sur leur offre d'accès gratuite. Certaines d'entre elles vont même jusqu'à désigner leurs playlists comme des radios.
Par conséquent, il est effectivement nécessaire d'ouvrir une réflexion sur le rôle des plateformes dans cette compétition.
M. Michel Laugier. - Selon vous, le démarchage pour inciter les radios à intégrer des grands groupes est-il un phénomène important ?
M. Alain Liberty. - À ma connaissance, ce n'est pas le cas. Les règles anti-concentration qui sont en vigueur empêchent le rapprochement avec des grands groupes. À l'inverse, on constate un mouvement de concentration entre les radios indépendantes, dû à une raréfaction de la ressource publicitaire, donc économique. La tentation est forte pour les radios - et c'est légitime - d'optimiser les coûts administratifs ou de gestion.
Il est important que les médias audiovisuels locaux conservent un maximum de moyens pour investir dans les contenus. L'information et le divertissement priment et les résultats d'audience montrent que les médias locaux « surperforment » dans un marché en berne. On constate une prime des auditeurs aux programmes de proximité en affinité avec leurs attentes.
Mme Monique de Marco. - Les quatre préconisations que vous nous avez soumises seront-elles suffisamment efficaces pour que les radios puissent résister à la domination des plateformes ? Pourriez-vous préciser votre quatrième proposition sur la nécessité de labelliser les médias audiovisuels locaux en prévoyant une fiscalité adaptée ?
M. Alain Liberty. - La labellisation est une demande forte de la part d'un grand nombre d'acteurs de l'audiovisuel local, qu'il s'agisse des radios ou des télévisions locales. Elle permettrait à l'ensemble de ces médias, sur des critères objectifs et quantifiés quant à l'apport aux collectivités locales, d'obtenir un accompagnement, notamment des aides sur les coûts de diffusion. Il fut un temps où la presse avait largement bénéficié de ce type d'accompagnement pour moderniser ses outils et réduire les coûts de portage, qui équivalent aux coûts de diffusion pour les radios.
Dans le prix de revient de la diffusion d'un programme de radio, la charge sociale est la plus importante. La radio est un métier d'artisan, mis en oeuvre par des animateurs, des journalistes et des techniciens. Viennent ensuite les charges de diffusion et le prix des émetteurs.
Il me semble essentiel que les radios puissent être accompagnées et soutenues pour assumer les coûts de diffusion et pour se moderniser, en développant notamment la diffusion numérique ou DAB - Digital Audio Broadcasting.
En outre, pour soutenir la presse, on a prévu des crédits d'impôt sur la prise d'abonnement, afin de faciliter l'accès aux journaux d'information. En appliquant ce dispositif de crédit d'impôt aux investissements publicitaires dans les médias audiovisuels locaux, on aiderait ceux-ci à faire face à la concurrence locale des plateformes comme Facebook ou Google.
Avec le ministère de la culture et la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), nous avons récemment lancé une étude pour déterminer l'impact économique de ce type d'actions sur l'économie et les marchés publicitaires locaux. En effet, si les dispositifs existent, nous ne disposons d'aucun chiffre sur leurs effets, ce qui est pour le moins surprenant.
Un crédit d'impôt sur les investissements publicitaires au bénéfice des médias audiovisuels locaux pourrait être une initiative extrêmement utile pour soutenir et préserver ces médias, indispensables au pluralisme de l'information et des contenus.
M. Laurent Lafon, président. - Le monde de la radio indépendante, essentiellement locale, est un peu atypique par rapport à ce que l'on connaît de la presse ou de la télévision locales, où les regroupements sont parfois déjà en place depuis plusieurs années. Quelques grands phénomènes de concentration existent ainsi dans la presse locale et ils se développent, de manière plus récente, dans la télévision locale, avec, notamment, l'influence croissante du groupe BFM. Or les radios locales ne semblent pas concernées. Selon vous, c'est là le résultat des lois anti-concentration. N'y a-t-il pas d'autres facteurs qui justifient cette différence ?
L'organisation actuelle est-elle tenable économiquement pour les 170 radios concernées ? Sans remettre en cause le modèle des radios indépendantes, leur organisation n'est-elle pas soumise à une certaine fragilité, de sorte qu'elle risque de devoir évoluer sous l'effet de facteurs économiques ? Nous avons bien compris l'importance de la recette publicitaire pour garantir l'indépendance des radios locales. Toutefois, ne doit-on pas prévoir des évolutions dans l'organisation du système ?
M. Alain Liberty. - Le phénomène de concentration est déjà intervenu, il y a une vingtaine d'années, pour les radios. Les fameuses règles anti-concentration l'ont stoppé net dans son élan. Le plafond des 160 millions d'auditeurs, initialement fixé à 150 millions, a mis fin aux velléités des grands groupes nationaux de racheter l'ensemble des radios locales. Tous les réseaux nationaux que vous connaissez ont alors pu se constituer, notamment les groupes NRJ, Lagardère, Virgin Radio, Radio Nostalgie. Depuis lors, un certain équilibre s'est installé.
Pour que le système puisse fonctionner d'un point de vue économique, il est impératif de maintenir les règles d'accès au marché publicitaire, car elles nous protègent et garantissent le financement des radios. Le chiffre de 170 acteurs peut paraître énorme, mais ramené à un pays comme la France avec ses régions, ses villes et son extrême diversité, il n'est en réalité pas très important et reste très éloigné des 3 000 ou 4 000 radios dites « libres » qui existaient au début des années 1980.
Il faut donc maintenir les règles en vigueur pour préserver les 170 radios indépendantes qu'écoutent quotidiennement plus de 9 millions d'auditeurs.
Il faut, bien évidemment, être attentif aux incidences que la concentration peut avoir sur l'expression de la démocratie et au respect des règles de notre société. Cependant, la liberté d'accès aux médias, ou encore l'intermédiation, doit absolument être encadrée, car elle ne l'est pas véritablement, à ce jour.
Par exemple, certaines règles imposent la présence d'une puce de réception radio dans tous les véhicules. Or les systèmes embarqués tendent de plus en plus à se répandre, comme celui de Google, que l'on connaît sous le nom de « Google Automotive », dans lequel Androïd gère directement l'autoradio, ou du moins l'appareil, qui donne accès à l'ensemble des médias. Rien ne garantit que les radios s'afficheront toutes sur l'écran, selon la zone où l'on se trouvera, ni que l'ordre d'affichage sera impartial. Rien ne garantit non plus que les radios ne se transformeront pas en playlists dont le contenu sera choisi par les plateformes, qui décideront ainsi de ce que nos concitoyens pourront écouter.
L'intermédiation est un enjeu très important et il est essentiel d'accompagner les radios dans le déploiement du DAB, la technologie hertzienne de diffusion de la radio, car celle-ci garantira durant les années à venir une forme de souveraineté reposant sur un lien direct avec les auditeurs. Il est nécessaire de préserver cette relation directe et sans intermédiaire, car, malheureusement, les plateformes en ligne et les grands acteurs que sont les Gafam s'adaptent très rapidement pour contourner la réglementation qui impose la présence d'une réception hertzienne. Le dispositif de Google Automotive en est la preuve.
S'il est évident qu'il faut contrer les effets de la concentration pour préserver le pluralisme des idées, il faut également veiller à ce que nos concitoyens puissent continuer d'avoir accès à tous les médias.
M. Laurent Lafon, président. - Vous avez parfaitement raison. Il me semble que Peugeot a signé un accord en ce sens.
M. Alain Liberty. - Effectivement, l'ensemble du groupe Stellantis l'a signé et le groupe Renault l'avait fait avant lui.
M. David Assouline, rapporteur. - La question est globale. Nous ne cessons d'être interpellés sur la numérotation et sur le droit d'intermédiation qui existe déjà pour les propriétaires des box, que ce soit Bouygues, Orange ou SFR. Dans certains conflits récents, on a même vu des opérateurs décider de ne plus diffuser telle ou telle chaîne, faute d'avoir trouvé un accord. L'enjeu porte aussi sur la numérotation des chaînes qui peut varier selon ce que l'on veut exposer ou pas.
Le problème, de portée très générale, touche particulièrement la radio, comme vous l'avez souligné, notamment du fait de l'écoute quasi prioritaire de la radio lorsqu'on roule en automobile. Peut-être qu'un jour y aura-t-il moins d'automobiles, ou qu'elles se transformeront en voitures électriques, mais c'est là un autre débat. Quoi qu'il en soit, nul ne peut imaginer la manière dont nous écouterons la radio dans vingt ans, tant les innovations s'enchaînent à un rythme rapide.
Vous ne souhaitez aucun changement concernant les possibilités qu'a l'audiovisuel public de recourir à la publicité. J'ai bien compris que le propos visait Radio France, et nous n'avons jamais voulu remettre en cause le dispositif. Cependant, un point me tient à coeur, dont l'impact sur la radio sera minime. Il s'agit que la télévision puisse retransmettre quelques événements sportifs qui ne peuvent être financés que par la publicité, en ouvrant une fenêtre après 20 heures. Rassurez-moi, vous ne menez pas de bataille contre cette position ?
M. Alain Liberty. - Je peux effectivement vous rassurer sur ce point. La présence de la publicité après 20 heures sur France Télévisions n'est pas un problème pour les radios indépendantes, tant que les grands groupes de télévision privée n'en font pas une forme de monnaie d'échange ou de motif de négociation pour obtenir la fin des règles publicitaires, notamment l'accès aux offres promotionnelles de la grande distribution. Si l'ouverture de la publicité après 20 heures sur le service public devait se négocier avec cette contrepartie, cela serait extrêmement préjudiciable, voire catastrophique, pour l'ensemble de nos radios et même pour tout l'audiovisuel local et de proximité indépendant.
Vous m'aviez interrogé sur un possible plafonnement du volume publicitaire consacré à certains médias. Je vous invite à consulter les régies ou les spécialistes sur ce sujet. Cependant, du point de vue des éditeurs, il me semble qu'un tel dispositif reste compliqué à orchestrer, dans l'état actuel de porosité que nous connaissons entre les médias et compte tenu de leur développement y compris sous format numérique et digital.
M. David Assouline, rapporteur. - L'idée avait été développée par Mme Nathalie Sonnac, puis reprise par M. Louette. Il s'agit d'empêcher que l'ensemble de la publicité ne fuie vers le net, en plafonnant ce que l'on peut mettre sur un même type de média. On garantirait ainsi la diversité de l'ensemble des médias. La presse écrite et les radios locales, qui sont le dernier maillon de la chaîne, pourraient continuer d'être sécurisées grâce à un pourcentage moins élevé ou moins libre que sur l'ensemble des autres supports.
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur Liberty, nous vous remercions pour les éléments que vous nous avez apportés, notamment les quatre recommandations que vous avez formulées.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 35.
Mercredi 19 janvier 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Audition de M. Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du groupe Canal+
M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et ayant pour rapporteur David Assouline.
Monsieur Bolloré, votre audition est très attendue. Votre groupe est rapidement devenu un acteur majeur du paysage médiatique, en comptant entre autres Canal+, CNews, Paris Match, Le JDD et les magazines du groupe Prisma, Europe 1, Editis et Hachette, ou encore Havas.
Sous votre direction, l'ampleur prise par Vivendi dans les médias renvoie à des interrogations sur les conséquences de cette concentration, mais aussi sur l'efficacité des garde-fous législatifs existants ou à créer pour tenir compte des logiques économiques tout en assurant le respect du pluralisme.
Votre nom revient très régulièrement dans les auditions que nous avons menées jusqu'à présent. Sans doute est-ce lié à la façon dont vous concevez votre rôle d'actionnaire, avec un interventionnisme assumé et un management très directif, mais aussi au positionnement pris par CNews. Ce média n'est pas le plus important détenu par Vivendi en termes de chiffre d'affaires ou de parts d'audience, mais il est certainement celui dont on parle le plus depuis que sa ligne éditoriale l'a fait entrer, d'après de nombreux observateurs, dans le champ des médias d'opinion.
La commission vous laisse l'occasion de vous exprimer directement pour nous donner votre vision sur l'indépendance et sur l'avenir d'un secteur en bonne partie fragilisé par l'arrivée des géants du numérique.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient en outre, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites « Je le jure. ».
M. Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du groupe Canal+. - Je le jure.
En finissant un DESS de droit, j'ai travaillé dix ans dans la banque. Je suis né dans une ancienne famille bretonne, qui dirigeait une entreprise près de Quimper. Elle rencontrait à l'époque des difficultés. J'ai été appelé à m'atteler à son redressement et à son développement. J'y ai passé quarante ans. Quand je suis arrivée, elle réalisait un chiffre d'affaires de 20 millions d'euros. Il s'élève aujourd'hui à 20 milliards d'euros. Elle employait un peu moins de 800 personnes, elle en emploie plus de 80 000 à ce jour. Seul son siège social n'a pas bougé. Il se trouve toujours à Ergue-Gabéric en Bretagne.
Mon travail, la clé de cette croissance obtenue malgré les crises économiques, problèmes, et pandémies, a consisté à choisir, recruter et faire travailler ensemble des personnes, à leur donner les moyens du développement, surtout à l'international, à insuffler le courage et à permettre aux équipes de travailler sur le long terme. Les actionnaires financiers ont souvent des problèmes de court terme. Quand on a la possibilité de travailler sur le long terme, les résultats finaux sont souvent meilleurs.
Aujourd'hui, je finis de laisser ma place de conseiller, après avoir été dirigeant jusqu'il y a trois ans. Ma famille a accepté de poursuivre cette saga industrielle. Elle va représenter la septième génération. Elle s'investit grandement, avec des équipes dirigeantes de grande qualité, en bonne entente.
Nous nous sommes engagés dans les médias il y a 20 ans, avec une stratégie claire s'appuyant sur un vivier de contenus très important à partir de notre culture française et européenne. À côté du soft power américain, et de ses contenus qui se ressemblent, à côté des contenus asiatiques, de plus en plus présents, les contenus européens apportent une certaine fraîcheur, sans doute très intéressante à conserver pour le respect de notre passé, mais surtout à exporter. Nous souhaitions créer un champion de la culture européenne et française.
Contrairement aux croyances répandues, les médias sont le deuxième secteur le plus rentable au monde, après le luxe. Pour mettre en oeuvre notre stratégie, nous avons recruté des équipes au fil du temps, dont Jean-Christophe Thiery, Philippe Labro, Maxime Saada ou Arnaud de Puyfontaine. Nous nous sommes donné les moyens d'agir sur le long terme. Contrairement à ce qui se dit partout, nous sommes encore tout petits, bien que nous progressions en effet. Le Vivendi d'aujourd'hui est infiniment plus petit que le Vivendi d'il y a 20 ans, qui ne posait aucun problème à l'époque.
Je précise que je réponds à vos questions à titre individuel. Je n'ai aucun titre ni pouvoir à la tête du groupe Vivendi, Bolloré ou Canal, ou encore moins Lagardère.
M. David Assouline, rapporteur. - Notre commission d'enquête désire mettre en lumière la réalité du paysage audiovisuel et de la presse dans notre pays, et les phénomènes de concentration que s'y développent. Elle souhaite comprendre leur motivation et analyser leur impact sur le secteur économique, mais aussi et surtout sur l'exercice de la démocratie, du pluralisme, de la liberté, de l'indépendance des médias, principes inscrits à l'article 24 de la constitution.
Vous êtes devenu un acteur majeur dans cette concentration. Il me semble intéressant d'énumérer les activités d'origine de votre groupe : fret maritime, terrestre ou aérien, opérations douanières, concessions portuaires, distribution d'énergie, logistique pétrolière et distribution de produits pétroliers, chemin de fer, transport de passagers, maintenance, fabrication de films plastiques, de solutions de stockage, de batteries, de mobilités électroniques et plantations de palmiers à huile en Afrique et en Asie.
Dans les années 2000, vous avez approché, d'abord timidement, le secteur des médias. Vous avez accéléré ce mouvement dans les années 2010. Ces derniers mois, vous avez encore réalisé des opérations de grande envergure.
Les groupes que vous détenez sont nombreux :
- dans les médias : CStar, CNews, StudioCanal, myCanal, CanalVOD, Canal+ Régie, la chaîne Canal et toutes ses variantes, K+ Vietnam, Canal+ ex-Canalsat, Canal+ international, les multithématiques, Canal+ Polska, Canal+ Myanmar, M7 et Télésat ;
- dans les jeux vidéo et les métiers du spectacle vivant, de la billetterie, des festivals et de la production : See Tickets, InfoConcerts, Zepass, Copyrights Group, U Live, Théâtre de l'oeuvre, Vivendi Sports, CanalOlympia, Le Petit Olympia et Vivendi Brand Marketing ;
- dans la publicité : Havas Creative, Arena Media, Arnold, l'institut de sondages CSA, BETC, BETC Fullsix et toutes les filiales d'Havas.
Vous détenez également Dailymotion et le groupe Prisma Media et tous ses titres, ainsi que France Catholique ou L'Hebdomadaire. Vous prenez encore part à Universal Music group, premier label de musique mondial. Vous avez également des maisons d'édition, dont les groupes Edi8, Place des Editeurs, Robert Laffont, et Univers Poche, ainsi que le Cherche midi, la Découverte, Sonatine Editions, XO éditions, les éditions Héloïse d'Ormesson et Télémaque. Aujourd'hui, vous détenez en outre 45,13 % dans le groupe Lagardère, avec une offre publique d'achat (OPA) imminente. Elle vous placera chez Europe 1, RFM, Virgin Radio, Paris Match, Le Journal du dimanche (JDD), le groupe Hachette et toutes ses éditions. S'y ajoutent vos participations dans des médias étrangers, telles que Prisa à 9,9 %, ou 28,8 % dans la communication avec trois chaînes de télévision italienne.
Quel est votre intérêt à construire un tel empire médiatique dans notre pays ?
M. Vincent Bolloré. - Historiquement, nous étions dans le papier. Je rajoute à votre liste OCB, marque historique à laquelle nous tenons beaucoup.
Permettez-moi de vous montrer quelques slides permettant de replacer Vivendi, le champion français. Il est à peine visible aux côtés de ses concurrents. Notre capitalisation boursière s'établit à 15 milliards d'euros, contre 156 milliards pour Sony, 287 milliards pour Disney, 586 milliards pour Tencent, 2 812 milliards pour Apple. En réalité, le géant Vivendi est un nain.
Ensuite, vous nous avons évolué ces dernières années, nos concurrents américains et asiatiques ont bougé encore plus vite. Je peux citer l'opération de rachat du catalogue MGM par Amazon, ou la reprise ce matin même d'Activision-Blizzard par un grand groupe américain.
Canal est le cinquième acteur du marché français, en représentant 6,3 % grâce aux récents succès. France TV, TF1 et la 6 en représentent respectivement 28,8 %, 26,9 %, et 14,5 %. Ces deux derniers atteindront 41,4 % du marché si la fusion a lieu. Dans ce cas, nous aurons l'avantage de passer à la quatrième place.
Le segment de l'information semble être celui qui fait le plus parler. CNews, seule chaîne d'information du groupe, attire un million de téléspectateurs en moyenne, contre 2,2 millions pour BFM, 4 millions pour M6, 7,2 pour France 2, et 9 millions pour TF1.
Sur la radio, nous attendons la commission européenne avant de pouvoir faire quoi que ce soit concernant Lagardère. Simplement, ce groupe se hisse aujourd'hui à la huitième place avec Europe 1, après France Inter, RTL, NRJ, France Bleu, RMC, Nostalgie, France Info.
M. Laurent Lafon, président. - Nous recevrons les propriétaires et actionnaires des groupes que vous citez afin d'évoquer avec eux la concentration.
M. Vincent Bolloré. - Dans la presse nationale payante et quotidienne, ni Lagardère ni Vivendi ne sont présents. Dans la presse du 7e jour, le groupe Lagardère est septième en France. Dans l'édition, Hachette est troisième et Editis, dix-neuvième.
À l'échelle européenne, le chiffre d'affaires de Vivendi s'établit à 8,7 milliards d'euros. Celui de son concurrent allemand Bertelsmann s'élève à 17,3 milliards d'euros.
Enfin, le Vivendi actuel est beaucoup plus petit que celui d'avant, qui ne posait pas de problème, avec Canal+, Havas, Editis qui ne portait pas encore ce nom. Sauf qu'à la place de Gameloft figurait Activision et s'y ajoutaient également le groupe Express, Le Point, L'usine nouvelle, des dizaines de magazines sous le nom CEP, le groupe UGC, les studios Universal, et surtout SFR, et Cegetel, Les Pages jaunes et AOL.
Effectivement, nous avons grandi. Lorsque vous m'avez reçu il y a cinq ans, vous vous inquiétiez que Canal+ devienne Canal-, et que les 200 millions d'euros financés pour le cinéma français ne puissent continuer à être financés. C'est un compliment de s'apercevoir des progrès réalisés en cinq ans.
Vous me demandiez « pourquoi ? ». C'est uniquement un projet économique. Le secteur des médias est le deuxième mondial en termes de rentabilité. Notre intérêt n'est donc ni politique, ni idéologique, mais purement économique. Depuis vingt ans, ce groupe s'est constitué uniquement sur des questions économiques. Vous le voyez, notre segment de l'information est absolument insignifiant, tant en chiffre d'affaires que dans le poids du pays.
M. David Assouline, rapporteur. - Personne ne conteste les réussites économiques du groupe. Le fait est que nous ne parlons pas de fabrication de brosses à dents, mais d'un domaine où se façonne l'opinion, où vit la culture de notre pays, avec sa diversité. L'information est fondamentale dans l'exercice de la démocratie, pour que les citoyens puissent être informés des faits et se forger eux même une opinion.
Vous pouvez minimiser votre impact, dire qu'il existe des acteurs plus imposants. Tout de même, la télévision est encore très prescriptrice d'opinions, malgré l'existence des réseaux sociaux. S'y ajoutent Hachette et Europe 1, Paris Match, Le JDD. Quand vous assurez que l'intérêt est uniquement économique, beaucoup s'interrogent. Bien que vous soyez plus petit que d'autres, toutes vos prises de médias se sont accompagnées d'une certaine brutalité à détruire des rédactions. Je pense à I-Télé pour faire CNews, à Europe 1, à Paris Match, au JDD. Les rédactions s'offusquent et rédigent des communiqués. Ensuite, la ligne donnée est idéologiquement très marquée. Depuis la libération, les idéologistes étaient plutôt mis au ban de la République. On ne tenait pas impunément des propos racistes, sexistes ou homophobes sur des antennes qui ne sont pas d'opinions. La convention de CNews avec le CSA établit d'ailleurs qu'il y a une presse écrite d'opinion, mais que l'autorisation d'émettre concernait traditionnellement des chaînes s'engageant au pluralisme.
Votre intérêt est-il seulement économique ? N'avez-vous aucune volonté idéologique ? N'intervenez-vous jamais pour imprimer votre marque dans les rédactions ? N'exercez-vous pas, au travers de cette puissance médiatique, l'intérêt économique que vous avez par ailleurs ?
M. Vincent Bolloré. - Vous m'interrogiez déjà sur l'intervention il y a cinq ans. Les mêmes histoires se répètent indéfiniment. Maxime Sadaa avait déjà répondu il y a cinq ans concernant le Crédit Mutuel et d'autres histoires de même nature. Ses propos sont accessibles sur internet. Votre commission a en outre récemment reçu le patron des antennes de CNews. Il a assuré que personne n'était jamais intervenu, et en tout cas pas moi. Nous n'avons jamais discuté.
Ce hiatus sur les questions d'interventionnisme découle du fait que Canal était à l'époque en grande difficulté, perdant 400 à 500 millions d'euros par an. Vivendi était essentiellement contrôlé par des fonds américains qui n'avaient aucun intérêt à renflouer le groupe. Il a malheureusement fallu faire des économies. J'ai été envoyé pour m'en charger. J'ai alors été le bouc émissaire. Évidemment, quand vous cherchez à faire des économies, les gens préfèrent dire « c'est affreux, il intervient dans les contenus », sans en apporter aucun élément.
Pierre Lescure lui-même indiquait récemment que par le passé, Canal envoyait 500 personnes à Cannes pendant 15 jours pour le festival, pour 2000 euros par jour, soit 15 millions d'euros. Il fallait remonter 400 millions d'euros.
Tout ceci est donc venu du fait que nous devions faire des économies.
Vous avez évoqué I-Télé, qui a englouti 400 millions d'euros au cours de son existence. Il fallait y mettre fin.
Nous n'avons pas détruit de rédactions. Nous avons construit. En arrivant chez Canal, j'ai d'ailleurs indiqué que je n'étais pas la cause de leurs problèmes, mais leur conséquence, et peut-être leur solution. Aujourd'hui, les 8 000 collaborateurs continuent à travailler. Vivendi et Canal, c'est 300 millions d'obligations cinéma et audiovisuelles chaque année, et 500 millions d'euros investis dans le cinéma français et européen, 75 millions d'euros de redevance aux sociétés d'auteurs, 2,5 milliards d'euros d'impôts payés entre 2017 et 2021. C'est ce qui importe. À l'époque, j'avais employé le terme de « paratonnerre ». Je l'assume volontiers. Canal a réussi à se sortir de toutes ces questions, et est parvenu à s'internationaliser. À la différence de ses collègues français, le groupe Vivendi-Canal a réussi à se développer à l'international. Ses chiffres dans les différents métiers montrent d'ailleurs que l'essentiel est fait en permettant aux artistes extérieurs de rayonner.
En effet, nous ne produisons pas de brosses à dents. Les créateurs de contenus chez Havas, Canal ou dans l'édition sont extraordinairement sensibles par nature. Ma mère a été lectrice chez Gallimard pendant cinquante ans, et ramenait toujours des manuscrits à la maison. J'ai eu la chance de rencontrer des tas d'auteurs. Je sais ce que sont les journalistes et les créatifs. Nous n'avons pas détruit. Nous avons reconstruit. Aujourd'hui, nous comptons 120 ou 130 journalistes disposant de cartes de presse chez CNews.
Faire des économies est pénible. Perdre ce qui faisait votre monopole, votre richesse, n'est pas agréable. Face à ces situations, deux solutions s'offrent à vous : se laisser aller et faire faillite, ou reprendre, choisir des gens, les pousser à travailler ensemble, essayer de rayonner à l'international, où vous vous frottez aux concurrents réels, et vous donner les moyens d'avancer sur le long terme.
Notre groupe a réussi à se redresser. Je persiste pourtant à dire qu'il est encore petit. Il n'en reste pas moins qu'il n'y a aucune idéologie politique.
Vous avez parlé de la Libération. J'ai toujours affirmé être démocrate-chrétien. Outre ce fait, mon ADN est la liberté. Mon père était dans la résistance. Le 6 juin 1944, deux membres de ma famille figuraient parmi les 177 Français lors du débarquement. Ma grand-mère était au service action pendant des dizaines d'années, en particulier durant la guerre. J'ai un autre oncle dans Normandie-Niemen. Mon ADN montre que j'aime passionnément mon pays et la démocratie. Il me semble un peu facile de ressortir des histoires - à propos desquelles les personnes adéquates vous ont d'ailleurs répondu. Vous réentendrez prochainement Maxime Saada, et avez récemment auditionné Thomas Bauder. M. Vire, que je ne connais pas, a lui-même indiqué que je n'étais jamais intervenu.
Concentrons-nous sur la réalité des faits. Vivendi sera peut-être capable de faire rayonner la culture française et européenne dans le monde. Je crois que le rayonnement, l'aide aux créateurs, le soutien aux journalistes et aux dirigeants sont compatibles avec la réussite économique. Personnellement, je laisserai ma place aux équipes dont j'ai parlé plus tôt lorsque nous fêterons le bicentenaire du groupe.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous êtes déjà venu devant le Sénat. À l'époque, j'avais relayé l'affaire du documentaire « Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien » de Tristan Waleckx, Il a depuis été primé d'un prix Albert Londres. Il mettait en accusation certaines de vos activités en Afrique, notamment au travers d'une histoire d'enfants travaillant sur les plantations. Vous avez réfuté ces accusations, et m'avez indiqué que vous attaqueriez M. Waleckx en justice. Vous avez demandé 50 millions d'euros. Ce n'est pas rien. Les jugements ont estimé que vous aviez dégénéré en abus de droit d'ester en justice, et que le montant demandé était exorbitant. Vous avez été condamné à verser 10 000 euros au groupe France Télévisions, qui avait diffusé le documentaire. Le confirmez-vous ?
M. Vincent Bolloré. - Ni moi, ni aucun cadre ou employé du groupe Bolloré ne nous sommes rendus dans les plantations en Afrique. Le procès a relaxé les accusés de façon générale, parce qu'ils étaient « de bonne foi ». Il n'empêche que les plantations ne nous ont jamais appartenu. Le jeune homme soi-disant âgé de 14 ans, mais qui avait en vérité trois ou quatre ans de plus, n'a jamais travaillé pour moi. J'accepte d'être accusé de ce que j'aurais commis, sans me dérober. Ici, il s'agit pourtant encore d'un sujet d'amalgame. Nous ne gérons pas les plantations. Le groupe belge Fabbri y est majoritaire depuis 90 ans. Nous en avons hérité d'une participation, mais n'y avons jamais opéré.
M. David Assouline, rapporteur. - La justice vous a condamné, estimant qu'il s'agissait d'une procédure abusive.
Nous pouvons ici parler de procédures bâillons. Demander des sommes exorbitantes pousse souvent les producteurs à ne pas prendre le risque d'enquêter ou d'approfondir un sujet, car ils pourraient être ruinés s'ils étaient condamnés. Vous avez mené trois procédures de ce type, que vous avez perdues. On vous reproche souvent d'empêcher une certaine liberté d'enquêter sur vos activités.
Vous n'avez pas répondu à une question. Certains, dont un ancien Président de la République, vous accusent d'avoir fabriqué un candidat à la présidentielle. Quand il a été renvoyé d'I-Télé en 2012, vous avez, dit-on, piqué une colère noire. Il est ensuite revenu assez fortement dans le paysage. Personne ne vous croit étranger à sa présence. Il a pignon sur rue sur l'antenne de CNews. Aussi, personne ne pense que les médias que vous saisissez n'ont aucune connotation idéologique ou politique, et que vous n'y opérez aucun changement dans la ligne éditoriale et dans les rédactions quand vous en prenez le contrôle.
Vous vous définissez comme démocrate-chrétien. Le racisme et le négationnisme sont-ils des valeurs démocrates-chrétiennes ? Je ne le crois pas. Une telle ligne éditoriale s'impose-t-elle à votre insu dans les médias que vous contrôlez, avec les hommes et les femmes que vous y mettez ? Leurs idées et revendications politiques sont souvent marquées à l'extrême droite. N'y êtes-vous pour rien ?
M. Vincent Bolloré. - Vous assemblez plusieurs morceaux de sujets pour en fabriquer une histoire. On pourrait dire que je suis déconstructionniste, woke, au vu de la polémique sur « iel ». « iel » c'est le Petit Robert. Le Petit Robert c'est Editis. Editis c'est Vincent Bolloré, donc Vincent Bolloré est déconstructionniste ! Vous avez des dizaines de milliers d'heures sur nos programmes.
Éric Zemmour vendait des dizaines de milliers d'exemplaires de ses ouvrages bien avant de revenir sur CNews. Il est sur Le Figaro et sur la 6. Pourtant, c'est quand il apparaît sur CNews que cela pose problème. Les courants de pensée sont si nombreux dans nos livres, dans nos émissions. Personne ne savait, personne ne pensait qu'il serait Président de la République.
M. David Assouline, rapporteur. - Il ne l'est pas encore.
M. Laurent Lafon, président. - En 2016 devant le Sénat, vous disiez que votre rôle, en tant qu'actionnaire principal, visait à fixer un cap, à nommer des équipes, à parler avec elles et à répondre à leurs questions. La définition de ce cap va-t-elle jusqu'à définir la ligne éditoriale lorsqu'il s'agit d'un média ? Allez-vous jusqu'à choisir les journalistes et éditorialistes ?
M. Vincent Bolloré. - Je choisis des dirigeants. Depuis 40 ans, ce groupe a repéré des talents. On parle aujourd'hui d'Éric Zemmour, mais on pourrait citer Yves Calvi, Bono, Marc Levy ou Bernard-Henri Levy, avec qui j'ai passé du temps. Avant de devenir conseil, mon travail consistait à fixer des caps, à choisir des gens et à les laisser travailler. Les dirigeants du groupe Vivendi et de Canal ont des personnalités, de l'autorité, des compétences. Ils sont d'ailleurs pénalement responsables de ce qui se passe dans leur média. Je ne vois pas comment leur imposer quoi que ce soit. Aucune personne interrogée au cours des commissions que vous avez tenues jusqu'à présent n'a dit que j'étais intervenu personnellement sur quoi que ce soit.
Je le répète, le groupe est si vaste qu'on peut dire tout et son contraire sur mes idées. Je ne peux d'aucune façon être tenu responsable de ce qui est exprimé. Au contraire, toutes les expressions sont sur les différentes antennes.
En réalité, notre part d'audiences sur l'information est risible tant elle est minime. Sur Canal, les vrais sujets sont le sport, le cinéma et les séries.
M. Laurent Lafon, président. - Puisque les droits d'émettre sont limités, la télévision n'a pas été construite sur un schéma de télévision d'opinion. Pour autant, un certain nombre d'observateurs constatent que la chaîne CNews n'est pas loin d'être une télévision d'opinion. Partagez-vous ce constat ?
M. Vincent Bolloré. - Dans son audition, Thomas Bauder indique que c'est une chaîne de débats. Maxime Saada ou Arnaud de Puyfontaine, qui aurait d'ailleurs dû prendre ma place, vous le diront. Personne n'a l'ambition, l'intention ou l'erreur de vouloir créer des chaînes d'opinion. Le groupe Vivendi-Canal est positionné sur la liberté d'expression pour donner le meilleur à ses clients voulant voir du sport, du cinéma et des séries.
M. David Assouline, rapporteur. - M. Zemmour écrit lui-même que c'est vous qui l'avez convaincu de rejoindre la chaîne. Il était déjà condamné pour certains propos à cette époque. Il a encore été condamné hier.
M. Vincent Bolloré. - Je vous l'ai dit, je rencontre beaucoup de gens. M. Zemmour était très connu bien avant de me rencontrer. Il vendait des centaines de milliers de livres, et apparaissait sur d'autres chaînes sans que cela pose problème.
M. Laurent Lafon, président. - S'il n'est pas élu Président de la République, souhaiteriez-vous qu'Éric Zemmour revienne sur CNews ?
M. Vincent Bolloré. - Je n'ai pas le pouvoir de nommer qui que ce soit à l'intérieur des chaînes. Je peux proposer et donner mon avis. Si quelqu'un n'a pas envie de le faire, il ne le fait pas. 4, 5, 6 ou 7 personnes, connues pour leur force, ne feront pas ce qu'elles ne jugent pas bon pour la chaîne. Ma capacité d'imposition personnelle n'est pas très importante, contrairement à ce que vous pensez.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Sans faire de jeux de mots, je crois que nous battons des records d'audience grâce à vous. Je précise que nous sommes ici réunis pour comprendre et analyser la situation afin de nourrir l'écriture d'une loi, pour l'adapter à la société actuelle.
Vous avez commencé votre carrière professionnelle à 18 ans, en 1970, à l'Union européenne, industrielle et financière. C'est assez actuel. Un demi-siècle d'une trajectoire exceptionnelle s'en est suivi. Cette réussite familiale inspire dans notre pays le respect et l'admiration, car c'est ainsi qu'on crée de la richesse, de l'emploi et le sacro-saint pouvoir d'achat, ou du rejet et de la suspicion, car dans notre beau pays, la réussite déplaît.
Qu'on vous apprécie ou pas, personne ne peut nier que vous êtes un visionnaire. Vous vous êtes lancé dans les médias dans les années 2000. À votre avis, comment peut-on concilier, à notre époque, la nécessaire recomposition du marché des médias avec la non moins nécessaire préservation du pluralisme qui fait vivre notre démocratie ?
M. Vincent Bolloré. - Je vois personnellement un grand pluralisme aujourd'hui. Si on veut écouter les uns et les autres, on est capable de le retrouver. Le vrai danger provient des GAFA, qui pèsent un poids considérable et passent au travers de tuyaux non contrôlés ou contrôlables. Sommes-nous capables, tout en permettant à des médias de se développer et de leur faire gagner de l'agent, de rester dans la pluralité ? Je le crois.
La concentration des médias pose forcément problème. La taille de nos concurrents aussi.
Dans trois semaines, le groupe fêtera ses 200 ans. Nous aurons connu trois rois, un empereur, 26 présidents de la République. Nous nous adapterons. Je le répète, je fais le paratonnerre avec plaisir. C'est mon travail. Je ne sais pas ce qui se passera ensuite. Nos concurrents sont énormes. Ce n'est pas parce qu'il a mal travaillé que Canal a dû affronter des difficultés. Il s'est trouvé devant un petit vendeur de cassettes, qui est tout à coup devenu un géant à 400 milliards d'euros de capitalisation, et qui réalise finalement des séries en payant le double. À la fin, lorsqu'il aura atteint un certain nombre de clients français, continuera-t-il à faire la place de la culture dans notre pays ? Lorsque des entrepreneurs sont implantés dans ce pays, ils sont plus enclins à défendre sa culture que s'ils sont à l'étranger. C'est le cas dans tous les secteurs industriels. Si un groupe français rencontre des difficultés, il gardera ses usines en France. Si c'est un groupe étranger, il les fermera.
La mission est difficile. Il faut aider les gens à se développer, mais aussi éviter une concentration trop forte. Je ne peux malheureusement pas répondre à cette question.
M. Michel Laugier. - Qu'est-ce qui vous attire dans les médias, à part la rentabilité ? Depuis que vous êtes investi dans ce milieu, vous avez pris beaucoup de coups. N'ont-ils pas eu d'effets collatéraux sur les autres activités de votre groupe ?
Ensuite, vous êtes propriétaire d'Havas, qui met en place des programmes publicitaires et conçoit des publicités ensuite achetées par des médias. Dans ce cadre, n'est-on pas tenté de toujours aller vers des médias appartenant au même groupe ?
Enfin, nous avons récemment auditionné le directeur général de Reporters sans frontières. Il nous a parlé à sa façon de votre personne. Vous est entre autres reprochée une gestion brutale dans les affaires. L'assumez-vous ?
M. Vincent Bolloré. - Je ne pense pas qu'il y ait de gestion brutale. J'ai simplement le courage de dire les choses et de prendre les mesures adéquates quand il le faut. Si c'est ce que vous qualifiez de « brutal », alors je le suis. C'était brutal de dire à Canal que le groupe perdait 400 millions d'euros.
Vous parliez de coups. J'ai avec moi une vidéo reprenant des séquences diffusées à l'antenne lorsque j'étais président de Canal et actif à l'époque, parce qu'après j'ai laissé la présidence à Maxime Saada et à Jean-Christophe Thiery.
M. Laurent Lafon, président. - Il nous reste de nombreuses questions. Je vous propose de passer ce film en fin d'audition.
M. Vincent Bolloré. - Il est vrai que les coups sont nombreux. Je fais office de paratonnerre. Je pense néanmoins que les équipes sont grandement satisfaites de voir que le groupe gagne de l'argent et la situation est rétablie. Nous pouvons investir à l'étranger.
En effet, les coups ne sont pas bons pour le moral. Quand je suis arrivé à la tête de Vivendi, on m'a conseillé de m'asseoir, de prendre la cave à cigares et de ne rien faire, de profiter. Ce n'est pas mon ADN. Lorsque j'étais en 7e 1, ma maîtresse avait envoyé un bulletin de consigne où il était inscrit « Vincent se mêle de tout, il n'a plus qu'à prendre ma place ». Si c'est pénible, je ressens tout de même le plaisir du travail accompli, la satisfaction de sauver 80 000 personnes. Aujourd'hui, le cinéma français n'est plus inquiet vis-à-vis de Canal. S'il préfère Amazon ou Netflix, c'est son choix, mais le choix de Canal ne lui a pas été retiré. C'est ce qui récompense les coups pris, que j'estime souvent injustes.
Havas ne fait que prendre la publicité de ses clients pour la mettre sur des médias. S'il s'amusait à placer cette publicité sur ses propres médias, ce serait très rapidement visible, et ce serait un problème. Le groupe Canal+ pèse 5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont seulement 100 millions d'euros de publicité, soit 2 %.
Mme Monique de Marco. - Vous avez exprimé l'intention de faire rayonner la culture française face à la culture asiatique et américaine. Ces intentions sont louables. Parallèlement, comprenez l'inquiétude générée par vos acquisitions dans le domaine des médias et de l'édition. Le 14 janvier, la rédaction du JDD a par exemple exprimé ses craintes de devenir, je cite, « un vulgaire média d'opinion comme CNews » suite à la nomination de Jérôme Béglé en tant que directeur général. La rédaction est très inquiète pour son indépendance. Avez-vous des réponses à lui apporter ?
Ensuite, le candidat Éric Zemmour annonce vouloir démanteler le service public, France Télévisions et Radio France. Partagez-vous ses propos ?
M. Vincent Bolloré. - Je n'ai pas plus de responsabilités et de poids sur Éric Zemmour que n'en ont Nicolas de Tavernost ou le propriétaire du Figaro. Il est dit qu'il me téléphone tous les jours, que nous déjeunons ensemble chaque mois. Je n'ai pourtant déjeuné qu'une seule fois avec lui, lorsque nous lui avons proposé de rejoindre CNews. Éric Zemmour a le droit de s'exprimer. Son programme ne me regarde pas. Je ne fais pas de politique, je n'en ai jamais fait.
Ensuite, je n'ai aucune responsabilité dans le JDD. Je n'ai nommé personne. Arnaud Lagardère gère son groupe. Évidemment, la pression des médias est telle pour me faire passer pour une personne épouvantable que la rédaction ne peut qu'avoir peur. Si elle voulait me voir, elle réaliserait que je suis tout à fait normal et que je ne représente aucune menace.
Enfin, Arnaud de Puyfontaine connaît la presse par coeur. C'est un garçon tout à fait remarquable. S'il devait un jour y avoir une autorisation de Bruxelles et un lien entre les groupes Lagardère et Vivendi, je suis certain qu'il se passerait sans encombre, comme pour les autres magazines du groupe Vivendi.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Nous avons auditionné en début de semaine un professeur d'université, historien des médias, qui nous a indiqué que la concentration n'était pas un problème démocratique, mais une question économique. Il indiquait qu'il n'y avait pas de rapport entre concentration et pluralisme, et qu'au contraire, en quarante ans, les supports de diffusion s'étaient multipliés. Pourtant, seuls 16 % des Français font confiance aux journalistes. Qu'en pensez-vous ?
M. Vincent Bolloré. - Je ne suis pas compétent dans ces matières. J'estime qu'il est possible de se renseigner, de lire, d'écouter la télévision, de regarder sur le net des informations si diverses que les gens se font ensuite des idées. Je n'ai pas d'opinion à exprimer. Je rappelle que le sport, le cinéma et les séries constituent l'essentiel de la vie du groupe à la télévision. Ce que nous pourrions qualifier d'outil d'information ou de propagande est insignifiant. Si nous avions eu un projet politique, nous ne serions sûrement pas allés vers Canal, mais plutôt vers la 6 ou vers des opérations bien plus ouvertes. Nous sommes intéressés par l'international, qui concentre plus de la moitié de 20 millions d'abonnés. Si vous me reconvoquez dans cinq ans - et je serai alors gâteux --, vous verrez que Canal comptera 30 millions d'abonnés, dont 20 millions à l'international. Le sujet politique n'y est pas essentiel.
M. Julien Bargeton. - Vous avez indiqué que le lien avec Havas était inexistant. Pourtant, lors de l'assemblée générale de Vivendi du 24 juin 2014, vous avez affiché votre volonté de transformer cette holding financière en groupe industriel intégré dans les contenus. Il semblerait que lorsqu'Havas média, que vous contrôlez, recommande à un annonceur de choisir un média pour diffuser ses publicités, les chaînes du groupe Canal+, que vous contrôlez également, sont favorisées. En 2018, elles ont représenté 12,1 % des espaces publicitaires achetés par Havas, alors qu'elles n'ont pesé que 9 % chez les autres agences concurrentes.
Aussi, pouvez-vous nous dire si des consignes ont déjà été données chez Havas médias pour favoriser les chaînes Canal+ ? Sinon, comment expliquer cette différence par rapport aux autres agences ? A-t-elle été corrigée depuis 2018 ?
Ensuite, CNews a reçu le 3 décembre une mise en demeure du CSA relative à l'équilibre des opinions, notamment avec la diffusion jugée nocturne pour les temps de parole de l'exécutif ainsi que ceux de LFI. Pouvez-vous nous garantir que des mesures ont été prises pour mettre fin à ces pratiques, et que le rééquilibrage a été opéré ?
M. Vincent Bolloré. - Sur la deuxième question, je n'ai aucun pouvoir pour demander à quiconque de rééquilibrer. Thomas Bauder a indiqué qu'il ne s'agissait que d'une mise en demeure préventive, et que depuis, les équilibres avaient été maintenus sur une règle du jeu qui lui était d'ailleurs inconnue, à savoir le distingo entre le jour et la nuit. La chaîne s'est remise en ordre. Je ne vois pas pourquoi les dirigeants s'exposeraient à des sanctions en agissant de manière illégale.
Je ne dirige plus Havas depuis des années. Vous pouvez en recevoir les responsables. Le débat sur les 12 ou 9 % est ancien. Certains disent que Publicis, notre concurrent, fait exprès de ne pas donner de publicités à Canal, et qu'Havas lui en donne au contraire un peu plus. Je le répète, Canal réalise 5 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Les 3 % supplémentaires d'Havas représentent peut être 1 ou 2 millions d'euros. Aucune consigne anormale ne peut être donnée pour des sommes aussi risibles. Interrogez les responsables d'Havas si vous le souhaitez. Vous verrez que les cinq ou six grands groupes de publicité dans le monde sont très vigilants, sans quoi ils perdraient leurs clients. Ils ne donnent de la publicité que dans des endroits où les tarifs sont favorables et où les clients trouvent un intérêt.
En revanche, nous sommes effectivement un groupe industriel intégré dans le cadre de la création avec Havas. La durée des films et séries ne fait que se réduire. Cette tendance devrait se poursuivre. Or, qui sont ceux qui font les films les plus courts et efficaces ? Les publicitaires. C'est un sujet pour le futur. Nous devrions étudier la possibilité de faire travailler les créatifs d'Havas avec des créateurs de série pour créer des formats à travers le monde.
Mme Sylvie Robert. - Vous évoquez une question purement économique, et expliqué le problème posé par la concentration des médias relève de la taille de vos concurrents. Je comprends que vous considérez qu'il faut concentrer davantage pour affronter ces derniers. Je m'interroge sur votre stratégie pour aller plus loin, même si je sais que vous n'êtes que conseiller, et que vous allez passer la main prochainement.
Ensuite, êtes-vous d'accord avec le qualificatif de concentration horizontale ou verticale, qui permet d'avoir un système intégré ? Dans le paysage actuel, face à ces concurrents qui posent problème, pensez-vous que nous puissions concentrer encore plus ? Vous l'avez compris, cette commission d'enquête a été créée parce que la question du pluralisme, de la démocratie, de la loi de 1986, de la liberté des rédactions, est un sujet.
Qu'est-ce qu'est pour vous l'information dans une démocratie vivante, vivace, comparé à ce que nous pouvons voir de l'autre côté de l'atlantique en termes de débat public ?
Enfin, d'I-Télé à CNews, environ 70 journalistes sont partis, pour différentes raisons. Ces départs posent également question.
M. Vincent Bolloré. - Des gens effrayés partent. D'autres, contents, arrivent. Il en va de même dans la vie, dans les partis politiques, à la Chambre. Nous n'avons pas détruit des rédactions pour nous retrouver face à un champ de ruine. Nous avons reconstruit, avec des gens qui en avaient envie. Certains peuvent ne pas souhaiter travailler avec les équipes que j'ai mises en place, pour différentes raisons. C'est leur droit. Je ne peux toutefois pas dire que nous avons fait partir des gens sans préciser qu'un nombre supérieur de journalistes est revenu.
Permettez-moi ensuite de vous donner un exemple très parlant de concentration horizontale. Aux États-Unis, Hachette et Editis étaient trop petits pour acheter les éditions Simon & Schuster. Ils auraient pu le faire ensemble, mais c'est finalement Bertelsmann qui l'a racheté. Même si Hachette et Editis se mariaient, ce qui n'arriverait pas sans que des mesures soient prises en France, nous ne serions encore que les troisièmes, loin derrière les premiers en termes de valeur et de profitabilité.
Il est sans doute encore plus intéressant d'évoquer la concentration verticale, dont le groupe Disney est un bon exemple. Personne ne demande d'interdire d'envoyer Blanche Neige ou Peter Pan à Eurodisney. La stratégie de ces groupes vise à faire un peu de tout à 360 degrés. Ils trouvent un personnage - ici, Mickey -, ils créent un journal, des dessins animés, des clubs et villages de loisir. Lorsque les personnages deviennent un peu désuets, ils réalisent des films avec des acteurs plus épicés. Ensuite, ils se tournent vers Marvel et les superhéros. À la fin, tout fonctionne ensemble. C'est le fameux soft power américain. Les Asiatiques en font de même.
Je ne voudrai pas vous laisser l'impression que nous allons lancer une grande machine. Pour que des créatifs restent avec vous, ils doivent être appréciés. Pour qu'un auteur écrive son livre, soit heureux et reste chez vous, vous devez lui donner un cadre personnel. Ce ne sont pas de grandes machines, mais au contraire des alliances faites sur mesure. Prenons l'exemple d'Alex Lutz, ayant commencé sa carrière en tant que speakerine dans des petits programmes de Canal. Il est aujourd'hui l'un des plus grands acteurs, connu à l'international. Angèle est elle aussi désormais connue à l'étranger. Mes successeurs, s'ils en ont l'envie et la possibilité, ont la grande chance de pouvoir prendre ces Français peu ou pas connus, et de les projeter dans le monde entier.
Dans le monde de l'édition, à l'exception de quelques personnes gagnant beaucoup d'argent, les auteurs ne s'en sortent pas avec leurs droits d'auteur. Un groupe capable de proposer à un auteur français de traduire son oeuvre à l'étranger, de l'adapter en série ou en plus petits éléments digitaux pour les passer sur Dailymotion, Canal ou autre, me semble être un sujet passionnant pour ce fameux softpower, qui reste très important pour la France.
M. Bernard Fialaire. - J'aimerais que vous nous dispensiez vos conseils avant d'être gâteux, comme vous le dites - bien qu'il nous reste à mon avis un peu de temps. Vous nous indiquez que la rentabilité économique est votre motivation face aux mastodontes auxquels vous faites face. Nous savons que la culture française et la francophonie ne sont pas majoritaires dans le monde. Ne risquons-nous pas de les délaisser un jour pour des raisons de rentabilité ? Au contraire, les plus petites sociétés ayant la bonne zone de chalandise ne seraient-elles pas celles qui permettent de les faire vivre ? La concentration visant à résister aux Gafam ne risque-t-elle pas de nous obliger à entrer dans une culture insipide internationale, et à perdre notre propre culture ? La puissance publique doit-elle être très contraignante pour imposer la culture française ? Nous nous interrogeons réellement sur ce qui peut préserver la créativité de la culture française, sans trop la protéger ou la priver de libertés et de créativité, sans la laisser se diluer dans une culture internationale pour des raisons de rendement économique.
M. Vincent Bolloré. - Je crois que mes successeurs sont convaincus que notre histoire est un trésor à exporter. Nous disposons de lieux magnifiques à filmer. Versailles et Clovis sont plus intéressants que Superman 2, 3, ou 4. De temps en temps, nous pouvons nous orienter vers plus de subtilité et de raffinement. Si vous favorisez les groupes français, ou du moins si vous ne les empêchez pas de vivre, et si vous ne favorisez par des étrangers souhaitant prendre pied en France avant de normaliser le même film dans le monde entier, je pense que vous y parviendrons. Nous avons une vraie richesse. Les talents et les résultats se conjuguent. Universal Music, c'est à la fois des talents formidables et des résultats. Je pense que Canal Vivendi peuvent en faire de même.
Jean-Luc Lagardère a laissé une situation compliquée à son fils. Il n'avait que 5 % du capital, et avait mis en place une organisation comparable à un château fort, sans être totalement indestructible. Lorsqu'il a pris la suite de son père, Arnaud s'est endetté pour racheter des actions et pour montrer à ses équipes et au monde entier qu'il avait confiance, et qu'il voulait développer ce groupe. C'était courageux. Il a ensuite fait face à une pandémie, qui a touché un de ses secteurs les plus importants. Il est resté engagé. Il a internationalisé, car Hachette ne se résume pas à la France. Ce groupe doit être soutenu, ce qu'a d'ailleurs fait l'Etat à travers un PGE. Nous soutenons nous-mêmes Arnaud Lagardère et sa politique. Est-ce que les pouvoirs publics doivent s'en charger, ou des fonds privés ? Je ne sais pas. Pour autant, ce sont ces groupes qui créeront demain la richesse de la France. Arnaud aime ce pays. Nous avons intérêt à aider ces gens plutôt que des étrangers qui arrivent, sont très aimables, mais que vous ne verrez plus dans deux ans.
Vous parlez de mesures à prendre. Avec la chronologie des médias, nous ouvrons la porte du cinéma, comme celle du football, à de grandes plates-formes. Vivendi s'adaptera, comme depuis 200 ans. Il est pourtant de votre rôle de défendre notre pays, comme les étrangers défendent le leur. Si vous vous intéressez à la répartition du chiffre d'affaires par activité, vous constaterez que tous les groupes allemands travaillent ensemble.
M. David Assouline, rapporteur. - Oui, mais ils ne sont pas dans des ports en Afrique.
M. Vincent Bolloré. - Vous le savez, nous sommes obligés d'en sortir. Je le regrette d'ailleurs. Ce continent est à nos portes. Il va compter 2 milliards d'habitants. C'est la Chine de demain.
M. David Assouline, rapporteur. - En Allemagne, ce sont des groupes de presse, absents du BTP ou de l'armement, par exemple.
M. Vincent Bolloré. - M. Bouygues est un Français. Il gère ses affaires remarquablement. Lui aussi est arrivé dans une situation un peu complexe. Il n'y a rien à reprocher. Ce groupe ne s'est pas internationalisé, mais je ne vois pas le problème.
M. David Assouline, rapporteur. - Les groupes allemands que vous prenez en exemple sont des groupes de média et de presse. En France, ce sont des investisseurs qui viennent d'autres mondes, dont le BTP.
M. Vincent Bolloré. - Il en va de même dans d'autres pays. Le groupe Berlusconi intervient dans de nombreuses activités autres que la presse en Italie. Le groupe Caltagirone est dans le bâtiment.
M. Laurent Lafon, président. - Pourquoi laisser partir Universal Music ? Il y a cinq ans, vous nous expliquiez ici même que cet acteur était un élément clé du groupe. Vivendi cède aujourd'hui des actions pour le remettre sur le marché. Pourquoi ?
M. Vincent Bolloré. - Le groupe Bolloré n'est pas sorti d'Universal et détient toujours ses 320 millions d'actions. Simplement, un certain nombre d'actionnaires de Vivendi ont demandé, depuis le premier jour, de séparer les activités.
Plus de 70 % du capital de Vivendi est détenu par des fonds étrangers qui ne lèveront pas le petit doigt si Canal+ ou Dailymotion ne fonctionnent plus ou sont vendus. Cela ne les intéresse pas. Au contraire, Yannick Bolloré, Arnaud de Puyfontaine ou Jean-Christophe Thiery sont français. Ils souhaitent poursuivre des aventures, du moins je l'espère. J'ai essayé de bâtir ma succession sur cet affectio societatis qui nous a permis de tenir 200 ans. Dans le monde, peu d'entreprises ont survécu aussi longtemps malgré deux guerres mondiales, plusieurs révolutions, des évolutions techniques, des disputes familiales, des évolutions de produits, et ont réussi à rester au même endroit et à se développer dans le même pays.
M. Pierre Laurent. - Depuis le début de l'audition, vous vous employez à vous présenter comme un groupe modeste. En vérité, le paysage de l'information et de l'audiovisuel français compte très peu d'acteurs, en dehors du service public. Cinq ou six groupes contrôlent aujourd'hui l'essentiel des médias. Vous êtes l'un des acteurs importants en France. Nous avons parlé d'Havas. La publicité n'est pas uniquement une question de marché, mais surtout de stratégie pour la survie de beaucoup de titres. Sur ce sujet, vous n'avez rien dit de vos appétits futurs. Voulez-vous encore grossir ? Jusqu'où pensez-vous qu'un groupe peut aller dans la part de contrôle d'un secteur comme celui-là, sans mettre en cause les principes du pluralisme, de la diversité et de la création ?
Ensuite, vous indiquez vouloir devenir un champion de la culture française et européenne. Singulièrement, la culture française ne repose pas uniquement sur la rentabilité, sans quoi la diversité actuelle ne serait pas ce qu'elle est. Si nous avions copié les Américains il y a vingt ou trente ans, il n'y aurait plus de cinéma français, et probablement plus de cinéma européen, pour ce qu'il en reste. Nous avons inventé en France un modèle original, qui ne s'est pas appuyé uniquement sur des champions, mais sur des politiques publiques ou sur la taxation des billets. Des acteurs, y compris privés, ont joué un rôle particulier au nom de la culture française. Jean-Luc Lagardère a porté à bout de bras le système de distribution mutualisée de la presse française des années durant, pas pour des raisons de rentabilité, mais par attachement à une certaine conception du pluralisme. Je n'entends pas cela dans vos propos. J'y vois plutôt un modèle qui ressemblerait à celui des Américains. Je ne suis pas certain qu'il soit le plus pertinent pour porter la culture française ou européenne, ou les valeurs que nous avons su porter.
Enfin, je m'étonne que vous banalisiez la question concernant Éric Zemmour, d'autant plus que vous avez fait référence à la résistance en évoquant votre histoire familiale. Je suis d'une famille politique assez sensible à cette question. Ma grand-mère figure parmi les Justes parmi les nations, parce qu'elle a risqué sa vie pour sauver des enfants juifs. Non, Éric Zemmour n'est pas une opinion comme une autre. Hier, il était condamné pour la troisième fois pour incitation à la haine raciale. Ses déclarations sur Vichy sont problématiques pour la démocratie française. Évidemment, il a son opinion, qui peut malheureusement être partagée par certains. Prendre la responsabilité de lui donner de la place éditoriale n'est cependant pas comparable à n'importe quelle opinion. Sinon, cela signifierait que les jugements répétés à son égard sur les questions de racisme de comptent pas. En démocratie, je pense que nous pouvons nous accorder sur le fait que le racisme n'est pas une opinion comme une autre, mais qu'elle est un délit. Sur cette question, la banalisation ne me semble donc pas acceptable.
M. Vincent Bolloré. - Vous connaissez le mot injustement attribué à Voltaire « je ne partage pas vos idées, mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer ». J'ai avec moi un mot du général de Gaulle adressé à mon père : « à Michel Bolloré, en souvenir de notre combat commun ». Sur le plan de la démocratie et du reste, mon ADN va bien. Je vous l'ai dit, Éric Zemmour était présent sur d'autres chaînes. Nous l'avons retiré de CNews, il est sur BFM chaque soir. Pourquoi sommes-nous les seuls à nous le voir reprocher ? Recevez-vous les responsables de BFM pour leur demander comment ça se passe ? A-t-il ou non le droit de s'exprimer ?
Dans le groupe Canal, le fait politique ne représente même pas 1 % de l'antenne. On ne peut pas assurer indéfiniment que tout ce que nous construisons répond à des volontés politiques. C'est faux, comme il est faux de dire que nous sommes tout puissants. Nous sommes tout petits.
De même, nous ne sommes pas uniquement à la recherche de rentabilité. Je me suis mal exprimé. Au contraire, je pense que nous devons aller vers les contenus et les talents. Ce n'est pas incompatible avec la rentabilité. Si celle-ci est absente, les talents ne pourront pas continuer.
Vous me dites que vous avez protégé la culture française. Vous êtes en train de détruire tout ce que vous avez fait pour le cinéma avec la chronologie des médias. Canal avait du succès avec son cinéma, parce qu'il fallait attendre deux ou trois ans pour voir les films américains ou français sur les plates-formes étrangères. Vous allez maintenant les voir presque en même temps. Nous nous débrouillerons, mais vous ne pouvez pas parler de protection tout en mettant en oeuvre les mesures que vous prenez actuellement. Vous faites le contraire de ce qui est nécessaire pour protéger le cinéma français. Vous le détruirez, car vous n'aurez plus que cinq ou dix films importants financés chaque année par les plates-formes, alors que Canal en finance 250.
Enfin, je ne veux pas grossir. Mon ambition est de fêter le bicentenaire du groupe le 17 février, si l'épidémie le permet. J'espère avoir poussé mes successeurs à essayer de défendre la culture française. Ils m'assurent que c'est leur souhait. Vous le disiez plus tôt, on prend toujours des coups. Moi, j'ai la peau abîmée, mais je fais avec. Pour les jeunes qui arrivent, il est un peu compliqué de faire des procès d'intention sur des réalités qui n'en sont pas nécessairement.
M. Laurent Lafon, président. - La chronologie des médias ne dépend pas du Parlement, mais d'un accord interprofessionnel validé ou non par le gouvernement.
Vincent Capo Canellas. - Vous êtes un grand capitaine de l'industrie. Vous avez affiché des objectifs de rayonnement culturel de la France à l'international. Vous avez enfin indiqué être démocrate-chrétien. Je ne peux qu'être sensible à ce dernier point. Les démocrates-chrétiens savent que l'économie de marché est la base. Ils sont aussi soucieux de l'équilibre.
En termes d'équilibre économique, pensez-vous que les médias audiovisuels devraient pouvoir évoluer vers des médias d'opinion afin de mieux trouver leur public et donc d'assurer leur indépendance ?
Ensuite, que vous inspire l'exemple de télévisions étrangères telles que Fox News ?
Enfin, nous voyons bien que la culture du clash domine aujourd'hui les médias. Ils se tournent donc plutôt vers des éditorialistes clivants, qui apportent aussi parfois une logique d'opinion. Ne pensez-vous pas que nous manquions d'analystes moins clivants, pour donner une vision d'équilibre à laquelle sont sensibles les démocrates-chrétiens ?
M. Vincent Bolloré. - Je regarde peu la télévision. Je ne sais que dire sur ce qu'il s'y passe, y compris à l'étranger. J'estime que tant que les fréquences hertziennes appartiennent à l'État, ce dernier devrait en avoir un contrôle absolu. Créer des chaînes d'opinion ne me semblerait pas positif, mais je n'y connais pas grand-chose. Vous l'avez vu, nous ne représentons que 0,1 % des contenus d'opinion. Je peux vous parler de cinéma, de sport ou de séries. Sur le plan de l'information, c'est plus compliqué.
Je ne regarde pas la télévision étrangère. Je ne sais pas comment elle fonctionne. Je vois arriver d'immenses groupes, qui sont pour l'essentiel des plates-formes. Je pense qu'ils sont les dangers. J'ai travaillé avec les grands groupes. Ils sont très forts. Même lorsque j'étais président de Vivendi, je devais tenir compte des actionnaires, parce que je n'étais pas majoritaire. Les concurrents qui arrivent sont américains, avec des actionnaires majoritaires ayant des droits de vote multiples, interdits en France, ou asiatiques, avec une vision politique très claire. Comment s'en défendre ? Je ne sais pas.
Pierre-Jean Verzelen. - Vous comparez la taille des Gafam et des médias français. Dans la réalité de l'action quotidienne de votre groupe, les voyez-vous vraiment comme vos concurrents, au-delà même de leur taille, par la nature de vos métiers ? Vos concurrents ne seraient-ils pas plutôt des acteurs tels que Bertelsmann ?
Ensuite, quel est votre avis sur le rapprochement de TF1 et M6 ? Ils nous indiquent devoir se regrouper pour être plus forts et concurrencer les Gafam. Croyez-vous à la réalité de cet argument ? Pensez-vous plutôt que ces deux entreprises ont besoin de se regrouper pour réduire leurs coûts de fonctionnement et maintenir leurs marges ? Pensez-vous que ce rapprochement puisse bousculer le marché, notamment en termes de publicité et de répartition des richesses ?
M. Vincent Bolloré. - Nos concurrents sont les plates-formes de cinéma ou de séries telles qu'Amazon, Apple ou Netflix, plus que Bertelsmann.
TF1 et M6 sont des groupes français, dont l'essentiel de l'activité se concentre dans notre pays. Nous le sommes nous aussi, mais nous rayonnons essentiellement à l'étranger. Je ne suis pas le mieux placé pour estimer les éventuels problèmes que pourrait occasionner ce rapprochement. Je ne suis pas en concurrence. Vous devriez recevoir Banijay, que nous avons aidé à devenir le numéro 1 mondial des programmes de flux en apportant les centaines de millions d'euros nécessaires. Je ne peux pas vous répondre concernant la télévision gratuite française, que je connais mal.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - M. Hugonet indiquait en début d'intervention que les gens qui réussissent dans notre pays entraînent soit le respect, soit la suspicion. Vous avez tout mon respect, en tant qu'homme s'étant construit et faisant travailler des milliers d'autres hommes.
Cette commission d'enquête a pour objectif de s'interroger sur la concentration des médias. Un certain nombre de chercheurs ou de personnes qui s'intéressent à ce sujet nous ont indiqué qu'ils ne la considéraient pas comme un problème. Pour un certain nombre de mes collègues sénateurs, elle constitue toutefois une vraie question de remise en cause probable de la démocratie. D'ailleurs, des propos tenus ce jour me choquent beaucoup. Ils ne sont absolument pas liés à l'audition de M. Bolloré. Les procès d'intention ne sont pas toujours sains dans les commissions. Certains de mes collègues ont cité M. Zemmour. Je n'en suis pas une fanatique. Pour autant, il a le droit de parler, comme M. Mélenchon. C'est l'honneur de notre démocratie et de notre diversité d'opinion que de pouvoir formuler l'expression de français. Lorsque nous voyons les scores réalisés par Éric Zemmour dans les sondages, nous devons nous poser des questions sur notre rôle en tant que politiques, plutôt que sur celui de la presse.
Vous dites ne pas être impliqué directement dans la formation des rédactions et le recrutement des journalistes. Je vous crois. Nous nous interrogeons aujourd'hui sur la concentration des grands groupes en ce qui concerne les médias. Nous ne nous posons d'ailleurs jamais la question du pluralisme du service public, qui fonctionne grâce à l'argent des Français. Moi, je me la pose. Vous la posez-vous également ? Pensez-vous que les médias disposent des outils suffisants pour préserver le pluralisme nécessaire, lié à notre démocratie ?
M. Vincent Bolloré. - Je le répète, je consomme peu la télévision. Mes journées commencent très tôt et finissent très tard. Je n'ai pas de temps d'absorber tous les contenus, quoique myCanal soit un outil informatique formidable, permettant de récupérer des programmes un peu plus tard. J'ai toutefois l'impression que le pluralisme existe dans notre pays, que tout le monde peut s'exprimer.
Sur le service public, je n'ai rien de particulier à dire. En tant que paratonnerre, j'ai vu passer toutes les critiques possibles. Une revue de presse montrerait sans doute que le service public dit plus de mal que de bien du groupe Bolloré. C'est ainsi, c'est la démocratie. Nous devons l'accepter. Je ne suis pas là pour qu'on me complimente. J'essaie juste de rétablir des faits.
Permettez-moi de diffuser rapidement ma vidéo.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous pouvez peut-être nous l'envoyer. Nous ne sommes pas une salle de projection.
M. Vincent Bolloré. - Je souhaitais montrer que lorsque j'en étais président, dans une période compliquée, tout le monde disait du mal de moi sur les antennes de Canal.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez montré ce soir encore que vous avez le sens de l'humour, sauf quand il s'exerce à votre encontre. Vous n'avez pas apprécié les Guignols de l'info, et n'avez pas reconduit le programme en 2018. Vous auriez même, dit-on, émis l'idée d'en écrire vous-même les sketches. Le 2 juillet 2020, vous avez licencié Bertrand Chameroy d'Europe 1 après une chronique vous concernant, d'ailleurs plutôt réussie au demeurant. Évoquons également le licenciement surprenant de Sébastien Thoen de Canal+ en novembre 2020 pour une parodie de L'heure des Pros, et de Stéphane Guy, pour le soutien qu'il lui a apporté, ou encore le départ de Nicolas Canteloup d'Europe 1 après une chronique vous concernant.
Vous avez développé les raisons profondes de votre investissement dans les médias, communes à d'autres acteurs. La puissance des Gafam ou des Chinois demande de grands groupes pour assurer la concurrence, et, ajoutez-vous, pour défendre la France et sa culture, que vous n'avez pas définie. Vous projetez vous-mêmes des graphiques pour nous montrer la taille des uns et des autres. C'est ce qui n'est pas convaincant. Nous allons continuer à travailler là-dessus. Quand Apple investit 15 milliards d'euros en une année, et que le podium audiovisuel français - vous, mais aussi TF1, M6 ou le service public - investit 5 milliards d'euros en cinq ans, la concurrence en termes de puissance financière et de capacité de production est dérisoire. Vous vous êtes qualifié vous-même de « nain » face à des géants. La résistance, la défense de notre valeur, est un modèle que nous avons construit avec des régulations pour que la diversité, le pluralisme, l'indépendance, la liberté des médias, la diffusion culturelle, la création puissent être toujours là.
Pour cette raison, j'ai lu la liste de ce que vous contrôlez. C'était long. Cette énumération montrait tout de même que sur le terrain français, cette diversité risque d'être appauvrie quand un même propriétaire contrôle quasiment toutes les maisons d'édition. Nous savons que les propriétaires ont un pouvoir pour favoriser tel ou tel livre. Il en va de même pour la radio, la télévision ou la presse écrite. Il faudrait l'accepter, en espérant que le propriétaire n'abuse pas de son pouvoir. Vous avez essayé de nous convaincre que vous n'interveniez pas, et que vous n'abusiez jamais de ce pouvoir. Or, les faits montrent que quand une rédaction n'est pas d'accord, on lui fait prendre la porte, qu'il y a des interventions pour nommer des gens de la même école de pensée, même si vous dites que vous ne faites pas de politique.
Nous auditionnerons le service public. Toutes les questions sur l'indépendance et le pluralisme de tous les médias seront les bienvenues.
J'ai exposé des faits. Lorsqu'à Europe 1, la rédaction indique partir, car elle ne peut plus travailler avec sa liberté, comme à I-Télé, nous ne pouvons que constater que vous êtes un interventionniste assez direct. Vous le niez.
M. Vincent Bolloré. - Sur Europe 1, je n'ai vu aucun journaliste. Personne ne m'a vu. Je ne sais pas comment vous pouvez affirmer que j'ai fait partir des journalistes. C'est ma réputation qui est faite.
M. David Assouline, rapporteur. - Tout est fantasme, tout est réputation. Nous le savons, dans le domaine des médias, l'autocensure par crainte du courroux de l'actionnaire existe. En tous les cas, votre affirmation du fait que vous ne vous souciez en rien de la ligne éditoriale et des contenus des médias que vous possédez ne me convainc pas. Vous avez en outre esquivé des questions qui vous interpellaient concrètement sur le sujet, notamment concernant le départ d'humoristes ou de personnes ayant osé vous critiquer.
Ce n'est pas votre ADN qui est en question. Nous avons tous un respect absolu pour l'histoire de votre famille et pour la Résistance. Ce qui se passe sur les antennes que vous possédez est d'autant plus étonnant. Ce ne sont pas des valeurs de la République. Ce n'est pas une question simple de pluralisme, mais d'actes délictueux condamnés par la justice. Vous n'avez à aucun moment indiqué que vous condamniez, comme l'a fait la justice, les propos en question d'Éric Zemmour.
M. Vincent Bolloré. - Je n'ai pas demandé que vous nous défendiez contre les Gafam. Nous nous débrouillerons. Nous nous adapterons, comme nous l'avons fait au cours des 200 dernières années. Je dis que vous faites absolument le contraire d'une protection. Je suis démocrate et chrétien, assurément. Si votre choix consiste à ouvrir la porte aux Gafam pour détruire Canal, faites ce que vous voulez. Canal se débrouillera, comme il le fait à travers myCanal et les alliances. Maintenant, nous distribuons Netflix et Bein. Nous ne pouvons en faire autrement. Nous ne quémandons pas votre aide.
Concernant TF1 et M6, là aussi, vous décidez souverainement. Il ne faut simplement pas qu'il y ait deux poids, deux mesures.
Je vous l'ai montré, notre taille est minime dans l'intervention politique, bien qu'on fasse beaucoup de bruit autour de nous. Allons-nous grandir ? Je n'en sais rien. Mes successeurs feront un choix.
Du reste, la liberté d'expression est très importante. Toutes les expressions sont à ma connaissance sur le groupe. À nouveau, vous nous faites sur Canal un procès comme si nous étions TF1 ou la 6. Les propos des gens diffusés sur leur antenne comptent. Sur nos chaînes, les sports mécaniques ou le cinéma représentent 99,99 % des contenus visionnés. Quant à Éric Zemmour, il passe sur la 6 ou dans Le Figaro. Il était sur I-Télé avant que j'arrive. Il est écrit que je lui téléphone chaque jour, et que je déjeune avec lui tous les mois. Si je ne dis rien, on dit que c'est vrai. Si j'intente un procès en disant que c'est faux, on m'accuse de faire un procès bâillon. J'assume d'être un paratonnerre.
Vous allez recevoir les dirigeants du groupe Canal ou de Vivendi, je l'espère. C'est un groupe patriote, français, dynamique. J'espère qu'il continuera.
M. Laurent Lafon, président. - Merci d'avoir répondu à nos questions. Nous ne pouvons visionner votre vidéo, en raison d'un problème de format. Nous la regarderons. Merci.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 50.
Jeudi 20 janvier 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Bernard Arnault, président-directeur général du groupe LVMH Moët Hennessy - Louis Vuitton
M. Laurent Lafon, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant ce jour M. Bernard Arnault.
Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Monsieur Bernard Arnault, votre parole publique est rare, notamment sur la situation économique des médias, et la commission d'enquête apprécie que vous ayez pu vous rendre disponible dans des délais relativement brefs pour témoigner devant elle.
Vous êtes président-directeur général et actionnaire majoritaire du groupe LVMH Moët Hennessy - Louis Vuitton, leader mondial de l'industrie du luxe. Je ne peux pas énumérer l'ensemble des marques que vous détenez et qui incarnent la France à l'international ; je citerai simplement Louis Vuitton, Dior, Tiffany, mais également le château d'Yquem, l'un des vins les plus prestigieux du monde.
Ce n'est cependant pas pour cette raison, qui pourrait valoir des journées d'échanges passionnants, que nous vous avons demandé de venir ce jour, mais pour votre engagement dans les médias. Il remonte à 1993, avec le rachat du quotidien économique La Tribune, puis l'hebdomadaire Investir. En 2007, vous avez cédé La Tribune et fait l'acquisition des Échos, puis du Parisien et du Parisien Magazine en 2015, pour constituer la holding Les Échos Le Parisien présidée par Pierre Louette, que nous avons entendu le 2 décembre dernier. En plus des titres éponymes, le groupe détient Radio Classique et le mensuel Connaissance des Arts - cette présentation n'est pas exhaustive.
Vous incarnez les grands capitaines d'industrie extérieurs aux médias qui choisissent d'y investir, ce qui constitue une spécificité française qui remonte au Second Empire et mérite d'être étudiée. La commission est donc très impatiente de vous entendre aujourd'hui.
Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, monsieur Arnault, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard Arnault prête serment.
M. Bernard Arnault, président-directeur général du groupe LVMH Moët Hennessy - Louis Vuitton. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous m'avez fait parvenir cette invitation pour que je m'exprime sur les médias et leur organisation capitalistique ; je vous en remercie. Ce sujet est assez marginal pour le groupe que je dirige, mais j'espère que mes propos pourront vous éclairer suffisamment. Je ne consacre que peu de temps à cette activité. Néanmoins, depuis le début des années 1990, lorsque j'ai pris la direction du groupe LVMH, j'ai pu approcher la réalité économique des différentes entités et leur fonctionnement, ainsi que leurs difficultés lorsque la conjoncture est délicate ou que leur position concurrentielle est moins pertinente. J'ai pu tirer de ces constatations quelques idées quant au rôle de l'actionnaire ; je suis heureux de vous les présenter brièvement avec mon oeil d'entrepreneur, avant de répondre à vos questions.
Tout d'abord, quels sont les contours du groupe de presse propriété de LVMH ? Nous détenons essentiellement quatre titres de presse écrite, Les Échos, Le Parisien, Investir, Connaissance des arts, mais aussi des médias audiovisuels autour de la musique classique, dont Radio Classique, Mezzo et medici.tv. S'y ajoutent quelques grands salons comme VivaTech, qui donne à la « tech » française un rayonnement mondial. Cela représente au total plus de 1 600 salariés, 644 cartes de presse, pour un chiffre d'affaires aux alentours de 400 millions d'euros et des pertes malheureusement substantielles.
Cet ensemble s'est constitué lentement, sans plan concerté. Les titres concernés ont été le plus souvent proposés au groupe par leurs propriétaires qui souhaitaient s'en défaire, soit parce qu'ils avaient échoué à trouver des repreneurs aussi passionnés qu'eux, soit parce qu'ils ne pouvaient plus faire face au besoin régulier de liquidités.
LVMH a ainsi acquis Radio Classique en 1999, alors que Pierre Faurre, président de la Société d'applications générales d'électricité et de mécanique (Sagem) - un ingénieur passionné de musique classique - cherchait un repreneur. Le groupe a acquis Connaissances des arts en 2000 lorsque la famille qui le détenait a souhaité s'en séparer ; Les Échos en 2007 quand le groupe anglais Pearson voulait le vendre et qu'il était alors possible de faire revenir en France le premier journal économique français. Il a acheté Le Parisien en 2016 lorsque la famille Amaury a estimé ne plus pouvoir en assumer la lourde charge, et plus récemment, Challenges, dont Claude Perdriel, ingénieur qui a fait de la presse une des passions de sa vie et s'est montré très soucieux de trouver des soutiens solides pour son oeuvre, a souhaité que LVMH reprenne la part minoritaire du groupe Renault.
Pourquoi le groupe LVMH a-t-il acquis tous ces titres ? Parce qu'ils sont des fleurons, dont le nom résonne dans la culture collective depuis plus de cinquante ou cent ans. Ce sont des références plurielles, diverses, respectées, indissociables des domaines de vie qu'ils couvrent. La vie économique et sa compréhension ne seraient pas les mêmes sans Les Échos. La vie quotidienne locale et nationale ne serait pas la même aujourd'hui en France sans Le Parisien. La culture des marchés financiers et l'attractivité des entreprises ne seraient pas aussi diffusées dans notre pays sans Investir. Et la couverture des événements artistiques ou musicaux ne serait pas aussi riche sans Connaissance des arts ou Radio Classique.
Ces titres sont, dans des domaines différents, irremplaçables. C'est la raison pour laquelle LVMH a accepté de temps à autre de conforter tel ou tel ; s'il est une référence incontournable, il nous paraissait nécessaire, dans l'intérêt général, d'oeuvrer à sa pérennité. Ces médias auraient-ils survécu s'ils n'avaient pas reçu l'investissement d'un actionnaire comme LVMH ? Vous me permettrez d'en douter : compte tenu du nombre de ceux qui ont disparu depuis vingt ans et de l'ampleur des révolutions technologiques actuelles, leur avenir - en dépit de leur qualité - était pour le moins incertain. On assiste en effet depuis une dizaine d'années à un bouleversement mondial et majeur dans ce domaine. Le regard quotidien sur les écrans sociaux planétaires, à travers le smartphone ou les plateformes comme Netflix, remplace la lecture des journaux et la télévision, en particulier chez les jeunes. De plus, la publicité dépensée dans les médias traditionnels est en forte régression au profit de ces nouveaux médias. La pérennité des titres traditionnels est donc loin d'être assurée à terme. Elle le serait encore moins si ces médias n'avaient pas d'actionnaires puissants capables de les aider pour faire face à ce défi structurel fondamental qui nécessite des investissements considérables.
Permettre à des fleurons français de briller, c'est ce qui anime depuis toujours LVMH. Comme vous avez eu l'amabilité de citer quelques noms parmi les 70 maisons du groupe, je n'allongerai pas la liste.
Depuis la création du groupe LVMH, mon équipe a concentré toute son ascension à la construction du premier groupe de luxe mondial autour de ces maisons artisanales prestigieuses, pour l'essentiel françaises. Nous employons aujourd'hui 175 000 personnes dont le monde, dont un peu plus de 40 000 en France. Le groupe anime plus de 100 sites de production, des manufactures artisanales en France. Il est le premier contributeur à l'impôt sur les sociétés (IS) dans notre pays, bien que son chiffre d'affaires soit, à plus de 90 %, réalisé hors de France.
LVMH a également une place importante dans le mécénat, notamment avec la Fondation Louis-Vuitton. Tout cela a été possible en s'appuyant sur quatre valeurs qui animent notre groupe : la créativité et l'innovation ; la recherche permanente de la plus haute qualité ; l'esprit entrepreneurial, indispensable au succès économique et à la motivation personnelle ; enfin, l'engagement sociétal, social, environnemental, qui donne un sens à notre action.
Notre relation aux médias s'inscrit dans cette démarche : investir dans les talents, dans l'innovation, insuffler de la créativité dans leur héritage patrimonial et un esprit de responsabilité dans leur gestion. Même si l'activité médias ne constitue qu'une toute petite partie de la réalité économique du groupe, nos valeurs s'appliquent également à elle. C'est sans doute pour cette raison que, tout au long des dernières décennies, nous avons été sollicités à plusieurs reprises. Nous représentons un ensemble de valeurs qui correspondent à ce qu'attendent les vendeurs, les cadres et les journalistes concernés.
Pour conclure, le rôle de LVMH en tant qu'actionnaire du groupe de presse Les Échos Le Parisien consiste essentiellement à accompagner l'adaptation de cette entité face à la concurrence de plus en plus forte des médias numériques planétaires, qui prennent chaque jour plus d'importance pour les lecteurs, les auditeurs, les annonceurs, au détriment des médias plus traditionnels que sont la presse écrite, la radio ou la télévision. Pour ce faire, il s'agit d'aider le groupe Les Échos Le Parisien à investir fortement dans les outils d'avenir - le web, le mobile, les nouveaux formats - afin de ne pas se laisser éclipser trop vite par les médias numériques mondiaux, qui sont toujours plus puissants et plus suivis par nos concitoyens. Pour parvenir à être la plus efficace possible sur le plan opérationnel, LVMH a donné à la direction de son pôle Médias, dirigé par Pierre Louette, une totale autonomie, la même qui caractérise la méthode de gestion décentralisée de notre groupe et s'applique à chacune de ses maisons.
M. Laurent Lafon, président. - Merci, monsieur Arnault, de cette présentation. Nous passons maintenant aux questions, qui seront l'occasion de revenir sur un certain nombre de points que vous venez d'aborder.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez exposé des activités que vous exercez dans le domaine des médias. À l'inverse de l'audition d'hier, ce n'est pas l'ampleur de ces acquisitions qui fait l'objet de votre témoignage devant notre commission d'enquête, car la liste est relativement brève : Les Échos, Le Parisien, Investir, Radio Classique, Connaissance des arts, Boursier.com. Ce qui est en jeu, ce sont des prises de contrôle ciblées répondant, selon d'autres médias, à certaines ambitions.
Vous avez été la première fortune du monde l'espace d'un instant. Votre groupe est puissant, organisé autour de différentes activités et emploie de nombreux salariés dans le monde. Il augmente ses bénéfices de façon incroyable en dépit de la pandémie. Aussi, nous avons du mal à penser que, pour une activité non bénéficiaire et, de surcroît, différente de votre métier, vous choisissiez d'investir dans des médias uniquement en vue de l'intérêt général. Vous devez certainement y trouver une motivation liée à vos activités.
Pourquoi de grands industriels provenant de secteurs très divers comme le luxe, le bâtiment et les travaux publics (BTP), ou encore l'armement, s'intéressent-ils aux médias ? Pouvez-vous nous préciser un peu plus concrètement cet intérêt ? Ce moyen d'influence, que vous appelez le rayonnement, n'est-il pas aussi un moyen de contrôler les critiques figurant dans la presse à propos de vos activités commerciales ?
M. Bernard Arnault. - Le groupe LVMH s'intéresse, je le redis, aux fleurons français, auxquels appartiennent ces groupes de presse. Certes, leur déficit est avéré, mais il est extrêmement faible en valeur absolue par rapport à l'ensemble du groupe. Il nous est apparu nécessaire d'investir dans ces médias, et ce dans l'intérêt général. Sinon, certains de ces titres n'auraient peut-être pas survécu.
Je signale que notre groupe n'entretient aucune relation économique avec les pouvoirs publics, puisque plus de 90 % de notre chiffre d'affaires est réalisé hors de France. Je vois mal en quoi une telle activité, qui s'apparente plutôt au mécénat, peut nous donner une influence quelconque concernant la marche de nos affaires. Je sais bien que l'opinion générale tend à considérer que les investisseurs dans la presse sont des hommes de médias désireux d'intervenir. Dans quel but ? En ce qui nous concerne, notre objectif est simplement de faire en sorte que ces entreprises réussissent à redevenir rentables - c'est la première fois que cela se produit pour Les Échos depuis dix ans - et que ce petit groupe de presse prospère.
M. David Assouline, rapporteur. - Un certain nombre de reproches ont visé la façon dont vous avez interféré dans des activités de presse. À la suite de la « une » de Libération, en septembre 2012, vous avez supprimé l'ensemble de la publicité de LVMH, à savoir 150 000 euros en moins pour le quotidien. En novembre 2017, Le Monde, qui enquêtait sur les Paradise Papers, a aussi été privé de publicité, pour un total de 600 000 euros. Confirmez-vous ces agissements ?
M. Bernard Arnault. - Pour Le Monde, c'est faux. S'agissant de Libération, avez-vous lu la « une » en question ?
M. David Assouline, rapporteur. - Tout à fait.
M. Bernard Arnault. - Avez-vous trouvé normal un titre aussi agressif à l'encontre de la première entreprise française, et pour un motif inexact ? Je n'ai en effet jamais eu l'intention de devenir résident fiscal belge. Cette prétendue vengeance est un pur fantasme, d'autant que nous ne faisions quasiment jamais de publicité dans Libération, dont les lecteurs ne sont pas nos clients. J'ai effectivement appelé le directeur du journal pour me plaindre que l'une des plus grosses entreprises françaises, son actionnaire et dirigeant soient traités de la sorte. Peut-être trouvez-vous que c'est une bonne chose ?
M. David Assouline, rapporteur. - Je ne suis pas là pour vous dire mon ressenti à ce sujet. Vous avez tout à fait le droit d'être choqué et de déplorer la façon dont la presse traite votre personne ou vos activités. Mais ce que nous examinons aujourd'hui, c'est l'utilisation des médias par la puissance économique ou financière pour interférer sur la liberté de la presse. Il existe d'autres façons de réagir.
M. Bernard Arnault. - Avez-vous d'autres exemples ? Car pour Le Monde, je le répète, c'est faux. Et sur Libération, nous ne faisions pas de publicité. Alors, où est le problème ?
M. David Assouline, rapporteur. - Une autre affaire récente a été plus médiatisée. M. Bernard Squarcini a été missionné par votre groupe pour enquêter sur la vie de M. Ruffin lors du tournage de Merci Patron. Je ne juge pas, j'énonce des faits actés par la justice, qui a ensuite proposé l'interruption des poursuites moyennant le versement 10 millions d'euros. Confirmez-vous que vous avez accepté cet accord ? Quelles suites avez-vous données à cette affaire au sein de votre entreprise ?
M. Bernard Arnault. - C'est bien la justice qui a proposé au service juridique de LVMH cette convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). Pour notre part, nous n'avions pas demandé d'accord conventionnel. Et dans le document en question, nous n'avons reconnu aucune culpabilité. Conformément à ce qui a été approuvé par la justice française, je réfute donc toute responsabilité dans ce dossier. Si vous insinuez que nous sommes coupables, monsieur le sénateur, je vous invite à lire la décision de justice.
M. David Assouline, rapporteur. - Je n'insinue rien, car je ne suis pas dans un dialogue personnel avec vous. Je vous dis ce qui est, tout en vous donnant la possibilité d'apporter des explications et de réagir. Vous avez donc accepté de donner 10 millions d'euros pour une affaire qui n'est pas un sujet pour vous.
M. Bernard Arnault. - Le juge nous a proposé cette transaction afin d'éviter que nous ne soyons pris dans cette affaire à laquelle nous n'avions rien à voir. M. Ruffin est très brillant, mais pour cette personnalité d'extrême gauche, le groupe LVMH est depuis toujours un épouvantail. Pourquoi ? Car nous sommes Français, embauchons et créons des ateliers en France. Comme nous représentons le contre-exemple flagrant de sa stratégie de communication, il est obligé de nous chercher en permanence des poux dans la tête. Il est bien légitime de l'avoir empêché d'assister à une assemblée générale où il avait prévu d'enfariner tout le monde !
M. David Assouline, rapporteur. - Nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde. Nous examinons les possibles interférences entre la puissance économique et la liberté de la presse. Je n'invente pas les faits dont je parle. Dans cette affaire, M. Ruffin n'accepte pas le jugement, contrairement à vous : si quelqu'un vous attaque alors que les faits sont infondés, vous lui donnez 10 millions d'euros pour éviter un procès. Chacun se fera sa propre opinion ; pour ma part, j'ai eu votre réponse sur ce dossier.
Nous pouvons donc aborder le point suivant de cette audition. Confirmez-vous votre participation au journal L'Opinion ?
M. Bernard Arnault. - Notre investissement dans ce journal est tout à fait minoritaire.
M. David Assouline, rapporteur. - Votre participation est de 24,8 %.
Comment la régie publicitaire du groupe Les Échos Le Parisien agit-elle à l'égard des marques du groupe LVMH ?
M. Bernard Arnault. - Comme la régie publicitaire de tout organisme de presse, elle a des relations avec les marques et essaie de les convaincre d'acheter des publicités. À cet égard, Pierre Louette se plaint régulièrement que nos marques n'investissent pas assez dans les magazines du groupe. Les chiffres en témoignent ; je pourrai vous les transmettre.
M. David Assouline, rapporteur. - Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à dénoncer en septembre dernier le pacte d'actionnaires qui vous liait à Arnaud Lagardère, autre acteur industriel investi dans la presse ?
M. Bernard Arnault. - J'ai soutenu Arnaud Lagardère, mais il avait choisi un autre partenaire pour son organisation capitalistique. Nous étions associés dans une société en commandite. Lorsqu'elle a été transformée en une société anonyme (SA) dont il est devenu président, l'intérêt d'un accord particulier avec lui s'amenuisait.
M. David Assouline, rapporteur. - Ce sujet recoupe l'audition d'hier et celle à venir de M. Lagardère. Vous étiez partisan d'acquérir chez Lagardère les parts que M. Bolloré a finalement obtenues. Que s'est-il passé ? Pourquoi M. Lagardère a-t-il fait ce choix ? Que pensez-vous de l'offre publique d'achat (OPA) inévitable du groupe Bolloré qui aura probablement lieu le mois prochain sur le groupe Lagardère : Europe1, Paris Match, Le Journal du dimanche (JDD) et les maisons d'édition ?
M. Bernard Arnault. - Arnaud Lagardère m'a contacté il y a deux ans parce qu'il était confronté à un activiste entré dans son capital. Il m'a demandé de le soutenir. Ma société familiale a donc pris des participations dans sa société en commandite. Puis, Arnaud Lagardère a passé un accord, désormais public, avec le groupe de Vincent Bolloré. Notre présence étant devenue moins évidente, nous sommes aujourd'hui un petit actionnaire qui détient 10 % de la SA.
M. David Assouline, rapporteur. - Je note une incongruité concernant les aides à la presse. Selon vous, sont-elles distribuées de façon équitable, sachant que votre groupe est de loin le principal bénéficiaire du secteur, deux fois plus que Le Figaro et Le Monde ?
M. Bernard Arnault. - Je ne suis pas un spécialiste de ces calculs. Néanmoins, allouer ces aides en fonction de la solidité ou non du groupe reviendrait à faire de la discrimination. Si des aides sont prévues, elles doivent être attribuées de manière oecuménique. Ou alors on les supprime, ce qui peut aussi se défendre.
M. David Assouline, rapporteur. - On peut donner moins à ceux qui en ont le plus et plus à ceux qui en ont le moins.
M. Bernard Arnault. - Je suis partisan d'une répartition égale ou de la suppression complète du dispositif.
M. Laurent Lafon, président. - Vous avez bien décrit, lors de votre propos liminaire, le contexte économique du secteur des médias, dont la rentabilité est faible. Cela corrobore un certain nombre des témoignages recueillis devant notre commission d'enquête. Vincent Bolloré est le seul à nous avoir dit hier, chiffres à l'appui sur la marge d'Ebitda - Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization ; en français, bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement -, que la rentabilité opérationnelle était forte dans deux secteurs en particulier, le luxe et les médias, l'automobile et les cosmétiques se situant loin derrière. Ces chiffres ne correspondent pas à votre analyse. Est-il possible de rendre l'activité médias financièrement rentable ?
M. Bernard Arnault. - Cela est possible. Les Échos sont actuellement à l'équilibre, et nous essayons d'y parvenir pour le reste. Quant au fait que les médias soient le secteur le plus rentable après le luxe, Vincent Bolloré a raison. Mais il fait référence à ces grosses sociétés mondiales de médias, telles que Facebook et Microsoft. Or pourquoi ont-elles été créées aux États-Unis et non en Europe ? On peut toujours prêter des arrière-pensées aux groupes financiers, capitalistes, qui aident les sociétés françaises, mais, depuis le début des années 2000, et même si nous avons un peu plus de start-up qu'avant, l'Europe continue de perdre son leadership ; c'est le problème de fond. Une commission d'enquête sénatoriale sur ce sujet serait très intéressante, et je serai prêt à y participer.
M. Laurent Lafon, président. - C'est un vrai sujet, mais ce n'est pas vraiment celui de la présente commission d'enquête. Cela étant, nous devons aussi faire en sorte que de vrais leaders mondiaux dans le secteur des médias soient d'origine française ou européenne. Tel est précisément l'objet des regroupements opérés ces derniers mois par les dirigeants de TF1 et de M6.
M. Bernard Arnault. - Je pense qu'ils ont raison.
M. Laurent Lafon, président. - Votre stratégie est assez prudente sur les médias. Cela est compréhensible. On vous prête aussi beaucoup d'intentions. Le nom de votre groupe est cité pour l'acquisition de M6 et du journal Le Figaro. Est-ce des options envisageables ? Y avez-vous finalement renoncé ?
M. Bernard Arnault. - Nous n'avons pas étudié le dossier de M6, même si nous avons été sollicités. Compte tenu de la taille de notre groupe, nous sommes généralement sollicités lorsqu'il s'agit d'une opération importante.
Quant au Figaro, je lis régulièrement, encore hier dans Le Monde, que nous aurions fait une offre sur ce titre. Or, je l'ai dit à plusieurs reprises, je le redis ici sous serment, c'est faux ! Il est tout de même étonnant qu'une telle information continue de circuler, alors qu'elle a été clairement démentie. Nous touchons peut-être les limites du système et vous voyez bien aussi les limites de ma capacité d'influence...
M. Laurent Lafon, président. - Cela montre peut-être aussi qu'il y a des coups à prendre quand on s'engage dans les médias...
M. Bernard Arnault. - J'ai l'habitude de me faire attaquer. La réussite d'un groupe économique français n'est pas nécessairement bien vue dans notre pays, alors qu'un groupe comme le nôtre serait célébré comme un héros dans beaucoup d'autres pays. En France, il vaut parfois mieux rester caché... C'est dommage et je le regrette ! Le groupe emploie beaucoup de monde, je l'ai dit, nous embauchons 10 000 personnes par an, nous sommes le premier contributeur fiscal en France ; pourtant, on nous critique.
Ce fut la même chose pour la Fondation Louis-Vuitton : on nous a beaucoup critiqués, notamment sur le fait que nous aurions monté ce projet pour éviter l'impôt, alors que nous y avons investi près de 800 millions d'euros et que la Fondation organise des expositions exceptionnelles. Tout cela coûte de l'argent, n'est pas rentable. Croyez-vous que faire venir de Russie la collection Morozov - une première ! - se fasse tout seul ? Il me semble que c'est quelque chose de formidable pour la France. Nous avons pourtant été critiqués.
Lorsque j'ai fait un don pour la reconstruction de Notre-Dame, j'aurais pu penser que tout le monde trouverait cela bien, mais non ! Certains disent qu'il aurait mieux fallu que je paye davantage d'impôts.
Cet environnement explique peut-être pourquoi les jeunes, les entrepreneurs ou les chercheurs partent à l'étranger et pourquoi nombre de projets n'aboutissent pas.
J'ajouterai, si je peux me permettre, qu'il en est un peu de même dans le monde politique. Quand je vois à quoi les responsables politiques, par exemple les maires, sont aujourd'hui soumis, il est évident que cela décourage les vocations.
M. Laurent Lafon, président. - Vous avez autour de cette table des gens qui ont encore la vocation !
M. Jean-Raymond Hugonet. - Monsieur Arnault, si j'en juge par le nombre de photographes qui vous attendaient ce matin, je dirais, si j'osais, que c'est un luxe de vous recevoir...
Vous avez fait référence à votre vision d'entrepreneur et je crois que c'est aussi cela que nous avons besoin d'entendre au sein de cette commission d'enquête. Votre réussite et celle du groupe LVMH sont exceptionnelles et elles sont françaises. Sachez que nombre de Français en ont conscience ! Ces réussites ne tiennent pas d'un miracle, elles viennent d'un travail acharné, de la détermination, de l'intelligence.
Vous avez évoqué les quatre axes de votre stratégie : créativité, haute qualité, esprit d'entreprise, engagement. Vous avez ajouté quelque chose qui nous tient particulièrement à coeur au Sénat : la gestion décentralisée - Dieu sait si notre pays a du mal avec cet aspect des choses ! En tout cas, je crois que les candidats à l'élection présidentielle devraient s'inspirer de ces différents éléments...
Pour revenir au sujet de préoccupation de notre commission d'enquête, la concentration des médias est un sujet économique et le pluralisme un sujet démocratique. Comment concilier la nécessaire recomposition du marché des médias et la non moins nécessaire préservation du pluralisme ?
M. Bernard Arnault. - Il faut d'abord rappeler que, dans notre pays, les médias sont libres. Si un journaliste veut publier un article négatif sur le Président de la République, le Premier ministre ou un responsable politique ou économique, il peut le faire, si tant est, naturellement, que cet article ait quelque fondement. La liberté de la presse et de la communication est assurée en France.
Ensuite, il ne faut pas exagérer l'impact que peuvent avoir les opérations de rapprochement - je pense, par exemple, au projet de rapprochement entre TF1 et M6. Je ne vois pas en quoi de telles opérations pourraient affecter la liberté de la presse, qui est une liberté fondamentale, ou l'esprit français. Il y aurait de telles protestations dans le cas contraire que cela ne marcherait finalement pas.
À l'inverse, trop accroître la réglementation - la France est déjà championne en ce domaine - n'est pas favorable en soi à la prise d'initiative. Je veux être prudent, car il ne me revient pas de vous dire ce qu'il faut faire et le secteur des médias n'est pas ma spécialité, mais ajouter une nouvelle couche de réglementation ne pourra que freiner les initiatives.
Il me semble que nous devons tout faire pour favoriser l'apparition et le développement des nouveaux médias en France et en Europe. Je vois bien avec mes enfants que les jeunes ne lisent pas les journaux et qu'ils ne regardent pas la télévision ; ils regardent leurs écrans ! L'âge moyen des gens qui regardent la télévision ne cesse d'augmenter.
J'ajoute que le secteur de la publicité a beaucoup changé en dix ans. Dans notre groupe, nous avons largement basculé les crédits de publicité des médias traditionnels vers internet, qui représente dorénavant la moitié de nos investissements en la matière. Les magazines sont au bord de la catastrophe économique.
Il faut donc faire très attention, si l'on veut ajouter une nouvelle réglementation extrêmement contraignante.
M. Michel Laugier. - Cela fait particulièrement plaisir dans l'ambiance actuelle plutôt morose, aggravée par le contexte pandémique, de recevoir des personnes qui font rayonner la France dans le monde. Notre commission d'enquête nous permet de recevoir beaucoup de grands noms de l'industrie française : Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, Patrick Drahi, vous-même, etc. Qu'est-ce qui attire tous ces grands industriels dans le secteur des médias ?
Vous avez vous-même évoqué les changements d'usages qui sont à l'oeuvre. On n'écoute plus la radio, on ne regarde plus la télévision de la même façon. Avez-vous des ambitions en la matière ? Vous nous avez répondu en ce qui concerne M6 et Le Figaro, mais d'autres projets vous intéressaient-ils ?
Vous avez aussi évoqué le développement actuel de plateformes planétaires. Ne pourriez-vous pas être intéressé par le fait de créer une telle plateforme ?
M. Bernard Arnault. - Qu'est-ce qui attire les investisseurs dans les médias ? En ce qui nous concerne, ce sont des propositions qui nous sont faites. On nous sollicite. C'est ce qui s'est passé avec Arnaud Lagardère ou, plus récemment, quand mon ami Claude Perdriel cherchait un acheteur pour la participation minoritaire détenue par Renault dans Challenges. Claude Perdriel préférait certainement que l'acheteur soit quelqu'un avec lequel il a une relation de confiance et pour lequel l'estime est réciproque.
Dans notre groupe, il s'agit d'un long processus et la part des médias reste extrêmement petite. Ce n'est pas du tout la même chose, lorsque nous cherchons des entreprises pour développer le groupe au niveau mondial. Je prends l'exemple de Tiffany, une entreprise américaine, l'une des premières marques mondiales de joaillerie que nous avons rachetées l'an dernier : je consacre beaucoup plus de temps sur ce type de projet que sur les opportunités dans le secteur des médias.
Pour l'avenir, tout dépend des projets qui nous seront proposés et vous savez bien que, dans le monde économique, nous ne pouvons pas évoquer ce type de projets à l'avance, que ce soit devant une commission d'enquête parlementaire comme la vôtre ou devant les actionnaires. Je vous confirme néanmoins que M6 et Le Figaro ne figurent pas dans la liste de nos projets.
Vous m'avez ensuite interrogé sur l'idée de lancer une nouvelle société. Sachez que nous participons depuis longtemps au lancement et au développement de nombreuses start-up. Vous ne le savez peut-être pas, mais mon groupe familial détenait près de 20 % de Netflix à l'origine - à l'époque, son business model était d'ailleurs fort différent, puisqu'il s'agissait de louer des DVD à distance, ils se sont tournés ensuite vers la vidéo à la demande.
Je peux participer à ce type de projets via mon groupe familial, mais pas les développer moi-même. Je ne peux pas prendre la place des créateurs ; ce sont eux qui doivent avoir l'idée et la flamme. Ce qui compte dans la réussite d'une start-up, c'est l'idée d'origine, mais aussi l'exécution du projet ensuite. Rappelez-vous, quand Mark Zuckerberg a créé Facebook, plusieurs autres entrepreneurs ont eu la même idée et se sont lancés en même temps. Facebook est la seule qui ait marché, parce que la mise en oeuvre a été parfaite.
Comme dans mon groupe, il faut d'abord une idée et un créateur, génial, puis une exécution parfaite. En tout cas, ce domaine m'intéresse beaucoup. Nous sommes d'ailleurs actionnaires de la plus grosse licorne française, Back Market, qui vend par internet des téléphones reconditionnés - il y a donc un côté écologique.
Même si tout cela m'intéresse, je ne vous garantis pas de faire un Facebook français...
Mme Monique de Marco. - Monsieur Arnault, je vous remercie pour cet investissement dans Back Market. Nous devons valoriser le recyclage et le reconditionnement.
Je voudrais d'abord revenir sur la transaction judiciaire que votre groupe, LVMH, a acceptée moyennant la condamnation pour espionnage sur le journal Fakir. Il se trouve qu'aucun journal dont vous êtes propriétaire, que ce soit Les Échos ou Le Parisien, n'a relayé cette information. Peut-on considérer cela comme une forme d'autocensure ou est-ce un non-événement ?
Ensuite, votre groupe de presse a capté, en 2019, 24 % des aides directes à la presse, donc la part du lion, alors que vous critiquez souvent l'intervention de l'État ou les emplois publics. N'y voyez-vous pas une contradiction ?
M. Bernard Arnault. - J'ai déjà répondu, me semble-t-il, à votre question relative aux aides à la presse : elles sont réparties en fonction de critères qu'on peut naturellement critiquer ou réformer, mais il ne me revient pas de régler cette situation.
En ce qui concerne le fait que les journaux du groupe n'ont pas cité l'accord transactionnel, je n'en sais rien. Il me semble vraiment que c'est un non-événement. Posez la question aux rédactions concernées !
Mme Monique de Marco. - Ce n'est donc pas de la censure ?
M. Bernard Arnault. - Je ne me suis pas occupé de cette question et je n'ai aucun commentaire à faire.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Monsieur Arnault, vous êtes à la tête du plus grand groupe industriel de luxe dans le monde, que vous avez patiemment construit avec, comme tous les capitaines d'industrie, une vision stratégique. En ce qui me concerne, je suis fière que vous ayez ainsi bâti un empire de la culture française qui rayonne dans le monde. Malheureusement, en France, la réussite n'est pas toujours, ou rarement, vue d'un bon oeil ; elle est encore moins admirée ou citée comme exemple.
M. Bernard Arnault. - Merci beaucoup !
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Notre commission porte sur les liens entre la concentration des médias et la démocratie. Pensez-vous que vous seriez attaqué de la même manière, si vous n'aviez pas d'activités dans les médias ?
M. Bernard Arnault. - Je pense que je suis critiqué, malheureusement, en contrepartie de la réussite du groupe. Et les médias, je l'ai dit, y contribuent pour une somme négative...
Il ne faut pas exagérer : les critiques ne sont pas générales. Néanmoins, pour certains, il est presque mauvais de constater la réussite d'une entreprise française, alors même que nous créons des emplois, que nous développons l'artisanat, que nous contribuons à la formation de milliers d'artisans, ce qui permet de conserver ces métiers en France - je rappelle d'ailleurs que nous avons créé un institut des métiers d'excellence.
LVMH est la première entreprise européenne, mais elle n'est pas si grosse à l'échelle mondiale - nous sommes plus petits que les géants dont nous parlons ce matin, comme Facebook.
Une partie de l'opinion voit notre réussite comme un élément extrêmement positif, mais il faut reconnaître que certains sont dérangés par les succès français. De ce point de vue, il me semble que détenir des médias est assez indifférent.
M. Julien Bargeton. - Monsieur Arnault, je suis sénateur de Paris et je vous adresse toutes mes félicitations pour la Fondation Louis-Vuitton et les très belles expositions qu'elle organise. C'est un énorme atout pour notre capitale.
En octobre dernier, la société des journalistes des Échos a demandé au directeur de la rédaction que la mention « propriétaire des Échos » soit systématiquement apposée quand sont cités votre groupe, LVMH, votre holding ou les différentes filiales. Cette règle provient d'une charte éthique adoptée il y a une dizaine d'années et manque parfois de visibilité. Que pensez-vous de ce type de chartes ? Que fait votre groupe pour les rendre plus visibles? Trouvez-vous normal qu'on indique à chaque fois vos fonctions, lorsque vous êtes cité dans un article ?
Le Parisien, que vous possédez depuis 2015, ne s'est pas doté d'une charte de ce type. Ne pensez-vous pas qu'il serait plus simple et plus lisible qu'on rappelle que vous êtes propriétaire du journal à chaque fois que vous y êtes mentionné ? Cela permettrait peut-être d'éviter certains débats dont des collègues se sont fait l'écho ce matin.
M. Bernard Arnault. - Le principe dont vous parlez s'applique également dans Le Parisien. Quand on y parle du groupe LVMH ou qu'on cite mon nom, la référence à l'actionnaire est mentionnée, ce qui me semble tout à fait normal. Je suis d'accord avec ce type de précision et je pense que c'est ce qui est fait.
Mme Sylvie Robert. - Les phénomènes de concentration dont nous parlons ne sont pas nouveaux, mais ils prennent de l'ampleur et posent des questions en termes de pluralisme et de démocratie. C'est pour cette raison que nous avons demandé la création de cette commission d'enquête.
Lors de nos auditions, plusieurs motivations ont été identifiées : économiques bien sûr, mais aussi idéologiques ou politiques. En ce qui vous concerne, vous nous dites qu'il s'agit de répondre à des propositions qui vous sont faites et que vous souhaitez « sauver » - c'est le terme que vous employez - des fleurons français.
Parallèlement, on assiste au développement de grandes plateformes et à d'importantes évolutions dans les usages.
Vous nous avez dit au sujet de la fusion entre TF1 et M6 : « je pense qu'ils ont raison ». Par conséquent, selon vous, il faut procéder à davantage de concentrations pour pouvoir lutter contre les grandes plateformes numériques - c'est le principal argument avancé en faveur de cette fusion. Avons-nous encore les capacités de lutter contre ces plateformes ? Faut-il nécessairement devenir de plus en plus gros ?
Au contraire, ne faudrait-il pas inventer un autre modèle pour répondre à notre attachement au pluralisme et à la diversité ? Dans le secteur de la musique par exemple, des décisions ont été prises dans ce sens. Ne pourrions-nous pas augmenter les garanties qui existent déjà ? Comment revoir le modèle économique de la presse pour valoriser le contexte que nous connaissons et qui, vous l'avez dit, est mondial ? En tant que législateurs, nous sommes évidemment intéressés à entendre vos réponses à ces questions.
M. Bernard Arnault. - La télévision classique est confrontée à l'émergence d'une concurrence internationale avec de nouveaux acteurs comme YouTube ou Netflix. Face à cela, quel est l'inconvénient d'une concentration ? J'imagine que vous pensez qu'il pourrait y avoir un problème en ce qui concerne les journaux télévisés, mais de ce point de vue - et je ne suis pas là pour défendre TF1 -, TF1 et M6 sont complémentaires, puisque TF1 est en tête dans ce domaine, alors que M6 n'est pas très fort. Comme on le dit souvent, l'union fait la force ! Il est donc préférable pour lutter contre ces nouvelles plateformes de réunir les efforts plutôt que d'avoir deux entités séparées.
Aujourd'hui, ce qui intéresse le plus les téléspectateurs, ce sont le sport et le cinéma. Il faut donc disposer de moyens de plus en plus importants. Il faut bien avoir en tête qu'Amazon est entrée sur le marché de la retransmission des matchs de football. Est-ce que la formule 1 ne doit être diffusée que sur des canaux étrangers ? Plus un groupe de télévision a les moyens d'investir, plus il peut faire face à cette concurrence. Je ne connais pas bien ce secteur, mais il me semble, en tant qu'entrepreneur, que c'est ainsi qu'il faut raisonner.
Je rappelle que de moins en moins de jeunes regardent le journal télévisé et que ce phénomène devrait s'accentuer dans les années à venir. Vos craintes ne sont donc peut-être pas si fondées. Vous avez raison de dire que nous devons être attentifs à la défense de la démocratie, mais la France est un pays de grande liberté.
M. Bernard Fialaire. - La concentration des médias présente un risque pour la pluralité de l'information, pour la création française et pour le rayonnement de celle-ci. Vous parlez de mécénat. D'autres pensent que le secteur des médias peut être profitable. Pouvons-nous continuer de défendre la culture française ? L'internationalisation ne risque-t-elle pas de la diluer ? Doit-on passer uniquement par du mécénat pour continuer à faire vivre notre culture ?
M. Bernard Arnault. - Il est évident qu'il faut que les médias participent au développement de la culture française. C'est d'ailleurs le cas aujourd'hui, puisque les chaînes ont des obligations en la matière - c'est notamment le cas de Canal+ pour le cinéma.
Pour autant, il est difficile de faire face au succès des grands films américains et nous n'allons pas les interdire...
Dans nos métiers aussi, il existe une concurrence dans la création. Nous promouvons des marques qui sont françaises, pour la plupart d'entre elles, et qui ont un succès extraordinaire auprès de la clientèle internationale, qu'elle soit américaine, chinoise, japonaise, etc. Cependant, il arrive que nos créateurs aient une nationalité étrangère. C'est le cas aujourd'hui chez Christian Dior, où la créatrice qui est italienne réussit à faire atteindre à la marque un niveau de désirabilité exceptionnel ; c'était déjà le cas il y a une dizaine d'années avec John Galliano, un Anglais qui a apporté un souffle créatif formidable. Dior est pourtant resté une marque française !
Il est probablement plus difficile de faire la même chose dans le cinéma à cause de la langue. J'ajoute, même si ce n'est pas notre sujet, que nous devrions essayer de développer notre langue en Europe, en particulier dans les institutions communautaires où l'anglais est resté dominant malgré le Brexit.
M. Pierre Laurent. - En préambule, je voudrais quand même faire remarquer - nous avons déjà abordé cette question hier en recevant M. Bolloré - qu'il n'y a pas, d'un côté, les Français qui aiment les réussites françaises et, de l'autre, ceux qui ne les aiment pas... Je ne croise pas tous les matins des Français qui n'aiment pas la réussite française !
En revanche, en France, nous avons la passion de l'égalité. Or il se trouve que des gens gagnent énormément d'argent, tandis que d'autres ont du mal à vivre. On peut aimer les réussites françaises, tout en pensant que cela ne doit pas se résumer au CAC40 et que M. Arnault devrait payer l'impôt de solidarité sur la fortune. Il n'y a pas de contradiction !
M. Laurent Lafon, président. - Ce n'est pas tout à fait l'objet de notre commission d'enquête...
M. Pierre Laurent. - Certes, mais il ne me semble pas inutile de mettre les points sur les i.
En ce qui concerne la convention judiciaire que vous avez signée, sujet que vous semblez balayer d'un revers de la main, je m'étonne quand même que vous ayez accepté de payer 10 millions d'euros pour éteindre la procédure judiciaire, ce qui constitue malgré tout beaucoup d'argent, même si nous n'avons probablement pas la même échelle en la matière. Pourtant, vous semblez certain de l'innocence de votre groupe. Si vous étiez si sûr de vous, pourquoi avoir accepté de payer cette somme ?
S'agissant de la concentration dans les médias, le problème, monsieur Arnault, c'est que vous n'êtes pas la seule fortune à être propriétaire de journaux et que le nombre de ces propriétaires est très réduit - vous, M. Bolloré, M. Drahi, M. Niel. Ainsi, quelques grandes fortunes possèdent l'essentiel du paysage médiatique français, ce qui leur octroie une influence importante.
Vous ne pouvez pas évacuer comme vous l'avez fait la question des aides à la presse, car en cas de réforme les groupes, dont celui que vous possédez, donnent évidemment leur avis. Si tous les groupes disent qu'il ne faut pas réformer les aides à la presse, elles ne le seront pas ! Or, aujourd'hui, le système est profondément inégalitaire et d'autres règles pourraient être mises en place. Ainsi, nous pourrions décider d'augmenter les aides aux quotidiens dont les ressources publicitaires sont faibles, puisque nous savons bien que la publicité est une arme économique très puissante vis-à-vis des journaux.
Vous avez nécessairement un avis sur ces questions et vous avez de toute manière une influence au travers de votre groupe. Faut-il réformer les aides à la presse ? Faut-il renforcer les lois anti-concentration ? Faut-il réformer la répartition de la publicité qui fait vivre des titres de presse ou dont l'absence les fait mourir ? Vous êtes un acteur de ce secteur, même si vous nous dites, comme plusieurs autres personnes que nous avons auditionnées, que vous ne représentez pas grand-chose... Même si chacun d'entre vous était vraiment tout petit, comme vous le dites tous, vous n'êtes que quatre ou cinq à tout posséder ! Nous devons nous pencher sur les règles actuelles, qu'il faut changer, car le paysage démocratique se rétrécit et le nombre de titres diminue. C'est une question de pluralisme et de confiance de nos concitoyens.
Vous ne pouvez pas nous dire uniquement que nous devons faire confiance à quelques grands champions qui vont résoudre tous les problèmes. Le mécénat ne suffira pas à faire vivre durablement le pluralisme !
M. Bernard Arnault. - M. Laurent a parlé, en introduction de son propos, de fortune. Je voudrais rappeler que l'essentiel de ce que recouvre ce terme correspond à des actions du groupe LVMH. Et il est vrai que, grâce à ses 175 000 employés, dont plus de 40 000 en France, à ses 100 sites industriels français de manufactures artisanales, à ses 500 sous-traitants, le cours a beaucoup progressé. Cela est dû aux équipes et à un travail de quarante ans ! En tout cas, tout cela n'est pas sur mon compte en banque... Ces actions servent à l'outil industriel et font partie de l'actif économique français. Je n'ai pas gagné au loto... Il ne faut pas mélanger les situations !
LVMH est probablement la plus belle entreprise de notre pays et elle fait la fierté de ses employés, qui ont souvent une rémunération supérieure à ce qu'ils pourraient trouver dans leur bassin d'emploi. Le travail que nous proposons est très valorisant. La richesse dont vous parlez est un outil industriel.
En ce qui concerne le paiement des 10 millions d'euros, il s'agit d'une demande de la justice. Nous avons accepté, parce que nous avons été reconnus non coupables et que nous ne voulions pas nous laisser embarquer dans un procès qui aurait duré des années.
M. Pierre Laurent. - Il n'y aura pas de jugement ! Vous avez éteint la procédure judiciaire.
M. Bernard Arnault. - Ce procès aurait duré plusieurs années et le nom du groupe y aurait été mêlé, ce que nous avons voulu éviter. Nous n'avons rien à nous reprocher. J'ajoute qu'une procédure judiciaire est toujours en cours dans ce dossier. La somme dont vous parlez est abordable à l'échelle du groupe.
S'agissant de la question de la concentration dans les médias, les actionnaires sont très utiles pour assurer l'avenir des médias dont ils sont propriétaires. En ce qui nous concerne - je pense que Pierre Louette vous en a parlé -, nous essayons de faire basculer nos journaux dans l'ère numérique pour qu'ils puissent résister à l'énorme concurrence des médias américains et s'adapter aux nouveaux usages. Cela nécessite beaucoup de moyens. Je prends un exemple : lorsque nous sommes devenus propriétaires du Parisien, le journal n'avait quasiment aucun abonné numérique, ils sont aujourd'hui près de 40 000 et les chiffres progressent très vite. J'ajoute que les abonnements numériques rapportent beaucoup moins que les abonnements à l'édition papier.
M. Vincent Capo-Canellas. - L'objet de notre commission d'enquête est de « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie ». Je me permets de le rappeler, parce que certains sujets qui ont été abordés me semblent parfaitement étrangers à cet objet.
Nous sommes nombreux à être conscients que nous avons besoin d'investisseurs et de capitaines d'industrie pour faire rayonner la France.
Plusieurs personnes que nous avons auditionnées disent que la concentration a une utilité pour résister aux géants de l'internet et pour promouvoir les valeurs démocratiques françaises à l'étranger, mais en France, beaucoup de personnes ont peur de ces phénomènes de concentration. Comment concilier les choses ? Comment apporter des garanties pour permettre une certaine concentration, tout en défendant l'indépendance des rédactions ?
Par ailleurs, que nous manque-t-il en France et en Europe pour résister à ces géants ?
M. Bernard Arnault. - Je ne suis pas législateur et il m'est difficile de vous répondre. Chaque média a une ligne. Par exemple, Les Échos défendent l'économie de marché ; en tant qu'actionnaires, nous avons adhéré à cette ligne, mais c'est la rédaction qui la met en oeuvre et la fait vivre. Au Parisien, la ligne est plus généraliste, elle est populaire et oecuménique, si je puis dire ; les lecteurs s'intéressent essentiellement au sport et aux faits divers - cette partie du journal est d'ailleurs très bien réalisée. En tout cas, c'est la rédaction qui est responsable.
Il faut bien sûr éviter que la ligne change radicalement et que l'actionnaire, par exemple en raison de réglementations diverses et variées, ne puisse pas intervenir. Si Le Parisien venait, demain, à défendre des thèses d'extrême droite ou d'extrême gauche ou Les Échos l'économie marxiste, ce qui plairait peut-être à M. Laurent, je serais évidemment gêné et il faudrait que l'actionnaire puisse, s'il le souhaite, réagir. Il faut donc des garde-fous.
M. Vincent Capo-Canellas. - Que manque-t-il à la France pour résister aux géants de l'internet ?
M. Bernard Arnault. - La seule manière de résister est d'augmenter la présence sur internet de tous les médias et de faire en sorte que les Français investissent dans les start-up, en espérant que nous ne raterons pas la prochaine vague, celle qui s'ouvre avec le métaverse et le NFT - non fungible tokens.
M. Laurent Lafon, président. - Vous avez mentionné une personne qui avait dû faire face au changement de ligne éditoriale du média dont elle était actionnaire. On mentionne souvent ce risque à propos de CNews. Si quelqu'un utilisait le fait d'être actionnaire d'un média pour y développer une ligne éditoriale extrême, comprendriez-vous que le régulateur intervienne de manière plus marquée qu'il ne le fait aujourd'hui ?
M. Bernard Arnault. - Cela nécessiterait de faire preuve d'une grande prudence, car l'effet pourrait être contre-productif. Il faut quand même que l'actionnaire puisse réagir en cas de changement de ligne éditoriale et ne se retrouve pas pieds et poings liés.
Si je lançais un journal et que j'en prenais la tête, la situation serait différente. En l'occurrence, la direction du journal Les Échos est complètement indépendante. Je ne vois que très rarement Pierre Louette.
M. David Assouline, rapporteur. - Ce n'est pas parce que nous exerçons un droit de critique que nous essayons de dévaloriser de manière systématique la réussite française. Je suis très fier du rayonnement de la France dans le monde. Il faut en finir avec la petite musique selon laquelle on se montrerait particulièrement critique en France. Cela existe dans toutes les démocraties, y compris aux États-Unis. Seuls les dictatures ou les régimes très autoritaires étouffent toute critique des puissants.
Nous voulons faire en sorte que le secteur de la presse, de l'audiovisuel et de la création soit puissant dans un monde où la concurrence est rude, tout en conservant le système démocratique d'une presse diversifiée et d'un audiovisuel régulé, qui font la force du modèle français.
Comment concilier la tendance à la concentration qui se développe sous l'impulsion des géants du net et le pluralisme lié au foisonnement des petites entités qui doivent aussi pouvoir vivre ?
Je suis très étonné des réponses que vous avez faites à Pierre Laurent et à moi-même. Dans le journal Le Monde, il est précisé que « le groupe de Bernard Arnault reconnaît les faits et accepte de régler au Trésor public une amende de 10 millions d'euros pour l'extinction de la procédure judiciaire ». Or vous avez dit exactement l'inverse.
M. Bernard Arnault. - C'est la deuxième erreur de ce journal que nous notons aujourd'hui. Nous n'avons jamais reconnu de culpabilité.
M. David Assouline, rapporteur. - L'article ne parle pas de « culpabilité », mais de « faits ». Les déclarations de vos représentants vont dans ce sens. Elles laissent entendre que le ménage a été fait dans la maison et que les faits sont anciens...
M. Bernard Arnault. - Il n'y a aucune culpabilité de LVMH, raison pour laquelle nous avons signé le document.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez dit être entré dans le secteur de la presse à un moment où les titres étaient en difficulté et où l'on faisait appel à vous. Or, au printemps dernier, vous avez fait une proposition pour racheter le JDD et Paris Match. Le confirmez-vous ?
M. Bernard Arnault. - Mes équipes ont probablement examiné des possibilités, mais nous n'avons jamais fait de propositions.
M. David Assouline, rapporteur. - La proposition était de 80 millions d'euros. Vous le confirmez ?
M. Bernard Arnault. - Non.
[A l'issue de l'audition, M. Bernard Arnault est revenu sur sa réponse à cette question du rapporteur. Par courrier en date du 20 janvier adressé au président de la commission, et joint au présent compte rendu, M. Bernard Arnault a indiqué que son groupe avait bien formulé une offre unilatérale de rachat du JDD et de Paris Match le 2 avril 2021, offre demeurée sans suite. A l'occasion de sa réunion du 21 janvier, la commission d'enquête lui a donné acte de cette correction.]
M. Laurent Lafon, président. - Nous vous remercions d'avoir partagé avec nous la vision qui est la vôtre.
La réunion est close à 12 h 10.
Vendredi 21 janvier 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Déclaration liminaire sur l'audition de M. Bernard Arnault
M. Laurent Lafon, président. - Hier, lors de son audition, M. Bernard Arnault nous a indiqué, à la suite d'une question de notre rapporteur, David Assouline, qu'il n'avait pas formulé d'offre pour la reprise du Journal du Dimanche et de Paris Match auprès du groupe Lagardère.
Immédiatement après l'audition, il a pris contact avec moi pour m'informer d'une erreur à ce sujet et confirmer les propos du rapporteur. Une offre unilatérale avait bien été transmise au groupe Lagardère, mais était restée sans suite. M. Bernard Arnault nous a adressé dans l'après-midi une lettre reconnaissant cette erreur.
En accord avec le rapporteur, je vous propose de lui donner acte de cette correction d'une déclaration réalisée sous serment. Le compte rendu ne sera pas modifié, mais nous ferons un renvoi à la correction effectuée dans la journée par M. Bernard Arnault.
En conséquence, aucune poursuite judiciaire ne sera engagée sur ce fondement par la commission d'enquête.
Avez-vous des observations à formuler à ce propos ?...
M. David Assouline, rapporteur. - Il me semble en effet que le compte rendu d'une réunion de commission d'enquête doit faire fidèlement état des propos tenus et qu'il ne peut pas être modifié, mais nous pouvons y joindre la lettre qui nous a été adressée.
M. Laurent Lafon, président. - En effet, c'est ce que je vous propose de faire.
Il en est ainsi décidé.
Audition de M. Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion, M. Éric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo, M. Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart, et Mme Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours
M. Laurent Lafon, président. - Avec le rapporteur, David Assouline, nous avons souhaité consacrer une table ronde aux nouveaux médias, qui ont été créés dans des circonstances certes diverses, mais qui témoignent tous, à leur manière, du dynamisme de la presse dans notre pays.
Monsieur Edwy Plenel, vous avez été directeur de la rédaction du quotidien Le Monde entre 1996 et 2004, puis vous avez fondé le site web d'information Mediapart en 2008 qui se singularise en particulier par son engagement et des investigations au long cours, quelques-unes ayant particulièrement marqué l'actualité politique. Mediapart a inauguré le concept d'un site d'information payant, alors que la gratuité était à l'époque le modèle dominant. Vous revendiquez aujourd'hui près de 220 000 abonnés et votre pari économique semble gagné, puisque votre parution dégage des bénéfices. Je précise que, à partir de l'été 2019, Mediapart a changé sa structure de gouvernance afin que la totalité des parts du média soit détenue par un fonds à but non lucratif. Vous pourrez peut-être nous dire un mot de votre modèle de développement.
Monsieur Éric Fottorino, vous avez dirigé la rédaction du Monde de 2007 à 2011, soit quelques années après M. Plenel. Votre départ a été particulièrement commenté, et vous l'avez évoqué dans votre ouvrage paru en 2012 et intitulé Mon tour du « Monde ». Depuis cette date, vous n'êtes pas resté inactif, puisque vous avez notamment fondé l'hebdomadaire à succès Le 1, ainsi que des trimestriels comme America, dont la parution s'est achevée en août 2020, ou Zadig. Ces deux dernières publications ont inauguré en France les « mook », un objet éditorial à mi-chemin entre le livre et la publication de presse.
Monsieur Nicolas Beytout, vous avez dirigé les rédactions des Échos entre 1996 et 2004 et du Figaro entre 2004 et 2007. Vous avez également été président du groupe de médias de LVMH de 2007 à 2011. En 2013, vous avez créé le quotidien L'Opinion, à propos duquel vous aviez alors dit : « La ligne éditoriale de mon journal sera libérale, probusiness et proeuropéenne. » Le capital de votre journal n'est pas officiellement connu, vous pourrez peut-être nous en parler. En 2019, vous avez racheté L'Agefi. En plus de votre regard sur la concentration des médias, vous pourrez nous éclairer sur le modèle économique qui est le vôtre.
Madame Isabelle Roberts, vous êtes présidente du site web d'information Les Jours. Ce site, qui a été créé par des anciens du journal Libération en 2016, repose sur un modèle d'abonnement. Votre particularité éditoriale consiste à traiter les sujets sous forme de feuilleton, que vous dénommez « Obsessions ». Vous consacrez depuis cinq ans une de ces « Obsessions » à Vincent Bolloré, que nous avons auditionné mercredi dernier, dans une série intitulée « L'Empire », qui compte plus de 170 épisodes à ce jour. En plus des conditions de développement propres à votre média, vous pourrez peut-être nous apporter quelques informations sur ce sujet.
Nous vous remercions tous les quatre d'avoir pu vous rendre disponibles. Nous nous interrogeons en particulier sur deux points.
D'une part, les opérations de concentration sont souvent présentées comme indispensables à l'avenir de la presse par l'assise économique qu'elles offrent pour répondre aux enjeux concurrentiels et de transformation numérique. Or vous apportez la démonstration que des modèles alternatifs et indépendants peuvent voir le jour.
D'autre part, nous sommes attentifs aux garanties d'indépendance des rédactions. Sont-elles aujourd'hui suffisantes ? Peut-on les renforcer sans mettre en péril l'équilibre économique ?
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Edwy Plenel, M. Éric Fottorino, M. Nicolas Beytout et Mme Isabelle Roberts prêtent successivement serment.
M. Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart. - Tout d'abord, je vous remercie de votre invitation.
En préambule, je tiens à préciser que je ne représente pas un site web, mais un journal en ligne, statut que la création de Mediapart a permis d'obtenir officiellement. Il y a donc dorénavant neutralité des supports. Nous sommes des journaux, quels que soient les supports, et nous sommes reconnus à ce titre par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Je m'exprime donc devant vous au nom d'un journal ; celui-ci est novateur, totalement numérique, et défend une complète indépendance au coeur de la modernité et de la révolution digitale. En d'autres termes, nous avons voulu défendre le meilleur de la tradition.
Notre journal est sans publicités, sans subventions, qu'elles soient publiques ou privées, et, comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, sans actionnaires depuis 2019. Notre modèle est totalement innovant et inédit en France. Une structure à but non lucratif, le Fonds pour une presse libre (FPL), sanctuarise désormais le capital de Mediapart, le rendant inviolable, incessible, et ne pouvant être soumis à la spéculation. D'ailleurs, je crois que vous avez prévu d'auditionner le président du FPL.
Nous sommes aussi membres fondateurs d'un syndicat, auquel Les Jours est également adhérent, le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil). Ce syndicat, qui est tout récemment devenu le premier syndicat d'éditeurs de presse en nombre d'adhérents, représente désormais 262 éditeurs et 320 publications.
J'en viens maintenant à l'objet de votre commission d'enquête : l'impact de la concentration accélérée des médias sur la démocratie.
Au préalable, permettez-moi de vous rappeler la tradition parlementaire de notre histoire démocratique. L'objet de votre commission n'est pas une question simplement économique, ce n'est pas non plus une question accessoire ; nous sommes devant une question centrale qui préexistait au droit de vote, à l'existence d'institutions démocratiques et même à l'affirmation d'une République.
Le 13 août 1789, Jean-Sylvain Bailly, maire de Paris désigné au lendemain de la prise de la Bastille, faisait une proclamation affichée sur tous les murs de la capitale qui disait : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » Jean-Sylvain Bailly n'était pas n'importe qui ; il fut le premier président du Tiers-État et de l'Assemblée nationale. Cette proclamation - ce n'est pas indifférent - a été faite à propos d'une question importante : le prix du pain et la spéculation sur la farine et sur les produits alimentaires de première nécessité. En d'autres termes, elle concernait ce que nous appellerions aujourd'hui le secret des affaires... « La publicité est la sauvegarde du peuple. » : cette formule se trouvait sur toutes les médailles des colporteurs de journaux à la fin de l'année 1789. Le droit de savoir, le libre accès à une information indépendante, loyale, honnête et pluraliste sont les conditions de la vitalité d'une démocratie. C'est en proclamant ces droits que, par la suite, les révolutionnaires de 1789 ont pu créer des institutions démocratiques.
L'objet de votre commission d'enquête, derrière le sujet de l'accélération de cette concentration, c'est le renforcement d'une très longue histoire, ce que le fondateur du quotidien Le Monde, Hubert Beuve-Méry, appelait, dans une célèbre conférence de 1956 intitulée « La presse et l'argent », la « presse d'industrie ». Nous sommes des entreprises et la première garantie de l'indépendance est la rentabilité. À Mediapart, nous montrons que l'on peut être rentable, en ne faisant que du journalisme, là où d'autres détruisent de la valeur et ruinent la confiance dans l'information. Que disait Beuve-Méry en 1956 ? Que la presse d'industrie est autre chose qu'une industrie de presse ; c'est le mélange des intérêts. Il suffit, disait-il, et c'est là qu'est le mal, que cette information n'aille pas porter quelque préjudice à des intérêts très matériels et très précis ou, à l'occasion, qu'elle les serve efficacement. Hubert Beuve-Méry le disait au souvenir de l'effondrement de la presse dans les années 1930, où la perte d'indépendance et la vénalité de cette presse ont accompagné la montée des haines et de la virulence dans le débat public.
La question qui est devant vous avec cette concentration horizontale sans précédent en nombre de médias, c'est sa rencontre avec une concentration verticale totalement propre à la France et qui n'existe dans aucune grande démocratie. Les conflits d'intérêts sont désormais généralisés avec des groupes de médias qui accumulent d'autres métiers et activités : la publicité pour le groupe Havas de M. Bolloré ; le luxe pour LVMH, premier annonceur de France, propriétaire des Échos et du Parisien ; l'armement pour Le Figaro, propriété d'un groupe d'armement - ce journal ne traitera évidemment pas des questions qui mettent en cause ce groupe, par exemple dans le scandale de corruption en Inde autour de la vente d'avions Rafale - ; la téléphonie avec SFR et Free - les tuyaux contrôlent les contenus. On pourrait citer toutes sortes d'autres domaines...
La question de l'incompatibilité entre une activité économique ou industrielle et éditoriale et l'existence d'autres intérêts sont au coeur des décisions que nous attendons de votre commission d'enquête.
Et cela va de pair avec la nécessité de renforcer l'indépendance des rédactions, ce que n'a pas su faire la loi de novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite loi Bloche. Il faut donner aux rédactions un véritable statut juridique qui leur permet de se protéger grâce à un droit d'approbation et à un droit de révocation des directeurs éditoriaux.
Les deux précédentes auditions de votre commission ont été le spectacle d'une fable... Ce ne sont pas des philanthropes, ce ne sont pas des industriels de la presse. D'ailleurs, ils n'investissent pas dans les médias, ils achètent de l'influence et de la protection. Ils ne sont pas libéraux politiquement.
La meilleure preuve en est - et la phrase de Bailly nous le rappelle - l'opacité du capital. Le pacte d'actionnaires qui lie Le Monde libre, c'est-à-dire M. Niel, M. Pigasse et anciennement M. Berger, est toujours confidentiel pour la société des rédacteurs du Monde. Les comptes annuels de ces journaux et médias ne sont pas publics, et vous avez rappelé ce fait, monsieur le président, pour l'un d'entre nous. Les subventions qu'ils reçoivent n'étaient pas publiques jusqu'à ce qu'avec le Spiil nous menions la bataille pour qu'elles le soient. Nous devons savoir où va l'argent public ! Les accords noués avec les plateformes et les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - sont toujours confidentiels et le secret des affaires a été opposé à une mission d'information de l'Assemblée nationale qui s'en est émue, en reprenant nos propres protestations sur le sujet.
L'obligation de transparence devrait être au coeur de vos conclusions.
Derrière le spectacle que je viens de décrire, il y a une responsabilité de la puissance publique. J'ai dit que Mediapart, comme le Spiil d'ailleurs, avait pris position contre les aides directes qui représentent aujourd'hui un quart du chiffre d'affaires du secteur. Neuf groupes de presse reçoivent 61 % de ces aides directes. Savez-vous qui se taille la part du lion ? Les milliardaires, les oligarques, qui ont mis la main sur les médias : LVMH, Le Figaro, Le Monde, Libération, Hachette sont les premiers. Ils ne mettent donc pas la main à la poche. Ils tendent la sébile, d'une part, à l'État, c'est-à-dire à notre argent, d'autre part, aux Gafam !
M. Éric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo. - Permettez-moi également de faire quelques rappels historiques. J'avais noté la même citation de Beuve-Méry que celle qui a été formulée par Edwy Plenel. J'ajoute qu'il disait aussi : « Vous ne verrez derrière moi ni banque, ni église, ni parti. »
Je voudrais revenir à une histoire moins ancienne que la Révolution, à savoir la Libération, une grande période d'espérance en France. Pour préparer cette audition, je me suis plongé dans de nombreux textes qui m'ont conforté dans l'idée que ce métier libre et indépendant est nécessaire. J'ai finalement trouvé un article de l'ordonnance du 26 août 1944 sur l'organisation de la presse française qui, à mes yeux, résume le malheur français de la presse. Je citerai un passage de cet article, que beaucoup ont souvent commenté : « La même personne ne peut être directeur... » - on ne parlait pas de femmes à l'époque - « ... de plus d'un quotidien. » Cela reflétait l'esprit du Conseil national de la résistance (CNR) - l'information n'est pas un bien comme les autres, elle doit donc être affranchie des forces du capital et de l'argent - et venait en réaction à la presse vénale de l'entre-deux-guerres. D'ailleurs, Hubert Beuve-Méry, correspondant à Prague, l'avait vécu, lorsqu'il travaillait pour Le Temps.
En fait, cet article de l'ordonnance de 1944 a préparé une partie de notre malheur d'aujourd'hui. Bien sûr, il a été contourné, je ne vais pas vous raconter l'histoire du groupe Hersant ou celle du groupe Prouvost avant lui. Décider qu'une personne ne peut diriger qu'un quotidien veut dire qu'on acte, au nom des bons sentiments, une forme de sous-capitalisation chronique de la presse - c'est ce que dit le sociologue Jean-Marie Charon. En effet, on ne pouvait pas constituer un groupe de presse.
Ce qui à mon sens est plus intéressant, c'est le début de cet article 9 - l'ordonnance a été abrogée par la loi Léotard de 1986 - : « Dans le cas d'un hebdomadaire dont le nombre d'exemplaires tirés excède 50 000 ou d'un quotidien dont le nombre d'exemplaires tirés excède 10 000, nul ne peut exercer les fonctions de directeur ou de directeur délégué accessoirement à une autre fonction soit commerciale, soit industrielle, qui constitue la source principale de ses revenus et bénéfices. » Autrement dit, s'il y a des patrons de presse, ils doivent être issus de la presse ! On ne doit pas considérer la presse comme une « danseuse », quelque chose qui vient en plus, pour des raisons dont on a vu ces derniers jours dans vos auditions qu'elles étaient presque comiques, tout le monde - M. Arnault, M. Bolloré... - se disant « très petit » par rapport aux Gafam, tout en recevant les aides de l'État...
J'ajoute que, vu la manière dont ces aides sont calculées, je ne vois vraiment pas comment on peut faire renaître une presse libre et indépendante, avec des entreprises qui prennent des risques, puisqu'on donne de l'argent de poche à des milliardaires...
Le premier point de l'article 9 doit être appréhendé en même temps qu'un autre aspect des choses.
Au lendemain de la guerre, des journaux ont été condamnés pour collaboration et ont cessé de paraître. Une sorte de nouvelle donne est alors intervenue et on pourrait dire de façon un peu caricaturale que la presse s'est alors partagée entre les gaullistes, qui ont pris les rédactions, et les communistes, qui ont pris les imprimeries. C'est le deuxième péché mortel de notre presse. En donnant une telle prérogative au syndicat du livre, on a commencé à mettre en oeuvre un système, une usine à gaz, qui a finalement été le fossoyeur de bien des journaux. En effet, dans les coûts de production - il m'est arrivé d'évoquer ces questions ici même au moment de l'affaire Presstalis -, il y a les imprimeries et la distribution des journaux, et ces coûts ont grevé très lourdement les coûts globaux de la presse, sa possibilité de se moderniser, d'embaucher, d'innover.
Ainsi, à partir des années 1970, lorsque, avec les chocs pétroliers, la chute de la croissance, le chômage, les journaux représentent une part de plus en plus importante dans le pouvoir d'achat des Français, on commence à voir les premières baisses de diffusion, même si la presse écrite a encore de beaux jours devant elle. Les recettes publicitaires commencent aussi à diminuer. Ce contexte économique crée, pour la plupart des quotidiens, les conditions d'une fragilité, si bien qu'ils deviennent des proies très faciles pour les appétits d'industriels qui, croyez-moi, ne sont pas du tout dans l'idée de faire du mécénat, mais plutôt dans celle de faire avancer leurs dossiers économiques et financiers et de développer leur influence, y compris politique. On se trompe complètement si on n'a pas en tête le fait que les industriels qui deviennent actionnaires de journaux sont motivés par ces deux intérêts.
J'ai évoqué le poids de l'Histoire avec les bonnes intentions de l'ordonnance de 1944, le rôle du syndicat du livre et la crise économique à partir des années 1970. Il faut aussi évoquer l'irruption du numérique, mais je voudrais terminer mon propos par un autre aspect : la crise généralisée de confiance dans l'information.
Les journaux sont là pour éclairer l'opinion, l'informer, lui dire le vrai. Il ne faut pas être le plus rapide, il faut être le meilleur et, pour cela, il faut en avoir les moyens. Cette crise de confiance vient de loin. Nous avons ainsi entendu en 1995, au moment des grandes manifestations contre les réformes Juppé, les premières grosses critiques contre la presse. Il y a eu ensuite le non au référendum constitutionnel européen de 2005 et, plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes ». Ces moments ont marqué un abaissement de la crédibilité de la presse. Les citoyens perçoivent une connivence entre la presse et les élites politiques et économiques, ils ont le sentiment de ne plus être représentés et informés correctement.
Les rédactions ne sont pas des chiens qu'on mène en laisse ! Rappelez-vous la fable du loup et du chien. Le loup crève de faim, le chien lui dit : « Viens chez moi, tu vas bien manger, on est bien traité. Le loup a bien envie d'y aller. Chemin faisant, il interroge le chien sur la marque qu'il a au cou. Le chien lui répond que ce n'est rien du tout. Le loup insiste et le chien finit par lui dire : Quelquefois, on nous attache... »
Dans la presse hyperconcentrée que nous connaissons aujourd'hui, on attache régulièrement, certes pas tous les jours, la liberté de la presse et l'indépendance des rédactions.
Mme Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours. - C'est à mon tour de vous remercier de me recevoir.
En recevant votre invitation, je me suis interrogée : à quel titre souhaitiez-vous m'entendre ? Celui de journaliste qui, au sein des Jours, enquête au long cours sur Vincent Bolloré, notamment depuis sa prise de pouvoir sur Canal+, puis sur le groupe Lagardère ? Celui de journaliste ayant exercé durant une quinzaine d'années à Libération, où j'ai suivi le secteur des médias ? Celui de dirigeante et cofondatrice du site d'information indépendant Les Jours ?
J'ai alors fait face à une évidence. Tout cela est intimement lié, parce qu'il s'agit finalement de la même question, cruciale pour la démocratie et qui est au coeur de votre commission d'enquête : comment, dans un paysage médiatique qui se concentre à toute vitesse, garantir la liberté d'informer ? Comment garantir que les citoyens soient bien informés?
J'ai lu aujourd'hui avec attention le baromètre annuel de la confiance dans les médias publié par La Croix : neuf personnes interrogées sur dix considèrent qu'il est important ou essentiel pour le bon fonctionnement d'une démocratie d'avoir des médias et des journalistes indépendants du pouvoir politique et économique, mais un tiers seulement estime que c'est le cas aujourd'hui.
Nous avons créé Les Jours en 2016 en partant du constat suivant : on n'a jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui, mais on n'a jamais eu autant de mal à être bien informé ! On retrouve les mêmes dépêches copiées-collées d'un site à l'autre. Sous cette masse protéiforme, le lecteur se retrouve asphyxié, noyé sous une information sans mémoire. La réponse que nous avons décidé d'apporter, c'est celle de faire des choix dans l'actualité, d'agripper des sujets, d'enquêter et de ne plus lâcher ; d'inventer la forme innovante du journalisme en série qui raconte une histoire vraie, épisode après épisode ; et de le faire dans un média indépendant, détenu en majorité par ses salariés, sans publicité et sur abonnement, donc financé par ses lecteurs. Nous n'avons donc de comptes à rendre qu'à nos lecteurs, dans une relation de transparence et de confiance. Nous avons aussi la conviction que le numérique n'est pas le lieu de l'information qui ne coûte rien, qui ne vaut rien, et que la crise de la presse n'est pas une fatalité.
J'ai pu éprouver la liberté de ce modèle et la joie professionnelle qu'elle procure, mais aussi sa difficulté et les sacrifices nécessaires pour maintenir un équilibre durement acquis, qu'il faut maintenir et dépasser dans un environnement de plus en plus concurrentiel.
C'est dans ce cadre qu'en tant que journaliste j'enquête avec Raphaël Garrigos depuis six ans sur Vincent Bolloré, ses méthodes, la manière dont il prend le pouvoir, sa brutalité, son interventionnisme, la manière dont il met les antennes au service de ses intérêts, la façon dont il censure, s'est débarrassé à trois fois reprises de la quasi-totalité d'une rédaction, il a transformé une chaîne d'information en haut-parleur pour l'extrême droite en tremplin pour Éric Zemmour, avant d'étendre cette emprise et cette idéologie au groupe Lagardère, pour se retrouver, à moins de trois mois de la présidentielle, à la tête d'une machine de guerre idéologique, et ce dans une impunité quasi totale.
Nous avons pu faire ce travail et ces révélations, car nous sommes un média indépendant, que nous ne subissons de pression de personne, parce que nous avons inventé un modèle éditorial innovant qui nous permet de creuser et de ne jamais lâcher un sujet.
Il n'y a certes pas que Vincent Bolloré, mais celui-ci a envoyé un message à tous les propriétaires de médias : il est possible de purger une rédaction. Par comparaison, tous les autres propriétaires de médias en deviennent acceptables. Un journaliste du groupe Lagardère m'a ainsi dit qu'on en était à un point où Bernard Arnault passait pour un chevalier blanc. Nous en sommes là.
Chaque citoyen doit pouvoir entendre une information rigoureuse, honnête, respectueuse de l'éthique et de la déontologie. Dans le monde des médias audiovisuels, on a aujourd'hui un secteur privé tout-puissant, bipolarisé entre TF1 et M6 d'une part, et le groupe Bolloré-Vivendi-Lagardère d'autre part, avec le service public au milieu. Car, derrière l'écran de fumée des GAFA, la réalité est celle-ci : c'est entre eux et au niveau national qu'ils se battront. Alors que fait-on maintenant ?
La réforme, voire la réécriture de la loi de 1986 est une évidence tant elle est obsolète : on s'attaque aujourd'hui au numérique avec des outils de l'âge de pierre. Il faut trouver des verrous pour se prémunir d'actionnaires industriels interventionnistes, voire destructeurs, pour protéger les rédactions et les lecteurs, que ce soit en matière de gouvernance des médias ou de dispositifs juridiques contre, par exemple, le trafic d'influence en matière de presse. Il faut aussi se donner les moyens de faire respecter la loi, avec l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Enfin, il faut au contraire soutenir ceux qui ont fait le choix risqué de l'innovation l'indépendance.
Selon Albert Camus, dans son manifeste pour un journalisme libre de 1989, qui avait d'ailleurs été censuré, le journaliste doit refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge. Il y a urgence.
M. Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion. - Ma vision sur la concentration de la presse est à certains égards différente de ce qui a pu être dit. J'ai créé L'Opinion il y a neuf ans, après trente-cinq ans de vie de journaliste aux Échos puis au Figaro, avant de revenir aux Échos comme patron de presse, à quoi s'ajoutent des chroniques quotidiennes sur RTL, Europe 1 et France Inter. Depuis 2013, le site et le journal ont grandi. Il y a deux ans, nous avons acquis L'Agefi. Notre petit groupe fait un chiffre d'affaires de 25 millions d'euros et emploie 140 personnes, dont 85 journalistes.
Tout d'abord, la France a, dans presque tous les domaines de l'économie, des champions mondiaux : automobile, aéronautique, services, luxe, ingénierie, banque et assurances, etc., partout sauf dans les médias. Le français est certes moins parlé que l'anglais ou que l'espagnol, mais la francophonie existe et on peut travailler à l'international sans travailler en français.
J'y vois plutôt la conséquence des choix faits pour interdire la concentration des médias depuis cinquante ans, avec, notamment, la loi Hersant, qui ont eu pour objectif d'empêcher la constitution, voire de démanteler des groupes déjà existants. Le but de préserver la diversité et les journalistes est noble, mais les journaux sont restés petits, sous-capitalisés, avec des coûts d'exploitation lourds, notamment, comme l'a dit Éric Fottorino, du fait d'un accord avec les organisations syndicales, notamment la CGT. Certains se sont faussement rassurés d'être seuls sur leur territoire, et personne ou presque n'a pu développer de stratégie de croissance. Or, aujourd'hui, nous arrivons au résultat inverse de celui qui était recherché : il y a moins de journaux et moins de journalistes. Mais on s'interroge quand même sur la concentration des médias.
Pour autant, face à quelques grands groupes, une myriade de nouveaux groupes médias et de nouveaux usages ont émergé, pas seulement des journaux, radios et télévisions, mais aussi des sites, des applications et des réseaux sociaux. Il y a donc à la fois plus de concentration et plus de nouveaux médias.
Il s'agit là d'un phénomène classique en économie : plus une entreprise grossit, plus elle laisse des niches pour plus petits qu'elle. Les géants sont moins agiles. Ford, General Motors, Stellantis et Peugeot, par exemple, n'ont pas empêché le nain Tesla de bouleverser le marché de l'automobile. Dans nos médias, est-ce un journal financier qui a créé Boursorama, un magazine féminin aufeminin.com et un journal de santé Doctissimo ? Non. Les journaux existants étaient à chaque fois trop installés et pas assez agiles sur de nouvelles opportunités. Nous avons quelques grands groupes dominants en France, mais de petits médias se créent et assurent une diversité.
J'entends ensuite que la France serait le pays dans lequel les milliardaires possèdent la presse. Toutefois, depuis des décennies à l'étranger, de grandes fortunes ont investi dans la presse, comme Robert Maxwell ou les frères Barclay, notamment propriétaires du Ritz, avec The Telegraph, au Royaume-Uni. En Italie, la famille Agnelli, propriétaire de Fiat, contrôle La Repubblica, La Stampa et The Economist, et il y a aussi eu De Benedetti, avec La Repubblica également. Au Canada, Desmarais est passé du transport public au journal La Presse, et les frères Bronfman, qui ont fait fortune dans les alcools et sont devenus des actionnaires influents de Vivendi. Aux Etats-Unis, Jeff Bezos a racheté le Washington Post et le Mexicain Carlos Slim a sauvé le New York Times. Voilà pour la prétendue spécificité française, où le phénomène n'est d'ailleurs pas nouveau, avec François Coty, industriel du parfum entre les deux guerres, Jean Prouvost, héritier d'une dynastie textile, qui reprendra Paris-Soir, embauchera Pierre Lazareff et acquerra Marie Claire et un petit hebdomadaire sportif, Match, qui deviendra ce qu'on sait aujourd'hui.
Ainsi, à côté de la concentration des médias, phénomène inéluctable, mais parfois souhaitable s'il est régulé, il faut favoriser la multiplication de médias qui doivent croître. En créant L'Opinion, j'ai parfois dû me battre contre les pouvoirs publics pour survivre, et constater que le système favorisant les insiders. Les concurrents ne rendent pas la tâche facile, mais c'est le jeu. En revanche, de façon plus problématique, le carcan des règles régissant la relation entre un média nouveau et la sphère publique est presque impossible à desserrer. Si un premier pas a été fait avec la création d'un fonds pour l'émergence, beaucoup reste à faire.
Cependant, favoriser ces nouveaux médias ne suffira pas. Il faut aussi lutter contre le vol de contenus et la captation de chiffre d'affaires publicitaire par les grandes plateformes mondiales. Une piste simple serait que le législateur confère à toutes les plateformes la qualité d'éditeur de médias, avec la responsabilité juridique et judiciaire sur la publication de contenus. Ce serait un bouleversement de la pratique de ces réseaux, qui sont devenus les médias les plus puissants du monde.
M. David Assouline, rapporteur. - Les sujets sont différents entre les médias que vous représentez, et vos approches aussi.
La présente commission d'enquête a été voulue par un groupe politique du Sénat, qui y a consacré son droit de tirage annuel au milieu d'une actualité sanitaire pressante. C'est ainsi que nous avons décidé, au risque de surprendre certains, de parler de la concentration des médias. La raison en est, comme l'a souligné Edwy Plenel, que ce phénomène ancien s'est largement accéléré depuis les années 2010. On se réveille aujourd'hui avec un paysage de l'audiovisuel, des médias et de la presse, et donc des conditions mêmes de la liberté de la presse, complètement modifié, comme si la société le subissait. Il n'y a en effet jamais eu de débat ni de législation sur ce sujet depuis 1986, époque à laquelle on ne pouvait envisager les concentrations verticales actuelles, où les fournisseurs d'accès peuvent avoir un contrôle sur toute la chaîne de production et de diffusion de contenus.
Dans le domaine de la presse traditionnelle, un fleuron de la liberté et de la diversité était la presse quotidienne régionale (PQR), qui a fleuri après la Seconde Guerre mondiale avec de nombreux titres reflétant tous les courants d'opinion de la Résistance. Or, on en arrive finalement à de grands groupes, avec moins de journalistes, qui contrôlent plusieurs titres, voire des régions entières.
J'en viens à la presse numérique et à ma première question. La presse numérique est bien une presse, cela a été un combat, avec les mêmes droits et devoirs notamment en termes de TVA. Je me suis battu pour cela, d'abord seul avant d'être rejoint par d'autres. Comment réussissez-vous à ne tenir qu'avec des abonnés, sans publicité ? Comment peut-on encore être présent dans les kiosques, et donc en papier, et que cela signifie-t-il ?
En outre, quel est votre point de vue sur l'approfondissement des lois existantes pour permettre l'indépendance des rédactions même en cas de concentration ? Que serait, selon vous, un statut renforcé des rédactions ?
M. Edwy Plenel. - Le côté hétérogène de cette table ronde est une bonne occasion d'avoir un débat qui vous éclaire, mesdames et messieurs les sénateurs.
Nous avons entendu que la concentration était nécessaire pour avoir des champions nationaux. Nous, nous défendons un idéal démocratique, qui est professionnel et qui ne dépend pas d'un drapeau ou d'une identité nationale. On a évoqué Coty, en clair la presse vénale qui a accompagné l'extrême droite et le basculement de la France dans la collaboration avec Vichy.
La question de la concentration et des grands groupes est avant tout celle du pluralisme et de la diversité. Les champions doivent avant tout être démocratiques et professionnels, avec une presse aussi respectée que le sont The Guardian et le New York Times. Des champions professionnels ne donneraient pas le spectacle actuel d'une information polluée par les opinions. Selon nous, les vérités doivent être au coeur et éclairer le débat public. Ce n'est pas le déluge des opinions pour tuer l'information.
C'est ce que nous voulons illustrer avec Mediapart : nous publions chaque année tous nos comptes, au centime près. Nous avons plus de 200 000 abonnés payants, avec une audience de 4,5 à 5 millions de personnes. En 2021, nous avons réalisé un chiffre d'affaires de 22 millions d'euros, pour un résultat net de 4 millions d'euros, soit 18 %, sans aucune manne, ni subvention publique ni actionnaire privé. C'est la voie du sursaut, il n'y en a pas d'autre. Mais pour que ce sursaut ait lieu, il faut un écosystème sain.
Je le redis, le plaidoyer pour des champions français détruit la valeur et la confiance. Demandez les chiffres d'un journal économique, La Tribune, et comment il a été détruit par Bernard Arnault et LVMH. M. Bernard Arnault est peut-être un industriel spécialiste du luxe, mais dans la presse, il ne sait pas faire, il ne sait que détruire de la valeur. Moi, je suis un patron de presse, je crée de la valeur. Mediapart, c'est 120 emplois, contre 25 à l'origine. Notre entreprise est profitable. Comment les élus de la Nation que vous êtes peuvent-ils justifier que la troisième, voire la deuxième fortune mondiale, et en tout cas la première fortune européenne, soit le premier bénéficiaire d'argent public dans la presse ?
M. Laurent Lafon, président. - Je vous invite à répondre à la question sur votre modèle et la diffusion de la presse.
M. Edwy Plenel. - Nous ne sommes qu'un petit poisson vertueux...
M. Laurent Lafon, président. - C'est bien ce petit poisson qui nous intéresse.
M. Edwy Plenel. - Je viens de vous présenter notre modèle. Justement, ce n'est pas sur CNews mercredi matin, le jour où vous avez entendu M. Bolloré, que vous auriez eu connaissance de la corruption de deux chefs d'État africains avec des documents prouvant l'implication de M. Bolloré. C'était un cadeau pour votre commission d'enquête : vous auriez pu lui poser la question. C'est le sujet de votre commission !
M. Laurent Lafon, président. - C'est précisément nous qui définissons ce sujet. Je vous prie de répondre à la question du rapporteur.
M. David Assouline, rapporteur. - Je considère que chacun doit nous donner son point de vue sur l'objet de notre commission d'enquête, c'est-à-dire la concentration dans les médias. La façon de répondre de M. Edwy Plenel me semble légitime, au-delà de ma question sur le modèle économique.
M. Edwy Plenel. - Monsieur le président, LVMH a obtenu en 2019 la part du lion s'agissant des aides publiques, à savoir 16 millions d'euros. Comment expliquer qu'un industriel richissime ne mette pas la main à la poche ? Cela a des conséquences sur la qualité de l'information.
J'illustre mon désaccord avec Nicolas Beytout : alertée par l'exemple de La Tribune, la société des journalistes (SDJ) des Échos, quand M. Arnault est venu prendre leur journal en 2007, a publié la déclaration : « La presse est un métier, M. Arnault. » On peut y lire : « Un journal, plus encore quand il s'agit d'un journal économique, qui perd du crédit perd des lecteurs et finit par perdre de l'argent. Nous ne voulons pas connaître ce sort. Dans aucun grand pays capitaliste au monde, d'ailleurs, le principal quotidien économique n'est possédé par la première fortune locale, par un groupe gérant des dizaines de marques et l'un des plus importants annonceurs de la place. » C'est la question centrale.
Le modèle de Mediapart a servi d'exemple : nous avons été pionniers sur l'abonnement, sur la reconnaissance du statut de la presse en ligne et sur l'égalité de traitement entre papier et numérique. On nous l'a fait payer, mais cela a été gagnant pour tous. Mais aujourd'hui, l'écosystème est pollué par un conflit d'intérêt général : des actionnaires, qui ne sont pas des industriels de l'information, cherchent de l'influence et à défendre leurs intérêts en empêchant la diffusion de certaines informations qui dérangent ces intérêts.
M. Éric Fottorino. - Je vais vous donner quelques éléments sur Le 1, né en 2007, et sur notre modèle. Le 1 a été suivi de trimestriels, comme America, avec 16 numéros le temps de la présidence Trump, puis Zadig, qui porte sur la France, et Légende, qui suit l'actualité au travers de grandes figures contemporaines. Au début de nos réflexions, on nous disait déjà qu'il n'y avait plus de salut que par le numérique. Edwy Plenel indiquait justement que, avec le tout numérique, on supprimait trois coûts : le papier, l'impression et la distribution. Face à cette accélération, lancer une publication papier semblait hasardeux.
Pour autant, opposer papier et numérique relève d'une vision paresseuse des choses. L'Histoire l'a prouvé, tous les médias se sont ajoutés sans s'éliminer : la télévision n'a pas éliminé la radio, et elles n'ont pas remplacé le papier.
La presse écrite vit une crise de l'offre : elle n'a pas su se renouveler dans un environnement qui a, lui, changé. Ensuite, on a abandonné la formation intellectuelle de notre civilisation depuis au moins le XVe siècle, celle d'un certain nombre de mots sur une page : le savoir lent, profond, l'assimilation et la compréhension du monde sont d'abord passés par là et nos cerveaux, certes plastiques, peuvent accepter la vitesse, mais ils ont besoin de cette lenteur et de cette profondeur.
Dès lors, j'ai analysé avec mon équipe ce que voulaient les lecteurs, question difficile. Quels étaient les grands défauts de la presse à mes yeux ? D'abord, elle était trop longue. Qui finit un journal aujourd'hui ? Le problème n'était pas la longueur des articles, mais le fait que les journaux sont devenus des hypermarchés de l'information, avec un refus de la hiérarchiser. Qu'est-ce qui vaut un gros titre, seulement quelques lignes, et qu'est-ce qui ne vaut rien ? Selon Albert Camus, un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas. Hiérarchiser, se concentrer sur l'essentiel est donc fondamental.
Ensuite, il y avait un entre-soi : les journalistes écrivaient pour les journalistes, et tout cela se mordait la queue. Il faut d'abord écrire pour le lecteur, et considérer qu'il est intelligent, s'adresser au meilleur de lui-même. Il y a plusieurs manières de le faire : Edwy Plenel le fait depuis longtemps avec Mediapart par l'investigation. Nous avons choisi les enquêtes de fond. La seule enquête de la presse française sur le scandale de Presstalis a été rédigée dans Le 1, avec le travail de Philippe Kieffer, car tous les autres dirigeants étaient autour de la table qui gérait Presstalis. Ils s'accordaient des ristournes, des passe-droits, etc.
Notre offre est d'individualiser un sujet chaque semaine, et de le revisiter par tous les savoirs, sensibles, avec la littérature, la poésie, l'art, et savants, avec des chercheurs dans tous les domaines, le tout médiatisé par le journalisme. Notre format est particulier : il commence par un A4, suivi d'un tabloïd avant de finir par un poster. Imaginez qu'on peut publier 35 000 signes, alors que ce format n'existe plus dans la presse aujourd'hui. C'est une immense liberté et une immense exigence, et nous nous adressons au seul lecteur, non aux confrères.
Nous avons près de 25 000 abonnés. Je n'oppose pas numérique et papier : nous avons lancé une application avant-hier. Nous sommes comme un judoka qui prend l'énergie de l'un pour l'apporter vers l'autre. La plupart de nos abonnés papier arrivent par notre site et par le numérique : il faut jouer de ces complémentarités.
En revanche, pour répondre à l'autre partie de votre question : chaque jour, je me demande si cela va durer. Nous non plus n'avons pas de publicité. Nous n'avons que nos lecteurs, et 200 000 euros de subventions par an au titre de l'aide au pluralisme.
Nous et nous seuls, qui sommes nos propres propriétaires, décidons de nos sujets. Si nous voulons consacrer un numéro au sujet des migrants, même si plus personne ne veut en entendre parler, nous le faisons sans nous préoccuper du volume de la vente. Nos lecteurs sont là, car cette démarche éditoriale leur plaît.
Je suis toujours consterné, voire ébahi de constater que, quand vous lancez un média papier et frappez aux portes de la Banque publique d'investissement (BPI), vous êtes immédiatement raccompagné vers la sortie. Ces banquiers-là, qui vous prêtent toujours deux parapluies lorsqu'il fait beau, on n'en a pas besoin. On a besoin de gens prêts à prendre des risques avec nous, mais aucune banque ne m'a prêté un euro. Nous avons attendu cinq ans pour avoir droit à un petit découvert, que nous n'avons d'ailleurs pas utilisé. Vous l'imaginez bien, au moment de l'affaire Presstalis, nous étions au-delà du découvert. Le jour où les banques accepteront de prendre des risques en soutenant de nouveaux médias, avec des prêts à taux zéro et autres facilités, on trouvera d'autant plus scandaleux le fait que des milliardaires reçoivent des aides publiques, directes et à la distribution.
On dure par les contenus. Tant que l'offre est à la hauteur des attentes des lecteurs, il y a une place pour une presse libre, indépendante et inventive. Cependant, les conditions économiques ne sont pas toujours réunies pour faciliter ces créations.
Mme Isabelle Roberts. - Un média, c'est d'abord une idée, une conviction. Quand nous nous sommes lancés en 2016, nous avons regardé ce qui s'était fait auparavant et ce qui avait fonctionné. Côté médias numériques, il y avait eu comme pionniers Mediapart, un site payant, et Rue 89, un site gratuit - dans le débat entre abonnement gratuit ou payant, c'est le payant qui l'emportait largement. Lorsque Mediapart s'est lancé, tout le monde pensait qu'ils allaient dans le mur, que seule la gratuité était possible. Aujourd'hui, Mediapart est le plus grand succès de la presse numérique dans notre pays. Le modèle de l'abonnement payant reste cependant plus difficile, il faut une offre originale, qui se singularise. Nous avons choisi de raconter l'actualité en série, de faire des choix plutôt que le copier-coller que l'on trouve partout.
Un média est plus facile à lancer qu'à faire durer, une fois passé le temps où l'on a pour soi la nouveauté ; la durée relève de choix éditoriaux. Au départ, dans la rédaction, nous inscrivions sur un tableau les thèmes que nous voulions traiter - la question des migrations, pour reprendre cet exemple, n'est certainement pas le sujet le plus lu, qui fait vendre, mais il nous intéresse. Quand nous nous sommes lancés, en 2016, le public était de plus en plus disposé à payer pour des contenus : le choix du numérique se justifiait d'autant plus que nous pensions que la presse n'utilisait pas toutes les possibilités de contenu offertes par le numérique, et nous avons voulu développer une façon numérique de lire l'actualité. Nous avons rencontré notre public, la majorité de nos lecteurs ont moins de trente-cinq ans, certains nous disent être venus à la presse par Les Jours.
M. Nicolas Beytout. - Notre modèle est différent à L'Opinion : je suis parti de l'intuition que les médias suivaient suffisamment l'actualité dans un marché en attrition, et que, à l'inverse de ce que j'avais fait pendant trente-cinq ans en recherchant l'exhaustivité, il y avait de la place pour un format court - huit pages -, avec seulement des « papiers » longs, des sujets présentés selon des angles précis, et ce à une époque où la mode était plutôt aux « fermes à clics » dans lesquelles les journalistes ne faisaient que reprendre des dépêches d'agences. J'ai voulu créer un média numérique avec une extension papier, considérant qu'internet c'est l'audience, alors que le papier, c'est l'influence. Notre modèle combine ainsi un site et un journal papier.
En réalité, L'Opinion est, depuis le lancement de Libération en 1974, le premier quotidien papier de la presse payante d'information à survivre - Info Matin s'est éteint en deux ans. Quant à la presse gratuite, elle a créé et rencontre désormais beaucoup de problèmes. L'édition d'un quotidien papier est complexe et coûteuse, mais je crois que la presse papier a un rôle à jouer, différent et complémentaire du média en ligne ; c'est sur cette combinaison que repose notre modèle.
M. David Assouline, rapporteur. - Vos modèles sont effectivement très différents, mais au-delà de cette présentation, nous attendons aussi votre avis sur la concentration des médias.
Parmi les principaux actionnaires de L'Opinion, en plus de vous-même, monsieur Beytout, qui possédez 24,4 % du capital, on trouve Bernard Arnault, qui en détient 24,8 %, Liliane de Bettencourt, à 17,1 %, Ken Fisher, qui a investi 3,5 millions d'euros, Robert Murdoch, qui a injecté 2 millions d'euros au moins et qui est à 7,6 % du capital, mais aussi d'autres personnes qui ne manquent certainement pas de moyens, comme Jean-Philippe Thierry, ancien président des AGF, ou encore Philippe Louis-Dreyfus, l'armateur...
Je vous pose donc la question que j'ai posée de façon offensive à Bernard Arnault et à Vincent Bolloré : comment exercer une liberté d'enquête, de travail, d'expression des journalistes, quand le propriétaire a des intérêts sur les sujets dont vous traitez ? Ne voyez-vous pas, par exemple, des interférences avec les intérêts de LVMH ? On constate que le nombre d'articles parlant des activités de LVMH est plus important dans vos colonnes que chez vos concurrents, mais aussi que vous évitez des sujets qui pourraient gêner cette entreprise. Ce constat, je le fais en consultant la presse elle-même, sans disposer de moyens d'enquête particuliers, comme il en existe dans d'autres parlements ; je vous le dis en rassemblant des éléments issus de l'exercice même de la liberté de la presse : que répondez-vous ?
M. Nicolas Beytout. - La loi française oblige une société éditrice à rendre publique la liste de ses actionnaires. La société éditrice de L'Opinion s'appelle Bey Médias Presse & Internet, et son actionnaire à 100 % est Bey Médias. . Pour être précis sur ce point, permettez-moi de faire un détour par un épisode qui a failli nous être fatal, sous le gouvernement socialiste, qui voyait d'un mauvais oeil notre survie.
En 2013, il était possible à toute personne, physique ou morale, de déduire de ses revenus 25 % de son investissement dans un journal de presse d'information générale, une disposition qui a été renouvelée dans la loi de finances de 2022. Cette disposition était très intéressante pour capitaliser notre société, mais l'administration nous l'a refusée lorsque nous lui avons demandé un rescrit, au motif que les fonds avaient été recueillis par Bey Médias, que l'administration a qualifiée de « holding », et non pas par notre filiale chargée directement de l'édition (la société éditrice, Bey Médias Presse et Internet). Selon l'administration fiscale, c'est cette filiale qui aurait dû lever les fonds pour que nos investisseurs aient droit à la déduction. J'ai contesté, faisant valoir que le texte de la loi visait explicitement « toute société exploitant un journal » (et non pas « éditant » un journal), mais l'administration fiscale a balayé l'argument d'un revers de la main. Nous sommes allés en justice, le tribunal administratif de Paris nous a donné raison, puis la cour d'appel de Paris, puis le Conseil d'État, qui a condamné l'État aux dépens... Il faut donc bien préciser les choses, monsieur le rapporteur : lorsqu'il exige la publicité des actionnaires, le droit français vise explicitement ceux de la société éditrice, c'est-à-dire, pour L'Opinion, Bey Médias.
Au départ, j'ai accepté la demande de certains de nos actionnaires qui pensaient que leur participation à un média jugé libéral risquait de passer pour une forme d'agression du pouvoir en place - et ils ne voulaient pas être des victimes collatérales de notre média. Les actionnaires ont donc fait connaître leur nom progressivement (vous n'avez pas mentionné l'un de nos soutiens initiaux, en la personne de Claude Perdriel, qui a été actionnaire dès le démarrage). Tous participaient à une aventure dont l'orientation était libérale.
S'agissant de l'indépendance rédactionnelle, je vous réponds que, dans le pacte qui lie entre eux nos actionnaires, une disposition particulière me donne la majorité absolue sur toutes les questions éditoriales : le contenu, les choix, les limites à se fixer, le choix des journalistes. Pour le reste, la différence avec les médias dont vous avez abondamment parlé, c'est que se trouve au capital de L'Opinion un grand nombre de milliardaires, qui se surveillent, se contrôlent les uns les autres, ce qui me donne une extraordinaire liberté. En réalité, il n'y a pas de lancement d'entreprise d'envergure sans faire appel à des personnes qui ont de l'argent. Edwy Plenel vous a dit que Mediapart vivait sans actionnaires, mais il a en réalité fait appel à des grandes fortunes pour lancer son média, des gens extrêmement riches ont mis de l'argent pour qu'il devienne ensuite indépendant.
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai lu des articles et analysé certains des papiers de L'Opinion, qui relèvent quasiment du publi-rédactionnel pour LVMH - on vous reproche de favoriser des actionnaires importants dans le traitement de l'information les concernant : que répondez-vous ?
M. Nicolas Beytout. - Qualifier de publi-rédactionnels des articles me paraît insultant au regard de la qualité professionnelle des journalistes qui les rédigent - c'est le commentaire que je ferai sur votre jugement. Je refuse de considérer que nous réservons un traitement particulier et plus favorable à LVMH dans nos colonnes.
M. Laurent Lafon, président. - Je voudrais revenir sur la question du financement lors du lancement de vos médias.
Au départ, chacun de vous a fait appel à des investisseurs, nous venons de citer plusieurs investisseurs de L'Opinion. Nous savons aussi que, pour Les Jours, Xavier Niel et Matthieu Pigasse ont participé au lancement, tandis que Xavier Niel a apporté 200 000 euros à Mediapart, Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm 500 000 euros chacun. Comment, en réalité, peut-on lancer un média sans faire appel à des investisseurs, qui sont en général des personnes qui ont réussi dans un domaine qui, d'une manière ou d'une autre, intéresse nécessairement la presse ?
M. Éric Fottorino. - Comme je l'ai dit, quand vous avez un projet de média, il n'est pas facile de trouver une banque qui vous prête de l'argent... Il se trouve qu'Henry Hermand avait apprécié le récit de mes vingt-cinq années passées au sein du journal Le Monde - Mon tour du « Monde ». Comme il connaissait la presse pour avoir participé au Matin de Paris, il m'a demandé si je ne voudrais pas faire un journal. Comme je lui ai répondu que je n'en avais pas les moyens, il m'a alors proposé son aide pour l'amorçage - et c'est ce que nous avons fait, avec un budget tous les trois mois en avançant à vue. Aujourd'hui, nous détenons 60 % du capital et le reste appartient à la famille d'Henry Hermand, qui est décédé en 2016. Nous sommes parfaitement libres sur le plan éditorial, il n'y a pas de clause sur ce point. Il se trouve qu'Henry Hermand, qui avait fait fortune dans l'immobilier commercial, avait été un compagnon de route de Michel Rocard, et qu'il a soutenu Emmanuel Macron. Je le précise parce que ce soutien fait dire à certains que, de ce fait, Le 1 serait un journal macroniste. Nous avions eu cette discussion en 2013 lorsque nous avons lancé Le 1, il n'était pas question de faire un journal qui soutiendrait Emmanuel Macron, et surtout, qui aurait alors prédit qu'il deviendrait Président de la République ?
Ceux qui lisent Le 1 savent ce qu'il en est : si j'ai eu des échanges intéressants et importants avec Emmanuel Macron lorsqu'il était ministre de l'économie, notamment sur la place du roi dans nos institutions, nous avons aussi été très sévères sur la politique économique et sociale conduite par le Président de la République - je ne me suis donc jamais mis de laisse autour du cou avec ce soutien initial. Cela dit, j'aurais beaucoup aimé recevoir le soutien initial d'un investisseur parfaitement neutre...
Mme Isabelle Roberts. - On ne lance pas un média sans argent, ni bien sûr un média indépendant. Nous avons passé l'année 2015 à construire Les Jours, sur le plan technique, éditorial, financier ; nous l'avons fait brique par brique, en faisant appel aux lecteurs au travers d'un financement participatif, qui nous a rapporté 85 000 euros et qui a constitué ce qui est devenu notre communauté d'abonnés. Nous sommes allés voir des investisseurs privés sur cette base. Les cofondateurs possèdent 69 % du capital, viennent ensuite les lecteurs, à hauteur de 10 %, et une dizaine d'investisseurs, dont Xavier Niel, pour de très petits pourcentages.
M. David Assouline, rapporteur. - On trouve aussi Matthieu Pigasse dans votre capital.
Mme Isabelle Roberts. - Oui, ce n'est pas caché, la liste des noms de nos investisseurs est en ligne. Nous avons le contrôle sur notre capital, les actionnaires privés n'en ont qu'une très faible part et ils ne siègent dans aucune instance de notre journal.
M. Laurent Lafon, président. - Ils ne siègent pas dans le comité de direction ?
Mme Isabelle Roberts. - Non, ils viennent à l'assemblée générale annuelle.
M. Edwy Plenel. - Nous abordons ici la question du libéralisme, que l'on peut poser ainsi : sommes-nous un pays libéral et sommes-nous une démocratie vivante ?
D'un point de vue anglosaxon, où le libéralisme économique est tempéré par un libéralisme politique qui respecte l'indépendance de contre-pouvoirs, nous ne sommes pas un pays libéral. Quand nous avons voulu fonder Mediapart, je pensais que nous trouverions facilement des personnes souhaitant une presse indépendante, qui dérange y compris leurs intérêts ; or, ces gens-là n'existent pas en France. À Mediapart, nous pratiquons un journaliste d'intérêt public, qui peut déranger un jour la droite, un jour la gauche, le monde des affaires, celui des partis politiques, un journalisme au service du droit de savoir des citoyens. J'insiste sur ce point, parce que c'est le coeur du sujet : si le libéralisme économique, c'est seulement la rapacité économique accompagnée de brutalité démocratique, ce n'est pas du libéralisme, mais c'est ce qui fonde des démocraties autoritaires où le monde des affaires fait ce qu'il veut, y compris abaisser le contrepouvoir qu'est la presse.
Quand nous avons lancé Mediapart, en 2007, le financement participatif en ligne n'existait pas, et notre premier financement a été l'endettement des fondateurs. Nous nous sommes endettés pour un montant d'un peu plus de 1 million d'euros - j'ai remboursé pour ma part un emprunt personnel pendant dix ans. Il n'était pas question pour nous de demander des financements complémentaires sans avoir pris nous-mêmes le risque de nous engager ; c'est ce que nous avons fait, avec deux exceptions que vous avez citées : Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm, qui ont accepté de nous accompagner.
Parallèlement, nous avons créé une Société des amis de Mediapart, réunissant 87 contributeurs. À ce sujet, je veux rectifier ce qui est monté jusqu'au Président de la République lors de l'entretien que nous avons eu avec lui en 2018 : non, Xavier Niel n'a jamais été actionnaire direct de Mediapart. Il a été l'un des 87 donateurs de la Société des amis de Mediapart, présidée par le mathématicien Michel Broué, et il l'a été à une époque où il n'était pas du tout l'oligarque qu'il est devenu, où il était un simple fournisseur d'accès internet, avant la cession de Free.
Enfin, une fois cet amorçage réalisé, la recette du financement, comme l'a dit ma consoeur Isabelle Roberts, ce sont les abonnés. L'essentiel pour nous était d'atteindre le point d'équilibre. Nous avons réuni 3,5 millions d'euros pour démarrer, en 2008, et nous avons atteint le point d'équilibre deux ans et demi plus tard, à la fin de l'année 2010, dans la foulée de l'affaire Bettencourt, avec 40 000 abonnés.
Par la suite, nous avons veillé à la bonne gestion et à la rentabilité de cette entreprise, avec pour objectif d'inventer un modèle vertueux, que nous avons mis cinq ans à élaborer, dans le cadre du Fonds pour une presse libre, fonds de dotation qui sanctuarise Mediapart. En conséquence, Mediapart s'est endetté pour racheter l'ensemble de ses actions. L'actionnaire est la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart, qui est elle-même contrôlée par le Fonds pour une presse libre.
Pour terminer, il existe un point commun entre nous quatre, quelles que soient les différences de sensibilité, de parcours et de modèle : vous avez devant vous des représentants de journaux ou de médias de journalistes, créés par des journalistes, défendant le métier de journaliste. La cohérence de ce métier autour du service du public, autour de la vérité des faits : voilà notre point commun. Cela est vrai, quelles que soient nos divergences, notamment avec Nicolas Beytout - je sais combien il y a d'excellents journalistes à L'Opinion.
Excusez-moi, monsieur le président, si j'ai été un peu vif tout à l'heure, mais nous sommes devenus des exceptions. Aujourd'hui, les médias de journalistes ne sont plus majoritaires au sein du paysage médiatique. Les directeurs de publication, qui, aux termes de la loi de 1881, sont comptables des contenus - je me suis encore rendu deux fois au tribunal cette semaine à ce titre -, ne sont plus des journalistes. Dans nos médias, ils le sont encore, mais, dans les autres, ce sont des gens liés au milieu d'affaires.
Nos modèles sont vertueux, mais la question qui vous est posée est celle du « mur » - « the wall », pour reprendre une formule libérale, au véritable sens du terme, que l'on utilisait traditionnellement à l'égard des intrusions de la publicité dans le contenu éditorial. Comment créez-vous le mur par rapport à cette presse d'industrie qui intervient dans les médias - nous sommes bien placés pour le savoir - pour que les informations qui dérangent ses intérêts ou sa clientèle, notamment politique ou partisane, n'y soient plus répercutées ? C'est une vraie question que vous aurez tous à traiter un jour ou l'autre.
Le fait que telle ou telle information soit en tête de gondole, dans les headlines, dans la manchette, c'est là la vitalité d'une démocratie ! Combien de fois avons-nous été témoins, à Mediapart, d'informations d'ampleur qui ont mis un temps fou à parvenir dans l'espace public ?
Je vous recommande, à ce propos, de regarder le film que nous avons produit et réalisé avec l'agence Premières Lignes, qui produit Cash Investigation. Ce film sera visible à partir du 15 février sur Mediapart et sortira le lendemain en salles dans toute la France. Il s'intitule Media crash, qui a tué le débat public ? C'est au coeur de votre sujet.
M. Laurent Lafon, président. - Merci. Comprenez bien que ce qui nous intéresse, c'est de comprendre vos modèles, qui sont atypiques par rapport aux autres médias français.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Puisque le pluralisme est le maître mot de notre commission d'enquête, nous sommes particulièrement heureux de vous auditionner cet après-midi. Alors que défilent devant nous des stars du CAC 40, vos personnalités et vos parcours ne laissent pas indifférents, ce qui est particulièrement stimulant dans ce monde monotone.
Le sujet dont nous traitons est vieux comme le monde, comme MM. Plenel et Fottorino l'ont rappelé tout à l'heure avec brio. Pour ma part, je veux très modestement évoquer le rapport Lancelot de 2005, qui avait été commandé par le Premier ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin. Ce rapport n'est pas très ancien et il est très intéressant. La concentration des médias est un marronnier, mais, comme vous l'avez tous souligné, la verticalité actuelle nous donne le sentiment que sa force est décuplée.
Je veux vous poser trois questions relativement simples.
Premièrement, nous avons, en France, une presse d'opinion subventionnée. M. Plenel l'a rappelé, qui a même montré le mécanisme par lequel de grandes puissances économiques parviennent à tirer profit de cet argent public. C'est une spécificité française.
L'audiovisuel a, pour sa part, ceci de particulier qu'il est un bien public puisqu'il fait appel à des fréquences pour être diffusé et qu'il doit donc être autorisé, et qu'il n'y a pas d'audiovisuel d'opinion.
Faut-il en arriver, justement, à un audiovisuel d'opinion ? Et est-ce que l'audiovisuel public, dont je rappelle qu'il est lui aussi financé de façon très importante par le budget de l'État - à hauteur de 3,7 milliards d'euros - ne peut pas jouer ce rôle d'audiovisuel totalement indépendant ? Vous savez qu'il est, pour le moment, sous le feu de la critique, puisqu'on l'accuse de rouler plutôt à gauche.
Deuxièmement, à l'heure où les influenceurs sont portés au rang de stars dans la consommation, comment est-il possible d'empêcher des capitaines d'industrie d'obtenir de l'influence par l'intermédiaire des médias ? Cela me fait penser à la profusion d'ingénieurs dont le métier ne consiste qu'à rechercher comment contourner les règlements de plus en plus contraignants de Formule 1... Y a-t-il un chemin pour éviter cela ?
Troisièmement, pour rebondir sur ce qu'ont dit MM. Beytout et Fottorino, ne faudrait-il pas trouver un mécanisme permettant de favoriser l'émergence du pluralisme ? Vous êtes la preuve vivante que celui-ci est possible. Au demeurant, je ne peux me résoudre, monsieur Plenel, à ce que notre pays soit caricaturé comme étant illibéral. J'ai lu les articles de Mediapart sur les auditions de MM. Bolloré et Arnault. Indépendamment du talent d'écriture de son auteur, je trouve que vous avez eu la dent très dure... Le Sénat fait son travail avec rigueur et ne roule pour personne, ainsi que la pluralité des sensibilités représentées autour de cette table en atteste.
M. Michel Laugier. - Monsieur Plenel, combien de journalistes exactement travaillent aujourd'hui pour Mediapart ? Sur quels critères les recrutez-vous ?
Le fonds de dotation qui est aujourd'hui à sa tête a-t-il des participations dans d'autres médias ? Il pourrait alors s'agir d'un début de concentration...
M. Edwy Plenel. - Non : il n'en a pas.
M. Michel Laugier. - De manière beaucoup plus globale, notre monde évolue énormément. Je veux insister sur la part prépondérante des grands réseaux, des grandes plateformes internationales.
La presse a perdu, en dix ans, 50 % de ses revenus publicitaires, qui ont surtout été captés par les grandes plateformes.
J'ai bien entendu qu'il fallait éviter les concentrations, mais des concentrations n'ont-elles pas permis de sauver certains médias ? La concentration peut aussi présenter des avantages.
Estimez-vous que l'audiovisuel public est le modèle idéal de pluralisme et d'indépendance journalistique ?
Pour terminer, en quoi incarnez-vous ici aujourd'hui la liberté d'expression par rapport aux autres médias ?
Mme Sylvie Robert. - M. Plenel a tenu à rappeler l'objectif de notre commission d'enquête. Je veux lui dire qu'il nous importe également de parler de la qualité de l'information. Je connais le travail que vous réalisez. Quand je lis Le 1, j'ai parfois l'impression de lire de la littérature... La qualité, dans ce monde complexe de la fabrique de l'information, est aussi un sujet - par rapport, notamment, aux chaînes d'information en continu.
Je veux également aborder la question de l'évolution des usages. Comment, demain, va-t-on lire l'information ? Comment les générations actuelles s'emparent-elles de cette question ?
Nous avons parlé des modèles économiques, de l'organisation, de la gouvernance. Tout se tient ! Bien sûr, la question des interférences se pose, mais, en tant que parlementaires, nous devons avoir une vision un peu plus globale pour pouvoir légiférer. De fait, il y a des dispositifs législatifs que nous aurions envie de réformer.
On a parlé de la loi de 1986, du statut juridique des rédactions et des aides à la presse. Y a-t-il, selon vous, d'autres dispositifs que nous pourrions imaginer pour garantir le pluralisme et rendre la presse indépendante viable ?
Considérez-vous que l'Arcom dispose aujourd'hui des outils pour mettre en oeuvre les missions qui lui sont confiées ?
M. Nicolas Beytout. - Je veux d'abord rappeler que la majorité des subventions actuelles qui sont versées à la presse, en tout cas à la presse papier, sont reroutées directement vers Presstalis : ces sommes qui apparaissent dans les tableaux comme des aides directes à la presse lui sont directement reversées par les journaux. C'est tellement vrai que, la veille du jour où nous recevons ces aides, nous recevons un courrier du directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), qui nous demande de nous engager sur l'honneur à reverser immédiatement ces sommes. Pourquoi ces sommes, qui sont liées au plan de sauvetage de Presstalis, passent-elles par les médias ? Parce que, si elles lui étaient versées directement, elles seraient considérées comme des aides d'État et condamnées par Bruxelles.
Par conséquent, je vous engage à regarder les chiffres avec beaucoup de précautions : on est assez loin des sommes qui sont généralement évoquées.
S'agissant de l'opportunité d'une presse audiovisuelle d'opinion, je considère, pour ma part - je sais que cette vision est peu répandue -, que, en dehors des périodes électorales, où une égalité démocratique est nécessaire, le sujet des temps de parole est désormais obsolète. Lorsqu'il y avait deux ou trois chaînes, qui relevaient du service public, il était de l'intérêt public que ces temps de parole soient équilibrés. Désormais, on peut s'informer un peu partout, sur un grand nombre de chaînes d'information, mais aussi en streaming. Je pense à ces nouveaux médias qui sont extraordinairement populaires dans une partie de la population, comme Brut : c'est un média qui a une ligne éditoriale qu'il se sent libre de porter et de propager. Il n'a que faire de l'équilibre des opinions.
Dans ce paysage désormais multiple, l'Arcom pourrait-elle consacrer sa force à autre chose ? Cette possibilité serait sûrement bienvenue.
Mme Isabelle Roberts. - Vous ne serez pas étonnés que je sois totalement en désaccord avec ce qui vient d'être dit.
Il y a, aujourd'hui, une chaîne qui est devenue une chaîne d'opinion. Vous avez eu l'occasion d'en parler avec Vincent Bolloré cette semaine : c'est CNews. Il l'a nié, mais je rappelle tout de même que le slogan de CNews est « Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion. » C'est donc revendiqué jusque dans le slogan et dans les publicités !
Non, je ne pense pas que les chaînes de télévision doivent devenir des chaînes d'opinion et, pour ma part, je ne pense pas du tout que le temps de parole soit obsolète ; je pense même qu'il devrait être renforcé. En effet, le grand problème avec CNews, qui est un cas d'école en la matière, c'est que la petite musique que cette chaîne fait entendre ne passe pas seulement par les invités politiques, pour lesquels ils sont plus ou moins obligés de respecter le temps de parole, même s'ils essaient de passer outre - lors des régionales de juin dernier, ils ont malencontreusement « oublié » une heure de RN dans leur déclaration au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)... Ils usent d'astuces en faisant passer certains invités dans la nuit, ce pour quoi ils se sont aussi fait taper sur les doigts, ou en en « refourguant » un certain nombre dans ce qu'ils appellent le « Zap politique ».
Cette petite musique passe surtout par une catégorie d'invités que je qualifierais de « permanents », qui, en réalité, ne sont plus des invités, mais des chroniqueurs rémunérés - M. Bauder, que vous avez auditionné, l'a lui-même reconnu. Je pense très précisément à Jean Messiha, désormais porte-parole d'Éric Zemmour et invité « obligé » de CNews, quatre fois par semaine, à la demande de Serge Nedjar, patron de la chaîne - j'ose espérer que cette pratique va cesser. Les idées, les opinions passent aussi par ces personnes-là ! Les invités permanents sur CNews, c'est aussi Charlotte d'Ornellas, de Valeurs actuelles, ce sont des gens de Boulevard Voltaire, de Causeur...
Je pense donc qu'il faut, au contraire, renforcer les pouvoirs de l'Arcom. Il y a beaucoup de fantasmes autour de celle-ci, qui, suivant les opinions, passe tantôt pour être un supercenseur, tantôt pour être trop molle. Or elle ne fait rien d'autre qu'appliquer la loi. Comme vous le savez, elle dispose de tout un arsenal de ripostes graduées, qui peuvent aller jusqu'à couper l'antenne à une chaîne qui n'aurait pas respecté ses obligations. De ce fait, elle paraît très souvent trop molle. Pourtant, elle a pris des décisions assez fortes, notamment en infligeant une amende de 200 000 euros à CNews pour les propos d'Éric Zemmour sur les mineurs isolés, pour lesquels il a été condamné par la justice cette semaine.
Il faudrait aujourd'hui que l'Arcom voie son rôle clarifié et qu'elle ait des outils plus clairs. Pour ce faire, on en revient toujours, naturellement, à une modification de la loi.
M. Éric Fottorino. - Je ne suis pas spécialement compétent sur les questions de télévision, mais je tâche d'être un citoyen attentif et, en cette qualité, il me paraît problématique aujourd'hui de voir Vincent Bolloré feindre d'être complètement étranger au contenu de ses antennes et à l'identité de ses chroniqueurs, en particulier d'Éric Zemmour, qui est maintenant candidat à la présidence de la République. Nul besoin d'être un spécialiste pour se rendre compte qu'il nous prend pour des imbéciles ! Il est aussi problématique que, même lorsque ce candidat n'est pas à l'antenne, différents chroniqueurs et animateurs entretiennent sa présence en reprenant ses propos.
Je pense qu'il faut du pluralisme au sein des chaînes, que ce soit les chaînes du service public ou les chaînes privées, mais je serais un peu plus prudent que Nicolas Beytout sur la question du temps de parole. Le temps de parole est aussi, quelquefois, du temps de propagande et de désinformation. Quand j'entends Éric Zemmour, je n'entends pas de l'information ni même une tentative d'éclairer les esprits des citoyens : je n'entends que de la propagande de bas étage. Dès lors, plus le contrôleur qu'est le CSA aura des moyens, plus il sera vigilant, et plus notre démocratie élective s'en trouvera renforcée.
La concentration a-t-elle sauvé les médias ? Nous ne sommes pas des juges instruisant à charge ou à décharge : notre métier nous oblige à avoir le goût de la nuance et à vérifier les informations. À cet égard, il importe, à mes yeux, de rappeler que nombre des journaux qui ont été rachetés à partir des années 1970 ont été très contents de trouver ces actionnaires ; ils sont même quelquefois allés les chercher.
C'est un vrai problème pour les journalistes que nous sommes. Chacun d'entre nous, à son petit niveau - nous ne sommes pas des mastodontes -, a inventé quelque chose qui a l'heur de plaire à un certain nombre de lecteurs qui nous font vivre et avec lesquels nous avons une relation directe, mais je pense que le rachat de tous les grands médias qui a eu lieu ces dernières années démontre que, globalement, les grands journaux n'avaient pas trouvé un modèle économique viable qui leur permettait d'inviter les actionnaires potentiels à passer leur chemin.
M. Hersant a regroupé Le Figaro et L'Aurore, il a regroupé des journaux départementaux pour contourner la loi sur les concentrations, mais, en réalité, ces journaux étaient en train de mourir. M. Niel apparaît comme un sauveur, comme un chevalier blanc face aux difficultés de France-Antilles. On peut aussi penser à ce qu'a fait Bernard Tapie en Provence.
Quand les journaux rencontrent des difficultés et vont chercher des repreneurs, ces derniers s'arrogent évidemment des droits, des prérogatives qu'ils ne devraient probablement pas avoir. Mais il ne faut pas oublier que, pour danser le tango, il faut être deux et, très souvent, si des médias n'avaient pas été rachetés, ils seraient morts ! Monsieur Laugier, tout cela entre effectivement dans des stratégies de concentration, mais beaucoup de médias seraient morts s'il n'avait pas trouvé des investisseurs pour les soutenir.
Comment va-t-on lire l'information demain ? Là aussi, madame Robert, nous touchons au coeur de notre métier. Qu'est-ce qu'une information aujourd'hui, alors qu'il n'y a aucun consensus sur les faits eux-mêmes ? De la même manière que l'on met un casque aux jeunes cyclistes pour leur protéger la tête - vous savez que je fais du vélo... -, je pense qu'il faut mettre un casque d'information aux jeunes, surtout au moment où le cerveau est encore très malléable, pour les protéger contre les désinformations qu'ils vont entendre tout au long de leur vie.
C'est une tâche immense, à la hauteur de l'enjeu qu'est l'éducation. C'est très bien que l'enseignement prévoie des heures d'éducation aux médias - elles sont passées de la seconde à la cinquième -, mais je pense que ce n'est rien par rapport à ce qui doit être fait. Les professeurs me disent que les élèves ne croient plus les textes qu'ils lisent et remettent en cause le savoir. Or la compréhension, l'honnêteté intellectuelle, la bonne foi, c'est précisément l'inverse de l'attitude des tycoons qui vous disent aujourd'hui qu'ils ne connaissent pas M. Zemmour et semblent à peine savoir qu'il intervient sur leur chaîne ! C'est vraiment « se foutre » du monde.
Je pense qu'il est très important que, dès le début, l'information soit au coeur des apprentissages, des programmes, aussi bien que l'histoire, les mathématiques ou les sciences de la vie et de la Terre.
M. Edwy Plenel. - Je vous remercie, madame la sénatrice Robert, d'avoir rappelé que, derrière tout cela, il y a la question de la qualité de l'information. George Orwell disait : « Le premier ennemi de la vérité n'est pas le mensonge, ce sont les convictions ! » Notre métier ne consiste pas à produire des opinions ; évidemment, nous en avons tous, comme chaque citoyen. Notre responsabilité professionnelle - c'est là-dessus que nous sommes jugés - est de produire des faits, des informations, et de les documenter pour nourrir le débat public ; elle n'est pas d'énoncer de « grandes vérités »...
Monsieur le sénateur Hugonet, je n'ai pas employé le terme de dictature, je parle plutôt, et cela depuis très longtemps, de démocratie de basse intensité. Pierre Mendès-France disait : « La démocratie, c'est une culture, une façon d'être, ce ne sont pas simplement des institutions. »
Pour moi, le manifeste intellectuel et philosophique du journalisme est un texte d'Hannah Arendt - nul hasard si elle est également l'auteure du livre Les origines du totalitarisme. Ce texte, qui s'intitule Truth and Politics, a été publié dans The New Yorker au sein d'un recueil sur la crise de la culture. Hannah Arendt rappelle cette chose essentielle : les vérités les plus fragiles sont les vérités de faits que produisent les journalistes, tandis que les vérités d'opinion ne sont pas menacées. C'est bien ce qui est en péril aujourd'hui en France et pas en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie ou même aux États-Unis malgré les tentatives de M. Trump...
Nous vivons, sidérés, un moment tout à fait singulier où les opinions sont en train de tuer l'information, où on peut dire des énormités sur notre passé, sur Vichy, sur Dreyfus, sur nos compatriotes de culture, de croyance ou d'origine musulmane, sur les universités, sur la diversité de notre peuple, etc. On peut avancer des idéologies de l'inégalité naturelle, qui sont radicalement opposées à l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Et on peut dire tout cela à antennes déployées !
Comment défendre l'indépendance et la vitalité de l'information, alors que nous nous heurtons à cette vague qui nous emporte et qui domine le débat public ?
Cela m'amène à la question de la télévision. Je suis sidéré que le CSA, l'Arcom aujourd'hui, n'intervienne pas. Nous sommes des entreprises privées qui participons au pluralisme et nous sommes soumis à une formidable loi, la loi de 1881 sur la liberté de la presse, avec une jurisprudence abondante sur l'intérêt public, le respect du contradictoire, la diffamation, le sérieux de l'enquête... Quand on cède une fréquence hertzienne à une chaîne de télévision, on cède un bien public - il arrive d'ailleurs que certains la revendent dans des conditions discutables pour faire fortune... Et le CSA signe alors une convention avec les responsables de ladite chaîne. J'ai devant moi celle qui a été signée avec CNews le 27 novembre 2019 : on y parle de pluralisme dans l'expression des courants de pensée, d'engagements à ne pas encourager les comportements discriminatoires en raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité, de promotion des valeurs républicaines d'intégration et de solidarité, etc.
Je ne comprends donc pas comment cette chaîne peut continuer d'exister !
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai lu le même extrait au directeur de l'information de CNews ; il a répondu qu'il respectait la convention...
M. Edwy Plenel. - Quand il s'agit de chaînes hertziennes en accès libre et gratuit, il s'agit d'un bien commun et nous devons disposer des moyens de contrôler qu'une telle chaîne ne se transforme pas en une chaîne d'opinion. Sinon, le pluralisme et la diversité sont atteints.
Cela m'amène à la question posée par M. le sénateur Laugier : la concentration ne sauve-t-elle pas les médias ? Les véritables questions seraient plutôt de savoir si cette concentration se fait au détriment de la qualité du débat public et si, pour en revenir au terrain économique, la concurrence est libre et non faussée. Je ne reviens pas sur les chiffres que j'ai déjà cités tout à l'heure. Il n'y a pas, aujourd'hui, de vérité des prix, puisque les résultats de ces médias ne seraient pas les mêmes s'ils ne percevaient pas les aides publiques versées par l'État et s'ils n'avaient pas signé d'accords secrets avec les Gafam. Vous parlez de sauver les médias, mais il n'y a pas de vérité des prix d'un point de vue économique et il n'y a pas de respect de l'honnêteté du débat public.
Je vais donc vous rappeler brièvement mes propositions.
Premièrement, les aides directes, cette tradition française dont parlait M. Hugonet, cette exception française, sont un archaïsme total. Nous ne sommes pas les seuls à le dire ; de nombreux rapports ont été publiés à ce sujet, que ce soit par la Cour des comptes, par M. Roch-Olivier Maistre lui-même, qui est aujourd'hui président de l'Arcom, ou par d'autres. Les aides indirectes, qu'elles soient fiscales, sociales ou postales, c'est autre chose ; ce sont des aides à l'écosystème. Les aides directes à des entreprises ne sont pas admissibles. Nous devons faire en sorte que le système vive sainement et qu'il y ait une vérité sur les prix. Les rédactions doivent se battre pour elles-mêmes, ce qui ne peut pas être le cas si elles savent qu'il y a les aides publiques, d'un côté, le mécène oligarque, de l'autre. On ne peut survivre ainsi grâce à d'autres ! Il faut arrêter ces bouées de sauvetage pour que notre profession retrouve sa vitalité.
Deuxièmement, il faut mettre fin à l'opacité. On doit connaître l'actionnariat d'un journal, parce qu'il est au coeur du débat public. Il faut de la transparence sur son actionnariat comme sur les subventions et aides qu'il reçoit.
Troisièmement, il faut limiter la concentration verticale. Avec l'argument qu'il faut des champions français, cette concentration est vue sans limites, alors qu'elle s'ajoute avec celle qui est déjà au coeur de nos métiers, c'est-à-dire avec les secteurs de la publicité et de la communication. Il faut donc avancer sur les questions de conflits d'intérêts : il n'est pas légitime qu'interviennent tant d'activités non journalistiques, non éditoriales. Contrairement à ce qui a été dit tout à l'heure, les grands champions de l'information dans les démocraties vivantes sont des industriels de l'information, pas des industriels de l'armement, du luxe, de la téléphonie ou d'un quelconque autre secteur économique...
Quatrièmement, il faut, compte tenu de cette situation, donner des droits juridiques et moraux aux rédactions, y compris dans le secteur public afin que celui-ci soit indépendant des gouvernants - je dis cela pour répondre à votre inquiétude, monsieur Hugonet. Les rédactions doivent avoir des droits en ce qui concerne le choix des responsables éditoriaux et leur révocation. Cela me paraît un principe évident et un gage de confiance. C'est d'ailleurs le cas chez nous, comme cela l'était traditionnellement au Monde ou à Libération à l'époque où ils étaient contrôlés par les personnels.
Par ailleurs, Mediapart produit sur tous ces sujets les articles les plus longs et les plus documentés. Petit détail intéressant, le rapport de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les plateformes et leur écosystème, une question centrale donc, n'a donné lieu, le lendemain de sa publication, qu'à une petite dépêche de l'AFP. Il s'agit d'un sujet largement transpartisan - la présidente de cette mission d'information appartient au groupe Les Républicains - qui concerne l'ensemble du système médiatique, en particulier lorsque le rapport, reprenant une position que j'avais défendue devant la mission, évoque le refus de certains médias d'apporter de la transparence sur les accords de gré à gré qu'ils ont signés avec Google, Facebook et les autres plateformes de ce type. Or il n'y a pas eu d'article sur ce sujet dans Le Monde, Le Figaro ou Libération... Toute rubrique médias digne de ce nom aurait pourtant dû s'y intéresser !
Sur les questions très précises de M. Laugier, à Mediapart, nous sommes aujourd'hui 65 journalistes en CDI sur 120 salariés. Tout est internalisé, y compris la relation avec les abonnés, l'informatique, la gestion ou le marketing. Nous avons à peu près 70 collaborateurs pigistes réguliers, que nous recrutons sur des critères de qualité professionnelle que vous pouvez juger sur pièces. Nous, les fondateurs, sommes sur le déclin et nous veillons à ce que la nouvelle génération, celle autour de quarante ans, prenne le relais. Je crois que la réussite de Mediapart tient aussi à la transmission de la tradition à cette nouvelle génération.
Mon dernier point porte sur la liberté d'expression. J'avais oublié une précision importante au regard des promesses démocratiques de la révolution numérique : entre le moment où nous nous sommes créés et aujourd'hui, on observe une grande régression liée à l'ascension des réseaux sociaux.
Dans ce contexte, nous sommes les seuls à avoir maintenu notre cap - c'est dans notre nom - d'un journal participatif. Tout abonné peut librement bloguer et commenter, dans une culture de free speech, avec une liberté d'expression associée d'un contrôle a posteriori. Mediapart marche ainsi sur deux jambes : les informations que nous produisons et le libre débat d'opinion de nos abonnés. Dix personnes en CDI s'occupent chez nous de la relation éditoriale, du club participatif et de l'expression sur les réseaux sociaux. C'était un enjeu pour nous de montrer que le numérique n'était pas le lieu de création de la précarité, mais d'emplois et de compétences véritables.
Je précise que, à tous les niveaux, Mediapart est totalement paritaire : une moitié d'hommes, une moitié de femmes.
Mme Monique de Marco. - Que pensez-vous de la pratique des ménages, qui consiste pour un journaliste à assurer une prestation rémunérée au service d'une entreprise ou d'un lobby ? Ne pensez-vous pas qu'il y a là un mélange des genres et un risque de conflits d'intérêts, et ne serait-il pas nécessaire de légiférer sur ce sujet ?
M. Vincent Capo-Canellas. - Je retiens de notre échange que, comme l'a dit Edwy Plenel, vous avez tous un projet éditorial, et que cela devient une denrée rare. Mme Roberts le rappelait, les commentaires de non-journalistes se multiplient. Comment éviter cette banalisation de l'opinion face à l'information, alors qu'on n'a pas l'arrière-plan et la capacité de mise en perspective des journalistes ?
Ensuite, sur les relations avec la sphère économique et sur le besoin de capitaliser, nous avons compris que vous aviez un projet éditorial et que vous avez su attirer des investisseurs tout en cantonnant les choses, par exemple en rachetant les parts ou en trouvant une autre formule. M. Beytout nous a indiqué tout à l'heure une possibilité, qui consiste à dresser une muraille entre le projet éditorial et les investisseurs. Cela vous paraît-il reproductible ? Je me réjouis de vous voir indépendants, mais ne risquez-vous pas une sous-capitalisation ? Peut-on vraiment se passer d'investisseurs, voire faut-il interdire les grands groupes, alors que la loi Hersant a été contournée ? Face à un excès de concentration, peut-on l'interdire, peut-on la réguler ? Comment avancer sur les conflits d'intérêts potentiels ? Il me semble en tout cas que, dans une économie libérale, on a toujours besoin d'investisseurs.
Enfin, M. Plenel a parlé de transparence avec les plateformes. Que voulez-vous dire par là et que nous suggérez-vous de regarder ?
M. Laurent Lafon, président. - Dans la continuité des questions économiques, que pensez-vous de la proposition d'encadrer l'affectation des ressources publicitaires, pour éviter un transfert trop massif sur le numérique et obliger un prescripteur à diversifier ses annonces ?
M. David Assouline, rapporteur. - Notre réflexion portera sur des propositions que nous pourrons formuler. Tout le monde est d'accord pour affirmer qu'il y a un nouveau paysage médiatique avec les concentrations et que la loi de 1986 est obsolète. En tant que législateurs, certains pourraient penser qu'il faudrait libéraliser, voire supprimer toutes les règles, et d'autres qu'il faudrait les renforcer et les étendre à de nouveaux domaines, je pense notamment aux fournisseurs d'accès.
Dans la loi de 1986, les concentrations horizontales sont réglementées, avec jusqu'à sept chaînes. Faut-il rabaisser ce seuil ?
Ensuite, des concentrations diagonales existent. À l'époque, on ne pouvait cumuler que deux supports parmi la radio, la télévision et la presse écrite, définie comme presse quotidienne d'information générale couvrant au moins 20 % du territoire. Cette dernière définition me semble d'ailleurs caduque. Vous avez posé deux autres sujets : doit-on limiter ou interdire la possession de régies publicitaires ? Peut-on être un fournisseur d'accès et un diffuseur de contenus à la fois ?
C'est là où le législateur peut modifier les règles. Mais, à chaque fois que j'ai voulu légiférer sur les concentrations, je me suis heurté au fait que la loi n'est pas rétroactive. Ainsi, ceux qui sont en place le resteront et les nouveaux entrants ne pourront se battre à armes égales. En revanche, protéger les rédactions peut immédiatement s'imposer à tous de façon opérationnelle, entrants ou déjà installés. Comme beaucoup, j'ai travaillé sur la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « Bloche », qui est insuffisante, car le statut juridique et les obligations qu'elle prévoit se sont révélés à géométrie variable.
Comment peut-on protéger des rédactions de leurs propriétaires, à la fois dans la presse écrite et à la télévision ? Je rappelle que, pour cette dernière, je ne parle pas de la télévision numérique, mais bien de droits d'émettre qui sont des concessions d'État faites par l'Arcom pour lesquelles, jusqu'à présent, l'idée de chaîne d'opinion n'avait jamais été envisagée. Les chaînes d'information étaient considérées comme telles plutôt que comme chaînes de débat. Or, une grande majorité du temps d'antenne de ces chaînes est consacrée à des débats, laissant le travail d'enquête à la portion congrue. Quel modèle protecteur peut-on trouver, à l'instar de ce que Le Monde, Libération ou vous-mêmes avez pu faire ?
M. Edwy Plenel. - Je comprends toute la difficulté de votre tâche. Vous connaissez mon plaidoyer régulier pour un parlementarisme français non affaibli par le présidentialisme. Or, durant l'actuelle présidence et les deux précédentes, tout ce mouvement de concentration que vous combattez a été accompagné, voire aidé par des interventions directes de la présidence de la République, quelles que soient les étiquettes politiques des présidents.
Le premier objectif, c'est que nous ne soyons plus à armes inégales dans l'écosystème des médias, ce qui est la situation actuelle. Le meilleur exemple, ce sont les plateformes et les droits voisins. Les députés l'ont parfaitement établi. Le Spiil fait partie de l'organisme de gestion collective (OGC) présidé par Jean-Marie Cavada, ancien journaliste et ancien parlementaire européen. Notre cofondatrice Marie-Hélène Smiejan est membre de son conseil de surveillance. L'OGC défend que la manne des droits voisins du droit d'auteur que doivent ces plateformes qui s'enrichissent au détriment des médias - entre 800 millions d'euros et 1 milliard d'euros selon Jean-Marie Cavada. Nous défendons une position saine, normale, et sommes appuyés par le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) : cette manne doit être gérée collectivement, de façon transparente, et non par des accords de gré à gré, comme les signent Le Monde, Le Figaro, Libération... Tant les plateformes que les responsables de ces médias - directeurs qui ne sont pas des journalistes - ont opposé le secret des affaires sur le contenu de ces accords. Il y a un enjeu terrible. Si nous n'y arrivons pas, l'écosystème médiatique sera radicalement transformé, avec des abus de position dominante. Devant les parlementaires, le directeur du Monde, Louis Dreyfus, s'est défendu en affirmant que c'était normal : ils sont les plus forts. On donne une prime au « premier de cordée » au détriment du pluralisme et de la diversité ; ce n'est pas possible ! L'Autorité de la concurrence est à nouveau saisie : ce sont des abus de position dominante. Le premier enjeu est donc de construire une digue.
Ensuite, vous devez énoncer les incompatibilités en matière de concentration. Il doit être incompatible que de grands opérateurs de la publicité soient de grands opérateurs de médias. Nous n'avons pas de publicité : « seuls nos lecteurs peuvent nous acheter », dit notre slogan. Sinon, la publicité est l'arme des propriétaires de médias : leurs médias peuvent en profiter plus que d'autres, et elle peut être une arme pour déstabiliser l'adversaire quand des contenus de l'adversaire ne plaisent pas. Quand cette publicité s'accompagne d'une agence de communication, Havas, chargée d'organiser la communication des personnes que nous mettons en difficulté par nos révélations, cela a une influence directe sur les médias, qui font des contre-attaques. Par exemple, durant les quatre mois de l'affaire Cahuzac, nous avons dû affronter un univers médiatique instrumentalisé par ce monde de la communication.
Dans l'ancienne tradition législative, les incompatibilités concernaient la commande publique. Vous avez un exemple flagrant : comment des actionnaires dont la commande publique est la première recette peuvent-ils être opérateurs de médias ? Je pense notamment au groupe Dassault, pour lequel nos gouvernants jouent même les représentants de commerce...
Deuxième exemple, l'Inde vit un immense scandale à partir de révélations de Mediapart sur les Rafale, au coeur du débat public du Parlement indien. Cela concerne aussi la France. En voyez-vous une ligne dans Le Figaro, voire une dépêche ? C'est pourtant un journal de qualité, le plus vieux d'entre nous, qui a publié le premier article de Zola dans son engagement qui allait le faire basculer dans l'affaire Dreyfus en 1896, en faveur des juifs. Il y a un problème concret.
Troisième exemple d'incompatibilité, vous devez empêcher de posséder à la fois les tuyaux et le contenu. Il y a un bon exemple, documenté par l'administration fiscale - sans revenir sur la mauvaise manière qui nous a été faite ensuite. Mediapart a mené la bataille, gagnée en France en 2014, en 2018 dans l'Union européenne, sur l'égalité du taux de TVA, aide indirecte aux lecteurs pour que la presse soit accessible. Nous voulions un même taux de TVA de 2,1 %, au lieu de 20 %. Cette TVA super-réduite est une aide traditionnelle à ce bien démocratique qu'est l'information. Or SFR presse a fait une offre groupée de ses bouquets, y compris audiovisuels, en y mettant ses journaux - à l'époque, L'Express, Libération... - au taux de 2,1 %, en étendant le taux de la presse à toutes les activités de leur groupe concernées - portail d'accès, téléphonie... Ils ont été lourdement redressés fiscalement.
L'enjeu est de protéger les rédactions dans tous les cas de figure.
La Charte européenne de Munich de 1971 indique que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l'égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics. » Il nous faut cette protection, qui est piétinée.
Monsieur Laugier, nous avons créé un fonds de dotation - cela existe depuis 2008 dans le secteur culturel - et non un fonds d'investissement. Ce fonds a la souplesse juridique des associations et la souplesse financière des fondations. Le Fonds pour une presse libre, légitimé par son intérêt public à recevoir des dons défiscalisés de particuliers ou d'entités, n'aide pas Mediapart, mais sanctuarise son capital en étant son actionnaire unique via la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart. Mediapart ne peut pas recevoir d'argent de lui, mais est contraint de verser une partie de ses profits au FPL, au profit de l'écosystème. Le FPL en est à son quatrième appel à projets. Avec l'argent collecté, dont celui de Mediapart, mais aussi de particuliers, il aide des médias indépendants à faire vivre leur projet, dans différentes régions. Une commission d'étude professionnelle étudie ces projets, divers. Actuellement, il aide un journal en ligne d'un réfugié afghan, qui réalise pour nous des reportages en Afghanistan. Il a aussi aidé Guiti News, journal autour des migrants. Il essaie de pallier l'absence de volontarisme d'autres instances pour aider à ce pluralisme, et à un journalisme de qualité et indépendant.
Pour éclairer ma notion d'écosystème, vous connaissez le film Don't Look Up sur Netflix sur le changement climatique : les indépendants sauvent Hollywood. Netflix a produit ce film impitoyable sur la présidence américaine, les médias, la vie politique, les réseaux sociaux et la télévision. Dans notre système actuel, un tel film, si virulent, ne pourrait pas être produit en France.
Mme Sylvie Robert. - Le pensez-vous vraiment ?
M. Edwy Plenel. - Il ne pourrait pas être produit avec de tels moyens et de telles vedettes comme Leonardo di Caprio. Interrogez les professionnels qui essaient de construire des projets. Il ne passerait pas, car ce système est trop imbriqué. Le libéralisme, c'est la possibilité d'informations qui dérangent les opinions, fussent-elles de la majorité. C'est là notre rôle d'aiguillon démocratique dans la diversité de nos sensibilités.
M. Éric Fottorino. - Une uniformisation consensuelle de l'information nous menace, lorsque des propriétaires puissants possèdent de grands groupes de presse. Les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs s'en aperçoivent : tout se ressemble, et surtout on ne dérange pas trop. Cette uniformisation est un grand danger, elle ne fait pas le lien avec les lecteurs, les citoyens, qui se sentent éloignés des dirigeants et de toutes les autorités.
Notre rôle de média est d'autant plus important qu'on veut être simple dans la complexité ambiante : on préfère un mensonge simple à une vérité complexe. Nous sommes des artisans de cette complexité. Il est très facile d'aller dans le sens des algorithmes, de l'opinion qui cherche parfois plus à être rassurée qu'éclairée.
J'espère que les lois peuvent faire quelque chose. Nous sommes dans une démocratie un peu trop présidentielle, pas assez parlementaire. Mais les lois ne sont pas rétroactives. Ce qui est fait est fait, et ce qui a été défait l'est fortement.
A été défaite la capacité des rédactions à avoir cette ambition d'informer librement avec obstination. L'obstination, c'était un des quatre commandements d'Albert Camus avec la lucidité, l'ironie... On a l'impression que les médias possédés par ces puissants cherchent toujours là où il y a de la lumière, et assez peu là où il y a de l'ombre. Notre métier, c'est d'éclairer cette ombre. La lumière est aveuglante. Selon Hannah Arendt, l'actualité est trop éblouissante, et nous empêche d'aller chercher la vérité.
J'aimerais vous proposer des outils, comme faire des fondations, des fonds de soutien, le fait d'associer les lecteurs pour financer des reportages... Mais mille outils ne font pas une volonté et une puissance.
Les médias sont-ils un quatrième pouvoir ? Au contraire, ils ont été diminués dans leur influence, car la confiance a été perdue. Il serait absurde de demander à Vincent Bolloré et à Bernard Arnault de tout rendre.
Au 1, nous sommes aussi dans la transmission, avec vingt-cinq jeunes âgés entre 25 et 35 ans. Je vois leur ambition de faire leur métier ; j'ai envie de leur donner les moyens de le faire. Il faut donc donner une personnalité juridique aux rédactions, pour qu'elles puissent ester en justice. Autrefois, on parlait de créer une muraille de Chine infranchissable entre les intérêts du capital et ceux de la rédaction, sans aucun passe-droit. L'actionnaire ne pourrait pas décrocher son téléphone pour parler ou non de tel ou tel sujet. Or j'ai vécu cette situation pendant six mois avec les nouveaux actionnaires du Monde, qui me demandaient de soutenir Dominique Strauss-Kahn. Cette muraille de Chine est poreuse partout. Une loi ne permettra probablement pas de protéger les rédactions pour qu'elles fassent leur travail.
J'ai été peiné lorsque j'ai lu, un jour dans Le Figaro, deux pages d'entretien du patron de Dassault Aviation signées par Étienne Mougeotte. Comment le patron du journal peut-il interroger un représentant de l'actionnaire, alors que ce journal publie d'excellents articles ? Quand vous êtes contrôlés par un actionnaire, il y a deux moments où on vous le rappelle : lorsque vous touchez à son domaine privé - son activité concurrentielle - et l'élection présidentielle - des marchés publics sont en jeu, et certains misent même sur tous les candidats.
Milan Kundera disait « La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d'un roman consiste à avoir une question à tout. » Notre travail, c'est d'avoir question à tout. Nous n'avons pas réponse à tout, mais si, dans les prochaines années, nous n'avons pas un corpus réglementaire, mais aussi une volonté et une lucidité politiques des dirigeants pour comprendre qu'une démocratie faible se mesure à la faiblesse de ses institutions médiatiques, demain, le populisme l'emportera, car les citoyens seront allés chercher ce qu'ils croient être des informations sur des supports délirants, effet boomerang de nos supports devenus eux aussi délirants pour d'autres raisons.
Mme Isabelle Roberts. - Je suis totalement d'accord. Les journalistes ne sont pas le bras armé de la justice, mais le bras qui actionne le bras armé de la justice.
C'est votre métier d'écrire la loi, mais je vais souligner ce qui ne va pas.
La règle des deux sur trois ne concerne que la presse quotidienne. Il faudrait que toute sorte de presse soit prise en compte.
Actuellement, les concentrations s'évaluent sur des bassins de population et de diffusion qu'aucun titre de presse, même de presse quotidienne régionale, n'atteint.
La loi Bloche se révèle inopérante, voire contreproductive : pour faire écrire la charte éthique de CNews, la direction a reformé en toute hâte une société des journalistes à sa main, qui a rédigé une charte qui autorise les « ménages », permettant à un journaliste d'être employé au service d'une industrie pour faire semblant d'être journaliste tout en promouvant cette industrie. Ces ménages devraient être interdits : ils n'ont rien à voir avec le journalisme.
Le comité d'éthique de Canal +, au moment où Éric Zemmour a fait sa sortie sur les mineurs isolés pour laquelle il est condamné, a estimé que l'émission « Face à l'info » ne pouvait pas continuer dans sa forme actuelle ; c'était il y a deux ans. Depuis, aucune modification n'a été apportée à l'émission. Cette loi, louable et déjà édulcorée à l'époque, est insuffisante. Il faut écrire une nouvelle loi et repartir de zéro, au lieu de modifier la loi actuelle comme cela est fait depuis quarante ans.
Un statut juridique des rédactions serait important. Par exemple, les journalistes d'I-Télé sont allés voir le CSA, qui a répondu qu'il ne pouvait rien faire. Actuellement, il n'y a pas de délit de censure. Un statut juridique des rédactions - à préciser en détail pour éviter les contournements - est nécessaire.
Reporters sans frontières vous a proposé un délit de trafic d'influence en matière de presse, pour éviter que le propriétaire industriel n'oblige la rédaction à publier un article ou un reportage favorisant ses activités. J'ai de nombreux exemples sur les activités de Vincent Bolloré au Togo.
M. Nicolas Beytout. - Un ménage, c'est un journaliste animant une conférence, un colloque, une convention, au profit d'une entreprise ou d'une fédération professionnelle. C'est assez courant dans le métier. À L'Opinion, ces ménages doivent être spécifiquement autorisés et ne sont jamais rémunérés pour le journaliste. La rémunération rentre dans le chiffre d'affaires du journal, souvent via des prises d'abonnements facturées. C'est une façon vertueuse de déconnecter le journaliste de la puissance économique pour laquelle il travaille.
Je doute qu'il soit très efficace d'encadrer l'affectation des dépenses publicitaires en fonction de l'endroit où elles sont effectuées. Comment comptez-vous une publicité insérée dans un journal papier qui a une application et qui est lue sur le numérique en pdf ? C'est complexe techniquement et difficilement faisable.
Je voudrais vous alerter sur un point : en général, la presse est en mauvais état économique. La presse pourrait-elle vivre autrement que par l'injection de dizaines de millions d'euros chaque année ? La question des milliardaires est un sujet, celle de la concentration des médias en est un autre, même si, évidemment, ces sujets s'additionnent parfois. Seules des personnes qui ont énormément d'argent investissent, car les médias demandent des dépenses considérables pour un retour sur investissement misérable - quand bien même il y en aurait un... Vous devez reconnaître à ces personnes un intérêt général à investir. Vous pouvez aussi réguler leur influence et leur mainmise sur telle ou telle rédaction. Mais si vous estimez que ces gens sont les adversaires d'une presse libre, il n'y aura plus beaucoup de journaux dans dix ans, car les coûts de structure de la presse sont quasiment insupportables.
Pourquoi les aides existent-elles en France ? Avec le droit du travail, les coûts sociaux sont gigantesques. Les imprimeries fonctionnent avec des coûts de fabrication deux à trois fois supérieurs à ce qui se passe ailleurs. C'est historiquement le résultat de lâchetés successives des patrons de presse et du législateur, avec un corpus législatif faisant que la presse papier est fortement déficitaire. Il y aurait un grand danger à interdire aux grandes fortunes d'investir dans la presse, et vous risqueriez de faire basculer ce monde dans l'inconnu.
Une dernière remarque, là aussi en forme d'alerte : de nombreuses formules existent pour protéger les rédactions. Mais aucune entreprise ne peut durablement vivre avec des salariés en opposition frontale avec leur patron, que ce soit dans le secteur médiatique ou dans tout autre secteur. Vous ne pouvez pas défendre une harmonie ou un projet économique si tous ceux qui travaillent dans l'entreprise sont fondamentalement opposés à ce que veut faire le propriétaire. Tous les outils peuvent être inventés, mais si vous tendez vers la construction de modèles d'opposition absolue entre les rédactions et les propriétaires, ceux qui viennent sauver les journaux aujourd'hui ne viendront peut-être plus demain.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 35.