Mercredi 7 mai 2025
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Cadre financier pluriannuel de l'Union européenne 2028-2034 et impact d'un éventuel élargissement - Audition de Mmes Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors, et Élise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI)
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, une nouvelle vague d'élargissement d'ici 2030 est une « perspective très réaliste ». Voilà ce que déclarait Marta Kos, la commissaire européenne à l'élargissement, lors d'un entretien avec des journalistes le 16 avril dernier. Comme vous le savez, neuf pays ont aujourd'hui officiellement le statut de pays candidats pour rejoindre l'Union européenne : l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, la Turquie et enfin cinq pays des Balkans occidentaux, à savoir la Serbie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, l'Albanie et la Bosnie-Herzégovine. J'ajoute que le Conseil reste par ailleurs saisi de la demande d'adhésion du Kosovo, déposée le 15 décembre 2022.
Tous les pays ayant le statut de candidat n'en sont toutefois pas au même stade. Certaines négociations sont même au point mort, comme c'est le cas pour la Turquie, mais aussi pour la Géorgie dont le processus d'adhésion a été interrompu en 2024, les autorités géorgiennes ayant décidé de suspendre le processus d'adhésion jusqu'en 2028. On ne peut pas dire que les évolutions récentes de la situation en Géorgie laissent augurer d'une reprise rapide du processus d'adhésion.
En revanche, l'Albanie et le Monténégro semblent aujourd'hui les plus avancés, tandis que l'Ukraine, candidate depuis juin 2022, pourrait intégrer l'Union européenne « avant 2030 », selon la Présidente de la Commission européenne.
Une Union européenne à 30 membres pour 2030, voire à 33 ou 36 membres à plus long terme : voilà qui soulève de nombreuses interrogations, voire de légitimes inquiétudes. Parmi les nombreux sujets sur la table, il y a bien sûr la question budgétaire, alors que cet élargissement pourrait intervenir au cours du cadre financier pluriannuel (CFP) 2028-2034.
Combien coûtera cet élargissement ? Qui le prendra en charge ? Quel impact aura-t-il sur la politique de cohésion, alors que les pays candidats ont tous un PIB par habitant inférieur à celui de la Bulgarie, pays le plus pauvre de l'Union ? La politique agricole commune (PAC) pourrait-t-elle survivre à l'entrée de l'Ukraine, grande puissance agricole par sa taille et par la richesse de ses terres ? Comment concrètement préparer le budget européen à ce défi ? Même en Estonie, pays qui soutient l'Ukraine avec une grande vigueur, nous avons pu constater que l'éventuel accès de l'Ukraine à la PAC est source de débats et de réflexions.
Toutes ces questions - pourtant cruciales - sont malheureusement fréquemment escamotées par la Commission européenne. Son discours se limite bien souvent à répéter que l'élargissement est un « investissement stratégique » ou bien un « impératif géopolitique » ... Et alors même que tout projet législatif européen s'accompagne d'une étude d'impact, il n'y a pour l'heure aucune d'étude d'impact officielle fournie par la Commission sur l'élargissement ! Le débat, dans ces conditions, ne peut être satisfaisant.
C'est donc tout l'intérêt de la table ronde d'aujourd'hui, qui vise à nourrir les réflexions de notre commission sur les conséquences budgétaires d'un élargissement, avant la présentation début juillet de la proposition de la Commission européenne sur le prochain CFP. Nous entendrons également, conjointement avec l'Assemblée nationale, dans un format rassemblant les commissions des affaires européennes et les commissions des finances, le commissaire en charge du budget le jeudi 22 mai au matin.
Ce midi, nous accueillons deux chercheuses : Mme Eulalia Rubio, de l'Institut Jacques Delors, et Mme Elise Régnier, de l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).
Mme Rubio, vous avez publié en janvier 2025 une étude commandée par la commission des budgets du Parlement européen, intitulée « Adapter le budget de l'UE aux défis des futurs élargissements ».
Tous scénarios confondus, vous concluez à un coût non négligeable mais maîtrisable d'un élargissement de l'Union européenne. L'impact serait cependant disparate selon les États membres, certains pouvant perdre jusqu'à 20 % de leurs fonds de politique de cohésion. Vous proposez dès lors des pistes de réforme pour atténuer le choc, comme celle de relever le plafond des dotations nationales de la politique de cohésion, ou d'instaurer une période transitoire pour l'accès des nouveaux États membres à la PAC.
Mme Régnier, vous avez publié en juin 2024 pour l'IDDRI une étude de présentation du secteur agricole ukrainien et de ses enjeux en vue d'un éventuel élargissement. Vous y rappelez les spécificités de l'agriculture ukrainienne, caractérisée par une pluralité de modèles d'exploitation. Vous insistez sur le tournant agricole européen pris par l'Ukraine, enclenché avec l'accord d'association de 2014 et qui viendrait s'amplifier avec l'élargissement. Pour l'agriculture ukrainienne, une adhésion du pays constituerait un défi de taille, tant en matière de mise aux normes européennes qu'en matière de gestion administrative des fonds. Pour l'Union européenne, une intégration de l'Ukraine mettrait sous pression la PAC et serait, selon vous, un probable déclencheur d'une réforme d'ampleur de cette politique.
Avant de vous laisser présenter plus en détail vos travaux - pour une dizaine de minutes environ chacune -, je souhaiterais formuler une observation sur la PAC. Tout le monde ici se souvient de la colère de nombreux agriculteurs européens, notamment polonais, face à l'afflux après 2022 de produits ukrainiens exonérés de droits de douane. Il s'agit là d'un sujet explosif ! Une intégration à court terme de l'Ukraine à la PAC - sans modification des règles - pourrait être encore plus inflammable. Après le « plombier polonais » des années 2000, l'« agriculteur ukrainien » pourrait bien être le nouvel épouvantail brandi par les anti-européens.
Mme Rubio, je vous cède maintenant la parole pour une présentation des conclusions de votre étude.
Mme Eulalia Rubio chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour cette invitation. Effectivement, l'élargissement est un sujet qui fait débat, mais comme vous l'avez dit, aucune étude de la Commission européenne n'a encore été publiée pour objectiver le coût d'un éventuel élargissement. Notre étude réalisée pour le Parlement européen n'est pas la seule, d'autres études sont également parues récemment.
Je souhaiterais vous présenter les principales observations de notre étude.
L'une des idées importantes à retenir est qu'il n'y a rien d'automatique quand on veut estimer le coût budgétaire de l'élargissement. Dans le débat actuel, le coût de l'élargissement est présenté comme étant le fruit d'un calcul automatique et prévisible. Or, pour de nombreuses raisons, cela est loin d'être aussi simple.
Tout d'abord, seule une partie des dépenses européennes sont préallouées. S'agissant de la partie non préallouée, il n'existe pas de règle sur la manière dont elle doit être adaptée en cas d'élargissement. Dans le passé, la Commission européenne a toujours proposé une augmentation en fonction de la hausse du PIB et de la population, mais cela reste un sujet de négociation.
Deuxièmement, s'agissant de la partie préallouée, si la politique de cohésion dispose de règles claires et établies, tel n'est pas le cas pour la PAC. À chaque élargissement, il a été nécessaire de s'adapter, de prendre des décisions et d'établir de nouvelles règles. Des questions restent donc ouvertes. Par exemple, quels montants par hectare agricole allons-nous allouer aux prochains États membres ? Il n'y a pas de règle objective pour fixer ces dépenses.
Troisièmement, on ignore quand cet élargissement aura lieu. Et cela est important, car les conditions d'éligibilité, même s'il y a beaucoup de résistance au changement, évoluent d'une période à l'autre. Nous nous trouvons ainsi dans une situation encore plus incertaine que lors de l'élargissement de 2004 à l'Europe de l'Est. Vous avez indiqué, Monsieur le Président, que la Commission européenne n'avait pas réalisé d'étude d'impact. Il est à noter que la première fois que la Commission a effectué des études d'impact sur l'élargissement aux pays de l'Est, c'était dans le cadre de l'Agenda 2000. À cette époque, les négociations étaient déjà bien avancées. Le consensus politique était plus marqué ; les perspectives étaient donc claires, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Quatrièmement, les critères d'éligibilité appliqués à chaque pays, ainsi que les critères utilisés pour déterminer le montant des fonds qu'ils recevront, pourraient également être modifiés s'agissant de l'Ukraine. Nous ne savons pas quelle Ukraine intégrera l'Union européenne. Nous ignorons à la fois la date de son adhésion ainsi que l'étendue de son territoire et de sa population à ce moment-là. Par conséquent, certaines études envisagent différents scénarios, incluant une réduction de 20 % de la population et du territoire pour ajuster les coûts.
Ma première conclusion est que les règles déterminant l'allocation des fonds européens ne sont pas claires. Il en est donc de même pour les coûts budgétaires. Nos scénarios d'études dépendent ainsi des hypothèses retenues. Notre analyse repose sur des hypothèses très différentes de celles adoptées dans d'autres études. Nous avons intégré les choix politiques qui avaient été faits lors des précédents élargissements. Nous sommes partis de l'hypothèse que la PAC serait plafonnée, ainsi que ses différents piliers. Nous avons en effet estimé qu'il était irréaliste d'envisager, dans le cadre d'un futur élargissement, de laisser le plafond ouvert, bien que nous soyons tous conscients de la sensibilité de la réduction des allocations de la PAC. Nous savons qu'il est très difficile d'envisager une augmentation de ces allocations. Si nous laissons les plafonds ouverts, comme le suggèrent d'autres études, le budget de la PAC pourrait augmenter de 20 à 25 %. Dans le contexte actuel, ces hypothèses paraissent irréalistes. C'est pourquoi nous partons du principe que la PAC sera plafonnée en termes réels.
Lors de l'élargissement précédent, les négociations ont débuté avec l'hypothèse que les pays candidats n'auraient pas accès aux paiements directs. Ces États ont ensuite obtenu cet accès avec une période transitoire. Un accord franco-allemand a également été conclu pour maintenir un niveau réel de la PAC, en augmentant les budgets à partir de 2006. Nos chiffres diffèrent ainsi considérablement de ceux d'autres études car nous n'intégrons pas d'augmentation du budget de la PAC.
Deuxièmement, il est important de battre en brèche l'idée reçue selon laquelle tout élargissement entraîne nécessairement une augmentation du budget européen. Cela n'est pas du tout vrai si l'on examine les vagues d'élargissement précédentes. À cette époque, nous avions déjà une forte opposition des États contributeurs nets à augmenter le budget au-delà de 1 % du PIB de l'Union et cela est resté ainsi.
Ce qui peut prêter à confusion, c'est la distinction entre le budget en termes absolus et le budget en termes relatifs, c'est-à-dire la taille relative du budget. Il est évident que si davantage d'États contribuent, les budgets augmentent en valeur absolue, car il y a davantage de contributeurs. Cependant, si l'on compare cela en termes relatifs à un pourcentage du revenu national brut, il est tout à fait possible qu'un élargissement n'entraîne pas une augmentation du budget. Dans notre étude, nous partons de l'hypothèse que le budget européen restera à 1 % du PIB européen.
M. Jean-François Rapin, président. - Votre hypothèse est que le budget européen n'augmentera pas en termes relatifs. Mais si des États membres, notamment plus petits, adhèrent tout en bénéficiant de l'accès aux fonds européens, cela n'entraînera-t-il pas une aggravation de la contribution des États contributeurs nets ?
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Je vais répondre sur ce point dans quelques instants.
Un autre aspect à prendre en compte, - et c'est le troisième enseignement que nous avons tiré de cette étude - est que l'impact d'un élargissement sur la PAC est très différent de celui sur la politique de cohésion. On a tendance à penser que ces impacts sont similaires. Des pays pauvres et agricoles adhèrent, donc on suppose que cela engendre automatiquement une pression à la hausse du budget. Cependant, la réalité est assez différente, car les règles appliquées dans ces deux politiques sont très différentes. S'agissant de la politique de cohésion, on ignore trop souvent la règle qui plafonne, pour chaque État, le montant des fonds de cohésion qu'il peut recevoir par rapport à son PIB.
Les États aujourd'hui candidats sont très pauvres en termes de PIB par habitant, mais en réalité, leur volume total de PIB est très faible. La totalité de ces neuf États candidats équivaut à peu près au PIB de la Roumanie, augmenté de 10 %. C'est un montant très faible. Ainsi, même l'Ukraine, dont le PIB est inférieur à la moitié de celui de la Roumanie, bien que son territoire soit très étendu, a un PIB en termes absolus très faible. Étant donné que ces États peuvent uniquement avoir accès à un montant maximal de fonds de cohésion équivalent à 2,3 % de leur PIB, cela limiterait automatiquement et considérablement les fonds qu'ils recevraient au titre de la politique de cohésion.
C'est pour cette raison que, dans la plupart des estimations, l'impact le plus important provient de la PAC et non de la politique de cohésion. Cette règle automatique - qui limite considérablement l'accès aux fonds de cohésion - a été mise en place pour éviter que les nouveaux États membres reçoivent trop d'argent. Il s'agit en fait de la règle d'absorption. Il est difficile pour un pays pauvre « d'absorber », de mettre en place et d'utiliser des fonds de cohésion allant au-delà de 2,3 % de son PIB. En revanche, pour la PAC, cette règle n'existe pas. Il n'y a pas de limite au montant qu'un État peut recevoir. Ainsi, un nouvel État membre avec une grande surface agricole devrait théoriquement, à règles inchangées, obtenir une importante dotation de la PAC.
Pour résumer, concernant la politique de cohésion, la règle de plafonnement limite les coûts, même en cas d'élargissement important. La seule évolution notable est due à l'effet statistique. Les fonds que les régions et les États reçoivent dépendent de la situation de leur PIB par habitant par rapport à la moyenne européenne. Par conséquent, lorsqu'on a une baisse de la moyenne européenne, cela peut entraîner un changement de catégorie statistique. Il y a des régions qui peuvent passer du statut de « régions moins développées » au statut « régions en transition » ou l'inverse. C'est un effet qui se produit à chaque élargissement.
Dans le cadre de notre étude, nous avons observé qu'un élargissement limitéaux seuls pays des Balkans occidentaux entraînerait une baisse de la moyenne européenne du PIB par habitant de seulement 2,7 %. Cette réduction est très faible. Bien que quelques effets statistiques aient été notés, nos estimations indiquent que seulement deux pays sont concernés par ces effets. Pour ces pays, la réduction de l'allocation au titre de la politique de cohésion est en effet significative, atteignant 20 %. Cependant, cet impact est limité à ces deux pays. A l'inverse, en cas de scénario « big bang », la baisse serait plus importante, de l'ordre de 10 % du PIB par habitant, affectant 5 à 6 pays, dont l'Espagne, mais pas la France. Tout cela concerne la politique de cohésion, et nous savons comment gérer les effets statistiques grâce à notre expérience passée. Nous disposons d'un système de mise en place graduelle (« phase-in ») ou d'échelonnement (« phase-off ») des fonds européens aux nouveaux entrants qui permet aux États membres actuels de conserver leur catégorie précédente pendant quelques années, le temps de s'adapter à la nouvelle catégorie statistique. Ce n'est donc pas un enjeu majeur.
Le principal enjeu réside dans la PAC, notamment en cas d'élargissement vers l'Ukraine. L'impact sur les Balkans est mineur. Je le disais tout à l'heure, nous sommes actuellement dans une phase de grandes incertitudes, non seulement concernant l'élargissement, mais aussi en raison de la situation en Ukraine. Il est crucial de s'adapter aux différents scénarios possibles, qu'il s'agisse d'un grand ou d'un petit élargissement.
Un élargissement progressif est plus réaliste que les scénarios « big bang » ou « small bang ». Il est essentiel de se préparer à des élargissements graduels. La présence ou non de l'Ukraine en 2030 changera considérablement la donne. Personnellement, je pense qu'il est très irréaliste d'imaginer que l'Ukraine rejoigne l'UE d'ici là, malgré les déclarations de la Commission européenne, en raison des nombreux vetos à surmonter. Cependant, il est nécessaire de prévoir des budgets en conséquence.
Pour le scénario d'un élargissement à un ou deux pays des Balkans, les coûts estimés sont négligeables - à savoir 0,16 milliard sur la durée du cadre financier pluriannuel - et peuvent être couverts par les marges budgétaires. Cependant, il y a un article dans le règlement du cadre financier pluriannuel qui oblige à rouvrir les négociations budgétaires en cas d'élargissement. Nous proposons de revoir cet article pour éviter de rouvrir toute la négociation pour un « petit » élargissement. En cas d'adhésion de l'Ukraine, nous proposons deux modifications pour faciliter son entrée dans l'UE. Première option, le cadre financier pluriannuel pourrait être ramené à cinq ans, permettant d'adapter l'entrée de l'Ukraine à partir de 2032. Deuxième option, il faudrait se calquer sur le modèle de l'Agenda 2000, en fournissant une estimation claire des coûts et en créant une réserve activable à majorité qualifiée au Conseil, plutôt qu'à l'unanimité.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie, Mme Rubio. Mme Régnier, je vous cède la parole pour une dizaine de minutes.
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - Je suis très heureuse de venir discuter et échanger sur l'étude qu'Aurélie Catallo et moi avons produite l'année dernière. Je vais structurer mon propos en trois parties. Je vais commencer par le secteur agricole ukrainien et rappeler l'importance du secteur agricole pour ce pays. Puis, dans une deuxième partie, je présenterai la structure des échanges entre l'Ukraine et l'Union européenne pour conclure sur la partie qui nous intéresse, à savoir quelles pourraient être les conséquences pour la PAC d'une intégration de l'Ukraine à l'Union.
Pour rappeler l'importance du secteur agricole pour l'Ukraine, il faut noter qu'en 2021, avant l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, le secteur agricole représentait 10 % du PIB ukrainien. À titre de comparaison, en France et à l'échelle européenne, c'est 1,6 %, ce qui est nettement moins. Le secteur agricole représente aussi pour l'Ukraine 15 % des emplois et 40 % des exportations. En termes de devises étrangères, c'est via le secteur agricole que l'Ukraine a la meilleure balance commerciale.
En termes de structure agricole, comme vous l'avez rappelé dans votre propos liminaire, notre étude montre que l'agriculture ukrainienne est plurielle. On a souvent en tête l'image de l'agrobusiness, mais c'est un peu plus compliqué que cela. À l'image de nombreux pays de l'ex-Union soviétique, l'agriculture ukrainienne pourrait être qualifiée de duale. On a, d'une part, des micro-fermes de subsistance qui font de quelques arpents à quelques hectares et qui assurent quand même 32 % de la production agricole du pays. Ces structures produisent principalement des fruits, des légumes pour la subsistance au quotidien, qui sont destinés à l'autoconsommation mais également à la vente sur les marchés. On a, d'autre part, à peu près 40 000 entreprises qui se divisent en deux catégories : des entreprises familiales dont les superficies varient entre 50 et 100 hectares, et qui se rapprochent du modèle agricole français ; mais également des entreprises de grande envergure, qualifiées de capitalistes, dont les superficies peuvent atteindre plusieurs centaines de milliers d'hectares.
Le secteur agricole a été durement touché par la guerre et continue de l'être à plusieurs niveaux. De nombreuses terres sont détruites, bombardées, minées ou occupées par la Russie. Ainsi, 25 % de la surface agricole ukrainienne ne peut pas être utilisée pour la production aujourd'hui. Des machines agricoles des entrepôts de stockage, des barrages ont également été touchés, La force de travail, qu'elle soit tuée, mobilisée pour la guerre ou qu'elle ait dû fuir le pays, est également affectée. Les dommages sont ainsi estimés à environ 80 milliards de dollars. Il y a aussi des problèmes d'exportation des produits agricoles. Avant l'éclatement du conflit à grande échelle, 90 % des matières agricoles exportées de l'Ukraine passaient par les ports de la mer Noire. Ces exportations ont donc été affectées par le blocus des ports de la mer Noire en 2022. Elles ont repris mais les coûts logistiques ont beaucoup augmenté et tous les ports ne sont pas accessibles. C'est un secteur qui a été fortement endommagé par la guerre et les besoins de reconstruction sont estimés par la Banque mondiale à 56 milliards de dollars sur 10 ans.
Les relations entre l'Ukraine et l'Union européenne sont encadrées, comme vous l'avez dit, par l'accord d'association qui a été ratifié en 2014 et qui met en place une zone de libre-échange entre l'Ukraine et l'Union européenne. Cet accord abaisse les droits de douane voire les supprime pour tout un ensemble de produits, avec des contingents tarifaires pour les produits les plus sensibles comme le blé ou la volaille, et prévoit un alignement progressif des normes sanitaires, phytosanitaires et vétérinaires de l'Ukraine sur les standards européens. Depuis 2022, ces droits de douane ont été totalement levés dans le cadre d'une politique de solidarité avec l'Ukraine. Cette mesure temporaire a été prolongée en 2023, puis en 2024, mais cette fois-ci avec quelques clauses de sauvegarde lorsque les volumes devenaient plus importants, afin de répondre aux préoccupations des agriculteurs européens. Nous attendons maintenant que la Commission européenne propose une nouvelle solution car cette mesure prend fin en juin 2025. La Commission a indiqué ne pas vouloir prolonger le dispositif mais vouloir modifier l'accord d'association. Pour l'instant, ce n'est pas clair, il n'y a pas encore de texte sur la table.
Concernant les conséquences d'un élargissement sur le cadre financier pluriannuel et sur la PAC, il est important de rappeler le contexte d'incertitudes. Comme vous l'avez dit, Monsieur le Président, l'Ukraine pourrait adhérer en 2030, mais je partage les doutes de Mme Rubio concernant cette date. Quand bien même cette adhésion se ferait en 2030, nous serions alors dans un nouveau cadre financier pluriannuel (CFP). La Commission européenne va en effet proposer, en juillet, un nouveau CFP pour la période 2028-2034, qui déterminera à la fois le budget de la PAC mais également les règles d'allocation entre les différents États membres. Nous ne savons donc pas encore quel sera le budget de la PAC, ni quelle sera la clé de répartition entre les États membres et le montant des allocations. Nous ne savons pas non plus quel sera l'accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne, lequel peut prévoir des clauses de sauvegarde et certaines dérogations pour le secteur agricole. Et nous ignorons également quel sera l'état de l'Ukraine d'un point de vue économique, et notamment de son secteur agricole.
Cela étant dit, je vais néanmoins me prêter à l'exercice consistant à fournir quelques ordres de grandeur ainsi que certains éléments de réflexion, afin de ne pas m'arrêter à la conclusion selon laquelle les incertitudes sont trop nombreuses pour permettre toute analyse. J'ai distingué deux types de conséquences. D'une part, il existe des conséquences que l'on pourrait qualifier d'indirectes, ainsi que des conséquences d'ordre politique relatives à la PAC. D'autre part, il y a des conséquences plus tangibles et directes, notamment concernant le transfert de fonds et les réformes de la PAC.
Abordons d'abord les conséquences politiques ou indirectes. Si l'Ukraine adhérait à l'Union européenne avec sa population de 2021, elle deviendrait le cinquième pays de l'Union en termes de nombre d'habitants. Cette situation aurait des implications significatives lors des votes au Conseil. Comme vous le savez, la plupart des décisions au Conseil sont prises à la majorité qualifiée, laquelle prend en compte non seulement le nombre d'États membres, mais aussi leur taille. Aussi la taille d'un pays revêt-elle une importance particulière.
En tant que cinquième pays de l'Union européenne, l'Ukraine disposerait d'une voix influente au Conseil de l'Union européenne. Cela aurait également des répercussions sur le nombre de sièges qui lui seraient alloués au Parlement européen, ainsi que sur la nomination des commissaires. Par conséquent, cela modifierait la composition des acteurs autour de la table et pourrait entraîner des changements dans les règles.
Cela soulève la question de la préparation à l'élargissement. La France et l'Allemagne avaient commandé un rapport il y a deux ans sur les réformes à mettre en oeuvre au sein de l'Union européenne pour adapter les règles et se préparer à cet élargissement. Bien que ces modifications ne concernent pas directement la PAC ou le secteur agricole elles influencent, en modifiant les règles du jeu de négociation, les dynamiques politiques et, in fine, les politiques adoptées.
La PAC représente environ 25 % du budget européen, soit 57 milliards d'euros chaque année. Elle est divisée en deux fonds. Le Fonds européen agricole de garantie (FEAGA), en est le principal, et concentre 70 % du budget de la PAC. Ce premier pilier de la PAC consiste principalement en de l'aide aux revenus des agriculteurs, versée chaque année sur la base de la taille des surfaces qu'ils cultivent. Le deuxième pilier est le FEADER, qui est le Fonds européen agricole de développement rural. Il ne concentre que 30 % du budget de la PAC et soutient des objectifs de compétitivité, de durabilité ou de diversification des zones rurales. À budget constant - ce chiffre a été rappelé en introduction - l'Ukraine pourrait bénéficier d'une dotation PAC comprise entre 10 et 12 milliards d'euros chaque année. Ce montant représente un cinquième du budget actuel de la PAC, ce qui est très important. À titre de comparaison, la France, pays qui reçoit le plus d'argent de la PAC, reçoit 9,5 milliards d'euros chaque année.
Comment expliquer un tel montant de la PAC pour l'Ukraine ? Parce que, même si les critères ne sont pas très clairs, comme l'a dit Mme Rubio, le fonds correspondant au premier pilier de la PAC, le FEAGA, est distribué entre États membres en fonction de la surface agricole utilisée (SAU) des États membres. La France, qui a la plus grande SAU de l'UE pour l'instant, possède entre 27 et 28 millions d'hectares. L'Ukraine représente quant à elle 41 millions d'hectares.
On comprend ainsi pourquoi l'enveloppe reçue par l'Ukraine serait si importante. Cela étant dit, il y a plusieurs solutions. La première consiste à augmenter le budget de la PAC de 12 milliards d'euros. Au vu de l'état des négociations budgétaires actuelles, cette option semble peu probable et nous ne nous sommes donc pas attardés sur cette option qui semble totalement irréaliste. La deuxième solution consiste donc à maintenir un budget de la PAC équivalent. S'offrent alors trois options, qui sont elles-mêmes sous-divisées en sous-options. Soit on baisse le budget de la PAC reçu par les 27 États membres actuels, mais cela semble politiquement compliqué, car la France n'accepterait pas que son budget de la PAC diminue de 20 % ; cette option est donc peu probable. Soit on baisse le budget de la PAC que devrait recevoir l'Ukraine, par le biais d'une diminution provisoire via des clauses de transition et la mise en place d'échelonnements (« phasing ») de 10 ans, mais cela ne fait que retarder la résolution de la question budgétaire. Soit on fait une baisse plus pérenne, en inventant des nouvelles règles spécifiques pour l'Ukraine, mais la question du cadre commun de la PAC peut alors se poser.
Une autre solution pourrait consister en une modification de la façon dont est distribué le fonds de la PAC entre les différents États membres. On peut simplement changer la clé de répartition, qui ne serait plus la SAU, mais par exemple la surface exploitée par les petites exploitations, la surface en bio. On peut également penser à d'autres clés d'allocation, mais ce n'est pas facile, car il faut que ce soit une clé d'allocation simple et qui puisse être commune aux 27 États membres, voire aux 30 États membres en cas d'élargissement. Une autre option pourrait consister en une réforme complète de la PAC en la transformant d'une politique de soutien aux revenus en une politique d'investissement, avec une enveloppe qui ne serait plus préallouée, mais allouée sur des critères de performance. Les scenarios sont multiples.
Une dernière option, vers laquelle la Commission européenne semble se diriger, est l'adoption de plans nationaux. Dans ce cadre, la PAC ne disposerait plus d'un budget prédéfini, mais des enveloppes nationales seraient établies, et chaque État membre devrait négocier sa part agricole au sein de ces enveloppes. Cette approche comporte de nombreuses incertitudes, mais offre également de multiples possibilités.
Mme Christine Lavarde. - Dans vos propos, vous faites l'hypothèse que l'Ukraine rejoindrait l'UE, mais il est plus probable que l'Ukraine soit encore en procédure de pré-adhésion pendant la durée du prochain CFP. Et dans ce cadre-là, ne faudrait-il pas revoir les dispositifs actuels d'aide à la préadhésion au regard de vos propos, sur la taille et le poids du pays mais aussi compte tenu du désengagement des États-Unis qui sont un soutien important de l'Ukraine aujourd'hui ?
Par ailleurs, une étude du Conseil de l'Union européenne datant de 2023, et dont les conclusions ont été publiées par la presse, chiffre le montant des fonds européens alloués à l'Ukraine, si elle rejoignait l'UE, à 27 milliards d'euros par an, donc 186 milliards d'euros sur 7 ans. Qu'est-ce que vous pensez de ce chiffre ? Vous paraît-il fiable, surestimé ou sous-estimé ?
Mme Florence Blatrix Contat. - S'agissant de la PAC, au-delà de la question de l'Ukraine que vous avez évoquée, qui est centrale au regard des enjeux et de sa surface agricole, je partage tout à fait votre avis selon lequel il faudrait plutôt s'acheminer vers d'autres critères. Maintenir un montant égal semble complexe. Il semble, en outre, difficile d'empiéter sur d'autres politiques qui pourraient être, par exemple, la politique de cohésion s'il y avait un fonds global par pays. Avez-vous étudié l'impact sur la PAC - même s'il est moindre - d'un éventuel élargissement aux autres pays candidats, comme les pays des Balkans occidentaux et la Moldavie ?
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - S'agissant de l'étude du Conseil, il est important de noter qu'elle n'a pas été rendue publique et que personne dans mon entourage n'a pu y avoir accès. Ce chiffre de 27 milliards d'euros provient d'une fuite dans la presse. Malgré nos démarches pour obtenir l'étude et connaître les paramètres utilisés, mes collègues de l'Institut Bruegel et d'autres institutions n'ont pas pu y accéder. En discutant avec des collègues de l'institut Bruegel, nous avons conclu que ce chiffre s'expliquait probablement par la méthodologie de calcul choisie pour la politique de cohésion. Cette méthodologie a conduit à un montant beaucoup plus important que celui estimé par des instituts comme Bruegel, qui ne plafonnaient pas la PAC. Lors d'échanges bilatéraux, j'ai compris, sans en être certaine, que le plafond de 2,3 % n'a peut-être pas été appliqué. Il est possible qu'un plafond de 4 % ait été utilisé, comme lors du dernier élargissement à l'Europe de l'Est. Si un plafond de 4 % est appliqué, cela augmente fortement le coût de la politique de cohésion et pourrait expliquer le chiffre de l'étude du Conseil.
Concernant l'aide à la préadhésion, vous avez tout à fait raison de souligner qu'il s'agira probablement de l'enjeu principal pour les prochains cadres financiers pluriannuels. Bien qu'un grand élargissement soit improbable, il est essentiel de prévoir et de décider comment aider ces pays et qu'on ne les perde pas dans la route vers l'adhésion. Il y a eu déjà une petite révolution dans ce domaine, avec la mise en place des facilités pour la croissance et les réformes. Ces facilités diffèrent de l'IPA (Instrument de Préadhésion) existant. Au sein de la Commission européenne, une réflexion est en cours sur la manière de concevoir l'aide à la préadhésion dans les prochains cadres financiers pluriannuels.
La question ukrainienne est très différente des autres. L'aide à l'Ukraine ne peut pas être considérée comme une simple facilité d'aide à la préadhésion. La partie la plus importante de cette facilité, le pilier A, consiste en une injection d'argent pour maintenir le gouvernement ukrainien fonctionnel. Cette aide est conditionnée à des réformes, mais il ne s'agit pas vraiment d'une aide à l'investissement. Il s'agit d'une aide nécessaire pour soutenir l'Ukraine, car elle n'est pas capable de se financer avec ses propres revenus. Lors de notre étude, nous nous demandions ce que nous allions proposer pour l'avenir de cette facilité. Cela est difficile car c'est très lié à l'évolution de la guerre.
Dans les meilleurs scénarios, la guerre sera terminée et nous reviendrons à un système de préadhésion plus logique. Cependant, même dans ce cas, il faudra prévoir un grand effort de reconstruction. La question est alors de savoir comment gérer cet effort. Il y a beaucoup de questions ouvertes, notamment à la suite à l'élection de Donald Trump. Jusqu'à présent, nous supposions que l'Union européenne piloterait, gérerait et coordonnerait l'effort de reconstruction. Mais cette hypothèse est remise en question par des accords bilatéraux comme celui sur les matériaux rares entre les États-Unis et l'Ukraine. La question est de savoir si nous serons capables d'aligner l'aide à la reconstruction sur notre vision de ce que l'Ukraine doit faire pour se rapprocher de l'Union européenne. Il est clair que cela dépassera le cadre financier actuel. Quoi qu'il en soit, l'aide à la reconstruction de l'Ukraine sera tellement importante qu'il faudra penser à quelque chose en dehors du cadre financier actuel.
Concernant l'aide classique à la préadhésion, nous sommes dans une forme de révolution. Nous sommes passés d'un système basé sur des subventions peu conditionnées à des réformes à un système basé sur les facilités. Nous n'avons pas encore beaucoup de visibilité, car ce système a été mis en place récemment. Lors des entretiens que nous avons menés, nos interlocuteurs étaient très satisfaits, estimant que ce nouveau système était plus transparent, car basé sur une relation très claire entre les réformes et l'argent perçu.
Pour l'anecdote, le premier bénéficiaire de l'IPA aujourd'hui est la Turquie. Cette situation peut sembler paradoxale, dans la mesure où nous accordons une aide substantielle à un pays qui n'a pas encore manifesté d'efforts significatifs pour accéder à l'Union européenne. Dans notre étude, nous faisons quelques propositions pour améliorer la gouvernance de ces facilités. Les fonds ne sont pas toujours alloués en contrepartie de réformes bien menées. En effet, il existe de nombreuses pressions politiques visant à octroyer ces fonds pour des raisons géopolitiques. À cet égard, nous formulons plusieurs propositions visant à améliorer la transparence des décaissements financiers ainsi que la capacité à surveiller les décisions prises par la Commission européenne, cette dernière étant l'instance responsable de l'attribution des paiements.
Une autre question est de savoir si toute l'aide à la préadhésion doit être conditionnée à des réformes faites par les gouvernements centraux. Lorsqu'on pense à des pays comme la Serbie ou la Géorgie, ce sont des pays dont les États ne font pas toujours les réformes nécessaires, mais dont la population est favorable à l'adhésion. Nous proposons ainsi qu'une partie de cette aide ne soit pas conditionnée à des efforts faits par les gouvernements, car cela n'est pas juste. Il est nécessaire d'aider ces populations, les sociétés civiles, mais aussi l'économie. L'aide versée par la Banque européenne d'investissement ou les banques de promotion économique ne devrait peut-être pas être conditionnée à la mise en oeuvre de réformes. Nous faisons donc cette proposition de laisser une partie de l'aide non conditionnée.
M. Jean-François Rapin, président. - Il faut que les fonds non conditionnés ne représentent qu'une partie mineure car sinon on rompt les fondements de l'Union européenne. Ces pays - dont le gouvernement n'est pas forcément aligné avec l'Union européenne, alors que les populations le sont en général - ont souvent un souci avec l'État de droit ou la justice.
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Il est justement essentiel d'aider les sociétés civiles et de leur fournir une aide sous forme de garanties grâce à la Banque européenne d'investissement. Il est presque certain que ces fonds seront bien utilisés, sans risque de corruption, car des protocoles stricts sont en place pour en assurer l'utilisation appropriée. Dans ce contexte, pourquoi conditionner cette aide à des réformes ?
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - Vous avez rappelé la faible probabilité que l'Ukraine adhère à l'Union européenne dans le cadre du prochain cadre financier pluriannuel. Il y a deux ans, la question de l'élargissement à l'Ukraine était pourtant un sujet qui préoccupait beaucoup, notamment chez les acteurs de l'agriculture. Désormais, cette question semble absente ou apparaît moins urgente. Il ne semble pas que l'Ukraine soit dans les têtes des négociateurs pour le prochain CFP.
Concernant les aides à la préadhésion, je pense qu'il est important de redonner quelques chiffres. L'instrument d'aide de préadhésion, c'est 14 milliards d'euros sur 7 ans pour 7 pays. La facilité pour l'Ukraine, c'était 50 milliards sur 3 ans pour un seul pays. Avec l'aide fournie à l'Ukraine, on est dans des ordres de grandeur totalement différents de ce qu'on faisait par le passé avec les autres pays.
M. Olivier Henno. - Aujourd'hui, la question est de savoir si l'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne facilite la paix ou non. Cela soulève également des enjeux en termes d'État de droit, de justice, de flux financiers ou de corruption. Si la politique agricole commune reste au même niveau, cela aura des conséquences pour les agriculteurs français. Avez-vous travaillé sur la question des flux commerciaux ? L'accord de 2022 a, en effet, eu des conséquences sur ceux-ci. Si l'Ukraine intégrait l'Union européenne, cela aurait-il des conséquences sur les flux commerciaux et donc sur l'afflux de produits agricoles sur le marché européen et français, qui pourrait avoir un impact économique et social ?
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - Depuis 2022, il n'y a plus de droits de douane, ce qui nous place déjà dans un cadre de quasi-libre-échange. Cependant, cela ne signifie pas que nous avons une mise aux normes totale. Certains agriculteurs européens préféreraient voir l'Ukraine adhérer à l'Union européenne, pour qu'elle respecte ainsi toutes les normes européennes, plutôt que de faire face à une concurrence ukrainienne qu'ils jugent inégale. C'est pourquoi les accords parlent de dynamiques déjà en cours, dans la perspective d'une zone de libre-échange totale. 80 % des importations européennes en provenance d'Ukraine dans le secteur agricole et alimentaire sont principalement des céréales et des oléagineux pour nourrir le bétail. Les États dont les importations proviennent principalement de l'Ukraine sont les Pays-Bas, l'Espagne et l'Italie, qui sont très dépendants des importations pour nourrir leur cheptel. Ces pays ont un taux d'auto-approvisionnement de 10 %, alors que la moyenne européenne est de 36 % et que la France a un taux encore plus élevé.
La relation avec l'Ukraine met en évidence une situation paradoxale. Nous sommes très dépendants des importations pour nourrir le cheptel et de protéines végétales. Dans le même temps, l'Ukraine est très compétitive, sur la question des céréales, par rapport à la France ou la Pologne. Il y a également la question de la volaille et des betteraves. Comment réguler cela ? Comment accompagner nos agriculteurs ? Comment accompagner l'agriculture ukrainienne ? Il ne faut pas oublier que l'Ukraine a augmenté ses exportations vers la France en raison de la mise en place de corridors de solidarité, car elle n'avait plus accès à ses autres marchés. Il faudra observer comment cela évoluera dans les années à venir.
M. Jean-Michel Arnaud. - J'aimerais vous interroger sur les politiques d'accompagnement et de remise aux normes. Quand il s'agit de la relation avec l'Ukraine, avec la Pologne ou même avec des pays frontaliers comme l'Italie, la question des normes est la principale préoccupation des agriculteurs de notre pays. Quels sont les instruments possibles à mobiliser dans la période d'attente de la fin du conflit, qui nous permettraient de rassurer les agriculteurs ? Il faut soit remettre à niveau des politiques d'accompagnement, soit réviser les normes pour éviter un marché complètement déstructuré. Finalement, des stratégies différentes ne doivent-elles pas être mises en oeuvre pour conquérir de nouvelles parts de marché ou maintenir nos parts de marché, notamment en Europe de l'Ouest et en France ?
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - Les besoins de reconstruction du secteur agricole ukrainien sont estimés à 56 milliards d'euros sur dix ans. Il faudra donc de nombreux investissements pour reconstruire, en tenant compte du principe de build back better, c'est-à-dire reconstruire en mieux. L'occasion de la reconstruction doit être saisie pour reconstruire aux normes européennes, en accompagnant l'Ukraine dans la mise en oeuvre de ces normes, sur le modèle du pacte vert. Des réflexions sont en cours pour penser cette reconstruction en parallèle du processus d'adhésion. Le secteur agricole ukrainien a été sévèrement touché, il y a donc un besoin de reconstruire et de repenser son secteur agricole, ce qui est en cours. L'Union européenne peut jouer un rôle pivot dans cet accompagnement, y compris les entreprises françaises, très mobilisées, notamment pour le déminage. Au-delà du niveau européen, il existe également des partenariats bilatéraux avec l'Ukraine.
M. Didier Marie. - Merci d'avoir apporté ces éclaircissements. C'est extrêmement intéressant. Pour ma part, j'en tirerai une première conséquence : à budget constant, nous aurons bien du mal à nous en sortir. J'ai bien compris que votre étude était menée dans le cadre du maintien d'un budget de l'Union à 1 % du PIB européen, mais cela rend les choses extrêmement rigides et complexes. L'Union européenne aura beaucoup de difficultés à trouver des solutions si elle n'augmente pas ses ressources propres et si elle ne fait pas appel à un emprunt commun pour un certain nombre d'actions.
Deuxièmement, concernant l'Ukraine, les enjeux géopolitiques sont connus. Les enjeux de reconstruction sont considérables. Pensez-vous qu'à court ou moyen terme, il est envisageable d'avoir un accord avec l'Ukraine en mettant en attente la mise en oeuvre des politiques liées à la PAC ? En contrepartie de cette disposition transitoire, une aide à l'investissement pour l'Ukraine pourrait être mise en oeuvre, en s'appuyant sur un emprunt commun ou sur des ressources propres, en tout cas sur un budget spécifique dédié de l'Union européenne dans le cadre du prochain CFP ou dans le cadre du suivant.
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Le commissaire au budget, Piotr Serafin, a annoncé hier au Parlement européen que la Commission européenne allait faire une proposition de nouvelles ressources propres en parallèle de la proposition législative sur le prochain cadre financier pluriannuel. Il convient de noter que la Commission européenne a déjà présenté toute une série de possibles nouvelles ressources propres, mais que cela reste bloqué au Conseil. En effet, le processus d'adoption des ressources propres est très lourd, puisqu'il doit être adopté à l'unanimité puis ratifié par tous les États membres. Depuis 1988, il n'y a eu qu'une seule nouvelle ressource propre, adoptée en 2021, à savoir celle sur les plastiques.
De nombreux pays partagent cette volonté de nouvelles ressources propres. La France l'a exprimé clairement dans sa note de position sur le prochain CFP, en indiquant que l'adoption de nouvelles ressources propres était une condition sine qua non pour remplir les objectifs du prochain cadre. Le Parlement le demande et la Commission se montre également favorable. Jusqu'à présent, cependant, la négociation est bloquée au Conseil.
Il y a deux autres solutions possibles. La première consister à augmenter le pourcentage du revenu national brut alloué au budget. La France est plutôt opposée à cette solution pour le moment. De même, au vu de la situation budgétaire de nombreux pays, il semblerait que les pays frugaux soient historiquement opposés à cette option. La seconde solution est l'emprunt commun, mais il y a également beaucoup de pays qui y sont opposés. Il semble y avoir une petite flexibilité, mais uniquement pour la défense. Le constat est partagé par tout le monde : au vu des ambitions de l'Union européenne, il faudrait augmenter le budget. Mais la mise en oeuvre demeure compliquée.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Il est évident qu'avec l'intégration de l'Ukraine, la PAC serait particulièrement affectée. Comme vous l'avez mentionné, si le budget total de la PAC atteint 476 milliards d'euros, les enveloppes des 27 États membres seraient réduites de 46 milliards d'euros. Les principaux pays qui subiraient cette diminution, avec une baisse de 18 %, seraient principalement la France et l'Espagne. Les budgets de la France et de l'Espagne seraient donc bien plus impactés que ceux des autres pays. Est-ce bien cela ?
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Cette conclusion provient de notre étude, qui a pris pour hypothèse de plafonner les fonds du pilier 1 de la PAC. Les États qui reçoivent plus de fonds du pilier 1 que du pilier 2, comme la France et l'Espagne, perdent plus en termes totaux. En regardant la diminution de l'enveloppe totale de la PAC, ces États perdent davantage en termes relatifs que ceux qui ont plus de fonds du pilier 2, car les fonds du pilier 2 se maintiennent bien dans notre modèle.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Vous confirmez donc bien que la France et l'Espagne y perdraient ?
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Cela dépend des hypothèses que l'on prend. Si jamais il y a un plafonnement du pilier 1, il est également possible qu'il y ait une redistribution entre les piliers 1 et 2 parmi les États membres.
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - Ce qu'il est important de retenir, c'est que l'allocation de la PAC entre les différents États membres est le résultat de nombreuses négociations politiques. Cela dépend donc de beaucoup d'hypothèses et il n'y a rien d'automatique. L'adhésion de l'Ukraine n'entraînera pas automatiquement une perte de 18 % du pilier 1 pour la France. En fait, l'objet des négociations qui s'ouvriront en juillet 2025, et qui dureront deux ans, sera précisément de déterminer cette allocation. La France investira toujours pour défendre son budget de la PAC.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Le budget resterait apparemment le même. Il est évident qu'il y aura un impact sur les autres pays. On ne peut pas me dire qu'il n'y en aurait pas si l'enveloppe reste la même. Il faudrait une augmentation de l'enveloppe pour qu'il n'y ait pas de baisse pour les autres pays.
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Si l'enveloppe du CFP reste la même, il est politiquement difficile d'envisager une grande augmentation du budget de la PAC. De même, il est difficile d'imaginer que des États membres subissent des coupes budgétaires différentes. Il est possible qu'il y ait une réduction des allocations pour les États membres actuels et une négociation sur la répartition du coût. Notre étude a montré que certains États seraient plus impactés en fonction des piliers dont ils reçoivent actuellement des fonds. Cependant, il est inenvisageable que ces États acceptent de supporter davantage le fardeau que les autres. C'est donc une question de négociation, où la France pourrait perdre d'un côté mais gagner de l'autre.
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - Un budget de la PAC constant dans le prochain CFP est déjà une hypothèse forte. Il semblerait que la Commission européenne propose une baisse de 15 à 20 % du budget de la PAC, sans élargissement à l'Ukraine. Cela pose déjà des questions sur la manière dont cette baisse va se répartir entre les différents États membres.
M. Jean-François Rapin, président. - Les annonces récentes concernant l'investissement dans la défense ainsi que dans la recherche et l'accueil des chercheurs nous interrogent. Nous ne savons pas si ces annonces sont intégrées dans le CFP actuel, ou si la France devra les financer sur ses propres crédits. La question se pose de savoir si ces crédits propres seront ultérieurement remboursés par l'Union européenne. Ces annonces nous déconcertent.
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - A priori, concernant la recherche, ces crédits proviendraient des fonds du programme Horizon Europe qui sont déjà budgétés dans le cadre financier pluriannuel actuel.
M. Louis Vogel - Vous avez évoqué l'impact de l'adhésion de l'Ukraine à l'UE en termes de droit de vote, qui est une question très sensible. Pensez-vous que ce serait politiquement supportable ? Ou pensez-vous que ce serait l'occasion de réformer l'UE, au vu des propositions du rapport Letta ?
Mme Elise Régnier, chercheuse à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) - Il y a deux ans, un rapport franco-allemand sur les réformes à mettre en oeuvre au sein de l'Union européenne a été publié. Ce rapport soulignait que, même si le vote à la majorité qualifiée a été étendu à de nombreux domaines, certains sujets, comme le cadre financier pluriannuel, les affaires étrangères et les questions d'élargissement, étaient toujours votées selon la règle de l'unanimité. Ce rapport posait ainsi la question de savoir s'il ne fallait pas étendre la majorité qualifiée à ces autres domaines. L'unanimité à 27 est déjà très compliquée pour les négociations du CFP ; on imagine qu'à 32, ou 33, c'est quasiment impossible. A l'époque du rapport, la France et l'Allemagne semblaient favorables à des réformes. La majorité qualifiée bénéficie aux grands pays très peuplés. Mais les plus petits pays, qui ont peur de voir leur voix s'effacer, accepteront-ils de revenir sur la règle de l'unanimité ?
Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors - Effectivement, pour beaucoup de pays, c'est une condition sine qua non pour un nouvel élargissement. Il y a des propositions de réformes. Mais ces États sont-ils capables d'entraîner tous les autres pays dans une révision des traités ? Une telle révision requiert également l'unanimité. De nombreux dirigeants politiques estiment que cette révision est une condition nécessaire pour accepter une adhésion. Mais que fait-on si l'on n'arrive pas à réformer ? La question va se poser d'autant plus, s'il y a beaucoup de pression géopolitique pour faire rentrer certains États comme l'Ukraine.
M. Jean-François Rapin, président. - J'espère que la première mouture du CFP présentée en juillet intégrera cette dimension. Je rappelle que le dernier CFP, dont j'ai été le rapporteur à la commission des finances, a mis deux ans avant d'être adopté. Il n'avait plus rien à voir avec la première présentation de la Commission européenne. Je pense qu'on est reparti dans le même état d'esprit, avec des nombreuses modifications à attendre par rapport à la présentation initiale de la Commission.
La réunion est close à 14 h 40
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.