Mercredi 28 mai 2025
- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Thierry Guimbaud, président de l'Autorité de régulation des transports (ART)
M. Jean-François Longeot, président. - Nous recevons aujourd'hui Thierry Guimbaud, président de l'Autorité de régulation des transports (ART).
Monsieur Guimbaud, nous vous avons entendu le 6 décembre 2023, en tant que candidat proposé par le Président de la République aux fonctions que vous occupez actuellement. Votre nomination a mis un terme à plus de 16 mois de vacance de la présidence de l'Autorité. Elle était d'autant plus attendue que les transports sont aujourd'hui à un moment charnière.
L'ART l'a indiqué avec force, le réseau ferroviaire français est arrivé à un point de bascule. Une étude de l'Autorité publiée en juillet 2023 mettait en avant que son état de vieillissement préoccupant lui fait courir un risque de décrochage par rapport à ses voisins. En clair, si nous continuons sur notre lancée, le réseau se dégradera et entrera dans un cercle vicieux de paupérisation : l'état du réseau exigera de limiter les circulations, ce qui érodera les recettes, qui ne permettront plus de financer la régénération et la modernisation du réseau, dont le coût sera en hausse. Il nous faut donc dégager environ 1,5 milliard d'euros de recettes supplémentaires par an pour le réseau actuel -- sans même parler de son développement. Vous n'ignorez pas que nous sommes déjà les champions d'Europe des péages ferroviaires : d'autres sources de financement doivent donc être dégagées. Ces recettes doivent être stables, prévisibles et fiables, car la gestion du réseau exige une planification à long terme des investissements. Selon vous, quelles recettes remplissent ces critères et pourraient être mobilisées pour le réseau ferroviaire ?
L'Autorité a également le rôle d'accompagner le processus d'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs. 7 ans après la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire, le bilan est pour le moins contrasté. Sur le service librement organisé (SLO), c'est-à-dire les lignes à grande vitesse, la concurrence reste embryonnaire. Trenitalia et Renfe assurent chacun moins de 1 % du trafic. Sur le transport conventionné, Transdev exploitera la ligne Marseille-Nice à partir du 29 juin prochain. Des appels d'offres ont été menés dans plusieurs régions, avec parfois un manque de concurrence face à l'opérateur historique. Partout, cependant des baisses de tarifs et des hausses des circulations ont été obtenues par les autorités organisatrices des mobilités (AOM), quel que soit le gagnant de l'appel d'offres. Sur ce volet, l'ouverture à la concurrence est un succès.
La table ronde organisée par la commission le 27 janvier dernier a permis d'appréhender cet enjeu de l'ouverture à la concurrence. Ces travaux seront poursuivis le 11 juin prochain à l'occasion d'une autre séquence. Le président de Trenitalia France, Marco Caposciutti, a déclaré devant la commission que son entreprise avait « l'objectif d'augmenter la taille du marché ferroviaire français ». Quel pourrait être l'effet de l'ouverture à la concurrence concernant la massification du transport ferroviaire et le report modal de la route vers le fer ?
Les opérateurs alternatifs entendus par la commission ont indiqué rencontrer des difficultés dans les procédures d'homologation du matériel roulant. Paloma Baena, directrice générale de la stratégie globale de Renfe Operadora a même indiqué qu'il était « indispensable de garantir l'indépendance totale du processus d'homologation du matériel roulant des nouveaux opérateurs vis-à-vis de SNCF Voyageurs ». Les opérateurs ont aussi évoqué des enjeux relatifs à la publication des spécifications techniques des systèmes de signalisation nationaux, et à l'accès aux centres de maintenance gérés par la SNCF. Quelles améliorations pourraient être effectuées pour rendre effective l'ouverture à la concurrence et attirer de nouveaux opérateurs sur le marché français ?
Sur le transport conventionné, Transdev a pointé du doigt le nombre élevé de lots ouverts à la concurrence et la difficulté d'y répondre du fait de procédures complexes et de l'insuffisance des données relatives à l'exploitation des lignes. Les enjeux de transfert du personnel sont également complexes. Comment rendre plus attractifs les appels d'offres pour les opérateurs ?
Je souhaite à présent aborder le troisième rapport sur l'économie des concessions autoroutières, publié par l'ART en novembre dernier, qui est axé sur les enjeux de l'arrivée à leur terme de ces contrats entre 2031 et 2036. Deux points sont en particulier centraux : l'état des infrastructures à restituer en fin de concession et la réalisation des investissements dits de « seconde phase » par les concessionnaires.
Premièrement, s'agissant du bon état d'entretien des infrastructures en fin de concession : afin d'assurer une transition fluide entre deux gestionnaires et le maintien des efforts d'entretien en fin de concession, un programme d'entretien et de renouvellement doit être établi par le concédant sept ans avant l'expiration de la concession et mis en oeuvre au cours des cinq dernières années du contrat par le concessionnaire. Celui-ci doit également constituer une garantie financière correspondant au coût prévisionnel des travaux. L'État a notifié récemment les programmes d'entretien et de renouvellement de fin de concession à Sanef et à Escota, en indiquant avoir retenu une définition stricte du « bon état d'entretien » du réseau, avec des objectifs exigeants à atteindre.
Avez-vous été consultés sur ces deux programmes et, si oui, quel regard portez-vous sur la définition du « bon état » des infrastructures retenue par le Gouvernement ? Est-elle suffisamment ambitieuse et exhaustive, en particulier sur les ouvrages d'art et les actifs annexes tels les équipements de signalisation et les infrastructures de péages ? L'effort d'entretien supplémentaire demandé aux concessionnaires prend-il suffisamment en considération les enjeux liés aux ouvrages d'art dits « évolutifs », dont l'état risque de se dégrader dans les prochaines années ?
Deuxièmement, s'agissant des investissements de seconde phase, qui sont prévus par les contrats mais qui n'ont pas encore été réalisés par les concessionnaires. Dans votre rapport, vous distinguez trois catégories d'investissements de seconde génération, selon le degré de certitude de leur exigibilité sans compensation financière par le concédant. Pourriez-vous détaillez ces trois catégories ? Quelle approche recommanderiez-vous à l'État concédant d'adopter s'agissant de la réalisation de ces investissements et de leur prise en charge financière ? Les investissements qui ne seraient plus pertinents pourraient-ils être remplacés par de nouveaux aménagements, tournés vers la transition écologique ?
De manière plus prospective, je souhaiterais aborder la préparation des futures concessions autoroutières, dans l'hypothèse où ce modèle serait reconduit. L'ART a-t-elle d'ores et déjà identifié des pistes d'évolution des modalités de régulation des concessions, de leur découpage géographique et temporel et des modalités de tarification ?
Ces dernières années ont été marquées par des débats sensibles - parfois traduits sur le terrain contentieux - autour de la rentabilité des concessions autoroutières et de leur contribution fiscale pour financer les transports massifiés : à la lumière de cette expérience, et compte tenu des lourds besoins liés à l'entretien et au verdissement des infrastructures de transport dans notre pays, identifiez-vous des pistes dans l'élaboration des futurs contrats pour mieux encadrer la rentabilité des concessions et sécuriser juridiquement d'éventuelles évolutions de la fiscalité autoroutière ?
M. Thierry Guimbaud, président de l'Autorité de régulation des transports. - Merci pour votre accueil, je suis très heureux de vous retrouver un peu plus d'une année après ma prise de fonction pour parler du rail et de la route qui, comme vous le dites, sont à la croisée des chemins. J'évoquerai, dans ce propos liminaire, les infrastructures ferroviaires, l'ouverture à la concurrence, et les concessions autoroutières.
Sur les infrastructures ferroviaires, d'abord, il faut considérer cette bonne nouvelle : il y a une demande considérable sur le transport collectif en général et ferroviaire en particulier. Les niveaux de 2019, pré-Covid, ont été largement dépassés, avec des dynamiques qui dépassent parfois plus de 35 % sur la fréquentation des transports express régionaux (TER) et des trains d'équilibre du territoire (TET). Cette dynamique est très importante, elle varie selon les régions - elle est moins importante en Île-de-France, par exemple -, mais elle met davantage en tension les infrastructures ferroviaires. Dans notre rapport que vous citez, nous avons alarmé sur le risque de paupérisation industrielle, c'est la réalité actuelle et nous sommes désormais face à cet enjeu très clair : si nous ne mettons pas en place collectivement les moyens nécessaires, le décrochage sera inéluctable et probablement irrattrapable.
Nous avons travaillé sur deux scénarios principaux, qui sont détaillés dans notre rapport : l'un qui prolonge les tendances actuelles, avec le même niveau de financement de régénération et de modernisation, c'est le scénario « tendanciel », et l'autre où l'on ajoute 1,5 milliard d'euros par an, c'est le scénario dit de transition écologique tel qu'il a été proposé en son temps par le Conseil d'orientation des infrastructures (COI) - et nous comparons ce qu'il en sera en 2042. Vous le voyez sur les cartes de ce rapport : en 2042, dans le scénario tendanciel, notre réseau est très majoritairement « en rouge », cela signifie que la période de renouvellement statistique normale de l'infrastructure sera dépassée - la conséquence, ce sont des trains ralentis et des coûts de maintenance extrêmement élevés ; on entre alors dans une boucle négative : moins d'offre, moins de recettes et des coûts qui augmentent, c'est ce qu'on appelle le décrochage. Dans le scénario de transition écologique, on maintient à moins de 10 % la part des voies les plus anciennes et l'on évite ce risque de décrochage, alors que dans le scénario tendanciel, on est à plus de 30 %.
Sur les trois ressources possibles pour financer le gestionnaire d'infrastructures, l'endettement - qui a été largement employé au cours des décennies précédentes, jusqu'à représenter presque un quart des recettes - n'est plus possible depuis la reprise partielle par l'État de la dette de SNCF Réseau, il ne reste donc que l'autofinancement par le péage et les dotations publiques.
L'autofinancement par le péage est mis en oeuvre conformément au contrat de performance et aux textes européens, il a évolué ces dernières années, l'objectif étant qu'il prenne en charge le coût complet de gestion de l'infrastructure, y compris entretien et régénération ; les prix des péages augmentent en conséquence, ce qui suscite des discussions de la part des sociétés de transport et des régions : la marge de manoeuvre est réduite, nous sommes à près de 90 % du prix complet et devrions atteindre 94 % d'ici trois à quatre ans, nous ne pourrons pas aller bien au-delà. La contribution demandée aux opérateurs de ligne à grande vitesse (LGV) est très importante, dépassant même leurs coûts. La péréquation interne est également très forte et connaîtra ses limites. L'autofinancement est donc une piste, mais les financements par subvention sont indispensables sur un réseau structurant majeur.
Il faut compter aussi avec l'ouverture à la concurrence, elle apporte plus de clients sur le réseau, ce qui augmente les ressources du gestionnaire de réseau. La concurrence représente moins de 1 % du marché actuellement, mais elle concerne des axes importants, comme Paris-Lyon et bientôt Paris-Lyon-Marseille. Le niveau d'offre et de trafic a augmenté de manière considérable, c'est 20 % sur Paris-Lyon, alors que la moyenne des TGV est de 10 % de croissance de trafic ; les prix moyens ont baissé de l'ordre de 12 % sur cet axe, cela confirme ce qu'il s'est passé en Italie ou en Allemagne : la concurrence fait baisser les prix pour l'usager et apporte des ressources supplémentaires au gestionnaire d'infrastructures. La concurrence s'exerce aussi sur le champ des services conventionnés. Le mois prochain, la région Provence-Alpes-Côte d'Azur va mettre en place la première ligne conventionnée qui sera opérée - par Transdev - après mise en concurrence. On observe également une baisse des coûts pour les AOM de l'ordre, parfois, de 20 % à 40 %, ou une augmentation de l'offre à un prix équivalent. Je le souligne donc, nous constatons l'impact positif de l'ouverture à la concurrence, elle donne une bouffée d'air et d'innovation. Cependant, cette ouverture se fait lentement, il y a encore beaucoup de freins, notamment le vieillissement du réseau et l'absence de visibilité sur son état futur. Il y a aussi un risque d'engorgement des appels d'offres s'ils sont nombreux, en particulier dans les régions denses, surtout en Île-de-France. Nous sommes devant un pic d'appels d'offres, ce qui pose un problème de capacité des opérateurs à y répondre, il faut lisser ce planning et se coordonner pour le rendre industriellement et opérationnellement réalisable - sinon, il n'y aura pas de concurrence réelle et sérieuse. Les questions d'accès au matériel roulant et les questions d'aménagement du territoire sont également importantes. Il faut donc aller au fond de ce débat et définir des règles stables, car les investisseurs disposés à faire des propositions doivent mettre au minimum 1 milliard d'euros pour entrer sur le marché, il faut les convaincre que c'est intéressant, ou bien personne de sérieux ne viendra.
Un mot, enfin, sur les autoroutes concédées. Les concessions arrivent à leur terme, les péages représentent à peu près 8 centimes du kilomètre en moyenne en 2023, pour un chiffre d'affaires total de l'ordre de 12 milliards d'euros ; cette masse est répartie à hauteur de 25 % pour l'exploitation et la maintenance, 45 % pour l'amortissement de l'infrastructure et 30 % en taxes diverses, qui abondent le budget de l'État.
L'équation actuelle montre clairement que les besoins de financement pour l'avenir sont importants. L'exploitation et la maintenance seront toujours nécessaires, représentant environ 3 à 4 milliards d'euros par an. Il y a des investissements autoroutiers à poursuivre, et d'autres qui sont nouveaux, en particulier pour la résilience climatique et les nouvelles énergies. En considérant les besoins d'exploitation courante et d'investissement, on peut estimer qu'il faudrait environ un centime supplémentaire par kilomètre. Cela représente 50 % des coûts, les 50 % restants étant cruciaux pour éviter une erreur grave. En effet, baisser les péages à hauteur de 50 % entraînerait un appel d'air considérable en termes de trafic sur les autoroutes, générant des besoins d'investissement et rentrant dans une nouvelle équation préoccupante. Les biens ont été amortis, mais il faudra les renouveler ; l'amortissement sert à garder l'argent pour assurer ce renouvellement, il ne faudrait pas avoir un effet de yo-yo, en diminuant les tarifs maintenant pour les augmenter plus fort ensuite.
Le modèle concessif est un bon modèle, il met en responsabilité et fait porter les risques à l'endroit où ils doivent être portés. Cependant, pour qu'il garde ses avantages, il faut que les concessions actuelles s'achèvent dans les meilleures conditions possibles. Nous l'avons souligné dans notre dernier rapport, il faut en particulier poursuivre l'entretien jusqu'au bout du contrat et maintenir les investissements dits de seconde phase, prévus contractuellement au départ. Ces investissements correspondent à des péages qui sont perçus aujourd'hui, il faut donc les réaliser avant la fin des contrats. Il y a un vrai débat sur la pertinence de ces investissements et sur la somme qui était intégrée dans l'équation financière payée par le péage. Il est possible qu'on ait prévu des élargissements qui n'ont plus de pertinence aujourd'hui - c'est bien pourquoi il faut en débattre.
En résumé, il faut bien terminer les concessions pour que le modèle reste valide aux yeux de tout le monde. Il est en effet nécessaire de remettre dans le système une confiance, que le système concessif aujourd'hui ne génère actuellement pas, car les péages supposent la confiance de celui qui le paye. Le modèle concessif a beaucoup de vertus, il faut l'évaluer précisément, nous pensons qu'il a de l'avenir, que le concessionnaire soit public, privé ou mixte, à deux conditions : premièrement, il faut régulièrement remettre de la concurrence, un contrat de 50 ans, c'est trop long - il faut des contrats plus courts, d'une quinzaine d'années, ce qui suppose des logiques de soulte ; deuxièmement, il faut des dispositifs de régulation qui permettent de revoir l'équilibre général en fonction des évolutions du dispositif. Le rôle d'un régulateur est fondamental, c'est la pierre angulaire du nouveau dispositif. L'ART, qui est compétente en matière autoroutière, continuera à jouer ce rôle, la question de la nature publique ou privée du concessionnaire ne change pas grand-chose à l'affaire - les Britanniques régulent leur secteur autoroutier alors que pourtant leur concessionnaire est public.
M. Franck Dhersin. - Ma première question porte sur le transport ferroviaire. Dans son avis de 2022 sur le contrat de performance entre l'État et SNCF Réseau, l'ART a souligné le manque d'incitation à la performance industrielle, la Cour des comptes, en 2018, avait pointé un manque de productivité du gestionnaire de réseau, puis nos collègues Hervé Maurey et Stéphane Sautarel étaient allés dans le même sens. SNCF Réseau est-il aussi performant que ses homologues européens ? Ses responsables disent avoir obtenu des gains de productivité ; l'ART, dans son avis sur le projet de budget de SNCF Réseau pour 2024, souligne que la réalité de ces gains de performance est difficilement vérifiable et pour 2025. L'Autorité estime ambitieux les objectifs de performance affichés par le gestionnaire de réseau. Estimez-vous ces objectifs réalistes ? Quels sont vos instruments pour inciter le gestionnaire d'infrastructures à maîtriser ses coûts ?
Je m'interroge aussi sur l'efficience de SNCF Voyageurs, qui a un impact direct sur le réseau puisqu'elle rogne sur les marges de l'opérateur, qui sont ensuite versées au fonds de concours qui finance le réseau. Les appels d'offres relatifs au transport ferroviaire conventionné ont entrainé une baisse des coûts pour les AOM et une amélioration du service offert par l'opérateur. Existe-t-il des gisements d'efficience similaires sur le service librement organisé (SLO) ?
Autre question, sur la certification du matériel roulant. Les opérateurs alternatifs sont obligés de passer par des acteurs liés au groupe SNCF, comme Eurailtest. Une telle situation pose inévitablement des questions de conflits d'intérêts dans le traitement de leurs demandes par rapport à celles de l'opérateur historique. L'ART peut-elle jouer un rôle plus actif dans ce processus de certification, pour veiller à l'équité de traitement des acteurs ? L'Autorité pourrait-elle avoir, par exemple, un rôle d'observateur des relations entre les acteurs de la certification et les opérateurs ferroviaires ?
Une question, également, sur les gares routières parisiennes. Le préfet de région Marc Guillaume a préconisé le maintien de la gare routière de Bercy-Seine, dans le 12e arrondissement à Paris, tout en déviant une partie du trafic des cars SLO sur la gare routière de Pershing, Porte-Maillot, dans le 17ème arrondissement. Les opérateurs de SLO travaillent sous l'égide de la préfecture de région à établir le plan de report des lignes de Bercy-Seine vers Pershing, avec la pression de dévier le maximum de trafic vers Pershing. Cependant, la mairie de Paris n'annonce aucune amélioration des infrastructures de Bercy-Seine ni de la future gare routière de Pershing, qui sont dans un état lamentable. Nos voisins européens disposent de gares routières d'un niveau bien supérieur aux nôtres - l'ART doit s'assurer que Pershing ne devienne pas une nouvelle gare honteuse en plein coeur de Paris, en contradiction avec les recommandations de votre rapport sur la qualité des services attendus par les usagers. Quelles mesures de régulation ou de suivi pouvez-vous mettre en oeuvre pour garantir que les infrastructures routières parisiennes respectent les standards de qualité nécessaires à un accueil digne des passagers ?
Enfin, estimez-vous disposer de l'ensemble des compétences et prérogatives nécessaires à la bonne réussite de vos missions ? Dans le cas contraire, de quelles compétences ou moyens supplémentaires nécessaires estimez-vous que l'ART devrait être dotée ?
M. Alexandre Basquin. - Vous avez l'ambition que l'ART contribue à construire des mobilités durables, en avançant sur trois grands enjeux : la transition écologique, la maîtrise des prix et l'amélioration de la qualité des infrastructures et des services rendus - ils figurent dans votre projet stratégique 2024-2029.
Sur la transition écologique, ne faudrait-il pas élargir les missions de l'ART, pour intégrer les questions environnementales ? L'Agence pourrait avoir un rôle d'évaluation environnementale sur les politiques de transport, sur la question de l'impact carbone et sur la durabilité des investissements : qu'en pensez-vous ?
Sur la maîtrise des prix, vous n'êtes pas favorable à la baisse des péages payés par les usagers. J'aimerais cependant parler des dividendes versés aux actionnaires des sociétés concessionnaires, il faut y être vigilant. Que pensez-vous d'un fléchage des bénéfices des sociétés concessionnaires en direction d'autres modes de transport, notamment le ferroviaire ?
Enfin, sur la question de l'amélioration du service rendu, il y a une vraie fracture entre les pôles métropolitains et les espaces ruraux, une fracture territoriale et des inégalités sociales. Les ménages modestes sont souvent éloignés des centres-villes et n'ont pas d'autre choix que de recourir à la voiture individuelle. L'ART a-t-elle engagé une réflexion sur ce sujet et quelles seraient, selon vous, les propositions d'action pour un maillage équilibré du territoire garantissant un véritable droit à la mobilité pour tous ?
M. Jacques Fernique. - L'ART a clairement posé les termes du défi avec son étude des scénarios à long terme pour le réseau ferroviaire : soit la paupérisation, soit le scénario de transition écologique. Or, les fortes aspirations à l'essor des transports décarbonés, au ferroviaire et au déploiement des mobilités du quotidien, sont entièrement suspendues aux travaux de la conférence de financement, qui doit apporter des réponses et faire des choix déterminants pour une nouvelle donne. Nous ne pouvons pas nous borner à envisager un simple maintien de péages élevés tant ferroviaires qu'autoroutiers. Dans cette période de pression budgétaire, pensez-vous qu'une détermination collective de programmer les financements nécessaires soit possible ? Quels sont les indicateurs de la réussite ou de l'échec de cette conférence ?
Les défis sont immenses, en particulier l'adaptation au réchauffement de plus 4 degrés à l'horizon 2100. En 2022, les intempéries sont responsables de 19 % des minutes perdues en train pour la SNCF ; les périodes de forte chaleur sont particulièrement problématiques dans nos trains et dans les transports publics, dont les dispositifs de rafraîchissement sont fragiles et poussés à bout avec de forts risques de panne. Ces vulnérabilités ne sont qu'un avant-goût de ce qui va se passer. L'avenir même du transport public et de son attractivité est en jeu. Quel rôle l'ART peut-elle jouer pour contribuer à une action publique cohérente, transparente et efficiente dans l'adaptation au réchauffement climatique ?
M. Thierry Guimbaud. - La performance industrielle de SNCF Réseau est-elle satisfaisante ? Notre rôle de régulateur progresse à mesure que la tarification s'étend, jusqu'à atteindre la couverture complète des coûts. Le régulateur doit valider les tarifs et donner un avis conforme, c'est une compétence et une responsabilité très lourdes. La performance de SNCF Réseau est un sujet central, qui est débattu. Mon homologue italien m'a avoué admirer la performance de SNCF Réseau, en me disant que nous avions bien de la chance, en France, d'avoir un tel opérateur - alors que je voulais lui dire qu'il pouvait lui-même compter sur un opérateur italien des plus efficaces... Voyez que l'évaluation n'est pas toujours une science exacte... Ce qui est sûr, c'est qu'il y a un effort à faire en matière de productivité, que nous avançons par étapes et que le régulateur est là pour mettre une pression comparable à celle d'un marché. À mesure que les péages couvrent l'intégralité des coûts, il faut que ces péages soient les plus justes et efficients possibles.
Les processus de validation, d'autorisation, d'études et d'accès du matériel roulant sont dans les mains du groupe public intégré, cela interroge effectivement. L'ART n'a pas la compétence, mais nous avons des travaux en cours sur les effets de l'ouverture à concurrence sur le système d'ensemble, la question des matériels roulants en fait partie - nous publierons un rapport en fin d'année ou en début d'année prochaine à ce sujet. Comment faire si l'on ne continue pas comme aujourd'hui, qui prendrait le relais de la SNCF ? La concurrence entraînera inéluctablement des changements de structure à moyen et long terme, c'est l'évolution normale.
Sur les gares routières parisiennes, nous avons examiné les solutions à mettre en place dans le cadre de la fermeture de la gare de Bercy. Cette fermeture a été plus progressive que prévu, c'est une bonne chose. La qualité de service dans les gares routières reste un problème, nous avons libéralisé les lignes, mais nous n'avons pas posé le cadre adéquat. L'Autorité a suggéré des évolutions de textes pour changer la gouvernance des gares routières, il y a un volet législatif, comme c'est le cas pour les gares ferroviaires. À Bercy, on cherche encore à qui appartient vraiment la gouvernance ; le préfet de région a négocié et agi sur la base des propositions que nous avions faites, cela me semble un très bon travail. La solution de Pershing est transitoire, nous avons une solution définitive qui sera situées au nord de Paris. Pour les gares routières plus généralement, il faut mettre en place des modèles de gouvernance et des modèles économiques crédibles, c'est tout à fait faisable - mais à condition qu'une autorité organisatrice s'y engage clairement. L'évolution de la gare routière de Bercy marque une évolution très positive, grâce au travail conduit par le préfet de région. Cependant, il y a probablement des ajustements législatifs à apporter si je peux lancer la balle au législateur que vous êtes, et sans vouloir appeler à « sur-légiférer ».
L'ART bénéficie-t-elle de toutes les compétences nécessaires à l'accomplissement de ses missions ? Nous avons des compétences très importantes en matière financière, économique, juridique et technique. Cependant, notre dotation budgétaire n'a pas évolué depuis longtemps, contrairement à ce qui était prévu, et nous puisons dans notre fonds de roulement pour faire face, c'est un risque pour notre indépendance même...
M. Thierry Guimbaud. - Nous avons un problème de moyens, plutôt que d'effectifs. Nous avons déjà fait des efforts de mutualisation et travaillons à améliorer notre productivité. Nous sommes passés en quelques années d'un à six secteurs à réguler, mais nos objectifs n'ont pas cru à proportion. Nous sommes à l'optimum pour notre organisation, mais nous avons un problème de fonds qui menace notre indépendance même, et ceci à court terme.
Faut-il doter l'ART de compétences environnementales ? Lorsque je parle de transition écologique, de maîtrise des prix, de service rendu, je le fais en régulateur : l'ART n'a pas vocation à être une autorité environnementale à proprement parler, de même qu'elle n'est pas un concédant. Cependant, notre rôle ne peut se borner à l'écriture de rapports, il ne consiste pas non plus à veiller seulement au principe de la concurrence ; nous sommes là pour des finalités pratiques, pour que les services de transports soient plus écologiques, donc que nos concitoyens prennent davantage le train, c'est pourquoi l'ART fait en sorte que l'outil de la régulation favorise la transition écologique et la maîtrise des prix. Sur les concessions autoroutières, par exemple, nos avis ont conduit à des économies de 500 millions d'euros sur les péages autoroutiers, c'est un exemple de pouvoir d'achat et de maîtrise des prix. L'ART n'est pas une autorité environnementale et il ne faut pas étendre ses compétences de manière déraisonnable, elle doit rester sur son champ de régulation et disposer des moyens nécessaires à l'accomplissement de ses missions. Nous avons déjà proposé d'optimiser les missions exercées par l'État ; en prenant celles qui sont proches des nôtres, nous pourrions ainsi mutualiser nos efforts à moyens humains constants, c'est une piste - notamment concernant le suivi de la qualité de service. Nous allons proposer prochainement un rapport dans ce sens, vous en serez saisis, comme à chaque fois que nous faisons des recommandations : nous sommes dans notre rôle en apportant à tous les acteurs, et en particulier au législateur, un éclairage sur la situation et sur les évolutions souhaitables, sans besoin d'un pouvoir décisionnel sur les questions dont nous traitons. La billettique et l'information sont des nouvelles compétences qui font partie de la qualité de service en matière de services numériques multimodaux ; il faut garantir qu'elles soient les plus fluides et intégrées possible, c'est bien un sujet de qualité de service.
Est-ce que je regarde positivement les travaux de concertation en cours sur le plan financier - et quels sont les indicateurs de leur réussite ou de leur échec ? Je pense que le régulateur n'a pas à s'immiscer dans les compétences des acteurs et qu'il doit se cantonner aux siennes, qui sont déjà suffisamment étendues. Une vision commune à long terme, liée à une programmation financière précise, me semble un très bon objectif, nous voulons y contribuer comme régulateur et c'est pour cela que nous avons mené cette étude prospective sur l'état du réseau en fonction des scénarios d'investissement. Ce serait déjà très bien de parvenir à une vision globale de long terme, de la répartition des différents modes de transports, et de règles de financements qui soient débattues et les plus consensuelles possible.
L'adaptation au changement climatique doit être intégrée par SNCF-Réseau - et par nous, dans notre validation des coûts du ferroviaire. C'est le même cas de figure que pour les concessions autoroutières : dans les coûts à prendre en compte pour l'exploitation et la maintenance, il faut intégrer de nouveaux investissements indispensables à la résilience des autoroutes face aux évolutions climatiques, cela doit entrer dans la couverture des coûts par les péages.
Notre rôle dans le débat actuel est d'apporter des éléments d'éclairage aux décideurs, c'est l'un des rôles de la régulation. Quand le régulateur rend un rapport, c'est un acte de régulation - les Anglo-saxons parlent de Sunshine Regulation, le régulateur apporte un éclairage à l'ensemble des décideurs de manière neutre, indépendante et technique pour que les meilleures décisions soient prises. Nous faisons des propositions d'évolution de toute nature pour que les dispositifs fonctionnent dans les meilleures conditions économiques.
M. Olivier Jacquin. - Votre exposé liminaire démontre l'intérêt d'un régulateur efficace. Vous dites manquer de ressources pour exercer vos missions : de combien avez-vous besoin, au prochain budget, pour un fonctionnement efficace et normal ?
Sur l'état du réseau, vous avez démontré que le contrat de performance de SNCF Réseau était déséquilibré et que le patrimoine ferroviaire se dégraderait - je participe à l'atelier n° 3 de la conférence de financement, celui sur le ferroviaire, où il a été dit qu'il fallait 600 à 700 millions d'euros de plus chaque année pour maintenir en état l'intégralité du réseau - y compris les lignes de desserte fines des territoires qui ne sont pas traitées actuellement et dont le modèle économique n'est pas satisfaisant. En tant que parlementaire, j'ai besoin que le régulateur me dise quel sera le montant précis des moyens qui permettra de maintenir l'état du réseau : quel est ce montant ? À nous, ensuite, de dire ce que nous voulons, d'assumer une dégradation, ou pas.
Une question sur les dessertes d'aménagement du territoire, que vous avez à peine évoquées, sauf pour dire qu'il ne faut pas mettre trop de contraintes aux nouveaux entrants sur le marché ferroviaire, car le ticket d'entrée est déjà élevé. Or ces dessertes sont un impensé du nouveau pacte ferroviaire. Nous avons changé le modèle du ferroviaire, mais nous n'avons pas réfléchi à la manière de gérer les dessertes les moins rentables une fois cassé le monopole de SNCF Voyageurs. J'espérais que, par le biais d'une redéfinition des péages, on trouverait de nouvelles marges de manoeuvre, mais l'étude que l'inspection générale des finances (IGF) et l'inspection générale de l'environnement et du développement durable (Igedd) viennent de publier montre que ces marges sont très faibles, et que le modèle italien, avec de nouvelles ressources, une baisse des prix et une hausse de l'offre, ne fonctionnerait pas chez nous. Comment faire, donc, pour les dessertes d'aménagement du territoire ?
Seule SNCF Voyageurs contribue au fonds de concours de SNCF Réseau. On pourrait imaginer que tous les opérateurs, après quelques années, contribuent à ce fonds de concours : qu'en pensez-vous ? Quid, ensuite, de la billettique ? Nous aurions besoin d'un opérateur unique national avec une marque blanche qui porte l'ensemble des informations nécessaires aux consommateurs sur les billets : comment avancer ?
Plusieurs questions, ensuite, sur les concessions autoroutières. Sanef va terminer sa concession en premier ; l'État a-t-il émis des recommandations précises sur la fin du contrat et le bon état de la concession à sa restitution en 2031, comme c'est prévu dans les documents contractuels ? Avez-vous pu vérifier que les recommandations étaient suffisamment précises, pour une restitution correcte des autoroutes à la fin du contrat ? Les investissements de seconde phase représentent un enjeu important ; peut-on demander aux concessionnaires qu'ils laissent le flux libre sur toutes les autoroutes, plutôt que de renégocier des sommes d'argent et de faire des investissements inutiles ? Que pensez-vous d'un regroupement du réseau routier national non concédé au futur périmètre de la concession autoroutière, pour traiter la question du mauvais état de ce réseau national non concédé ? Enfin, je m'étonne que certains de vos scénarios envisagent encore des concessions longues de 30 à 60 ans - avec l'expérience que l'on a dans notre pays, je ne donnerais pas les clés pour des durées aussi longues.
Au passage, je signale à mes collègues que j'ai déposé une proposition de résolution sur une alternative aux concessions autoroutières en privilégiant un mode de gestion par les régions.
M. Jean-François Longeot, président. - J'entends dire qu'il ne faudrait pas qu'on s'engage trop sur les augmentations budgétaires l'année prochaine...
M. Stéphane Demilly. - Le dernier contrat de performance de SNCF Réseau pour la période 2021-2030 a été signé en catimini, alors même que le projet de ce contrat avait fait l'objet de critiques unanimes de l'ensemble du secteur ferroviaire. Les investissements prévus sont insuffisants, même pour maintenir l'état actuel du réseau. Ils sont aussi déconnectés des objectifs climatiques portés par la France. Cela se ressent au quotidien dans nos trains, et je prendrai pour exemple ma région des Hauts-de-France. Chaque jour, plus de 200 000 personnes montent dans l'un des 1 250 TER de la région Hauts-de-France ; ils subissent des retards permanents, des annulations de trains à la dernière minute, des rames bondées... Les usagers paient un service qui n'est pas au rendez-vous. Je ne sais pas si le terme de paupérisation est judicieux, mais ce que je vois, pour être un client habituel du réseau, c'est qu'il y a une insatisfaction récurrente.
Vous connaissez la formule de Talleyrand qu'on a parfois aussi attribuée à Montaigne : « Quand je m'ausculte, je m'inquiète. Quand je me compare, je me rassure. » Mais en matière ferroviaire, en France, quand on s'ausculte, on s'inquiète - et quand on se compare, on s'inquiète également. Y'aurait-il un pays européen ou dans le monde dont l'organisation et le financement vous inspirent, et pourraient nous servir de modèle et de boussole ?
M. Sébastien Fagnen. - Mes collègues ne seront pas surpris que j'évoque la ligne nouvelle Paris-Normandie (LNPN) - j'associe Pascal Martin à mon propos, puisque l'année 2024 a été marquée par l'adoption d'une motion d'opposition par le Conseil régional d'Île-de-France à la réalisation de cette infrastructure ferroviaire d'intérêt national - c'est ainsi que l'ART qualifie ce projet dans son rapport de l'an dernier sur le transport de voyageurs en France. Votre agence a, dans ses missions, celle de faire vivre une culture de dialogue, aussi bien que d'éclairer les acteurs : avez-vous l'intention d'étudier précisément les enjeux liés à la LNPN ? J'entends les objections des Yvelines et de certains habitants de l'est de la Normandie quant à l'impact de cette infrastructure : l'ART pourrait être utile pour éclairer les débats et apporter de la sérénité.
Ensuite, j'ai une question de la part de ma collègue Audrey Bélim, sénatrice de La Réunion. L'ART régule le groupe Aéroports de Paris (ADP), d'où arrivent et partent une grande majorité des passagers ultramarins se rendant dans l'Hexagone pour voir leur famille, participer à une formation, un stage ou une compétition sportive - donc pour des vols de continuité territoriale. Or le coût des infrastructures, celui des redevances payées par les compagnies aériennes liés à leur passage par des aéroports parisiens, est en augmentation constante. L'ART écrivait en septembre 2023 que, « entre une caisse unique et une double caisse, la caisse unique est largement préférable du point de vue de la régulation économique sectorielle ». Pour mémoire, le système est dit de double caisse lorsque les revenus des commerces aéroportuaires ne viennent pas limiter le montant des redevances payées par les passagers et les compagnies aériennes. Estimez-vous que la pratique de double caisse actuellement mise en place dans les aéroports du groupe ADP soit la plus susceptible de préserver des tarifs raisonnables pour les passagers ?
M. Guillaume Chevrollier. - Vous avez présenté vos actions en matière de transition écologique et d'incitation à la multimodalité. Nous ne pouvons qu'y être favorables, car notre pays a besoin de créer de la valeur ; cela passe par davantage de mobilité sur l'ensemble du territoire. Cependant, vous n'avez pas beaucoup parlé du fret ferroviaire, qui est pourtant essentiel dans la transition écologique. Vous avez rappelé vos contraintes budgétaires : allez-vous pouvoir faire mieux avec moins en 2026 ? Il faut prendre aussi en compte le fait que le règlement délégué (UE) 2017/1926 vous oblige à publier les données de mobilités sur un nouveau portail unique, le « Point d'Accès National » (PAN), après avoir vérifié la véracité des déclarations de conformité des détenteurs et utilisateurs de données. Comment allez-vous mettre en oeuvre ces nouvelles obligations dans le budget contraint qui est le vôtre ?
M. Thierry Guimbaud. - L'ART a-t-elle les moyens d'effectuer ses missions ? Nous disposons de 102 emplois en équivalent temps plein (ETP) ; nous avons déjà optimisé les postes et nous ne pensons pas demander une augmentation en nombre d'emplois. En revanche, notre dotation budgétaire est insuffisante. Nos coûts de fonctionnement sont supérieurs à nos ressources annuelles, ce qui nous oblige à puiser dans notre réserve, qui s'épuise. En tant qu'autorité publique indépendante, nous prenons des décisions qui peuvent avoir un impact économique lourd et être soumises à des contentieux ; nous avons besoin d'une réserve. Nous n'avons jamais perdu en justice, mais si cela survenait, il y aurait un problème, car c'est à l'ART, du fait de son statut d'autorité publique indépendante, d'assumer financièrement - c'est-à-dire sur son budget - ce risque.
Notre dotation est de 15 millions d'euros annuels, c'est probablement la plus petite des dotations versées aux autorités indépendantes ; notre cible est de passer à 18,6 millions d'euros. Il y a des mesures d'optimisation qui vont au-delà de nos ressources propres ; dans la sphère de l'État, nous avons des propositions en la matière, qui feront regagner des marges. Au-delà de notre agence, la question des moyens pour le ferroviaire est très importante, mais elle n'est pas nouvelle. Nous avons chiffré à 1,5 milliard d'euros supplémentaires par an les besoins pour maintenir et moderniser notre réseau, faire que le réseau dans un état de vieillissement préoccupant se limite à 10 % de l'ensemble, c'est décisif.
L'aménagement du territoire serait un grand impensé de la réforme ferroviaire ? Il faut voir que les réformes avancent progressivement, au fur et à mesure, et je veux souligner que l'alternative n'est pas entre service librement organisé et lignes d'aménagement du territoire - cette opposition, qu'on entend souvent dans le débat, est fausse dans les faits ; c'est à tout le moins un raccourci abusif. En réalité, l'ouverture à la concurrence renforce l'offre, les nouveaux opérateurs entendent proposer de nouvelles dessertes intermédiaires, pas nécessairement de grands pôles, ils participent à l'aménagement du territoire. Il faut voir aussi que ces nouveaux opérateurs paient du péage, cela représente des centaines de millions d'euros, c'est considérable à leur échelle.
M. Olivier Jacquin. - SNCF Voyageurs paie les péages et abonde les fonds de concours, alors que les nouveaux entrants, eux, ne paient que les péages, avec une réduction pour les trois premières années ; ne faudrait-il pas les faire contribuer aussi aux fonds de concours, et ne pas se contenter de l'augmentation de l'offre ?
M. Franck Dhersin. - Selon SNCF Réseau, les nouveaux entrants vont apporter entre 700 et 800 millions d'euros de recettes supplémentaires, il faut prendre en compte cet avantage qui est souvent ignoré...
M. Olivier Jacquin. - Encore heureux qu'ils contribuent au financement du réseau !
M. Thierry Guimbaud. - Ces apports des nouveaux opérateurs sont très importants, et même nécessaires dans des schémas où le produit du péage représente quasiment la moitié de leurs coûts. Il faut intégrer ce point dans cet ensemble de réflexions.
Sur la desserte du territoire, une analyse approfondie est nécessaire. Dire qu'investir dans les LGV, ce serait renoncer à la desserte du territoire, c'est une approche bien trop rapide ; nous allons étudier ce thème pour voir ce qu'il en est précisément. En Italie, la desserte des territoires a triplé grâce à l'ouverture à la concurrence des services librement organisés. Le recours à la modulation des péages pour encourager la desserte des territoires est possible, dans certaines limites ; il y a d'autres solutions, comme les conventionnements. Nous allons examiner toutes les pistes, la question d'aménagement du territoire est importante, la nouvelle offre peut apporter des solutions - y compris dans la durée, avec un développement progressif des dessertes.
Je ne connais pas le détail de ce qui a été négocié sur la fin de la concession de la Sanef, l'ART n'a pas été sollicitée sur ce sujet, je regarderai ce qu'il en est. Il est normal que le concédant joue son rôle, nous n'avons pas d'avis préalable à émettre sur ce dossier particulier ; nous n'avons d'ailleurs pas été sollicités. Quant aux investissements de seconde phase, peuvent-ils être réalisés avec les crédits des investissements de première phase non réalisés ? Oui, c'est une piste, à travailler entre le concédant et le concessionnaire, avec intervention du juge en cas de désaccord.
Peut-on intégrer le réseau non concédé aux autoroutes dans le futur système ? C'est également une piste à considérer - il est utile de ne pas fermer la réflexion. Le point de vigilance est que le péage doit être rapproché de coûts directement ou indirectement liés à l'infrastructure. Le péage doit correspondre à un service ; il perd sa crédibilité et sa force si l'on ne comprend pas pourquoi on le paie, si le service rendu n'est pas lisible. C'est, au fond, la vertu du système concessif, ce qui fait qu'à notre avis il est le meilleur des systèmes - mais ce lien avec le service en est la condition.
Sur la durée des concessions, je n'ai mis aucun modèle en avant. Les concessions d'une durée courte, par exemple 15 ans, nous paraissent préférables ; mais il y a des cas où cela ne paraît pas possible, et où il faut des durées plus longues - ce qui compte, alors, c'est la régulation, il ne faut pas revenir à un système non régulé comme on le connaît, la concurrence et la régulation sont nécessaires pour crédibiliser le système et pour construire la confiance.
Je vous remercie d'avoir cité la formule de Talleyrand, les transports ferroviaires allemands, par exemple, ne sont plus cités comme un modèle et je vous ai dit que mon homologue italien m'a avoué envier le réseau ferroviaire français et son gestionnaire, tandis qu'en Espagne, certains regrettent amèrement les choix draconiens qui ont été faits pour le réseau autoroutier, avec des autoroutes saturées et un manque de capacité d'investissement - on peut donc effectivement se consoler en se comparant, même s'il faut traiter nos maux.
Existe-t-il un modèle concessif idéal ? Selon le rapport que nous avons publié sur les différents modèles existants, la réponse est non. Ce qui est important, c'est que chaque modèle mette en place une forme de concurrence, même publique, et une régulation. Je rappelle qu'au Royaume-Uni, si les routes sont exploitées par un opérateur public national, elles sont régulées par notre homologue anglais, l'ORR (Office of the Rail Regulation). Chaque modèle partage ce trait commun, qui découle largement du droit européen, mais également d'impératifs de fonctionnement économique.
Ce n'est pas la mission de l'ART que de se prononcer sur la ligne Paris-Normandie. D'autres structures existent pour faire émerger un consensus sur ce sujet, par exemple la Commission nationale du débat public (CNDP). En ce qui nous concerne, nous n'avons ni les moyens, ni les compétences, ni la légitimité juridique pour le faire. Nos prérogatives ont beaucoup augmenté dans certains secteurs, notamment l'aéroportuaire, mais nous veillons à ne pas outrepasser le champ d'intervention que nous confère la loi.
Si vous souhaitez les étendre, il est possible d'en débattre. À mon sens, ce serait risqué, car cela changerait beaucoup la nature des missions de l'ART, qui sont de nature avant tout technique, financière, économique et juridique.
Vous m'interrogez également sur ADP. La régulation du secteur aéroportuaire est une compétence nouvelle de l'ART, qui régule les dix plus gros aéroports nationaux. À l'instar de ce que nous faisons pour SNCF Réseau, nous homologuons les redevances payées par les compagnies aériennes pour le service public - atterrissage, passagers, bagages, etc. Cette régulation va assez loin puisque, dans certains cas, nous pouvons aller jusqu'à reprendre la main et décider nous-mêmes des tarifs. Cela nous est arrivé. Nous avons donc un fort pouvoir, qui demande un grand engagement et beaucoup d'énergie.
La double-caisse est-elle un bon modèle ? Le modèle actuel d'ADP est en quelque sorte une double caisse aménagée, dans la mesure où des ressources et charges sont intégrées à la partie service public, notamment celles liées aux parkings, tandis que les commerces dépendent d'une caisse spécifique.
Dans l'écosystème très complexe des aéroports, les règles du jeu doivent être très claires sur ce qui relève de la caisse du service public aéroportuaire, ce qui relève de la caisse des commerces et activités plus concurrentielles, et sur les passages de l'une à l'autre. La double caisse pure et dure n'est pas un bon modèle. Les modèles de double caisse en vigueur sont aménagés selon des modalités plus ou moins satisfaisantes. Une réforme d'ampleur est d'ailleurs en cours. Sans entrer dans les détails techniques, un nouveau système de régulation se met en place, fondé précisément sur des doubles caisses aménagées.
Je n'ai qu'effleuré le sujet du fret, il mérite bien davantage. Des questions de qualité de service se posent, notamment sur la disponibilité et la continuité du réseau. Du fait de sa longueur, le réseau agrège des difficultés, par exemple les « effets frontière ».
L'offre de service est forcément limitée par le fait que les travaux réalisés sur les rails sont effectués la nuit. De ce fait, 35 % des capacités disponibles sont neutralisées la nuit. C'est la quadrature du cercle, car il faut bien que ces travaux soient réalisés, et ils ne peuvent pas l'être la journée.
SNCF Réseau mène un travail important sur la question. Du reste, nous constatons au fil des auditions que nous organisons que les relations entre le gestionnaire de réseau et les entreprises de fret se sont largement pacifiées.
Cela dit, des difficultés majeures persistent en matière de qualité de service du réseau pour les entreprises de fret. Des voies d'améliorations peuvent encore être trouvées et nous essayons d'y contribuer. Nous avons d'ailleurs pris des décisions quelque peu retentissantes sur ce sujet, ayant conduit à des sanctions.
Je pense avoir répondu sur les moyens de l'ART. Nous avons bien conscience du contexte budgétaire. Nous pouvons offrir des voies d'optimisation à l'échelle de la structure publique et endosser certaines missions supplémentaires proches de notre domaine de compétence. Cela permettrait de dégager des moyens budgétaires et humains et de réaliser des économies.
M. Didier Mandelli. - Je rappelle à chacun de mes collègues que toutes les questions posées ce matin font l'objet d'un débat dans le cadre de la conférence Ambition France Transports, à laquelle participent quatre sénateurs : Hervé Maurey et Marie-Claire Carrère-Gée au nom de la commission des finances, Olivier Jacquin et moi-même au nom de notre commission. Nous avons présenté récemment les évolutions de nos travaux. Les conclusions de cette conférence devraient être rendues en juillet et apporter des réponses à vos questions.
Monsieur le président, je vous remercie des éléments que vous nous avez apportés aujourd'hui, mais aussi lors de l'atelier n° 1 de la conférence Ambition France Transports. Ce sont des bases de travail essentielles pour mesurer et objectiver les enjeux.
M. Jean-François Longeot, président. - Merci pour votre participation.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site internet du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.