Mardi 4 mars 2025
- Présidence de Mme Micheline Jacques -
Lutte contre la vie chère dans les outre-mer - Table ronde sur l'aide au fret
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de nos travaux sur la lutte contre la vie chère, dont l'objectif est d'aboutir à des recommandations en avril prochain, et après nos tables rondes de la semaine dernière sur les dépenses automobiles et le commerce en ligne, nous examinons aujourd'hui la question de l'impact du coût du fret.
C'est un sujet crucial pour nos territoires isolés et éloignés qui a été évoqué à plusieurs reprises lors de nos précédentes auditions. Sur la question du fret, je vous rappelle que deux rapporteurs ont été désignés, Teva Rohfritsch et Jocelyne Guidez.
Pour nous éclairer, nous accueillons donc :
- en visioconférence, M. Patrick Guillaumin, directeur général adjoint pour les affaires européennes au conseil régional de La Réunion (en visioconférence) ;
- et en présentiel, M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint d'Eurodom.
Messieurs, nous vous remercions vivement d'avoir répondu à notre invitation. Nous nous interrogeons en effet beaucoup sur les effets des aides au fret.
Dans quelle mesure les aides actuelles permettent-elles de lutter contre la vie chère ? Comment impactent-elles les coûts de revient ?
Les aides au fret n'entretiennent-elles pas des relations commerciales trop orientées vers l'Hexagone et l'Union européenne ? Ne devraient-elles pas être réorientées vers les échanges régionaux ?
Voici quelques-unes de nos interrogations. Nous allons vous laisser la parole pour votre présentation à tour de rôle sur la base du questionnaire qui vous a été transmis en amont.
Vous avez chacun une dizaine de minutes pour votre exposé liminaire.
Je demanderai ensuite à nos rapporteurs de poser leurs questions et enfin je laisserai à nos autres collègues le soin de vous interroger.
M. Patrick Guillaumin, directeur général adjoint pour les affaires européennes au conseil régional de La Réunion. - Je vous remercie de me donner l'opportunité d'aborder ce sujet complexe. Fort de mon âge et de mon expérience, je tenterai d'apporter un éclairage sur plusieurs décennies de débats concernant la vie chère, mais aussi l'octroi de mer, la production locale, l'insertion régionale et beaucoup d'autres sujets.
La Région Réunion s'intéresse de près à ces questions depuis 1989. Je me concentrerai sur l'aide au fret, telle qu'elle a été mise en place et cofinancée par l'Union européenne.
Au cours de la période 2007-2013, l'État a créé pour les régions ultrapériphériques (RUP) une allocation spécifique qui permettait de financer ces dispositifs et a été reconduite par la suite. Parallèlement, un encadrement des aides dites « au fonctionnement » en a facilité l'agrément au niveau européen.
À cet égard, il convient de noter que des aides au fret existaient bien avant leur financement par l'Union européenne, notamment sur certaines matières premières, avant d'être intégrées dans le régime spécifique d'approvisionnement agricole (RSA).
Cela étant, l'aide au fret dont je parlerai est incompatible avec le régime spécifique d'approvisionnement et ne peut pas concerner les mêmes produits. À La Réunion, il a été décidé de la focaliser sur le soutien à la production locale, dans les limites des possibilités offertes par l'Union européenne.
La cible de ces aides est constituée des entreprises de transformation, d'une part pour leurs intrants participant au processus de production, d'autre part pour leurs exportations initialement limitées à la France continentale, puis étendues à l'Europe. En 2007-2013, la réglementation communautaire n'autorisait pas la mise en place de ce dispositif sur des frets d'autres zones, comme l'océan Indien ou le Pacifique.
En tant qu'autorité de gestion, nous avons reconduit ce dispositif à deux reprises, tout en essayant de le simplifier. Il demeure cependant complexe au regard des pièces à produire. Sur la période 2014-2020, nous avons certifié 80 millions d'euros de dépenses de fret. 90 % concernent l'import, avec un taux de subvention de 50 %. Pour l'export, le taux de subvention est de 60 %, compte tenu d'un abondement de la Région à hauteur de 10 %.
Pour 2021-2022, nous avons mis en place un dispositif de relance post-Covid en augmentant exceptionnellement le taux d'aide au fret à 100 %. Le montant des dépenses certifiées sur ces deux années s'est élevé à 38 millions d'euros. Cette augmentation significative s'explique par la volonté de soutenir nos entreprises industrielles face à la hausse significative des tarifs de fret dans le monde entier à partir de fin 2021, qui ont été multipliés par trois, voire quatre.
Nous avons reconduit le soutien dans le programme en cours, approuvé fin 2022, en revenant à un taux de subvention de 50 %. Les niveaux de subventions sont aujourd'hui équivalents à ceux de 2014-2020.
Pour les intrants, 100 à 120 entreprises sont éligibles, dans le cadre d'une gestion au fil de l'eau. Chacune d'entre elles peut déposer un dossier.
Dès 2020, nous avons mis en place un système de coût forfaitaire, approuvé par l'Autorité d'audit et la Commission européenne, qui simplifie considérablement les procédures pour les entreprises. Ce forfait est calculé en fonction des coûts antérieurs indexés sur un indice de fret international.
Concernant l'aide d'État au fret, une étude a été réalisée. Il semble que les dispositifs aient varié selon les territoires ultramarins. À La Réunion, l'État n'a pas souhaité être co-financeur du dispositif du Fonds européen de développement régional (FEDER) et n'a financé qu'une petite partie des dossiers.
Nous n'avons pas d'autres dispositifs d'aide au fret, à l'exception d'aides ponctuelles pour des événements comme le Salon de l'Agriculture. Nous ne finançons pas les intrants couverts par le régime spécifique d'approvisionnement (RSA), comme les produits agricoles.
Nous réfléchissons à ouvrir le dispositif aux pays tiers, notamment pour des marchés de proximité.
En conclusion, l'aide au fret vise à renforcer le potentiel de production de nos entreprises. Nous espérons qu'elle a un effet sur la vie chère, mais nous ne pouvons le quantifier. En effet, si son montant est significatif (38 millions d'euros de subventions en deux ans), elle ne représente qu'environ 2 % du chiffre d'affaires des entreprises concernées.
M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint d'Eurodom. - Mon approche sera plus macroéconomique et se concentrera sur les deux premiers points du questionnaire qui nous a été communiqué, à savoir les causes de la crise actuelle autour de la vie chère et les principaux outils destinés à y répondre.
La vie chère est une réalité incontestable dans les outre-mer. Les statistiques confirment les écarts de prix significatifs avec l'Hexagone, particulièrement dans les départements d'outre-mer. Le différentiel global de 15 % atteint jusqu'à 40 % dans le domaine alimentaire. Cet écart sur l'alimentaire s'explique principalement par le poids du fret.
En effet, les coûts de fret et d'approche peuvent augmenter de 50 % le prix d'un chargement de faible valeur, comme des pâtes. En revanche, pour des produits à forte valeur ajoutée comme des smartphones, l'impact du fret est négligeable. Cette explication, bien que simple, est essentielle pour comprendre la problématique de la vie chère dans les territoires ultramarins.
Les causes de la vie chère sont bien documentées dans de nombreux rapports, notamment ceux de l'Autorité de la concurrence de 2009 et 2019. Ils soulignent que l'éloignement, l'insularité et l'étroitesse des marchés engendrent des surcoûts conséquents, partiellement compensés par les aides publiques. Certains surcoûts, comme le fret, demeurent cependant en question.
À mon sens, la crise sociale actuelle s'explique par une inflation plus rapide que l'augmentation des salaires depuis trois ou quatre ans. Selon l'INSEE, les prix à la consommation ont augmenté de 10 % entre 2020 et 2023 dans l'ensemble des départements d'outre-mer. Les hausses sont encore plus marquées sur l'alimentaire.
Cette situation affecte particulièrement les familles modestes, surtout dans ces territoires où la pauvreté est déjà cinq à dix fois plus élevée que dans l'Hexagone : aux Antilles et en Guyane, une personne sur cinq vit sous le seuil de pauvreté ; le taux est de 16 % à La Réunion et de 40 % à Mayotte. Une variation de quelques centimes sur des produits essentiels a un impact considérable, surtout dans le secteur privé, puisque les agents publics bénéficient d'une prime de vie chère qui les protège mieux.
Le coût de la vie dépend non seulement du niveau des prix, mais aussi du taux d'emploi et du niveau des revenus. Pour lutter contre la vie chère, il faut ainsi agir sur deux paramètres : les prix et le taux d'emploi, donc les revenus.
Concernant les rémunérations, une réflexion approfondie est nécessaire, en particulier pour les bas salaires. Les entreprises locales font face à un contexte difficile, dont témoigne le nombre élevé de défaillances. De plus, la production industrielle locale verse à poste équivalent des salaires 10 à 15 % plus élevés que dans l'Hexagone.
Pour lutter contre la vie chère, l'amélioration de l'environnement fiscal, social et réglementaire des entreprises qui embauchent dans les départements d'outre-mer constitue une priorité.
Certaines pistes, comme la mise en place de zones franches sociales, peuvent être étudiées, bien que leur impact puisse s'avérer limité par les exonérations sociales sur les bas salaires, encore renforcées dans les outre-mer.
Le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), instauré sous la présidence de François Hollande, était une mesure efficace. Cette aide directe aux entreprises, proportionnelle à leur masse salariale, bénéficiait à celles qui embauchaient. Elle présentait l'avantage de ne pas reposer sur des exonérations de cotisations sociales et permettait ainsi de continuer à alléger le coût du travail pour les entreprises qui n'en versaient plus. Une telle approche pourrait constituer une réponse intéressante aux problématiques de salaire des départements d'outre-mer. À titre d'information, le coût total du CICE s'élevait à l'époque à 290 millions d'euros pour l'ensemble des départements d'outre-mer.
Concernant les prix, il est nécessaire de s'attacher aux coûts d'approche et de transport. En effet, selon le protocole conclu en Martinique le 16 octobre 2024, 67 % des différentiels de prix entre l'Hexagone et la Martinique sont imputables aux frais d'approche. Il convient à cet égard de souligner la contribution de la filière banane des Antilles qui limite les coûts liés au retour de conteneurs vides vers l'Hexagone.
M. Manuel Valls a ainsi saisi l'Inspection générale des finances afin qu'elle propose des mesures opérationnelles de réduction des frais d'approche. Sur la base des produits visés par le protocole de lutte contre la vie chère en Martinique, les professionnels du secteur estiment qu'une aide d'environ 100 millions d'euros serait nécessaire pour neutraliser ces frais dans l'ensemble des départements d'outre-mer.
Une aide diminuant ou neutralisant les frais d'approche devrait viser les produits de première nécessité non concurrents de la production locale. Le cadre devrait en être fixé nationalement et les modalités de mise en oeuvre négociées localement, département par département, avec les représentants de la production locale. De fait, une trop forte réduction des coûts d'approche pourrait compromettre la compétitivité relative de la production locale. Il est indispensable de trouver un équilibre entre les prix et l'emploi.
L'octroi de mer est lié au sujet du fret puisqu'il s'applique aux marchandises à l'import. Son fonctionnement est parfois critiqué dans les débats sur la vie chère.
Pour atténuer l'impact sur les prix, l'État a accepté de réduire de moitié, voire de supprimer la TVA associée à l'octroi de mer. L'objectif est d'assurer une équivalence entre le taux de TVA hexagonal et le total de l'octroi de mer + TVA des outre-mer. À cet égard, il convient d'observer que les services, soit deux tiers de la consommation des ménages, ne sont pas concernés par l'octroi de mer et bénéficient donc de la réduction de TVA sans contrepartie.
Il est vrai qu'en période de forte inflation comme celle que nous connaissons actuellement, l'octroi de mer, de même que la TVA, peut avoir un effet amplificateur à la hausse, puisque ces taxes sont exprimées en pourcentage du prix des produits. Dans cette situation, les collectivités locales pourraient toutefois réduire leurs taux d'octroi de mer pour maintenir un niveau constant de recettes. Cette flexibilité constitue un outil contracyclique efficace et rapide relevant d'une simple délibération de la collectivité concernée, alors que la modulation de la TVA nationale nécessite une loi de finances.
L'affaiblissement de l'octroi de mer serait préjudiciable, car 1,2 à 1,6 milliard d'euros seraient nécessaires pour compenser annuellement les pertes de recettes des collectivités des DROM. Il est peu probable que l'État accepte de combler ce manque sans contrepartie. Dans un rapport du 5 mars 2024, la Cour des comptes a estimé que le maintien des recettes actuelles impliquerait d'augmenter le taux de TVA à 20 % en Guadeloupe et Martinique ; il passerait à 16 % à La Réunion. Idem à Mayotte et à 15 % en Guyane où il est actuellement nul.
Dès lors, si quelques adaptations de l'octroi de mer peuvent être nécessaires, notamment pour atténuer ses effets en période de forte inflation, une réforme radicale risquerait d'entraîner des conséquences néfastes.
Pour conclure, je souhaiterais alerter le Sénat sur l'ETS (Emissions Trading System, Système d'échange de quotas d'émissions ») maritime et aérien. Compte tenu de leur éloignement, les DROM sont particulièrement exposés à la mise en oeuvre de cette taxe carbone européenne, prévue par la directive (EU) 2023/959. S'ils en sont exemptés jusqu'au 31 décembre 2030, cette taxe constitue un enjeu majeur pour le coût du fret, le coût de la vie et la continuité territoriale. Il convient à notre avis de s'en préoccuper sans tarder avec nos partenaires européens.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Pourriez-vous rappeler quel est le taux actuel de TVA ?
M. Benoît Lombrière. - À taux plein, il est de 8,5 % en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion. Il est de 0 % en Guyane et à Mayotte. Ces disparités s'expliquent par l'histoire.
Personnellement, je serais favorable à un alignement de tous les territoires sur le taux de la Guyane et de Mayotte.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Les aides au fret n'entretiennent-elles pas des relations commerciales trop orientées vers l'Hexagone et l'Union européenne ? Ne devraient-elles pas être orientées vers les échanges régionaux ?
Des propositions ont été faites il y a quelques années, notamment de la part de la préfecture de Martinique, et encore récemment, en faveur d'une aide au fret sur les produits de première nécessité. Que pensez-vous de sa faisabilité ? Le document administratif unique (DAU) permet-il de la cibler aussi finement ?
M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Je souhaiterais tout d'abord connaître votre avis sur l'idée d'une TVA régionale, un temps évoquée par la Cour des comptes.
Ensuite, bien que je comprenne l'intérêt de moduler les taux d'octroi de mer pour maintenir des recettes constantes en période d'inflation, je m'interroge sur la capacité du monde économique à s'adapter à une fluctuation des taux de taxation. La Cour des comptes a-t-elle examiné cet aspect opérationnel ?
Par ailleurs, comment améliorer la complémentarité entre les dispositifs européen et national d'aide au fret, alors que le dispositif d'État semble rencontrer moins de succès ?
Enfin, en tant que représentant d'une collectivité du Pacifique avec un statut de Pays et territoire d'outre-mer (PTOM), je souligne que nous sommes également confrontés à des surcoûts importants liés à l'éloignement, notamment sur l'alimentaire où l'écart atteint 51 %. Quelles solutions pourraient-elles être envisagées concernant ces territoires qui ne bénéficient pas des dispositifs FEDER ?
En effet, la compétence juridique de la Collectivité en la matière n'empêche pas l'État de participer à la réduction du coût de la vie dans nos territoires, comme il le fait dans d'autres domaines sous forme de contrats de développement ou d'autres dispositifs conventionnels. Bercy écarte souvent cette possibilité en invoquant le statut d'autonomie, mais il me semble que le sujet mérite d'être approfondi, sauf à admettre l'existence d'une double citoyenneté française, ce qui n'est pas ma position.
J'aimerais ainsi connaître votre point de vue sur le principe d'une aide, d'un subventionnement ou de dispositifs innovants pour soutenir l'effort des collectivités françaises du Pacifique - Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et Polynésie française - sur ces questions qui nous touchent encore plus durement que les Antilles ou La Réunion. Sans pour autant négliger ces dernières, je ne vois pas pourquoi nos statuts nous excluraient de ces débats.
M. Benoît Lombrière. - L'État a pleinement compétence pour intervenir sur le Pacifique, par le biais notamment de contrats de développement. Encore faut-il que la lutte contre la vie chère soit une priorité pour les deux parties qui négocient. Je ne doute pas que ce soit le cas pour l'État.
À l'échelon européen, les financements destinés au soutien des collectivités du Pacifique proviennent principalement de ce qu'on appelait le FED, devenu ensuite le DAO, et maintenant le DAOG (Décision d'association pour les outre-mer et le Groenland). Je souhaiterais vous alerter sur la tentation de Bruxelles de réorienter une partie importante des fonds vers le Groenland, pour se défendre face aux ambitions expansionnistes du président des États-Unis. Je vous recommande vivement d'aborder ce sujet lors de votre prochaine visite à Bruxelles avec la commission des affaires européennes.
Par ailleurs, concernant toujours le Pacifique, je signale l'existence d'une aide, non mobilisée à ma connaissance, de 2,8 millions d'euros dans les crédits d'intervention du programme 149 du ministère de l'Agriculture, destinée au développement de l'agriculture en Guyane et dans les collectivités d'outre-mer. Cette aide pourrait être utilisée pour renforcer la sécurité alimentaire en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna, ou pour alléger temporairement le coût des intrants destinés à la transformation locale.
Concernant la juxtaposition entre le dispositif national et communautaire, M. Guillaumin sera certainement plus précis. Cependant, le dispositif fonctionne très bien à La Réunion, qui assure presque seule le financement. En revanche, il est jugé trop long et complexe aux Antilles et en Guyane en raison de la multiplicité des financeurs.
Quant à la TVA régionale, quelle que soit sa dénomination (octroi de mer, TVA classique ou TVA régionale), le résultat pour le consommateur est identique, car le financement des collectivités requiert 1,6 milliard d'euros.
Enfin, la question de faire fonctionner l'octroi de mer comme une TVA est complexe. Elle mériterait une discussion plus approfondie, notamment quant à ses conséquences pour la production locale si elle devient récupérable. Il serait alors probablement nécessaire d'augmenter les taux de protection, mais la question devient rapidement technique. En tout état de cause, une TVA régionale impliquerait une taxation de tous les biens et services, alors qu'actuellement les services ne sont pas taxés en Guyane ou à Mayotte, ni par l'octroi de mer ni par la TVA.
Concernant la modulation de l'octroi de mer, une modification fréquente applicable aux produits locaux qui passent régulièrement la douane serait complexe. En revanche, la difficulté me semble surmontable pour la plupart des autres taux qui constituent la majeure part du budget.
M. Patrick Guillaumin. - Comme fonctionnaire territorial en poste, je ne bénéficie pas de la même liberté d'expression que Benoît Lombrière. Cependant, la Région Réunion partage son opinion concernant l'octroi de mer. Après le temps des illusions vient celui de la réalité. Or celle-ci relève principalement de causes structurelles.
La Réunion ne gère pas l'octroi de mer comme les autres départements d'outre-mer. Son rendement étant deux fois plus faible que celui de la région ayant le rendement le plus élevé, son impact sur les prix est deux fois plus faible.
À ce propos, je ne partage pas l'avis de Benoît Lombrière sur l'octroi de mer variable. Malgré l'inflation de 2024, liée notamment au cyclone Belal de janvier 2024, la recette d'octroi de mer à La Réunion a baissé en valeur absolue et encore plus en valeur constante. Il est assez rare qu'un prix soit multiplié par deux. Je ne l'ai observé qu'une fois, sur le prix du fret entre fin 2021 et 2023. À cet égard, l'impact du coût du fret sur l'économie des départements d'outre-mer mériterait d'être examiné, car il est probablement comparable à celui de l'octroi de mer.
L'octroi de mer est un outil dynamique, flexible et plus complexe qu'on ne le pense. Nous avons ainsi décidé unilatéralement en décembre 2024 de baisser ou d'annuler des taux d'octroi de mer sur des produits de première nécessité, en espérant que l'État pourrait l'accompagner d'une TVA à 0 %, ce qui n'est pas encore le cas à La Réunion. Dans une logique de développement durable, nous avons également appliqué des taux zéro ou réduits sur l'ensemble des produits électroménagers à faible consommation d'énergie.
À votre question sur l'accentuation de l'ancrage régional de l'aide au fret, je répondrai positivement, que ce soit à long, à moyen ou à court terme. À cet égard, l'extension de l'aide au fret sur les intrants provenant de la zone présente de réelles perspectives. Nous défendons depuis longtemps l'insertion régionale des économies ultramarines. Il est en effet plus logique de s'approvisionner à proximité plutôt que de faire systématiquement parcourir 10 000 kilomètres aux produits.
À titre d'exemple, certaines initiatives ont été prises, notamment sur des produits du bâtiment, pour alléger les normes de l'Union européenne. Le renversement des flux prendra certainement du temps et ne concernera que certains flux.
Concernant l'aide sur les produits de première nécessité, nous sommes plus interrogatifs. Sauf pour des produits de très faible valeur, l'annulation de tous les coûts (fret, approche, transitaire...) aurait un impact minime sur les prix. De plus, l'introduction massive de subventions dans ce domaine entraînerait probablement un encadrement des prix. Le Régime spécial d'approvisionnement en témoigne. En outre, il faudrait cibler des produits locaux qui ne concurrencent pas la production locale. Or, celle-ci ne fournit pas tous les biens en qualité et marque, même si les produits sont souvent substituables entre eux. Ainsi, un consommateur peut considérer qu'un produit est de première nécessité et doit être subventionné, alors qu'il n'est pas produit localement et qu'il est concurrencé par un produit local de substitution. Le sujet ferait donc débat.
Sur la complémentarité des aides nationales
et communautaires, l'étude citée par
Benoît
Lombrière sur l'utilisation des aides de l'État au fret est
très instructive. La consommation de ces aides a été
effectivement assez faible à La Réunion, les entreprises
industrielles bénéficiant par ailleurs d'une aide
régulière. La complémentarité est actuellement
limitée.
En la matière, il serait préférable de discuter, territoire par territoire, avec les acteurs de la distribution, de la production et les consommateurs pour mettre en place des dispositifs complémentaires et cohérents, plutôt que de juxtaposer des aides qui se cumulent de manière inefficace.
Mme Micheline Jacques, président. - Je souhaiterais savoir si le retour à vide d'un conteneur augmente le coût du transport maritime de fret.
M. Patrick Guillaumin. - Les prix dans le transport maritime sont particuliers et complexes, mais la réexportation d'un conteneur vide pèse sur le coût. Celui-ci peut être atténué par le recours à des conteneurs frigorifiques ou par le transit dans des ports qui ont besoin de conteneurs pour l'exportation.
M. Benoît Lombrière. - Concernant les relations dans la zone, il est juridiquement possible de transformer l'aide du RSA en aide à l'acheminement des produits finis destinés à l'alimentation humaine. L'exemple des Canaries en témoigne. Cependant, cette option poserait rapidement un problème budgétaire. En effet, le RSA n'impacte pas le budget national, puisqu'il s'agit intégralement d'une aide communautaire. Cette aide est cependant plafonnée par le Règlement du Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI). Le déplafonnement impliquerait une révision du Règlement et un abondement par des crédits nationaux.
Par ailleurs, j'observe que le Sénat, tout comme l'Assemblée nationale, a voté une augmentation du budget du RSA dans le cadre du projet de loi de finances 2025. Or cette mesure ne se concrétise pas, car le ministère de l'Agriculture invoque soit la nécessité d'un cofinancement par les collectivités locales, soit des contraintes budgétaires.
Mme Micheline Jacques, président. - Je tiens à saluer la participation active de notre collègue Laurent Duplomb qui est à l'origine de cette initiative. Je peux vous assurer que vous pourrez compter sur lui pour que le ministère de l'Agriculture fasse le nécessaire. Nous le soutenons dans cette démarche.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - L'intérêt du commerce régional a été évoqué. Nous savons qu'il peut être limité par l'état des liaisons maritimes, mais son développement est-il confronté à d'autres obstacles, douaniers, fiscaux ou normatifs ? Quelles mesures seraient-elles nécessaires pour les réduire ?
M. Patrick Guillaumin. - Concernant les normes, je pense que nous devrions poursuivre les actions concernant les produits du BTP et examiner dans quelle mesure déroger ponctuellement aux normes CE, sans compromettre la qualité et la sécurité de ces produits. Nous pourrions nous appuyer sur cet exemple et adopter une approche pragmatique par famille de produits, en définissant les priorités avec tous les acteurs, dans le respect des normes de qualité et de sécurité sanitaire liées aux produits alimentaires.
Le volet douanier n'est pas un réel souci dans notre zone. En effet, la plupart des États concernés disposent d'accords de partenariat économique (APE) ou de droits d'entrée quasi nuls, sinon nuls, avec peu de quotas. Au demeurant, nous pourrions surmonter ces freins, à condition qu'ils n'impactent pas la production locale.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci pour cet échange intéressant et éclairant. Nous restons à votre disposition si vous souhaitez nous apporter des éléments complémentaires par écrit.
Lutte contre la vie chère dans les outre-mer - Table ronde sur le fret maritime
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, pour notre seconde table ronde dédiée au fret maritime dans le cadre de la préparation du rapport de notre délégation sur la lutte contre la vie chère dans les outre-mer, nous allons entendre à présent :
- en visioconférence, M. Grégory FOURCIN, vice-président et directeur des lignes outre-mer de CMA-CGM qui est la troisième entreprise mondiale de transport maritime de conteneurs, et la première française ;
- en visioconférence, M. Louis COLLOMB, président du syndicat des transitaires de Guadeloupe (STCG) ;
- et en présentiel, M. Guillaume VIDIL, directeur général de la compagnie maritime Marfret.
Nous vous remercions donc vivement, Messieurs, pour votre disponibilité. Nous allons vous laisser la parole pour votre présentation à tour de rôle sur la base du questionnaire qui vous a été transmis en amont.
Comme vos prédécesseurs, vous avez chacun une dizaine de minutes pour votre exposé liminaire.
Je demanderai ensuite à nos rapporteurs de poser leurs questions et enfin je laisserai à nos autres collègues le soin de vous interroger.
M. Guillaume Vidil, directeur général de la compagnie maritime Marfret. - La compagnie maritime Marfret a été créée en 1951. À ses débuts, elle assurait des liaisons entre Marseille et Alger. Dans les années 1980, avec l'avènement du conteneur, nous avons commencé nos activités vers les Antilles. Nous sommes particulièrement attachés à cette destination et sensibles aux préoccupations de ses habitants comme à la problématique de la vie chère.
Sur ce sujet, Marfret a participé à de nombreux groupes de travail et tables rondes organisés par les services de l'État, notamment l'Autorité de la concurrence qui a publié en 2019 un document de référence, fondé sur des rapports de la DGCCRF, de la Direction générale des douanes, de la Direction générale des outre-mer et de la Direction régionale des finances. Selon ce document, l'incidence du fret maritime sur les prix finaux est inférieure à 5 %. En incluant les surcharges, manutention et carburant, cette proportion représente en moyenne 10 %. Dès lors, le transport maritime n'arrive qu'en septième position parmi les facteurs contribuant à la vie chère et ne fait pas l'objet de recommandations particulières de l'Autorité de la concurrence.
Depuis les années 1980-1990, Marfret a pu observer une baisse significative du coût du fret maritime : pour un conteneur de 40 pieds, le prix est passé de 12 000 euros à environ 2 500 euros. Sur les dix dernières années encore, la baisse du taux de fret vers ces destinations a été continue.
Deux facteurs principaux ont permis le maintien global de conditions économiques favorables.
Tout d'abord, Marfret a pu développer un fret retour significatif, notamment en fruits tropicaux et poissons congelés, grâce aux efforts des armateurs et à l'extension de l'itinéraire vers des destinations continentales en Amérique centrale (Colombie, Costa Rica, Panama et Équateur). Cet itinéraire complexe et équilibré a permis une stabilité tarifaire aux Antilles.
En second lieu, les compagnies maritimes ont consenti un effort d'investissement continu dans un matériel nautique récent, énergétiquement efficient et adapté aux contraintes spécifiques des ports ultramarins, comme la barrière de corail à Papeete ou une rivière peu profonde en Guyane. Ces facteurs ont démontré leur effet stabilisateur entre 2020 et 2022 lors de la crise sanitaire mondiale. Nos navires en propriété ont alors préservé les départements et territoires d'outre-mer de l'explosion du marché de l'affrètement et du prix du conteneur.
De plus, les Antilles bénéficient d'un niveau de desserte exceptionnel, au coeur d'un dispositif de transport entre le nord de l'Europe, la Méditerranée et l'Amérique centrale. À notre connaissance, cette configuration est unique pour un marché aussi étroit. Cette intensité capitalistique déployée par les compagnies maritimes, à flux tendu et avec une fréquence hebdomadaire, procure aux opérateurs économiques locaux une grande flexibilité dans la gestion des approvisionnements et une réduction des coûts d'immobilisation et de stockage, les navires faisant désormais office d'entrepôts.
Cependant, la situation reste fragile. Le marché est étroit, les taux de fret sont très bas, les conditions de manutention sont coûteuses et les difficultés économiques et sociales liées aux destinations d'outre-mer ont déjà découragé plusieurs compagnies, telles One en 2009, WEC Lines en 2014, Geest Line en 2018 et Maersk en 2023.
La desserte des outre-mer reste un défi pour un transporteur maritime en raison des longues distances et des contraintes réglementaires. Marfret reste très attachée à ces destinations qui constituent l'essentiel de son fonds de commerce. Cependant, la mise en place de mécanismes de diminution des recettes représente une menace existentielle pour l'entreprise qui a atteint la limite de sa capacité à absorber la baisse des taux de fret.
Notre compagnie maritime maintient son fort engagement historique envers les importateurs antillais. Nous sommes convaincus que le développement de la production locale dans les territoires ultramarins est essentiel pour dynamiser l'économie, créer de l'emploi et réduire la dépendance aux importations. À cet égard, l'intégration régionale est un élément clé du développement des outre-mer. Les économies de Guadeloupe et de Martinique ont besoin l'une de l'autre pour surmonter l'étroitesse de leurs marchés domestiques.
Marfret contribue à cette intégration
depuis les années 2000 avec sa ligne Ferrymar, qui assure une liaison
hebdomadaire entre la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Martin et
Saint-Barthélemy. Pour stimuler ces échanges, nous avons
organisé le 5 juin dernier en Martinique le premier Ferry Forum
réunissant les acteurs de l'industrie et de la production martiniquaise
ainsi que guadeloupéenne. Dans le même esprit, nous avons
récemment adhéré à l'association Coeur de
Martinique et prévoyons de soutenir une initiative similaire en
Guadeloupe. En novembre prochain, nous organiserons la deuxième
édition du Ferry Forum en Guadeloupe, avec l'intention d'en faire un
événement annuel.
M. Grégory Fourcin, vice-président et directeur des lignes outre-mer de CMA-CGM. - Au sein du groupe CMA-CGM, je suis responsable des lignes touchant le continent sud-américain, les outre-mer et l'Océanie.
Notre groupe est un acteur historique dans les outre-mer, présent depuis 150 ans par le biais de la CGM. Aujourd'hui, nous desservons neuf territoires ultramarins : la Martinique, la Guadeloupe, La Réunion, Mayotte, la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, la Guyane, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. En tant que leader français du transport maritime, nous assurons un lien vital avec l'Hexagone pour l'importation de biens essentiels comme pour le soutien aux exportations locales. Nous contribuons ainsi à l'économie et à l'emploi.
L'engagement du groupe dans ces territoires s'est
récemment illustré dans la participation au « pont
maritime » entre La Réunion et Mayotte à la suite du
passage de Chido, puis entre Mayotte et la Réunion après le
passage du cyclone Garance ce week-end à la Réunion. En avril
2021, nous avons gelé les taux de fret pendant la crise du Covid. Entre
août 2022 et décembre 2023, nous avons institué une aide
pour le pouvoir d'achat de
750 euros par conteneur pour toutes les
importations vers les outre-mer, soit un effort de 122 millions d'euros. Nous
avons participé récemment aux discussions sur la vie chère
en Martinique et sommes constamment à l'écoute des
autorités locales et nationales.
Comme l'indiquait M. Vidil, le fret maritime représente 5 % du coût d'achat des produits, selon le dernier rapport de l'Autorité de la concurrence de 2019. Les marchés ultramarins sont caractérisés par leur étroitesse et une forte dépendance à l'importation, de l'ordre de 88 % des échanges. Face à ces enjeux et pour lutter contre la vie chère, nous sommes à votre écoute pour étudier une démarche collective impliquant l'ensemble des acteurs économiques et institutionnels. Nous restons ouverts à des solutions concrètes et équilibrées, permettant de répondre aux attentes locales tout en garantissant la viabilité du modèle économique.
Notre engagement envers les outre-mer s'étend au-delà des enjeux économiques. À travers la fondation CMA-CGM, nous soutenons des initiatives locales dans le sport, la culture et la solidarité. Nous luttons contre la précarité alimentaire, avec plus d'un million de repas distribués avec la Fédération française des banques alimentaires et 300 000 repas fournis via l'association Andès, auxquelles nous apportons un soutien logistique en transport maritime. Nous avons mis en place des programmes solidaires (Conteneurs d'espoir) et notre incubateur social (Le Phare) finance des projets à fort impact social, au nombre de six en 2024 et 2025. Nous avons également noué des partenariats stratégiques avec la Sécurité civile, notamment pour l'envoi de cinquante conteneurs à Mayotte, ou avec le Service militaire adapté (SMA), pour permettre une installation professionnelle durable de 400 jeunes Ultramarins. Cette action sera étendue à 50 jeunes Mahorais à la suite de Chido.
Je suis à votre disposition pour discuter des impacts de la vie chère et pour partager notre vision ainsi que nos propositions de réponse.
M. Louis Collomb, président du syndicat des transitaires de Guadeloupe. - En préambule, j'attire votre attention sur le fait que nous sommes en pleine période de carnaval en Guadeloupe et qu'il serait souhaitable de prendre en considération toutes les dimensions, y compris culturelles, des outre-mer. Du fait de mon implication dans l'événement, je n'ai pas pu préparer d'intervention formalisée.
Je préside le Syndicat des transitaires et commissionnaires de la Guadeloupe. La profession compte 25 membres, dont les plus importants adhèrent à notre syndicat.
La crise n'a pas impacté la Guadeloupe de la même façon qu'en Martinique. Bien que consciente des problèmes de prix, notre population s'est abstenue de comportements qui n'ont pas réglé les difficultés.
Je remercie le Sénat de se pencher sur la question, bien que je reste assez pessimiste quant aux solutions. Il sera en effet difficile de gommer complètement l'impact de l'éloignement des 6 000 à 7 000 kilomètres qui nous séparent de l'Hexagone. Malgré le stockage en mer mentionné par Guillaume Vidil, certains secteurs, comme l'automobile, nécessitent toujours d'importants stocks locaux qui génèrent des coûts (immobilisation financière, surveillance des lieux de stockage, etc.). La continuité territoriale serait une autre solution, mais elle impliquerait de supprimer tous les coûts liés au transport, du départ de l'usine ou du fournisseur jusqu'à l'arrivée chez le client local. Cependant, je ne pense pas que les finances de l'État ou la volonté politique actuelle permettent de telles mesures.
Concernant la concurrence, il faut souligner que les réglementations, notamment européennes, appliquées à nos zones comme dans l'Hexagone, génèrent parfois des effets négatifs. À titre d'exemple, les conférences maritimes, supprimées par l'Union européenne sous prétexte de favoriser la concurrence, constituaient des lieux de négociation avec les compagnies maritimes sur les conditions de fret et de surcharge. Désormais, les compagnies sont libres de fixer leurs tarifs, bien qu'elles aient généralement maintenu des prix favorables pour les Antilles.
Un problème majeur pour notre profession réside dans une comparaison systématique avec l'Hexagone, voire la région parisienne, sans considérer nos voisins directs. Une étude sérieuse devrait comparer nos prix à ceux de nos voisins caribéens. À cet égard, il est intéressant de noter que des commerçants de Sainte-Lucie ou de la Dominique viennent acheter des produits dans nos supermarchés pour les revendre chez eux.
Il convient de rappeler le comportement responsable de compagnies attachées à nos îles, à la différence des compagnies asiatiques. À la suite des événements de Martinique, la conférence des compagnies transporteuses de véhicules d'Asie a ainsi décidé récemment de ne plus desservir l'île. Cette décision pourrait entraîner une augmentation de 1 000 euros par véhicule pour le transport vers la Martinique si ces véhicules transitent par la Guadeloupe. L'exemple souligne la complexité du transport et de la logistique dans notre région.
La concurrence fonctionne, mais au détriment des petits transitaires locaux qui disparaissent progressivement au profit des grandes sociétés, mieux armées face aux fortes contraintes imposées par la réglementation. On peut donc s'interroger sur la pertinence de faire disparaître nos entreprises locales au profit de sociétés nationales ou multinationales sur lesquelles nous aurons moins de prise.
Quant aux infrastructures portuaires, nous disposons en Guadeloupe d'un port fiable et bien équipé. Des investissements importants sont en cours avec CMA-CGM pour améliorer encore sa compétitivité. Ces améliorations devraient bénéficier à tous en termes de gain de temps et d'argent. Elles ont consisté en des développements techniques et informatiques, dans le cadre d'un système de gestion communautaire des marchandises (CCS) applicable à tous les départements d'outre-mer, qui facilite le suivi des marchandises et la liaison avec les douanes, dans les domaines maritime et aérien. Les frais portuaires suivent généralement l'évolution du coût de la vie, avec des augmentations régulières chaque année.
Concernant les procédures de dédouanement, nous subissons les modifications des codes communautaires et des fonctionnalités douanières. Les processus deviennent de plus en plus complexes pour nos petites entreprises. À titre d'exemple, le passage du Document administratif unique (DAU) à la « Nouvelle déclaration » comportera 120 données au lieu des 56 actuelles. Nous ne pourrons plus regrouper dans une même position douanière certains produits similaires. Pour un conteneur de marchandises diverses, incluant des pièces automobiles, de la quincaillerie, du matériel électrique, etc., nous établissons parfois des déclarations comportant quarante positions. Avec les nouvelles réglementations, ce nombre va quasiment doubler et augmenter considérablement le coût du travail afférent. Nous avons interrogé la Direction des douanes à ce sujet depuis plusieurs mois, sans obtenir de réponse.
Je poursuivrai avec la question relative aux intermédiaires. La chaîne de transport implique un fournisseur qui fabrique la marchandise, un transporteur qui la récupère à l'usine, un opérateur qui la prépare pour le chargement sur un navire, un autre qui la décharge à l'arrivée, un opérateur pour les formalités douanières, enfin un transporteur pour la livraison au client final. Chacun représente un métier spécifique et indispensable. L'idée de supprimer des intermédiaires est illusoire. Même les grands groupes qui ont des centrales d'achat ou des sociétés de transit dans l'Hexagone travaillent souvent avec des transitaires locaux. La concentration réelle est limitée à quelques cas exceptionnels. Même en cas d'intégration verticale, chaque entité doit générer des résultats et assurer sa survie.
Certaines pistes de réformes sont évoquées, comme la taxation à la valeur. Ces systèmes ont été supprimés depuis au moins trente ans, car ils favorisaient la fraude et impliquaient des contrôles. Le transport maritime a évolué et les inconvénients d'hier ne peuvent être réintroduits aujourd'hui. La vérification de l'exactitude des déclarations nécessiterait des moyens de contrôle conséquents qui impliqueraient l'ouverture et l'inspection des conteneurs.
Je conclurai sur les mesures récentes sur la TVA et l'octroi de mer. Je doute de leur efficacité en matière de réduction de coûts. Il s'agit d'un simple transfert qui n'augmente pas la richesse du pays. Ces mesures prises à la hâte compliquent la situation sans apporter de réel bénéfice. Elles permettront à l'État de modifier en permanence un système de TVA qui était stable depuis plusieurs années. Je pense que les conséquences négatives de ce type de décisions sont insuffisamment considérées.
Je vous remercie de m'avoir écouté et j'espère vous avoir apporté l'éclairage d'un professionnel expérimenté.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci pour votre intervention très complète et instructive. Je laisse maintenant passer la parole à nos rapporteurs.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Je souhaiterais savoir si le stockage assuré pendant quelques jours sur les navires avant déchargement et distribution ne se traduit pas par une perte financière.
M. Guillaume Vidil. - La desserte est désormais hebdomadaire. Cette réduction de la fréquence permet aux importateurs de compter sur l'arrivée régulière de leurs marchandises et de ne pas constituer de stocks coûteux. De plus, les compagnies maritimes accordent généralement une franchise de sept jours après le débarquement, au-delà desquels le stationnement des conteneurs dans l'enceinte portuaire devient payant. Il est fréquent que les importateurs, notamment aux Antilles, conservent les conteneurs chez eux pendant un certain temps avant de les vider et de les retourner au port.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - J'ai cependant constaté, notamment dans les grandes surfaces, que des rayons pouvaient rester vides parfois une semaine, avant d'être réapprovisionnés. N'est-il pas possible d'améliorer cette situation ?
M. Guillaume Vidil. - Comme transporteur maritime, je ne suis pas impliqué dans la distribution, mais il est vrai que les distributeurs devraient envisager de constituer une semaine de stock par précaution, malgré le coût que cela représente. Actuellement, une grève de la Fédération nationale des ports et docks (FNPD) affecte les ports hexagonaux et perturbe les escales des navires en Europe du Nord, d'où des retards potentiels dans les livraisons hebdomadaires.
Par ailleurs, les navires peuvent subir des problèmes météorologiques ou des avaries techniques.
Cela étant, nous avons observé au fil des années que nos clients grossistes ont de moins en moins de capacités de stockage.
M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Pour ma part, je souhaiterais tout d'abord avoir l'avis des transporteurs maritimes sur l'aide au fret. Pensez-vous qu'il faudrait davantage soutenir les opérateurs plutôt que les importateurs ? Comment optimiser l'aide publique dans ce domaine ?
Par ailleurs, quelle est votre vision sur le niveau de concentration du secteur et le nombre limité d'acteurs dans les outre-mer ? Dans le Pacifique, nous sommes confrontés à des défis liés à nos infrastructures portuaires, en raison de l'augmentation de la taille des navires. Cette évolution aura-t-elle une répercussion positive sur les prix ? Les petits acteurs auront-ils encore une place ?
M. Grégory Fourcin. - Concernant l'aide publique, il convient d'observer le faible impact du transport maritime et de l'aide au fret sur le coût de la vie.
Chez CMA-CGM, nous pensons qu'il serait bénéfique d'étudier des circuits d'approvisionnement plus courts, notamment dans le cadre d'une régionalisation. Ainsi, nous offrons déjà des possibilités d'approvisionnement pour les îles du Pacifique depuis l'Australie ou la Nouvelle-Zélande, qui sont plus proches que l'Hexagone.
Cette approche pourrait également être appliquée dans l'océan Indien. Par exemple, après le passage de Chido à Mayotte, l'eau minérale a été importée depuis l'Hexagone et La Réunion, alors qu'il aurait peut-être été plus rapide de chercher des sources d'approvisionnement plus proches. Un importateur a tenté d'importer de l'eau minérale de l'île Maurice, mais l'ARS l'a jugée non conforme, alors que les Mahorais manquaient cruellement d'eau.
Je pense que le législateur devrait se montrer plus flexible en matière de réglementation, même s'il s'agit de produits alimentaires ou de première nécessité. Pour certains produits, il serait nécessaire d'accélérer et de simplifier les procédures pour importer de plus près et réduire le coût de la vie. Pourquoi ne pas importer davantage de produits du Kenya ou du Mozambique vers Mayotte, qui disposent de produits de qualité ? La même problématique s'applique à La Réunion, pour des importations d'Afrique du Sud ou d'Asie.
Les Antilles importent massivement de l'Hexagone, malgré la possibilité de circuits plus courts, tels ceux que nous proposons depuis la Colombie ou le Costa Rica. Cependant, des contraintes douanières ou des nomenclatures empêchent l'importation de certains produits, comme des couches Pampers depuis la Colombie.
Par conséquent, un travail collectif pourrait être mené pour favoriser l'approvisionnement de proximité et réduire la facture pour le consommateur final.
Plusieurs opérateurs sont présents dans les différents ports ultramarins, tels que MSC, Maersk, CMA-CGM, Marfret, etc. Nous opérons sur des marchés limités en termes de taille et de pénétration. Nous ne pouvons pas offrir un service direct d'un point A à un point B et sommes contraints de multiplier les escales. En effet, le coût d'un trajet direct entre Le Havre et la Polynésie serait exorbitant. Notre ligne, désormais hebdomadaire au lieu de tous les 15 jours, part du Havre et de Dunkerque, passe par les États-Unis, le canal de Panama, la Nouvelle-Calédonie et Papeete, avant de revenir en Europe par l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le canal de Panama. La mise en place d'un tel circuit est extrêmement complexe et nécessite un rattachement à d'autres ports de destination pour optimiser la rotation.
Les infrastructures portuaires constituent un véritable enjeu dans les outre-mer. La situation y est variable. Nous sommes très satisfaits des développements futurs en Guadeloupe, car il est indispensable de disposer de ports ultramarins compétitifs. Il importe d'y généraliser le travail la nuit et le dimanche, mais aussi de disposer d'une main-d'oeuvre compétitive, alors qu'elle est généralement assez coûteuse dans les outre-mer.
De même, les frais portuaires constituent un frein à la compétitivité des compagnies maritimes. Entre les Antilles et la République dominicaine ou la Colombie, les écarts de frais sont de un à quatre. Nous pourrions vous transmettre les chiffres.
Nous maintenons des taux de fret stables dans les territoires et départements d'outre-mer, car nous sommes un transporteur responsable. En revanche, nos coûts continuent d'augmenter, qu'il s'agisse des frais portuaires, des charges d'affrètement des navires qui ont explosé depuis le Covid, du coût de l'acier pour la construction des conteneurs, des frais de location de conteneurs ou des coûts de manutention. Là aussi, nous pouvons vous communiquer des données si vous le souhaitez.
L'augmentation de la taille des navires n'entraîne pas automatiquement une baisse des tarifs de fret. En effet, nous devrons trouver d'autres marchés connexes pour remplir ces navires plus grands et potentiellement réduire les coûts de fret, pour la Polynésie par exemple. Ce calcul est plus complexe et sa mise en oeuvre plus délicate. Néanmoins, vous avez raison de souligner que notre objectif est d'utiliser des navires plus grands et d'accoster dans des ports plus importants et plus faciles d'accès. À cet égard, nous espérons voir résolue la difficulté d'accès au port de Papeete.
De fait, compte tenu des distances à parcourir, nous ne pourrons à l'avenir plus affréter de navires de petite taille, car ils seront considérés comme trop polluants au regard du nombre de conteneurs transportés. Ces nouvelles réglementations, notamment dans le cadre de l'Organisation maritime internationale (OMI), compliqueront la desserte des ports d'outre-mer, en particulier en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.
Mme Annick Petrus. - Saint-Martin est une collectivité d'outre-mer dont l'approvisionnement repose presque exclusivement sur l'importation. Cette dépendance au fret maritime est d'autant plus marquée que notre territoire subit une double insularité - d'une part, en tant qu'île éloignée des grands centres logistiques, d'autre part en tant que collectivité encore trop souvent rattachée au circuit de la Guadeloupe - sans toujours bénéficier d'une adaptation spécifique à ces contraintes.
Aujourd'hui, plusieurs évolutions risquent de fragiliser encore davantage cette chaîne logistique déjà sous tension : la suppression de la liaison maritime directe entre Le Havre et Philipsburg par CMA-CGM, qui impose désormais un transbordement en Guadeloupe ; le retard des travaux d'extension du terminal de Jarry, qui devrait jouer un rôle clé dans cette nouvelle organisation, mais dont l'arrêt du chantier pose désormais de sérieuses incertitudes ; enfin, l'absence d'alternatives clairement identifiées pour garantir la fluidité et la prévisibilité des flux d'approvisionnement vers Saint-Martin.
Ces éléments inquiètent les acteurs économiques locaux, car ils pourraient se traduire par un allongement des délais de livraison, une hausse des coûts logistiques et, in fine, une aggravation de la vie chère pour les Saint-Martinois.
Aussi, je vous poserai trois questions.
Avec la suppression de la liaison directe Le Havre-Philipsburg et les retards à Jarry, comment CMA-CGM garantit-elle que l'approvisionnement de Saint-Martin ne sera pas perturbé en termes de délais et de coûts ? Peut-on envisager une solution transitoire, comme le recours à des navires de plus petit tonnage, comme, me semble-t-il, après le passage de l'ouragan Irma ?
Le retard des travaux d'extension du terminal de Jarry met en péril le modèle de transbordement prévu pour Saint-Martin. Quelles mesures peuvent-elles être prises pour garantir un acheminement fluide des marchandises vers les îles du nord, malgré ces contraintes ?
Enfin, plutôt que de centraliser systématiquement l'approvisionnement à Jarry, ne serait-il pas envisageable d'explorer une alternative via d'autres ports caribéens pour garantir la régularité des flux vers Saint-Martin ? Quels sont les freins actuels à cette coopération régionale ?
Nous ne pouvons pas permettre que Saint-Martin devienne un angle mort de la logistique ultramarine. Il est urgent que des solutions soient apportées pour garantir la sécurité d'approvisionnement de mon territoire.
M. Grégory Fourcin. - La liaison Le Havre-Philipsburg demeure inchangée. Nous continuons d'opérer avec nos navires et le projet de transbordement en Guadeloupe est encore à l'étude chez nous. Aucune décision n'a été prise à ce jour et aucun communiqué n'a été émis concernant un changement de notre fonctionnement entre Le Havre et Saint-Martin. Si nous envisagions de modifier notre desserte ou notre fonctionnement, vous seriez la première informée, Madame la Sénatrice, et nous vous tiendrions étroitement au courant.
Notre objectif est d'offrir une solution performante et compétitive par rapport à l'existant. Aucune décision n'est pas prise, mais nous avons pris en compte les attentes des Saint-Martinois. Nous sommes toujours à vos côtés et nous le resterons.
La transformation du port de Jarry a effectivement connu certains retards, concernant notamment les portiques et l'allongement du quai. Cependant, ces travaux devraient normalement être finalisés avant la fin de l'année.
Quant à votre réflexion sur l'utilisation d'autres ports, il nous est apparu intéressant de passer par la Guadeloupe, qui reste très proche de Saint-Martin. Chaque semaine, un de nos navires assure la liaison avec Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Nous estimons que cette plateforme via la Guadeloupe fonctionne très bien actuellement. Néanmoins, nous sommes prêts à étudier et discuter avec vous d'éventuelles propositions alternatives.
Soyez assurée que Saint-Martin est au coeur de nos attentions.
M. Louis Collomb. - Les travaux de Jarry ont été partiellement interrompus sur une partie spécifique, en attendant l'arrivée de nouveaux pieux. Le chantier se poursuit, les difficultés se résorbent progressivement. Les premières modifications doivent être opérationnelles d'ici septembre.
Par ailleurs, après discussion sur l'extension des horaires de travail, le port de la Guadeloupe s'oriente vers une ouverture presque totale, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.
M. Guillaume Vidil. -
Je souhaite préciser que le « pont
maritime » Ferrymar, qui relie la Guadeloupe et la Martinique, fait
escale tous les samedis à Marigot. Il permet non seulement de relier
Saint-Martin à ses îles voisines, mais aussi d'offrir des
connexions de transbordement en provenance de Méditerranée ou
d'Amérique centrale.
Mme Micheline Jacques, président. - Parmi les points évoqués, j'adhère à l'exposé pragmatique de Grégory Fourcin sur la régionalisation. Notre délégation mène un travail sur le sujet depuis l'année dernière, avec un rapport sur la coopération régionale par bassin océanique. Je souhaiterais ainsi savoir si vous identifiez des freins au développement de lignes régionales, dans l'hypothèse où nous parviendrions à lever certains verrous normatifs permettant des échanges commerciaux dans la zone. J'ai été alertée sur le risque de pénuries conséquentes à Saint-Barthélemy le mois prochain en raison de la grève générale des dockers annoncée récemment.
Par ailleurs, vous avez souligné les contraintes liées au coût et à la disponibilité du foncier. Les marges de stockage sont très limitées et parfois coûteuses, lorsqu'il faut louer des dépôts comme à Saint-Barthélemy, où les conteneurs ne peuvent pas quitter le port. En outre, ce port est extrêmement exigu et la Collectivité prévoit des travaux d'agrandissement de la plateforme pour s'adapter à la nouvelle organisation mise en place par CMA-CGM.
Enfin, il nous avait été signalé lors d'une précédente audition qu'il n'existait pas de transferts inter-îles. Cela ne semble pas tout à fait exact. Il conviendrait donc de mieux informer certains acteurs, notamment les concessionnaires automobiles, sur les possibilités de transport et de transfert des véhicules.
M. Guillaume Vidil. - Pour rebondir sur les propos du sénateur de la Polynésie sur la place des petits acteurs, je soulignerai que Marfret est une PME.
Nous restons à votre disposition pour étudier des lignes régionales. Nous sommes un transporteur de proximité et notre pont maritime entre la Guadeloupe et la Martinique accepte les véhicules légers. De fait, les armateurs asiatiques ne font souvent qu'une escale en Guadeloupe et recourent à nos services pour la distribution vers les autres îles, Martinique et îles du nord.
M. Grégory Fourcin. - La régionalisation est pour nous un élément critique. Les services que nous offrons en sus des services normaux sont localement méconnus. Par exemple, certains ignorent que nous desservons le Costa Rica, la Colombie et la Jamaïque avant d'aller en Guadeloupe et en Martinique. De même, nous desservons les îles de l'océan Indien, Maurice, Madagascar, La Réunion et Mayotte. Cette régionalisation est fondamentale pour réduire les coûts d'approvisionnement des produits.
Nous avons également évoqué les nomenclatures et les limitations à l'importation.
Enfin, nous proposons notre soutien auprès des CCI et des conseils départementaux ou régionaux pour mener localement des actions. À titre d'exemple, la barrière de la langue constitue un obstacle vis-à-vis des fournisseurs d'États voisins.
Par conséquent, il importe de travailler ensemble. La mise en place de services régionaux et le développement de circuits courts d'approvisionnement impliquent davantage de formations et de propositions de la part des compagnies maritimes. Cela permettrait d'éviter les retards et les pénuries liés à des problèmes dans l'Hexagone, comme les grèves des dockers ou les intempéries qui ralentissent le transport maritime.
Mme Micheline Jacques, président. - Nos travaux sur le bassin de l'océan Indien nous ont conduits à déposer une proposition de résolution européenne qui sera ensuite défendue lors d'un déplacement de notre délégation à Bruxelles le 22 mai. L'idée consiste à travailler par bassin océanique notamment sur l'agroalimentaire, l'énergie ou la gestion des déchets.
Vos interventions confortent nos travaux sur ce sujet qui tient particulièrement à coeur à l'ensemble des élus de la délégation. Nous les poursuivrons dans ce sens et vous invitons à nous adresser par écrit toute information complémentaire.
M. Louis Collomb. - Parmi les obstacles au trafic régional, il convient aussi de mentionner les problèmes bancaires, sanitaires et phytosanitaires. À titre d'exemple, les conteneurs provenant de nombreux pays d'Amérique centrale ne peuvent pas entrer en Guadeloupe lorsqu'ils ont de la terre sur leur base.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci beaucoup à vous tous.
Jeudi 6 mars 2025
- Présidence de Mme Micheline Jacques -
Lutte contre la vie chère dans les outre-mer - Audition de Mme Johanne Peyre, présidente de l'autorité polynésienne de la concurrence
M. Teva Rohfritsch, président, rapporteur. - Mes chers collègues, Micheline Jacques, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, vous prie de bien vouloir excuser son absence. En déplacement vers Saint-Barthélemy, elle s'apprête à participer à une réunion importante au sein du conseil territorial.
En ma qualité de vice-président de notre délégation, j'ai l'honneur de la représenter afin de conduire nos auditions consacrées à la lutte contre la vie chère. Aujourd'hui, celles-ci portent sur la situation de deux territoires du Pacifique : la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie.
Nous aurons ainsi le plaisir d'entendre, par visioconférence, deux présidents d'autorités de la concurrence :
- Mme Johanne Peyre, pour la Polynésie française ;
- M. Stéphane Retterer, pour la Nouvelle-Calédonie.
Madame, nous vous remercions sincèrement d'avoir répondu à notre invitation et de nous accorder de votre temps.
Comme vous le savez, la délégation a déjà organisé une dizaine d'auditions et de tables rondes, rassemblant une trentaine d'intervenants, en vue d'un rapport qui sera présenté début avril par mes collègues rapporteurs et moi-même.
Jusqu'à présent, nos travaux ont largement porté sur la situation dans les départements d'outre-mer (DOM), en résonance avec les récents événements en Martinique, tandis que les collectivités d'outre-mer (COM) demeurent confrontées à des écarts de prix encore plus marqués avec l'Hexagone.
À titre d'illustration, une étude de l'Institut de la statistique de la Polynésie française révèle qu'en 2022, le niveau des prix à la consommation y dépassait de 31 % en moyenne celui de la France métropolitaine, avec des écarts particulièrement significatifs sur les produits alimentaires.
Nous vous invitons, Madame la présidente, à exposer la situation en Polynésie française et à nous partager les recommandations de l'Autorité polynésienne de la concurrence (APC), qui fêtera les dix ans de son droit de la concurrence le 18 mars 2025.
Mes collègues et moi-même vous écoutons avec attention, et ne manquerons pas de solliciter des précisions à l'issue de votre propos liminaire.
Mme Johanne Peyre, présidente de l'autorité de la Polynésie française de la concurrence. - Je vous remercie sincèrement pour votre invitation et l'opportunité qui m'est offerte de partager l'analyse de l'APC sur la problématique de la vie chère en outre-mer, qui nous tient particulièrement à coeur.
Concernant mon intervention liminaire, il me semble pertinent d'organiser mon propos en suivant l'ordre des questions qui m'ont été transmises.
Concernant la présentation de l'APC et de ses prérogatives, je dirai que la Polynésie française jouit d'une large autonomie au sein de la République et dispose d'une compétence propre en matière de droit économique, incluant l'ensemble des questions relatives à la concurrence. Je profite de cette audition pour vous remercier vivement, M. le Vice-président, pour votre contribution à l'ouvrage édité par la revue Concurrences à l'occasion des dix ans de notre droit de la concurrence spécifique.
L'APC exerce trois missions principales : la détection et la sanction des pratiques anticoncurrentielles, le contrôle des concentrations, ainsi qu'un rôle consultatif auprès des pouvoirs publics. En outre, toute ouverture, création, extension ou modification d'enseignes d'une surface commerciale excédant 300 m² se trouve soumise à une autorisation préalable de l'APC.
L'APC rend une vingtaine de décisions par an, en dépit des moyens qui s'avèrent désormais largement insuffisants au regard des attentes et des enjeux de l'économie polynésienne. L'institution a été récemment réduite à cinq rapporteurs, entravant profondément le traitement des dossiers. En effet, la gestion des avis, des concentrations et des aménagements commerciaux requiert des délais contraints, ce qui enjoint nos rapporteurs à interrompre l'instruction des dossiers de pratiques anticoncurrentielles - nécessitant en moyenne deux ans -, pourtant cruciaux.
Vous m'avez interrogé sur les facteurs de formation des prix et les écarts constatés avec l'Hexagone et d'autres territoires ultramarins
L'étroitesse des marchés et l'éloignement géographique suffisent-ils à expliquer l'ampleur de ces écarts ? L'analyse détaillée du prix final appliqué aux consommateurs révèle que le coût d'achat initial du produit ne représente en moyenne que 27 % de son prix de vente. Les coûts d'approche, comprenant le transport et la logistique, en constituent 8 %, tout comme les droits et taxes à l'importation. Quant à la TVA, qui repose en Polynésie sur trois taux de 5 %, 13 % et 16 %, son impact moyen est estimé à moins de 10 %. De ce fait, 44 % du prix final payé par le consommateur relèvent de la structuration des marges commerciales, incluant celles des importateurs, grossistes et détaillants.
Ainsi, bien au-delà des coûts liés à l'éloignement, les marges appliquées à chaque étape de la chaîne de distribution jouent un rôle prépondérant dans la cherté de la vie en Polynésie. Ce constat s'applique également à de nombreux produits locaux bénéficiant de protections spécifiques.
Cette situation résulte d'un niveau élevé de concentration des acteurs sur le territoire, ainsi que d'un degré important d'intégration verticale de ces mêmes acteurs.
Quelles réformes prioritaires seraient utiles pour réduire structurellement les prix ?
La première concerne l'interdiction des droits exclusifs d'importation. La Polynésie française ne dispose plus de cet outil depuis 2018, alors que les DROM et la Nouvelle-Calédonie continuent d'y recourir.
La deuxième mesure viserait à lever les interdictions, quotas et diverses taxes protectionnistes, qui entravent la concurrence et maintiennent artificiellement les prix à un niveau élevé.
La troisième réforme concernerait l'instauration d'une transparence accrue. Il conviendrait d'imposer de nouvelles obligations déclaratives aux groupes intégrant à la fois des activités d'importation et de distribution, afin d'assurer une meilleure traçabilité des marges et des prix de transfert intragroupes.
Enfin, si une quatrième mesure devait être mentionnée, elle porterait sur le renforcement des échanges commerciaux régionaux, plus de 40 % des importations polynésiennes provenant encore de la France hexagonale et de l'Union européenne. Bien entendu, chaque territoire présente des spécificités propres, nécessitant des solutions adaptées. Les analyses menées par l'APC, notamment dans son avis de 2019 sur les mécanismes d'importation, restent pleinement valides aujourd'hui. Dans cette optique, nous avons créé ISLE, un réseau d'experts internationaux rassemblant des spécialistes oeuvrant bénévolement pour le développement de la concurrence dans les économies insulaires et de petite taille. Les comparaisons entre leurs travaux et nos propres analyses permettent d'aboutir aux mêmes constats et de formuler des recommandations convergentes.
Sur la coopération avec les autres Autorités de concurrence du Pacifique, je précise que l'APC entretient des relations étroites avec l'Autorité de la concurrence de Nouvelle-Calédonie, dont je suis membre non permanente du collège. Nous coopérons également avec l'Autorité de la concurrence de l'Hexagone (ADLC), qui délègue un vice-président et un membre de son collège à notre formation de décision. Cette collaboration permet un échange constant d'expertises et la mise en commun de bonnes pratiques. Un accord de coopération renforcée avec l'ADLC nous permet également de bénéficier de formations de haut niveau et de solutions techniques, notamment pour la gestion des services de greffe.
Par ailleurs, nous avons instauré une coopération régionale avec l'ensemble des autorités de concurrence du Pacifique Sud, aboutissant à la création du réseau PINCCER, visant à comparer les politiques de gouvernance, à harmoniser les procédures et à échanger sur les problématiques communes aux économies insulaires. Ces territoires suivent avec intérêt vos travaux ainsi que les études menées en Polynésie française, qui offrent des repères précieux pour analyser les dynamiques concurrentielles. En effet, les causes de la vie chère s'avèrent similaires dans de nombreux territoires, y compris en Australie, où les vastes distances entre centres urbains et zones isolées posent des défis comparables aux économies insulaires. Par ailleurs, une étude récente de l'Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Zélande sur le grocery sector révèle des constats identiques à ceux observés dans nos territoires, renforçant l'intérêt de cette coopération.
Concernant le contrôle des prix des produits alimentaires, contrairement aux DROM, la Polynésie française ne dispose pas d'un OPMR ni d'un cadre de régulation renforcé permettant un contrôle direct des pratiques commerciales. De plus, l'interdiction des droits exclusifs d'importation, qui reste en vigueur dans d'autres territoires ultramarins, n'existe plus en Polynésie depuis 2018.
En revanche, une réglementation spécifique sur les Produits de Première Nécessité (PPN) et les Produits de Grande Consommation (PGC) prévoit :
- Des prix plafonds sur certains biens de consommation courante comme la baguette de pain fixée à 60 francs, soit environ 50 centimes d'euro ;
- Des limitations sur les marges commerciales, définies soit en valeur absolue, soit en pourcentage du prix de vente.
Ces produits sont généralement exonérés de TVA et de droits d'importation. Toutefois, si ces mesures visent à protéger le pouvoir d'achat des consommateurs, elles génèrent également des effets pervers. En effet, un encadrement strict des marges en valeur absolue peut inciter à une dégradation de la qualité des produits, tandis qu'un encadrement en pourcentage favorise, au contraire, une inflation des prix. Par ailleurs, ces dispositifs impliquent un coût budgétaire élevé. Par exemple, le blocage du prix de la baguette de pain représente une dépense de 8 millions d'euros par an pour le territoire.
Les marges excessives constituent une conséquence de l'insuffisance de la concurrence. À cet égard, l'enjeu fondamental réside davantage dans le manque de transparence sur la structuration des prix et des marges. À ce jour, aucune donnée ne permet d'évaluer avec précision le niveau des marges arrière, ni si ces dernières se trouvent en partie répercutées sur le consommateur par une diminution des prix.
Vous m'avez aussi interrogé sur la concentration verticale des acteurs économiques.
L'APC souligne également le rôle majeur des prix de transfert intragroupes dans la formation des prix de vente. La forte intégration verticale du secteur de la distribution entraîne des pratiques de marges successives : un groupe, à la fois importateur, centrale d'achat et distributeur, peut s'acheter à lui-même un même produit à plusieurs étapes de la chaîne, générant à chaque niveau des marges invisibles pour l'autorité de régulation.
Quant à la publication des comptes et au contrôle des profits, les entreprises sont tenues par le Code du commerce local de déposer leurs comptes annuels auprès du greffe du Tribunal de commerce. Cependant, comme dans l'Hexagone, les sanctions prévues en cas de non-respect de cette obligation demeurent faibles et rarement appliquées, ce qui limite l'efficacité de ce dispositif.
En outre, aucune définition légale ne permet de caractériser les profits excessifs. Comme l'a souligné M. le rapporteur général de l'ADLC lors de son audition, il n'appartient pas à une autorité de concurrence, en tant qu'autorité juridictionnelle, de se prononcer sur le caractère excessif d'un profit.
Le sujet de la fiscalité je rappelle que la Polynésie française repose sur un modèle fondé essentiellement sur des droits indirects, notamment à travers la Taxe de Développement Local (TDL), qui vise à protéger les producteurs locaux en rendant les produits importés plus onéreux. Contrairement à l'octroi de mer, cette taxe ne participe pas au financement des collectivités. Elle profite essentiellement aux importateurs et aux producteurs déjà établis, sans pour autant garantir une baisse des prix ou une amélioration de la qualité des produits locaux. Par ailleurs, son effet inflationniste pénalise les consommateurs sans réel bénéfice sur l'économie polynésienne.
De ce fait, l'APC recommande soit de réviser ce dispositif, soit de l'assortir d'engagements clairs en matière d'emploi et d'investissement local. En effet, l'instauration d'une taxe protectionniste peut se justifier dans une phase de lancement, notamment pour accompagner l'implantation d'une entreprise et lui permettre de se stabiliser sur le marché. L'objectif reste toutefois d'accroître la concurrence sur le territoire, et ce dispositif ne saurait être pérennisé au risque de freiner la dynamique concurrentielle.
La production locale représente un levier potentiel de lutte contre la vie chère, toutefois son développement ne peut se limiter à une simple volonté politique. Il nécessite la structuration de filières, l'identification d'acteurs économiques solides et la mise en place de modèles économiques viables.
Les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle déterminant en facilitant l'aménagement du territoire et en créant un environnement propice aux investissements. Toutefois, la réussite de ces initiatives repose avant tout sur la mobilisation des acteurs économiques locaux.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Merci pour votre intervention, particulièrement claire et instructive.
J'aimerais toutefois préciser un point sur la TDL : qui la perçoit et à qui est-elle reversée ?
Mme Johanne Peyre. -À ma connaissance, la TDL est perçue et recouvrée par le pays, intégrant ainsi son budget. Reposant soit sur des interdictions d'importation, soit sur des taxes élevées à l'importation de certains produits, elle bénéficie indirectement aux entreprises locales exonérées. Ce mécanisme engendre toutefois un effet de rente.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Je tiens à saluer votre approche si pédagogique.
En Martinique, on observe toutefois un paradoxe : les produits locaux sont aussi chers que ceux vendus en grande surface. Avez-vous constaté le même phénomène en Polynésie française ?
Mme Johanne Peyre. - En Polynésie, on observe ce phénomène sur certaines productions, notamment celles bénéficiant de la TDL. Il arrive ainsi que des produits fabriqués localement soient vendus plus cher en Polynésie qu'en France hexagonale. Ce cas illustre un effet pervers classique de cette taxe, qui, bien que destinée à protéger la production locale, peut paradoxalement en renchérir le coût.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Sur les marchés martiniquais, on constate que la plupart des produits locaux sont systématiquement affichés à 5 euros.
Mme Johanne Peyre. - En effet, les produits locaux sont souvent écoulés par des groupes de distribution qui dominent également l'importation. Un importateur qui contrôle également la distribution et qui ne fait face à aucune pression concurrentielle n'a aucun intérêt à répercuter les économies réalisées sur le prix final.
Dans les marchés étroits, l'enjeu s'avère délicat : un nombre restreint d'acteurs est nécessaire pour atteindre une taille critique, garantir des économies d'échelle et limiter les coûts fixes. Mais à l'inverse, sans concurrence suffisante, rien n'incite ces entreprises à ajuster leurs prix au bénéfice des consommateurs. En pratique, même lorsque le marché ne laisse place qu'à deux acteurs, une concurrence effective assure un renouvellement et incite chaque entreprise à réévaluer sa position. Cette configuration favorise une pression concurrentielle bénéfique sur les prix, la qualité des produits et l'innovation.
À l'inverse, des mesures protectrices prolongées figent l'économie en limitant cette dynamique d'émulation. Sans incitations à s'adapter, les acteurs en place ne ressentent plus la nécessité d'innover ou d'optimiser leurs pratiques, ce qui affaiblit la compétitivité globale du marché.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Sur le marché du Diamant, un nombre limité de marchands pratique des prix identiques, suggérant une entente implicite entre eux.
Mme Johanne Peyre. - Ce cas précis relève d'une pratique anticoncurrentielle, constituant une infraction. Une enquête devrait être menée par l'autorité compétente afin d'établir un dossier et, si nécessaire, engager des poursuites.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Dans certains départements, les prix s'ajustent au niveau de rémunération des fonctionnaires. Est-ce également le cas chez vous ?
Concernant l'aménagement commercial, votre collaboration avec la Nouvelle-Calédonie relève-t-elle d'une compétence ou d'une simple coopération ? Le seuil de 300 m² est-il pertinent, et en dessous, votre autorité intervient-elle ? Recevez-vous de nombreuses demandes pour des surfaces supérieures, et les autorisez-vous souvent ?
Enfin, sur la concentration verticale, comment lutter contre l'accumulation d'intermédiaires dans la chaîne de distribution ?
Mme Johanne Peyre. - Il est avéré que la rémunération des fonctionnaires contribue à des prix plus élevés, certains consommateurs disposant d'un pouvoir d'achat plus important. Toutefois, en présence d'une réelle concurrence, cet effet ne suffirait pas à expliquer de tels écarts de prix. Les autorités locales suivent ce sujet avec attention, notamment en adoptant des mesures pour limiter l'indexation des salaires des fonctionnaires.
L'APC n'exerce aucune compétence en Nouvelle-Calédonie, qui dispose de son propre droit et de sa propre autorité de concurrence. Toutefois, une coopération renforcée existe : en tant que membre non permanent du collège de l'Autorité calédonienne, je siège à leur formation de jugement, ce qui permet un échange d'expertise sur les dossiers et les défis communs. Le contrôle des aménagements commerciaux, qui ne relève pas de l'Autorité de la concurrence dans l'Hexagone, s'exerce de plein droit en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie. Les autorités de concurrence collaborent pour échanger leurs analyses sur les tests de concurrence, le niveau de preuve requis, ainsi que le respect du droit de la défense.
Concernant le seuil des 300 m² pour les surfaces commerciales, il ne semble pas nécessaire de le réduire, compte tenu du nombre déjà élevé de dossiers à traiter et des ressources limitées des autorités. Chaque notification, y compris pour un simple changement d'enseigne, requiert un examen rigoureux, mobilisant des moyens conséquents. Malgré ces contraintes, cet outil de contrôle préventif reste pertinent pour la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, bien qu'il puisse être amélioré, notamment en adaptant certains seuils aux spécificités locales.
En Polynésie française, l'implantation d'un supermarché a été refusée en raison du risque d'éviction de petits concurrents. Lorsqu'un opérateur en position dominante ouvre un nouvel établissement à proximité d'acteurs plus petits, il convient d'anticiper d'éventuelles fermetures à moyen ou long terme, qui réduiraient la concurrence. Plus généralement, nous exigeons des engagements de la part des opérateurs, notamment pour garantir une égalité de traitement avec les magasins concurrents. Cette vigilance s'avère particulièrement importante lorsque le magasin appartient à un grand groupe également fournisseur, jouant le rôle de centrale d'achat pour les enseignes concurrentes situées à proximité.
Quant à la concentration verticale, il est courant que des groupes intégrés conservent des entités distinctes pour des raisons de gestion ou de rôle spécifique (centrale d'achat, distribution, logistique). Toutefois, la multiplication des intermédiaires et marges artificielles pose un enjeu crucial. A cet égard, les prix de transfert intragroupes requièrent davantage de transparence et de contrôle.
M. Jean-Gérard Paumier. - L'exemple que vous avez cité m'a particulièrement marqué : seulement 30 % du prix payé par le consommateur correspond au coût du produit, tandis que les marges atteignent 44 %. Je serais très intéressé que la délégation puisse disposer d'un tableau comparatif par territoire, afin de mesurer si ces écarts sont propres à la Polynésie.
Dans un contexte comparable à une oligarchie économique, je m'interroge sur la frontière entre ce qui relève du législatif et ce qui peut être traité sur le plan réglementaire.
Mme Johanne Peyre. - J'entends votre dernière interrogation, cependant cette problématique dépasse le cadre de mes compétences.
M. Teva Rohfritsch, président, rapporteur. - Si vous le permettez, je souhaiterais apporter un complément : la TDL constitue effectivement une recette budgétaire pour la Polynésie française, représentant environ 16 millions d'euros annuels. Il convient de rappeler que la Polynésie pratique un système particulier de financement des communes, puisqu'elle reverse 17 % de l'ensemble de sa fiscalité aux collectivités locales via le Fonds Intercommunal de Péréquation.
Pour revenir à notre discussion, comment envisagez-vous l'évolution du droit de la concurrence en Polynésie française ? Travaillez-vous avec l'Université ? Des échanges sont-ils en cours avec le gouvernement sous forme d'ateliers ou de réflexions ouvertes ?
Mme Johanne Peyre. - Ce sujet mérite une réflexion approfondie. J'ai initié des échanges avec Michal Gal, professeure de droit de la concurrence et économiste à l'Université d'Haïfa en Israël. À ma connaissance, elle fait figure de seule spécialiste du droit de la concurrence appliqué aux petites économies, avec une thèse remarquable sur le sujet. Malheureusement, les discussions en Israël ont été interrompues. Il serait pertinent de relancer ces travaux et d'impliquer également les universitaires de l'UPF.
Cela étant, l'urgence actuelle réside principalement dans une réforme du code de la concurrence polynésienne. Nos moyens demeurent limités, le nombre de dossiers ne cesse d'augmenter, et nous devons désormais gérer des contentieux devant les juridictions nationales. Or, certaines incohérences concernant les délais posent un enjeu majeur de sécurité juridique. Aujourd'hui, il apparaît difficile de monopoliser un rapporteur sur les dossiers de pratiques anticoncurrentielles. Un allongement du temps d'instruction sur les concentrations, avis et aménagements commerciaux offrirait davantage de flexibilité à nos équipes et renforcerait l'efficacité de notre action.
Par ailleurs, je me tiens à votre disposition à toute discussion et à toute participation à un groupe de travail si vous souhaitez structurer une réflexion plus large sur l'évolution du droit de la concurrence en Polynésie.
M. Teva Rohfritsch, président, rapporteur. - Merci infiniment, Madame la présidente. Nous tenons à saluer la qualité et l'exhaustivité de vos réponses. Si certains sujets n'ont pu être abordés ou si vous souhaitez nous faire parvenir une contribution écrite, elle sera la bienvenue pour compléter vos propos.
Ces éclairages enrichiront considérablement les travaux de la délégation, et Mme Micheline Jacques vous adresse également ses remerciements, tout en regrettant de ne pas avoir pu être présente.
Lutte contre la vie chère dans les outre-mer - Audition de M. Stéphane Retterer, président de l'autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie
M. Teva Rohfritsch, président, rapporteur. - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux sur la lutte contre la vie chère avec une audition de M. Stéphane Retterer, président de l'Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie.
Monsieur le Président, nous sommes ravis de vous accueillir et vous remercions pour votre disponibilité. Nous avons pris connaissance du dossier que vous nous avez fait parvenir, dont nous avons apprécié la qualité et la rigueur.
Je vous propose de développer votre propos liminaire, à l'issue duquel mes collègues rapporteurs ainsi que M. Jean-Gérard Paumier pourront vous soumettre leurs questions.
Merci pour votre contribution à nos travaux.
M. Stéphane Retterer, président de l'autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie. - Je vous remercie pour votre invitation. Vous avez déjà recueilli de nombreux témoignages sur le droit de la concurrence, et je ne suis pas certain de pouvoir vous apporter des éléments nouveaux. Néanmoins, l'approche calédonienne pourrait offrir un prisme d'analyse complémentaire, enclin à éclairer certains aspects susceptibles de vous intéresser.
Ainsi, je vous propose de présenter mon propos liminaire en suivant le fil de vos questions.
Créée en 2014, l'Autorité de la concurrence de Nouvelle-Calédonie a commencé à exercer de plein droit en 2018. Elle fonctionne sur le modèle de l'Autorité de la concurrence de la Polynésie française (APC), avec un service d'instruction composé de huit personnes et un service juridique de cinq agents, soit un effectif total de treize personnes.
Ses actions se déclinent en quatre volets :
- La mission préventive repose sur le contrôle des concentrations et des équipements commerciaux ;
- La mission répressive, plus étendue qu'en Polynésie française, inclut la lutte contre les pratiques commerciales restrictives, telles que les délais de paiement excessifs, la facturation ou encore les conditions générales de vente ;
- La mission consultative consiste à conseiller le gouvernement et le Congrès de Nouvelle-Calédonie, notamment pour moderniser et réformer le modèle économique local ;
- La mission informative vise à sensibiliser les acteurs économiques par des actions pédagogiques, telles que des réunions d'échange ou des interventions publiques.
En 2023, nous avons rendu 39 décisions et avis, un chiffre élevé par rapport à nos homologues polynésiens. Ce volume s'explique notamment par nos compétences spécifiques en matière de pratiques commerciales restrictives de concurrence et par notre intervention dans des secteurs comme les accords exclusifs d'importation, interdits en Nouvelle-Calédonie, contrairement à la Polynésie française. Cette interdiction génère un nombre significatif de contentieux, en raison de la persistance de nombreux accords de ce type sur le territoire.
Cependant, les événements survenus en 2024 ont entraîné un ralentissement de l'activité, avec seulement 19 décisions rendues à ce stade. Concernant le mode de saisine, nous pouvons agir soit en réponse à la sollicitation des plaignants, soit par autosaisine.
Comme dans d'autres économies insulaires, plusieurs éléments structurels expliquent le niveau des prix en Nouvelle-Calédonie : l'éloignement, les surcoûts logistiques, la faible taille du marché et le manque d'économies d'échelle. Une étude menée en 2020 a permis d'analyser en détail la structure des prix et les taux de profitabilité par secteur.
Les produits alimentaires sont soumis à un système de quotas d'importation destiné à protéger la production locale. Cependant, ce mécanisme repose sur des déclarations de production non systématiquement contrôlées, ce qui entraîne des pénuries et des flambées de prix. De ce fait, l'Autorité de la concurrence recommande depuis plusieurs années la levée de ces quotas en cas de pénurie, ainsi qu'un renforcement du contrôle des déclarations de production des agriculteurs.
Le secteur alimentaire souffre également d'un nombre réduit de circuits courts et d'un manque de coopératives agricoles, la Nouvelle-Calédonie n'en comptant qu'une seule. L'Autorité encourage la mise en place d'incitations fiscales pour développer ces structures. Par ailleurs, l'agriculture bénéficie d'importantes subventions (13 milliards de francs Pacifique), mais certaines filières, coûteuses pour le contribuable et proposant des produits de moindre qualité à des prix élevés, nécessitent une réévaluation stratégique. Le gouvernement doit prendre ses responsabilités et déterminer quelle orientation adopter concernant certains produits agricoles. L'Autorité de la concurrence appelle à une réforme du monopole de l'Office de commercialisation et d'entreposage frigorifique (OCEF) sur l'importation de l'ensemble des viandes, entraînant des surcoûts sur celles dont la production locale demeure limitée. En effet, une fois la viande revendue aux bouchers, ces derniers bénéficient d'une totale liberté dans la fixation des prix, tandis que les différentes étapes de commercialisation restent soumises à des prix réglementés. Ce monopole s'étend également à la pomme de terre, illustrant une spécificité propre à la Nouvelle-Calédonie.
Dans le secteur automobile, les marges sur les pièces détachées s'avèrent significatives, notamment au niveau des garagistes, des importateurs et des concessionnaires. A cet égard, l'Autorité tend à privilégier des alternatives au système de régulation des prix, que nous aurons vraisemblablement l'occasion d'aborder plus en détail.
Comme en Polynésie, la Nouvelle-Calédonie dispose d'aides au transport, bien que celles-ci soient moins développées. L'Autorité travaille à l'amélioration du transport maritime, notamment par des mécanismes de mutualisation ou via une délégation de services publics.
Quant au transport aérien, l'absence de concurrence constitue un frein majeur. L'Autorité étudie des solutions pour améliorer la situation, toutefois en l'absence de nouvel opérateur et dans un contexte économique fragilisé par les récents événements, une ouverture à la concurrence reste, pour l'instant, difficile à envisager.
Par ailleurs, notre analyse révèle qu'un bien initialement valorisé à 393 francs Pacifique subit plusieurs majorations avant d'atteindre un prix final de 1 000 francs Pacifique :
- Frais d'approche : environ 10 % ;
- Frais du grossiste : environ 15 %, auxquels s'ajoute sa marge bénéficiaire ;
- Frais de distribution : environ 16 %, complétés par la marge du distributeur ;
- Taxe Générale sur la Consommation (TGC) : appliquée à 22 %, avec des taux réduits à 3 % pour les produits de première nécessité.
Cette architecture représente la structure de prix moyenne pour les produits de grande consommation, bien que des variations existent selon les secteurs.
Vous m'avez interrogé sur les réformes prioritaires à mettre en oeuvre.
La première concerne l'intégration d'un dispositif dissuasif de lutte contre les prix et marges excessifs dans le code de commerce. Inspirée de la pratique de l'Autorité française de la concurrence (ADLC) - déployée notamment en 2022 sur les transports en Guadeloupe -, cette mesure s'appliquera uniquement aux entreprises en position dominante (représentant plus de 50 % des parts de marché). Ainsi, elle permettra à l'Autorité de négocier avec ces entreprises pour ajuster les prix et éviter des procédures contentieuses. Ce dispositif sera renforcé par l'introduction d'un outil de Market Investigation, déjà en vigueur dans plusieurs pays européens. Ce mécanisme, qui ne relève pas de la sanction, mais de l'injonction, permettra d'identifier et de corriger les dysfonctionnements structurels du marché, notamment dans les secteurs en situation d'oligopole. Par ailleurs, l'Autorité appelle à la réactivation du Comité d'observation des prix et des marges, dont le fonctionnement reste limité ces dernières années. Son rôle consistera à établir des études régulières sur les prix et les marges afin de guider les décisions de l'Autorité et des pouvoirs publics.
La deuxième réforme repose sur l'allègement du cadre réglementaire. Actuellement, l'économie reste fortement administrée, et certaines réglementations constituent de véritables entraves à la concurrence, notamment à travers des barrières protectionnistes qui limitent l'accès au marché. Par ailleurs, comme en Polynésie française (dans le secteur de l'énergie), des travaux sont en cours pour renforcer l'Autorité avec une compétence de régulation indépendante dans le secteur des télécommunications.
Enfin, il conviendrait d'améliorer la coopération entre l'Autorité et les services du gouvernement. La collaboration avec la Direction des affaires économiques (DAE), équivalent de la DGAE en Polynésie, pourrait être renforcée. La DAE dispose en effet de bases de données précieuses sur les prix pratiqués par les grands distributeurs et les grossistes, offrant un potentiel d'analyse considérable pour lutter efficacement contre la vie chère. Une meilleure coordination avec d'autres services, notamment ceux en charge de la fiscalité, permettrait d'exploiter pleinement ces données dans une approche plus intégrée.
En outre, l'article 410-3 du code de commerce en France, décliné sous le 411-3 en Nouvelle-Calédonie, autorise le gouvernement à prendre des arrêtés pour corriger les dysfonctionnements de marché, après avis de l'Autorité de la concurrence. Contrairement à une réglementation généralisée des prix, qui peut entraîner des effets pervers et des contournements, cette approche permet une intervention plus ciblée et adaptée.
Ainsi, plutôt que d'imposer une régulation stricte sur l'ensemble d'un secteur, il serait possible de limiter les marges abusives de certains opérateurs. Cette méthode, bien que plus complexe à mettre en oeuvre, s'avère plus respectueuse des dynamiques concurrentielles et évite les distorsions liées à une régulation trop rigide des prix. L'Autorité prévoit de travailler sur ce sujet, afin d'explorer les meilleures solutions pour garantir un fonctionnement plus équitable du marché.
Concernant la comparaison avec les territoires voisins, nous collaborons étroitement avec l'APC et je serai présent le 18 mars pour célébrer ses dix ans. Cette coopération se poursuivra tout au long de l'année, avec la perspective d'un colloque à Nouméa en fin d'année, consacré à la vie chère.
Une étude de l'Institut de la statistique et des études économiques (ISEE) de Nouvelle Calédonie révèle un écart moyen de 31 % entre les prix de la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie d'une part, et l'Hexagone d'autre part. Toutefois, pour les produits alimentaires, l'écart avec la métropole atteint 78 % en Nouvelle-Calédonie contre 45 % en Polynésie. De même, en matière de télécommunications, l'ouverture du marché polynésien à la concurrence a contribué à une réduction des coûts, alors que la Nouvelle-Calédonie maintient un monopole de l'Office des postes et télécommunications (OPT).
Sur les dispositifs législatifs comparables aux DROM, on peut noter que la Nouvelle Calédonie dispose d'un BQP, principalement appliqué aux viandes et aux poissons, ainsi que d'un dispositif de prix minima sur 70 produits. Une extension de ces mesures à un plus grand nombre de produits est actuellement à l'étude.
L'application Prix.nc, destinée à informer les consommateurs sur les prix pratiqués dans les commerces, fait l'objet d'une modernisation par la DAE pour en améliorer l'efficacité et la transparence.
Enfin, les accords d'exclusivité d'importation sont interdits et font l'objet de sanctions, comme en témoignent deux récentes condamnations, dont Ericsson, pour un montant de 420 millions de francs Pacifique.
Sur la question de la concurrence et des marges arrière, on constate que l'intensité concurrentielle en Nouvelle-Calédonie demeure limitée, notamment en raison des stratégies d'alignement de prix entre importateurs et producteurs, qui ne nécessitent pas d'entente formelle. L'Autorité rencontre ainsi des difficultés à détecter et sanctionner ces parallélismes de comportement.
Concernant les marges arrière, un outil de contrôle est en place via l'article LP441-7, qui permet d'évaluer si les accords de coopération commerciale ne visent pas à dissimuler des marges arrière excessives. Aucun signalement ni saisine n'a été enregistré à ce jour, mais l'Autorité de la concurrence reste vigilante sur cette question. Actuellement, les marges arrière en Nouvelle-Calédonie sont estimées à 7 %, un niveau comparable aux autres territoires ultramarins. Toutefois, cette estimation nécessite des investigations approfondies, et l'Autorité prévoit d'intensifier son suivi sur ce sujet.
Contrairement à d'autres marchés, les distributeurs ne disposent pas nécessairement de centrale d'achat et passent généralement par des grossistes, ce qui réduit l'intégration verticale dans la grande distribution.
Cependant, dans d'autres secteurs, notamment certaines chaînes d'approvisionnement, l'Autorité a identifié des concentrations verticales problématiques. Des investigations sont en cours pour évaluer la pertinence de certains intermédiaires ou prestations, dont la légitimité semble discutable. Si ces pratiques s'avèrent anticoncurrentielles, elles pourraient être sanctionnées, soit sous l'angle de l'abus de position dominante, soit en mobilisant d'autres outils juridiques à disposition. Par ailleurs, en matière de pratiques commerciales restrictives de concurrence, des actions peuvent également être engagées pour limiter ces distorsions.
Un point est à souligner : si la publication des comptes est obligatoire, la faiblesse des sanctions (9 000 euros) limite son application. Actuellement, environ 75 % des entreprises ne publient pas leurs comptes. De ce fait, l'Autorité appelle à une évolution de la réglementation afin de conférer aux sanctions un caractère véritablement dissuasif.
Par ailleurs, sur la fiscalité ; la Nouvelle-Calédonie applique des restrictions quantitatives, des stops à l'importation et des contingents, appliqués à environ 400 nomenclatures douanières et bénéficiant à près de 1 000 entreprises. Ces mesures visent principalement à protéger les industries de transformation, dans le cadre d'une politique entreprise 40 ans plus tôt, pour réduire la dépendance aux importations et favoriser l'emploi local.
Si ce modèle a permis de structurer certaines filières, il génère néanmoins un coût élevé pour le consommateur, en raison d'une offre limitée et de prix supérieurs à ceux des produits importés. De plus, aucune évaluation de cette politique publique n'a été réalisée depuis 30 ans, ce qui empêche d'en mesurer l'efficacité réelle. C'est pourquoi l'Autorité demande un audit, afin de déterminer quels secteurs doivent être prioritairement soutenus et lesquels ne sont plus économiquement viables sans ces barrières protectionnistes.
En attendant cette réforme, l'Autorité préconise depuis plusieurs années un basculement des restrictions quantitatives vers la Taxe de Régulation du Marché (TRM), appliquant un plafond de 60 %. Ce système offrirait davantage de flexibilité et permettrait d'ajuster la taxation pour stimuler la compétitivité locale. Toutefois, ce choix relève d'une décision politique, qui pourrait également envisager une réforme plus large ou le maintien du statu quo. À cet égard, l'Autorité prône une réforme visant à supprimer les restrictions quantitatives et les stops à l'importation, qui créent des monopoles ou duopoles en limitant drastiquement l'accès au marché. Ces protections, bien que favorisant certains producteurs locaux, éliminent toute pression concurrentielle extérieure.
Par ailleurs, des ajustements sur les droits de douane pourraient contribuer à réduire le coût des produits importés, notamment en provenance de Nouvelle-Zélande et d'Australie. Des discussions sont en cours avec le Vanuatu pour explorer la voie d'un accord de libre-échange. Une régionalisation des approvisionnements permettrait d'alléger les coûts logistiques, tout en imposant une adaptation des normes et réglementations, ce qui représente un travail conséquent.
Enfin, une révision des taxes existantes pourrait être envisagée pour rééquilibrer la fiscalité en allégeant la charge sur les produits de première nécessité et en la reportant sur les produits à forte valeur ajoutée. Cette option nécessiterait cependant une réforme structurelle.
Enfin, la Nouvelle-Calédonie bénéficie d'un potentiel agricole considérable. Le modèle idéal reposerait sur une production locale forte, visant une autosuffisance alimentaire à hauteur de 80 %, ce qui représente un objectif atteignable. L'enjeu serait ensuite de développer une industrie de transformation locale, capable de valoriser ces produits, puis de les commercialiser en circuit court avant d'accroître leur compétitivité sur les marchés extérieurs.
Cette dynamique permettrait à la Nouvelle-Calédonie de renforcer son autonomie économique, tout en soutenant une croissance fondée sur l'exportation.
M. Teva Rohfritsch, président, rapporteur. - Il semblerait intéressant de préciser les critères d'appréciation retenus pour caractériser un prix comme excessif et d'exposer les éventuelles difficultés rencontrées dans l'exercice concret de cette évaluation. De même, pourriez-vous nous apporter des éclairages concernant votre approche des marges intragroupes ?
Par ailleurs, les récents événements survenus en Nouvelle-Calédonie posent la question du risque de concentration accrue dans certains secteurs au moment de la reconstruction. Dans un contexte où certaines entreprises plus solides disposent des capacités financières nécessaires pour se relever, l'Autorité de la concurrence entend-elle exercer une vigilance particulière ?
Enfin, travaillez-vous en collaboration avec des universitaires spécialisés pour faire évoluer le droit de la concurrence ? Dans quelle mesure les échanges avec le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et l'Autorité nationale permettent-ils d'alimenter cette réflexion et de proposer des adaptations pertinentes ?
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Disposez-vous d'éléments de comparaison avec les pays voisins sur les prix et les difficultés qu'ils rencontrent, afin d'évaluer l'impact potentiel d'un marché régional ?
Ensuite, dans quelle mesure la restriction quantitative a-t-elle réellement permis de développer une industrie de transformation compétitive ?
Enfin, dans le cadre d'un basculement vers une TRM, qui en supporterait la charge et qui en percevrait les recettes ?
M. Stéphane Retterer. - Actuellement, 80 % des protections de marché reposent sur des stops et des contingents d'importation, contre 20 % sous forme de TRM, perçue par le gouvernement de Nouvelle-Calédonie. Il s'agirait de basculer intégralement vers ce dispositif, à l'instar de la TDL en Polynésie française.
Au prisme de la valeur ajoutée, il reste préférable de développer une production locale transformée plutôt que d'importer des produits finis. Cette approche favorise l'emploi local et contribue au dynamisme économique du territoire. Si l'industrie de transformation en Nouvelle-Calédonie s'avère dynamique et structurée, elle peine toutefois à garantir la compétitivité. L'audit en cours vise à évaluer l'impact des protections de marché sur les prix et leur pertinence pour le consommateur. Certains secteurs présentent un potentiel de compétitivité qu'il conviendrait de renforcer, tandis que d'autres, structurellement peu viables, génèrent des surcoûts excessifs en raison des restrictions quantitatives. Une évaluation rigoureuse s'impose, afin d'arbitrer entre le maintien des protections et leur adaptation en fonction de la stratégie économique globale.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Existe-t-il en Nouvelle-Calédonie des producteurs locaux intégrant à la fois la production et la transformation, comme cela commence à émerger dans certains territoires ?
M. Stéphane Retterer. - La transformation locale existe, mais demeure toutefois insuffisante. Son développement se heurte principalement à des coûts élevés, tant pour la production que pour la transformation elle-même, ce qui conduit à des prix souvent supérieurs à ceux des produits importés. Pourtant, il serait possible d'améliorer la compétitivité en optimisant les processus et en réduisant les coûts. Une meilleure coordination entre les producteurs, les industriels et le gouvernement permettrait de mieux structurer cette filière et de répondre plus efficacement aux besoins du marché. Il s'agit avant tout d'un enjeu d'organisation et de stratégie, qui, avec une approche concertée, pourrait permettre à l'industrie de transformation de se développer de manière plus performante.
Concernant la comparaison avec les pays voisins, la Nouvelle-Calédonie participe au réseau PINCCER, et travaille notamment sur les questions de régulation avec Fidji et l'Australie. Toutefois, en matière de concurrence, l'Autorité calédonienne dispose d'un modèle spécifique performant. Elle entretient une coopération étroite avec l'ADLC, notamment à travers un partage de ressources informatiques et des formations dispensées gracieusement par la France. Cette collaboration s'inscrit dans un cadre d'autonomie décisionnelle, l'Autorité calédonienne ayant fait le choix d'outils adaptés aux spécificités locales.
Concernant l'évaluation des prix excessifs, cette notion demeure complexe et sujette à débat. D'un point de vue économique, les prix résultent de la rencontre entre l'offre et la demande, rendant ainsi difficile la qualification d'un prix comme excessif. Néanmoins, le droit européen retient la notion de prix inéquitable, qui semble relativement comparable.
En pratique, deux méthodes permettent d'identifier un prix excessif :
- Une analyse de la structure des prix : si une marge nette est anormalement élevée au regard des coûts, elle peut être qualifiée d'abusive ;
- Une comparaison sectorielle ou géographique, par exemple avec la Polynésie française ou d'autres marchés similaires. Lorsqu'une marge nette atteint 100 %, voire davantage, dans un secteur où les marges brutes sont déjà très élevées, l'hypothèse d'un prix excessif peut être avancée.
L'objectif de cette démarche n'est pas nécessairement d'engager une procédure contentieuse longue et complexe. En effet, des outils complémentaires, comme le name and shame, permettent de dissuader les entreprises concernées. En signalant publiquement une enquête sur des prix excessifs, l'Autorité peut inciter une entreprise à négocier et à s'engager à réduire ses marges. Cette approche pragmatique, fondée sur la concertation et la pression médiatique, vise à obtenir des ajustements de prix sans passer par des contentieux de plusieurs années.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - L'Autorité calédonienne de la concurrence dispose-t-elle de ressources suffisantes pour instruire et suivre efficacement l'ensemble des dossiers ? Lorsqu'un contentieux est engagé, l'issue est-elle généralement favorable aux services d'instruction ? Ces contentieux sont-ils jugés par un tribunal administratif ? En cas de recours abusif, existe-t-il une sanction financière dissuasive à l'encontre de la société concernée ?
Par ailleurs, le commerce en ligne est-il développé en Nouvelle-Calédonie ?
Enfin, existe-t-il des périodes de soldes comparables à celles pratiquées en métropole, et quel est leur impact sur la concurrence ?
M. Stéphane Retterer. - Les contentieux sont répartis entre deux juridictions : le juge administratif pour les affaires liées aux concentrations et aux équipements commerciaux, tandis que le juge judiciaire traite les pratiques anticoncurrentielles, comme les abus de position dominante, les ententes et les pratiques commerciales restrictives (facturation, délais de paiement, etc.).
L'Autorité de la concurrence fait face à un manque de ressources humaines. Avec seulement sept agents au service de l'instruction, principalement des juristes et économistes de la concurrence, l'essentiel du travail se trouve consacré aux dossiers de concentrations et d'équipements commerciaux, qui représentent environ 70 % de l'activité. Les saisines absorbent également une part importante du temps disponible, laissant peu de marge pour des investigations proactives, notamment sur les marges intragroupes, d'autant plus difficiles à examiner en raison de la non-publication des comptes et de la possible délocalisation de certaines marges hors du territoire. Nous comptons sur un soutien du gouvernement pour renforcer nos compétences, notamment en analyse financière et en économétrie.
Les soldes suivent un calendrier inversé par rapport à la métropole. Le commerce en ligne constitue un levier concurrentiel majeur, bien que peu développé localement. Des acteurs émergent, notamment Isleden, qui envisage de s'implanter en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Contrairement aux marketplaces classiques, ces plateformes fonctionnent en lien avec des distributeurs et producteurs locaux, ce qui pourrait dynamiser la concurrence et diversifier l'offre.
La reconstruction post-crise constitue un enjeu fondamental. Durant les événements, l'Autorité a exercé une vigilance accrue contre les abus, notamment les « profiteurs de crise » susceptibles de pratiquer des ententes ou d'abuser de leur position dominante. Parallèlement, les procédures en matière de concentrations ont été simplifiées pour soutenir les entreprises.
Dans la grande distribution, la situation a été profondément modifiée par la destruction de certains acteurs majeurs. Avant la crise, deux groupes détenaient environ 35 % des parts de marché chacun. L'un d'eux ayant perdu une partie significative de ses infrastructures, ses parts de marché ont chuté à 15 %, entraînant une redistribution des équilibres. L'Autorité examine attentivement l'ensemble des autorisations d'équipements commerciaux pour éviter une concentration excessive et préserver l'intensité concurrentielle. En 2024, l'arrivée d'un nouvel opérateur dans la grande distribution témoigne néanmoins d'un dynamisme concurrentiel persistant.
Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - S'agissant du secteur automobile, pourriez-vous apporter des précisions sur le rôle des grossistes, la distribution des pièces détachées et les marges pratiquées par les garagistes, qui semblent particulièrement élevées ?
M. Stéphane Retterer. - En Nouvelle-Calédonie, les pièces détachées sont reconnues comme un secteur problématique. Bien que l'Autorité de la concurrence n'ait pas encore mené d'investigation approfondie sur le sujet, le gouvernement local a envisagé une réglementation des prix, sur laquelle l'Autorité a été consultée. Si cette approche ne constitue pas une solution privilégiée, elle témoigne néanmoins de la nécessité d'agir face aux marges particulièrement élevées. À titre d'exemple, un filtre à huile subit une augmentation de 250 % par rapport au prix d'origine.
Par ailleurs, la récente destruction de plusieurs concessions lors des événements en Nouvelle-Calédonie complexifie encore davantage la situation, ce qui appelle à une approche mesurée. Plutôt qu'une régulation uniforme des prix, l'Autorité privilégierait une application ciblée de l'article 411-3 du code de commerce, afin d'identifier les marges excessives sans stigmatiser l'ensemble des acteurs. Il conviendrait également de réexaminer les contrats de distribution exclusive, afin de détecter d'éventuelles clauses anticoncurrentielles.
Ce travail, qui n'a jamais été réalisé depuis sept ans, figure désormais parmi les priorités de l'Autorité pour 2025, sous réserve des moyens disponibles. Une collaboration avec le gouvernement local pourrait également permettre d'affiner cette approche en ciblant les segments où les écarts de marge apparaissent les plus disproportionnés.
M. Teva Rohfritsch, président, rapporteur. - Souhaiteriez-vous aborder un point en particulier avant la conclusion de nos travaux ?
M. Stéphane Retterer. - Je vous remercie pour cet échange. J'ai toujours suivi avec attention les rapports du Sénat et du CESE sur la vie chère, qui constituent une source d'inspiration précieuse. Ces travaux permettent, en lien avec le gouvernement local, d'alimenter la réflexion et d'envisager des ajustements réglementaires pour renforcer l'efficacité des mesures de lutte contre ce fléau.
Les réformes législatives en cours à l'Assemblée nationale et au Sénat sur cette question offrent également des perspectives pour adapter le cadre local. La Nouvelle-Calédonie étant le territoire ultramarin où le coût de la vie est le plus élevé, il apparaît essentiel d'agir efficacement, et avec détermination.
M. Teva Rohfritsch, président, rapporteur. - Je tiens à vous remercier pour votre précieuse contribution, qui permettra d'enrichir notre étude. Si vous souhaitez nous transmettre des compléments d'information par écrit, ils seront bien entendu accueillis avec la plus grande attention. Nous avons à coeur d'être à la hauteur des attentes et de l'intérêt que suscite ce sujet de la concurrence.
Au-delà du rapport, notre intérêt pour les enjeux de la vie chère et de la concurrence dans nos territoires demeure entier, et nous serions heureux de poursuivre ces discussions à Paris ou en Nouvelle-Calédonie.