Mardi 19 mars 2024
- Présidence de M. Alain Milon, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
La fiscalité de l'alcool - Audition de MM. Thomas Gauthier, directeur général de la Fédération française des spiritueux, Jérôme Volle, vice-président de la FNSEA, Jérôme Perchet, président de la Fédération française des vins d'apéritif, Samuel Montgermont, président de Vin & Société (en téléconférence), et Mme Magali Filhue, déléguée générale de Brasseurs de France
M. Alain Milon, président. - Nous nous réunissons aujourd'hui pour une table ronde avec des représentants des producteurs de boissons alcoolisées. Ces auditions se placent dans le cadre des travaux de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) sur la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé. Nos collègues, Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale, et Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure, ont été chargées par la Mecss, le 17 janvier 2024, de réaliser un contrôle sur ce thème.
Ce contrôle, qui s'inscrit dans une réflexion sur les politiques de prévention en santé, portera sur la fiscalité du tabac, de l'alcool, des boissons sucrées ou édulcorées non alcoolisées et des aliments dits « à faible qualité nutritionnelle ». Il nous a semblé important, dans un souci de transparence, que les auditions des représentants des différents secteurs soient publiques. Nous avons déjà entendu les industriels du tabac et la confédération des buralistes le 27 février dernier, et nous entendrons les producteurs de boissons sucrées et de produits alimentaires le 2 avril prochain. Comme le prévoit l'usage, ces auditions publiques n'empêchent pas les rapporteures de mener leurs propres auditions, qui sont nombreuses.
Nos travaux de cet après-midi font l'objet d'une captation vidéo, diffusée en direct sur le site du Sénat, puis accessible en ligne ; ils feront également l'objet d'un compte rendu public. Nous avons le plaisir d'entendre M. Jérôme Volle, vice-président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), M. Thomas Gauthier, directeur général de la Fédération française des spiritueux, Mme Magali Filhue, déléguée générale de Brasseurs de France, M. Jérôme Perchet, président de la Fédération française des vins d'apéritif et, en visioconférence, M. Samuel Montgermont, président de Vin & Société.
M. Thomas Gauthier, directeur général de la Fédération française des spiritueux. - Composé à 95 % par des petites et moyennes entreprises (PME), notre secteur constitue la première filière de l'Union européenne (UE) en termes de valeur créée et de diversité des productions. Il dégage un chiffre d'affaires de 13 milliards d'euros, avec un PIB induit de 17 milliards d'euros et, à l'export, grâce au vin, c'est le deuxième ou troisième solde positif - à hauteur de 15 milliards d'euros - de la balance commerciale française. Selon une étude réalisée par le cabinet indépendant Utopies, le secteur compte 151 600 emplois, soit un emploi direct pour 12,7 emplois indirects ou induits.
Le lien avec l'agriculture est très important dans la mesure où nous transformons 4 millions de tonnes de matières agricoles françaises, c'est-à-dire à peu près autant que la viticulture. Un historique très ancien de contractualisation poussée valorise la matière agricole que nous utilisons.
Sur le plan économique, nous subissons actuellement un effet de ciseaux avec, d'une part, un cycle économique très mauvais et, d'autre part, une explosion de nos coûts de production. Au niveau du marché intérieur, les chiffres témoignent d'un début d'année catastrophique pour les grandes et moyennes surfaces (GMS), avec une baisse de 8 % en volume - un pourcentage qui n'avait pas été atteint depuis longtemps - ; après une baisse de 5 % en 2023 et de 5 % en 2022. On constate une accélération de la baisse de la consommation de nos produits depuis quelques années.
Phénomène relativement nouveau, on observe également une chute de nos exportations en 2023, de l'ordre de 12 % en volume et un peu plus en valeur, notamment au niveau du marché américain - notre premier marché -, qui enregistre une baisse de 20 %.
Par ailleurs, l'explosion de nos coûts de production, combinée à de mauvaises négociations commerciales, entraîne une importante baisse des marges pour 95 % de nos entreprises. Selon une enquête menée en partenariat avec la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), 44 % de nos entreprises ont connu une baisse de leur chiffre d'affaires pour le dernier exercice. On observe une fragilisation financière, avec une baisse de la trésorerie pour 63 % d'entre elles.
En termes de santé, on note une baisse de 60 % en soixante ans de la consommation moyenne de boissons alcoolisées. La consommation quotidienne s'établit à 8 %, contre 25 % dans les années 1990. Aujourd'hui, 60 % des Français consomment moins d'une fois par semaine une boisson alcoolisée. Ces tendances lourdes s'accélèrent aujourd'hui. De même, les alcoolisations ponctuelles importantes (API), notamment chez les jeunes, se sont réduites de 32 % en six ans.
De manière générale, on constate une évolution sociétale de la consommation des boissons alcoolisées ; cette tendance s'inscrit dans la durée. De notre côté, si nous condamnons sans ambiguïté la consommation nocive, nous défendons l'idée d'une consommation modérée et raisonnable, préservant la convivialité si importante dans notre société. Pour cela, nous développons une offre permettant de consommer moins mais mieux, que l'on appelle également « premiumisation ».
Les pratiques de baisse de consommation les plus structurelles sont inscrites dans les habitudes et les évolutions sociétales. Nous devons davantage cibler les poches de consommation nocive, qui induisent des comportements à risque. En tant que secteur, nous sommes responsables de la situation et nous faisons déjà partie de la solution.
Mme Magali Filhue, déléguée générale de Brasseurs de France. - Notre syndicat représente environ 98 % de la production brassicole française. Notre secteur a vécu une période atypique. En effet, à partir des années 2000, beaucoup de micro-brasseries ont vu le jour sur l'ensemble du territoire. Il existait une trentaine de brasseries dans les années 1980, contre 2 500 aujourd'hui, à la fois sur le territoire métropolitain et dans les départements et régions d'outre-mer (Drom). Ce phénomène des « crave-beer », apparu dès les années 1990 aux États-Unis, s'est développé en France.
Nous sommes le premier pays en nombre d'entreprises, mais le dernier - avec la Grèce - en termes de consommation de bière, loin derrière l'Allemagne ou la Belgique. Nous sommes, avant tout, un pays de tradition vitivinicole. À la différence de la filière des spiritueux, l'exportation constitue une part assez minime de notre marché ; notre production et notre consommation s'avèrent essentiellement françaises.
Cependant, nous subissons la diminution structurelle de la consommation d'alcool ; l'année dernière, notre marché a connu une baisse de 4,5 %. Nous ne disposons, à ce jour, que des chiffres pour les GMS ; bientôt, nous aurons ceux de la consommation hors domicile (CHD), qui risquent d'être atones, voire négatifs ; or, ce dernier marché représente le tiers du marché total de la filière brassicole.
Cette diminution de la consommation a des effets immédiats. On observe ainsi une fragilité structurelle de nos entreprises, avec, pour la première fois cette année, un nombre de fermetures supérieur au nombre d'ouvertures. Actuellement, plus d'une soixantaine d'entreprises se trouvent devant le tribunal de commerce, et nous recensons plus d'une centaine de fermetures volontaires. La fragilité du marché des micro-brasseries est due à la baisse de la consommation, mais aussi à une forte augmentation du coût des intrants ; je pense notamment au verre, dont l'augmentation du coût est liée à celle de l'énergie. Nous subissons à la fois l'augmentation du prix de nos matières premières, que celles-ci soient industrielles ou agricoles, et de nos coûts directs, comme celui de l'énergie.
Pour faire de la bière, quatre ingrédients sont nécessaires : l'eau, l'orge, le houblon et la levure. La France est, avant tout, un pays d'orge brassicole ; une bière sur cinq dans le monde est brassée avec de l'orge ou du malt français. Notre performance s'explique par un travail en filière, notamment concernant les recherches et le développement. La filière de l'orge est ainsi très structurée, « de l'épi au demi », comme on dit. En 2020, nous avons lancé une interprofession autour du houblon, afin de relancer une filière qui éprouve des difficultés depuis la crise des années 1980.
Au sujet de la prévention, nous disposons, au niveau à la fois de nos fédérations et de nos entreprises, d'un programme de lutte contre toute consommation à risque - consommation excessive d'une part, et, lorsqu'il s'agit de conduire ou lors d'une grossesse, inappropriée d'autre part. Depuis trente ans, notre secteur est engagé dans l'association Avec modération, qui réunit brasseurs, producteurs de spiritueux et producteurs de vins d'apéritif, puis dans l'association Prévention et modération, sur laquelle nous reviendrons sans doute ultérieurement. À l'appel du Président de la République, nous avons déposé un programme de prévention en 2017.
M. Jérôme Perchet, président de la Fédération française des vins d'apéritif. - Notre fédération existe depuis plus de cinquante ans et rassemble 33 entreprises au sein de trois syndicats : le Conseil national des vins aromatisés, qui représente les producteurs et les distributeurs de produits vitivinicoles aromatisés ; le syndicat français des vins mousseux, qui rassemble les producteurs et distributeurs de vins mousseux sans indication géographique (IG) ; et le syndicat des grandes marques de porto. La plupart des grandes maisons de porto sont la propriété de groupes français, et les Français sont, traditionnellement, les plus nombreux consommateurs de porto au monde. Voilà pourquoi notre fédération compte parmi ses membres les marques de porto.
C'est le vin, en premier lieu, qui nous fédère. Tous les produits représentés par la Fédération française des vins d'apéritif (FFVA) sont élaborés à partir de vins, et les vins d'apéritif nécessitent la mise en oeuvre d'environ 20 000 hectares de vignes en Europe. La FFVA représente environ 3 000 emplois directs en France. Exportateur, le secteur des vins d'apéritif contribue à l'excédent commercial de la balance des paiements. Environ 50 % des vins mousseux sans IG et 60 % des vins aromatisés sont exportés ; ces derniers ont vu la valeur de leurs exportations augmenter de 3,5 % en 2023.
En revanche, en France, la consommation de nos produits est en baisse. Entre 2013 et 2022, la consommation des vins d'apéritif a diminué de 22 % en volume (- 11 % pour la catégorie des vermouths, - 28 % pour celle des portos, et - 23 % pour celle des vins mousseux sans IG).
La principale activité de notre fédération consiste à apporter un support réglementaire à nos adhérents. La FFVA, attachée à la promotion d'une consommation responsable de boissons alcoolisées et à la prévention contre les comportements à risque, est membre fondateur de l'association Prévention et modération.
Concernant la taxation des produits alcoolisés, nous pensons que l'augmentation du prix de nos produits, ainsi que ceux des autres boissons alcoolisées, n'est pas la bonne manière d'atteindre l'objectif de baisse des consommations à risque ou abusives. L'élasticité-prix pour les consommateurs à risque de boissons alcoolisées nous paraît faible, voire très faible. En conséquence, une augmentation du prix des produits alcoolisés par la taxe ou un mécanisme de prix minimum aurait, selon nous, très peu d'impact sur le comportement des populations à risque. En outre, cela pourrait conduire les catégories sociales les plus défavorisées à réaliser des arbitrages au détriment d'autres biens et services alimentaires ou sanitaires. Il nous semble, en revanche, que le renforcement des plans de prévention devrait être une priorité, et nous sommes disponibles pour y travailler.
M. Samuel Montgermont, président de Vin & Société. - Notre association regroupe l'ensemble de nos interprofessions régionales ainsi que nos métiers, c'est-à-dire l'intégralité de la filière vin. En termes d'efficacité sur la consommation de vin, la fiscalité comportementale n'a pas eu d'impact, dans la mesure où celle-ci n'a pas évolué. Or, en soixante ans, nous avons perdu 70 % de notre consommation. Aujourd'hui, 90 % des Français boivent moins de dix verres d'alcool par semaine, et 80 % d'entre eux boivent moins de deux verres. Chez les jeunes, les principaux indicateurs sont également à la baisse. Enfin, la proportion d'alcoolodépendants en France a été divisée par deux entre 2000 et 2016. Sans cette fiscalité comportementale, nous avons assisté à une déconsommation généralisée, que l'on pourrait qualifier de sociétale.
Concernant la consommation des buveurs excessifs, comme le montre l'exemple écossais, la fiscalité comportementale ne produit aucun effet ; il s'agit d'une fausse bonne idée, inefficace face aux enjeux sanitaires.
La filière viticole connaît aujourd'hui une crise profonde. De manière conjoncturelle, les marchés s'avèrent plus complexes et plus tendus à développer. À un niveau plus structurel et propre à la filière viticole, la déconsommation que nous subissons s'accélère ; cela entraîne une surproduction, avec aujourd'hui 100 000 hectares de vignoble que nous nous apprêtons à arracher. La situation économique de la viticulture est donc très fragilisée.
Nous avons pour habitude, au travers de la marque France, de porter haut et fort les valeurs de la viticulture. Il convient aujourd'hui de cultiver et de préserver ces valeurs. La fiscalité comportementale ne nous permet pas de sauvegarder notre capacité de production. Si l'on ajoutait à cette déconsommation une fiscalité comportementale, ce n'est pas 100 000 hectares que l'on devrait arracher pour recalibrer notre production, mais probablement le double ou le triple ; pour vous donner une idée, il faudrait alors supprimer l'équivalent de trois fois le vignoble de la vallée du Rhône.
D'un côté, notre filière viticole s'avère, aux yeux d'un certain nombre de nos gouvernants, une valeur forte de la marque France, témoignant de notre culture et de notre patrimoine ; et d'un autre, alors que l'on souhaite développer nos exportations, nous stigmatisons ce produit, qui n'est pas traité comme il devrait l'être, c'est-à-dire en insistant sur l'éducation, la formation et la promotion de la consommation responsable.
Dans le cadre de nos filières, nous avons gagné la bataille de la modération. La baisse de la consommation que nous avons connue, à hauteur de 70 % en soixante ans, est aussi le résultat des politiques menées, et nous en sommes fiers. En revanche, si l'on ajoutait de la complexité, l'avenir de la filière viticole s'annoncerait très sombre ; et je n'aimerais pas que, dans dix ans, on se demande ce que l'on a fait.
M. Jérôme Volle, vice-président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles. - C'est en tant que représentant des vignerons français que notre fédération participe à cette table ronde. La FNSEA s'est beaucoup investie dans l'éducation des consommateurs, notamment dans la lutte contre la consommation excessive d'alcool. En 2021, notre réseau s'est impliqué dans la campagne « Un bon vin se sert avec tout, avec modération surtout », à destination du grand public et aussi des plus jeunes. L'idée était de communiquer, à partir d'une approche culturelle, sur la manière de déguster le vin, en ouvrant sur la richesse de notre gastronomie et de nos terroirs ; cette campagne soulignait le lien entre vin, alimentation et modération.
La filière vitivinicole représente aujourd'hui 440 000 emplois directs et indirects. Elle est présente sur quasiment tous les territoires ; certains, qui n'avaient pas de filières, sont en train d'investir dans des plantations de vignes, ce qui montre bien le dynamisme rural. Beaucoup d'exploitants vivent de la filière vitivinicole, notamment dans des régions où il y a peu d'autres productions. La taille moyenne d'une exploitation reste familiale ; elle s'établit autour de sept hectares de vignes, avec des systèmes coopératifs très développés. Par ailleurs, le secteur se situe en troisième position des contributeurs à l'excédent commercial, avec 59 milliards d'euros de la vigne au verre et, si l'on compte l'ensemble des intermédiaires et toutes les taxes, 92 milliards d'euros pour la filière. Je rappelle que la France est également le premier producteur d'orge brassicole de l'UE.
Dans un contexte inflationniste, le marché des vins et spiritueux a connu une hausse des prix en 2022. La tendance est à la déconsommation des produits en France. En revanche, on observe une hausse des ventes à l'exportation, à hauteur de 10,8 % en 2022. Cela s'explique par la levée des restrictions tarifaires, notamment celle des États-Unis, et par des vendanges particulièrement réussies, avec de bons millésimes. Sous l'effet de l'inflation, les coûts de production du secteur augmentent, avec un fort impact économique sur notre filière.
L'année 2024 sera marquée par la crainte d'une récession économique au niveau mondial. Concernant la production viticole, on appréhende une réduction des enveloppes de la nouvelle politique agricole commune (PAC), ainsi que la poursuite de la vague inflationniste avec ses effets sur la consommation des ménages. Enfin, la loi Descrozaille ou Égalim 3 a pour objectif de renforcer le pouvoir de négociation des industriels face à la distribution.
Concernant les tendances de consommation, on prévoit des produits plus éthiques, avec moins d'alcool ; de plus en plus, nous expérimentons des vins désalcoolisés, ou avec moins d'alcool. Notons également comme autres tendances pour l'année qui vient la « premiumisation », c'est-à-dire la montée en gamme des produits, et la poursuite de la communication pour une consommation modérée du vin.
En période de forte inflation, une augmentation de la fiscalité pénaliserait le pouvoir d'achat des consommateurs, en particulier des moins aisés. Les spiritueux sont les premiers contributeurs aux rentrées fiscales liées à l'alcool en France, avec 72 % de la collecte pour seulement 24 % des volumes d'alcools purs consommés. Si la fiscalité venait à augmenter, cela aggraverait une situation économique déjà très dégradée pour notre secteur.
En matière d'alcool, la France dispose d'un cadre légal et réglementaire parmi les plus protecteurs d'Europe, concernant aussi bien l'alcool au volant, l'accessibilité des boissons alcoolisées, le système de licence de vente, les taxations, les restrictions de la publicité dans le cadre de la loi Évin, la réglementation stricte pour l'affichage, les informations au consommateur. S'il fallait aller plus loin, nous pourrions concentrer nos efforts sur deux aspects : l'éducation du consommateur, en l'informant sur les risques liés à la consommation excessive ; et la prévention, via notamment la promotion des repères de consommation à moindre risque, définis par Santé publique France.
Si l'on souhaite prévenir les conduites à risque, nous devons collectivement nous interroger sur les causes poussant un grand nombre de nos concitoyens à recourir à des substances addictives ou psychotropes, avec les conséquences dramatiques que cela entraîne. La problématique relève de la santé publique plutôt que de la taxation de l'alcool et des vins.
M. Alain Milon, président. - Notre domaine d'évaluation est la santé. Chaque année, nous regardons en détail le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et nous constatons que, régulièrement, les dépenses de santé liées au sucre, à l'alcool et au tabac sont en augmentation. Or nous ne disposons plus des recettes nécessaires pour mettre en oeuvre la politique de santé publique sur le territoire national.
Par ailleurs, nous observons une augmentation du nombre de personnes souffrant du diabète et développant des cancers en relation avec la consommation de tabac et d'alcool. Cette situation n'est pas liée à la fiscalité. L'idée n'est donc pas d'augmenter la fiscalité, mais de trouver des solutions susceptibles de permettre à nos concitoyens d'apprécier vos produits, tout en protégeant leur santé ; tel est l'objectif de cette table ronde.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - L'objectif de notre réunion n'est pas d'aboutir à une proposition de loi visant à augmenter la fiscalité comportementale. Chaque année, il s'agit pour nous d'évaluer la performance de la dépense sociale. Comme vous le savez, le déficit le plus important concerne l'assurance maladie. Je n'ai pas l'impression que chaque citoyen soit conscient de n'avoir qu'une vie et qu'il doive la protéger du mieux possible. Nous observons des comportements excessifs, éloignés d'une consommation modérée et de la convivialité ; cela est valable pour l'alcool, le tabac, ainsi que pour certains produits alimentaires.
Pouvez-vous préciser la part des dépenses consacrée chaque année aux actions de prévention, notamment dans le cadre de l'association Prévention et modération ? Peut-on augmenter cette part ?
Les taxes ne sont pas responsables de la baisse structurelle que l'on observe dans notre pays ; cette baisse s'explique par des évolutions sociétales. Pour autant, les taxes ne peuvent-elles pas contribuer à réduire certains comportements excessifs ? Certains parmi vous ont alerté sur le fait que cela pénaliserait les populations moins aisées ; faut-il alors les laisser consommer ? Aujourd'hui, 10 % de la population consomment 58 % du volume total ; je relève une contradiction entre, d'un côté, votre volonté de ne pas baisser le volume de consommation, et, d'un autre côté, les conséquences inévitables d'une réduction des consommations excessives sur ce volume.
Je ne veux pas stigmatiser vos filières. L'éducation, la prévention et la formation sont sans doute insuffisantes. Il faut porter l'effort dès le plus jeune âge. Les enfants souffrent de la consommation excessive de leurs parents et de la violence que cela entraîne. L'alcool est également un facteur souvent présent dans les féminicides.
Comment peut-on améliorer l'efficacité et la performance, avec des recettes identifiées, de telle sorte que cela ait un impact sur la santé de la population qu'un euro dépensé soit un euro utile ?
M. Jérôme Volle. - L'investissement humain du producteur de vin commence dès l'acte de vente. Dans les différents endroits où le vin est commercialisé, la question de la modération est toujours prise en considération. Cet investissement n'est pas calculable sur le plan économique, mais chaque acteur a bien conscience des enjeux.
Vous avez évoqué les 10 % des citoyens qui consomment 58 % du volume. Le sujet n'est pas de perdre des consommateurs ; nous sommes passés de plus de 60 millions à environ 39 millions d'hectolitres produits en moyenne en France, sachant qu'une part de la production vient d'Espagne ou d'autres régions d'Europe. En revanche, on observe une progression au niveau des exportations. Nous avons vocation à faire connaître notre patrimoine et notre culture, en proposant dans le monde entier des produits de qualité et reconnus.
Si la consommation des 10 % personnes ciblées venait à diminuer, nous avons la capacité de rebondir. Nous ne craignons pas non plus la fiscalité.
En revanche, nous craignons que de nouvelles mesures fiscales ne réduisent notre compétitivité au profit d'autres territoires, sans qu'elles aient d'effets positifs sur le budget de la sécurité sociale.
La FNSEA participe au Conseil d'orientation des retraites (COR). Nous travaillons avec la Mutualité sociale agricole (MSA). Nous accompagnons les publics sensibles.
Il y a des drames liés à l'alcool, mais opposer les deux ne résout pas le problème.
Il faut également réfléchir à la question des lieux de consommation, car là où les bouteilles se vendent cher, la consommation peut tout de même être excessive.
M. Thomas Gauthier. - En 2018, nous avons répondu à l'appel du Président de la République à révolutionner la prévention, en proposant un plan en quatre ans, que nous avions élaboré tous ensemble.
La force de nos organisations est de représenter des filières ; s'agissant de fédérations professionnelles, nos organisations engagent la totalité des entreprises. Notre but est que les entreprises soient nos relais. Nous fonctionnons comme des têtes de réseau. Dans le cadre du spiritourisme, de l'oenotourisme ou du tourisme brassicole, nous essayons d'adresser les bons messages aux visiteurs, afin de leur montrer comment bien consommer.
En tant que têtes de réseau, nous pouvons diffuser dans les territoires les bonnes recommandations et les bonnes pratiques, au travers de nos entreprises et des collectivités territoriales, car, pragmatiques, elles savent qu'elles ont intérêt à faire en sorte que les festivals se passent correctement.
Certaines associations ne travaillent pas avec nous, car, en acceptant nos financements, elles perdraient du même coup leurs financements publics, alors même que notre budget nous permettrait de les aider. Certains représentants d'organisations publiques leur imposent de choisir entre des financements privés ou publics.
Mme Magali Filhue. - Sur cette question-là, nous pouvons vous fournir des exemples précis d'associations nous ayant adressé des courriers en ce sens. Cela soulève un véritable problème en matière de coconstruction de la politique de prévention.
M. Thomas Gauthier. - J'en viens au sujet de l'évolution sociétale des consommations.
La part de personnes ayant une consommation quotidienne a baissé, passant de 25 % à 8 % à l'heure actuelle. Les grands consommateurs sont ceux qui ont des habitudes de consommation : boire un verre de vin à table aux différents repas, par exemple.
De plus, les alcoolisations ponctuelles importantes - le binge drinking - baissent globalement. L'évolution sociétale devrait progresser dans le bon sens, comme en témoignent les chiffres du baromètre 2021, car ces alcoolisations ne concernent plus que 54 % des consommations pour 10 % de la population, contre 58 % en 2017.
Nos secteurs essayent d'accompagner cette évolution, au travers de la prémiumisation, c'est-à-dire le fait de proposer des produits de meilleure qualité, qui coûteront plus cher - un spiritueux vieilli, par exemple -, de valoriser le local - des petites distilleries mettent en avant des produits locaux -, ou encore d'innover dans les recettes. Il s'agit également de développer les boissons sans alcool, ce qui est plus ou moins important selon les secteurs ; dans le secteur des spiritueux, cette démarche se heurte à certaines limites techniques.
Mme Magali Filhue. - Les profils de consommateurs à risque sont différents, puisqu'il peut s'agir des jeunes, des femmes enceintes ou des conducteurs. Aussi, il est important que la prévention soit ciblée, car on ne s'adresse pas de la même manière à chacun d'entre eux.
Notre objectif est de soutenir les associations qui font de la prévention spécifique. Par exemple, SAF France a eu des résultats probants, notamment à La Réunion, en matière de prévention des femmes enceintes. Nous travaillons également avec la prévention routière. La prévention ciblée est importante, et elle doit être dotée de moyens.
Nous ne sommes pas des acteurs de la prévention, mais nous pouvons soutenir les associations qui en font, à l'instar de Prévention et Modération, tandis que nos entreprises diffusent le message de la prévention.
Nous pensons que la prévention ciblée est l'une des meilleures, compte tenu de l'évolution sociétale des consommations. À cet égard, selon un rapport de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), l'alcool n'est « plus systématiquement perçu comme une dimension incontournable de la fête aux yeux des nouvelles générations d'adolescents ». Il faut accompagner cette évolution structurelle des comportements sur l'ensemble des classes d'âges ; la jeune génération est plus responsable que les précédentes.
Or la fiscalité n'est pas un outil permettant de cibler la prévention, car l'augmentation du prix n'a aucun effet sur les consommations très excessives ; au contraire, elle pénaliserait les consommateurs raisonnables. Les personnes qui ont la plus petite part de revenus sont celles qui respectent le mieux les repères de consommation d'alcool préconisée, selon les études de Santé publique France, à savoir « ne pas consommer plus de dix verres standard par semaine, ne pas consommer plus de deux verres par jour ; avoir des jours sans consommation dans une semaine ». Aussi, augmenter les prix reviendrait surtout à les pénaliser !
Mettre en place une fiscalité qui touche tout le monde et pénalise les foyers à faibles revenus, qui respectent les repères de consommation, ne permettrait pas d'atteindre l'objectif de mieux cibler les actions de prévention sur les personnes à risque.
Je rappelle que certaines femmes ne savent pas qu'il ne faut boire aucun verre d'alcool pendant la grossesse, comme en témoigne le dernier sondage de SAF France. Il reste du travail à faire sur ce point ! Parfois, elles ont plus en tête l'interdiction de manger des sushis que celle de boire un verre d'alcool ! Notre filière essaye de porter ce sujet, mais il reste beaucoup de travail, et ce n'est pas la fiscalité qui permettra de changer la donne.
M. Alain Milon, président. - Le syndrome d'alcoolisation foetale commence dès le premier verre !
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Nous sommes là non pas pour instaurer de nouvelles mesures de fiscalité comportementale, mais pour évaluer les politiques de santé. Or on sait que d'autres facteurs interviennent dans la consommation excessive : l'addiction, le mal-être au travail, etc.
Vous prétendez que vous seriez en peine de financer des associations, même si vous consacriez du budget à la prévention. Qu'est-ce qui bloque ?
M. Thomas Gauthier. - Certaines associations cherchant des financements privés ou publics seraient intéressées de travailler avec nous, mais elles y renoncent, car des financeurs publics leur demandent de choisir entre un financement public ou privé. Il ne leur serait pas possible de travailler avec à la fois des entreprises produisant des boissons alcoolisées et le secteur public.
Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Et ce alors même qu'il s'agit de financer des campagnes de prévention ?
M. Thomas Gauthier. - En effet, certaines associations, parce qu'elles travaillent avec nous, sont obligées de renoncer à des financements publics.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Est-ce également le cas pour l'association Prévention et Modération ?
M. Thomas Gauthier. - Oui, c'est non pas l'objet de l'association qui dérange, mais l'origine des financements.
M. Alain Milon, président. - Est-il envisageable de mettre en place une fiscalité régionalisée ? J'avais proposé une telle mesure à l'époque, mais j'avais fait marche arrière, après avoir été critiqué par toutes les associations régionales. Aujourd'hui, j'aimerais savoir ce qu'il en serait.
Mme Magali Filhue. - On en revient au même sujet : la fiscalité n'est pas un outil de prévention. Or l'efficacité d'une prévention ciblée sur les personnes à risque est démontrée.
M. Thomas Gauthier. - La Réunion a été très sensibilisée au problème du syndrome d'alcoolisation foetale, à la suite d'un long travail de terrain.
À l'inverse, dans certaines régions métropolitaines, notamment en Île-de-France, on observe les plus mauvais scores. Pour que les comportements évoluent, il faut faire un travail spécifique.
Mme Magali Filhue. - J'ajouterai qu'un tel travail doit être multipartenarial, pour développer des actions au plus proche des problèmes, même s'il n'est pas toujours évident à entreprendre.
M. Jérôme Volle. - Nous avons mis en place des cellules sur le mal-être agricole, à la suite des suicides d'agriculteurs, pour essayer de comprendre les motifs du passage à l'acte. L'étude du problème des consommations excessives doit s'inscrire dans cette même logique, car la fiscalité ne changera pas la cause primaire qui les entraîne.
Il faut comprendre pourquoi certains consomment plus que de raison, au risque de mettre en danger leur propre vie et celle d'autrui, afin de réduire le mal-être social, dont la consommation excessive - d'alcool, mais pas seulement - est symptomatique.
Il faut que l'on travaille collectivement sur cette question, qui ne sera pas résolue par la fiscalité.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - La consommation de tabac, de produits sucrés ou d'alcool dépend aussi d'un facteur rituel, qui n'est pas lié au mal-être. Il faut bien avoir ce point à l'esprit.
Dans les Drom, il y a un véritable problème, et je n'en connais pas la solution. Certains drames peuvent être liés à une consommation excessive. En tout cas, les familles qui s'engagent dans des associations pour lutter contre l'alcool, après avoir subi un drame, font le lien entre la mort de leur proche et la consommation excessive, je puis vous l'assurer.
M. Alain Milon, président. - Il faut lutter contre les habitudes qui peuvent exister dans les Drom, comme elles ont pu exister dans d'autres régions de France - je pense au verre de calvados le matin ! - avant que les habitudes ne changent et que la santé de nos concitoyens ne s'améliore.
M. Jérôme Perchet. -Dans les Drom, ce n'est pas forcément le rhum qui est un facteur d'alcoolisation, même si l'on en produit. Le problème n'est pas que celui du simple accès au produit ; l'alcoolisation peut se faire avec tous les types de produits.
M. Alain Milon, président. - Il faut tout de même lutter contre certains produits d'appel.
M. Jérôme Volle. - Nous ne fermons pas les yeux sur les drames qui se produisent. Au contraire, nous nous demandons comment faire en sorte qu'ils soient les moins fréquents possible. Nous cherchons à gérer les causes de la consommation excessive, qui entraîne des comportements inadaptés.
Dans les Drom, tout comme dans certaines zones rurales ou urbaines, il y a un véritable sujet d'accompagnement. Il faut réfléchir à la façon dont l'éducation - je suis responsable d'un opérateur de compétences (Opco) - peut aider à faire baisser la consommation excessive dans certains territoires, ce qui fonctionnera davantage qu'une fiscalité aveugle. Je soutiens davantage une telle mesure, qui doit résulter d'une volonté politique et d'un travail entre les pouvoirs publics et nos filières.
M. Samuel Montgermont. - J'insiste sur le fait que le prix minimum n'est pas réellement une mesure fiscale : c'est la marge des distributeurs qui serait affectée.
De plus, c'est une fausse bonne idée de penser qu'un prix minimum favoriserait la valeur ajoutée de la filière ; ce n'est pas le cas, d'où notre inquiétude sur les arguments en faveur du prix minimum, qui défendent ses effets sur la valorisation économique de la filière.
Compte tenu de la structuration de notre filière - la somme d'une quantité de petites entités de production -, toucher aux prix la déstabiliserait totalement ; la filière vin n'est pas une filière industrielle !
Nous aimerions que les études soient réactualisées, car elles sont fondées sur des niveaux de consommation de 2002 et sur des chiffres de 2015, je pense aux 41 000 morts. Il est nécessaire de disposer de chiffres pour comparer la réalité de la consommation excessive à celle de la consommation globale des Français aujourd'hui. Un tel éclairage serait utile pour orienter la politique de santé. Ceux qui critiquent notre filière s'appuient sur des niveaux de consommation datés. Je puis vous dire que, à l'avenir, le panel de consommateurs de vins sera beaucoup plus large, mais très occasionnel.
Il faut travailler sur la prévention, ce que l'on pourrait faire aisément si les chiffres étaient actualisés. Ils ne permettent pas de disposer d'une vision objective de la trajectoire, alors que la consommation est très occasionnelle aujourd'hui, même si la consommation excessive existe encore.
Si nous avons gagné la bataille de la modération, nous devons désormais gagner la bataille de la consommation excessive, qui se remportera par de la prévention ciblée. Or la fiscalité comportementale aurait un effet sur l'ensemble des consommateurs et non sur certains publics cibles.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Notre questionnaire aborde la question du prix minimum, non parce que nous souhaitions le mettre en place, mais parce que ce dispositif existe dans certains pays comme l'Écosse, même si les résultats ne sont peut-être pas concluants.
Par ailleurs, nous avons lancé une évaluation, car, chaque année, la question de la fiscalité comportementale est abordée au moment de l'examen du PLFSS. Cette étude permettra d'apporter des réponses précises à nos collègues. Voilà pourquoi nous vous auditionnons.
Je prends en compte les revendications des régions de brasseurs - il y en a en Mayenne ! -, mais j'évalue aussi la qualité de la dépense publique et le nombre de morts évitées, afin de prolonger les années de vie en bonne santé. On s'interroge sur tous ces produits, car nous devons contrôler la dépense publique, dans le but d'améliorer la santé des Français.
M. Thomas Gauthier. - Pour s'adresser aux jeunes en matière de binge drinking, il faut leur demander comment ils communiqueraient. Avec l'association Prévention et Modération, nous sommes allés voir des écoles de publicité, dont les élèves ont produit des spots de communication qui fonctionneraient très bien s'ils étaient diffusés !
M. Alain Milon, président. - Le degré d'alcool augmente chaque année, le Châteauneuf-du-Pape atteint près de 15 degrés aujourd'hui ! Les vignerons devront régler ce problème.
M. Samuel Montgermont. - La réglementation européenne permet de désalcooliser les vins, mais cette possibilité n'est pas très utilisée.
M. Alain Milon, président. - Nous attendons vos réponses écrites. Si vous avez d'autres réponses d'ici à la publication du rapport fin mai, nous sommes preneurs.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 50.