- Mardi 1er avril 2025
- Mercredi 2 avril 2025
- Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, puis ministre déléguée chargée de l'industrie
- Audition de Mme Yasmine Motarjemi, ancienne directrice monde de la sécurité alimentaire chez Nestlé (en visioconférence) (sera publié ultérieurement)
Mardi 1er avril 2025
- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de Mme Agnès Firmin Le Bodo, ancienne ministre déléguée chargée de l'organisation territoriale et des professions de santé, puis ministre de la santé (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu relatif à ce point de l'ordre du jour sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Roland Lescure, ancien ministre de l'industrie
M. Laurent Burgoa, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Roland Lescure, ancien ministre de l'Industrie.
Monsieur le ministre, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roland Lescure prête serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Je rappelle rapidement pour les internautes que le Sénat a constitué, le 20 novembre dernier, une commission d'enquête sur « les pratiques des industriels de l'eau en bouteille ».
Au début de l'année 2024, plusieurs médias ont révélé les pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source. Notre commission d'enquête du Sénat vise à faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours.
Cette audition a pour objectif de faire la lumière sur la relation entre Nestlé Waters et les services de l'État, en particulier au sein des ministères, et sur les réactions de l'État face au scandale des eaux traitées illégalement.
Vous avez été ministre délégué chargé de l'industrie du 4 juillet 2022 au 8 janvier 2024 puis du 8 février 2024 au 5 septembre 2024, c'est-à-dire une large part de la période au cours de laquelle cette affaire se déroule.
En effet, nous retrouvons vos services et votre cabinet à de multiples reprises dans la documentation qui nous a été transmise par les ministères.
Quel a été votre niveau d'information sur cette affaire ? Quelles ont été vos instructions à votre cabinet et aux services, par exemple la DGCCRF ? Quelles ont été vos instructions aux préfets, qui signent les arrêtés d'exploitation des eaux minérales ?
Quels ont été vos arbitrages dans les discussions interministérielles, notamment face au ministère de la santé ?
Avec le recul, jugez-vous que certains aspects de cette crise auraient pu être gérés différemment ?
M. Roland Lescure, ancien ministre de l'industrie. - Vous avez souhaité m'entendre dans le cadre de cette commission d'enquête portant sur l'entreprise Nestlé Waters. Je vous remercie de me donner l'occasion aujourd'hui de partager - à partir de mes souvenirs - le travail que nous avons mené avec mon équipe sur ce sujet en collaboration avec le ministère de la santé, sous la gouverne de Matignon.
Je n'entrerai pas dans les détails techniques de cette affaire parce que cela a largement été abordé lors de vos précédentes auditions. Je tâcherai de vous retracer le travail que nous avons réalisé avec mon équipe et qui a amené à nos recommandations. Vous avez également entendu mon ancienne directrice de cabinet, Madame Adrienne Brotons et mon ancienne conseillère technique chargée du dossier, Madame Mathilde Bouchardon. Elles vous ont, je crois, fidèlement retracé les informations que mon cabinet a eues à sa disposition et la façon dont la recommandation a été construite avec le ministère de la santé, et sous l'autorité du cabinet de la Première ministre. Vous avez pu le constater lors de leur audition : mes équipes ont toujours travaillé avec précision, détermination et sens de l'État et de l'intérêt général. C'est dans ce sens que nous avons traité ce dossier, comme tous les autres.
Pour ma part, je souhaite vous présenter comment j'ai eu connaissance de ce dossier et comment nous avons construit la position du ministère.
Je suis nommé ministre délégué chargé de l'industrie, sous l'autorité de Monsieur Bruno Le Maire, le 4 juillet 2022. À mon arrivée au ministère, je n'ai pas d'équipe. Madame Agnès Pannier-Runacher a quitté le ministère depuis plus d'un mois pour devenir ministre de la transition écologique et nous n'avons pas eu l'occasion d'organiser une passation entre nous. Avec mes collègues Madame Olivia Grégoire, à la consommation, à l'artisanat, et aux professions libérales, Monsieur Jean-Noël Barrot, au numérique, et Monsieur Gabriel Attal, au budget, nous sommes sous la tutelle de Bruno Le Maire. Pour ma part, j'ai autorité par délégation du ministre de tutelle, essentiellement sur la direction générale des entreprises et plus accessoirement sur les autres directions générales du ministère, dès lors qu'elles pourraient servir à l'accomplissement de mes missions.
Les sujets ne manquent pas à mon arrivée, puisque je dois : recruter mon cabinet ; élaborer notre feuille de route ; répondre aux convocations des commissions permanentes des deux assemblées ; rencontrer les administrations, les élus, les syndicats, les associations, les représentants patronaux, un certain nombre de patrons d'entreprises industrielles et mes homologues européens - le tout en réalisant mes premiers déplacements de terrain.
Cela me donne l'occasion de vous présenter rapidement le fonctionnement du cabinet et notre manière d'aborder les dossiers.
Dès les premiers jours, je suis confronté à mon premier dossier extrêmement sensible : la fermeture de la SAM - la Société Aveyronnaise de Métallurgie -, un sous- traitant automobile de l'Aveyron. Ce dossier fera l'objet de ma première question au Gouvernement. Dès lors les sujets s'enchaînent : la préparation de la loi de finances ; la gestion de la crise des prix de l'électricité ; la préparation du plan de rationnement du gaz pour l'hiver 2022 ; les négociations commerciales ; la fermeture de Camaieu ; les sujets de plus long terme que sont la décarbonation de l'industrie et l'élaboration des plans stratégiques des filières industrielles. Le traitement du dossier Nestlé Waters s'inscrit dans ce contexte d'activités très dense.
Pour assurer un pilotage efficace de tous ces dossiers, nous organisons le cabinet de la manière suivante. Mes conseillers au fond suivent le quotidien des dossiers : ils les instruisent avec les services, participent aux réunions interministérielles (RIM), rencontrent les industriels, proposent des modifications règlementaires, échangent régulièrement avec les autres cabinets et rapportent au cabinet de tutelle et à Matignon. La directrice de cabinet, avec son adjoint, pilote le travail des conseillers techniques : ils les orientent, prennent avec eux un certain nombre de décisions, rencontrent régulièrement l'administration et des entreprises à haut niveau, répondent aux convocations de l'Élysée, de Matignon et du cabinet du ministre de tutelle. Ils peuvent aussi prendre à leur niveau un certain nombre de rendez-vous que mon agenda ne me permet pas d'honorer. Les uns et les autres me voient régulièrement pour me rendre compte de leurs avancées, dès lors qu'un arbitrage qui ne peut être rendu qu'à mon niveau est attendu. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) par exemple, donne lieu à différents niveaux de rencontres interministérielles, entre les cabinets, les directions de cabinets, les ministres - et quand les cabinets sont d'accord, les RIM, en général, se tiennent sans les ministres.
Sur Nestlé Waters, j'ai été sollicité par mon équipe pour valider la position, commune avec le ministère de la santé qui remonterait à l'arbitrage de Matignon, à partir de décembre 2022. C'est en décembre 2022 que mon équipe demande à me voir pour évoquer ce dossier et préparer la position du ministère en vue d'une réunion organisée par Matignon. Mes collaborateurs viennent d'apprendre par le ministère de la santé que l'eau du principal forage d'Hépar n'est pas pure à l'émergence.
Je dois avouer que j'ai été estomaqué d'apprendre qu'une grande entreprise internationale avait pu tromper les consommateurs français pendant si longtemps.
Mon premier réflexe est de demander à mon cabinet de vérifier qu'il n'y a pas de risque sanitaire. Je suis immédiatement rassuré sur ce point. Je leur demande également si la fraude passée, liée au traitement UV et charbon fait l'objet d'une enquête pénale et s'il a été demandé à l'entreprise de les retirer. Je comprends que c'est bien le cas.
Dès lors, notre travail visera à définir notre position sur Hépar et, plus largement, sur la filtration inférieure à 0,8 micron sur les autres sources exploitées par Nestlé Waters.
Au terme de ce travail, nous décidons, avec mon équipe, de proposer au cabinet de la Première ministre de procéder au retrait de l'autorisation de commercialiser l'Hépar sous l'appellation « Eau minérale naturelle » s'agissant du forage en question. Il s'agit d'une décision lourde, qui a des conséquences sérieuses : elle a des impacts sur l'emploi de salariés. Pour autant, c'est une décision logique, car elle découle de l'application directe et sans ambiguïté des textes qui régissent la commercialisation d'eaux minérales en France.
En février 2023, au moment où intervient la consultation interministérielle dématérialisée (CID) consacrée à cette question, notre position fera l'objet d'un arbitrage par le cabinet du Premier ministre et, comme vous le savez, conduira à la fermeture du site.
Sur la question du filtrage, vous avez eu connaissance de toutes les informations que mon cabinet et moi-même avons eues à ce sujet, et qui ont fondé notre arbitrage. La directive européenne précise qu'une eau minérale ne doit pas être désinfectée. L'arrêté de 2007 autorise en France la filtration sans préciser le niveau de filtration acceptable. L'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a autorisé, dans le cas particulier d'un industriel, une filtration à 0,8 micron. L'Anses, ni aucune autorité d'ailleurs, n'interdit une filtration inférieure à 0,8 micron. L'Espagne a autorisé une filtration à 0,4 micron. Plusieurs arrêtés préfectoraux en France autorisent une filtration à 0,4 et même à 0,2 micron.
Sur cette base, nous préconisons, en adéquation avec le ministère de la santé et son cabinet, de laisser les agences sanitaires locales analyser l'effet des filtrations et autoriser, si la démonstration est faite qu'il n'y a pas de désinfection, Nestlé Waters à installer des filtres inférieurs à 0,8 micron.
Contrairement à ce que j'ai pu lire ou parfois entendre, nous n'avons fait ici qu'appliquer l'état du droit. Il n'existe pas, au moment de la décision de Matignon, de norme interdisant une filtration inférieure à 0,8 micron. Ce qui explique d'ailleurs probablement que des autorités locales l'aient autorisée sur certaines sources.
Le « bleu » de Matignon permet de confirmer aux autorités locales qu'elles peuvent avoir la lecture suivante des textes : il est possible d'autoriser une filtration inférieure à 0,8 micron si vous constatez que l'eau n'est pas désinfectée par cette filtration.
Et face à la complexité de mise en oeuvre de cette norme, que nous avons constatée après plusieurs allers-retours entre échelon local et national sur ce sujet, nous recommandons à Matignon d'ouvrir une discussion au niveau européen pour clarifier cette norme.
Voilà quel a été mon rôle dans ce dossier.
Durant toute ma carrière, j'ai veillé à gérer les équipes dont j'avais la charge en responsabilité, en leur déléguant ce qui devait l'être tout en assumant pleinement les positions que j'ai prises à l'issue de leur travail. C'est la manière dont j'ai exercé mes responsabilités de ministre sur ce dossier comme sur tous les autres.
C'est dans cet état d'esprit que je me présente devant vous et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Merci d'endosser la responsabilité politique comme vous le faites, cela a fait débat avec d'autres ministres que nous avons auditionnés.
Une première question sur le contexte. Comme la ministre qui vous a précédé devant nous aujourd'hui, vous dites que vous aviez à gérer de très nombreux dossiers et que votre agenda de ministre était plein : est-ce une sorte de précaution, ou bien est-ce un constat qu'il est très difficile de suivre les dossiers au quotidien lorsqu'on est ministre, y compris ceux du registre dont s'occupe notre commission d'enquête ?
M. Roland Lescure. - Il est vrai qu'en prenant ses fonctions de ministre, on est d'emblée saisi de nombreux dossiers, de court, moyen et long terme, il faut tous les traiter. On le fait avec l'organisation que je vous ai présentée, qui est pyramidale, avec une logique de subsidiarité - ce qui peut être traité à l'échelon des conseillers doit l'être, ce qui doit remonter au directeur de cabinet doit remonter, et ce qui doit remonter au ministre, de par son importance, qu'il s'agisse d'information ou de décision, remonte au ministre, le tout dans un contexte interministériel. Nous avons organisé cet ensemble de manière très efficace, avec la directrice de cabinet que vous avez auditionnée, qui est extrêmement rigoureuse et organisée. Même si j'assume pleinement les décisions qui ont été prises à tous les niveaux, cette organisation de subsidiarité fait qu'on délègue ce qui peut l'être, de manière à être géré de la manière la plus efficace. J'ai découvert en étant ministre qu'on ne maîtrise plus alors son agenda, que chaque demi-heure est comptée et qu'effectivement, la demi-heure du temps ministre, elle est rare et donc elle est chère.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Donc vous n'avez pas le sentiment d'une dépossession de votre décision, c'est important de le préciser.
Ensuite, toujours sur le contexte et pour que nous comprenions bien les choses, avec qui avez-vous interagi sur ce dossier au point de vue de la décision ? Nous voyons que le cabinet de la Première ministre a été mis sur l'affaire, que des éléments sont remontés à l'Élysée, il y a eu aussi les interventions de Nestlé Waters : avec qui avez-vous été en interaction sur ce dossier ?
M. Roland Lescure. - Avec deux personnes : Adrienne Brotons, ma directrice de cabinet, et Mathilde Bourchardon, ma conseillère technique. J'ai été amené à participer à des réunions avec des personnes que vous mentionnez, mais jamais avec Nestlé Waters, dont je n'ai jamais rencontré de responsables.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Nestlé Waters n'a jamais demandé une réunion ni un échange directement avec vous ? C'est surprenant, sachant que l'entreprise a sollicité l'Élysée à plusieurs reprises, en la personne d'Alexis Kohler, pour avoir un rendez-vous, alors que le canal logique devrait être le ministre de l'industrie que vous étiez : qu'en pensez-vous ?
M. Roland Lescure. - Nous avons été sollicités par des dizaines d'industriels dès notre arrivée, les sollicitations étaient constantes jusqu'à mon départ et nous les gérions de la manière que je vous ai dite - en l'occurrence, Nestlé Waters a été reçue par ma directrice de cabinet en septembre 2022.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Comment expliqueriez-vous que Nestlé Waters ait sollicité plusieurs fois l'Élysée : est-ce usuel ? Une telle sorte de court-circuitage vous est-elle déjà arrivée sur d'autres dossiers - et comment la comprenez-vous ?
M. Roland Lescure. - Je n'ai jamais travaillé à l'Élysée, donc je me garderais bien d'avoir un avis sur la façon dont l'Élysée s'organise. J'ai eu des réunions avec Alexis Kohler, comme ministre et comme parlementaire, jamais nous n'avons évoqué ce dossier et je ne me suis jamais senti en porte-à-faux dans la décision sur ce dossier, qui était interministériel et très cadré - vous savez que les réunions interministérielles sont très formelles, et qu'elles donnent lieu à des comptes-rendus de décision qui sont imprimés sur papier bleu, ce qui fait d'eux les « bleus » dont vous avez eu connaissance.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Agnès Firmin Bodo, que nous entendions juste avant vous, vous a quelque peu renvoyé la patate chaude quand on lui a demandé pourquoi son ministère avait laissé perdurer une fraude, puisque pendant quelques mois, l'État n'a pas informé les consommateurs qu'ils achetaient des eaux minérales naturelles qui ne l'étaient plus, puisqu'elles étaient traitées : votre ancienne collègue du Gouvernement nous a renvoyés vers le ministère de l'industrie. Je vous pose donc la question : pourquoi ne décidez-vous pas d'informer les consommateurs français qui achètent massivement ces eaux prétendument minérales naturelles, trompés par l'industriel qui est lui-même venu devant votre prédécesseur reconnaître sa tromperie - pourquoi ne leur dites-vous qu'ils sont trompés par l'industriel, alors même qu'il l'a reconnu ?
M. Roland Lescure. - Je ne pense pas qu'on puisse dire que les eaux minérales en question ne pouvaient pas être qualifiées d'eau minérale naturelle.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Si, et sans aucun doute pour les traitements antérieurs révélés par Nestlé Waters : avant le retrait des traitements illégaux, on ne peut guère parler d'eau minérale naturelle, je suis surpris que vous puissiez vous interroger sur ce point...
M. Roland Lescure. - Oui, il y a eu des traitements c'est bien pourquoi il y a eu un article 40 et une enquête judiciaire... Je comprends votre question sur l'information des consommateurs. L'Inspection générale des affaires sociales (Igas) avait insisté à plusieurs reprises sur le caractère confidentiel de son rapport et donc nous n'étions pas, nous, habilités à le rendre public. En tout cas, on ne nous a pas fait la demande. Je vous rappelle que, dès l'automne 2022, il y avait deux procédures judiciaires en cours, un article 40 initié par l'ARS Grand Est et une autre menée par le service national d'enquêtes de la DGCCRF. Dans ce contexte, mon devoir était de respecter l'indépendance de la justice, de ne pas interférer dans les enquêtes en cours, une communication publique de ma part, à ce stade, aurait pu constituer une entrave à l'action du parquet.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - De fait, vous laissez se perpétuer une fraude en n'informant pas le public. Nous savons que rapport de l'Igas demandait plus de transparence sur les eaux minérales naturelles, et que la décision de publicité du rapport revient au ministre - cependant, c'est la presse qui a conduit à ce que vous révéliez le contenu du rapport en 2024. Vous dites vous être posé la question, mais qu'a prévalu pour vous l'idée de ne pas interférer dans les enquêtes en cours, mais pourriez-vous revenir sur cette question de la publicité du rapport de l'Igas ?
M. Roland Lescure. - J'ai été mis dans la boucle en décembre 2022, même si j'assume les décisions qui ont été prises auparavant. L'Igas insistait sur la nécessité de préserver la confidentialité de son rapport, limitant même sa diffusion aux services compétents, notamment les ARS. Une communication aurait pu interférer sur les procédures en cours. Ensuite, un rapport de l'Igas est rendu public après avis des ministres ; on ne m'a jamais demandé mon avis sur une publication, je n'ai donc pas eu à me prononcer sur cette publication éventuelle.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Savez-vous à qui on l'a demandé ?
M. Roland Lescure. - Non, je ne sais pas.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avec le recul, vous dites- vous qu'il aurait mieux valu informer le public ?
M. Roland Lescure. - Il est difficile de refaire l'histoire. J'ai été surpris, après la réunion interministérielle, du temps qu'il a fallu pour mettre en place le plan de transformation qui avait été décidé. Mon équipe n'était pas chargée du suivi, mais elle s'en est inquiétée à partir de l'été 2023 - en tout cas, entre septembre 2022 et février 2023, nous étions dans une période d'instruction du dossier, un dossier qui méritait certainement un temps d'instruction avant que des décisions ne soient prises et qu'elles ne soient communiquées.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avez-vous eu des échanges avec votre collègue Olivia Grégoire, qui était à Bercy en charge de la consommation ?
M. Roland Lescure. - Non. Je crois comprendre qu'il y a eu des échanges entre nos cabinets, sous la gouverne du cabinet de Bruno Le Maire, mais je pense que les autres cabinets de Bercy étaient régulièrement tenus informés par mon cabinet.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Est-ce qu'une fraude évaluée sur trois ans à 3 milliards d'euros par le service national d'enquête (SNE) de la DGCCRF, relève du dossier qu'on place en haut de la pile ?
M. Roland Lescure. - Certainement. J'ai été estomaqué d'apprendre cette fraude, j'imagine que le SNE a conduit son enquête en conséquence. Cependant, cette procédure d'enquête aurait pu être gênée par une intervention politique, quelle qu'elle soit, je m'en suis donc bien gardé et je n'ai pas eu d'information sur l'ampleur du travail d'enquête administrative ni encore moins, judiciaire.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Agnès Pannier-Runacher était déjà partie du ministère quand vous y êtes arrivé ; avez-vous eu un temps d'échange sur ce dossier, une forme de passation, ou pas du tout ?
M. Roland Lescure. - Non, aucune, elle avait été nommée ministre de la transition écologique et de l'énergie depuis un bon mois quand je suis arrivé et nous n'avons pas organisé de transition, j'ai commencé tout de suite à travailler.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Un point reste mystérieux pour nous après toutes nos auditions, c'est le fait que les autorités locales n'aient pas été informées des traitements pratiqués par Nestlé Waters. L'ARS Occitanie en a connaissance en novembre 2022, non pas grâce à ses contrôles, mais parce que l'industriel lui-même prend les agents de l'ARS par la main et leur indique ce qui s'est passé, comment la fraude se passait sur le site de Vergèze. Est-ce que cela vous surprend ? Qu'est-ce qui, selon vous, n'a pas fonctionné pour qu'entre août 2021, où le ministère est informé, et novembre 2022, où l'ARS Occitanie est informée par l'industriel, aucune information n'ait été transmise du ministère aux ARS, qui sont pourtant les autorités de contrôle de proximité : comment analysez-vous cela ?
M. Roland Lescure. - L'image du gentil industriel qui vient se dénoncer me surprend dans votre bouche, Monsieur le rapporteur, vous avez interrogé Nestlé Waters et vous savez ce que ses responsables sont venus chercher en se rapprochant des autorités...
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Ils ont été peu prolixes, en réalité, et nous ont dit qu'ils attendaient du ministère une sorte d'accord pour en référer aux ARS...
M. Roland Lescure. - J'ai été surpris qu'il n'y ait pas d'échange entre les ARS et l'Igas, la lettre de saisine de l'Igas mentionne que l'inspection générale doit s'appuyer sur les ARS - ce que je peux vous dire, c'est qu'à partir du moment où mon équipe s'est saisie du dossier, donc en septembre 2022, des échanges avec les ARS ont été mis en place de manière rapide, et que les échanges ont été fréquents.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - À partir de septembre 2022, le processus se met en place au ministère de l'Industrie et une première note est écrite par votre conseillère, Madame Bouchardon ; cette note va vers la question de la microfiltration à 0,2 micron. Comment avez-vous produit cette décision ? C'était la demande de l'industriel quand il est venu vous voir que d'obtenir une validation de son plan de transformation...
M. Laurent Burgoa, président. - Nestlé Waters n'a pas vu le ministre, mais son cabinet...
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - C'est exact, l'industriel avait vu votre cabinet. Il demandait de valider cette microfiltration à 0,2 micron, qu'est-ce qui fait que vous allez vers cette solution, qui est celle de l'industriel ? Consultez-vous d'autres industriels ? Il y a une question de loyauté envers les autres industriels, parce que si l'un d'eux obtient le droit de filtrer à 0,2 micron alors que les autres s'en empêchent parce qu'une telle microfiltration s'apparente à une désinfection, il y a bien un sujet. Or, les industriels que nous avons reçus nous ont tous dit que la réglementation était claire, et qu'ils ne se sont même jamais demandé si une microfiltration à 0,2 micron était autorisée. Je crois que Madame Bouchardon a sollicité la DGCCRF pour savoir s'il y avait des cas en deçà de 0,4 micron, et qu'on y lui a répondu par la négative et qu'aller en deçà de 0,4 micron était problématique au regard du droit européen. Cependant, vous allez quand même vers cette décision : qu'est-ce donc qui a emporté cette décision de 0,2 micron et d'accompagner Nestlé Waters dans ce plan de transformation ?
M. Roland Lescure. - Une remarque préliminaire : nous ne prenons pas de décisions, nous faisons des recommandations qui s'avèrent être communes entre le ministère de la santé et le ministre de l'industrie, et qui sont entérinées par Matignon, c'est la chaîne de responsabilités.
Ensuite, comme je l'ai dit dans mon intervention liminaire, je suis mis dans la boucle à un moment où l'on arrive proche d'une recommandation et où le dossier a été suffisamment instruit pour que ma directrice de cabinet souhaite m'en saisir - en décembre 2022. Il s'avère qu'il y a une note rédigée à ma destination en septembre 2022, je dois avouer que je n'en ai pas eu connaissance : j'arrivais au ministère, je trouvais des notes par dizaine, chaque rencontre avec les industriels donnait lieu à une note et je ne les lisais pas toutes, mea culpa.
Enfin, la question posée sur la loyauté de la concurrence est essentielle, on touche au noeud du problème. L'Union européenne pose le principe qu'il ne faut pas désinfecter les eaux pour pouvoir les qualifier de « minérales naturelles ». Or nous nous rendons compte, en examinant le dossier, qu'il n'y a pas de définition objective, générale, ni internationale de cette définition. Nous apprenons que l'Espagne autorise une filtration à 0,4 micron. Nous apprenons qu'un certain nombre de sources ont été autorisées en dessous de 0,8 micron - je crois même que certaines ont déjà été autorisées à 0,2 micron. Notre recommandation, alors, n'est pas d'autoriser 0,2 micron, mais d'autoriser à descendre en dessous de 0,8 micron, à condition que les industriels prouvent que ce n'est pas une désinfection -le seuil jusqu'où aller, du reste, n'est pas précisé dans le « bleu » de Matignon.
Notre recommandation et la décision finale qui est prise par Matignon, c'est de déléguer aux autorités locales la capacité à autoriser à descendre en dessous de 0,8 micron, à condition que le seuil retenu ne soit pas considéré comme un seuil de désinfection. Et la question de la loyauté et de la concurrence se pose, dès lors qu'à l'été 2022, les niveaux de filtration pratiqués sont déjà divers, certains industriels filtrent à 0,2 micron, d'autres à 0,4, d'autres à 0,8 et d'autres pas du tout. Et c'est pourquoi nous considérons important que l'Europe donne plus de précisions à des normes qui paraissent simples vues de l'échelon européen, mais qui sont appliquées diversement, et finalement très difficiles à mettre en oeuvre et à contrôler.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Le « bleu » ouvre la possibilité aux ARS de se saisir et de voir si, en deçà de 0,8 micron, le microbisme de l'eau est modifié. Or, dès 2001, l'Anses avait dit que c'était le cas, et elle le répète en 2022. Je vous cite une note de la directrice de l'ARS Grand Est que votre cabinet a reçue le 17 novembre 2022 : « Les UV seront enlevés ou ont été pour partie seulement déjà enlevés, mais Nestlé les remplace systématiquement par des filtres à 0,2 micron, au motif de la sécurité sanitaire. Cette démarche de substitution interroge sur la qualité de la ressource elle-même et/ou des installations de prélèvement et notamment sur la nécessité de désinfecter l'eau. Nous n'avons aujourd'hui aucune connaissance de la réelle qualité des eaux des ressources dans la mesure où les eaux étaient prétraitées lors de l'inspection. Cette position n'est pas acceptable. »
Nous sommes le 1er avril 2025, nous ne savons toujours pas ce qu'il en est du seuil en-deçà de quoi la microfiltration fait perdre la qualité d'eau minérale naturelle.
M. Roland Lescure. - Monsieur le rapporteur, avant de m'exprimer ici, j'ai juré de dire la vérité, rien que la vérité, et ce n'est pas votre cas - vous n'avez pas eu à le faire, et c'est normal...
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous pensez que je mens ?
M. Roland Lescure. - Non, mais je voudrais m'assurer que ce que vous dites est conforme aux éléments dont je disposais quand je m'occupais de ce dossier.
Vous faites référence à des avis de l'Anses qui, selon vos dires, seraient sans ambiguïté sur le fait que 0,2 micron constitue une filtration désinfectante, je ne les ai pas vus. Vous parlez d'un avis de 2001, d'un avis de 2022 - pour ma part, j'ai suivi les analyses de mon cabinet qui s'est, lui, fondé sur les analyses de l'Anses montrant qu'il est possible de conclure que le filtre de 0,2 micron peut être accepté dans la mesure où ce filtrage ne constitue pas une désinfection et qu'il revient à l'industriel d'en apporter la preuve. L'Anses, elle-même, quand vous l'avez interrogée, ne vous a pas fait une réponse très claire ni définitive sur la filtration à 0,2 micron. Vous considérez que le microbisme de l'eau est modifié par une telle filtration, au point que l'eau ne puisse alors plus être considérée comme de l'eau minérale naturelle. Or, cela dépend de la définition qu'on donne aux eaux minérales naturelles, des délimitations précises qu'on donne aux caractéristiques de ces eaux. Il faut remettre les choses dans leur contexte. Ce que je vois, c'est que ni l'Anses, ni les ARS ne sont capables de nous dire les choses précisément - cela aurait été beaucoup plus simple si l'on nous avait dit, par exemple, qu'une filtration à 0,28 micron était acceptable, mais pas à 0,27 micron, la décision aurait été facile à prendre.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Que faites-vous de la position de l'ARS Grand Est ?
M. Roland Lescure. - L'ARS Grand Est dit qu'à 0,8 micron, c'est bon. D'autres décisions, via les autorités préfectorales, autorisent 0,4 micron, voire 0,2 micron.
Je ne veux pas jeter la pierre à ceux qui ont fait ces analyses, mais, en instruisant ce dossier, nous comprenons que le principe posé par l'Union européenne qu'on ne désinfecte pas une eau minérale, se traduit par des filtrations dont le seuil dépend des eaux, des sources, des conditions locales et c'est pourquoi nous préconisons que les ARS, avec l'aide de l'industriel, regardent si un filtre de 0,2, 0,3, 0,4, 0,7 ou 0,8 micron constitue une désinfection.
Ensuite, je ne peux pas être tenu comptable de ce qui s'est passé depuis que j'ai quitté le ministère, j'en suis désolé, je n'ai pas d'informations sur l'avancée des travaux. Ce que j'avais compris, c'est que dès juillet 2023, le plan de transformation de Nestlé Waters était en marche et qu'à partir de là, le contrôle de la qualité des eaux devenait un contrôle normal qui relève des ARS qui elles-mêmes relèvent du ministère de la santé.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je vous informais qu'en 2022, personne n'avait statué sur le fait qu'une filtration à 0,2 micron pouvait être considérée comme conforme par les ARS.
Je suis surpris par votre réponse, en ce qu'elle place les ARS en position difficile - du reste aujourd'hui, la DGS penche plutôt pour un cadrage national. L'impression que votre position donne, c'est celle d'un report de la responsabilité en bout de chaîne, alors même que l'Anses dispose d'expertise - et qu'en bout de chaîne, les acteurs ont d'autant plus de mal à trancher la décision que personne, à l'échelle nationale, ne paraît en mesure de le faire, y compris aujourd'hui. Vous semblez dire que l'Anses n'a pas tout à fait dit ce que je lui fais dire, pensez-vous, comme nous l'a dit l'un de vos anciens collaborateurs, que son propos manque de clarté ?
M. Roland Lescure. - Non. J'ai fait des études scientifiques et je sais que c'est compliqué, la science. L'Anses fait visiblement face à des difficultés pour évaluer de manière objective un cadre national, voire international. Nous savons que l'eau n'est pas filtrée partout pareil en Europe et je comprends que l'Anses ne soit pas en mesure de faire une recommandation nationale et qu'on renvoie aux conditions locales, donc à un travail de l'ARS avec les industriels. Cependant, vous dites aussi que les ARS ne seraient pas toujours à même de le faire et qu'elles se retourneraient vers l'Anses...
Il faut donc faire un travail là-dessus et nous l'avons recommandé à l'issue de notre réunion interministérielle de février 2023, en demandant une action à l'échelon européen. Je trouverais dommage que des sites français soient désavantagés par rapport à d'autres sites européens et qu'on se mette à boire de l'eau minérale naturelle made in Spain, made in Germany ou made in Luxembourg, qu'on ferme tous nos forages en France sous prétexte que les réglementations européennes ne s'appliquent pas de la même manière chez nos voisins - et je pense que nous serons tous d'accord sur ce point...
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous avez raison, nous voulons tous que la concurrence s'exerce à armes égales...
Cependant, j'aimerais insister sur la décision que vous avez prise en février 2023 et la façon dont vous accompagnez l'arbitrage interministériel. D'un côté, vous avez les avis de l'Anses, la position de l'ARS Occitanie qui juge inacceptable la filtration à 0,2 micron, le fait qu'on vous dise que nulle part en Europe une telle filtration est autorisée ; qu'avez-vous sur l'autre plateau de la balance, qui vous fait pencher vers la décision d'autoriser le 0,2 micron ?
M. Roland Lescure. - Attention, nous n'avons pas autorisé 0,2 micron, Monsieur le rapporteur. Nous avons confirmé la possibilité d'autoriser, par modification des arrêtés préfectoraux, la pratique de la microfiltration inférieure à 0,8 micron. Nous avons demandé à l'ARS Grand Est de mettre en place une surveillance de la qualité de l'eau aux différentes émergences, quel que soit le débit de prélèvement. Et concernant le site de Vergèze, dans le Gard, auquel vous faites référence, le « bleu » indique que « le cabinet de la Première ministre a demandé à la préfète du Gard et au directeur général de l'ARS de prendre en compte l'autorisation de microfiltration évoquée ci-dessus et de définir une démarche d'accompagnement et de contrôle de la qualité de l'eau aux différentes émergences dans le cadre du plan de transformation ». L'idée, c'est qu'on autorise à être en dessous de 0,8 micron en fonction des considérations locales et que l'on contrôle effectivement que la qualité de l'eau n'est pas significativement altérée par ces filtres. Cela me semble assez clair - et le « bleu » ne mentionne nulle part la filtration à 0,2 micron.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Il mentionne l'accompagnement du plan de transformation et je vous confirme que ce « bleu » a été lu localement comme autorisant la microfiltration à 0,2 micron.
M. Roland Lescure. - Je vous ai cité le « bleu » tel qu'il a été rédigé.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Exactement, il mentionne le plan de transformation de Nestlé Waters, lequel passe par une microfiltration à 0,2 micron...
M. Roland Lescure. - Le « bleu » mentionne une microfiltration inférieure à 0,8 micron.
M. Laurent Burgoa, président. - Au cours de nos auditions, nous avons compris que si le risque sanitaire n'était pas clairement établi, la tromperie l'était effectivement et l'ARS Grand Est avait engagé une procédure au titre de l'article 40 du code de procédure pénale. Comment se fait-il qu'un service comme la DGCCRF n'ait pas fait d'article 40 - et qu'il ait fallu attendre février dernier pour qu'elle le fasse en Occitanie, ce qui n'est peut-être pas sans lien avec notre commission d'enquête ?
M. Roland Lescure. - J'ai entendu le débat que vous avez eu avec ma directrice de cabinet, en particulier sur ce point. J'ai été moi aussi surpris, en particulier par le fait que le procureur des Vosges, dès lors que l'industriel se dénonçait pour tous ses sites, n'ait pas élargi son action ni alerté son collègue du Gard. J'ai bien compris que ce n'était pas votre lecture des choses...
M. Laurent Burgoa, président. - Ni celle du ministre Dupont-Moretti, le procureur des Vosges n'a pas compétence nationale...
M. Roland Lescure. - J'entends bien, mais je suis surpris qu'un procureur qui a connaissance de faits délictueux, ne saisisse pas son collègue du territoire où il sait que de tels faits se produisent. De mon côté, je plaide coupable, nous avons supposé que l'enquête de l'Igas portant sur le territoire national et une procédure au titre de l'article 40 étant déclenchée, la question était en cours de traitement.
M. Hervé Gillé. - Je suis surpris par le flou de bien des propos dans ces auditions, et vous n'échappez pas à cette impression. Vous dites que certains sites ont été autorisés à utiliser une microfiltration à 0,2 micron : lesquels ? En France, à l'étranger ? On en revient à une décision ancienne de l'Agence qui a précédé l'Anses, et bien des personnes nous ont dit que le seuil de 0,8 micron, établi par cette décision, était « sanctuarisé ». Vous avez un avis différent, mais on a toujours du mal à bien comprendre ce qu'il en est. D'autant plus quand vous dites ne pas avoir autorisé 0,2 micron en autorisant de descendre sous 0,8 micron : expliquez-moi la différence... Votre présentation des choses est plus que surprenante : après tout, un industriel pourrait filtrer à 0,1 micron, il respecterait encore l'autorisation d'aller sous 0,8 micron... Finalement, qu'avez-vous autorisé, précisément ?
Ensuite, si je vous suis bien, vous êtes pour le moins-disant européen, parce que comme le cadre n'est pas fixe, si d'autres filtrent à 0,2 micron, pourquoi devrait-on se l'interdire ? C'est le sentiment que vous me donnez, et cela me trouble d'autant plus qu'un contentieux est ouvert à l'échelon européen. Et pourquoi est-ce le cas ? Mais parce que l'Europe n'a pas été saisie comme elle aurait dû l'être, et vous devez avoir un niveau de responsabilité. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Enfin, vous dites que Nestlé Waters avait en charge d'apporter la preuve sanitaire. Mais entre nous, à quel moment l'industriel l'a-t-il fait ? Le plan de transformation prévoit des contrôles, mais comment savoir ce qu'il en est, dès lors que, comme on nous l'a dit ici, les principes de filtration interdits étaient cachés dans une armoire et qu'on ne peut pas tout contrôler, en réalité, dans le process ? Il n'y a pas eu d'enquête approfondie de la part de Nestlé Waters, ses responsables l'ont reconnu devant nous, il n'y a pas eu d'enquête pour comprendre l'origine du détournement, et nous ne savons toujours pas à quel niveau de responsabilité les traitements non autorisés ont été mis en place...
M. Laurent Burgoa, président. - Vous avez au moins la faculté de lire dans les pensées de la directrice de Nestlé Waters, mon cher collègue, parce que le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'a pas beaucoup parlé devant notre commission d'enquête...
M. Roland Lescure. - Je ne me permettrais pas de commenter ce que la représentante de Nestlé Waters a dit ou n'a pas dit, c'est votre rôle de commission d'enquête, mais je vais tâcher de lever les ambiguïtés que vous me prêtez.
Les listes des sources qui ont été autorisées à filtrer sont dans le rapport de l'Igas, elles sont en France et je parle bien de différentes autorisations qui existent d'ores et déjà en France, de filtration à des niveaux différents qui nous ont conduits à préconiser une approche locale qui pouvait autoriser à descendre en dessous de 0,8. À condition de renforcer les contrôles sanitaires pour s'assurer que la santé soit préservée en amont et en aval et qu'on puisse montrer qu'il n'y avait pas de filtration excessive conduisant à une déminéralisation de l'eau minérale naturelle. Donc, si je n'ai pas a été clair, j'espère l'avoir été davantage dans cette réponse.
M. Hervé Gillé. - Vous avez autorisé de filtrer à moins de 0,8 micron, on ne sait toujours pas si le microbisme de l'eau est changé à 0,2 micron, voire à 0,1...
M. Roland Lescure. - Non, parce que dans la réglementation actuelle, la réponse à cette question est : ça dépend. J'aurais préféré un seuil clair, la décision aurait été plus simple à prendre. Effectivement, nous avons réalisé que cette décision dépendait des sources locales, de leur qualité, de la météorologie locale. C'est pourquoi nous avons décidé d'autoriser à descendre en dessous de 0,8 micron, sous réserve que ce soit testé et prouvé. La seule décision à laquelle vous faites référence sur le 0,8 micron, elle n'autorise pas cette filtration en général, elle autorise un industriel à utiliser un filtrage à 0,8 parce qu'il l'avait demandé à l'autorité compétente. Les industriels auraient-ils pu faire la même demande trois ans auparavant, par exemple ? Possiblement, ça fait partie de leurs responsabilités. En l'occurrence, lorsque nous nous saisissons du dossier, nous nous rendons compte qu'il n'y a pas de règle uniforme et que nous devons adapter un droit européen qui, visiblement, n'est pas interprété de la même manière dans différents États. Notre idée n'est pas le moins-disant européen, c'est le mieux-disant européen, parce que si des États filtrent en dessous de ce qui est acceptable, il faut aussi qu'on puisse le faire et c'est aussi pourquoi nous recommandons d'approcher l'Union européenne pour faire un benchmarking et s'assurer qu'on puisse interpréter cette réglementation de manière à ne pas fausser la concurrence entre pays du marché européen.
Quant au contentieux européen, je n'étais pas ministre des affaires européennes ni Premier ministre et je me permets de vous renvoyer vers mes collègues pour répondre à vos questions sur la façon dont le processus européen a été lancé à l'issue de cette réunion interministérielle. Ce que je sais, c'est que le « bleu » demande au secrétariat général des affaires européennes (SGAE) de conduire une analyse de la situation de la microfiltration et des pratiques existantes dans les autres pays de l'Union afin, le cas échéant, d'envisager de solliciter la Commission européenne pour une évolution de la réglementation communautaire ou en vue d'une saisine de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) - je vous cite là le texte du « bleu », il est très clair.
M. Hervé Gillé. - Vu de l'Europe, nous étions dans l'illégalité...
M. Olivier Jacquin. - Vous dites avoir été estomaqué par l'ampleur de la fraude, mais vous n'avez pas demandé à la DGCCRF de faire un article 40, et vous dites avoir attendu que la justice fasse son travail ; cependant, vous connaissez les délais de la justice, donc vous saviez que la tromperie continuerait le temps de l'instruction. Pourquoi ne pas l'avoir fait cesser, comme vous l'aviez fait pour Hépar ?
M. Roland Lescure. - J'ai déjà répondu à votre première question. L'article 40 était déjà lancé, une procédure judiciaire était en cours, nous ne la suivions pas puisque nous n'en étions pas directement à l'origine, mais, pour nous, la justice suivait son cours.
L'eau d'Hépar, quant à elle, nous savions qu'elle était contaminée à la source, qu'elle était ensuite décontaminée puis vendue comme naturelle, ce qui est illégal.
Pour le reste, il y a une ambiguïté sur le fait de savoir si, selon la taille du filtre, on est en présence d'une eau minérale naturelle ou pas - et donc, nous attendons que le dossier soit instruit et nous faisons la recommandation qui conduit à une décision de Matignon, entre le 22 et le 23 février 2023. Sachez bien que si on avait pris cette décision avant, elle se serait appliquée avant. Il y a le temps de l'instruction pour un dossier dont vous reconnaîtrez qu'il est assez complexe et que nous avons découvert, en ce qui nous concerne, en septembre 2022.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Il est écrit dans la note sur le rapport de l'Igas, qu'il vaut mieux tenir l'information secrète parce qu'il y aurait un risque de contentieux européen. Cependant, s'il y a un risque de contentieux, c'est bien qu'on pense être dans l'illégalité : comment justifier le secret - qu'en pensez-vous ?
Le « bleu », ensuite, demande une action à l'échelon européen, en particulier la saisine du SGAE. On peut se demander quelle en est la force exécutoire puisque, jusqu'à aujourd'hui et à ma connaissance, il ne s'est toujours rien passé. On a donc le sentiment que, d'un côté on dit aux ARS de se débrouiller, de l'autre on dit qu'on va saisir les autorités européennes, mais en réalité, il ne se passe rien - pardon, mais la seule chose qui ait été faite, c'est le plan de transformation de Nestlé et pour le reste, rien, ou si peu : qu'en pensez-vous ?
M. Roland Lescure. - Nous avons bien pris en compte l'illégalité du traitement, puisqu'une enquête judiciaire était en cours, et qu'un article 40 a été fait.
Quant à la force exécutoire du « bleu », il ne faut pas oublier qu'il a conduit à fermer la source Hépar, nous avons donc intégré les choses, y compris pour prendre des décisions importantes puisque le Premier ministre décide la fermeture de cette source, avec les emplois qui lui sont liés - et elle a disparu depuis des étals.
Je pense que nous avons pris des décisions graves, que nous les avons prises de manière aussi instruite que possible - et que nous avons pris les bonnes décisions.
M. Laurent Burgoa, président. - La marque Hépar existe toujours, elle est encore vendue...
M. Roland Lescure. - J'avoue que je ne bois que de l'eau du robinet, qui est filtrée...
M. Hervé Gillé. - La marque Hépar existe toujours, elle a été suspendue des ventes pendant un certain temps et elle a été remise sur les étals - et si vous savez pourquoi précisément la production a été suspendue puis rétablie, je vous remercie de nous en informer.
Le fond de la question, Monsieur le ministre, c'est qu'à chaque fois, on a le sentiment profond qu'on a voulu dissimuler à l'usager, au consommateur, une situation qui était particulièrement préoccupante pour essayer de faire en sorte que l'industriel, effectivement, s'en sorte au mieux.
M. Roland Lescure. - Monsieur le sénateur, j'ai été ministre de l'industrie et de l'énergie pendant deux ans et demi. J'ai pris des décisions extrêmement difficiles, y compris face à des industriels avec lesquels j'étais loin d'être en relation amicale. Je pense avoir assumé mes responsabilités de ministre de l'industrie de manière pleine et entière, y compris avec des décisions qui ont eu des conséquences dramatiques sur l'emploi - au coeur de cette affaire dont vous parlez début octobre, j'ai dû prendre la décision de fermer Camaieu, avec 2 600 emplois à la clé, parce qu'un actionnaire me proposait un plan d'affaires inacceptable tout en me demandant 40 millions d'euros. Des décisions difficiles, j'en ai pris - chaque fois en tenant compte de l'intérêt général du mieux que je pouvais, de l'intérêt des citoyens, de l'intérêt des consommateurs et de l'intérêt des salariés. J'espère l'avoir fait tout au long de mon mandat et j'espère que mes prédécesseurs et mes successeurs le font aussi.
M. Hervé Gillé. - C'est là-dessus qu'on aimerait un avis plus fouillé...
M. Laurent Burgoa, président. - Merci pour cet échange direct et nourri, qui nous éclaire.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 05.
Mercredi 2 avril 2025
- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -
La réunion est ouverte à 13 h 35.
Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, puis ministre déléguée chargée de l'industrie
M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, je commence par un point d'information sur le calendrier de notre commission d'enquête, qui entre dans sa dernière phase. Nous avons convoqué M. Alexis Kohler, secrétaire général de la présidence de la République, mardi prochain. Nous donnerons ensuite une dernière chance au groupe Nestlé de s'expliquer en auditionnant son directeur général, Laurent Freixe, mercredi à 16 heures 30. À la suite de cette réunion, notre rapporteur vous présentera un point d'étape de nos travaux. Votre présence sera donc importante.
Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition d'Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre déléguée chargée de l'industrie, du 6 juillet 2020 au 20 mai 2022.
Madame la ministre, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Pannier-Runacher prête serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Je rappelle, pour les internautes qui suivent cette audition en direct, que le Sénat a constitué, le 20 novembre dernier, une commission d'enquête sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteille.
Au début de l'année 2024, plusieurs médias ont révélé les pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source. Notre commission d'enquête vise à faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours.
Cette audition a pour objectif d'apporter un éclairage sur la relation entre Nestlé Waters et les services de l'État, en particulier au sein des ministères, et sur les réactions de l'État face au scandale des eaux traitées illégalement.
Vous avez été ministre déléguée chargée de l'industrie, du 6 juillet 2020 au 20 mai 2022, c'est-à-dire pendant les premières années de cette affaire. Par ailleurs, vous avez été, par l'intermédiaire de votre cabinet, la porte d'entrée de Nestlé dans les délibérations ministérielles.
De fait, nous retrouvons vos services et votre cabinet à plusieurs reprises dans la documentation qui nous a été transmise par lesdits ministères. Quel a été votre niveau d'information sur cette affaire ?
Quelles ont été vos instructions à votre cabinet et aux services, en particulier la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ?
Quelles raisons ont motivé votre choix, avec vos collègues des ministères de l'économie et de la santé, de commander une enquête auprès de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) ? Avec du recul, cette décision nous apparaît comme une erreur, étant donné qu'elle s'est substituée à des actions plus immédiates et urgentes.
Quel a été votre rôle dans les discussions interministérielles, notamment dans votre dialogue avec le ministère de la santé, avec Matignon ou avec l'Élysée ?
Avec le recul, jugez-vous que certains aspects de cette crise auraient pu être gérés différemment ?
Nous vous proposons de nous présenter vos réflexions dans le cadre d'un propos liminaire d'une quinzaine de minutes. Notre rapporteur ainsi que les membres de cette commission vous interrogeront ensuite.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, ancienne secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, ancienne ministre déléguée chargée de l'industrie. - J'ai eu à connaître de ce dossier entre le 31 août 2021, date du rendez-vous entre Nestlé, mon cabinet et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, et le 20 mai 2022, lorsque j'ai été nommée ministre de la transition énergétique.
C'est pendant cette période que j'ai lancé l'ensemble des enquêtes qui ont permis d'objectiver les agissements de Nestlé et de lancer les procédures judiciaires que vous connaissez. Sans ces actions, il n'aurait pas été possible de mettre au jour les problématiques qui ont été révélées à la justice.
Pour être plus précise, Nestlé Waters a sollicité un entretien avec mon cabinet, qui s'est tenu le 31 août en présence de la DGCCRF, et lors duquel l'entreprise a évoqué des procédés de traitement de l'eau dans certaines de ses usines et demandé une clarification de la réglementation en vigueur.
À l'issue de cet entretien, mon directeur de cabinet m'a fait parvenir un compte rendu sur les pratiques indiquées par Nestlé et ses doutes quant à la sincérité de la démarche de l'entreprise. Ce compte rendu, qui vous a été transmis, mentionne une enquête lancée contre Alma par la DGCCRF, dont Nestlé avait manifestement connaissance, ce qui nous a alertés.
Il a donc été demandé à la DGCCRF de faire remonter une note d'analyse juridique des propos qu'avait tenus Nestlé pendant l'entretien et des recommandations sur les suites à donner. À ce moment et comme dans tous ceux qui ont suivi, mon cabinet et moi-même avons eu pour ligne de conduite de suivre systématiquement les recommandations de notre administration. Plus encore, nous avons demandé à cette dernière de tester des hypothèses pour aller plus loin en matière de protection et d'analyse des problématiques qui nous avaient été transmises.
La DGCCRF a donc fait remonter une note au ministre, dont j'ai également été destinataire, dans la deuxième quinzaine de septembre.
Cette autorité indiquait, au regard de son champ de compétence - la loyauté de l'étiquetage -, avoir identifié une difficulté quant à la dénomination d'eau minérale eu égard aux traitements que Nestlé indiquait pratiquer. En outre, les sujets sanitaires ne faisant pas partie de ses attributions, la DGCCRF nous recommandait de saisir le ministère de la santé.
C'est ce qu'a fait mon cabinet. Une réunion a été organisée en octobre entre mon cabinet, celui du ministre de la santé, la DGCCRF et la direction générale de la santé (DGS), qui a conclu au lancement d'une mission de l'Igas. La lettre de mission a ensuite fait l'objet d'un travail interministériel. Je l'ai cosignée en novembre 2021 aux côtés de Bruno Le Maire et d'Olivier Véran.
Le rapport a été rendu en juillet 2022. J'avais alors changé de fonction. Je n'ai donc pas eu à connaître de ses conclusions ni des suites qui lui ont été données. Je précise que la DGCCRF dispose de pouvoirs de police en matière de loyauté commerciale. Aussi, dès le premier jour où elle a été saisie, cette autorité a pu mener les investigations qui relevaient de son champ de compétence.
Ainsi, concernant une éventuelle transmission d'infractions au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, l'administration se trouvait bien dans son champ de compétence de police et préparait les contrôles pour saisine du procureur et du parquet, en attendant que les éléments soient consolidés.
C'est précisément ce qui s'est passé, par exemple, lorsque j'ai été amenée à prononcer une amende contre Leclerc. La transmission de l'infraction au titre de l'article 40 n'était pas nécessaire, le cas correspondant bien au cadre des pouvoirs de police dont dispose la DGCCRF.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Madame la ministre, au cours des années passées dans vos fonctions, avez-vous eu des discussions avec d'autres ministres sur ce dossier ou avec le secrétaire général de la présidence de la République, Monsieur Kohler, qui, nous le savons, a échangé avec Nestlé Waters ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Nous n'avons pas organisé de réunion ministérielle sur ce dossier ni d'échanges entre ministres. Nous avons systématiquement travaillé en suivant les recommandations de nos administrations. Ce sont nos cabinets qui ont mené ces différents travaux. Ceux-ci sont entièrement retracés dans les documents qui vous ont été fournis. Nous avons signé une lettre collective de saisine de l'Igas, dont l'enquête a mis au jour plusieurs éléments qui n'auraient pas été révélés sans son action.
Je n'ai eu aucun contact avec l'Élysée ni avec Matignon. Les services et les cabinets ont seulement travaillé en interministériel.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Nestlé Waters s'est rendu auprès de votre cabinet pour révéler les pratiques illégales et frauduleuses qui lui ont été ensuite reprochées.
Pourquoi avez-vous décidé de ne pas révéler cette information au public ? La population française n'a été informée de ces faits que bien plus tard, au début de l'année 2024, par voie de presse et non par une annonce des autorités publiques. En effet, le rapport de l'Igas n'a pas été rendu public, sur décision du ministre en fonction à l'époque.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Nestlé est venu auprès de mon cabinet non pas pour expliquer avoir fraudé et ne pas respecter la réglementation commerciale, mais, comme le restitue le compte rendu, pour nous informer avoir pris connaissance de problèmes que le groupe souhaitait régler. Ce n'est pas tout à fait la même chose.
C'est pour cette raison que nous avons demandé à la DGCCRF de faire une analyse juridique des propos de Nestlé. Par ailleurs, il s'agit seulement de paroles, et non d'actes qui ont été vérifiés.
Nous avons ensuite fait confiance à la DGCCRF, qui joue précisément ce rôle de police de la loyauté commerciale. Or cette direction avait lancé un certain nombre d'enquêtes sur les pratiques d'autres fournisseurs, qui n'avaient pas davantage été révélées au public, puisqu'il fallait avoir des preuves de la vérité pour la manifester.
Le 31 août, Nestlé a donc porté ces propos devant mon cabinet. Nous les avons fait éclaircir par la DGGCRF, dont nous avons suivi les recommandations.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Qu'a-t-il été dit lors de cette réunion ? François Rosenfeld, votre directeur de cabinet à l'époque, a déclaré à la commission que, lors de cet entretien, Nestlé a reconnu avoir recours à des traitements assimilables à de la désinfection, qui « posaient des questions de conformité avec la directive européenne relative à l'exploitation et à la mise dans le commerce des eaux minérales naturelles ».
Il n'y avait donc pas de doutes !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Non, ces propos soulevaient des questions, auxquelles nous n'avions pas encore de réponse. Nous avons donc demandé à la DGCCRF d'en faire une analyse juridique, avant de suivre ses recommandations.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous vous en êtes tenue là.
M. Laurent Burgoa, président. - Madame la ministre et son cabinet s'en sont tenus là : soyez précis.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Lors de l'entretien avec Nestlé, la police relative à ce sujet était dans la pièce, et nous avons suivi ses recommandations. Il aurait été difficile d'adopter une conduite plus conforme au respect de la loyauté commerciale.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pourtant, le public n'a été informé qu'en janvier 2024 : il faudra revenir sur ce point...
De même, la DGCCRF n'a procédé à un signalement qu'au début de l'année 2025, près de quatre ans après les faits - et après que nous l'avons auditionnée !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - L'enquête visant Alma n'avait été déclenchée qu'un an auparavant. L'absence de communication publique s'explique simplement par la lenteur du déroulement de ce type d'enquête. Le rôle de la DGCCRF est d'établir les faits pour le compte du procureur, de manière à nourrir la procédure judiciaire.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Cependant, dans le cas d'Alma, la justice avait été saisie.
On peut regretter que la saisine de l'Igas ait retardé l'information des agences régionales de santé (ARS). Pourtant, la solution proposée par l'ancien directeur général de la santé, Monsieur Salomon - faire appel aux autorités de contrôle de proximité que sont les ARS plutôt qu'à l'Igas - était encore sur la table.
Par conséquent, l'ARS Grand Est n'a été informée de l'existence de ces traitements par l'Igas que le 5 avril 2022, soit huit mois après que le groupe Nestlé est venu à votre rencontre. Pire encore, en Occitanie, c'est Nicolas Bouvier, autrement dit Nestlé en personne, qui a révélé à l'ARS la fraude, en offrant à cette autorité la possibilité de visiter le site pour en faire la démonstration. C'est bien ce qui explique notre surprise quant au rapport de l'Igas.
En outre, l'Occitanie était en dehors du périmètre de contrôle de l'Igas. C'est donc le principal intéressé, qui n'avait pas été contrôlé, qui a lui-même informé les ARS ! Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Mes services ont travaillé avec le cabinet du ministère de la santé moins de quinze jours après le rendu de la note de la DGCCRF. J'ignore ce qui s'est passé entre le cabinet, sa direction, l'Igas et l'ARS. Cela était extérieur à mon champ de compétence.
Votre propos m'étonne beaucoup. J'ai été inspectrice générale des finances : lorsqu'une enquête est lancée, l'inspection a accès à toutes les autorités relevant du ministère. Le premier réflexe est donc de commencer par faire le point avec celles-ci.
J'ignore ce qui s'est passé, mais il n'y a aucune raison de penser qu'il n'y a pas eu de circulation de l'information au sein du ministère de la santé.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Madame la ministre, c'est une information qui ressort des auditions que nous avons menées.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Vous m'interrogez sur un sujet sur lequel je ne peux pas vous répondre, puisque je n'en ai pas eu connaissance.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Mais vous dites que cela vous étonne beaucoup, comme si vous remettiez mes propos en cause ; ou est-ce parce que le déroulement de l'enquête vous semble anormal ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Vous m'interrogez sur des faits qui n'avaient pas été mis en évidence à l'époque où j'étais en fonction.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - C'était en avril 2022.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Vous mentionnez un autre choix proposé par le directeur général de la santé, dont je n'ai pas eu connaissance.
M. Laurent Burgoa, président. - Monsieur le rapporteur, madame la ministre, je préférerais que nos échanges restent cordiaux.
C'est tout de même la première fois que j'entends un ministre répondre à un rapporteur !
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Selon nous, commander un rapport à l'Igas n'était pas la bonne solution, puisque cela a fortement différé le contrôle.
Ni aucun ministre ni Nestlé n'a mis en oeuvre la procédure spécifique prévue par la directive européenne sur les eaux minérales, qui consiste à demander auprès des autorités européennes la validation d'un traitement ne faisant pas partie de ceux qui sont autorisés. Pourquoi ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Notre objectif était de clarifier les pratiques de Nestlé. Lorsque j'ai eu à connaître de ce dossier, nous n'en étions pas encore à la phase de régularisation. L'enjeu, alors, était de comprendre concrètement quels traitements étaient pratiqués par Nestlé, sur chaque site : nous établissions encore notre diagnostic.
Il était difficile de mettre en oeuvre des recommandations sans connaître la réalité des pratiques, sur place et sur pièce. C'était tout l'enjeu de la mission demandée à l'Igas. La lettre de mission fixait les objectifs suivants : « Inspecter les usines de conditionnement d'eaux minérales naturelles et d'eaux de source concernées afin de rechercher la mise en oeuvre de pratiques interdites par la réglementation », en précisant que « pour cibler les pratiques à rechercher, [l'Igas s'appuierait] notamment sur le rapport annexé à la présente lettre reprenant la nature des pratiques constatées par le service national d'enquête ou supposées être mises en oeuvre à la production par les opérateurs du secteur ».
L'inspection devait également « qualifier l'état des ressources utilisées et de l'eau en cours de production ; expertiser la justification de l'utilisation de tels traitements non autorisés dans ces usines ; évaluer l'impact des pratiques ; évaluer l'impact d'un arrêt soudain de ces pratiques ; identifier les solutions ».
Nous étions donc dans une phase de compréhension et de diagnostic, et non de mise en oeuvre d'une régulation. Il n'était pas possible de saisir les autorités européennes : nous n'aurions pas su quoi leur demander.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Tout de même, Nestlé a évoqué la question de son plan de transformation lors de cet échange. Le passé - et le passif - du groupe n'était pas le seul objet de cet entretien avec vous.
M. Laurent Burgoa, président. - Avec votre cabinet : soyons précis !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Ce plan de transformation a été évoqué dans son principe, mais il n'avait pas été formellement élaboré.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pourtant, la microfiltration à 0,2 micron a été évoquée dès le début.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Ce n'est pas un plan de transformation.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - C'est le coeur du plan de transformation !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - C'est l'un des éléments mis en avant. Cependant, le compte rendu de ce rendez-vous montre bien que nous n'en étions pas là. Nous avions d'ailleurs un doute sur la réalité des pratiques, au regard de la présentation favorable émise par Nestlé sur son propre dossier.
Nous savions qu'une enquête visait l'un des concurrents du groupe, sur la base de constats laissant penser que les traitements allaient plus loin que ce qui était avancé. Nous avons donc mis en oeuvre tous les moyens à notre disposition pour connaître la réalité.
Le recours aux compétences de la DGCCRF en formait l'une des dimensions, puisque cette direction joue ce rôle de police en matière de loyauté : elle a assisté à l'entretien. En outre, après discussion avec le cabinet du ministère de la santé, nous avons demandé l'intervention de l'Igas. En effet, je n'avais pas connaissance d'une solution de substitution et, étant moi-même issue d'un corps d'inspection, j'ai eu pour réflexe de commander cette enquête afin d'obtenir un diagnostic et un éclairage précis. L'Igas pouvait en effet se rendre sur place pour exercer son pouvoir de contrôle.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pourtant, l'usine de Vergèze n'a pas été inspectée dans le cadre de cette enquête. Et c'est Nestlé qui a alerté les autorités locales, quatorze mois plus tard, au prétexte qu'il fallait attendre l'autorisation des ministères pour échanger avec les ARS. Cette explication, que nous ne comprenons pas, a été apportée par Nestlé lors de son audition par le Sénat. Et enfin, le Grand Est n'a été informé que huit mois plus tard.
Je comprends, d'après vos propos, que tout cela ne ressemble pas au fonctionnement normal d'une mission d'inspection...
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je n'ai absolument pas dit cela.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Trouvez-vous donc cela normal ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - N'ayant pas eu à connaître des travaux de l'Igas...
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous avez eu ce rapport par la suite. Je vous en donne les éléments les plus importants : les autorités locales de contrôle ont été informées respectivement huit mois et quatorze mois plus tard ! Avez-vous un avis à formuler sur ce point ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - N'ayant pas eu à connaître les travaux de l'Igas, je ne peux vous en parler.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous n'avez jamais lu le rapport depuis lors ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je n'ai pas lu ce rapport, qui a été pris en charge par d'autres que moi. Compte tenu de mon agenda de travail, vous comprendrez que je manque de temps pour me distraire par de telles lectures.
M. Laurent Burgoa, président. - Je veux bien vous croire, madame la ministre ! Cependant, si vous n'avez pas eu accès à ce rapport, vous avez bien signé la lettre de commande : n'en attendiez-vous donc pas un retour ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Non, car j'ai ensuite changé de portefeuille.
M. Laurent Burgoa, président. - Certes, mais il y a bien une continuité de l'État, quels que soient les ministres, et même s'ils se succèdent parfois rapidement ! Le ministre chargé de l'industrie a bien dû recevoir le rapport de l'Igas que vous aviez commandé.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - En effet, les signataires commandent une mission au titre de leur décret d'attribution. A fortiori, les personnes exerçant les attributions relevant de la saisine récupèrent le rapport. C'est la règle : pour autant, j'ignore dans quelles conditions les conclusions de l'enquête ont été livrées.
M. Laurent Burgoa, président. - Il est vrai qu'au moment de la publication du rapport vous n'étiez plus ministre déléguée chargée de l'industrie.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Et je n'avais pas à en prendre connaissance.
M. Laurent Burgoa, président. - Le rapporteur s'est peut-être mal exprimé : il souhaitait seulement savoir si le rapport avait bien été remis au ministère en charge de l'industrie.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Ma question était de savoir si vous trouviez les délais de huit mois et de quatorze mois normaux et si vous trouviez normale également l'absence de contrôle dans la principale usine concernée. Je vois que vous ne voulez pas répondre et j'en prends acte.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je réponds à votre question. Je ne sais pas, parce que je ne connais pas la complexité du dossier et ne peux donc émettre un jugement sur les travaux de l'Igas permettant de dire si elle a eu tort ou raison. Sur la base des informations dont je dispose, je ne suis pas en mesure de juger l'Igas, positivement ou négativement.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous avez fait le choix de la DGCCRF, qui vous semblait le chemin le plus naturel, car elle avait la police de ces sujets. Quand nous avons entendu un représentant de la direction des affaires juridiques des ministères sociaux en audition, il nous a dit que son service avait considéré, en réponse à une question de Monsieur Jérôme Salomon, qu'il ne revenait pas aux services du ministère de la santé d'émettre un signalement au procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale. Au nom de ce qu'il a appelé « la théorie du bouchon », il incombait donc forcément au premier intéressé, c'est-à-dire vous-même et vos services, d'effectuer ce signalement.
En dépit de l'existence de l'enquête de la DGCCRF, Mme Virginie Cayré, ancienne directrice générale de l'ARS Grand Est, a cru bon d'émettre un signalement au procureur de la République au titre de l'article 40. Pourquoi n'avez-vous pas fait ce choix ?
Nous avons dû attendre mars 2025 pour que la DGCCRF effectue un signalement.
M. Laurent Burgoa, président. - Ce signalement a été fait le 19 février.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - De 2021 à 2025, le délai est très long, sachant que les infractions ont perduré durant toutes ces années.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - La DGCCRF assure la police de la loyauté : elle transmet un dossier au procureur à la suite de ses investigations, quand elle arrive au terme de son enquête. Dans le cas présent, dès le premier jour, la police de la loyauté était dans la place. Le service national d'enquête (SNE) était par ailleurs mobilisé sur une autre enquête, concernant Alma. Ces éléments étaient traités dès le premier jour de connaissance du dossier par Nestlé.
Pour ce qui concerne les faits qui ne relèvent pas de la question de la loyauté, je prendrai un exemple caricatural, qui aura le mérite d'être éclairant et de frapper les esprits. Si, au cours de son enquête, la DGCCRF détecte par hasard une fraude fiscale, elle doit émettre un signalement au procureur au titre de l'article 40, car ce sujet ne relève pas de sa responsabilité. Si, en revanche, son enquête ne porte que sur des faits de loyauté, elle est dans le cadre de son travail de police et transmet donc, naturellement, les éléments au procureur au terme de son dossier.
Faute d'avoir connaissance des qualificatifs des faits précis et dans la mesure où ces derniers sortaient de la loyauté commerciale, la question de savoir qui devait être à l'initiative d'un signalement au titre de l'article 40 pouvait donc se poser, si un tel signalement devait être effectué. Je ne peux pas vous répondre sur ce point. Je vous le redis, mais je pense que vous l'avez bien en tête : mon rôle a consisté à mettre la police de la loyauté dans la pièce, dès le premier jour, sur les aspects commerciaux, et à faire en sorte qu'une investigation et une inspection soient lancées sur la partie sanitaire par le service chargé de cette mission sur tout le portefeuille « santé, social, emploi », à savoir l'Igas.
N'ayant pas été destinataire des rapports ni même du détail des investigations, je ne suis pas en mesure de vous dire ce qui en est ressorti, ce qu'il aurait fallu faire, ni ce qui a été fait.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avez-vous été informée du fait que l'enquête concernant Alma était terminée et que le procureur avait été saisi ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je ne m'en souviens plus. Je ne suis même pas sûre que la saisine du procureur ait été faite sous ma juridiction.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - C'est-à-dire ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Quand j'étais à Bercy.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - En général, êtes-vous informée en cas de saisine du procureur ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Oui, je suis prévenue en cas de transmission au procureur. Par exemple, je l'ai été au moment de l'amende imposée à Leclerc.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Cette information pourrait être importante pour nous. Si une transmission du dossier au procureur avait été effectuée sous votre autorité, seriez-vous allée devant les Français pour leur dire ce qui s'est passé ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - C'est ce que j'avais fait pour Leclerc.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avez-vous l'information concernant le moment de la saisine du procureur ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - La DGCCRF procède à de nombreuses enquêtes. Ce corps mène ses investigations jusqu'au bout, mais elles ne font pas systématiquement l'objet d'une communication politique. J'avais une pratique particulière, qui diffère sans doute d'un cabinet à l'autre : j'avais l'habitude de voir la patronne de la DGCCRF toutes les deux semaines. Je bénéficiais donc d'une information régulière sur les grosses affaires en cours.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - En l'occurrence, vous ne vous souvenez plus du moment où le procureur a été saisi.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - La responsable de mon cabinet avait été avertie du lancement de l'enquête sur Alma, mais nous étions le 15 décembre 2020, en pleine dernière ligne droite sur les vaccins contre le Covid-19. Autant vous dire que ce n'était pas ma priorité du moment. Je n'ai pas de souvenirs ni d'éléments à ma disposition permettant de dire que la saisine du procureur a été faite quand j'étais à Bercy.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pourriez-vous retrouver cette information, pour les travaux de la commission ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Il faudrait demander à Bercy. À partir du moment où l'on change de portefeuille, on n'a plus accès à ce genre d'élément.
M. Laurent Burgoa, président. - Vous n'êtes effectivement plus à Bercy.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Si vous en aviez trace dans vos échanges, vous pourriez nous communiquer cette information. Telle était ma question.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Non, je n'ai eu aucun échange de courriels de cette nature.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Merci.
M. Hervé Gillé. - Ce dossier, c'est l'éloge de la lenteur. Heureusement que la DGCCRF est plus rapide sur certains dossiers !
L'industriel est donc venu vous trouver pour vous dire qu'il appliquait certains traitements, de toute évidence non conformes. Vous dites qu'il fallait vérifier s'ils l'étaient ou non. Mais à ce moment-là, le seul paradigme en vigueur était le suivant : une eau minérale ne devait pas être traitée, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) considérant qu'une microfiltration à 0,8 micron pouvait être tolérée. Il n'existait rien d'autre. C'est ce qui faisait alors règlement. Pour la Commission européenne, une eau minérale ne devait pas être traitée du tout.
L'industriel est donc venu vous dire qu'il appliquait d'autres traitements que ceux dont je viens vous parler, manifestement non conformes. Vous le reconnaissez d'ailleurs, puisqu'en septembre-octobre vos services vous ont signalé qu'il ne s'agissait manifestement plus d'eaux minérales. Pourtant, on a continué à dire qu'il fallait vérifier. Ce n'était pas compliqué, il n'était pas nécessaire de prendre des mois et des mois. Il suffisait de vérifier auprès de l'industriel les traitements mis en oeuvre, qui ne respectaient manifestement pas les règles en vigueur pour les eaux minérales.
Je ne comprends donc toujours pas pourquoi vous avez laissé Nestlé Waters commercialiser cette eau.
Reconnaissez-vous que Nestlé Waters a commercialisé en toute illégalité des eaux sous l'étiquette « eaux minérales » avant la mise en oeuvre du plan de transformation chargé de régulariser son processus industriel ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Nestlé nous a indiqué avoir des difficultés et a mentionné la découverte de traitements qui ne seraient pas conformes. Vous pensez bien que ses représentants ne sont pas arrivés en disant qu'ils faisaient des « trucs » illégaux depuis des années ! C'était présenté de manière très sibylline. Ils nous ont alors dit qu'ils avaient besoin de clarifications sur la réglementation européenne. Vous pouvez voir d'ailleurs dans mes notes que j'ai demandé ce qu'il se passait dans les autres pays, car ils semblaient sous-entendre qu'il existait une marge d'interprétation. C'est pourquoi nous avons sollicité la DGCCRF pour faire la lumière sur ce sujet.
Lorsque la DGCCRF nous a dit qu'il y avait manifestement un problème, nous ne sommes pas allés dans les usines. Nous avons ouvert ce chapitre en demandant à la police de la DGCCRF de regarder ce qu'il fallait faire. Or sa directrice nous a dit expressément - dans l'une des pièces qui vous ont été transmises - au moment où le lancement de l'enquête de l'Igas a été décidé, qu'elle souhaitait disposer des pièces et du rapport de l'Igas avant de lancer des investigations complémentaires. Je cite son mail du 27 octobre : « En ce qui concerne les enquêtes, le SNE termine l'enquête en cours qui se déroule sous l'autorité du procureur, mais il n'y a pas lieu d'en engager d'autres pour l'instant. Il vaut mieux attendre les conclusions de la mission Igas. » Mettez-vous dans ma position : je suis alors ministre, mais pas spécialiste du droit européen ni du droit français concernant la législation sur l'eau ; ma directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes mène une enquête et me dit qu'elle recommande d'attendre les conclusions de la mission de l'Igas avant de mener d'autres investigations. Par ailleurs, j'ai signé une lettre de mission demandant que l'on se rende sur place pour faire, sur pièces, toute la lumière sur les traitements réalisés dans chacune des usines.
M. Hervé Gillé. - La question était : reconnaissez-vous maintenant, au vu de tous les éléments qui vous ont été transmis et de votre connaissance du dossier, que Nestlé Waters a, objectivement, commercialisé de manière illégale des eaux minérales, dans l'attente de l'avis de la DGCCRF ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je comprends que c'est ce qui a été mis à jour par les enquêtes dont j'étais à l'origine.
M. Hervé Gillé. - Sans doute, mais cela a pris vraiment beaucoup de temps.
Comme je l'ai toujours dit, vous n'avez pris aucune mesure conservatoire de précaution. Le processus industriel n'a pas été arrêté.
Au regard de vos responsabilités de l'époque, du droit du travail et des responsabilités de l'entreprise Nestlé Waters, cette dernière aurait dû mener une enquête interne, ce qui aurait paru naturel dans une entreprise de ce type. L'avez-vous exigé et, sinon, pourquoi ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Concernant les mesures conservatoires, la sécurité et le suivi des eaux en bouteille relèvent de la direction générale de la santé (DGS). Des analyses de laboratoire ont été faites régulièrement, qui n'ont donné lieu à aucune alerte.
M. Hervé Gillé. - Il reste qu'il ne s'agissait plus d'eaux minérales.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Il y a deux choses : l'aspect sanitaire, sur lequel aucune alerte n'a été émise alors que des mesures régulières étaient effectuées ; et l'aspect de la loyauté. Sur ce dernier point, la police de la loyauté a mené l'enquête. Je ne peux pas dire le résultat de l'enquête avant qu'elle soit terminée. Je rappelle que l'enquête concernant Alma a démarré dix mois auparavant et que nous n'en avons toujours pas le résultat.
M. Hervé Gillé. - Un industriel, comme toute structure, doit mener une enquête interne dès qu'un problème est constaté. Cette enquête interne aurait dû vous être communiquée, logiquement, pour voir quand les faits ont été avérés et déterminer le niveau de responsabilité de chacun. Vous ne l'avez pas demandée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - C'est ma police qui mène l'enquête et qui demande communication des différentes pièces. Ce n'est pas la ministre qui est officier de police. Dès lors que j'ai demandé à la police de démarrer les investigations, je ne vois pas à quel titre je m'interposerai entre cette dernière et l'entreprise pour demander des pièces annexes. Je n'ai pas cette mission. Je n'ai d'ailleurs pas le droit de le faire.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avez-vous déclenché une enquête administrative auprès de la DGCCRF ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - La DGCCRF assure la police de la loyauté commerciale. C'est sa mission.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Qu'est-ce que cela veut dire ? Soyons précis.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - C'est sa mission, au même titre que l'inspection générale des affaires sociales inspecte. Je ne suis pas intervenue dans l'enquête. Je n'interviens pas dans le travail de la DGCCRF, que j'ai saisie pour suivre ce dossier.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous avez parlé des enquêtes dont vous étiez à l'origine. Pouvez-vous nous expliquer quelle enquête administrative vous avez déclenchée ? Avez-vous des éléments montrant que vous avez déclenché une enquête de la DGCCRF ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je redis ce que j'ai fait : le premier jour où Nestlé a franchi les portes de mon cabinet, la DGCCRF se trouvait dans la pièce. La DGCCRF assure la police et le contrôle de la loyauté commerciale. Toute une série d'échanges et de notes nous montre qu'elle a fait des recommandations et nous a proposé de faire ou de ne pas faire un certain nombre de contrôles, recommandations que nous avons systématiquement suivies. Elle a proposé de ne pas relancer d'investigations avant d'avoir le rapport de l'Igas, et j'ai suivi sa recommandation.
Que ce soit sur le volet commercial, où la DGCCRF a été saisie dès le premier jour, ou sur le volet santé, où nous avons fait le choix, avec le ministère de la santé, de confier une enquête à l'Igas, ce sont ces différents éléments d'investigation qui ont permis d'assembler des faits contradictoires rendant possibles des recours devant le procureur. Ce n'est pas autre chose.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je comprends mieux. Du fait de l'existence de la mission Igas, vous avez suivi votre administration qui proposait d'arrêter les investigations le temps de celle-ci. C'est ce que vous venez de nous expliquer. Or l'Igas n'a pas conduit d'investigations chez Nestlé en Occitanie. Nous en revenons donc à ce que je soulignais au début, sur lequel vous ne vouliez pas vous prononcer. Le rapport de l'Igas a conduit en réalité à différer l'objectivation des faits au sein des deux usines du groupe Nestlé Waters. Vous sembliez remettre en cause ma parole quand je vous disais tout à l'heure qu'il avait fallu attendre huit mois, puis quatorze mois, pour que les autorités de contrôle de proximité, les ARS, soient informées. Il y a bien un problème dans l'effet qu'a eu votre décision.
Je ne remets pas en cause votre intention. Je constate que ce qui a été fait n'a pas eu l'effet utile recherché.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - La difficulté est qu'il y a une asymétrie d'information entre vous et moi. Vous inférez, à partir d'éléments qui sont aujourd'hui à votre disposition, un certain séquencement, alors que ce sont des éléments auxquels je n'ai pas accès.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je vous les donne maintenant.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Pour avoir entendu la manière dont vous posez vos questions sur la partie que je connais, je vois bien que nous pourrions avoir une lecture différente de la situation.
Il y a une asymétrie d'information. Pour la qualité des débats, il me semble difficile de m'interroger sur des faits dont je n'ai pas eu connaissance.
M. Laurent Burgoa, président. - Nous avons nous-mêmes des difficultés pour accéder aux informations de la DGCCRF. Elle ne peut nous les communiquer, nous dit-elle, car ces informations relèvent du judiciaire. Or, selon vos propos, il semblerait plutôt qu'il s'agisse de police administrative. En ce cas, nous devrions avoir accès aux éléments. L'enquête de la DGCCRF relève-t-elle de la police administrative ou de la police judiciaire ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - La DGCCRF est officier de police et, à ce titre, mène l'enquête et fournit les pièces au procureur. Faute d'avoir les éléments en ma possession, je ne peux pas vous répondre. Il semblerait avéré que nous nous trouvions ici dans un registre judiciaire. Si la DGCCRF vous répond que son enquête relève du judiciaire, je n'ai aucune raison de penser le contraire. L'enquête concernant Alma était d'ailleurs bien une enquête judiciaire.
Mme Marie-Lise Housseau. - Pourriez-vous nous en dire plus sur les problèmes à régler évoqués par Nestlé la première fois que ses représentants sont venus dans votre cabinet, au-delà du fait que l'entreprise utilisait des procédés interdits, comme les traitements ultraviolets et les filtres à charbon ? Ont-ils explicité les raisons d'utilisation de ces procédés ?
Qu'attendaient-ils par ailleurs en venant vous voir, au plus haut niveau ? Attendaient-ils de vous une dérogation spécifique sur les filtres à 0,2 micron en présentant leur plan de transformation ? Nos auditions avec Nestlé ne nous ont apporté aucune réponse à ces questions.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je ne peux malheureusement que vous renvoyer au compte rendu de ce premier rendez-vous, puisque je n'y ai pas assisté.
J'ai eu quelques échanges avec mon directeur de cabinet. Dans mon souvenir, ils n'étaient pas entrés dans le détail. Ils évoquaient une « clarification de la réglementation ». Que met-on derrière ces mots ? Est-ce un premier pas pour obtenir une dérogation, ou la question était-elle posée ingénument parce que l'entreprise estimait que la réglementation, telle qu'elle la connaissait, la lisait ou nous la laissait entendre, était d'application différente selon les États membres de l'Union européenne ?
N'ayant plus eu d'interaction avec Nestlé ensuite, je suis en difficulté pour vous répondre.
Mme Marie-Lise Housseau. - Nous n'arrivons pas à élucider la chose suivante : depuis quand ces méthodes étaient-elles utilisées ? Depuis longtemps, ou était-ce sporadique ? On se demande si cela ne durait pas depuis que Nestlé Waters avait racheté le site.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Vous le voyez dans le compte rendu de la réunion : nous n'avons pas eu de réponse précise à cette question. Le premier rendez-vous ne s'est pas caractérisé par la précision de chaque agissement de Nestlé dans chacune de ses usines.
M. Laurent Burgoa, président. - Lors de l'audition de votre ancien directeur de cabinet, il a été indiqué que Nestlé avait reconnu avoir recours à des traitements assimilables à la désinfection - filtres à charbon et ultraviolets -, qui posaient des problèmes de conformité avec la directive européenne relative à l'exploitation et à la commercialisation des eaux minérales naturelles, laquelle autorise une liste limitative de traitements et interdit explicitement la désinfection de l'eau. Nestlé souhaitait également faire valider le recours à la microfiltration à 0,2 micron comme traitement de substitution et vous aurait demandé un agenda européen à ce sujet, arguant du fait que l'Espagne et l'Allemagne y avaient recours. Voilà ce dont votre directeur de cabinet nous a fait part lors de son audition. La question de Mme Housseau est donc très pertinente. Pourriez-vous réagir ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - C'est ce que je vous dis : Nestlé a présenté cela comme une clarification du droit européen, en laissant entendre que plusieurs lectures seraient possibles, ce qui a conduit à demander à la DGCCRF de clarifier ces propos.
Mme Antoinette Guhl. - Après avoir été informée de l'existence d'un problème chez Nestlé, vous avez élargi le périmètre de la mission de l'Igas à l'ensemble des minéraliers. N'était-ce pas un moyen de noyer le poisson ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Non. C'était un moyen d'avoir une vision claire de la situation des minéraliers, une première enquête ayant été menée chez Alma. Nous avons toujours cherché à aller au plus loin de ce que nous proposaient nos administrations en matière de sécurisation et de connaissance des sujets. Étendre l'enquête au-delà de Nestlé pour protéger les Françaises et les Français nous semblait plutôt une bonne décision.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Il reste que cela a conduit à l'arrêt de l'enquête spécifique de la DGCCRF sur Nestlé.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous renvoie une nouvelle fois au message de la directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes : le SNE était allé assez loin dans ses investigations et elle avait besoin des conclusions de la mission Igas pour poursuivre. Au stade où nous avons pris cette décision, nous avions lancé toutes les investigations, mobilisé des moyens et élargi le spectre. Si nous ne l'avions pas fait, on nous l'aurait reproché. Je me trouverais peut-être devant une commission qui me demanderait pourquoi nous n'aurions regardé que Nestlé.
Mme Antoinette Guhl. - Au moment où vous avez appris les faits, vous avez donc lancé une enquête sur tous les minéraliers pour voir s'il n'y avait pas de problème sanitaire. Vous avez demandé à l'Igas d'y travailler. Vous saviez par ailleurs qu'il y avait un problème d'étiquetage - donc de loyauté à l'égard du consommateur -, puisque Nestlé vous l'avait dit. Vous pensiez qu'il y avait peut-être un problème sanitaire. Pourtant, vous avez laissé commercialiser les eaux Nestlé.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vais me répéter. Nous avons lancé les enquêtes pour faire émerger la vérité et pour savoir très exactement quelles difficultés se présentaient. Je veux bien condamner sans avoir des éléments factuels, mais cela ne me paraît pas très rigoureux comme approche. Le premier jour de contact entre mon cabinet et Nestlé, la DGCCRF, qui a la responsabilité de la police de la loyauté, a été informée et a fait ce qu'elle avait à faire, avec le soutien plein et entier de la ministre de l'industrie et de tous les ministres de Bercy. Moins de quinze jours après la note de position de la DGCCRF, la DGS s'est saisie de ce sujet, car elle a, dans ses attributions, la responsabilité de la qualité de l'eau en bouteille. C'est au titre de cette responsabilité qu'elle s'est saisie, non sur la question de l'étiquetage. Nous avions donc bien dans la pièce les deux administrations responsables de la loyauté à l'égard du consommateur et de la qualité de l'eau en bouteille. Je ne sais pas ce qu'il aurait fallu faire de mieux.
Mme Antoinette Guhl. - Nous avons une petite idée de la réponse, mais ce n'est pas à nous de vous répondre là-dessus...
Vous aviez bien un doute sur la qualité sanitaire des eaux, puisque vous avez lancé l'étude de l'Igas ! Pourquoi ne pas avoir pris des mesures préventives ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je n'ai pas de doute sur la qualité sanitaire de l'eau, pour une raison simple : l'eau en bouteille fait régulièrement l'objet de tests en laboratoire et la direction générale de la santé ne nous a indiqué aucune difficulté à cet égard, pour l'eau qui a été embouteillée.
Nous avons saisi l'Igas pour une raison simple : la DGS a, dans ses attributions, la responsabilité de la qualité de l'eau. Nous parlons ici des attributions de chaque administration et de son périmètre d'intervention. En moins d'un mois, toutes les administrations responsables, les inspections et les services de police compétents ont été informés et pouvaient mener pleinement leurs investigations. C'est cela qui s'est passé.
Sur la suite, je suis désolée, mais je suis désarmée pour vous répondre, car je n'ai pas, comme vous, eu accès aux pièces du dossier. Le fait que j'ai changé de délégation m'a rendue, par nature, aveugle sur toute la suite du dossier.
Mme Antoinette Guhl. - Il s'agissait non pas de condamner, mais d'agir de façon préventive.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Aucun test d'aucun laboratoire ne semblait matérialiser une difficulté dans la qualité de l'eau proposée aux consommateurs. À quel titre pouvais-je agir ?
Mme Antoinette Guhl. - Si vous avez lancé des centaines et des centaines de contrôles sanitaires, c'est bien parce que vous aviez un doute sur la qualité de l'eau, sinon vous ne l'auriez pas fait !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je pense que l'on confond la qualité des sources et la qualité de l'eau embouteillée. Cette dernière fait l'objet de tests réguliers, qui relèvent du périmètre de la DGS. La qualité des sources a pu donner lieu quant à elle à des interrogations manifestées par Nestlé, notamment concernant les méthodes de microfiltration ou d'utilisation de charbon actif. Ce sont deux sujets différents. De même, l'eau potable que vous buvez est traitée.
Mme Antoinette Guhl. - Je sais bien, mais ce n'est pas de l'eau minérale.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - D'où la nécessité de mettre au jour les problèmes de loyauté concernant l'eau.
Mme Antoinette Guhl. - Me confirmez-vous que la DGCCRF était bien sur la piste de Nestlé quand Nestlé est venu avouer ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Nestlé n'a rien avoué, sinon cela nous aurait facilité la vie.
Je n'ai pas la réponse à cette question. Ce n'est pas ce qui ressort des notes que j'ai retrouvées ou de celles de mon directeur de cabinet. Nous savions en revanche que la DGCCRF était sur la piste d'Alma. Ce n'est pas le même groupe.
M. Jean-Pierre Corbisez. - Le plus grand des hasards a voulu qu'avant de mal tourner et d'entrer en politique je sois assermenté à la répression des fraudes, au sein de la brigade « fruits et légumes ». Il y avait d'un côté la répression des fraudes, assise sur des procédures judiciaires, de l'autre, le service des consommateurs. Les deux entités ont ensuite fusionné pour produire la DGCCRF. Déjà, à l'époque, les enquêtes de la répression des fraudes prenaient des mois. Or, à partir du moment où les deux services ont fusionné, les délais ont encore augmenté entre le rapport du contrôleur et sa transmission à la justice.
Si je comprends bien, vous avez cosigné une demande d'enquête auprès de l'Igas. Quand ses conclusions sont parues, vous n'étiez plus aux manettes du ministère de l'industrie. Quand nous avons reçu votre directeur de cabinet, M. François Rosenfeld, il a bien rappelé qu'il existait aussi un ministre de tutelle, M. Bruno Le Maire. Il a précisé également qu'à la première réunion rassemblant Nestlé et la DGCCRF, l'inspecteur qui était présent n'était pas un spécialiste de l'eau et qu'il avait dû produire une note interne pour demander qu'un deuxième inspecteur spécialiste revienne, vers la fin du mois d'août, pour produire une note. Il a ajouté enfin que votre cabinet avait envoyé cette note à votre ministre de tutelle. Que contenait-elle ? Quand a-t-elle été envoyée à Bercy ? Qui l'a réceptionnée au cabinet de M. Bruno Le Maire ? Quelle suite lui a-t-elle été donnée, puisque vous êtes partie ensuite ? Si je ne me trompe pas, votre successeur, M. Roland Lescure, n'est pas arrivé immédiatement.
M. Laurent Burgoa, président. - Il nous a confirmé qu'il n'y avait pas eu de passation, puisque vous étiez déjà à un autre poste au moment de sa nomination. Il y a eu une vacance de poste d'environ un mois et demi.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - J'ai effectivement quitté le ministère le 20 mai et Roland Lescure a été nommé le 4 juillet. J'ai un doute sur la période intermédiaire, mais je crois qu'il n'y a pas eu d'occupant du portefeuille durant celle-ci.
M. Laurent Burgoa, président. - Vous étiez difficile à remplacer !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - La note de la DGCCRF du 14 septembre était adressée au ministre. J'ignore qui l'a réceptionnée. Quand on m'écrit, on écrit à « la ministre ». Je voudrais retravailler sur ce sujet, car j'ai vu que cela faisait l'objet de questions. À l'époque, nous étions trois ministres à Bercy susceptibles de nous occuper de ce dossier : notre ministre de tutelle, le ministre des PME, Alain Griset, qui était aussi chargé de la consommation, et la ministre que j'étais, chargée de l'industrie. Notre cabinet a été saisi le premier, puis le cabinet chargé de suivre la consommation. Pour que la lettre de mission de l'Igas ait été signée par Bruno Le Maire, son cabinet a nécessairement été saisi également, mais je n'ai pas d'éléments précis dans ma mémoire concernant la date de cette saisine. Mais les cabinets fonctionnaient bien et l'information circulait bien entre eux.
La note du 14 septembre 2021 donne plusieurs indications.
Premièrement, l'enquête conduite chez Alma est probablement ce qui a motivé la demande d'entretien de Nestlé auprès du cabinet.
Deuxièmement, plusieurs groupes produisant des eaux naturelles achetaient des filtres sans qu'il soit démontré que ce soit pour produire des eaux naturelles.
Troisièmement, l'hypothèse selon laquelle les traitements seraient courants est possible, au vu des premiers résultats de l'enquête menée chez un concurrent, ce qui nécessiterait peut-être de réinterroger la pertinence de la réglementation de l'Union européenne sans que l'hypothèse inverse soit exclue : ce serait alors de la concurrence déloyale.
Même cette note des spécialistes chargés des sujets relatifs à la loyauté commerciale émettait donc des hypothèses. Nous n'étions pas face à un jugement évident et direct disant que Nestlé avait fait ceci et cela, et que cela appelait telle action. Nous étions encore au stade du diagnostic.
Quatrièmement, la situation exposée par Nestlé posait un problème en matière de loyauté de l'information délivrée aux consommateurs, en particulier sur les eaux naturelles vendues à un prix plus élevé.
Cinquièmement, il paraissait important d'approfondir cette question et de définir des suites appropriées, en concertation avec le ministère de la santé, chef de file sur le traitement des eaux.
Sixièmement, enfin : la DGS devrait expertiser la demande de Nestlé concernant la possibilité d'utiliser la microfiltration en lieu et place des filtres utilisés pour garantir la sécurité des eaux mises sur le marché.
Voilà les éléments contenus dans la note du 14 septembre, que nous avions commandée à la DGCCRF pour comprendre ce qu'il se passait, ou traduire la pensée de Nestlé.
M. Hervé Gillé. - Nous avons le sentiment que vous avez essayé de construire une jurisprudence qui ne respectait pas le paradigme initial du cadre réglementaire national. À l'époque, je le rappelle, une eau minérale ne devait pas être traitée ou, si elle l'était, l'Afssa limitait la microfiltration à 0,8 micron. Au niveau européen, les eaux minérales ne devaient pas être traitées.
Un discours tendait à dire qu'il existait des pratiques différenciées dans d'autres pays européens. Vous avez donc voulu construire une jurisprudence, en laissant la situation perdurer. Le cadre réglementaire initial n'a donc pas été posé au préalable comme une injonction à respecter, dans l'attente d'une clarification du règlement.
Comment comprenez-vous qu'à ce jour il n'y ait toujours pas de clarification du cadre réglementaire, sur le plan tant national qu'européen ?
Les différents gouvernements auxquels vous avez participé n'ont pas saisi l'Europe sur ce point.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous répondrai très clairement, dans le droit fil de ce que je vous ai dit. Sur la base des éléments dont je disposais, je ne cherchais pas à faire une jurisprudence quelconque. Je cherchais à faire la lumière sur la réalité de ce qui était fait dans les usines Nestlé et à donner les suites appropriées, en fonction de ce qui aurait été remonté par la DGCCRF, d'un côté, et l'Igas, de l'autre. Point barre ! Ni plus ni moins.
M. Hervé Gillé. - Nous l'avons bien compris, mais comment comprenez-vous qu'il n'y ait toujours pas de cadre réglementaire ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Comment voulez-vous que je vous réponde, dès lors que je n'ai pas accès, contrairement à vous, à l'ensemble des dossiers et que je suis aveugle depuis le 20 mai 2022, il y a presque trois ans maintenant ?
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous demandiez tout à l'heure ce qu'il aurait fallu faire de mieux.
À mon sens, la manière immédiate de traiter le sujet, c'était d'informer les ARS et de leur demander un contrôle. Les représentants de Nestlé ne sont pas venus voir votre cabinet pour dire qu'ils avaient fraudé, dites-vous. Mais ils ont dit qu'ils avaient un problème important et qu'ils allaient lancer un grand plan de transformation pour le régulariser. Vous l'avez dit comme moi, et c'est d'ailleurs retracé dans votre note, tout cela ne sentait pas très bon. Ce qu'il y avait d'immédiatement efficace, c'était les ARS, le contrôle sur place, la cessation de l'infraction, la mise en demeure. Cela n'empêchait pas d'ailleurs de lancer la mission de l'Igas sur l'ensemble du secteur. Mais cela permettait la cessation immédiate des infractions et évitait la mise en pause de l'enquête de la DGCCRF, que vous avez vous-même évoquée.
Vous pourrez me dire, peut-être à bon droit, que cette analyse rétrospective est assez facile à faire. Mais quel est votre regard là-dessus ?
Il a fallu attendre le mois de février 2025 pour que des actions soient menées sur ce sujet. À l'heure où je vous parle, le flou artistique perdure sur les traitements mis en oeuvre dans les usines du groupe Nestlé. La question de savoir si la microfiltration à 0,2 micron permet d'obtenir ou non de l'eau minérale est toujours débattue. Aucun autre État en Europe n'a ce type de réglementation. Nous en sommes toujours là, c'est un peu l'histoire sans fin ! Nous sommes désormais en avril 2025.
Quand vous regardez tout ce qu'il s'est passé, que vous dites-vous ? Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné au point que, pendant de nombreuses années, de l'eau minérale naturelle a été vendue sous cette appellation alors qu'elle n'en était plus et que le consommateur a payé 120 fois le prix de l'eau du robinet une eau qui était traitée comme l'eau du robinet - soit un montant total de 3 milliards d'euros, selon l'évaluation de la DGCCRF ? Quel est votre regard là-dessus ?
Que devons-nous changer et améliorer pour qu'un tel scandale ne se reproduise plus ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Premièrement, concernant les ARS, à aucun moment, dans la discussion dont j'étais partie prenante, ce sujet n'est remonté. Je n'ai pas eu de recommandation d'une quelconque administration à ce sujet. Les ARS ne relevant pas de mon administration, il ne m'appartenait pas de les saisir. J'ai saisi la DGCCRF, et mes équipes l'ont relancée à plusieurs reprises - c'est également dans le dossier - pour demander des compléments ou avoir des avis. Tout cela est parfaitement retracé.
Sur la loyauté, nous avons appuyé sur le bouton. Concernant la réglementation relative à la qualité des eaux minérales, nous avons aussi appuyé sur le bouton.
Deuxièmement, un débat s'est fait jour sur la question de savoir ce qu'était une eau minérale dans un contexte de dérèglement climatique : une eau minérale se qualifie-t-elle par sa richesse ou sa composition en minéraux, ou par l'absence de traitement ?
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Les deux !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Vous mentionnez une note de l'Afssa. Ce n'est ni un règlement, ni une loi, ni un décret, ni un arrêté, ni même une circulaire. C'est une recommandation. La valeur juridique d'une telle note est limitée : c'est un cadre, une référence. Ce n'est pas une réglementation au sens propre du terme.
M. Hervé Gillé. - La réglementation disait qu'il ne fallait pas de traitement.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Concernant l'Union européenne, l'interprétation du texte fait débat. Il ne fallait aucun traitement, mais des dérogations étaient possibles. Or qui dit possibilité de dérogation dit possibilité de déroger. Il existe donc bien une zone grise.
Les deux lignes qui m'ont tenue sont les suivantes. D'abord, la loyauté à l'égard du consommateur. J'ai mis la police sur le coup. Ensuite, le sujet ayant, de près ou de loin, un contact avec la santé, j'ai mis la santé sur le coup. Comme c'était le deuxième minéralier qui présentait manifestement un problème, nous avons voulu éviter d'attendre que le troisième « tape au carreau » ; c'est pourquoi nous avons élargi le périmètre de l'enquête tout de suite.
J'invite enfin chacun à se méfier des illusions rétrospectives. Les enquêtes sur Leclerc ont pris vingt-quatre mois, pour un dossier qui n'était pas d'une complexité absolue. Aller enquêter sur pièces, sur un site industriel, pour matérialiser la nature des contrôles qui sont réalisés, sans qu'il y ait peut-être une volonté de transparence totale de la part de l'industriel, ce n'est pas d'une simplicité absolue.
Merci d'ailleurs au sénateur Jean-Pierre Corbisez d'avoir rappelé qu'une enquête de la DGCCRF prend du temps. J'ai été inspecteur des finances, les enquêtes prennent du temps, non parce que les gens ne font rien, mais parce qu'ils font leur travail de manière rigoureuse et que cela prend du temps, d'autant plus si les gens concernés n'ont pas envie de montrer ce qu'ils n'ont pas intérêt à montrer. Je le dis très simplement. Cela étant, peut-être que les choses auraient pu être plus rapides.
Je crois comprendre que les premiers signalements faits au procureur datent de 2022, non de 2025.
M. Laurent Burgoa, président. - Je tiens à vous remercier, madame la ministre, de cet échange franc et direct.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 h 55.
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de Mme Yasmine Motarjemi, ancienne directrice monde de la sécurité alimentaire chez Nestlé (en visioconférence) (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu relatif à ce point de l'ordre du jour sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 20.