Jeudi 15 mai 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 8 h 40.

« Fabriquer en France : est-ce encore possible ? »

M. Olivier Rietmann, président. - Madame, Monsieur le Ministre, mes chers collègues, je vous remercie pour votre présence. Notre thème porte aujourd'hui sur le Fabriqué en France, avec une interrogation croissante : est-ce encore possible ? Cette table ronde s'inscrit dans le cadre des travaux de la mission d'information confiée à nos collègues Anne-Marie Nédélec et Franck Menonville.

Les Français affirment volontiers leur attachement aux produits issus du territoire national. Pourtant, d'après une enquête réalisée en octobre 2023 pour CCI France, le pays de fabrication n'arrive qu'en quatrième position parmi les critères guidant l'acte d'achat, derrière le prix, la qualité et la durabilité. De surcroît, la définition même d'un produit Fabriqué en France demeure complexe. La prolifération des labels et certifications n'a pas dissipé le scepticisme des consommateurs : 35 % d'entre eux doutent que les produits ainsi présentés soient effectivement d'origine française. En réalité, aucun organisme officiel ne valide cette appellation, qui reste librement utilisable par tout producteur qui souhaite la revendiquer. Toutefois, les services des douanes et de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) exercent un contrôle a posteriori et disposent du pouvoir de sanctionner les abus en la matière.

Cette question a pris une dimension critique depuis la guerre commerciale initiée par l'administration Trump. Elle engage désormais un enjeu stratégique majeur pour l'Europe, appelant une réponse à très court terme. Nos entreprises résisteront-elles à la reconfiguration des flux commerciaux induite par le commerce en ligne, alors que les colis d'une valeur inférieure à 150 euros échappent à toute taxe douanière, et qu'un envoi vers la Chine coûte aujourd'hui plus cher qu'une expédition depuis ce pays ? La plateforme chinoise SHEIN représente désormais le premier acteur du commerce en France en volume, sans générer un seul emploi dans notre pays. Or, la dénomination « Fabriqué en France » implique des usines, des emplois, et la vitalité de nos territoires.

Pour éclairer ces enjeux, nous écouterons Arnaud Montebourg, ancien ministre, aujourd'hui entrepreneur. Monsieur le Ministre, vous avez récemment participé au Salon du « Made in France » pour y promouvoir du miel issu de votre territoire, et chacun se souvient de la une du Parisien, lorsque vous posiez en marinière avec un appareil électroménager français entre les mains.

Quels enseignements tirez-vous de votre expérience ministérielle en matière de relance de la production nationale ? Quelle lecture portez-vous aujourd'hui sur ce sujet à la lumière de votre parcours entrepreneurial ?

Nous devions également accueillir Yves Jégo, empêché ce matin. Nous écouterons également Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie, chercheuse associée à l'Institut des administrations des entreprises (IAE) de Poitiers.

Madame, vous avez contribué aux travaux de la délégation sur le commerce extérieur et développé une expertise reconnue sur la réindustrialisation, à laquelle vous avez récemment consacré un ouvrage appelant à une véritable révolution industrielle. À vos yeux, quelles conditions économiques convient-il de réunir pour permettre un ancrage solide de la production en France ? Quels leviers concrets peuvent favoriser le développement du Fabriqué en France ?

Je vous laisserai à chacun la parole pour une intervention liminaire d'une dizaine de minutes, avant d'ouvrir les échanges avec mes collègues de la délégation. Cette table ronde est ouverte à la presse, retransmise en direct sur le site Internet du Sénat, et sera accessible en vidéo à la demande.

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre et entrepreneur. - Je vous remercie pour l'intérêt que vous portez à un sujet complexe, devant lequel bien des gouvernements ont éprouvé des difficultés. Un pays qui ne produit pas renonce à sa liberté et compromet l'équilibre de ses comptes publics. La France se trouve précisément dans une situation de dépendance à la fois coupable, fautive et dangereuse. C'est pourquoi, durant mon mandat ministériel, j'ai pris l'initiative d'interpeller la conscience de nos compatriotes par des prises de position parfois non conventionnelles, mais qui s'inscrivaient dans une orientation politique claire.

Qu'entend-on par Made in France ? Il s'agit d'abord de préserver notre outil productif lorsqu'il se trouve menacé, en organisant un véritable « système de soins » pour les entreprises. La doctrine du « laissez-faire », qui prévalait dans les discours des libéraux de l'époque, envisageait la chute d'une entreprise comme le dénouement inexorable d'une mauvaise gestion. Ce raisonnement reviendrait à refuser l'admission d'un malade à l'hôpital, au prétexte de ses faibles chances de guérison. Or, nous avons élaboré des mécanismes permettant de préserver un nombre significatif d'instruments de production menacés. La période actuelle enregistre près de 67 000 procédures collectives, contre 61 000 en 2012-2013, tandis que le seuil considéré comme soutenable s'établit à 45 000. Nous avons systématisé la préservation des outils de travail en péril, en reposant sur le partage des charges : les banques acceptent de prendre leur part de perte, les actionnaires voient leur participation réduite, les salariés consentent à des départs, et l'État renonce à certaines créances. Ce dispositif a été institutionnalisé grâce aux commissaires au redressement productif, qui ont accompagné de nombreuses entreprises, marquant profondément les territoires.

Cette politique s'est maintenue, avec quelques variations, préservant ainsi un certain savoir-faire. Face au manque de financement bancaire, j'avais créé le Fonds de résistance économique, permettant à l'État de jouer le rôle de banque pour les entreprises en difficulté. La Fiche de déclaration environnementale et sanitaire (FDES), constituant à l'origine une ligne budgétaire dédiée à la reconstruction du pays, a permis de mobiliser des fonds prêtés aux grandes entreprises en difficulté. Cette ligne demeure active aujourd'hui : le ministère de l'Industrie publie régulièrement ses statistiques, tandis que chaque année, la loi de finances prévoit des autorisations parlementaires pour l'abonder. Ce dispositif pallie les carences du secteur bancaire, particulièrement absent du domaine des restructurations. Bien que les statuts de la Banque publique d'investissement (Bpifrance) ne prévoient pas explicitement le financement de restructurations, celle-ci peut également participer à des fonds destinés à soutenir les entreprises en difficulté par des apports en fonds propres. Ce premier axe de politique industrielle visait ainsi à sauver ce qui pouvait l'être.

Le deuxième axe concernait la reconquête de pans entiers de l'industrie nationale, à travers les plans industriels. Certains y ont vu une résurgence du Gosplan soviétique. Pourtant, les plans industriels des périodes Pompidou ou de Gaulle ont donné naissance à des succès reconnus : aéronautique, nucléaire, spatial... Pourquoi se priver d'outils qui ont fait leurs preuves ?

De surcroît, contrairement à ce que prétendaient certains tenants de l'école libérale, ces plans n'émanaient pas des administrations, mais des filières industrielles elles-mêmes, construites et pilotées par les acteurs économiques. En 2013, nous avons ainsi lancé, avec Renault et Stellantis, un plan pour développer un véhicule thermique à 2 litres aux 100 kilomètres. Les constructeurs automobiles français, en manque de moyens pour financer leur R&D, ont trouvé en l'État un partenaire pour soutenir cette innovation, et le véhicule aurait dû être prêt pour 2020. Cependant, le projet a été abandonné par mon successeur, Emmanuel Macron, alors même qu'il aurait pu profondément modifier l'équilibre mondial du secteur. Les 34 plans industriels identifiés à cette époque restent publiquement accessibles, notamment sur le site des Équipes du Made In France.

Lorsqu'un nouveau besoin technologique ou sociétal émerge, il convient de créer les entreprises capables d'y répondre. Cette dynamique suppose des ressources financières, humaines et techniques, que seule une politique industrielle cohérente peut mobiliser. Parmi ces projets figurait également la création d'un cloud souverain, en réunissant OVH et Atos, deux acteurs aux profils très différents. Ce chantier, lui aussi, n'a pas été mené à terme, alors qu'il aurait permis de garantir notre indépendance numérique. En effet, la planification industrielle permet de donner un cap et de structurer une vision de long terme.

Par ailleurs, ce contexte préfigurait ce que d'autres ont ultérieurement qualifié de « start-up nation », qui ne peut fonctionner sans financements adaptés aux différentes phases de croissance. Si le capital-risque est bien couvert en France, le financement du développement de l'économie reste défaillant. Il s'agit d'un enjeu stratégique.

S'agissant du label et de l'information du consommateur, la Commission européenne considère que mentionner l'origine des produits constitue une entrave à la libre concurrence. Nous avons toutefois obtenu, sur certains produits, l'affichage obligatoire des origines. Ce fut le cas du miel, en raison de son rôle stratégique dans la pollinisation agricole. Grâce à l'action conjointe des syndicats et du Parlement, l'origine des miels mélangés est désormais mentionnée sur les pots. Cette avancée, bien que modeste, constitue un précédent. Toutefois, ces dispositifs restent exceptionnels, souvent justifiés par des considérations sanitaires. L'introduction d'un étiquetage généralisé à tous les produits susciterait immédiatement une plainte devant la Commission européenne.

À cet égard, j'estime qu'il faut composer avec les condamnations européennes. Une politique économique impose parfois de braver les interdits afin d'instaurer l'ordre dans le désordre. La DGCCRF et les douanes effectuent des contrôles portant sur l'application du droit européen, lequel autorise l'apposition de la mention Made in France dès lors que la dernière transformation, y compris un simple emballage marginal et accessoire, a été réalisée sur le territoire national. Or, je suis las de voir le drapeau tricolore utilisé de manière abusive. Nous sommes nombreux à lutter fermement contre le franco-lavage des produits fabriqués à l'étranger, indûment habillés de bleu-blanc-rouge.

Je demande au Sénat, comme je l'ai fait auprès de l'Assemblée nationale, d'adopter une législation imposant la mention de l'origine sur l'ensemble des produits. Nombre d'entrepreneurs seraient favorables à cette mesure. Si vous sollicitez l'autorisation de la Commission européenne, elle vous sera refusée. Agissez d'abord, nous plaiderons ensuite. Finalement, de nombreuses décisions passent ainsi, portées par le simple bon sens.

Pour obtenir le label Origine France Garantie, nous sommes contraints de financer nous-mêmes les contrôles attestant que plus de 50 % de la valeur ajoutée du produit provient de France. Autrement dit, nous payons pour avoir le droit de déclarer notre origine. Il semblerait pourtant plus logique de faire supporter ces coûts à ceux qui dissimulent l'origine réelle de leurs produits, plutôt qu'à ceux qui s'engagent dans la transparence. Nous évoluons dans un système inversé, dans lequel, comme l'ont dénoncé certains agriculteurs, nous marchons sur la tête.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette situation fait écho aux propos de Stéphane Manigold lors d'une audition sur le « fait maison » : nous marchons sur la tête.

Mme Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie, chercheuse associée à l'IAE Poitiers. - Oui, nous marchons sur la tête. Ce constat semble faire consensus parmi les Français depuis plusieurs années. Les rapports se multiplient, tandis que l'action publique ne suit pas. Comment transformer les discours en actes concrets ?

On observe parfois la tentation de considérer le Fabriqué en France comme un simple outil marketing ou un marqueur identitaire, alors qu'il constitue un instrument essentiel au service de notre souveraineté, à savoir la liberté de choisir notre avenir en tant que société. Or, avec l'internationalisation des chaînes de valeur et le détricotage de notre tissu industriel, nous avons perdu des marges de manoeuvre que nous payons chèrement à chaque crise. La pandémie a révélé des images frappantes pour un pays comme la France qui se perçoit comme une puissance mondiale : absence de masques, batailles sur les tarmacs d'aéroport, principes actifs non produits en France, manque de respirateurs, médecins en surblouse avec des sacs poubelle, constituant autant de symboles d'un État qui n'a plus les moyens de son ambition. L'heure des arbitrages stratégiques a sonné. Où convient-il d'allouer nos ressources ?

La reconfiguration des chaînes de valeur s'articule désormais autour de la Chine, qui conduit une politique industrielle claire, structurée autour d'objectifs précis, identifiant les secteurs dans lesquels elle entend rompre toute dépendance extérieure. La guerre économique avec les États-Unis, notamment sur les semi-conducteurs, explique également les tensions autour de Taïwan. La Chine a aussi pris le contrôle de l'approvisionnement en matières premières critiques via les nouvelles routes de la soie. Les récentes manoeuvres de Donald Trump - sur l'Ukraine et le Groenland - s'inscrivent dans cette même logique de sécurisation des ressources. On pourrait croire que Donald Trump ne se soucie guère d'environnement, mais il a parfaitement compris que l'avenir appartiendra à ceux qui maîtriseront l'accès aux ressources naturelles dans un monde aux réserves finies.

L'Europe affiche une politique moins ambitieuse. Sans pour autant adopter une logique prédatrice, elle devrait pourtant prendre conscience de ses dépendances et mettre en place des dispositifs explicites. En France, le déclin de l'industrie entraîne une perte de valeur et de cohésion, en raison du lien direct entre tissu industriel, emploi, consommation et recettes publiques.

La réindustrialisation, intimement liée au Fabriqué en France, se heurte aujourd'hui à deux entraves : une demande intérieure atone, et un pouvoir d'achat artificiellement maintenu par l'importation de produits à bas coût. Il conviendrait d'intégrer des facteurs structurels comme le poids du logement dans le budget des ménages. Réduire cette part, sans toucher à la fiscalité, permettrait de dégager des marges pour consommer des produits mieux-disants, y compris fabriqués en France. Les États-Unis ferment progressivement leur marché aux exportateurs chinois, poussant ces derniers à chercher de nouveaux débouchés, notamment en Europe, dont les marchés restent ouverts. Dans le même temps, toutes les grandes puissances - Etats-Unis, Corée, Japon, ou d'autres pays européens - mènent des stratégies actives de réindustrialisation. La Chine dispose de surcapacités industrielles dans des domaines stratégiques comme l'acier, les panneaux solaires ou les batteries.

Toute politique de réindustrialisation restera inefficace si elle ignore les déséquilibres intra-européens, en particulier avec l'Allemagne, ainsi que la concurrence mondiale. Des industriels, y compris ceux implantés en Chine, constatent aujourd'hui l'arrivée sur le marché européen de produits chinois vendus à des prix inférieurs à leurs propres coûts de production, constituant un signe manifeste de dumping. Face à cette situation, la réponse européenne demeure insuffisante. L'instauration de droits additionnels sur les véhicules électriques, ou encore le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, constituent des débuts de réponse, mais ces dispositifs sont largement contournés.

Certes, les normes sociales, sanitaires et environnementales constituent l'un des socles du bien-vivre en France et en Europe. Toutefois, comment justifier que nous importions des produits qui ne respectent aucun de ces standards ? Ce déséquilibre crée un biais de compétitivité majeur. La réciprocité devrait s'imposer comme principe. Une norme juste est une norme appliquée à tous. Si l'on estime qu'une exigence environnementale semble indispensable pour notre avenir, pourquoi ne pas l'imposer aux produits importés ? De même, si nous refusons de produire certains biens pour des raisons écologiques, est-il acceptable de continuer à les importer ?

M. Arnaud Montebourg. - Cet enjeu a été au coeur de la révolte des agriculteurs.

Mme Anaïs Voy-Gillis. - Le Fabriqué en France bénéficie d'une image positive, mais notre désindustrialisation a entraîné une perte de savoir-faire. Contrairement à la Chine, nous ne savons plus gérer la production de masse, qui constitue pourtant le standard universel de l'industrie. Le chemin à parcourir s'annonce considérable. Re-fabriquer en France, dans le cadre européen actuel, suppose une mobilisation collective, bien au-delà du seul registre législatif. Il s'agit de susciter une volonté partagée, un engagement réel derrière un projet industriel.

Or, si les Français se montrent sensibles au Fabriqué en France, ils restent guidés par le pouvoir d'achat et la qualité perçue. Je respecte infiniment les entrepreneurs français, mais si nombre de produits atteignent une excellence reconnue, d'autres peinent à rivaliser. Il convient d'élever collectivement le niveau d'exigence dans les entreprises et de garantir au consommateur un produit à la hauteur de son engagement. Certaines marques ont longtemps considéré que les consommateurs se limiteraient à acheter ce qui leur est proposé, sans réelle exigence. Dans un contexte de concurrence mondiale, ce raisonnement ne tient plus.

Reconstituer un tissu industriel implique également de disposer d'un réseau de sous-traitants solides. Aujourd'hui, quiconque tente de relancer une filière se heurte à la rareté des sous-traitants ou à leur fragilité économique. La responsabilité des grands donneurs d'ordre français dans la désindustrialisation, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, ne saurait être ignorée. Dans les années 2000, la délocalisation était monnaie courante, justifiée par le besoin de survie économique. Nous ne pourrons pas reconstruire un tissu industriel sans l'engagement de ces grands donneurs d'ordre à accorder de la visibilité à leurs sous-traitants. Celle-ci permet l'investissement, la modernisation des outils de production, et, par conséquent, la résilience des filières.

Le Fabriqué en France souffre également d'un manque de clarté. L'abondance des labels renforce la confusion : Origine France Garantie, labels sectoriels, « imaginé en France », usage du drapeau tricolore... Le consommateur ne s'y retrouve plus. De surcroît, les petites marques françaises, bénéficiant d'une visibilité réduite, restent difficilement identifiables dans les circuits de distribution. Il convient par ailleurs de relativiser le différentiel de prix avec les produits importés. Comparer une marque comme Le Slip Français avec une production de masse comme SHEIN ne fait guère sens. Il ne s'agit pas d'une simple question de pouvoir d'achat, mais d'un modèle de consommation à repenser au prisme des conséquences sociales et environnementales.

Plusieurs leviers peuvent être mobilisés. Premièrement, privilégier quelques labels publics, lisibles, assortis de critères transparents. Ensuite, faire en sorte que la commande publique joue réellement son rôle. Trop souvent, elle échappe à cette exigence, là où nos voisins européens se montrent moins contraints par l'interprétation des traités. La fiscalité, enfin, doit devenir un outil en faveur de la relocalisation. Si nous souhaitons une industrie forte, alors donnons-nous les moyens. Pourquoi ne pas imaginer des zones franches industrielles, ciblées sur des filières stratégiques pour notre souveraineté, notre transition environnementale ou la cohésion de nos territoires ? Pourquoi ne pas lancer des campagnes publiques valorisant les effets sociaux et écologiques du Fabriqué en France, à l'image de celles déjà menées sur la sobriété énergétique ?

La grande distribution doit également contribuer à l'effort collectif en massifiant ses commandes auprès des producteurs français, et en offrant une visibilité accrue à leurs produits. Au niveau européen, la question de la traçabilité des produits et de la transparence reste centrale. Informer le consommateur sur les grandes étapes de la chaîne de valeur ne saurait légitimement contrevenir au droit européen. L'Union européenne pourrait s'inspirer d'initiatives étrangères : Buy American Act, labels territoriaux japonais ou coréens, exigences de contenu local au Brésil ou en Afrique du Sud. Le Buy European Act proposé dans le cadre du Clean Industrial Deal, va dans le bon sens. Cependant, sa mise en oeuvre risque d'intervenir trop tard, une fois que les entreprises européennes auront disparu. Je vous renvoie à un rapport réalisé avec Carbone 4 sur l'impact potentiel d'un Buy European Act dans des filières d'industrie lourde telles que l'acier et le ciment.

L'épargne salariale, qui constitue également un levier puissant, demeure largement gérée par des sociétés comme Natixis ou Amundi, qui proposent des supports souvent investis dans des valeurs américaines, au détriment des entreprises françaises ou européennes. Il serait pertinent de créer des dispositifs dédiés à l'industrie française, incluant le luxe, les valeurs cotées et non cotées. À cet égard, si l'on considère le CAC 40 et le SBF 120, les valeurs industrielles - tirées notamment par le luxe - surpassent celles des services. On pourrait envisager un panachage et imposer aux gestionnaires d'actifs de proposer ce type de support, comme pour l'économie sociale et solidaire. Des incitations pourraient également être introduites, qu'elles proviennent de l'État ou des entreprises, par exemple via un abondement renforcé pour les dispositifs d'épargne (plan d'épargne (PE), plan d'épargne pour la retraite collectif (Perco)) orientés vers le tissu industriel. Le fruit du travail des Français doit bénéficier en priorité à leur économie. Enfin, un effort de transparence, indiquant si l'épargne soutient des emplois, l'environnement ou d'autres priorités, aurait également toute sa place.

Mme Anne-Marie Nédélec, co-rapporteure. -Trois enjeux me paraissent essentiels. Premièrement, il devient nécessaire de s'accorder sur une appellation claire, garantissant lisibilité et fiabilité pour le consommateur. Comment établir une norme unique, contrôlable, qui assure la véracité de l'origine française ? Nos auditions ont révélé de nombreux cas de fraude, de contrefaçon ou de franco-lavage.

Par ailleurs, comment activer pleinement la commande publique sans naïveté excessive, alors que beaucoup s'affranchissent des règles ? Vous avez évoqué la stratégie du « faire d'abord, plaider ensuite » -- une voie possible, mais révélatrice du manque d'outils adaptés.

Enfin, si le consommateur exprime une sensibilité réelle à la souveraineté ou à l'empreinte carbone, il reste fortement attiré par des prix bas et un modèle de consommation rapide. Ce tiraillement, sans être contradictoire, reflète une tension durable qu'il convient de prendre en compte.

M. Franck Menonville, co-rapporteur. - C'est un véritable plaisir de vous auditionner et de contribuer à cette mission d'information sur le Fabriqué en France. Chaque intervention révèle de nouveaux enjeux, et la vôtre a permis d'illustrer plusieurs difficultés persistantes.

Monsieur le Ministre, au regard de votre expérience, quels vous semblent être les leviers prioritaires d'une politique publique efficace pour mieux protéger la « marque France » ? Estimez-vous l'arsenal législatif actuel suffisant pour lutter contre les abus ?

Le commerce en ligne est passé en France de 8 à 175 milliards d'euros entre 2005 et 2025, avec 1,5 milliard de colis reçus en 2024, à 91 % venus de Chine -- soit trois fois plus qu'en 2022. Les secteurs du textile, des cosmétiques ou des jouets en sont durement touchés, et les fraudes sur la provenance restent fréquentes. Les douanes semblent débordées et, d'après nos auditions, un seul agent serait en charge du contrôle d'Amazon. Comment améliorer la traçabilité et renforcer les contrôles, notamment sur ces plateformes ?

Enfin, s'agissant de la commande publique, comment encourager efficacement l'achat local, tout en restant dans le cadre européen ? Les exemples italiens et allemands montrent que d'autres États agissent avec moins de retenue. La mission se rendra d'ailleurs en Italie en juin pour étudier ces pratiques. Par ailleurs, la massification des achats publics, en regroupant les commandes, tend à exclure les productions locales sans nécessairement garantir un meilleur rapport qualité-prix. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

M. Olivier Rietmann, président. - En outre, comment expliquer à nos concitoyens que les impôts qu'ils versent servent à financer l'achat de produits qui ne font pas fonctionner l'économie nationale ?

M. Arnaud Montebourg. - Je me concentrerai sur deux points, avant de laisser la parole à Anaïs Voy-Gillis, dont je partage intégralement les propos.

Concernant le label, il est temps d'agir, car le débat piétine depuis dix ans. Une loi doit résolument imposer l'affichage obligatoire de l'origine des produits, pour garantir une information fiable au consommateur. À défaut de cadre public, le label privé Origine France Garantie -- que je connais bien en tant que membre de son conseil d'administration -- offre une solution efficace en imposant que la majorité de la valeur ajoutée du produit soit issue de France. Il s'agit d'une méthode rigoureuse, basée sur des éléments vérifiables, qui incite les entreprises à relocaliser partiellement leur chaîne de valeur. Toyota, par exemple, a obtenu ce label en augmentant la part de composants français pour sa Yaris produite à Valenciennes. Ce type de démarche soutient l'emploi local et la sous-traitance.

S'agissant de la commande publique, nous nous heurtons à un système d'achat morcelé et fortement décentralisé. La multiplicité des acteurs (collectivités locales, préfectures, établissements publics) compose un véritable puzzle administratif local. La France compte 120 000 acheteurs, contre seulement 30 000 en Allemagne. Cette fragmentation rend toute stratégie industrielle impossible. De plus, les acheteurs publics opèrent sous une forte pression pénale, ce qui les conduit à une lecture excessivement prudente des règles européennes. Pourtant, le droit européen n'a jamais prohibé la commande patriotique, que plusieurs de nos voisins pratiquent avec fermeté.

Il apparaît indispensable de réduire le nombre d'acheteurs et de former efficacement ce groupe restreint à l'utilisation des règles. L'Union des groupements d'achats publics (Ugap) s'est vu confier le rôle de structurer une offre plus favorable à l'industrie française. Toutefois, cet objectif s'avère difficilement conciliable avec sa tutelle actuelle, placée sous l'autorité du ministère du Budget, et non de celui de l'Économie ou de l'Industrie. Cette orientation produit des conséquences concrètes : la priorité donnée à la baisse des coûts conduit mécaniquement à privilégier le moins-disant au détriment du soutien à la production nationale. Lorsque j'étais en responsabilité, j'avais d'ailleurs demandé la tutelle de la commande publique pour pouvoir agir en cohérence avec une stratégie industrielle. Cette demande a été refusée, au nom des équilibres budgétaires traditionnels de Bercy. Tant que la logique d'achat public restera exclusivement budgétaire, elle ne permettra pas d'orienter les commandes vers les producteurs français.

Il serait opportun de créer des agences régionales de la commande publique, avec des acheteurs spécialisés, formés, capables d'appliquer le droit avec rigueur et d'orienter les commandes vers l'économie nationale, tout en respectant le cadre européen. Ces agences permettraient de professionnaliser l'achat public, de libérer du temps pour d'autres missions, et de garantir la cohérence entre l'achat et les objectifs industriels. Cette configuration serait également l'occasion, pour les responsables publics, d'affirmer avec clarté que nos impôts soutiennent l'emploi en France.

Des initiatives existent déjà à l'échelle régionale, comme en Nouvelle-Aquitaine. Il serait pertinent de généraliser ce type de structures, à l'image du CEREMA, qui regroupe État et collectivités sur des enjeux techniques. La trajectoire de CARELID constitue un exemple édifiant. Fournisseur de longue date de l'AP-HP, l'entreprise a perdu son marché au profit d'un concurrent allemand pour un écart de prix marginal. Elle a ensuite connu des difficultés financières majeures, entraînant plusieurs tentatives de reprise et des interventions publiques coûteuses. Or, il aurait suffi d'un pilotage plus stratégique de la commande publique pour éviter cette situation.

La création d'agences techniques permettrait de confier les décisions d'achat à des agents qualifiés, capables de mobiliser les outils existants en cohérence avec une ambition industrielle : la France. Elles constitueraient une alternative plus efficace à l'Ugap, dont l'action reste aujourd'hui limitée. Il semble, en effet, scandaleux que des équipements aussi symboliques que les uniformes de l'armée ou de la sécurité civile soient encore importés de Chine. Cette situation doit cesser.

Face à l'immobilisme de l'exécutif, j'appelle le Parlement à se saisir pleinement de cette question. Des commissions d'enquête ont été menées, des constats solides sont posés. Il est désormais temps d'engager le travail législatif. Les instruments existent ; les majorités sont possibles. Il appartient résolument aux parlementaires de prendre le pouvoir sur ce sujet, car la situation perdure depuis dix ans.

Mme Anaïs Voy-Gillis. - La centralisation de la commande publique sur certaines plateformes, telles que l'Ugap, pose la question du prix réel et de l'efficacité de l'allocation des fonds publics. Il conviendrait d'interroger la manière dont les références sont sélectionnées et de s'assurer qu'elles intègrent mieux les enjeux environnementaux, de durabilité et d'impact territorial. Il pourrait être pertinent, à ce titre, de prévoir une bonification pour les entreprises fabriquant en France. Par ailleurs, on constate parfois un effet pervers : des prestataires tendent à majorer artificiellement leurs offres, estimant que la présence d'une subvention autorise une marge plus élevée. Ce comportement engendre une forme de déperdition de l'argent public qu'il conviendrait de mieux encadrer. Ainsi, je reste perplexe sur le fait que la structure actuelle de la commande publique soit favorable au Fabriqué en France et serve efficacement les finances de l'État.

Ensuite, il reste difficile pour les consommateurs d'établir un lien direct entre leurs achats et le maintien de l'emploi ou du modèle social. L'impact des cartes cadeaux distribuées par les comités sociaux et économiques en constitue une illustration : malgré la bonne volonté de certaines initiatives comme La Carte Française, le critère du pouvoir d'achat l'emporte systématiquement. Même les organisations les plus sensibilisées à l'enjeu - en particulier les syndicats - peinent à franchir le pas d'un engagement systématique en faveur du Fabriqué en France.

Une campagne nationale d'information, simple et pédagogique, pourrait utilement contribuer à faire évoluer les comportements. Il ne s'agit pas d'imposer une consommation 100 % française, mais d'inciter chacun à progresser. Cet effet de levier, à l'échelle individuelle, produirait un impact structurel pour nos filières productives.

Cette logique doit s'étendre à l'ensemble des postes de dépenses. À cet égard, des outils fiscaux pourraient être mobilisés, comme une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) modulée en fonction de la durabilité ou de la provenance. Je doute qu'il existe, dans la classe politique actuelle, des responsables prêts à assumer publiquement une ligne de rupture avec le cadre européen. Même ceux qui tiennent un discours virulent contre l'Europe finissent, bien souvent, par adopter la posture de Viktor Orban : dénoncer Bruxelles tout en allant y recueillir les subsides. Il conviendrait également d'ajuster les crédits d'impôt, qui restent actuellement aveugles à l'origine des produits.

S'agissant des plateformes, il semble impératif de rétablir un principe de fermeté. Lorsqu'un manquement est avéré, l'interdiction ou la taxation renforcée doivent pouvoir être envisagées. Interdire une plateforme comme SHEIN au motif de conditions de travail inacceptables - comme le recours au travail forcé des Ouïghours - poserait de nombreuses difficultés juridiques et pratiques. Le positionnement réglementaire sur ce sujet reste complexe. Pour autant, le volume de consommation actuel n'est pas compatible avec nos objectifs environnementaux, et contribue à la destruction massive de nos filières industrielles, notamment dans le textile, mais aussi des circuits de recyclage hors d'Europe, désormais saturés par des vêtements de faible qualité.

La robotisation, par exemple via le tricotage 3D, pourrait permettre de réduire certains coûts de production. L'objectif ne vise pas à concurrencer la Chine sur son propre modèle, mais à promouvoir une filière fondée sur la qualité et la durabilité. En ce sens, la seconde main offre également une alternative crédible. En réalité, le pouvoir d'achat est souvent invoqué comme un prétexte. Contrairement aux idées reçues, les personnes les plus modestes ne sont pas celles qui consomment massivement sur des plateformes comme SHEIN.

L'action des douanes doit impérativement se voir renforcée. Il s'agit d'un choix politique : si nous estimons que la lutte contre les importations illégales ou déloyales constitue une priorité cohérente avec nos objectifs industriels et environnementaux, alors il faut en assumer les moyens, en ciblant les contrôles, plutôt que de les diluer.

Des initiatives inspirantes existent dans le secteur privé, comme celle portée par Loïc Hénaff en Bretagne, visant à relocaliser les achats en connectant entreprises et sous-traitants locaux. Cette démarche fait également écho à une difficulté majeure : la méconnaissance du tissu industriel français. À Shenzhen, les entrepreneurs sont accueillis avec tous les égards, et l'offre industrielle parvient de manière fluide et organisée. En revanche, pour identifier un sous-traitant en France, il convient généralement de se débrouiller seul, sans appui, jusqu'à trouver l'usine. Cette différence de traitement et de facilité d'accès pèse dans la décision : face à une offre étrangère structurée, compétitive et attentive, il devient tentant de privilégier le fournisseur qui garantit volume, prix, et service.

Cette situation m'évoque un article récent intitulé : « Quand la France a-t-elle cessé de s'aimer ? » En effet, la question du soutien à la production nationale porte celle de la fierté collective, du sens que l'on donne à l'action, et de la capacité à se projeter dans un projet de société partagé. Il s'agit d'un enjeu éminemment politique : au-delà des ajustements techniques ou des simplifications réglementaires, les citoyens attendent une vision qui rassemble, malgré les désaccords. Or, aujourd'hui, tout nous encourage à l'isolement et à la résignation. Il apparaît urgent de redonner envie aux Français d'agir ensemble.

M. Arnaud Montebourg- Le monde est en train de rétrécir et le prix mondial, emblème d'une dictature de la mondialisation, aligne tous les acteurs sur le moins-disant social, environnemental et productif. Ce mécanisme a largement contribué à la désindustrialisation de l'Occident et à la montée des colères électorales. La révolte que l'on qualifie souvent de populiste porte un sens : celui du refus d'un système qui a mis en concurrence les classes ouvrières syndiquées depuis un siècle avec les nouveaux esclaves du capitalisme asiatique. Nous devons désormais faire un choix : continuer à plaider pour une ouverture dans un monde qui se ferme ou enfin adapter notre posture. L'enjeu n'est pas tant la riposte vis-à-vis des États-Unis que la relation avec la Chine. Son économie extravertie, en situation de surcapacité de production, cherche désormais à écouler ses produits sur les marchés ouverts dotés d'un pouvoir d'achat. Nous sommes les prochaines victimes de l'industrie chinoise. Les droits de douane récemment adoptés par l'Union européenne dans le secteur des véhicules électriques ne suffiront pas : la Chine, en situation de dumping structurel, peut aisément absorber des hausses tarifaires. L'effondrement du textile constitue un signe avant-coureur du destin qui tend les bras à notre industrie technologique. Nous sommes devenus, par certains aspects, une économie en voie de développement, comme l'a écrit François Bayrou dans son rapport sur le commerce extérieur.

Face à ce constat, nous n'avons pas d'autre choix que de mettre en place, à l'échelle européenne, des barrières protectionnistes. Le Japon, la Chine, les États-Unis ont tous utilisé ces mécanismes pour construire et préserver leur appareil productif. Il convient désormais d'assumer un protectionnisme stratégique, non pas contre les États-Unis - qui agissent avec cohérence pour défendre leurs intérêts -, mais pour faire face à un déséquilibre profond avec la Chine. Comme Donald Trump, qui fait porter le poids de l'effort budgétaire sur les autres pays, l'Europe doit apprendre à protéger ses intérêts et à taxer l'extérieur, plutôt que de s'imposer une austérité intérieure. Les États-Unis ont su relancer leur économie deux années après la récession par une politique budgétaire volontariste, tandis que l'Europe a mis dix ans à retrouver une croissance faible, sans restaurer son potentiel industriel.

Si nous continuons à subir d'un côté la stratégie américaine, et de l'autre, l'offensive industrielle chinoise, alors notre avenir sera celui que redoute Michel Houellebecq dans « La carte et le territoire » : un pays transformé en musée, vivant de services sous-payés, avec quelques stations de ski -si la neige existe encore.

M. Franck Menonville, co-rapporteur. - Vous soulignez l'impasse des mesures de taxation dans le secteur automobile. Seriez-vous plutôt favorable à une stratégie de protection fondée sur les normes ?

M. Arnaud Montebourg. - Tous les leviers doivent être mobilisés pour préserver notre appareil productif. Au-delà des normes, il conviendrait d'imposer des quotas d'importation, à l'instar de ce qui avait été mis en place par le passé avec le Japon et la Corée. Ce mécanisme entraînera, sans doute, des mesures de rétorsion, notamment sur l'industrie automobile allemande. Cependant, l'Allemagne enregistre également un recul notable : Volkswagen et Mercedes ont perdu 40 % de parts de marché en Chine en un an, et envisagent des délocalisations. Mais qui achètera une Mercedes produite en Chine dans une Europe frappée par le chômage ? Volkswagen prévoit déjà 30 000 suppressions de postes. En tout, 15 millions d'emplois sont en jeu dans le secteur automobile européen.

Le directeur de Stellantis, M. Tavares, l'a d'ailleurs publiquement exprimé. La logique actuelle consiste à durcir nos propres normes sans imposer de contraintes équivalentes à nos concurrents. Il faudrait, à l'inverse, adopter une politique commerciale offensive, à l'image de celle mise en oeuvre par Donald Trump, avec des droits de douane de 100 % voire 120 % - non pas pour fermer nos frontières, mais pour retrouver un équilibre entre notre capacité de production et notre niveau de consommation. Aujourd'hui, seuls deux pays dans le monde partagent une structure économique fortement extravertie : l'Allemagne et la Chine. À l'inverse, les Etats-Unis et la France cumulent un double déficit - commercial et public. Cette divergence structurelle entre États membres rend tout alignement stratégique au sein de l'Union européenne extrêmement difficile, d'autant plus que Mme von der Leyen conduit une politique alignée sur les intérêts allemands, qui met en péril la survie même du modèle productif européen.

Ce problème touchera directement les Français non pas dans les années, mais dans les mois à venir. La situation devient d'une extrême gravité. Nous devons collectivement nous en saisir, d'autant que le constat semble faire l'unanimité. Ce sujet relève désormais clairement de la responsabilité du gouvernement et du Parlement français.

M. Michel Canévet. - Je tiens à saluer l'enthousiasme et le volontarisme de Monsieur le Ministre, ainsi que la qualité des propositions formulées par Madame Voy-Gillis.

Permettez-moi de rappeler que la dernière des quatre usines de production de masques de protection sanitaire ouvertes en Bretagne depuis 2020 vient de déposer le bilan. Par ailleurs, nous disposons d'une association dynamique, Produire en Bretagne, qui fédère 500 entreprises autour d'un label reconnu et exigeant. Pensez-vous qu'il soit possible de maintenir ces labels régionaux, malgré votre appel à la création d'un label national plus structurant ? Ne pourrait-on pas, à l'image de ce qui existe déjà dans l'agroalimentaire avec les AOC ou les labels territoriaux, consolider ces initiatives locales pour mieux valoriser l'ancrage des entreprises dans nos territoires ?

Je partage également votre constat sur la nécessité d'une mobilisation plus déterminée, d'autant plus que la situation de nos comptes publics ne nous permettra pas de poursuivre indéfiniment des politiques de soutien budgétaire à l'industrialisation. Cette approche suppose de s'attaquer résolument aux normes et contraintes qui freinent encore trop souvent nos entreprises.

M. Pierre Cuypers. - Je salue la pertinence du thème retenu et la qualité des intervenants, tout en regrettant l'absence d'Yves Jégo, dont l'expérience aurait utilement enrichi nos échanges.

Oui, produire en France est possible, mais encore faut-il pouvoir vendre et exporter.

Lors d'une mission en Égypte, j'ai échangé avec le président Al-Sissi, qui m'a confirmé que son pays reste le premier importateur mondial de blé, avec 12 millions de tonnes par an. Pour expliquer pourquoi la France ne lui en fournit que 426 000 tonnes, il m'a confié « Vous avez le meilleur blé du monde, mais il est trop cher. Vos charges et vos normes vous rendent non compétitifs ». De ce fait, nous perdons des marchés face à la Russie, l'Ukraine ou la Roumanie.

Par ailleurs, en contrepartie de livraisons d'armement, un accord a permis l'importation de 200 000 tonnes de sucre ukrainien à droit nul. Aujourd'hui, ce volume approche les 800 000 tonnes, contribuant à la fermeture d'usines françaises, dont celle de Souppes-sur-Loing. Cette décision politique fragilise notre outil industriel.

Enfin, ne pouvant bénéficier d'un accès Internet stable, j'ai eu recours à Starlink. En une semaine, j'ai obtenu une solution fiable, venue des États-Unis. J'ai interrogé le ministre de la Recherche, qui a reconnu que nous avions raté ce virage technologique, sans perspective de rattrapage.

Ces exemples témoignent d'un niveau de dépendance préoccupant. Nous importons ce que nous savons produire, parce que nous nous imposons des normes et des contraintes que nos concurrents ignorent. En tant que rapporteur d'un texte de simplification pour l'agriculture, je mesure combien notre système entrave les initiatives. Oui, nous avons les compétences et les capacités. Néanmoins, nous ne savons plus nous donner les moyens de produire et de rester compétitifs.

Je conclurai avec cette phrase, entendue quelques années plus tôt à Bercy : « Pourquoi produire en France ce que l'on peut acheter moins cher ailleurs ? » Tant que cet état d'esprit dominera, nous resterons empêchés de construire une véritable politique industrielle nationale.

M. Michel Masset. - Merci, Monsieur le Ministre, Madame, pour vos interventions toujours aussi éclairantes, qui m'interrogent : que faire, concrètement ? Quelle est ma part ? Au-delà du constat, il s'agit de faire preuve de courage. Nous devons, collectivement, porter des propositions de loi, car la situation actuelle n'est plus tenable.

Le pouvoir d'achat demeure, certes, une priorité pour nos concitoyens. Cependant, le souhait de produire en France et la nécessité de légiférer pour y parvenir s'avèrent tout aussi cruciaux. À cet égard, un levier fondamental n'a pas été abordé : le coût de l'énergie, qui pèse lourdement sur nos filières industrielles.

J'ai retenu plusieurs pistes concrètes, notamment la création d'une agence technique de la commande publique, facilement déployable sur le plan territorial. Vous avez également rappelé le poids du foncier et de l'immobilier, qui devient insoutenable et pénalise profondément la consommation des ménages.

En résumé, vos propos m'interpellent dans mon rôle de parlementaire. Si affronter certains blocages européens s'avère nécessaire, alors faisons-le, ensemble.

M. Arnaud Montebourg. - Il convient de se répartir le travail parlementaire, par binôme de sénateurs ou de députés, en engageant des lois d'abrogation secteur par secteur, sans attendre un équilibre entre création et suppression de normes. Lors du « choc de simplification » de 2014, nous avions identifié 500 mesures à partir des remontées de terrain. Cependant, l'arbitrage a été opéré entre technocrates, vidant ainsi le projet de sa substance. Ce dossier doit absolument revenir entre les mains du Parlement.

Le pays est aujourd'hui paralysé par une suraccumulation de normes. Comme l'a souligné M. Cuypers pour l'agriculture, on ne peut plus rien faire sans autorisation préalable. Nous ne sommes plus dans un régime libéral au sens politique, où tout ce qui n'est pas interdit est permis : désormais, sans validation explicite, on s'abstient d'agir. Il appartient aux parlementaires d'alléger ce cadre, au nom de leur pouvoir législatif souverain.

Concernant la commande publique, des initiatives ont vu le jour dans certaines régions, mais elles atteignent leurs limites. Je recommande en effet une agence technique d'achat par région, réunissant État et collectivités, placée sous l'autorité du préfet, et bénéficiant d'un transfert effectif de compétences. Cette structure allégerait la charge des collectivités et garantirait un achat public plus cohérent et plus efficace. Dans cette perspective, une loi s'impose.

S'agissant de la fiscalité, nous portons 70 milliards d'euros de charges de production de plus que l'Allemagne. Le Gouvernement a préféré baisser l'impôt sur les sociétés alors qu'il aurait fallu alléger les impôts sur la production, qui frappent dès le premier euro d'activité, même sans bénéfice. Déplacer la charge fiscale vers les revenus réalisés apparaît bien plus acceptable, à condition, bien entendu, que l'impôt ne soit pas confiscatoire. Plusieurs think tanks, dont La Fabrique de l'industrie, ont déjà produit des analyses solides sur le sujet. Au-delà des positions du Medef, des industriels se sont mobilisés, dans une démarche indépendante. Ainsi, il existe une base de travail claire. Je soutiens ces initiatives, car taxer la production n'est plus tenable.

Enfin, il importe de bâtir une mobilisation nationale autour de la reconstruction de notre appareil productif, agricole et industriel. L'intérêt du producteur doit résider au coeur de nos politiques publiques. Chacun porte sa part de responsabilité. Il est temps de réorganiser la France autour de sa capacité à produire pour elle-même.

Mme Anaïs Voy-Gillis. - Le montant des droits de douane constitue sans doute un axe de travail pertinent. Toutefois, au regard des montants d'aides publiques que nous déployons pour attirer des capitaux étrangers en France et en Allemagne, deux sujets mériteraient d'être étudiés : les transferts de technologie et l'implantation locale. Aujourd'hui, alors que nous cherchons à rattraper notre retard dans les technologies clés de la transition énergétique, il serait légitime de poser la question des transferts de technologie. Cette démarche a permis à la Chine de développer son industrie. Aujourd'hui, si elle souhaite vendre en France, pourquoi ne pas lui imposer les mêmes conditions qu'elle a exigées des Européens : s'implanter localement, partager des compétences. Cette approche supposerait d'introduire davantage de conditionnalité dans les aides publiques et de renforcer la transparence des mécanismes de soutien. La Chine reste dépendante des exportations vers l'Europe, et ce rapport de force doit être assumé.

Par ailleurs, la désindustrialisation résulte d'un choix politique revendiqué dans les années 1990-2000. Le modèle « entreprise sans usine » a été plébiscité par une large partie des élites économiques et politiques françaises, qui ont tourné le dos à la production. Aujourd'hui, combien se sont réellement intéressés à la complexité des sites industriels ? Il convient de sortir des discours stériles et d'agir concrètement. Les pouvoirs publics disposent de mécanismes normatifs et fiscaux permettant d'orienter efficacement la trajectoire de l'industrie. Sans volonté politique claire et collectivement assumée, le Fabriqué en France sombrera, en une décennie, au rang de chimère.

Entre la dette publique, le pouvoir d'achat, la transition écologique et la réindustrialisation, des choix s'imposent. Dans un pays marqué par une forte tradition corporatiste, ces arbitrages se heurtent à de multiples résistances : une mesure qui pénalise un secteur peut en favoriser un autre, ce qui rend toute simplification ou réforme structurelle difficile à mener. Néanmoins, la confrontation des idées reste indispensable à la construction d'un projet de société. Le consensus, lui, se fait toujours a minima. Il s'agit désormais d'assumer une confrontation avec des exigences élevées, pour parvenir à des compromis robustes. La notion de responsabilité collective et assumée me tient à coeur. À titre personnel, j'ai choisi de lier mes actes à mes convictions. Après une thèse sur l'industrie, j'ai décidé de travailler dans l'un des 50 sites les plus émetteurs de France pour participer concrètement à la décarbonation. En effet, la réalité implique un rapport de force permanent.

Au-delà des discours, quel bouquet d'actions engage-t-on ? Comment dépasse-t-on les lignes partisanes pour trouver des compromis utiles ? Outre les intérêts des industriels, l'enjeu concerne l'avenir des Français qui font tourner ces usines, contribuent au rayonnement de la France et incarnent la souveraineté de notre pays.

M. Olivier Rietmann, président. - La délégation aux Entreprises se distingue par son ancrage sur le terrain. Nous consacrons régulièrement deux jours à chaque département pour aller à la rencontre des chefs d'entreprise, visiter des sites de production, échanger directement avec les acteurs économiques. Après le Pas-de-Calais, nous irons bientôt dans le Puy-de-Dôme. Cette proximité nourrit nos propositions, parfois détonantes, y compris vis-à-vis de l'administration ou de certains collègues.

M. Jean-Luc Brault. - J'ai dirigé une entreprise dans le BTP puis dans l'industrie, revendue à EDF-Dalkia. Avec mon épouse, nous avons tenté de sauver la filière de la confection dans notre région - entre Poitiers et Saint-Aignan - avec 500 emplois en jeu. Malgré plusieurs rachats d'entreprises en difficulté, nous avons échoué. Pourquoi ? Parce que deux paramètres essentiels ont été négligés : la formation et l'apprentissage. Ce sujet me tient à coeur : j'ai moi-même commencé à 13 ans comme apprenti, et sans cette voie, je n'aurais jamais bâti une entreprise florissante. Le constat me semble limpide : sans apprentis, pas de réindustrialisation.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci Monsieur le Ministre, Madame Voy-Gillis, pour votre liberté de ton qui résonne parfaitement avec l'esprit de notre délégation. Merci également à mes collègues. Je rencontre tout à l'heure le commissaire européen en charge de la protection des consommateurs. Nous lui transmettrons avec vigueur plusieurs des messages entendus lors de cette audition.

La réunion est close à 10 heures 30

Ce point de l'ordre du jour fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du sénat.