Mardi 18 février 2025

- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 35.

Proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes - Examen du rapport pour avis

Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous entendons le rapport pour avis de notre collègue Pascal Allizard sur la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes, déposée par le président de la commission des affaires européennes, Jean-François Rapin.

M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis. - Cette proposition de loi soulève des questions d'un vif intérêt sur le plan juridique, d'une grande importance politique, et qui sont en outre quasiment inédites, le Sénat n'étant jamais en peine d'innovation.

Elle contient trois articles, qui traitent des procédures de désignations des candidats français aux fonctions, respectivement, de membre de la Commission européenne, de la Cour des comptes européenne, et des juges et avocats généraux au Tribunal et à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).

Mon commentaire portera essentiellement sur la procédure concernant le candidat à la Commission européenne qui, vous le verrez, intéresse plus particulièrement notre commission.

Le président Rapin fait fort bien de rappeler, dans son exposé des motifs, que la proposition de l'actuel commissaire français a été faite dans la précipitation, provoquée par la démission de Thierry Breton, et sans concertation.

À vrai dire, la concertation en la matière n'est jamais très étendue, mais l'occasion est bonne de se demander pourquoi.

Le Sénat avait déjà nourri cette réflexion à propos des membres de la Cour de justice de l'Union européenne et de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) : le rapport de notre ancien collègue Philippe Bonnecarrère en 2022, puis celui du groupe de travail sur la réforme des institutions présidé par le président Larcher en 2024, ont en effet proposé de faire précéder les nominations d'une audition parlementaire.

Chez nos voisins, nombreux sont ceux qui associent les différents organes des pouvoirs publics pour produire le nom d'un candidat. Les commissions des affaires européennes des parlements de Croatie, Grèce, Hongrie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovénie auditionnent préalablement le futur commissaire. En Estonie et en Lituanie, cette audition a lieu en session plénière. En Autriche, la Commission principale du Nationalrat et le Gouvernement négocient à huis clos à cette fin. Des mécanismes analogues existent encore pour les candidats à la Cour des comptes européenne et à la CJUE.

À cette observation, il sera facile de répondre que chaque pays procède selon ses traditions politiques et ses règles constitutionnelles propres.

Le secrétariat général du Gouvernement (SGG), que nous avons auditionné, soutient que notre Constitution nous interdit d'en faire autant. Le Conseil constitutionnel a en effet décidé à deux reprises, en 2012 et en 2015, qu'en l'absence de disposition constitutionnelle expresse, le principe de séparation des pouvoirs faisait obstacle à ce que le pouvoir de nomination par une autorité administrative ou juridictionnelle soit subordonné à une audition par les assemblées parlementaires, même strictement consultative.

S'il existe pourtant des procédures de nomination à des fonctions diverses en matière sociale ou financière qui imposent une audition parlementaire, et que vous avez peut-être en tête, chers collègues, c'est simplement parce que leur base légale n'a pas été déférée au juge. Peut-être auraient-elles pu, ou dû, être coulées dans le régime de l'alinéa de l'article 13 qui organise, depuis la révision constitutionnelle de 2008, la consultation pour accord du Parlement avant nomination à une fonction importante. Ces procédures existantes sont, quoi qu'il en soit, contraires à la Constitution.

Bref, le SGG estime que les désignations des candidats aux institutions européennes sont assimilables à des nominations, dont la compétence de principe appartient exclusivement à l'exécutif. La jurisprudence du Conseil constitutionnel trouvant alors à s'appliquer, la conclusion inévitable de ce syllogisme condamnerait définitivement cette proposition de loi.

Pour autant, notre commission n'est sans doute pas compétente en matière constitutionnelle, mais elle l'est sur les questions européennes. Or la compétence de nomination des commissaires européens relève, non pas de la Constitution, mais du traité sur l'Union européenne, dont l'article 17 dispose que le Conseil propose un collège de commissaires à l'approbation du Parlement européen sur la base de « suggestions faites par les États membres » avant nomination effective de la Commission par le Conseil européen.

Si « suggestion » valait nomination, la candidature de Mme Sylvie Goulard, par exemple, n'aurait pas été rejetée par le Parlement européen en 2019. Le terme de suggestion est d'ailleurs si peu précis que la présidente élue Mme von der Leyen s'est crue autorisée, cet été, à exiger de l'Irlande et de la Bulgarie qu'elles proposent chacune une liste d'au moins deux candidats, dont un homme et une femme, parmi lesquels elle se réserverait le droit de choisir, afin de garantir la parité du futur collège. Après avoir regimbé, ces deux États se sont exécutés.

Vous le voyez : la décision des États emporte ainsi trop peu d'effet prévisible pour qu'on puisse la qualifier sans hésiter d'acte de nomination au sens du droit administratif français.

Il est même douteux qu'on puisse facilement faire entrer l'emploi que le candidat est appelé à occuper dans les cases prévues par notre Constitution. Son article 13 réserve au Président de la République un pouvoir général de nomination « aux emplois civils et militaires de l'État » ; son article 21 confie au Premier ministre un pouvoir subsidiaire de nomination « aux emplois civils et militaires », au titre de sa responsabilité de diriger l'action du Gouvernement pour déterminer et conduire la politique de la Nation en disposant de l'administration.

Or le traité précise que la Commission européenne « promeut l'intérêt général de l'Union », qu'elle exerce « ses responsabilités en pleine indépendance » et que ses membres ne sollicitent ni n'acceptent « d'instructions d'aucun gouvernement, institution, organe ou organisme ». On peut donc difficilement rattacher la désignation de ses membres au pouvoir qui revient naturellement à l'exécutif pour assurer le bon fonctionnement de l'État.

Et ce n'est pas le moment d'oublier que non seulement la Commission européenne produit du droit qui s'impose ensuite aux États membres parce qu'ils lui ont délégué ou qu'ils partagent avec elle telle compétence, mais qu'elle ne s'empêche jamais de mettre son nez dans les compétences exclusives des États membres, qu'il s'agisse du droit de la santé, de la définition pénale du viol ou de l'organisation de la défense.

La science politique n'a en conséquence pas cessé, depuis trente ans au moins, de documenter la transformation progressive de la fonction de commissaire européen : naguère technocrate discret, il est devenu désormais un véritable responsable politique auquel la présidence confie l'exécution d'une espèce de programme de gouvernement. Une telle transformation était d'ailleurs logiquement appelée par le transfert croissant de compétences nationales à l'Union européenne, et son bien-fondé n'est pas ici en cause.

La question est la suivante : qu'est-ce au juste que le pouvoir de nomination de l'exécutif, et est-ce bien ce dont nous parlons ? Les juristes y voient l'une des plus importantes marques de souveraineté. L'exécutif en dispose, car, juridiquement, il dirige l'administration et, politiquement, il exerce une magistrature d'influence ou un pouvoir de contrôle de secteurs clés au sein de l'État.

Toutefois, le commissaire européen occupe la fonction où s'incarne par hypothèse la perte de souveraineté : juridiquement et politiquement, il surplombe les États membres, contraint leur production normative, et concurrence leur influence à l'extérieur. Les conséquences sur l'exercice par le Parlement de sa compétence législative sont incontestables. Ranger à toute force sa désignation dans les cases de l'article 13 pour conforter la prérogative présidentielle a donc quelque chose de paradoxal, et le refus opposé au Parlement d'y jeter ne serait-ce qu'un regard ressemble à une mesquinerie.

Même si l'on s'en tenait au périmètre des emplois de l'État, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a été fortement critiquée par la doctrine. En interdisant une audition préalable à une nomination, le juge s'est sans doute moins fondé sur le principe de séparation des pouvoirs, qui n'a jamais voulu dire spécialisation stricte des organes constitutionnels, que sur la doctrine du parlementarisme rationalisé en vogue en 1958. Or l'esprit des institutions a un peu changé depuis, comme en témoigne la révision de 2008.

Les juristes disputent souvent du point de savoir si le flou d'un texte commande d'en chercher le sens dans l'intention d'origine ou dans l'esprit de l'époque où vit l'interprète. La seconde option conduirait à voir la proposition de loi avec davantage de bienveillance. On pourrait alors contester l'efficacité du dispositif proposé, peut-être, le choix d'une loi ordinaire, sans doute, mais probablement pas sa conformité à la Constitution.

Le président de la République pourrait d'ailleurs très bien conserver la faculté formelle de choisir le candidat, non pas au titre de son pouvoir de nomination de l'article 13, mais au titre de son attribut de garant du respect des traités prévu par l'article 5. Sa lecture combinée avec l'article 88-1, qui dispose que « la République participe à l'Union européenne », offre assez de latitude pour inventer, en application de l'article 17 du traité sur l'Union européenne, une procédure ad hoc qui permette une coopération minimale des organes.

Ainsi pourrait même se maintenir l'usage qui veut que le président de la République informe le président élu de la Commission européenne du nom de son candidat par la formule « La France désigne... » - formule qui, en l'état actuel des choses, manque un peu de consistance juridique et, accessoirement, de modestie, compte tenu des conditions réelles dans lesquelles ce choix est fait.

Ces développements ne visent pas à couper les cheveux en quatre, ni ne prétendent prédisposer les sages de la rue de Montpensier, qui ne donneront sans doute pas complètement tort au SGG. Il s'agit plutôt à ce stade de pointer la faiblesse de l'argumentaire du Gouvernement, qui vise à clore la discussion sur le texte comme on se débarrasse d'une patate chaude.

Il me semble au contraire que l'idée, excellente, mérite le débat et qu'il faut en féliciter le président Rapin. Il n'est pas normal que des nominations aussi importantes échappent aussi totalement au Parlement. Le choix du véhicule peut sans doute se discuter, de même que la mécanique parlementaire retenue, et j'ai à cet égard plaidé auprès de mes collègues rapporteur au fond et auteur du texte pour que le futur commissaire soit auditionné par notre commission, compétente sur les questions européennes.

Le président Rapin, qui a été associé aux travaux préparatoires que nous avons conduits avec le rapporteur au fond, M. Philippe Bas, a en conséquence pris l'engagement auprès de nous et du président Perrin d'amender son propre texte d'ici à la séance publique. Les amendements qu'il défendra, qu'il nous a communiqués, consistent à apporter trois clarifications. Clarification des compétences respectives des deux têtes de l'exécutif : il sera précisé que les candidats pressentis aux différentes fonctions sont désignés par le Président de la République sur proposition du Premier ministre. Clarification du format des auditions : le candidat pressenti pour la Commission européenne serait auditionné conjointement par la commission des affaires européennes et la nôtre. Clarification de la procédure de vote : notre commission se prononcerait par un vote sur la candidature proposée après avis de la commission des affaires européennes. Cette procédure est en effet plus claire que la rédaction initiale.

La commission compétente au fond resterait la commission des finances pour le futur membre de la Cour des comptes européenne, et la commission des lois pour les juges et avocats généraux du Tribunal et de la Cour de justice de l'Union européenne.

Je ne vous proposerai donc, pour ma part, aucun amendement, car ceux du président Rapin sont de nature à nous satisfaire : la procédure est clarifiée, de même que les compétences respectives des différentes commissions.

Sous réserve de l'adoption de ces amendements, je vous propose que notre commission émette un avis favorable à cette proposition de loi.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Cette discussion est intéressante et démontre que l'on fait aussi du droit dans notre commission. La prétention du Gouvernement à clore le débat n'est pas satisfaisante, nous verrons ce qu'il adviendra du cheminement de ce texte. Les amendements du président Rapin le rendent plus clair et illustrent le rôle que notre commission pourrait jouer dans ce processus.

M. Didier Marie. - L'objectif de cette proposition de loi vient en écho d'un évènement politique particulier : la nomination d'un nouveau commissaire après l'éviction surprise de Thierry Breton. Nous ne voyons aucune difficulté à admettre qu'en l'espèce, il est utile d'instaurer un droit de regard du Parlement.

M. Rapin rappelle que quelques États membres, qui restent minoritaires, ont adopté des dispositions de cette nature, lesquelles sont cependant toutes différentes. Dans le 42e rapport de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac), la question de la participation du Parlement à ces nominations est évoquée, sans que ne soit avancée une proposition claire sur le sujet. La Cosac ne se prononce pas explicitement en faveur d'une telle évolution.

L'enjeu de ce texte tient à mon sens aux modalités, plus qu'au principe lui-même. Si la suggestion du candidat commissaire me paraît devoir être mieux encadrée, en effet, les autres postes concernés posent d'autres questions. Nous ne voyons donc pas de difficulté pour adopter l'article 1er, les deux commissions concernées doivent en effet pouvoir s'exprimer par un vote indicatif. L'amendement visant à limiter ce vote aux membres de commissions plutôt qu'à tous les sénateurs présents est à ce titre bienvenu.

Pour le membre de la Cour des comptes européenne, l'intérêt d'une telle procédure semble plus limité : nous nous accordons pour souhaiter une information du Parlement via une audition, mais s'agissant d'un poste technique au sein d'une instance dont le rôle est très spécifique, un vote ne nous semble pas opportun.

Enfin, la désignation des juges au Tribunal et à la Cour de justice de l'Union européenne pose quant à elle des difficultés plus importantes : une telle procédure risquerait de porter atteinte à l'indépendance des candidats. Si la désignation d'un commissaire est bien politique, celle d'un juge est juridictionnelle. Nous sommes donc défavorables à l'audition et au vote sur une telle nomination.

Ce texte d'appel nous semble intéressant, nous observerons le déroulement de son examen en séance. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain est favorable à l'article 1er, réservé sur l'article 2 et défavorable à l'article 3. Nous nous abstiendrons donc sur le rapport pour avis.

M. Bruno Sido. - Ce débat nous offre l'occasion de préciser le rôle, la consistance et l'existence même de la commission des affaires européennes, qui semble jouer ici un grand rôle alors même qu'elle ne fait pas partie des commissions permanentes.

M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis. - La commission des affaires européennes n'est pas législative, mais son existence est constitutionnelle et avec son homologue à l'Assemblée nationale, elle traite des questions européennes. Je suis, comme certains d'entre nous, membre des deux commissions, ce qui est intéressant et parfois inconfortable, mais les affaires européennes ne sont pas totalement étrangères !

M. Didier Marie. - Nous sommes quelques-uns en effet à siéger dans les deux commissions, la commission des affaires européennes a un pouvoir de saisine de la commission compétente et du Gouvernement, sous la forme de résolutions comme d'avis politique.

M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis. - La proposition de résolution européenne est en effet un instrument redoutable, car il est extrêmement bien encadré, et le Gouvernement comme la commission concernée - certaines de ces propositions nous sont envoyées au fond - sont obligés d'y répondre.

Je reviens un instant sur l'intervention de M. Marie. Le texte initial prévoyait que pouvait voter tout sénateur présent, mais un amendement de M. Rapin vise maintenant à limiter le vote et à l'organiser : la commission des affaires européennes émet son avis, puis notre commission vote ensuite. Ainsi, le corps électoral est clarifié.

M. Akli Mellouli. - Je partage les inquiétudes exprimées par M. Marie. Nous sommes également favorables à l'article 1er, très réservés sur l'article 2 et très hostiles à l'article 3. Nous déciderons de nos votes en séance en fonction des amendements adoptés, mais le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires s'abstient sur le rapport pour avis.

La commission émet un avis favorable à l'adoption de la proposition de loi, sous réserve de l'adoption des amendements de l'auteur du texte.

Prospective du partenariat stratégique France-Inde - Audition de Mmes Sylvia Malinbaum, responsable de la recherche sur l'Inde et l'Asie du Sud à l'IFRI et Melissa Levaillant, directrice générale de SELDON Conseil et chercheure au Conseil européen pour les relations internationales

Mme Catherine Dumas, présidente. - Le Bureau de notre commission a décidé d'une mission d'information sur l'Inde, que j'aurai l'honneur de conduire en qualité de vice-présidente de la commission, avec mes collègues Marie-Arlette Carlotti, Hugues Saury, Didier Marie et Philippe Folliot.

Ce travail s'inscrit dans le prolongement du rapport d'information intitulé « L'Inde, un partenaire stratégique » et adopté en juillet 2020 - dans un contexte de crise sanitaire, ce qui n'avait pas permis d'organiser de déplacement - ainsi que de missions d'information menées en Indonésie, en 2022, et au Japon, en 2024, sur la thématique de la stratégie de la France dans l'Indopacifique.

Comme vous le savez, la France et l'Inde ont établi, en 1998, un partenariat stratégique qui s'est enrichi au fil des ans dans les domaines de la coopération d'armement, du nucléaire civil et, plus récemment, du spatial, du développement durable et de la sécurité maritime. Le porte-avions Charles-de-Gaulle, qui fait actuellement route vers le Japon depuis l'Indonésie, a également procédé à un important exercice naval avec la marine indienne, Varuna 2025.

La venue du Premier ministre Narendra Modi dans le cadre de la coprésidence du sommet mondial sur l'intelligence artificielle à Paris a confirmé l'importance donnée de part et d'autre à cette relation bilatérale, ainsi que le rôle crucial de l'Inde dans la stratégie indopacifique de la France.

À tous égards, ce partenariat est scellé par des coopérations militaires et civiles pour les décennies à venir, qui correspondent à une feuille de route fixant le cap de la relation bilatérale jusqu'en 2047, année du centenaire de l'indépendance de l'Inde.

C'est la raison pour laquelle la commission a souhaité, dans le cadre de cette mission d'information, proposer une vision prospective sur notre partenariat stratégique, notamment dans l'espace indopacifique. Celui-ci constitue un défi mutuel, l'Inde, qui compte plus de 1,4 milliard d'habitants, ayant supplanté la Chine en 2023 pour devenir le pays le plus peuplé au monde, avec la perspective d'atteindre 1,6 milliard d'habitants et plus à l'horizon de 2050.

La trajectoire de ce partenaire majeur ne saurait nous laisser indifférents. Il s'agit d'analyser nos convergences ainsi que nos divergences dans le cadre de la relation bilatérale, qu'il s'agisse de l'affirmation par ce pays d'une politique d'autonomie stratégique du « Make in India », de politique étrangère de l'Inde comme principal partenaire du Sud global ou de sa posture de multi-alignement dans sa relation avec la Russie et la Chine, qui n'épouse pas nécessairement les positions françaises.

Pour nous éclairer à l'occasion du lancement de cette mission, nous avons le plaisir d'accueillir deux chercheures qui ont récemment publié des articles sur l'Inde avec l'Institut français des relations internationales (Ifri), avec lequel nous collaborons régulièrement.

Mme Melissa Levaillant, directice générale de Seldon Conseil et chercheure au Conseil européen pour les relations internationales, a publié en janvier 2024 une étude intitulée « L'Inde, un partenaire incontournable pour la France dans l'Indopacifique ? », qui formule des recommandations et appelle à la mise en place d'une stratégie française spécifiquement dédiée à l'Inde. Madame Levaillant, vous nous exposerez votre vision de nos coopérations militaires et civiles dans un pays qui reste soumis à de multiples tensions politiques et territoriales face au Pakistan et à la Chine.

Mme Sylvia Malinbaum, responsable de la recherche sur l'Inde et l'Asie du Sud à l'Ifri, a récemment publié deux articles intitulés « L'Inde en quête d'émancipation économique face à la Chine » et « L'Indopacifique face à Trump II », ce qui est tout à fait d'actualité. Madame Malinbaum, vous nous présenterez plus particulièrement la politique étrangère de l'Inde au service de son développement économique.

Mesdames, je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes chacune avant de la donner aux membres de la commission afin d'engager un débat qui devrait s'avérer très intéressant. Je rappelle que cette audition est captée et diffusée sur le site Internet du Sénat.

Mme Melissa Levaillant, directrice générale de Seldon Conseil et chercheure au Conseil européen pour les relations internationales. - C'est un véritable honneur que d'avoir l'opportunité de vous présenter nos travaux et réflexions sur la relation franco-indienne.

L'Inde est un partenaire majeur de la France dans l'Indopacifique - nous l'avons même qualifiée de partenaire incontournable dans une publication. Pour autant, le futur de la relation repose sur un certain nombre d'incertitudes liées aux rapides évolutions géopolitiques et économiques auxquelles nous assistons. Il me paraît donc essentiel que des initiatives telles que votre déplacement en Inde prennent forme pour entretenir la relation en toute lucidité, en pleine connaissance des opportunités et des risques qu'elle présente.

J'évoquerai tout d'abord l'évolution de la relation franco-indienne avant d'aborder les convergences entre les stratégies française et indienne dans l'Indopacifique et les principales zones de coopération de défense et de formuler quelques recommandations.

La relation franco-indienne repose sur une histoire diplomatique longue de plusieurs décennies, qui a été marquée par l'établissement d'un partenariat stratégique en 1998. Cette coopération s'est progressivement intensifiée, notamment dans les domaines de la défense, de l'énergie nucléaire et de la sécurité maritime. Le véritable signal d'alarme pour l'Inde comme pour la France a été l'accélération de la pénétration chinoise dans la zone indopacifique au milieu des années 2010, avec l'ouverture d'une base chinoise à Djibouti, qui a permis aux deux pays de prendre conscience de la nécessité d'approfondir leur relation stratégique autour d'un certain nombre de convergences, au-delà de la coopération d'armement et de grands contrats.

En premier lieu, la France et l'Inde ont en partage la volonté d'assurer la stabilité de l'Indopacifique, région marquée par une compétition géopolitique croissante et la montée en puissance de la Chine. Elles se retrouvent également autour de principes fondamentaux tels que le respect du droit international, la liberté de navigation et une approche inclusive de la sécurité régionale. L'attachement de la France et de l'Inde à l'autonomie stratégique constitue un autre point de convergence fondamental : la France, dans une logique de souveraineté européenne, et l'Inde, soucieuse de préserver son indépendance dans un monde multipolaire, conduisent une politique étrangère privilégiant une approche pragmatique et autonome. Elles refusent dès lors un alignement total sur les grandes puissances, et notamment sur la politique américaine dans l'Indopacifique, et veillent à préserver leur capacité de décision dans les affaires internationales.

Il est essentiel de comprendre la politique de multi-alignement portée par l'Inde, qui est souvent difficile à décrypter pour les observateurs extérieurs. L'Inde ne nous a pas facilité la tâche en la matière, dans la mesure où elle n'a jamais publié de livre blanc ou de revue nationale stratégique affirmant publiquement ses principales orientations stratégiques. Le multi-alignement indien, qui a dérivé de son non-alignement originel, est souvent perçu comme une stratégie pragmatique. Il s'inscrit dans une continuité : l'attachement de l'Inde à son autonomie stratégique, dans l'objectif de garantir son développement économique. L'Inde collabore donc avec divers acteurs internationaux tout en essayant de conserver sa marge de manoeuvre stratégique. Elle coopère ainsi avec les États-Unis, la Russie, Israël et les pays du Golfe et renforce ses liens avec l'Europe et les puissances du Sud global. Ce multi-alignement pragmatique se fonde donc sur la recherche de partenariats à géométrie variable, dans une perspective de défense des intérêts économiques de l'Inde.

En revanche, l'Inde est opposée à toute forme d'alliance militaire. Certains voient parfois dans le dialogue quadrilatéral pour la sécurité, dit Quad, entre l'Inde, les États-Unis, l'Australie et le Japon une forme d'alliance dans l'Indopacifique. Or, depuis la relance du Quad à la fin des années 2010, l'Inde s'attache à faire en sorte que cette coopération quadrilatérale soit vue comme une coopération à géométrie variable sur un certain nombre d'intérêts communs - la défense, les vaccins, la cybersécurité ou les énergies renouvelables - et pas comme une alliance militaire contre la Chine.

La coopération de défense franco-indienne, qui repose sur un partenariat militaire et industriel ancien, est très forte. Vous avez évoqué l'exercice naval Varuna, qui a lieu depuis le début des années 2000 et s'est très largement renforcé au fil des années. Il existe également d'autres exercices - l'exercice terrestre Shakti et l'exercice aérien Garuda - qui visent à améliorer l'interopérabilité entre les forces armées françaises et indiennes.

Le dialogue stratégique entre Paris et New Delhi s'est lui aussi fortement renforcé. Un dialogue de sécurité maritime se tient ainsi très régulièrement - le dernier a été conduit le mois dernier par la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées. La coopération en matière d'armement et d'industrie de défense constitue également l'un des axes structurants et des moteurs de cette relation bilatérale : par exemple, l'acquisition de 36 Rafale en 2016 fut une étape clé dans la modernisation de l'aviation de combat indienne. La coopération industrielle a été illustrée par la construction sous licence de sous-marins Scorpène, ce qui démontre la volonté de la France d'investir et de s'ancrer dans la politique de « Make in India ».

L'avenir de cette coopération militaire passera sans doute par le développement en commun de nouvelles technologies militaires, notamment dans les domaines de l'intelligence artificielle, des drones sous-marins et de la guerre électronique. La France pourrait ainsi accompagner l'Inde dans le développement de ses infrastructures de défense et la modernisation de ses industries militaires, en explorant par exemple des opportunités d'exportation en commun d'armements vers des pays émergents. Ce partenariat de défense, pilier essentiel de la relation franco-indienne, permet à l'Inde de renforcer ses capacités militaires et à la France de consolider son rôle de partenaire stratégique dans la région indopacifique.

L'océan Indien constitue également une zone clé de coopération au-delà des enjeux sécuritaires et de défense, en matière de sécurité humaine et économique. La France et l'Inde développent ainsi des coopérations en matière de lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, de développement de l'économie bleue et de protection de la biodiversité marine et explorent des coopérations trilatérales, par exemple avec l'Australie ou les Émirats arabes unis.

Cette coopération bilatérale dans l'océan Indien est toutefois limitée par la faiblesse des organisations multilatérales de la zone, dont l'Indian Ocean Rim Association et l'Indian Ocean Naval Symposium, par rapport aux organisations existant en Asie du Sud-Est, comme l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean), ou dans le Pacifique Sud. Il s'agit d'un véritable défi pour la France et pour l'Inde, qui sont engagées en faveur du renforcement du multilatéralisme régional.

Dans ce contexte, nous devons également tenir compte des ambiguïtés de notre partenaire indien, qui s'est longtemps considéré comme un hégémon régional dans l'océan Indien. C'est la pénétration chinoise dans cette région qui a fait prendre conscience à l'Inde de la nécessité de coopérer avec d'autres puissances régionales pour défendre ses intérêts, et notamment pour assurer la liberté de navigation dans la zone, mais elle peine encore à céder des espaces de coopération à ses partenaires. Par exemple, les Indiens ont assez mal perçu l'ouverture par la France d'un centre de recherche et d'expertise maritime au Sri Lanka, qu'ils considèrent comme leur pré carré.

Bien que solide, la relation franco-indienne mérite aujourd'hui d'être approfondie et structurée. Il conviendrait d'abord d'élaborer une stratégie française dédiée à l'Inde. Une feuille de route spécifique permettrait de mieux définir les objectifs et les priorités de la coopération bilatérale. Des initiatives positives ont déjà été prises dans ce sens, comme la création d'une task force interministérielle dédiée à l'Inde. Par ailleurs, une approche prospective sur l'Inde est nécessaire pour suivre les évolutions de la politique indienne et leurs implications internationales.

Nous devons néanmoins surveiller quelques points critiques. Je pense notamment à la grande proximité entre Narendra Modi et Donald Trump, aux évolutions du nationalisme hindou en Inde et au rapport aux droits de l'homme du parti nationaliste hindou. Quelle position la France tiendrait-elle si l'Inde essayait d'imiter Israël en organisant des déplacements forcés de populations au Cachemire ou en cas de massacre de musulmans indiens, comme cela s'est produit dans l'État du Gujarat en 2002 ? La question du rapport de l'Inde au droit international interroge également, compte tenu du tir antisatellite effectué par le pays en 2019 et, plus récemment, de l'assassinat d'un leader Sikh au Canada. Les puissances occidentales ont toujours considéré l'Inde comme une puissance responsable sur la scène internationale. Ainsi, bien qu'elle ne soit pas signataire du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), l'Inde a accès au commerce de nucléaire civil. Cependant, cette notion de responsabilité doit être appréciée au regard de nos inquiétudes légitimes quant au rapport de l'Inde au droit international.

Il est également nécessaire de clarifier les ambitions de l'Inde dans l'océan Indien et ses intentions à l'égard des États tiers de la zone en matière de coopération. Nous pourrions par exemple explorer de nouveaux espaces de coopération industrielle de défense, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle, et approfondir notre coopération interarmées - l'Inde s'est récemment dotée d'un chef d'état-major interarmées, tandis que la France est l'un des seuls pays, avec les États-Unis, à avoir mené un exercice interarmées avec elle.

Il serait utile de stimuler et de renforcer le débat stratégique et le dialogue au regard de l'évolution du contexte géopolitique et des points de vigilance que je viens d'évoquer. Je me suis récemment rendue en Inde, où j'ai constaté que le discours sur l'Europe avait évolué de manière inquiétante : les Indiens, qui sont très pro-américains et pro-russes, voient dans le conflit en Ukraine un conflit régional. Mes interlocuteurs, issus de milieux assez divers, considéraient tous que nous assistions à la fin de l'ère européenne. Dans ce contexte, il me paraît nécessaire d'entretenir le débat stratégique avec les Indiens afin de leur faire comprendre notre vision stratégique du monde, dans la mesure où la relation bilatérale ne peut être à sens unique.

Enfin, l'investissement dans la formation, dans la recherche et développement et dans les centres de technologie en Inde permettrait de renforcer notre coopération économique. La politique des grands contrats a été le moteur de la relation économique et de défense entre la France et l'Inde. Il nous faut aujourd'hui trouver d'autres leviers d'action, notamment en nous inspirant de la diplomatie économique d'Israël ou de l'Allemagne en Inde, de façon à y porter non seulement nos grandes entreprises, mais aussi nos start-ups.

La France et l'Inde partagent une relation stratégique fondée sur une confiance très solide et sur des intérêts convergents, malgré certains points de vigilance. Il est impératif d'approfondir cette coopération en la dotant d'une vision à long terme pour faire face aux mutations géopolitiques et aux enjeux à venir.

Mme Sylvia Malinbaum, responsable de la recherche sur l'Inde et l'Asie du Sud à l'Institut français des relations internationales. - J'aimerais d'abord évoquer les ambitions de l'Inde en matière de développement économique et industriel. Ensuite, je montrerai comment l'Inde utilise sa politique étrangère pour accélérer son développement national et se moderniser. Enfin, j'aborderai le partenariat franco-indien et les relations entre l'Inde et l'Union européenne, qui me semblent connaître une nouvelle dynamique depuis quelques années.

En premier lieu, le développement économique constitue une condition sine qua non de l'émergence de l'Inde en tant que grande puissance sur la scène internationale. Elle met en avant deux arguments pour légitimer cette aspiration : son poids démographique et son potentiel économique et technologique.

L'Inde est aujourd'hui le pays le plus peuplé au monde et sa population va continuer à augmenter jusqu'à atteindre 1,7 milliard d'habitants en 2060, alors que la Chine en comptera 1,1 milliard. Le grand réservoir mondial de main-d'oeuvre des prochaines décennies se trouve donc en Inde. Cette réalité démographique est à l'origine de l'un des défis les plus pressants auxquels l'Inde fait face : le manque d'emplois. Chaque année, 14 millions de jeunes Indiens font leur entrée sur le marché du travail. Or, le secteur informel, qui représente 90 % de l'emploi total, peine à absorber cette main-d'oeuvre. Aujourd'hui, le chômage touche un tiers des jeunes diplômés, les contraignant à se tourner vers le secteur informel.

Le manque d'emplois de qualité ne favorise pas l'augmentation du niveau de vie, bien que des progrès aient été réalisés en matière de réduction de l'extrême pauvreté. Pour mémoire, selon la Banque mondiale, un individu est en situation d'extrême pauvreté s'il dispose de moins de 2,15 dollars par jour. En retenant cette définition, l'extrême pauvreté a été quasiment divisée par deux en Inde entre 2011 et 2021 et concerne aujourd'hui 13 % de la population. Néanmoins, si l'on fixe le seuil de l'extrême pauvreté à un niveau relativement peu élevé mais plus approprié compte tenu du niveau de développement de l'Inde, c'est-à-dire 3,65 dollars par jour, 44 % de la population indienne se trouve sous ce seuil. L'ampleur des programmes sociaux témoigne de cette réalité : 814 millions de personnes bénéficient d'aides alimentaires en Inde.

C'est la raison pour laquelle le gouvernement indien met davantage en avant le potentiel de développement futur du pays que sa puissance économique actuelle. La notion d'Amrit Kaal - ce qui signifie « période de prospérité » en hindi - a été introduite en 2022 par le Premier ministre Modi et fait référence à la période de 25 années s'étalant entre 2022 et 2047 - année du centenaire de l'indépendance de l'Inde -, au cours de laquelle l'Inde ambitionne de connaître des progrès exceptionnels et d'opérer sa transition vers le statut de pays développé et de grande puissance. Or, pour atteindre cet objectif, l'Inde doit enregistrer une croissance annuelle moyenne de 8 % à 9 %, ce qui est assez ambitieux, dans la mesure où le taux de croissance s'établit aux alentours de 6 % depuis les réformes de libéralisation de 1991. Ce rythme de croissance est certes soutenu par rapport aux taux de croissance européens, mais il semble que la croissance indienne ait surtout profité aux 10 % des Indiens les plus riches, dont le salaire a progressé trois fois plus vite que celui du reste de la population depuis 1980. Cette situation induit un risque de fracture sociale entre l'Inde qui s'enrichit à grande vitesse et épouse les modes de consommation occidentaux et celle qui reste en retrait.

L'agriculture, qui emploie près de la moitié de la main-d'oeuvre indienne, demeure très peu productive et représente 15 % du PIB. Sans passer par l'étape de l'industrialisation, l'Inde est directement passée à une économie de services avec beaucoup de succès : le pays exporte massivement des services informatiques, ce qui lui rapporte près de 200 milliards de devises par an. Placée au coeur du programme économique du Bharatiya Janata Party (BJP), l'industrialisation vise à renforcer l'autonomie stratégique de l'Inde, au-delà de l'enjeu en termes d'emploi. En Inde, on parle d'Atmanirbhar Bharat, ce qui signifie « Inde autosuffisante ».

Je rappelle en outre que l'Inde dépend encore fortement des importations de biens industriels, notamment en provenance de son voisin chinois, avec lequel elle partage une frontière disputée. Cette situation la place d'ailleurs dans une position délicate, dans la mesure où son principal rival est également son premier partenaire commercial.

Parmi les programmes phares, je citerai le « Make in India », lancé par Narendra Modi en 2014 pour attirer des investissements étrangers dans des secteurs clés et développer l'industrie locale, ainsi que toute une série de schémas incitatifs sur environ 14 secteurs, de l'automobile à la téléphonie en passant par les panneaux solaires, dans le cadre desquelles des subventions publiques massives sont octroyées aux investisseurs prêts à investir dans ces secteurs en Inde.

Quel en est le bilan ? Les exportations indiennes ont doublé depuis le lancement du programme « Make in India » il y a 10 ans, mais la part de l'industrie manufacturière dans le PIB stagne autour de 15 %, un niveau bien inférieur à l'objectif de 25 % fixé en 2022. Cette stratégie fonctionne dans les secteurs liés à la commande publique, et notamment dans le secteur de la défense, dans lequel les entreprises étrangères n'ont d'autre choix que de céder des transferts de technologie pour rester compétitives. Néanmoins, le développement industriel est freiné par la faible qualité de la main-d'oeuvre indienne, qui renvoie aux sujets de la qualité de l'éducation en Inde et de son protectionnisme. L'Inde applique en effet des droits de douane qui comptent parmi les plus élevés de ceux des économies émergentes. Elle les a d'ailleurs relevés de 13 % à 18 % entre 2016 et 2022. C'est tout le paradoxe du modèle économique indien, qui cherche à attirer des investisseurs étrangers, mais durcit les mesures protectionnistes.

J'en viens à la stratégie partenariale de l'Inde comme outil de son développement national. Je ne reviendrai pas sur la stratégie de multi-alignement, que nous avons évoquée. L'Inde cherche à tirer de ses partenaires tous les gains possibles en mettant sa diplomatie au service de son développement. Je distingue trois priorités de la politique étrangère indienne, lesquelles ont guidé les partenariats de ces dernières années : attirer des investissements étrangers, obtenir des transferts de technologie et conclure des accords dits de mobilité qui, en réalité, permettent à l'Inde d'envoyer sa main-d'oeuvre à l'étranger.

Ces dernières années, l'Inde a renoué avec la tradition des accords commerciaux, selon des modalités quelque peu différentes : il s'agit généralement d'accords plus transactionnels portant sur des périmètres plus restreints. Je citerai l'accord de libre-échange avec l'Australie de 2022, dans le cadre duquel l'Inde a levé les droits de douane sur les minerais critiques importés, et notamment sur le charbon, dont elle dépend pour sa production électrique, en échange de visas pour les travailleurs indiens, ou l'accord de 2024 avec l'Association européenne de libre-échange (AELE), qui prévoit des concessions tarifaires ciblées en contrepartie d'investissements substantiels en Inde.

Au cours de la même période, l'Inde a également multiplié les accords sur les technologies émergentes afin d'acquérir certaines technologies critiques. Historiquement, la France et la Russie ont concédé des transferts de technologie significatifs à l'Inde, mais celle-ci attend désormais des transferts similaires de la part d'autres pays occidentaux. C'est à l'aune de ces considérations qu'il faut comprendre l'initiative pour les technologies critiques et émergentes signée en 2023 avec les États-Unis. L'objectif était là encore de faciliter le codéveloppement et la coproduction de technologies critiques et émergentes. Par exemple, une entreprise américaine produisant des semi-conducteurs a investi dans l'État du Gujarat. Des partenariats similaires ont également été conclus avec l'Union européenne, le Japon, Taïwan et Israël.

Par ailleurs, la question des chaînes d'approvisionnement constitue un enjeu majeur pour l'Inde. Comme les pays européens, l'Inde souhaite réduire sa dépendance envers la Chine. Elle se positionne aujourd'hui comme une alternative crédible à la Chine en tant que hub manufacturier. Par exemple, Apple, qui produit déjà 14 % des iPhones en Inde et envisage d'y réaliser 25 % de sa production d'ici à 2025, a transféré une partie de ses unités de production de la Chine vers l'Inde.

Enfin, quelle place la France et l'Union européenne occupent-elles dans la stratégie de l'Inde ? Cette stratégie est-elle compatible avec nos intérêts ? Historiquement, la France est de loin le partenaire privilégié de l'Inde au sein de l'Union européenne, mais il semble que l'Inde accorde davantage d'attention à l'Union européenne en tant qu'entité collective ces dernières années, avec, par exemple, la relance des négociations sur un accord de libre-échange en 2022, le lancement du Conseil du commerce et des technologies en 2022 et le projet India-Middle East-Europe Economic Corridor (Imec), annoncé en marge du G20 en 2023.

La conclusion de cet accord de libre-échange revêt une grande importance stratégique aux yeux de l'Inde, dans la mesure où il lui permettrait de nouer un partenariat commercial avec un pôle économique majeur. Sa négociation est emblématique d'un projet appuyé par une forte volonté politique, mais se heurtant à la difficulté des discussions techniques. Compte tenu des récentes déclarations de Donald Trump en matière de droits de douane, nous pouvons nous attendre à ce que l'Inde accélère les discussions, ce qui nous placerait, nous Européens, en position de force pour défendre nos intérêts.

Il me semble aussi que New Delhi cherche désormais à nouer des relations plus directes avec d'autres États membres de l'Union européenne. Un rapprochement significatif a ainsi eu lieu avec l'Allemagne, qui a promis 10 milliards d'euros en 2022 pour soutenir la transition énergétique de l'Inde. L'Allemagne souhaite également favoriser l'émergence d'une filière indienne d'hydrogène vert dont elle pourrait bénéficier pour satisfaire ses propres besoins énergétiques et cherche à se positionner comme un fournisseur de matériel de défense, au même titre que d'autres pays européens, comme l'Italie, l'Espagne ou la Pologne.

La France est incontestablement l'un des partenaires les plus importants de l'Inde. Le dynamisme de cette relation est assuré par des rencontres régulières au sommet. Il ne s'agit pas de chercher à approfondir le partenariat dans le seul objectif de l'approfondir, mais plutôt de définir clairement nos intérêts et nos attentes vis-à-vis de l'Inde, qui ne se considère pas comme notre allié, mais comme notre partenaire, quitte à adopter une démarche plus transactionnelle sur certains dossiers.

M. Pascal Allizard. - Merci pour cet intéressant exposé. J'ai beaucoup travaillé sur la Chine, les routes de la soie et la relation avec la France et l'Union européenne. La stratégie Global Gateway nous a été présentée comme une alternative aux routes de la soie à l'échelle européenne. Des crédits sont ainsi dédiés à l'Afrique, ce que nous comprenons aisément. Quelle est la position de l'Inde à cet égard ? Cette politique a-t-elle eu des résultats concrets ?

Vous avez parlé d'un certain nombre de pays voisins coopérant avec l'Inde, mais vous n'avez pas cité le Pakistan. Personne n'est parfait : je préside le groupe d'amitié France-Pakistan du Sénat. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l'état des relations entre l'Inde et le Pakistan, et notamment en ce qui concerne le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) ?

M. François Bonneau. - Merci pour votre présentation de la situation de ce pays. L'Inde vit assez difficilement son sentiment d'encerclement, entre la Chine, le Pakistan et l'Afghanistan - la Chine a développé des partenariats avec ce dernier pays, notamment via les routes de la soie. Au demeurant, les dépenses militaires indiennes, dont le niveau les place au troisième rang des dépenses militaires mondiales, demeurent six fois inférieures à celles de la Chine. Il semblerait que le matériel indien soit assez obsolète dans certains domaines et de meilleure qualité dans d'autres. Comment l'armée indienne peut-elle faire face à ces défis ?

J'aimerais également signaler le niveau très élevé de pollution en Inde. Ce phénomène peut paraître un problème de pays riche, mais j'imagine qu'il touche l'ensemble de la société indienne.

Mme Melissa Levaillant. - Les relations entre l'Inde et le Pakistan sont au point mort. Il n'y a pas eu de rencontre entre les dirigeants indiens et pakistanais depuis longtemps. Il est d'ailleurs intéressant que nous n'ayons pas évoqué le Pakistan : si cette audition avait eu lieu il y a deux ans, le Pakistan aurait été le premier point que nous aurions mentionné sur la question de la politique étrangère indienne. En réalité, l'Inde a complètement réussi à neutraliser le Pakistan. À l'époque, on parlait souvent d'un problème à deux fronts et d'un sentiment d'encerclement ; aujourd'hui, les moyens diplomatiques et de défense indiens sont vraiment tournés vers la Chine, tandis que le Pakistan est délaissé, notamment en raison de l'instabilité politique qu'il traverse.

Néanmoins, des inquiétudes persistent concernant le risque terroriste. Il y a quelques années, au Cachemire indien, on s'inquiétait de voir de plus en plus d'Indiens se radicaliser, prendre les armes et rejoindre des groupes terroristes. L'Inde mène une politique de contre-terrorisme très efficace dans cette région. Nous assistons aujourd'hui au Pakistan à la résurgence de groupes terroristes qui pourraient mener des attaques sur le territoire indien en 2025 ou 2026.

Du reste, l'Inde s'inquiète également au sujet du CPEC entre la Chine et le Pakistan. La menace que représente ce projet est toutefois relativisée à la lumière de l'écart entre les ambitions affichées par la Chine dans les années 2010 pour ce corridor sino-pakistanais et ce qu'elle a effectivement réussi à déployer sur le terrain, bien que les Chinois aient réussi à développer le port de Gwadar, soupçonné d'être une base navale.

En tout état de cause, les inquiétudes indiennes sont plutôt tournées vers la Chine, que l'Inde n'aurait pas les moyens d'affronter dans le cadre d'un conflit armé. C'est la raison pour laquelle l'Inde tempère énormément les propos du gouvernement américain. Alors que les Américains disaient vouloir constituer une coalition antichinoise au moment du lancement de la stratégie de défense américaine dans l'Indopacifique en 2018-2019, l'Inde, comme d'ailleurs la France, ont rappelé que nous n'avions pas les moyens de cette ambition et que les forces étaient trop déséquilibrées - bien que les Indiens disposent de l'arme nucléaire. D'ailleurs, l'Inde affiche souvent un manque de confiance envers ses partenaires occidentaux quant à leur capacité à la soutenir en cas de conflit frontalier avec la Chine.

Les Indiens craignent l'éventualité d'un scénario dans lequel un conflit éclaterait autour du détroit de Taïwan, entraînant la Chine à ouvrir un autre front au niveau de la frontière indienne. C'est pourquoi ils n'afficheront jamais un soutien ouvert à la politique américaine en la matière. Nous verrons comment Donald Trump fera évoluer cette dernière.

Mme Sylvia Malinbaum. - Je rejoins ce que vient de dire Melissa Levaillant. L'Inde est effectivement l'un des bénéficiaires de la stratégie Global Gateway. Le projet Imec inclut trois volets : un corridor logistique - une route maritime et ferroviaire -, des câbles numériques sous-marins et le transport d'hydrogène. Ce triple projet serait financé en partie sur les fonds de Global Gateway.

La réponse de Melissa Levaillant sur le Pakistan était très complète. Je rappellerai simplement que le Pakistan est miné par des crises politiques et économiques et perçu comme un rival déclinant par l'Inde. La Chine l'a donc remplacé au rang de menace prioritaire. Du reste, des incidents sécuritaires concernant des travailleurs chinois ont eu lieu dans le port de Gwadar, qui constitue le grand projet chinois au Pakistan. Ce pays reste prioritaire pour la Chine dans le cadre des nouvelles routes de la soie, mais les choses ne s'y passent pas toujours bien.

Merci d'avoir évoqué la question très importante de la pollution. J'ai vécu deux ans en Inde, où il s'agit d'une problématique quotidienne. Au-delà de la qualité de l'air, qui produit des effets très concrets sur la santé de la population - on estime qu'elle réduit l'espérance de vie de plus de 10 ans à New Delhi -, les évènements climatiques extrêmes se multiplient, avec des conséquences sur la mousson, la productivité du secteur agricole, la chaleur et la qualité de vie.

N'oublions pas le problème de l'eau. Dans certaines villes du sud de l'Inde, des difficultés ont récemment éclaté en la matière ; il a fallu forer à plusieurs dizaines de mètres de profondeur pour accéder à l'eau. Du reste, la fonte des glaciers de l'Himalaya, dont le volume pourrait diminuer de 75 % d'ici à 2030, entraînera probablement des inondations dans un premier temps, puis des sécheresses.

L'Inde s'est engagée dans des efforts de transition énergétique particulièrement ambitieux. Elle cherche notamment à se doter rapidement de capacités solaires et éoliennes. Évidemment, cette transition a un coût. L'Inde demande donc à ses partenaires occidentaux davantage de financements pour l'accélérer. En l'état, et malgré ces efforts, le pic de charbon ne devrait y être atteint qu'en 2040 : les besoins sont tels que, malgré le développement de capacités solaires, la production et la consommation de charbon progressent encore.

M. Hugues Saury. - Merci pour ces interventions, qui étaient très intéressantes. Je fais partie des membres de cette commission qui se rendront en Inde en mai prochain.

Madame Levaillant, dans un rapport de 2024, vous préconisiez d'obtenir un point d'appui aéronaval plus pérenne en Inde afin de fournir un soutien logistique plus régulier aux opérations menées dans le nord de l'Indopacifique et de prolonger l'action française à partir de Djibouti et d'Abou Dabi. En avons-nous les moyens aujourd'hui ? Est-ce politiquement réalisable compte tenu du multi-alignement de l'Inde et de ses rapports avec la Russie, notamment ?

En outre, les Indiens sont-ils francophiles ? La France investit dans des initiatives culturelles et académiques visant à renforcer la visibilité de l'Inde, comme le festival Bonjour India et les programmes de coopération scientifique et académique. Néanmoins, la concurrence internationale est très forte en matière d'attractivité vis-à-vis des jeunes talents indiens. Quelle image la France a-t-elle aux yeux de la jeunesse indienne ? La France exerce-t-elle une forme de soft power dans cette région du monde ? Le cas échéant, quelle en est la nature ?

M. Mickaël Vallet. - Certains d'entre nous cherchent parfois une logique derrière les déclarations présidentielles et diplomatiques françaises et, dans notre rôle de contrôle de l'action du Gouvernement, quand nous en apercevons une, nous sautons dessus. De quand ce rapport privilégié entre partenaires date-t-il ? Les efforts déployés par Emmanuel Macron depuis son élection à la présidence de la République ont-ils créé, poursuivi ou renforcé ce rapport ?

Nous avons pris note des protestations émises lors de l'accueil du Premier ministre Modi comme invité d'honneur pour le 14 juillet. La présidence française, quant à elle, avait beaucoup insisté sur l'importance du voyage d'État du président de la République en Inde. Quels objectifs stratégiques pensez-vous que nous devrions mettre en avant dans le cadre de ce partenariat ?

L'idée que la France puisse être le trait d'union entre le Nord et le Sud a été avancée par certains penseurs et anciens ministres. Pensez-vous que l'Inde puisse constituer une porte d'entrée vers le Sud et un point d'appui important de la relation entre le Nord et le Sud ?

Il me paraît nécessaire de faire comprendre au reste du monde occidental - sans pour autant souscrire à cette idée - que, pour certains pays très importants, le conflit en Ukraine constitue effectivement un conflit régional. Notre relation avec l'Inde pourrait-elle y contribuer ?

Mme Melissa Levaillant. - Je ne pense pas être en mesure de répondre à votre question sur les moyens d'obtenir un point d'appui aéronaval. J'avais coécrit le rapport en question avec le commandant Jérémy Bachelier, qui était alors détaché à l'Ifri et disposait d'une expertise sur les capacités françaises.

Sur le plan diplomatique et politique, en tout état de cause, il s'agissait de pousser cette idée auprès des Indiens dans le cadre d'une forme de plaidoyer. Un accord de soutien logistique a été signé en 2018 par la France et l'Inde afin de leur permettre de bénéficier d'un accès aux différentes bases militaires dans le monde. Bien que ces accès ne soient pas automatiques mais doivent être autorisés sur demande, ils sont considérablement facilités.

Dans le cadre de cet accord, la France a eu accès à la base interarmées d'Andaman et Nicobar, stratégiquement située dans le sud-est de l'océan Indien. Néanmoins, les Indiens n'ont pas souhaité communiquer sur le passage des forces armées françaises par cette base car leurs partenaires américains, japonais et australiens sollicitent avec insistance un accès à celle-ci. Le fait de laisser passer les Français constituait donc un geste symbolique extrêmement fort de la part des Indiens. Cet exemple illustre la complexité de la relation bilatérale : les Indiens ont considéré que le partenaire français était suffisamment important pour le laisser passer par cette base, mais, dans le même temps, leur communication a été extrêmement contrôlée en raison de la complexité de leur situation.

Pour répondre à votre question, je pense donc que ça n'est pas réalisable politiquement. En revanche, les armées françaises conservent l'objectif de pouvoir accéder à des points d'appui en Inde, du fait, notamment, de la détérioration de la relation entre la France et l'Australie depuis la signature de l'accord Australia-United Kingdom-United States (Aukus) et de l'émergence de l'Inde comme un pilier clé dans cette zone.

Je pense que les Français sont bien perçus en Inde, mais il est évident qu'ils passent largement après les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie auprès des jeunes. Le think tank Observer Research Foundation a publié les résultats d'un sondage qui montraient que les jeunes indiens âgés de 18 à 25 ans considéraient que les États-Unis étaient le partenaire le plus important de l'Inde, le deuxième étant la Russie - il est intéressant de constater que ces deux voies ne sont pas opposées à leurs yeux - et la France arrivant loin derrière. Des progrès doivent donc encore être réalisés auprès de l'opinion publique. Du reste, très peu de partenariats ont été conclus par les Indian Institutes of Technology (IIT) avec des écoles françaises. Accenture est l'une des seules entreprises à avoir signé un partenariat en matière de recherche et développement avec l'un de ces ITT.

Toutefois, la présence française me paraît être perçue de manière positive. Ce rapport privilégié remonte au tournant de 1998, à la visite du président Chirac en Inde et à la conclusion du partenariat stratégique. Lorsque l'Inde a procédé à des essais nucléaires en 1998 alors qu'elle n'était pas signataire du TNP, la France a été l'un des rares pays à ne pas lui imposer de sanctions. Le président Macron a contribué renforcer ce partenariat, dans la continuité de nos relations depuis 1998 : quelle que soit l'appartenance partisane des chefs d'État et de gouvernement français et indiens, notre relation est privilégiée depuis cette date. Le sujet américain, par exemple est plus clivant politiquement en Inde que le sujet français.

Certains diplomates indiens estiment que l'Inde peut être un trait d'union entre la France et le Sud global et favoriser une compréhension mutuelle, ce qui pourrait permettre de faire comprendre pourquoi le conflit en Ukraine est si important pour l'Europe. Je pense que les Indiens recherchent eux aussi à diversifier les sujets de coopération. Nous avons parlé des enjeux de pollution, mais il ne faudrait pas oublier la question de la résilience des infrastructures et de leur adaptation, qui constitue un enjeu extrêmement important et pourrait donner lieu à un dialogue renforcé. L'Alliance solaire internationale est souvent citée comme un exemple d'initiative commune de la France et de l'Inde bénéficiant à tous, et notamment au Sud global. Le récent sommet sur l'intelligence artificielle en est un autre : l'Inde et la France se sont engagées en faveur d'une intelligence artificielle inclusive et d'une meilleure gouvernance de cet outil.

Mme Sylvia Malinbaum. - Sur le plan culturel, nous n'avons pas de grande diaspora indienne en France, contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni. En outre, nous pâtissons de la barrière de la langue, dans la mesure où les diasporas et étudiants indiens s'orientent traditionnellement vers les pays anglophones.

Nous déployons cependant des efforts considérables au niveau diplomatique : le réseau des alliances françaises en Inde est l'un des plus importants au monde. Certains partenariats de recherche ont par ailleurs été stimulés ces dernières années, comme le partenariat avec le Centre franco-indien pour la promotion de la recherche avancée (Cefipra). Récemment, Emmanuel Macron s'est engagé à accueillir davantage d'étudiants indiens en France : nous venons de franchir le cap des 10 000 et visons la barre des 30 000, même si celle-ci peut paraître assez basse par rapport aux 200 000 étudiants indiens aux États-Unis.

Du reste, un certain nombre de projets sont en cours de discussion depuis plusieurs années entre l'Union européenne et l'Inde, comme le projet d'accord de libre-échange ou celui de construction d'une centrale nucléaire à Jaitapur.

Mme Mireille Jouve. - Merci pour vos exposés. Comment Narendra Modi se positionne-t-il sur la question du dérèglement climatique ? Quel regard porte-t-il sur les accords de Paris ? Quels choix a-t-il fait sur la question délicate de la gestion de l'eau ? La gestion des fleuves venant de l'Himalaya, château d'eau que Pékin entend exploiter à son profit, ne constitue-t-elle pas un facteur de tension avec la Chine ?

Narendra Modi vient d'assister au sommet sur l'intelligence artificielle et s'est rendu dans les Bouches-du-Rhône pour inaugurer un consulat à Marseille et visiter le siège de CMA CGM et le site d'Iter, où 27 pays, dont l'Inde, construisent un réacteur destiné à produire de l'énergie par fusion nucléaire. J'allais justement vous interroger sur l'état d'avancement du projet de construction de plusieurs centrales nucléaires sur le site de Jaitapur par EDF, mais vous venez d'évoquer ce sujet.

Enfin, la diminution des enveloppes budgétaires consacrées à l'aide au développement dans le budget de 2025 affectera-t-elle des projets en Inde, et notamment dans le sous-continent indien, région à laquelle Narendra Modi est particulièrement attaché ?

M. Didier Marie. - L'essentiel des questions ayant été posées, je vais m'en tenir à une seule : pouvez-vous évoquer rapidement la situation de l'Inde en matière de respect des droits humains ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Merci pour vos intéressantes contributions. La signature du contrat entre Dassault Aviation et l'Indian Navy pour la livraison d'avions Rafale Marine a encore été repoussée la semaine dernière, alors que le Premier ministre Modi a officialisé la victoire du Rafale Marine sur le chasseur américain Boeing il y a un an et demi.

Le point d'achoppement semble résider dans les trois sous-marins d'attaque Scorpène dont la livraison à l'Inde est prévue par ce même contrat. En effet, le Cabinet Committee on Security, présidé par Narendra Modi, n'aurait pas finalisé l'intégralité des aspects du contrat. De surcroît, le président Trump a annoncé que les États-Unis, qui misent sur l'Inde pour contrer l'influence chinoise dans l'Indopacifique, allaient augmenter leurs ventes à l'Inde, avec notamment la livraison de chasseurs F-35.

Le retard pris pour la finalisation du contrat sur les Rafale a-t-il un lien avec le renforcement de l'influence américaine en Inde ou n'est-il que le produit du déclin de l'influence française au profit des Américains, à moins qu'il ne s'agisse du mode de fonctionnement des Indiens ?

Par ailleurs, l'Inde a coprésidé le sommet sur l'intelligence artificielle, qui s'est tenu la semaine dernière. La coopération franco-indienne en la matière peut-elle constituer un contrepoids face aux géants chinois et américains ?

Enfin, disposez-vous d'informations sur la fourniture par Atos de supercalculateurs au Centre national de prévisions météorologiques indien ?

Mme Sylvia Malinbaum. - Effectivement, New Delhi a pris des engagements ambitieux en matière de climat dans le cadre des accords de Paris et, jusqu'à présent, les a tenus. La question climatique est un bon exemple de coopération avec l'Inde sur les enjeux globaux. Le pays se présente comme un modèle d'action climatique vis-à-vis du Sud global, notamment en lançant des initiatives telles que Lifestyle For Environnement (LiFe), vise la neutralité carbone à l'horizon de 2070 et ambitionne de produire 500 gigawatts d'énergies renouvelables d'ici à 2030. Néanmoins, l'Inde demande aux pays occidentaux de l'aider à financer cette transition et de lui apporter des technologies. Je rappelle également que l'Inde est entièrement dépendante de la Chine pour l'importation de panneaux solaires.

La question de la gestion des fleuves est complexe. L'Inde accuse régulièrement la Chine de réduire le flux de certains fleuves arrivant en Inde. La Chine partage des données hydrographiques qui permettent à l'Inde d'anticiper ces réductions et leurs conséquences sur sa population. Or, durant la période de tension liée aux incidents frontaliers de Galwan en 2020, la Chine a cessé de communiquer ces données à l'Inde, ce qui a constitué un véritable problème pour cette dernière. Ces échanges viennent toutefois de reprendre. Nous avons récemment appris que la Chine construisait au Tibet un nouveau méga-barrage qui pourrait être plus important encore que celui des Trois-Gorges, ce qui suscite des inquiétudes en Inde.

La construction d'une centrale nucléaire à Jaitapur est un projet de très longue date régulièrement remis à l'agenda bilatéral. Il semble que les points de blocage soient nombreux. L'Inde aimerait en effet que la France finance le projet, comme le fait la Russie, ce qui semble complexe compte tenu des montants en jeu. En outre, très marquée par l'incident de l'usine chimique de Bhopal, dont la responsabilité n'avait pas été pleinement assumée par le propriétaire de l'usine, l'Inde souhaite qu'une partie de la responsabilité du projet soit portée par le constructeur, ce qui freine les négociations.

La question de la défense des droits de l'homme est très vaste. Je vais donc essayer de la traiter de façon synthétique. Les adeptes de l'idéologie nationaliste appelée Hindutva considèrent que l'Inde est de civilisation hindoue et que les musulmans, les chrétiens et, de façon générale, les croyants de religions dont l'Inde n'est pas le berceau comme des citoyens de seconde zone. Elle se traduit par des violences communautaires, comme durant les émeutes de 2011 dans l'État du Gujarat. Des violences sont perpétrées à l'encontre des citoyens non hindous au prétexte de la protection des valeurs hindoues.

Concrètement, il peut s'agir de violences commises par des brigades de protection des vaches, animaux sacrés en Inde, mais aussi de lois anti-conversion ou interdisant les mariages interreligieux, de fermetures d'ONG financées par l'étranger au prétexte qu'elles agissent contre l'intérêt national ou d'intimidations à l'encontre de journalistes. On assiste à une forme d'autocensure de la part d'une grande partie du monde médiatique, mais aussi du milieu cinématographique. Dans les manuels scolaires, l'histoire moghole, qui représente plusieurs siècles de l'histoire de l'Inde, est progressivement passée sous silence.

Mme Melissa Levaillant. - Il est vrai que l'Inde respecte les accords de Paris, mais elle a contribué à saboter les travaux de la dernière conférence des parties (COP). Elle ne veut pas se lier les mains en contractant des engagements multilatéraux et préfère conclure des accords sur des sujets très concrets. Les Indiens prennent l'Allemagne en exemple et considèrent qu'elle les aidera dans leur transition énergétique et climatique - Mme Malinbaum a par exemple évoqué l'accord avec l'Allemagne sur l'hydrogène vert.

La gestion de l'eau est une compétence exercée par les États fédérés en Inde. Chaque État détermine donc sa propre politique en la matière. Les entreprises qui veulent investir dans ce domaine et innover doivent donc développer des marchés qui peuvent être très différents d'un État à l'autre, voire d'une ville à une autre ou d'une communauté rurale à une autre. Les Israéliens, qui sont réputés pour leurs technologies de désalinisation, sont très présents en Inde sur le sujet de la gestion de l'eau. Ils viennent par exemple d'inaugurer un centre d'excellence sur l'eau à Chennai dans le cadre d'une stratégie des petits pas : ils ont commencé par ouvrir un centre d'excellence avec une école d'ingénieurs, après quoi ils développeront des prototypes qui seront exploités avec la ville de Chennai et, s'ils fonctionnent, les commercialiseront dans le Tamil Nadu, voire dans d'autres États. Ce sujet est très complexe car il est nécessaire de dépasser la vision nationale et gouvernementale pour se focaliser sur les politiques menées par chaque État.

Je ne dispose pas de beaucoup d'informations sur le contrat sur les Rafale, mais j'ai cru comprendre que les Indiens s'étaient engagés à acheter ces Rafale Marine et ces sous-marins à condition d'en faire l'annonce en Inde. C'est en tout cas l'explication officielle qui a été donnée. J'ignore s'il y a autre chose derrière ce report. En tout état de cause, il est sûr que tous les partenaires de l'Inde se heurtent aux lenteurs bureaucratiques indiennes.

M. Jean-Luc Ruelle. - Qu'en est-il des supercalculateurs d'Atos ?

Mme Melissa Levaillant. - J'ai n'ai aucune information à ce sujet.

En matière de droits de l'homme, des inquiétudes s'expriment sur la question de la liberté de la presse. Récemment, des visas ont été refusés à des journalistes français, tandis que des correspondants français en Inde sont rentrés en France. Compte tenu de la profondeur de la relation bilatérale, nous devrions pouvoir parler ouvertement de ce sujet et garantir l'obtention de visas à nos journalistes sur place.

Enfin, certains considèrent effectivement que la France et l'Inde pourraient constituer un contrepoids à la Chine et aux États-Unis dans le domaine de l'intelligence artificielle. Néanmoins, ce sont ces deux pays qui investissent dans l'intelligence artificielle en Inde. Du reste, les acteurs économiques américains sont les principaux partenaires des Indiens dans ce domaine. Lors de la récente visite de Narendra Modi aux États-Unis, le Premier ministre indien et le président américain se sont d'ailleurs engagés à poursuivre leur coopération en la matière.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Merci beaucoup pour cet échange particulièrement riche et intéressant. Nous avons compris que la relation franco-indienne était solide et qu'elle devait être approfondie et développé. L'Inde doit désormais avancer vers le statut de pays développé et se préparer à atteindre le seuil de 1,6 milliard d'habitants, avec tout ce que cela implique sur le plan environnemental. Votre intervention nourrira notre réflexion dans le cadre de cette mission d'information.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 30.

Mercredi 19 février 2025

- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de Mme Kim Younes, Présidente-directrice générale de TV5 Monde

Mme Catherine Dumas, Vice-présidente. - Mes chers collègues, nous accueillons ce matin la nouvelle présidente de TV5 Monde, Mme Kim Younes, qui a succédé à Yves Bigot début octobre 2024 pour un mandat de 5 ans.

Madame la Présidente, votre arrivée à la tête de TV5 Monde intervient à un moment particulier marqué par le recul de l'influence de la France dans le Monde et son retrait d'Afrique sub-saharienne.

Alors que notre pays est confronté à des actions de déstabilisation dans le cadre d'une multiplication des conflits hybrides, le Gouvernement avait décidé de réduire les moyens de l'audiovisuel extérieur dans la loi de finances pour 2025 ce qui a amené nos deux rapporteurs pour avis, Roger Karoutchi et Mireille Jouve à dénoncer lors du débat budgétaire, je cite, un « incompréhensible désarmement informationnel ».

Ce cri a été pour partie entendu puisque votre budget qui devait diminuer de 0,8 million d'euros a finalement été maintenu à son niveau de 2024. Si le pire a ainsi été évité il convient cependant d'observer que votre dotation ne tient pas compte de la hausse des coûts ni des nouveaux besoins.

Nous souhaitons donc vous entendre sur la situation de TV5 Monde. Quels sont les moyens dont vous disposez aujourd'hui ? Quels sont les arbitrages que vous êtes amenée à faire pour vous adapter à des moyens de plus en plus contraints ?

TV5 Monde est une chaîne francophone qui comprend plusieurs autres actionnaires publics nationaux et parfois régionaux : le Canada et le Québec, la Belgique et la Wallonie, la Suisse ainsi que Monaco. Nous souhaiterions savoir quel est l'état d'esprit des autres actionnaires de TV5 Monde. Sont-ils prêts à accompagner davantage le développement de la chaîne ou bien sont-ils également contraints par leur situation budgétaire ?

Par ailleurs, les ministres représentant les bailleurs de fonds devaient définir ces dernières semaines les grandes orientations du plan stratégique de la chaîne francophone pour les années 2025-2028.

Quelle est l'analyse que font les différents pays actionnaires de TV5 Monde de la situation géopolitique et plus particulièrement de la guerre informationnelle qui sévit aujourd'hui ? Quel rôle souhaitent-ils voir jouer par TV5 Monde dans leur propre stratégie d'influence ?

Pouvez-vous nous faire part des orientations qui ont été retenues pour le prochain plan stratégique qui doit être définitivement adopté en mars prochain à la fois pour les différentes déclinaisons de la chaîne mais également pour la plateforme TV5 Monde + qui constitue un projet stratégique de plateforme de vidéo à la demande financée par la publicité (« AVOD » pour « Advertising Video On Demand ») ?

Madame la Présidente, je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes avant de donner la parole à nos rapporteurs et aux membres de la commission pour engager le débat.

Je rappelle que cette audition est captée et retransmise sur le site du Sénat.

Vous avez la parole.

Mme Kim Younes, Présidente-directrice générale de TV5 Monde - Merci de me donner la parole. Un nouveau cycle s'engage pour TV5 Monde qui est un média global, généraliste et présent sur les cinq continents.

Le montant de notre dotation sera stable en 2025 au niveau de 2024 ce qui permet d'assurer la continuité et nous sommes pour cela reconnaissants au Sénat. TV5 Monde a toujours été préservée mais il n'y a pas de garanties pour l'avenir.

Nous avons notamment deux craintes, l'une concerne Monaco qui a engagé une réforme de son audiovisuel public pour dégager des économies avec un impact possible en 2026 sur TV5 Monde, tandis que l'autre crainte concerne la Suisse qui pourrait réduire de moitié les moyens de son audiovisuel public national et remettre en cause le financement de l'audiovisuel extérieur.

Nous devons, par ailleurs, investir pour renouveler notre appareil productif, ces chantiers étant inscrits dans le nouveau plan stratégique.

Dans un contexte marqué par l'inflation et la stagnation des moyens nous avons dû effectivement opérer des arbitrages difficiles en arrêtant la diffusion satellitaire en Asie, au Moyen-Orient et au Maghreb, en réduisant la distribution dans certains pays, en arrêtant certaines émissions et en fermant notre filiale en Argentine.

Nous poursuivons la recherche d'économies et de gains de productivité par exemple en recourant à l'intelligence artificielle pour générer des sous-titrages.

Notre nouveau plan stratégique qui a été arrêté en décembre dernier par les hauts fonctionnaires représentant les bailleurs devrait être définitivement adopté par le conseil d'administration en mars prochain. Il vise à renforcer l'attractivité de notre offre de programmes en mettant l'accent sur la diversité culturelle, le respect du pluralisme et les droits de l'Homme. La Paix a par ailleurs été ajoutée dans la charte de TV5 Monde.

Dans un contexte international de plus en plus polarisé le modèle unique de TV5 Monde constitue un pont entre les civilisations. C'est un média qui transmet et qui éclaire. Depuis quarante ans, il a accompagné des générations de francophones. TV5 Monde est une fenêtre sur le Monde riche de la diversité des pays partenaires. Il y a un attachement particulier du public à la crédibilité de la chaîne et à ses programmes diversifiés qui communiquent une énergie positive.

Nous avons trois priorités : la modernisation, l'impact et l'élargissement.

La modernité est une valeur fondatrice de TV5 Monde. Nous adopterons une nouvelle identité graphique avec une antenne enrichie de nouvelles émissions. Nous lancerons notamment un nouveau journal pour les adolescents de 14 à 18 ans particulièrement destiné à la jeunesse africaine qui constitue une part importante de notre audience. Nous moderniserons également nos méthodes de production.

Par ailleurs nous souhaitons accroître l'impact de nos programmes en les rendant plus accessibles au travers des sous-titrages et en rationnalisant notre offre autour des trois piliers informer/divertir/éduquer. Nous travaillons au renforcement de notre offre éducative dans le cadre d'un partenariat avec 180 professeurs de français. La plateforme TV5 Monde + sera améliorée afin de s'établir aux standards du marché.

L'élargissement doit permettre d'ouvrir la gouvernance à certains partenaires africains à travers un parcours d'adhésion prévoyant une présence à l'antenne et la production de programmes. Il existe des bassins d'audience à aller chercher au travers de nouveaux canaux de distribution sur internet notamment.

M. Roger Karoutchi. - Si la France continue à soutenir aussi peu son audiovisuel extérieur cela va mal finir. Alors que 4 milliards d'euros sont consacrés à l'audiovisuel public il est désolant que si peu de moyens soient consacrés à l'audiovisuel public extérieur.

On se plaint de notre recul au Moyen-Orient et en Afrique mais on ne se donne pas les moyens d'exister davantage. La guerre est aujourd'hui d'abord remportée sur l'information et la jeunesse.

On s'est battu pour ne pas baisser de 0,8 M€ la dotation de TV5 Monde alors qu'il aurait fallu lui donner 20 M€ de plus. La priorité devrait être donnée à la place de la francophonie. La Russie, la Chine et la Turquie n'hésitent pas à déployer des moyens. ;

Vous avez évoqué la priorité donnée à l'élargissement. Où en êtes-vous concernant le Royaume du Maroc ?

Par ailleurs on a pu lire que la rédaction de TV5 Monde était en souffrance. Où en êtes-vous en interne ? Est-ce qu'un climat de sérénité a pu être rétabli ?

Mme Kim Younes, Présidente-directrice générale de TV5 Monde - Nous sommes très heureux d'avoir pu conserver les 0,8 M€ même si nous aimerions pouvoir faire plus.

En interne, la rédaction a rencontré des difficultés comme une enquête interne l'a établi du fait de risques psycho-sociaux et de problèmes managériaux. La direction a été renouvelée et un apaisement a été trouvé. Il y a des échanges réguliers et de nouveaux process ont été mis en oeuvre. Un comité de pilotage associant la direction et les représentants des salariés se réunit chaque semaine.

Le Maroc est potentiellement intéressé pour rejoindre la gouvernance. Un mandat des bailleurs nous a été confié afin de négocier cette adhésion qui permettrait de renforcer notre action au Maghreb. Le Maroc qui est membre de l'OIF possède déjà un tissu industriel en matière de production audiovisuelle.

Concernant les autres pays candidats on a reçu également un mandat pour engager des discussions concrètes, le processus est en cours aux conditions de TV5 Monde. Trois conditions doivent être remplies : le niveau de la participation financière, l'engagement sur les chartes éditoriale et déontologique et la fourniture de programmes. L'objectif est de resserrer les liens avec ces pays.

Mme Mireille Jouve. - La réélection du président Trump est à l'origine d'un véritable « tsunami » au niveau international. Quelles sont les conséquences pour TV5 Monde qui est présente aux Etats-Unis en particulier à travers sa plateforme TV5 Monde + ? Comment réagit le Canada qui est un actionnaire important de la chaîne ?

Lors du dernier débat budgétaire vous nous aviez indiqué que le sous-investissement chronique dans les structures techniques de la chaîne était de nature à créer un risque industriel. On se souvient, par ailleurs, qu'il y a bientôt 10 ans la chaîne a été victime d'une attaque informatique qui lui avait causé d'importants dommages. Que pouvez-vous nous dire de la situation et des risques pour la chaîne ? Que prévoyez-vous pour y répondre ?

Mme Kim Younes, Présidente-directrice générale de TV5 Monde - Sur les investissements technologiques il est nécessaire de s'adapter en permanence. On a prévu de consacrer 15,3 millions d'euros à une nouvelle régie de diffusion de nos dix signaux, huit signaux généralistes, un signal pour la chaîne jeunesse Tivi 5 Monde et un signal pour la chaîne Styles. Nous avons besoin d'une régie robuste.

Un second investissement concernant la régie de production a dû être reporté faute de moyens. En matière de sécurité l'attaque que nous avons subie en 2015 fait toujours école et nous consacrons toujours des moyens importants à la sécurité.

La réélection du président Trump a eu des conséquences au Canada où des campagnes ont été lancées pour consommer davantage de programmes canadiens. On constate une hausse des abonnements sur notre plateforme de streaming. Cela rappelle la nécessité de mettre en avant les avantages du service public et ses valeurs.

Nous devons également agir pour lutter contre les infox. Nous le faisons à travers le format d'émission « À vrai dire », un partenariat avec le portail Factoscope et la participation au réseau de fact-checking francophone. La conscience de devoir vérifier les faits est très présente à TV5 Monde, la rédaction est très vigilante.

M. Thomas Derobe, Secrétaire général de TV5 Monde - La nature multilatérale de TV5 Monde constitue un atout sur le terrain. TV5 Monde est la seule chaîne francophone présente en Chine continentale. Par ailleurs l'ensemble des 88 pays qui ont participé au sommet de la francophonie se sont engagés à assurer la distribution de la chaîne.

M. Jérôme Darras. - Quels sont les indicateurs d'audience et de diffusion ? Comment renforcer la diffusion de Tivi 5 Monde au Maghreb ? Concernant l'élargissement certains candidats peuvent avoir des difficultés à financer le ticket d'accès, comment faire ?

Mme Nicole Duranton. - Il y a des inquiétudes que l'ouverture au capital à des pays africains ne remette en cause l'indépendance de l'information. Ne craignez-vous pas ce risque ?

Mme Kim Younes, Présidente-directrice générale de TV5 Monde - Concernant l'élargissement on a inversé le prisme. Le parcours d'adhésion est ouvert et c'est aux candidats de s'adapter notamment au regard de l'indépendance. Il n'est pas possible de diffuser un journal pro gouvernemental, nos critères sont incontournables, on a mis en place des garde-fous.

La participation financière peut être un sujet pour certains candidats. Si l'on prend le montant de la participation de Monaco qui s'élève à 4,2 M€ il est possible d'adhérer au même niveau et de bénéficier d'une voix ou d'adhérer de manière collective au travers d'une tontine et de bénéficier d'une représentation commune.

M. Thomas Derobe, Secrétaire général de TV5 Monde - Les indicateurs de diffusion sont en hausse. 437 millions de foyers ont accès à nos programmes ce qui représenterait 1 milliard de personnes. Par ailleurs 500 millions de personnes auraient accès à nos programmes sur leur téléphone. Les mesures effectuées sur 25 pays indiquent une audience hebdomadaire de 62 millions de personnes majoritairement en Afrique.

M. Patrice Joly. - Quelles comparaisons faites-vous avec la Grande-Bretagne et la Turquie ?

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Quel traitement faites-vous des sujets locaux ? Vous avez un journal des territoires, quels développements envisagez-vous ?

Mme Gisèle Jourda. - Vous avez évoqué une distribution sur des plateformes partenaires, comment comptez-vous vous différencier ?

Mme Kim Younes, Présidente-directrice générale de TV5 Monde - Nos moyens étant limités nous devons prioriser, ce qui nous amène à accélérer nos développements sur Youtube. Nous avons une stratégie d'hyper distribution maîtrisée. La différenciation est recherchée au travers des regards croisés et des coproductions. Des partenariats sont engagés sur certains projets comme la couverture du sommet de Nice sur l'Océan de juin 2025 avec France Télévisions et Monaco. Nous donnons la priorité à des partenariats plus locaux.

Nous avons arrêté le développement de la distribution satellitaire de la chaîne Styles faute de moyens.

Les moyens dont dispose la Russie dépassent le milliard d'euros tandis que la BBC a des moyens trois à quatre fois supérieurs. Nous ne sommes pas du tout dans la même économie. Mais on a une chaîne positive et les valeurs de la francophonie sont partagées.

Mme Catherine Dumas, Vice-présidente. - Cette audition a permis de rappeler l'importance de l'audiovisuel public extérieur et les inquiétudes sur le recul de notre influence.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jacques Maire, Président de la Compagnie française des expositions (COFREX) et Commissaire général pour la France de l'Exposition universelle Osaka 2025 au Japon

Mme Catherine Dumas, présidente - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir Jacques Maire, président de la Compagnie française des expositions, la COFREX, et commissaire général pour la France de l'exposition universelle d'Osaka 2025, qui va bientôt débuter au Japon.

Chers collègues, à l'approche de cette exposition universelle d'Osaka, qui se tiendra du 13 avril au 13 octobre, comme chaque exposition universelle sur une durée de six mois, j'ai souhaité mettre à l'honneur le pavillon de la France, qui sera construit et géré par la COFREX. Je remercie donc M. Jacques Maire de nous présenter ce projet.

Après l'exposition universelle de Dubaï en 2021, dont le pavillon de la France avait coûté 37 millions d'euros, dont 29 millions de financements publics, dans un contexte post-Covid, vous pourrez nous présenter les évolutions qui ont été apportées, notamment à la gestion de ce projet spécifique au Japon, dont le thème, les attentes du public local et l'environnement de travail sont complètement différents.

Monsieur le Commissaire, certains médias ont alerté sur quelques difficultés de financement ou d'organisation du projet soulevées par des partenaires privés. Vous nous direz ce qu'il en est, compte tenu de son coût de 58 millions d'euros. Le tour de table est en cours. Est-il bouclé aujourd'hui ? Qu'en est-il de la répartition entre secteur public et secteur privé ?

Je voudrais également me réjouir de la présentation du pavillon France, qui s'est déroulée tout récemment, mardi 4 février dernier, à la Cité de l'Architecture et du Patrimoine de Paris, en présence du président de la République et de certains collègues sénateurs. Ce pavillon doit et va contribuer au rayonnement de la France et au resserrement des liens avec le Japon. Près de 28 millions de visiteurs potentiels sont attendus, soit 25 000 par jour.

De facto, ce pavillon va participer au développement de la stratégie d'influence, qui est importante dans cette commission, et à la communication stratégique que nous avons appelée de nos voeux dans le rapport que nous avons fait suite à notre déplacement au Japon en juin 2024.

M. Jacques Maire. - Je suis très heureux et honoré d'être avec vous aujourd'hui pour vous présenter ce pavillon. Nous sommes pleinement dans la diplomatie d'influence, avec des enjeux qui sont assez complexes. Il faut à la fois organiser une présence pour le grand public, pour les entreprises et pour la diplomatie française.

Ce film expose ce que nous proposons, une expérience assez différente de ce qui se fait d'habitude, avec l'idée de monter des showrooms. Cette expérience doit parler au coeur du plus grand nombre. Quand on regarde aujourd'hui où nous en sommes, vous voyez cette photo qui montre qu'il n'y avait rien du tout au-dessus du niveau du sol il y a encore cinq mois.

Nous devons, et c'est l'enjeu de la COFREX, comme dans tous ces grands événements, proposer en l'espace de 10 mois un bâtiment de 4000 m² qui ne soit pas uniquement construit, mais complètement équipé avec des scénographies, des espaces d'exploitation, de restauration et autres. C'est vraiment un challenge important, un challenge qui nous met en tension, mais une tension positive, l'ordre mondial est loin de l'ambiance de communion, de fête, d'humanisme qui est celle des expositions. Je trouve que du point de vue des Japonais, c'est extrêmement audacieux aujourd'hui de se mettre en situation de vivre un moment de création collective, de célébration de ce qui nous fait vivre ensemble sur la même planète, après l'échec qu'ils ont connu au JO de Tokyo en 2020 du fait du Covid et après l'actualité politique qui n'est pas facile, ni en Occident ni dans l'Extrême-Orient.

Vous voyez ce ring en bois qui est la plus grande construction en bois du monde, ainsi que l'entrée du métro à droite. Quand vous sortez de ce métro, vous arrivez pile en face du pavillon France - A2 - et du pavillon américain - A1. Le pavillon A3 devait être le pavillon russe, mais ils ne seront pas présents, malgré les efforts de certaines autorités.

Aujourd'hui, nous avons ce cadeau extraordinaire qui fait qu'il y aura à peu près 25 000 personnes qui passeront devant le pavillon chaque heure et nous pourrons en accueillir 2 500, ce qui est déjà bien. Nous aurons à peu près 30 000 visiteurs par jour. L'objectif est assez clair. Au niveau économique, nous avons une ambition. Cette ambition, c'est de remettre à niveau et de remonter la pente de nos relations franco-japonaises. Elles sont excellentes et totalement stabilisées. Nous avons le même agenda multilatéral, la même éthique dans le monde des affaires, mais nous avons une situation dans laquelle les entreprises françaises qui sont présentes, si elles font de très grosses marges, sont très peu nombreuses.

Elles ne se développent pas, et c'est vrai aussi dans l'autre sens, pour les investissements. Les investissements japonais ont été très importants dans les années 80. Il y a eu une vague. Cette vague s'est épuisée. Aujourd'hui, effectivement, alors que la France est la destination première pour les investissements étrangers en général en Europe, pour le Japon nous sommes le quatrième ou le cinquième, suivant les critères.

Nos entreprises voient globalement leur position menacée. On est donc dans une situation défensive et, malgré effectivement nos points forts qui sont la cosmétique, le vin, le luxe, les biens de consommation, il faut remonter la pente. Quel est le problème auquel on peut répondre ? L'amour de la France par les Japonais n'a pas été transmis aux jeunes générations. Pour les moins de 30 ans, leurs références sont plutôt américaines ou coréennes. Nous proposons un pavillon de conquête et de reconquête, en réalité, de l'esprit ou de l'espace mental des jeunes Japonais pour à nouveau compter dans leur imaginaire.

Quelle stratégie avons-nous mise en place pour cette conquête des coeurs ? D'abord, une thématique qui plaît aux jeunes. Les jeunes Japonais, comme beaucoup de jeunes, ne pensent pas globalement que l'avenir soit très rose à cause de la crise environnementale, mais aussi de la crise humaine et de la crise de l'inclusion. Nous avons un pays qui est en pointe dans la digitalisation des rapports humains, y compris des rapports amoureux. Un tiers des femmes entre 15 et 55 ans ont un amour sous forme d'intelligence artificielle dans le cloud.

Nous avons un message de réengagement en disant quelque chose de très simple : la tradition des pavillons internationaux est plutôt « vive la tech, vive l'industrie », qui va nous permettre de développer un avenir meilleur. Ce qu'on dit globalement, c'est qu'on ne pense pas que le robot qui apporte le café le matin rendra la vie meilleure. Il faut recréer de l'engagement humain et de l'engagement humaniste. Ce terme de l'amour est très fort en communication et très exploitable. La technologie a un rôle fondamental. Le pavillon est très technologique, mais cette technologie est au service de l'inclusion, des rapports entre les hommes, du progrès de l'humanité et du progrès de l'environnement. Donner un sens à la technologie pour vraiment reconnecter avec ces jeunes. C'est le premier élément qui nous semble important. Vous en voyez le symbole. Ce symbole est présent dans l'architecture, dans la scénographie et à tout moment. Le deuxième élément, effectivement, qui est très important, c'est la scénographie. C'est vraiment une expérience immersive qui permet de jouer sur les fondamentaux esthétiques et culturels.

Vous avez peut-être vu, dans le film, le Mont-Saint-Michel avec le Miyajima. Vous avez vu le château de Chôryû qui a brûlé en 2019, comme Notre-Dame, qui a également brûlé, et qui ont été reconstruits dans un esprit de collaboration. Vous avez peut-être reconnu une évocation des îles de Polynésie et des îles du Pacifique japonais avec l'amour de la biodiversité. Nous voulons parler à travers des rassemblements ou des convergences esthétiques et symboliques qui sont assez fortes.

Le dernier élément important est l'architecture. Vous la voyez, vous l'avez vu tout à l'heure. Elle est féminine, si je puis dire. Elle est plutôt discrète, même si c'est le pavillon qui est le plus grand. Nous dépassons de la tête et des épaules le pavillon américain, mais celui-ci est un Times Square avec des écrans géants. Nous ne souhaitons pas cela. Nous voulons plutôt garder un peu ce chic à la française qui invite en réalité à aller à l'intérieur. Vous voyez cette grande rampe en cuivre rose qui est une espèce de balcon, une espèce d'allusion au théâtre, au spectacle vivant, un balcon dans lequel les gens pourront aller pour rentrer dans l'exposition et regarder les autres.

Quelques mots sur l'impact écologique du pavillon : c'est un pavillon éphémère. Les normes japonaises ne permettent pas, sur un terrain qui est fait de remblai, en pleine mer, d'avoir quelque chose de très léger. Nous avons quand même fait en sorte de pousser au maximum à la recyclabilité du pavillon avec une décision majeure. Nous avons fait du constructeur le propriétaire du pavillon. Quand quelqu'un est propriétaire du pavillon, quand il le construit, il est responsable de la construction, de la déconstruction et du recyclage. Cela a fondamentalement changé son approche et nous sommes pratiquement le premier pavillon à l'avoir fait, suite à l'expérience qu'on a des pavillons précédents.

Vous voyez ce textile qui est une double peau également, qui permet dans un endroit extrêmement chaud l'été d'avoir une protection solaire sur la façade sud. Le trottoir est végétalisé. Nous n'avons pas un bâtiment bio-climatique, c'est trop ambitieux, mais nous avons un bâtiment qui limite un peu l'impact. Que proposons-nous au grand public ? D'abord, effectivement, cette exposition immersive. Vous voyez ce que je disais tout à l'heure sur Miyajima, le Grand Torii et le Mont-Saint-Michel, qui sont jumelés depuis 50 ans. Pourquoi ce genre de choses est-il intéressant ? Vous pouvez vous rendre compte que les premiers visiteurs non asiatiques de Miyajima sont les Français et les premiers visiteurs non européens du Mont-Saint-Michel sont les Japonais. Le message est simple : la renaturation face aux espaces qui sont effectivement sous pression et mis en danger par la pression anthropique. Les spectateurs pourront observer un ensablement naturel de ces monuments, suivi d'un désensablement par l'intervention de la main de l'homme, figurée par un nuage de LED au-dessus. Cette démonstration illustre le combat pour la préservation des espaces naturels. Au-delà de cette exposition permanente, nous proposons aussi des expositions temporaires. Nous en aurons quatre. Il y en a deux de LVMH, notre grand partenaire mais pas le seul. Nous avons aussi la fondation Tara Océan et AXA, en même temps que le sommet des Nations Unies à Nice en juin 2025, et une exposition d'un showroom technologique du CEA, qui est, comme vous le savez, le premier déposant de brevets en France.

Vous aurez ensuite la possibilité comme partenaire et comme visiteur, d'aller dans l'espace bistrot ou dans des espaces événementiels. Nous avons un dernier élément qui est très important dans l'expérience visiteur. C'est le lounge pour les partenaires. Nous espérons vous y accueillir. La visite virtuelle sera une innovation. Nous mettons 58 millions d'euros pour 3 millions de visiteurs physiques et nous produisons sur le plan architectural et scénographique quelque chose d'exceptionnel. Nous pensons qu'il faut amortir ou faire effet de levier en direction de tous les publics. Chacun pourra visiter le pavillon tel qu'il a été construit. Ce ne sont pas des images de réalité virtuelle, c'est le vrai film du pavillon, mais en immersif, dans le monde entier. Nous allons le diffuser, nous allons le proposer à la diffusion dans les instituts français, dans les alliances françaises, dans vos territoires. Et si vous-même, d'ailleurs, souhaitez, avec vos collectivités, diffuser dans vos espaces, que ce soit scolaire ou public, ce pavillon, vous aurez un film immersif qui permettra d'avoir une visite médiatisée avec un guide de visite. Cela permettra de faire rayonner cette fierté française que nous avons eue à l'occasion des JO et que nous aurons au bout du monde. Vous pourrez le faire dans n'importe quel espace. Ce contenu sera mis à disposition gratuitement.

Si vous le souhaitez, Samuel Bard, directeur de la communication et de la programmation, est à votre disposition pour alimenter votre réflexion. Le lounge, qui est un espace événementiel, permettra à 120 personnes d'avoir tous les jours deux ou trois événements dans cet espace. Il y aura des interventions d'entreprises et des événements pour des acteurs culturels ou scientifiques.

Globalement, l'organisation de la programmation est faite sous forme de quinzaines thématiques. Nous aurons douze quinzaines thématiques, chacune étant liée à un secteur économique. Ces thématiques sont des dérivées de l'amour. Quand on dit l'amour de soi, c'est la santé, l'éducation, l'autonomie. On tire ce fil rouge de l'amour pour mettre en valeur nos secteurs économiques. Quand on parle de l'amour des autres, c'est par exemple l'art de vivre, le design, la culture, le sport. Cela peut être aussi les questions de cosmétiques, de mode. Quand on parle de l'amour de la planète, c'est effectivement l'écologie, l'énergie, la transition énergétique, l'économie circulaire et autres. Certaines thématiques sont prises en charge par des acteurs d'entreprise mais aussi par des acteurs territoriaux. Vous trouverez par exemple Dunkerque du 16 au 31 mai en tant que territoire, ou Vitagora, qui est le pôle de compétitivité agroalimentaire national et dont le siège est en Franche-Comté et en Bourgogne. Ces acteurs montrent la biodiversité du partenariat. Nous proposons également les journées spéciales intéressantes parce qu'elles permettent de faire rayonner la France au-delà du pavillon, sur l'ensemble des espaces de l'exposition. Nous organisons aussi l'activité protocolaire qui permettra de vous recevoir et d'avoir une activité diplomatique sur laquelle je reviendrai.

Sur le budget, je voudrais dire quelques mots. L'état des financements publics est de 42 millions d'euros. Les partenaires privés sont à 12 millions. Les recettes d'exploitation sont à 1,7 million et les revenus de placement à 593 000. Les dépenses en investissement chiffrent à 37 millions d'euros. Il s'agit de la construction du bâtiment, de la scénographie et du fonctionnement, pendant la période de conception, de production et d'exploitation. L'atterrissage sera quelque part entre moins 1 million et plus 0,5 million. On ne sait pas encore, le résultat dépend largement du taux de change. Notre objectif est évidemment d'être à zéro. Ceci étant, construire dans des conditions complexes, sur une île, avec un environnement peu favorable du point de vue de la concurrence et de l'esprit des affaires, dans un moment qui constitue une énorme poche d'opportunité pour quelques trusts, c'est extrêmement compliqué. Construire en droit étranger, c'est compliqué. Il y a des pénuries de main-d'oeuvre, des pénuries de matériaux. Si on reste dans un écart de 2 % du budget initial, en termes de déficit, ce sera déjà une belle performance. Mais pour l'instant, on vise l'équilibre. Évidemment, un enjeu majeur du point de vue de la gestion financière du projet, c'est le taux de change. Nous avons 37 millions d'euros en investissement. C'est-à-dire que quand le yen se déprécie de 1 %, ça nous coûte 380 000 euros. Il est donc compliqué d'atterrir à plus ou moins 250 000 euros quand on a un yen qui varie pratiquement tous les jours de 10 %, en positif comme en négatif.

Quelques mots sur les partenaires. Nous avons un écosystème extrêmement diversifié avec quatre partenaires Gold, qui sont eux-mêmes partie prenante de l'exposition permanente. Je voudrais souligner que s'il y a eu quelques échos sur la difficulté qu'on peut avoir à ajuster les partenaires, c'est parce que justement, on ne propose pas un showroom. On a proposé aux partenaires quelque chose de très différent, à savoir de partager une expérience immersive. Il a fallu se mettre d'accord avec des grandes marques qui ont leur espace de communication et de branding extrêmement puissant, leur dire non, que nous allions être ensemble dans une aventure commune où chacun racontera une partie de l'histoire. C'est beaucoup plus compliqué, mais c'est beaucoup plus intéressant que d'avoir des projections de chaque marque qui montre son produit ou sa technologie.

Concernant la diversité des partenaires, nous avons beaucoup d'ETI. Il est plus facile de décider pour une ETI qui a réussi, qui est une ETI familiale, de mettre 200 000 ou 500 000 euros dans un projet comme celui-là, que pour un groupe multinational de mettre un million avec une gouvernance multi-étage et très complexe. C'est la raison pour laquelle nous apprécions les ETI, les pôles de compétitivité, et les territoires. Nous avons aussi beaucoup d'entreprises du patrimoine vivant. Notre pavillon est quasi intégralement décoré, aménagé, meublé avec des entreprises qui nous amènent le mobilier à travers une ligne éditoriale très fine avec notre directeur artistique, José Lévy. Nous avons Saint-James, Tectona, Lafourcade, Duvivier, Décotech, Ligne Roset et bien d'autres qui sont des contributeurs et ça donne au pavillon un côté avant-gardiste à travers les entreprises du patrimoine vivant. Évidemment, il y a beaucoup de partenaires scientifiques et culturels.

Pour terminer, je voudrais dire un mot sur la COFREX qui a été créée en 2018 sur une initiative liée à l'expérience de ce qu'ont été les expositions universelles de Milan, de Shanghai et auparavant. Jusqu'en 2018, on réinventait le fil à couper le beurre tous les quatre ans. On prenait des créatifs, même si j'ai été moi-même administrateur du pavillon de Milan. 100 % de l'énergie était d'éviter les erreurs. Il fallait recréer les processus. La création de la COFREX était nécessaire au vu des coûts que représentent ces évènements, quand on voit le niveau de compétition aujourd'hui dans l'immersif, quand on voit que les nouveaux venus sur cette scène d'affirmation de l'influence mettent beaucoup plus que nous avec une gestion de projet qui est totalement sous-traitée, je pense par exemple aux Turcs, aux Émiratis, à l'Arabie Saoudite et à la Corée. Il y avait vraiment besoin de professionnaliser cette organisation. L'énorme avantage qu'on peut avoir avec une petite équipe, 7 à 8 personnes en phase de conception, 25 expatriés en phase d'exploitation qui gèrent à peu près une centaine de salariés sur le site en permanence, est donc d'accompagner complètement les processus, les financements, la gestion et les procédures de marché public. Cela permet également de créer, deux ans à l'avance, une filiale en droit local qui permet d'opérer, ce qu'on ne peut jamais faire quand on n'a pas le temps. Cela présente aussi comme avantage d'engager et d'embarquer tout l'écosystème de partenaires qui, pour une bonne part, sont d'accord pour aller d'une exposition à l'autre, notamment chez certains grands groupes prestataires comme Veritas, Mazars ou Orange.

Pour nous, le bilan est plutôt positif. Cela peut s'appeler autrement que la COFREX, cela peut être une société anonyme, cela peut être un EPIC ou autre. L'important, c'est d'avoir un opérateur dédié et spécialisé qui puisse permettre de servir la France au niveau où elle le mérite. Merci, madame la Présidente.

Mme Catherine Dumas. - Merci beaucoup. L'idée que vous portez est que chacun s'empare de ce sujet et puisse répercuter les informations sur son territoire. Vous avez dit que vous pourriez éventuellement nous passer le film ou vous tenir à la disposition de mes collègues sénateurs. Je pense que c'est très important. C'est un moment important pour la France. Tous les cinq ans, on a ce moment avec les expositions universelles. C'est un bout de France très loin dans le monde, mais qui va durer six mois et où on va montrer tout ce que la France sait faire et toutes les valeurs qu'elle porte. Donc c'est important.

M. Philippe Folliot. - . Tout d'abord, merci pour cette présentation qui est exhaustive et tout à fait intéressante. C'est vrai que les expositions universelles sont un outil important pour le rayonnement de notre pays, des savoir-faire de nos entreprises et des capacités qui peuvent être les nôtres en matière touristique.

Un premier élément : chaque fois qu'on va à l'étranger, on constate qu'il y a eu un effet Jeux Olympiques tout à fait extraordinaire, est-ce qu'il y aura cette capacité à pouvoir mettre en avant cela, au-delà de tout ce que vous avez développé ? Une remarque sur la francophonie. Je veux bien qu'on ait des partenaires gold et silver, mais si on avait des partenaires or et argent, ça serait peut-être tout aussi bien. Au-delà de cela, la France avait été candidate, notamment avec Jean-Christophe Fromantin pour l'organisation d'une exposition universelle. Dans ce cadre-là, est-ce que, au travers de ce que vous faites, il y a des éléments de retour d'expérience qui nous permettront de pouvoir un jour à nouveau déposer une candidature française pour une exposition universelle ?

Mme Michelle Gréaume. - Ma question était principalement celle-là. J'ai vu le succès, la ferveur des jeux olympiques. Je voulais savoir comment on pouvait justement accueillir prochainement, ou du moins mettre Paris sur la liste des villes qui pourraient accueillir les prochaines expositions universelles. Cela ferait le bonheur de l'ensemble de la population française. Nous avons parlé tout à l'heure de la vidéo : vers qui se tourne-t-on pour obtenir ces informations ? Je pense qu'il y aurait beaucoup de collectivités intéressées, si ce n'est le groupe d'amitié du Sénat, mais aussi les collectivités qui sont associées à des communes jumelées au Japon.

M. Roger Karoutchi. - Je serai très bref puisque Philippe Folliot a posé la question. Effectivement, Jean-Christophe Fromantin a milité pendant une douzaine d'années pour que l'exposition universelle soit à Paris. Cependant, nous avons raté cette opportunité, car en réalité, nous étions en même temps candidats au JO. Finalement, les pouvoirs publics ont préféré soutenir la candidature de Paris au JO. Je suis ravi d'ailleurs que ce soit quand même encore un ancien élu des Hauts-de-Seine qui gère le pavillon français à Osaka. Au-delà de cela, le débat à l'époque portait sur le thème de savoir, et c'est pour ça qu'il y avait le choix entre les JO et l'exposition, quel serait l'avenir des expositions universelles. Est-ce que vous avez le sentiment que c'est un système qui, encore aujourd'hui, draine réellement l'intérêt public et que cela a toujours un intérêt pour les États qui y participent ?

M. Jacques Maire. - D'abord sur la question de Philippe Folliot, qui a été effectivement aussi reprise par Madame Gréaume. Je dirais que l'effet JO a très bien marché au Japon, avec une forme de regret, c'est-à-dire que les Japonais avaient mis des moyens très importants, mais n'ont pas eu de spectateurs en raison de la Covid-19.

Qu'a-t-on d'abord fait ? On a voulu tirer ce fil rouge de l'amour qui est assez proche de la thématique de communication des JO qui était très émotionnelle. Deuxièmement, concernant l'incarnation, nous aurons Teddy Riner comme parrain, c'est quelque chose d'assez exceptionnel, pas dans un sens agressif, mais dans un sens où nous, Français, avons une approche du judo qui est beaucoup plus ludique et probablement adaptée aux attentes de la jeunesse aujourd'hui que ce qu'est la tradition japonaise du judo, qui est assez autoritaire, hiérarchique et finalement moins performante pour engager les jeunes. Nous avons aussi Antoine Dupont, qui est le deuxième parrain. J'espère bien que nos amis du Sud-Ouest, pourront accompagner cette opération. Nous avons travaillé sur deux couples : d'un côté, Antoine Dupont et Léa Seydoux et de l'autre côté, Teddy Riner et Sophie Marceau. Ce sont des relais de communication qui seront extrêmement importants au Japon. On travaille sur un autre projet et j'espère que les sponsors qui nous écoutent vont se mobiliser. Nous souhaitons faire venir Zeus au Japon, ce cheval d'argent magnifique. Le pavillon France est placé juste à l'entrée de l'exposition et y voir Zeus qui s'anime serait un message de continuité magnifique avec les Jeux Olympiques.

Sur la francophonie, j'ai bien noté pour Gold et Silver, il y aura une journée de la francophonie et il y aura plusieurs dizaines de pavillons francophones. Nous allons probablement créer un parcours francophone pour cette journée de la francophonie, qui permettra de relier les différents pavillons francophones les uns avec les autres. Faire en sorte que cette fête fasse briller tout le monde.

Nous avons retiré notre candidature à l'exposition universelle, c'est Édouard Philippe qui l'avait décidé à l'époque, à mon grand regret, puisque j'étais dans une circonscription voisine de Saclay. L'exposition avait vocation à être auto-financée par le privé et se serait située dans un espace totalement projeté sur le futur. Donc ce n'était pas du tout l'esprit des JO. En deux mots, nous pensons que s'il fallait aujourd'hui créer un événement physique du type exposition universelle, ce serait impossible vu le contexte. Ces moments positifs et d'émulation, qui sont plutôt des concours de beauté que des compétitions féroces, sont quand même des éléments à préserver. Il faut en revoir la lecture. C'est pour ça qu'on fait ce pavillon virtuel. C'est pour ça qu'on veut effectivement le faire rayonner. Mais il ne faut pas se tromper. Nous pensons que c'est un élément du passé. Nous voyons que pour beaucoup de pays, c'est un élément du futur. Regardons quels sont ceux qui, aujourd'hui, organisent ces évènements : Dubaï pour la dernière, Belgrade en 2027 pour une petite exposition, puis Riyad en 2030 qui organisera une énorme exposition universelle qui fera trois fois la taille d'Osaka. La question qui se pose est la suivante : est-ce que c'est un terrain qu'on abandonne ? Ou est-ce qu'on considère que le rayonnement de la France est un acquis suffisamment solide pour ne pas avoir à l'entretenir ? Je pense que chacun ici, dans cette commission, a les éléments pour répondre.

M. Jean-Luc Ruelle. - Merci. C'est vraiment intéressant. D'ailleurs, à titre personnel, je suis allé à Shanghai, à Milan et j'ai vraiment apprécié. Mais j'ai un peu le sentiment, à titre personnel, que cela relève peut-être du passé.

Comment mesure-t-on la performance de ce type de manifestation, à la fois de façon historique par rapport aux précédentes expositions et à la fois par rapport aux autres nations dans la même exposition ? Et puis, c'est peut-être ma déformation professionnelle, les résultats, les équilibres de budget, etc. En général, ça se passe comment ? Est-ce qu'on arrive à étaler ou est-ce que c'est toujours un peu problématique à la fin ?

M. François Bonneau. - C'est l'élu d'Angoulême qui s'exprime. Vous avez évoqué le fait que les moins de 30 ans chez les Japonais connaissent mal la France et n'ont pas le même attachement. Il n'en reste pas moins qu'il y a un point qui est une vraie accroche entre la France et le Japon : c'est la bande dessinée et le manga, ces deux univers qui sont très populaires parmi la population japonaise. Avez-vous prévu de faire des liens entre ces deux univers ? Parce que je crois qu'il y a une vraie accroche.

Mme Valérie Boyer. - Très rapidement, sur un plan pratique, on a un réseau en France de consuls. J'ai fait connaissance du nouveau consul du Japon qui se trouve à Marseille. Est-ce que vous ne pensez pas que ce serait intéressant d'essayer de les activer pour faire la promotion de cette exposition universelle ? Et est-ce que vous avez prévu de le faire avec les pays partenaires francophones ou les autres ? Et comment ça se passe aussi au Japon pour l'accueil de l'exposition universelle avec notre réseau diplomatique ?

M. Ludovic Haye. - Merci, Monsieur le Directeur, pour votre présentation tout à fait exhaustive et intéressante. Ma question sera relativement courte. Si le pavillon est appelé à disparaître, comme vous l'avez très justement indiqué, qu'est-ce qu'il restera ? Comment pouvons-nous travailler derrière à pérenniser un certain nombre de relations fortes entre le Japon et la France ? Il ne nous a pas échappé que dans les partenaires Gold, il y a effectivement des piliers du luxe comme LVMH, mais il y a aussi les vins d'Alsace. J'ai l'honneur de représenter le département du Haut-Rhin, et nous en sommes très fiers. C'est aussi un investissement très fort pour nous. Tout le monde connaît la difficulté que peuvent connaître certains viticulteurs, qui sont totalement soumis aux aléas climatiques. Cependant, c'est aussi une façon pour nous de montrer l'image de notre savoir-faire. Le but n'est pas de signer des contrats, même si, derrière, c'est un petit peu ce que nous espérons. Comment espérez-vous, au-delà, dans le giron de l'exposition universelle, engager un certain nombre de conventions, de signatures, de partenariats efficaces et pérennes ?

Mme Évelyne Perrot. - Merci madame la Présidente. Vous avez parlé, Monsieur, de Sophie Marceau. Vous n'avez pas cité Audrey Tautou, alors que le fabuleux destin d'Amélie Poulain a été véhiculé dans le monde entier, notamment au Japon, où les Japonais sont complètement fans de ce film.

M. Jacques Maire. - La performance se mesure d'abord au nombre de visiteurs du pavillon. Là, il y a un arbitrage : est-ce que je fais un hall de gare où l'on passe en 30 secondes, mais dont on n'a aucun souvenir ? Est-ce que je fais quelque chose d'hyper média avec une médiatisation qui ralentit considérablement le flot, ou est-ce que je cherche un équilibre ? D'abord on est juste devant, donc on est sûr d'être plein tout le temps puisqu'on est un des premiers pavillons dans le parcours. On a une campagne d'affichage sur tout le pays avec Jean-Claude Decaux, pour justement aller chercher les Japonais qui ne viendront pas à l'exposition, y compris pour leur proposer cette visite à distance avec le film 360. Comme critère de succès, la fréquentation reposera sur une expérience qui dure une demi-heure. Après trois quarts d'heure de file d'attente devant le pavillon, après une heure de file d'attente à l'entrée de l'exposition, il y aura quelques expériences comme celle-là, mais pas nombreuses. Nous pensons pouvoir atteindre 3 millions de visiteurs. Du point de vue du retour qualitatif, il y a en gros deux concours de beauté : un concours de beauté d'architecture, c'est Thomas Coldefy qui est notre architecte, et un concours de beauté scénographique. On vise le top 3. Nous n'y avons pas été depuis très longtemps à cause justement de cette question de montée en capacité de la part des autres acteurs.

Concernant les entreprises, quantitativement, c'est très différent de Dubaï. À Dubaï, il y avait eu 15 000 entreprises présentes dans le pavillon. C'était un espace d'échange qui, de notre point de vue, était un lieu pour les VRP, ce qui n'est pas du tout le cas d'Osaka. Nous y serons beaucoup plus sur du sur-mesure, avec un nombre d'entreprises moins important, mais avec une stratégie de leur part qui est plus élaborée que simplement aller faire un petit tour et montrer ce qu'on a à vendre. Nous ne créons pas la stratégie d'entreprise.

On s'attend à quelques milliers de points de contact. De notre point de vue, si je reprends le sujet de l'Alsace. Il y aura naturellement le fait d'avoir un moment dédié au vin dans l'exposition permanente, très scénographié, avec ce puits de lumière, où l'on voit une communication subliminale sur le vin d'Alsace et le terroir. Le bistrot sera consacré de fait de façon majoritaire au vin d'Alsace. L'idée est de se dire que l'on ne part pas de rien, on a une bonne part de marché chez les vins d'Alsace, et on veut encore la renforcer. Il va y avoir effectivement un grand nombre de séquences de mise en contact à travers des distributeurs et des professionnels sur l'ensemble du territoire. Mais nous n'avons pas de stratégie business nous portons celle de nos acteurs et de nos partenaires. Pour les gens qui veulent simplement être beaucoup plus opportunistes et se dire qu'ils ont envie d'organiser un événement, nous louons l'événement à des tarifs qui sont plus élevés naturellement que pour les partenaires.

Il y a d'autres facteurs de performance. Par exemple, sur l'aspect diplomatique, nous nous attendons à peu près à 500 délégations de haut niveau diplomatique international dans le pavillon, c'est-à-dire en moyenne trois par jour. Cela veut dire que nos salons protocolaires vont être utilisés non-stop, sauf peut-être avec quelques temps faibles.

Sur les consuls étrangers en France, merci Madame Boyer pour la question, je ne pense pas que les consuls, à part les consuls japonais à Paris, en Alsace et à Marseille, soient là pour vendre l'exposition. Le pavillon France est un élément de vente de l'exposition. Chacun essaie de vendre son propre produit. Si j'étais un conseiller culturel coréen ou chinois, je vendrais le pavillon chinois ou coréen dans mes espaces.

En revanche, ce qu'on peut faire et ce qu'on a fait, c'est d'organiser un événement pour l'ensemble de la presse internationale présente à Paris pour faire rayonner ce pavillon. Certains d'entre vous sont probablement assez informés avec la question du réseau culturel français au Japon, qui vit une crise de la francophonie au Japon. Nous sommes très coordonnés avec les alliances et les instituts français au Japon pour faire en sorte que ce soit un produit d'appel dont la programmation puisse bénéficier aussi aux instituts, parce que globalement, c'est l'équipe France.

Que restera-t-il du pavillon ? Je pense que j'en ai parlé. Concernant Audrey Tautou. Vous avez raison, mais il y a une difficulté. Il y a un syndrome qui s'appelle le syndrome Amélie Poulain au Japon, assez violent et qui nous a créé pas mal de difficultés. Ce syndrome est qu'un nombre important de jeunes Japonais venus à Paris vivre l'expérience d'Amélie Poulain ont vécu la saleté des rues parisiennes, l'agressivité de la gare du Nord. On n'a pas voulu prêter à controverse de ce point de vue-là. On a fait un autre choix. Il se trouve que Léa Seydoux est connue non pas grâce Paris, mais grâce à son rôle dans James Bond à l'échelle internationale.

S'agissant de la bande dessinée, quand vous entrerez, vous aurez une tapisserie d'Aubusson qui représente un écran du film de Miyazaki, La Princesse Mononoké. Vous avez donc un savoir-faire français traditionnel qui est allié à une esthétique de BD japonaise, ce qui est très impactant. On aura de la programmation avec la BD française et japonaise. Et je me tourne vers l'Alsace à nouveau, nous aimerions bien que le Conseil régional puisse valider le projet d'acquérir, lors de la Journée de la France, une grande bataille de mangas dont la fresque a vocation à rejoindre le futur musée des mangas de Colmar.

C'est une très belle idée. Cela permettrait d'avoir une superbe animation autour du manga. Évidemment, si Angoulême souhaite être partenaire de quelque chose à travers un élément de programmation, nous sommes complètement ouverts.

Mme Catherine Dumas. - Merci beaucoup. Je voudrais souligner l'expérience qui est la vôtre, puisque vous avez eu aussi à vous occuper de l'exposition de Milan. C'est également important de voir comment l'État a pu faire évoluer cette gouvernance d'une façon plus satisfaisante. Vous l'avez dit, c'est plus pérenne.

Il est également important de préciser que le pavillon restera propriété de celui qui l'a construit. C'était toujours un grand souci à chaque fois. Nous avons eu le problème à Shangaï comme à Milan.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

« L'Égypte : traverser la tempête géopolitique » - Examen du rapport d'information (sera publié ultérieurement)

Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous abordons le dernier point de notre ordre du jour : l'examen du rapport d'information de François Bonneau et Gisèle Jourda sur l'Égypte.

M. François Bonneau, rapporteur. - Nous avons, ma co-rapportrice Gisèle Jourda et moi-même, le plaisir de vous présenter le rapport de la délégation dont faisaient également partie nos collègues Etienne Blanc, Ludovic Haye et Muriel Jouve, qui s'est rendue en Égypte du 15 au 19 décembre derniers dans le cadre d'une mission « flash ».

Cette délégation avait pour mission de rendre compte de la façon dont ce grand et vieux pays arabe traverse la tempête soulevée par les massacres du 7-octobre et la campagne israélienne qui s'est ensuivie.

À titre préliminaire, il convient de souligner la qualité et la durée des échanges que nous avons pu avoir avec nos interlocuteurs, signe de la solidité des relations bilatérales, sur lesquelles nous allons revenir plus en détail. Nous avons senti à quel point la France était appréciée et attendue sur un grand nombre de dossiers.

Pour l'Égypte, le coup de tonnerre du 7-octobre est survenu dans un environnement déjà très déstabilisé. À l'Ouest, la Libye est plongée dans un état de semi-anarchie depuis la chute de Muammar Kadhafi. Au Sud, le Soudan est livré à une guerre civile extrêmement meurtrière qui a entraîné un afflux de réfugiés. Au Sud-Est, l'Éthiopie a engagé un bras de fer avec l'Égypte depuis de longues années autour de la mise en service du gigantesque barrage de la Renaissance, qui risque de priver le pays d'une part considérable de sa ressource en eau. Enfin, au Nord-Est, l'ensemble formé par Gaza et le Nord-Sinaï est depuis les années 2000 une source majeure d'instabilité où sévissent divers groupes armés.

Dans ce contexte profondément dégradé, l'Égypte se perçoit comme un îlot de stabilité qui cherche à le rester. D'où une politique intérieure et extérieure avant tout conservatrice, c'est-à-dire orientée vers la préservation des équilibres et le refus des aventures militaires qui ont, par le passé, coûté très cher à ce pays.

Sur le plan intérieur, cela se traduit par un autoritarisme qui est une constante dans la politique égyptienne depuis l'époque nassérienne ; mais depuis Sadate, cet autoritarisme est essentiellement conservateur. La révolution de 2011 et l'intermède chaotique représenté par la présidence du Frère musulman Mohamed Morsi ont encore renforcé ces tendances avec la chute de ce dernier en 2013 et la reprise du pouvoir par l'armée, en la personne du maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Ce dernier a poursuivi la politique de répression des Frères musulmans engagée sous Hosni Moubarak et, plus généralement, de contrôle étroit de l'espace politique.

Sur le plan extérieur, ce conservatisme se traduit par un rejet du recours à la force armée. Ainsi les Egyptiens se refusent-ils catégoriquement à frapper militairement les Houthis, bien que ceux-ci aient très sévèrement perturbé le trafic commercial en mer Rouge, donc les revenus liés au canal de Suez, source essentielle de devises. Ainsi adoptent-ils des positions très modérées sur le conflit israélo-palestinien, un point qui sera développé par ma co-rapportrice Gisèle Jourda.

Cette posture d'acteur responsable et modéré, et cette position de pôle de stabilité ont constamment été mises en avant par nos interlocuteurs au cours de nos entretiens. L'Égypte cherche en effet, d'une manière que l'on peut considérer comme légitime, à tirer les bénéfices de cette politique auprès de ses partenaires étrangers.

C'est d'autant plus indispensable que la crise généralisée au Moyen-Orient a fortement affaibli l'économie égyptienne. Or celle-ci était déjà fragilisée par la guerre en Ukraine, qui a fortement affecté les prix mondiaux du blé dont l'Égypte, avec sa population de plus de 100 millions d'habitants, est un importateur massif.

Un volet important de notre mission a porté sur les conséquences économiques du 7-octobre. Elles sont importantes, mais pour l'instant contenues. La perturbation du trafic maritime en mer Rouge par les attaques des Houthis aurait réduit d'environ 60% les revenus liés au canal de Suez, soit un manque à gagner d'environ 800 millions d'euros par mois. Or ces revenus sont vitaux pour l'Égypte, car ils sont perçus en devises, indispensables à l'État pour payer les importations. Le deuxième impact majeur, mais bien moindre qu'attendu, est sur le tourisme. Les stations balnéaires de la mer Rouge ont évidemment été très affectées, mais cela n'a pas empêché 2023 d'être une année record pour le tourisme, et 2024 de confirmer la tendance. Enfin, la guerre à Gaza, après le conflit en Ukraine, a nourri l'inflation, qui touche durement les classes populaires et moyennes.

La guerre a également contribué à alourdir le poids sur l'économie égyptienne des réfugiés, qui seraient, selon nos interlocuteurs égyptiens, près de 9 millions, dont 4 millions de Soudanais - le nombre de Palestiniens passés en Égypte depuis le 7-octobre est relativement modeste (environ 130 000), et ils ne bénéficient pas du statut de réfugiés. Si le chiffre de 9 millions semble quelque peu exagéré, le message a été répété et martelé : ces réfugiés pèsent lourdement sur l'économie, nourrissant notamment, au Caire, une forte inflation des loyers, et sur les infrastructures de santé ou d'éducation.

Signe de la préoccupation des bailleurs vis-à-vis de la situation de l'Égypte, plusieurs annonces ont été faites en février-mars 2024 : un investissement de 35 milliards de dollars du fonds souverain émirien ADQ dans le projet de Ras al-Hikma, une ville nouvelle à vocation touristique sur la côte méditerranéenne ; une augmentation de 3 à 8 milliards de dollars du programme de soutien du FMI ; un paquet de soutien de 7,4 milliards de dollars de l'Union européenne, dont 5 milliards d'assistance macro-financière ; et enfin, un engagement de 6 milliards d'euros de la Banque mondiale pour la période 2024-2026.

Cette aide massive a apporté une bouffée d'oxygène à une économie égyptienne qui en avait grandement besoin. Mais elle pose aussi des questions de souveraineté, en particulier l'investissement émirien dans une portion de territoire sur la Méditerranée.

Nous sommes néanmoins parvenus à la conclusion que l'Égypte est en effet « too big to fail » : malgré un relatif déclin économique et politique, elle reste un acteur majeur au Moyen-Orient, ne serait-ce que par sa position centrale et son poids démographique, historique et culturel.

Mais c'est aussi et surtout l'un de nos principaux alliés dans la région, en même temps qu'un partenaire économique important pour la France, pas tant pour le volume des échanges, qui est de 2,9 milliards d'euros hors biens militaires, que pour les spécificités de cette relation : un excédent commercial marqué en 2023 et une présence très diversifiée des entreprises françaises.

La coopération de défense est également très fructueuse et plonge ses racines très loin dans l'histoire puisque l'armée égyptienne a été modernisée au XIXe siècle par un Français, Soliman Pacha né Joseph Sève.

La France a ainsi été l'un des principaux contributeurs à l'effort capacitaire engagé par l'armée égyptienne depuis l'arrivée au pouvoir du général al-Sissi : l'Égypte a été le premier acquéreur étranger de Rafale, dès 2015, et une seconde commande de 31 avions est en cours, les premiers appareils devant être délivrés en 2025. Citons également le contrat passé avec Naval Group pour quatre corvettes GoWind, dont trois seront construites en Égypte. Ces échanges se doublent d'une coopération de plus en plus dense en matière de stratégie et de formation. De plus, alors que les États-Unis imposent des limites assez strictes en matière d'emploi de leurs systèmes d'armes, la France peut être une solution de recours intéressante pour nos partenaires.

Il a paru particulièrement important à nos interlocuteurs de souligner le rôle important de l'Égypte vis-à-vis de la France comme de l'Union européenne dans deux domaines clé : les migrations et le terrorisme. Comme je l'ai souligné, l'afflux massif de migrants lié aux crises régionales pèse très lourdement sur l'économie égyptienne ; mais l'Égypte est également un pays de départ des migrations vers la rive Nord de la Méditerranée. C'est pourquoi l'Union européenne a engagé une aide d'environ 200 millions d'euros d'aide au titre de la gestion des migrations, dans le cadre d'un accord passé en octobre 2022 ; la France est très impliquée dans cet accord, via la livraison de trois navires de recherche et sauvetage (SAR) aux garde-côtes égyptiens.

Il convient d'approfondir cette coopération, au niveau bilatéral et communautaire, dans la mesure où l'Égypte est un véritable carrefour de migrations, entre le Moyen-Orient, la corne de l'Afrique et le Sahel. Mais il est tout aussi nécessaire de lui donner un cadre strict, les exemples libyen et tunisien ayant mis en évidence de graves dérives des autorités locales, notamment dans le traitement des migrants.

Enfin, la lutte contre les migrations illégales doit se doubler d'un accent mis sur le développement. Les migrations sont nourries par l'absence de perspectives économiques dans les pays de départ, mais aussi par les blocages sociaux et politiques. En ce sens, la France est fondée à demander davantage d'ouverture à ses interlocuteurs égyptiens, notamment en matière de droits de l'homme.

Sur le second volet, celui de la lutte contre le terrorisme, la problématique est tout à fait similaire. L'Égypte joue un rôle déterminant, et pour les mêmes raisons géographiques, puisqu'elle se trouve au carrefour d'espaces profondément déstabilisés. Nos interlocuteurs, notamment militaires, se sont montrés particulièrement préoccupés par les réseaux terroristes dans le Sahel et la Corne de l'Afrique - Houthis, Chebab en Somalie, Al-Qaïda voire Boko Haram. Ils soulignent que l'Europe est la première cible du terrorisme international, et que l'Égypte, à ce titre, remplit une fonction de rempart qui mérite d'être davantage valorisée. C'est une piste d'approfondissement de notre coopération, avec les mêmes limites que face aux migrations : l'aide à la lutte contre le terrorisme doit être assortie de conditions d'emploi de l'aide et des équipements livrés.

En conclusion, je souhaite souligner à quel point l'Égypte reste un partenaire important pour la France et un point d'appui, dont il faut reconnaître l'engagement pour la stabilité de la région. L'Égypte fait cependant face à des défis de plus en plus graves, dans un contexte post-7 octobre qui bouscule une politique basée sur la recherche de compromis et la modération. Nos points de convergence avec ce pays sont beaucoup plus nombreux que les divergences ; sur le rôle déstabilisateur de l'Iran notamment, en particulier au Liban. Les nuances les plus importantes portent sur le nouveau pouvoir en Syrie, que les autorités égyptiennes considèrent avec une franche hostilité car il est issu d'un mouvement islamiste affilié à al-Qaïda. Mais le dossier le plus complexe et le plus brûlant à la fois, qui réclame une collaboration particulièrement étroite avec notre partenaire égyptien, est bien sûr le conflit à Gaza. C'est le point que ma co-rapportrice Gisèle Jourda va maintenant vous présenter.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Les rencontres de notre délégation avec différents responsables égyptiens, ainsi que l'audition de plusieurs chercheurs ont permis d'éclairer la manière dont l'Égypte approchait la question palestinienne, et dont elle articulait ses positions diplomatiques traditionnelles et ses impératifs de sécurité.

Le cadre des relations israélo-égyptiennes est défini par le traité de paix prévu par les accords de Camp David de 1978, et signé le 26 mars 1979. Ces accords prévoyaient également la conclusion d'une paix globale au Moyen-Orient, mais ce volet est resté lettre morte. Après avoir été le fer de lance de la lutte contre Israël, l'Égypte revenait ainsi à une politique privilégiant l'intérêt national.

De ce point de vue, si la normalisation a valu au pays une exclusion de la Ligue arabe pendant dix années, elle lui a apporté des avantages non négligeables. D'abord, les accords entérinaient le retour du Sinaï, occupé par Israël depuis la guerre des Six Jours, dans le giron égyptien. Ensuite, ils ont fait de l'Égypte un partenaire privilégié des États-Unis dans le monde arabe - un partenariat qui s'est traduit par une aide militaire d'un montant cumulé de 50 milliards de dollars, et civile de 30 milliards de dollars.

Au point de vue économique, les bénéfices de la relation avec Israël ont été plus limités. Ils consistent principalement en un accord pour la liquéfaction et la réexportation du gaz importé d'Israël, et la création de zones industrielles dont les productions, qui contiennent des composants israéliens, sont exportées aux États-Unis en franchise de droits.

Ces dividendes de la paix expliquent que l'Égypte ne l'ait jamais remise en cause, y compris dans les périodes les plus tourmentées. Mais ils ont également entraîné une forme de glissement vers une dépendance économique et stratégique vis-à-vis des États-Unis et, secondairement, des pays du Golfe, ainsi qu'une érosion de la capacité égyptienne à peser sur les choix israéliens.

En apparence, le discours des autorités égyptiennes n'a pas varié depuis la signature des accords de Camp David : elles réclament une solution politique au conflit israélo-palestinien, qui passe par la création d'un État palestinien internationalement reconnu. Mais la pratique a, elle, profondément évolué : l'Égypte s'est, de fait, engagée dans une relation très pragmatique et centrée sur les impératifs de sécurité.

Le dossier palestinien, et en particulier les relations avec la bande de Gaza, n'est pas géré par la diplomatie mais par les services de renseignement qui ont constitué leurs propres réseaux au sein du territoire. Cette politique visait à contenir la menace sécuritaire que représentait Gaza après la prise de contrôle du territoire par le Hamas en 2007, menace rendue encore plus prégnante par le fait que le Nord-Sinaï, du côté égyptien de la frontière, est une région instable où évoluent divers groupes islamistes, dont Daech. Dans ce domaine, l'armée égyptienne a engagé une forme de coopération avec Israël, afin de contenir la menace terroriste. Les Égyptiens ont par ailleurs, à partir de 2013, détruit la plupart des tunnels qui reliaient Gaza à leur territoire.

Cette gestion sécuritaire, appuyée sur les contacts et les réseaux entretenus au sein de la bande de Gaza, se déploie dans une zone grise. Idéologiquement très hostile au Hamas, qui est une émanation des Frères musulmans désormais interdits en Égypte, le pouvoir égyptien a ainsi, à Gaza, noué des relations avec ses principaux représentants. L'Égypte a par ce biais acquis une position unique de médiateur, non seulement entre Israël et les différents groupes palestiniens, mais aussi entre ces groupes. Ce sont les services de renseignement égyptiens qui ont été à la manoeuvre pour mettre fin aux principaux épisodes de violence entre Israël et Gaza, en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021.

Cependant, pour efficace qu'elle ait été, cette action relevait d'une gestion de court terme, qui consistait à contenir les effets du conflit à Gaza. Sur le long terme, c'est-à-dire la perspective d'un règlement politique du conflit, l'Égypte n'a pu que constater qu'elle n'avait plus guère les moyens d'infléchir les positions d'Israël. Si la normalisation a bien assuré une forme de stabilité stratégique à l'Égypte, en neutralisant la menace d'un conflit de grande ampleur, elle a aussi réduit ses marges de manoeuvre.

Voilà où en était l'Égypte à la veille du 7-octobre : une relation relativement apaisée avec Israël, mais aussi de plus en plus asymétrique.

Le 7-octobre a, au Caire comme ailleurs, provoqué la sidération, même si les services égyptiens auraient averti leurs homologues israéliens qu'une opération de grande ampleur se préparait. Très vite cependant, les autorités égyptiennes ont commencé à travailler sur deux objectifs : obtenir la libération des otages israéliens, et faciliter les discussions inter-palestiniennes, afin de parvenir à un accord sur le gouvernement de Gaza après la guerre.

Si l'activité égyptienne a été intense depuis le 7-octobre, les discussions n'ont finalement abouti que grâce à la très forte pression exercée par l'envoyé spécial du président élu Donald Trump, Steve Witkoff, sur Benyamin Netanyahou pour accepter l'accord élaboré par les négociateurs.

Quant aux discussions inter-palestiniennes, un accord entre le Hamas et l'Autorité palestinienne a bien été annoncé au Caire en décembre 2024 sur la formation d'un comité de 10 à 15 personnalités « indépendantes » pour gouverner Gaza, mais sans résultats concrets pour le moment.

Sur le plan sécuritaire, les frictions avec Israël ont été nombreuses, portant d'abord sur le projet, un temps exploré par Benyamin Netanyahou, de la relocalisation « temporaire » de réfugiés de Gaza dans des camps au Nord-Sinaï. Un tel plan était et reste inacceptable pour les autorités égyptiennes, pour trois raisons. D'abord, l'Égypte a, depuis 1948, eu pour politique d'éviter l'implantation de camps palestiniens (eux aussi « temporaires » à l'origine) sur son territoire, qui risquaient de devenir des abcès de fixation et des foyers d'instabilité - comme ce fut le cas au Liban ou en Jordanie. Ensuite, d'éventuelles attaques contre Israël partant de ces camps auraient amené Israël à conduire des représailles en territoire égyptien. Enfin, il y aurait également un effet d'éviction pour la population bédouine déshéritée du Nord-Sinaï.

Une fois cette hypothèque écartée, les autorités égyptiennes ont laissé passer les Palestiniens sur une base individuelle et contrôlée par le passage de Rafah, le seul resté ouvert. Au total, environ 130 000 Palestiniens seraient passés en Égypte depuis le début de la guerre à Gaza. La fermeture de Rafah, dont l'armée israélienne a pris le contrôle en mai 2024, a mis fin aux passages.

Au plan stratégique, la position égyptienne est assez ambivalente. La conduite de la guerre par Israël suscite de vives inquiétudes chez les responsables égyptiens, qui dénoncent le caractère désinhibé des actions israéliennes, que ce soit au Liban, à Gaza ou désormais en Cisjordanie. D'où les demandes répétées, exprimées devant la délégation, en direction de la France ou de l'Union européenne pour que des pressions soient exercées sur Israël. L'un de nos interlocuteurs a ainsi tenu à saluer la déclaration du président Macron, le 5 octobre 2024, demandant « qu'on cesse de livrer les armes pour mener les combats sur Gaza », ainsi que la décision, en novembre, de ne pas attribuer de stand à certaines entreprises israéliennes au salon Euronaval.

Pour autant, la guerre menée par Israël a aussi eu pour conséquence d'affaiblir les adversaires stratégiques de l'Égypte que sont l'Iran et le Hezbollah, considérés par celle-ci comme les principaux foyers d'instabilité dans la région.

C'est pourquoi les bases de la coopération sécuritaire égypto-israélienne n'ont pas été remises en cause par la campagne de Gaza. Objectif constant et prioritaire des autorités égyptiennes, la stabilité du Nord-Sinaï a été préservée de haute lutte, dans une approche essentiellement défensive. Toutefois, la question de la réaction égyptienne à une annexion de la Cisjordanie par Israël, que désormais Donald Trump se refuse à écarter, reste ouverte.

Déjà placée dans une position très inconfortable par la poursuite de la guerre à Gaza, la diplomatie égyptienne approche du point de rupture avec les déclarations de Donald Trump sur « l'évacuation », cette fois définitive, de Gaza et la réinstallation de ses habitants en Jordanie ou en Égypte. Comme je l'ai souligné, l'implantation, volontaire ou non, de réfugiés palestiniens dans le Sinaï est précisément ce que les Égyptiens voulaient éviter. Or les deux pays sont soumis à une pression très intense et personnelle du président Trump. Convoqué à Washington, le roi Abdallah de Jordanie n'a pu le contredire ouvertement, mais a réitéré son attachement au principe d'un État palestinien et son refus de tout déplacement de population.

Sans même parler de ses conséquences humanitaires graves, un tel projet relève d'une ignorance totale de l'histoire du conflit israélo-palestinien, comme de la sensibilité de la question palestinienne pour les opinions arabes. Il mettrait en danger, face à leur propre population, les partenaires modérés d'Israël et compromettrait la perspective d'une normalisation globale entre l'État hébreu et le monde arabe. En effet, l'Arabie saoudite, qui était toute proche d'un accord à la veille du 7-octobre, fait savoir depuis que la normalisation est conditionnée à un règlement politique de la question palestinienne, qu'Israël se refuse toujours à envisager.

C'est pourquoi la France doit soutenir les efforts de la diplomatie égyptienne et de la Ligue arabe pour faire émerger une solution alternative à celle que pousse l'administration Trump tout en excluant le Hamas de la gestion de Gaza et en reconnaissant les impératifs sécuritaires d'Israël. Dès le 20 février, la Jordanie, l'Égypte, l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis se réuniront à Riyad, avant un sommet de la Ligue arabe au Caire le 27. Notre rencontre avec le secrétaire général de la Ligue arabe nous a confirmé combien la France restait attendue dans ce dossier.

Alors que l'Union européenne ne parvient pas à se mettre en ordre de marche et risque, une fois de plus, la marginalisation, et que les positions prises par notre président sur la question n'ont pas brillé par leur clarté ni par leur cohérence, il est impératif que notre diplomatie s'engage plus résolument dans cette voie.

Pour conclure, je tiens à saluer le bon esprit dans lequel a travaillé notre délégation, et j'en remercie mes collègues.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Je vous remercie ; vous avez bien montré la complexité de l'environnement géopolitique hérité du 7-octobre.

M. Philippe Folliot. - Je tiens à saluer l'excellent travail de nos collègues sur un pays que j'ai eu l'occasion de bien connaître, ayant, à l'Assemblée nationale, présidé le groupe d'amitié France-Égypte pendant une dizaine d'années et m'y étant rendu à de multiples reprises.

Bien entendu, le conflit israélo-palestinien est la clef de voûte de toutes les problématiques du Moyen-Orient. L'addition des positionnements de MM. Netanyahou et Trump nourrit beaucoup d'inquiétudes sur les perspectives d'une solution diplomatique juste et équilibrée, basée sur la reconnaissance de deux États. L'Égypte joue un rôle de pôle de stabilité dans la région, ne serait-ce qu'au regard de son importance démographique.

J'ai eu l'occasion de rencontrer le président al-Sissi ; il nous avait déclaré que son défi était d'ouvrir une école par jour. Le défi démographique est particulièrement important pour l'Égypte. Avez-vous eu des échanges sur ce thème ? La démographie nécessite une croissance importante, et on sait l'économie égyptienne très fragile - vous avez identifié le canal du Suez et le tourisme comme des enjeux essentiels pour le pays. Quelles sont les perspectives à cet égard ? Un basculement de l'Égypte aurait des conséquences cataclysmiques, d'autant qu'il y a une dizaine de millions de chrétiens coptes dans le pays, et nous connaissons les difficultés qu'ils ont connues durant les deux années de régime islamiste. Quelle est votre vision de ces enjeux ?

M. François Bonneau, rapporteur. - Cette question, très importante, ne relevait pas du périmètre de notre mission. L'Égypte a trois sources de revenus principales : le tourisme, les revenus du canal de Suez et la diaspora. Les Égyptiens nous ont indiqué qu'ils n'interviendraient pas tant que le conflit à Gaza serait dans sa phase la plus aiguë. Ils espèrent une stabilisation de la situation, et des revenus qui vont avec. En matière de tourisme, ils ont de bons résultats mais pourraient faire encore mieux. Ce qui les touche le plus est l'inflation, mais aussi la crise ukrainienne, à travers le prix du blé. Dans tous les pays du Maghreb, le prix du blé ou de la farine est subventionné ; c'est un facteur de stabilité dans un contexte de populations très précaires, dont la situation est sensible à l'évolution du prix du pain. C'est un équilibre instable, qui tient grâce à l'aide internationale que nous avons évoquée, mais en effet très fragile.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Le périmètre de notre mission était restreint, puisqu'il portait sur les conséquences du 7-octobre pour l'Égypte.

M. Roger Karoutchi. - J'entends bien que les Égyptiens nous disent, par courtoisie, qu'ils attendent beaucoup de la France ; mais je crois qu'on ne nous le dit plus que dans les rencontres de ce genre ! Lorsque, en compagnie du président du Sénat, nous avions reçu le président al-Sissi, ce dernier avait insisté sur un point : il n'était pas question - et c'était bien avant le 7-octobre - que l'Égypte, d'une manière ou d'un autre, ait quoi que ce soit à faire avec Gaza. Son obsession restait de se débarrasser des Frères musulmans. Le Hamas, et tout ceux qui de près ou de loin se rattachent aux Frères musulmans, c'était non : il ne fallait pas lui demander de faire quoi que ce soit. Il y a quelques semaines, une proposition d'origine israélienne suggérait que l'Égypte et la Turquie s'accordent sur une sorte de condominium sur Gaza pour aller vers la paix, après le Hamas. La Turquie y était plutôt favorable ; c'est l'Égypte qui a freiné des quatre fers.

Quant aux propositions de Trump, je ne suis pas sûr qu'il en ait même parlé aux Israéliens avant de les faire... Ils ont été les premiers étonnés de son ampleur. En revanche, les propositions du prince Mohammed ben Salmane, qui sont sur la table, peuvent faire évoluer les choses. Finalement, l'Arabie saoudite, qui est plus loin de Gaza, est plus à même de prendre des initiatives que le pouvoir égyptien, qui est tétanisé par les Frères musulmans. Le président égyptien a redit il y a quelques jours qu'il avançait en âge et qu'il craignait que ces derniers, après lui, ne reviennent au premier plan.

C'est pourquoi il ne faut pas trop demander aux autorités égyptiennes d'intervenir sur Gaza : elles ne voudront pas le faire.

M. François Bonneau, rapporteur. - Nous partageons cette analyse. Mais les autorités en place ne peuvent pas totalement ignorer la pression de la rue arabe.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Il y a une redistribution des rôles au sein de la Ligue arabe, dont nous avons rencontré le secrétaire général, Ahmed Aboul Gheit. MBS souhaite y jouer un rôle. Les Émirats arabes unis essaient, eux aussi, de remplir une fonction de médiateurs. Jusqu'à présent, l'Égypte est en avant, mais pour combien de temps ? Il y a une redistribution du pouvoir dans la zone.

M. Jean-Luc Ruelle. - Je vous remercie pour la qualité de votre présentation. Mon inquiétude porte sur la pérennité du système égyptien. Nous avons souvent été surpris par des changements de régime dans la région. A-t-on une idée de la solidité du régime, et de ses faiblesses ? Y a-t-il des alternatives ?

M. François Bonneau, rapporteur. - C'est une question que nous n'avons pas manqué de poser. Mais les sentiments de la population à l'égard du régime sont le secret le mieux gardé du pays... Je me contenterai de souligner que l'armée est omniprésente, sur le plan militaire, sécuritaire mais aussi économique. Elle détient un certain nombre de leviers au sein de l'État. Néanmoins, nous ne mesurons pas sa capacité de réaction aux événements.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Comme nous l'avons constaté, l'armée nourrit, éduque, informe...

Mme Michelle Gréaume. - Je peux comprendre les positions de l'Égypte, mais j'ai également de l'espoir. Les déclarations de Donald Trump ont déclenché un tollé, mais il s'est également dit ouvert à d'autres propositions. L'Égypte a également un projet de reconstruction de Gaza qui n'impliquerait pas le départ des habitants. On peut donc envisager une issue favorable, si du moins ce territoire est reconnu comme relevant d'un État palestinien.

La France, depuis février 2024, a apporté une aide humanitaire et sanitaire. Huit tonnes de matériel médical ont été livrées, le Dixmude a été déployé dans le port d'Al-Arish pour soigner des blessés. Des enfants palestiniens - 23 au total - ont été soignés dans des hôpitaux français. Y aura-t-il d'autres initiatives en faveur des victimes innocentes de cette guerre, et quel est l'avenir de la coopération humanitaire entre les deux pays dans le cadre du cessez-le-feu ?

Alors que l'économie égyptienne pâtit d'une inflation galopante et de la pression israélienne, quels leviers le pays peut-il activer pour renforcer son poids diplomatique ?

M. Olivier Cadic. - Vous avez évoqué le barrage de la Renaissance sur le Nil, qui entre progressivement en service ; par ailleurs l'Égypte a envoyé des troupes en Somalie. Quels ont été les commentaires de vos interlocuteurs à cet égard ?

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - La question de l'aide humanitaire n'était pas au centre de notre mission d'information. Au moment où nous étions en Égypte, on ne parlait pas encore de reconstruction. L'enjeu était plus immédiat ; l'Égypte acceptait d'accueillir des blessés dans une zone tampon, mais la situation sur le terrain était très complexe. De plus, l'Égypte souhaite avant tout éviter un afflux supplémentaire de réfugiés, après la vague de migration venue du Soudan. Il faut également noter que les Palestiniens en Égypte n'ont pas le statut de réfugiés, et que les autorités n'ont pas l'intention de le leur octroyer. La reconstruction sera discutée par les partenaires arabes ; elle n'impliquera pas seulement l'Égypte.

M. François Bonneau, rapporteur. - Le sujet du barrage de la Renaissance a très souvent été évoqué par nos interlocuteurs. C'est un point très sensible. L'Égypte et l'Éthiopie n'iront pas jusqu'à la guerre ; mais dans tous les conflits régionaux - Somalie, Soudan - les deux pays s'opposent. Il y a également d'autres influences étrangères au Soudan. La tension n'est pas près de retomber, car l'accès à l'eau est une question vitale pour les Égyptiens.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Je vous remercie pour votre présentation très détaillée.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

La réunion est close à 12 h 15.