Mardi 17 juin 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 8 h 50.
Audition de Lactalis - M. Emmanuel Besnier, président-directeur général
M. Olivier Rietmann, président. - À l'ordre du jour des travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, figure l'audition de M. Emmanuel Besnier, président-directeur général du groupe Lactalis, accompagné de M. Olivier Savary, directeur général des finances, et de M. Matthieu Labbé, directeur des affaires publiques.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct sur le site du Sénat, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions dans le groupe Lactalis.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Besnier, M. Olivier Savary et M. Matthieu Labbé prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Nous avons déjà entendu les représentants de quelques entreprises dans le secteur de l'agroalimentaire comme Danone et Unilever. Nous avons estimé utile de vous entendre, car Lactalis est le premier groupe laitier mondial et joue un rôle essentiel dans nos territoires ruraux. Présent dans 51 pays, le groupe compte 85 500 collaborateurs et commercialise des marques bien connues de nos concitoyens comme Président, Lactel et Galbani.
Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre groupe ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama des producteurs de lait qui travaillent pour vous et de vos sous-traitants ?
Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?
Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?
Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Emmanuel Besnier, président-directeur général de Lactalis. - Je vous remercie de me donner aujourd'hui l'opportunité de m'exprimer devant votre commission d'enquête au nom du groupe Lactalis que je dirige depuis vingt-cinq ans.
Lactalis est avant tout une aventure familiale. Elle a débuté avec mon grand-père, André Besnier, qui a créé la société en 1933 à Laval, en Mayenne. Elle s'est poursuivie avec mon père, Michel Besnier, et reste fidèle à ses fondations : l'exigence de la qualité, l'ancrage local, un savoir-faire unique et une passion pour les produits laitiers.
Nous avons toujours eu la conviction que les produits laitiers sont des produits d'avenir. Lactalis est aujourd'hui le premier groupe laitier au monde, le premier groupe agroalimentaire français, et se classe au neuvième rang mondial dans ce même secteur.
Au-delà des chiffres, nous avons développé le groupe sans renier nos principes. Nous sommes une entreprise non cotée, à capital familial, et cultivons un modèle entrepreneurial fondé sur le long terme. Ce choix nous distingue ; il nous permet de réinvestir l'essentiel de nos résultats dans l'outil industriel, l'innovation, l'emploi et le développement international, sans nous éloigner de notre coeur de métier : la transformation laitière.
Alors que certains se sont diversifiés vers d'autres segments de marché, nous avons toujours fait le pari des produits laitiers. Le lait est une matière vivante, complexe et exigeante. Nous avons développé une expertise unique pour transformer cette matière première en produits sains, bons et accessibles, sous toutes leurs formes : fromages, laits de consommation, crèmes, beurres ou encore ingrédients laitiers.
Nos marques emblématiques, comme Président, Lactel, Galbani, Leerdammer ou Société, ne sont qu'une partie des 250 marques que le groupe commercialise dans le monde.
Notre modèle repose sur quatre piliers essentiels : la maîtrise industrielle, avec un ancrage fort en France, mais également dans chacun des pays où nous opérons ; une stratégie de croissance externe raisonnée, avec des acquisitions pensées pour s'inscrire dans la durée ; le respect des identités fromagères et laitières locales - nous voulons non pas uniformiser les goûts, mais valoriser les terroirs, les savoir-faire et les spécificités régionales - ; enfin, un ancrage territorial profond, à commencer par notre siège, toujours situé à Laval, en Mayenne, là où tout a commencé.
Nous ne sommes pas une multinationale, mais une entreprise multilocale. Notre présence dans 50 pays s'appuie sur un principe fondamental : produire localement ce que nous vendons localement, avec de la matière première locale.
En 2024, Lactalis a franchi pour la première fois le seuil des 30 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Notre programme d'investissement a dépassé le milliard d'euros, en progression de 14 % par rapport à l'année précédente. Plus de 300 millions d'euros ont été investis en France en 2024, soit une hausse de 25 % sur les six dernières années. Ce chiffre est significatif et reflète notre engagement fort sur le territoire français - ce dernier représente plus de 30 % de nos investissements, alors même que nous ne réalisons que 20 % de notre activité en France.
L'industrie laitière, malgré son rôle fondamental dans l'alimentation et l'aménagement du territoire, se caractérise par une rentabilité structurellement faible. Celle-ci oscille généralement entre 1 % et 2 % du chiffre d'affaires, traduisant une tension constante entre la valorisation des produits et les exigences de compétitivité dans un marché mondialisé. En 2024, Lactalis a enregistré une rentabilité nette de 359 millions d'euros, soit 1,2 % de son chiffre d'affaires.
Nous comptons aujourd'hui 85 500 collaborateurs à travers le monde, dont 16 000 en France. Plus de 85 % d'entre eux vivent en zones rurales.
La transmission des savoir-faire a toujours occupé une place de choix chez Lactalis. Le groupe est en effet engagé de très longue date en faveur de la formation des jeunes. En complément des partenariats universitaires avec des établissements proches de nos sites de production, Lactalis a créé en 2021 son propre centre de formation d'apprentis (CFA) à Laval. Ce CFA propose aujourd'hui quatre cursus diplômants et accueille chaque année plus de 1 000 apprentis en France, dont la moitié sont embauchés à l'issue de leur alternance. C'est notre manière concrète de contribuer à cette dynamique essentielle pour l'avenir de notre jeunesse.
Sur le plan socio-économique, une étude indépendante menée par le cabinet Asterès a évalué notre impact à 85 700 emplois sur le territoire. Chaque emploi direct chez Lactalis génère 4,4 emplois dans le reste de l'économie - un multiplicateur bien supérieur à la moyenne nationale, y compris dans le secteur de l'agroalimentaire.
Les secteurs qui tirent le plus avantage de notre activité sont l'agriculture, notamment laitière, le commerce et les transports.
Notre activité s'appuie sur un réseau de plus de 10 000 producteurs laitiers partenaires, présents dans 67 départements. Le groupe, qui collecte plus de 5 milliards de litres de lait en France, est de loin le premier collecteur laitier du pays. Nous versons chaque année plus de 2,5 milliards d'euros aux agriculteurs pour l'achat de matières premières laitières. Nous soutenons aussi les producteurs français à travers plusieurs programmes d'accompagnement.
Par ailleurs, fin 2024, nous avons mis en place une prime en faveur de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), afin d'aider les agriculteurs dans l'accélération de leur transition écologique.
Enfin, le prix du lait, élément essentiel à la rémunération des producteurs, a atteint son plus haut niveau historique. Contrairement à ce qui peut être écrit ici ou là, nous sommes généralement parmi les mieux-disants sur le marché.
Cette chaîne de valeur nous permet de soutenir un modèle agroalimentaire solide et intégré, dans un contexte international très concurrentiel et soumis à de fortes tensions commerciales. Nous contribuons de manière significative à la balance commerciale française : Lactalis est le premier exportateur laitier français, avec un solde commercial positif de 1,4 milliard d'euros, soit près de la moitié du solde du secteur.
Plus de 40 % du lait produit en France est transformé pour être exporté en produits finis : fromages, laits, ingrédients laitiers.
Lactalis a versé près de 1,5 milliard d'euros de contributions fiscales en France sur les dix dernières années : 1 milliard d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés (IS), et 500 millions d'euros au titre d'autres impôts et taxes.
J'anticipe une probable interrogation de votre part à la lecture d'articles de presse ayant fait état du « règlement d'ensemble » que nous avons signé, fin 2024, avec les autorités françaises. Lactalis a conclu un accord avec l'administration, dans le cadre d'un contrôle fiscal portant sur des opérations de financement liées à notre développement international, remontant à 2006. Ce type d'accord est pratiqué par l'administration sur des sujets complexes, marqués par une forte incertitude juridique. Malgré le différend d'interprétation, j'ai préféré régler le passé pour me tourner vers l'avenir.
En conclusion, et pour répondre au sujet central de votre commission, je précise que Lactalis a perçu en 2023 un montant de 18,7 millions d'euros au titre des aides publiques, ce qui ne représente que 0,06 % de notre chiffre d'affaires mondial.
M. Olivier Savary, directeur général des finances de Lactalis. - La commission d'enquête sénatoriale nous a invités à nous exprimer sur le montant global des aides publiques perçues en France par le groupe Lactalis. Nous y répondons le plus précisément possible et en toute transparence.
Les chiffres que je vais partager sont issus d'un recensement réalisé auprès de nombreuses filiales implantées sur l'ensemble du territoire national. L'objectif est d'être le plus exhaustif possible. Ces chiffres concernent l'année 2023, conformément à la requête de la commission. Nous ne disposons en revanche d'aucune donnée concernant nos sous-traitants et fournisseurs ; nous nous limiterons donc aux seules aides perçues par le groupe.
Nous avons pris le parti d'une segmentation en trois grandes catégories : les subventions d'équipement, en lien avec nos programmes d'investissement industriel, les dispositifs sociaux, et enfin, les mécanismes fiscaux.
S'agissant des équipements industriels, le groupe a bénéficié de 1,8 million d'euros. Ces différentes subventions se répartissent de la façon suivante : 1,5 million d'euros d'aides des agences de l'eau, soutenant 23 projets de stations d'épuration et d'économie d'eau sur 19 sites industriels - le groupe compte 70 sites en France ; en outre, 240 000 euros ont été obtenus auprès de l'Agence de la transition écologique (Ademe), pour 9 projets de décarbonation répartis sur 6 sites.
Je rappelle à ce titre que le groupe investit chaque année environ 200 millions d'euros dans la transition écologique. Ces efforts ont permis de réduire de 13,7 % nos émissions du scope 1 et du scope 2 depuis 2019, avec un objectif de réduction de 50 % d'ici à 2033. Cette trajectoire a d'ailleurs été certifiée cette année par le Science Based Targets Initiative (SBTI).
Pour ce qui est des dispositifs sociaux, Lactalis a perçu un total de 12,3 millions d'euros, soit les deux tiers des aides perçues. Ces aides se répartissent comme suit : 9,9 millions d'euros au titre des réductions générales des cotisations sociales patronales, et 2,4 millions d'euros d'aides à l'embauche pour 1 120 jeunes alternants, conformément à notre politique de soutien à l'apprentissage.
S'agissant enfin des dispositifs fiscaux, le groupe a bénéficié de différents crédits d'impôt, pour un montant total de 4,6 millions d'euros. Ces crédits se répartissent ainsi : 2,1 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR) ; 2,4 millions d'euros liés aux réductions d'impôts pour le mécénat, essentiellement indexées sur des dons alimentaires ; et enfin, 100 000 euros relevant d'autres dispositifs.
En résumé, les aides perçues par Lactalis en 2023 s'élèvent à 18,7 millions d'euros.
Lors des précédentes auditions, la commission s'est montrée sensible aux montants bruts des aides perçues par les grandes entreprises, mais aussi à leur contribution à l'économie française. C'est pourquoi j'illustrerai le poids relatif de ces aides au regard des différentes retombées économiques du groupe Lactalis.
En 2023, le groupe Lactalis a réalisé un chiffre d'affaires mondial de 29,5 milliards d'euros, pour un résultat net après impôt de 428 millions d'euros. Je précise que le taux effectif d'imposition s'est élevé à 25 % au total, soit un niveau équivalent au taux de l'IS actuellement en vigueur en France.
Concernant les subventions d'investissement, j'ai indiqué que les aides perçues par le groupe en 2023 étaient de 1,8 million d'euros. Or, la même année, Lactalis a investi plus de 920 millions d'euros dans ses outils industriels à l'échelle mondiale. Sur ce total, 250 millions d'euros ont été investis en France. Ainsi, rapportées à ces investissements réalisés sur le territoire national, les subventions perçues représentent 0,7 % des montants engagés.
Sur la période 2020-2024, le groupe a continuellement augmenté ses investissements en France, pour un montant cumulé de 1,15 milliard d'euros. En parallèle, les aides perçues se sont chiffrées à 9 millions d'euros, c'est-à-dire de l'ordre de 0,8 % - ce ratio est très proche de celui qui a été observé pour 2023.
En ce qui concerne les aides sociales, j'ai mentionné que leur montant s'élevait, en 2023, à 12,3 millions d'euros. Cette même année, le groupe employait 15 900 personnes en France. La masse salariale représentait 650 millions d'euros, auxquels il convient d'ajouter 300 millions d'euros de cotisations sociales patronales, soit un coût total supporté de l'ordre de 950 millions d'euros. Ainsi, les aides sociales perçues ont représenté 1,3 % de ce coût global.
S'agissant enfin des dispositifs fiscaux, j'ai mentionné que les crédits d'impôt dont le groupe a bénéficié en 2023 s'élevaient à 4,6 millions d'euros. Ces aides doivent être mises en perspective d'une charge fiscale totale de l'ordre de 110 millions d'euros, dont 55 millions d'euros au titre de l'IS - un niveau affecté par un résultat net en baisse, lui-même conséquence d'une érosion continue des marges - et 55 millions d'euros au titre d'autres impôts et taxes, notamment de production. Les crédits d'impôt obtenus ont donc représenté 4,3 % de la charge fiscale totale du groupe.
En écho aux propos introductifs de M. Besnier, je rappellerai que, sur les dix dernières années, l'IS acquitté par Lactalis a dépassé le milliard d'euros. Sur la même période, les autres impôts et taxes payés en France se sont élevés à environ 500 millions d'euros.
M. Emmanuel Besnier. - Pour conclure, votre commission nous invite à formuler un avis ou des remarques sur le système d'aides publiques. Permettez-moi d'évoquer à ce propos la lisibilité et la cohérence des dispositifs d'aides publiques aux entreprises. Nous savons que l'État et les collectivités déploient des moyens importants pour soutenir l'activité économique. Ces moyens sont parfois efficaces, mais leur accès demeure trop complexe, morcelé et peu lisible pour les acteurs économiques.
Ces défauts de lisibilité tiennent notamment à la très grande diversité des dispositifs régionaux, qui se traduit par une hétérogénéité des règles, des critères d'éligibilité et des calendriers d'une région à l'autre. Cette situation nuit à l'efficacité globale de la politique économique et crée de fait des iniquités entre territoires.
Je pourrais citer l'exemple de deux sites industriels du groupe, distants de seulement 30 kilomètres, situés dans une même région. Sur la même année, l'un a bénéficié d'une aide à l'investissement, l'autre non, pour des raisons strictement administratives. Cette situation nuit à l'attractivité du territoire.
Plus préoccupant encore, dans certains cas, le pouvoir discrétionnaire au niveau régional peut porter à confusion. Nous en avons nous-mêmes subi les conséquences sur le plus gros investissement que nous avons réalisé ces dernières années.
Si nous voulons une politique industrielle lisible, cohérente et équitable, il devient impératif de mieux harmoniser les dispositifs régionaux, voire de les coordonner.
Un deuxième point important concerne le coût du travail en France, qui reste un frein à l'embauche et à la compétitivité, notamment face à nos concurrents européens. Les aides sociales perçues ne minorent que faiblement l'excès de charges sociales.
À titre d'illustration, pour un coût total de 100 euros pour l'entreprise, un salarié percevra 55 euros avant impôt sur le revenu (IR) en France, contre 66 euros en Allemagne, 78 euros en Italie et 84 euros aux États-Unis. Cette comparaison met en lumière l'écart significatif de compétitivité entre pays en matière de coût du travail.
Plus généralement, je crois que les entreprises n'attendent pas qu'on agisse à leur place, mais qu'on les soutienne concrètement dans les grandes transitions qu'elles doivent mener - notamment la transition écologique, qui suppose des investissements lourds et de long terme, impossibles à engager sans visibilité ni accompagnement adapté.
Cela nécessite des dispositifs ciblés, simples et réellement opérationnels. Or sur les enjeux de décarbonation, force est de constater que la France reste en retrait par rapport à d'autres États européens. À la différence de plusieurs pays du sud de l'Europe, où l'État s'engage massivement pour transformer les outils de production, notre pays tarde à mettre en place une stratégie suffisamment volontariste.
J'insisterai enfin sur un point essentiel : la multiplication des seuils et des critères différenciants entre petites et moyennes entreprises (PME), entreprises de taille intermédiaire (ETI) et grands groupes me semble peu pertinente. La tendance actuelle à fixer des seuils de taille ou à « caper » les dispositifs ne peut, à terme, être vertueuse pour notre tissu industriel.
La taille d'une entreprise ne peut être le seul critère d'accès aux aides publiques. Dans notre secteur agroalimentaire, les outils utilisés par de grandes entreprises sont de même nature que ceux des PME. Les distorsions dans l'attribution des subventions créent ainsi une déformation des règles du marché. Il serait plus judicieux de raisonner en termes de filières ou de secteurs.
À cela s'ajoute la nécessité de ne pas pénaliser la France dans la compétition européenne. Nous devons maintenir une équité de traitement face à des pays voisins qui, souvent, disposent de dispositifs plus simples, plus rapides et mieux calibrés.
Ma conviction est claire : ce dont nous avons besoin aujourd'hui, ce n'est pas un accroissement des subventions ; c'est un allègement des charges, une simplification des contraintes, une réduction des exigences en matière de reporting pour toutes les entreprises.
Enfin, je tiens à souligner une perception largement partagée par les entreprises : les aides publiques, lorsqu'elles existent, sont trop souvent perçues non pas comme un levier stratégique de transformation, mais comme une compensation - un correctif temporaire face aux charges excessives qui pèsent sur elles. Cette logique défensive en affaiblit la portée.
Pour redonner du sens à la dépense publique en faveur des entreprises, il est essentiel de travailler en parallèle à la stabilité et à la lisibilité du cadre fiscal.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci, monsieur le président-directeur général, messieurs les directeurs, pour ces précisions et votre effort d'exhaustivité.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos introductifs et cet effort de transparence. Je constate que la transparence en matière d'aides publiques ne vous pose pas de problème, ce qui n'a pas toujours été le cas puisque vous avez refusé de déposer vos comptes durant plusieurs années. Une amélioration s'est donc produite de ce point de vue. C'est positif en ce que cela recrée du lien entre le monde l'entreprise et nos concitoyens.
Notre commission d'enquête concerne l'utilisation de l'argent public par les grandes entreprises et ses conséquences sur la sous-traitance. Vous avez dit que votre entreprise était non pas une multinationale, mais une « multilocale ». Pour autant, avec un chiffre d'affaires de 30 milliards d'euros, vous n'êtes plus vraiment une PME familiale...
Lactalis est un collecteur de lait et les agriculteurs qui travaillent pour vous sont vos sous-traitants. Or, en septembre 2024, vous avez pris la décision de réduire la collecte de lait, ce que vous avez expliqué ainsi dans un communiqué de presse publié par votre groupe : « À partir de la fin 2024, Lactalis entamera cette réduction des volumes de lait excédentaires de l'ordre de 450 millions de litres sur les 5,1 milliards de litres de lait collectés chaque année par Lactalis à travers toute la France. » La Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) a immédiatement réagi en qualifiant d'inacceptable ce désengagement de la filière laitière française. Le journal La Tribune, titrait ainsi, le 26 septembre 2024 : « "Lactalis a présenté unilatéralement un plan social", selon les éleveurs ». D'après Le Monde, 900 contrats avec des éleveurs seront rompus sur une période de douze mois, dont 272 dans la seule région Grand Est.
Avez-vous fait une analyse fine du nombre de contrats rompus et de producteurs concernés ? Ces éleveurs pourront-ils trouver un autre débouché, ou dépendent-ils exclusivement de Lactalis, ce qui ne manquera pas de les mettre en difficulté ? Effectuez-vous un suivi de ce choix stratégique ?
Aujourd'hui, vous possédez 22 sites de production au Brésil, où vous employez 12 500 salariés. L'installation de votre groupe dans ce pays s'inscrit-il dans la perspective de l'accord de libre-échange entre le Mercosur et l'Union européenne (UE) ? La visite d'État du président Lula en France semble indiquer que cette perspective n'est plus si lointaine... Après avoir réduit la collecte de lait dans notre pays, y importerez-vous du lait brésilien ?
M. Emmanuel Besnier. - L'engagement de Lactalis auprès de la filière laitière, notamment française, a été constant. Depuis vingt-cinq ans que je dirige le groupe, nous avons augmenté de 600 millions de litres la quantité de lait collecté en France. En 2024, nous avons collecté 50 millions de litres de plus qu'en 2023. Nous avons toujours soutenu et accompagné les producteurs qui avaient la volonté de produire plus. Et alors que la plupart des entreprises laitières adaptent leur niveau de collecte aux produits qu'ils vendent en France, Lactalis est le premier groupe pour la transformation des excédents de la production laitière française.
À la fin 2023 et au début 2024, nous avons constaté, avec notre organisation de producteurs (OP), que notre système d'achat de lait et de transformation des excédents laitiers induisait une grande volatilité du prix du lait. En 2023 et 2024, les cours étaient au plus bas et le prix du lait de Lactalis s'établissait à un niveau - momentanément - inférieur à celui de nos concurrents. Nos producteurs, s'opposant à cette volatilité, ont voulu que le calcul du prix soit revu. Nous leur avons alors indiqué qu'une nouvelle formule tendant à privilégier le prix nous obligerait à réduire les volumes, puisque les difficultés de la filière de gestion des excédents entraînaient des pertes. La décision de réduction des volumes qui a été prise, après analyse par notre groupe, a donc été la conséquence des discussions que nous avons menées avec les producteurs, qui souhaitaient diminuer la volatilité du prix du lait.
Ce plan de réduction des volumes court jusqu'en 2030 ; il est donc de long terme et s'accompagne de notre engagement de trouver des solutions pour l'ensemble des producteurs. Ne pouvant bien évidemment rencontrer nos concurrents pour régler ces problèmes, nous avons accompagné notre OP, en prenant les frais à notre charge, afin qu'une société trouve une solution pour tous ces producteurs. Actuellement se déroule la phase concrète durant laquelle ils doivent contracter avec un nouveau partenaire. Nous sommes très optimistes et confiants dans le fait que tous auront bientôt trouvé une solution. Dans l'est de la France et le sud-ouest de la région des Pays de la Loire, 290 agriculteurs sont concernés, ce qui représente une production de 160 millions de litres de lait. Cette première phase durera dix-huit mois.
De même que nous vendons dans les pays ce que nous y produisons, nous n'exportons pas depuis le Brésil, où nous nous sommes en effet fortement développés. Tout ce que nous produisons au Brésil, pays déficitaire sur le plan laitier, y est vendu, ce qui nous permet de répondre à la demande des consommateurs. De ce point de vue, le Mercosur est plutôt une opportunité pour les producteurs laitiers européens.
Nous exportons beaucoup depuis la France, qui est avec l'Italie l'un des seuls pays exportateurs du groupe, du fait de sa tradition laitière et fromagère, que nous mettons en avant dans tous les pays où nous sommes implantés. Quant aux autres pays où nous avons des usines, ils sont plutôt importateurs.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je dispose à peu près des mêmes chiffres que vous pour la région Grand Est et le sud des pays de la Loire : vous avez parlé de 290 producteurs concernés ; j'ai le chiffre de 272 producteurs.
Vous avez évoqué un préavis pour réduire de 160 millions de litres de lait la production d'ici à 2026. Évoquant cette réduction de la collecte, le directeur général de la coopérative laitière de Lorraine et l'Alsace a dit qu'il ne savait pas quelle solution les producteurs allaient trouver et qu'il s'agissait d'un plan social décidé unilatéralement par Lactalis, qui porte sur 9 % de cette collecte, ce qui est extrêmement rude. D'autant qu'il s'agit, entre autres, de territoires reculés - vous avez indiqué être attaché au « très local » -, où l'emprise de Lactalis est très forte. On voit donc mal comment les producteurs pourraient trouver un autre débouché pour leur lait.
En 2018, lorsque je m'étais rendu en Mayenne, à Laval, j'ai pu constater l'emprise de l'empire Lactalis. Quasiment tous les habitants ont un membre de leur famille qui y travaille. Les producteurs de lait de ce territoire disaient : « Si demain Lactalis nous lâche, nous serons en très grande difficulté. »
Concrètement, quel débouché autre que Lactalis les 900 producteurs de lait concernés, à l'échelle du pays, pourront-ils trouver ?
Il est vrai que le Brésil n'est pas aujourd'hui exportateur de lait. Vous y occupez aujourd'hui la troisième place de votre secteur, et peut-être serez-vous bientôt le premier sur le marché local brésilien. Mais qu'en sera-t-il demain ? Si l'accord de libre-échange UE-Mercosur était adopté et si, de ce fait, les tarifs douaniers étaient abaissés sur un certain nombre de produits, ne serait-il pas plus intéressant pour Lactalis de collecter le lait dans ce pays, de le transformer et de l'exporter vers l'UE ? Quelle est votre vision de l'avenir ?
M. Olivier Rietmann, président. - En Haute-Saône, où je suis élu, 4 millions de litres de lait étaient collectés par Lactalis. On y trouve de grandes exploitations de plaine, facilement accessibles pour les collecteurs, mais aussi, dans la région des mille étangs au nord du département, des fermes isolées et de taille modeste dont le mode d'agriculture est très extensif ; ces dernières sont les plus impactées par la décision de réduction des volumes collectés, car les autres collecteurs ne veulent pas y aller.
Cette décision sera-t-elle tranchante, sans considération de la suite des événements pour ces petits agriculteurs ? Une solution individuelle sera-t-elle trouvée, avec votre aide, pour chaque producteur de lait, notamment les plus fragiles, dans ces territoires ruraux dont vous êtes l'un des plus grands acteurs ?
M. Emmanuel Besnier. - Cette décision de réduction de la collecte était très lourde à prendre, et nous en suivons au quotidien les effets. Nous l'avons dit publiquement, nous veillerons à ce que tous les producteurs trouvent une solution. Compte tenu des retours qui nous parviennent, nous sommes confiants. L'Union nationale des élus locaux (Unel) a d'ailleurs publié un communiqué de presse, hier, indiquant qu'il y aurait une solution pour tous.
Les contrats qui nous lient aux producteurs ont une durée de douze mois, mais nous avons prévu un délai supplémentaire par rapport au cadre légal : la dénonciation des contrats, annoncée au mois de février dernier, court sur une période de dix-mois, afin que les producteurs puissent trouver une solution ; cela fait partie de notre engagement. Dans la région Grand Est notamment, qui n'est pas le territoire où nous sommes les plus présents, plusieurs entreprises ont ainsi la volonté de développer la collecte.
Par ailleurs, contrairement à ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur, Lactalis n'est pas dominant dans l'Ouest, même si nous sommes un très gros employeur en Mayenne, qui est l'un des trois premiers départements laitiers - il s'y produit plus d'1 milliard de litres de lait, et Lactalis représente 25 % de la production laitière. Mais il est vrai que la Mayenne est le berceau du groupe et nous sommes fiers de la position que nous y occupons.
Le Brésil, où Lactalis est leader sur le marché des produits laitiers, est un immense pays qui compte 200 millions de consommateurs ; le potentiel de consommation est très important. Notre objectif est de nous y développer et d'apporter notre expertise. Vous exprimiez des craintes à propos d'éventuelles exportations vers l'UE, mais l'un des premiers pays exportateurs au niveau mondial serait plutôt la Nouvelle-Zélande, très compétitive et au mode d'agriculture extensif. À cet égard, nous étions opposés à l'accord de libre-échange qui a été conclu entre l'UE et ce pays. Au Brésil, en revanche, la production laitière est réduite.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Si l'on ne collecte plus en France, il faudra bien importer du lait...
Si les aides nationales sont contrôlées fiscalement mais peu ou pas évaluées et suivies, les aides locales, elles, sont davantage contrôlées, avec des objectifs plus clairs. Je citerai trois exemples.
Dans le Calvados, le conseil départemental avait prévu d'accorder une subvention de 250 000 euros pour l'extension de l'usine Lactalis de Saint-Martin-des-Entrées. Cette aide a été suspendue en raison de préoccupations liées aux pratiques de l'entreprise, aux conditions de travail des producteurs de lait et aux enjeux environnementaux.
En Mayenne, en 2020, la région des Pays de la Loire a accordé une subvention de 840 000 euros à votre entreprise pour la modernisation d'une usine en Mayenne, plus précisément pour la création d'une nouvelle unité de production de caséine. Ce projet a permis la création de deux emplois, ce qui représente un coût de 420 000 euros par emploi ; la presse régionale n'a pas manqué d'en parler...
En Bretagne, entre 2016 et 2017, la région vous a attribué une subvention de 2,3 millions d'euros pour le développement du site Lactalis de Retiers. Cette subvention a fait l'objet de critiques en raison de la pollution par l'usine de la rivière de la Seiche.
Un groupe aussi puissant que le vôtre a-t-il besoin d'aides locales, en plus des aides nationales et des divers dispositifs existants dont bénéficient toutes les entreprises ? Ne pourrait-on pas plutôt concentrer ces aides départementales et régionales sur les très petites entreprises (TPE) et les PME ?
Lorsqu'une entreprise est sanctionnée en raison de mauvaises pratiques environnementales ou sociales, est-il justifié, selon vous, de suspendre les subventions dont elle bénéficie ?
M. Olivier Rietmann, président. - Pour les aides publiques d'État, faudrait-il créer un guichet unique au niveau de la préfecture de région ?
M. Emmanuel Besnier. - Je suis plutôt opposé à la concentration des aides locales sur les petites et moyennes entreprises au détriment des grands groupes. En effet, concernant Lactalis, nos fromageries sont de la taille d'une PME et sont en concurrence frontale avec des petites et moyennes entreprises. Or nos clients étant demandeurs de compétitivité, je suis favorable à une équité des aides accordées, quelle que soit la taille de l'entreprise, dès lors que celle-ci fabrique les mêmes produits et est soumise aux mêmes contraintes que ses concurrents.
Monsieur le rapporteur, vous avez pris l'exemple du Calvados. Je conteste vos propos concernant des problèmes sociaux rencontrés par les producteurs travaillant avec nous...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Il ne s'agit pas de « mes » propos !
M. Emmanuel Besnier. - Disons des propos rapportés par la presse...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour ce qui concerne le Calvados, je citais un communiqué de la Banque des territoires, pour la Mayenne, un article de 20 Minutes, et pour la Bretagne, un article de La Tribune.
M. Emmanuel Besnier. - S'agissant de la subvention qu'avait prévu de nous accorder le département du Calvados, la région a décidé qu'il n'y aurait pas un sou pour Lactalis, même si nous sommes un gros investisseur local. Cette décision n'avait aucun fondement. Encore une fois, je réfute totalement les propos qui ont été tenus à notre encontre. Nous avons d'ailleurs réalisé dans cette région le plus gros investissement du groupe de ces dernières années : 90 millions d'euros pour un site de l'Orne. Que la région ait invoqué les motifs que vous venez de rapporter pour justifier l'absence de subvention, c'est un autre problème...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons auditionné deux présidents de région, l'une de gauche, Mme Carole Delga - également présidente de Régions de France -, et l'autre de droite, M. Xavier Bertrand. Tous deux nous ont indiqué qu'il arrivait que des subventions accordées ne soient pas versées au motif du non-respect d'engagements pris, et que, dans de très rares cas, le remboursement de subventions versées pouvait être demandé. Dans l'exemple que j'ai cité vous concernant, un département et une région vous ont accordé une subvention, puis ont décidé de la suspendre et de ne pas la verser. Cela arrive très rarement !
M. Emmanuel Besnier. - Je suis pour que les aides locales soient accordées de façon équitable entre toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, dès lors qu'elles sont concurrentes.
Un guichet unique ne pourrait qu'améliorer la compréhension par les entreprises de leurs droits en matière de subventions.
M. Olivier Rietmann, président. - Votre groupe va-t-il contribuer à la surtaxe exceptionnelle pour les grandes entreprises, prévue dans la loi de finances pour 2025, et à quelle hauteur ?
M. Olivier Savary. - Cette contribution additionnelle augmentera le taux de l'impôt sur les sociétés (IS) d'un peu plus de 40 %. L'application de cette taxe se fera sur la moyenne des résultats de 2024 et 2025. Pour 2023, notre contribution additionnelle sera de 20 millions d'euros.
M. Thierry Cozic. - La subvention accordée en 2020 à Lactalis par la région des Pays de la Loire, à hauteur de 840 000 euros, avait suscité des critiques, notamment parce que deux emplois seulement avaient été créés. Les dispositifs d'aides publiques ne devraient-ils pas être assortis de contreparties solides sur les plans écologique, social, fiscal et sanitaire ?
Quelle est votre stratégie lorsque vous sollicitez des financements ? Existe-t-il un cadre avant la mise en oeuvre de contreparties ? Quel est l'impact pour la société dans son ensemble ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Une majorité de dirigeants de société estiment que les aides publiques de l'État sont indispensables, mais aussi stratégiques pour garantir la compétitivité des entreprises françaises à l'international. Ils invoquent la nécessité de compenser les écarts de fiscalité entre les différents pays, de soutenir l'innovation et de préserver l'emploi industriel sur le territoire national. Le montant des aides publiques que vous avez obtenues n'est pas substantiel. Pour autant, que pensez-vous de l'analyse que je viens d'exposer ?
M. Olivier Bitz. - Lactalis a investi massivement dans l'Orne, à hauteur de 90 millions d'euros au cours des dix dernières années, sur le site de Domfront, où 500 000 camemberts sont produits par jour. Ce site représente 500 emplois directs, 150 créations d'entreprises et 900 exploitations agricoles à 35 kilomètres à la ronde, qui vivent grâce à cette unité de production. Même si nous sommes toujours attentifs au prix du lait, un point d'équilibre semble avoir été trouvé.
S'agissant du projet de Domfront, quelle est la part d'argent public consacré à cet investissement absolument majeur pour notre territoire, ce qui le rend très dépendant de votre groupe, sans lequel il serait en déprise ?
M. Daniel Fargeot. - Pendant plusieurs années, Lactalis n'a pas publié ses comptes. Cela a-t-il constitué un obstacle à l'obtention d'aides publiques ?
M. Michel Masset. - Où se situe la marge de Lactalis par rapport à la progression de son chiffre d'affaires ? Cette augmentation de votre chiffre d'affaires, et peut-être de votre marge, a-t-elle un lien, direct ou indirect, avec les aides perçues de l'État ?
M. Lucien Stanzione. - Lorsque vous percevez des aides, et si les résultats sont bons, comment la plus-value et les bénéfices sont-ils redistribués ? Votre famille engrange-t-elle les bénéfices ? Ou remboursez-vous les aides perçues, qu'elles proviennent de l'État ou de la région ? Quelle est votre philosophie à cet égard ?
M. Olivier Rietmann, président. - Êtes-vous engagés dans la recherche relative à la fermentation de précision, qui doit permettre de fabriquer des « produits laitiers sans lait », et touchez-vous des aides publiques à ce titre ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Lactalis ne recevant pas d'aides publiques très élevées, sait-on de quel montant d'aides bénéficie la chaîne d'approvisionnement constituée par les producteurs et des coopératives ? Y a-t-il un transfert de ces aides ?
M. Emmanuel Besnier. - S'agissant des contreparties aux aides, il convient de les mesurer en évaluant l'efficacité des aides en termes d'emploi et d'activité économique sur le territoire.
Deux tiers des aides que nous percevons sont des aides sociales portant sur les salaires et les charges, ce qui nous permet de compenser la charge excessive, spécifiquement française, qui pèse sur les entreprises et de rester compétitifs par rapport à nos concurrents européens
L'aide de 840 000 euros qui nous avait été accordée par la région des Pays de la Loire a permis de moderniser à Mayenne un outil vieillissant qui datait des années 1970, et de créer, soit dit en passant, un peu plus de deux emplois, mais surtout de pérenniser la collecte de lait et les emplois. Nous sommes donc favorables à une bonne évaluation des aides et de leurs contreparties.
Concernant le caractère stratégique des aides, Lactalis bénéficie de très peu d'aides pour la partie liée aux investissements. En revanche, dans l'environnement international dans lequel nous évoluons, il est très important que nous soyons compétitifs par rapport à nos concurrents allemands, italiens et espagnols. Les réductions de charges dont nous bénéficions sont donc indispensables pour continuer à exporter nos produits. Pour autant, nous préférerions une baisse des charges à des aides destinées à compenser des charges excessives !
À Domfront, nous avons réalisé il y a cinq à six ans l'un des plus gros investissements du groupe, à hauteur de 90 millions d'euros, afin de moderniser et de rénover les équipements et d'augmenter les capacités de production de ce site principal de fabrication du camembert Président. L'effectif de la fromagerie a été augmenté - 150 personnes supplémentaires - et cet investissement a eu des répercussions indirectes sur les sous-traitants et les producteurs de lait. Lactalis n'a bénéficié d'aucune aide pour réaliser cet investissement, si ce n'est une aide de 100 000 euros de l'agence de l'eau pour la station d'épuration. Or, dans le même département, nos concurrents ont touché beaucoup plus de subventions, alors que leurs investissements étaient bien moindres.
L'accroissement de notre chiffre d'affaires l'année dernière est lié à l'augmentation de nos prix et de nos volumes. Notre industrie réalise de faibles marges, de l'ordre de moins de 2 % de résultat net. L'augmentation de nos prix est liée à la hausse des coûts, notamment ceux des matières premières : le prix du lait a augmenté en 2024 au niveau mondial, et en France en particulier, ce que nous avons répercuté en partie. Nos marges ont été un peu moins importantes en 2024 qu'en 2023. Je le répète, les aides dont nous bénéficions permettent de compenser le coût excessif du travail dans notre pays.
En tant qu'entreprise familiale, nous avons fait le choix de toujours réinvestir les résultats de l'entreprise en faveur de son développement. Il n'y a donc aucun lien entre les aides que nous percevons et une quelconque redistribution.
Concernant la fermentation de précision et les nouvelles molécules qui permettraient d'obtenir des protéines comparables au lait, nous ne menons pas de recherche en ce domaine. Notre objectif est depuis toujours de valoriser la production de lait, qui est une matière première si exceptionnelle qu'il sera difficile de l'imiter, et de travailler avec les producteurs. Par ailleurs, la fabrication de ces nouveaux produits posera un problème d'appellation.
J'ai été interrogé sur la chaîne des producteurs. Ce que nous payons aux producteurs de lait ne constitue qu'une partie de leur revenu. En effet, ils bénéficient notamment des aides de la politique agricole commune (PAC). Nous ne connaissons pas l'ensemble des aides qu'ils reçoivent ; il faudrait s'adresser à la FNPL pour obtenir cette information.
M. Daniel Fargeot. - Vous n'avez pas répondu sur la non-publication de vos comptes jusqu'en 2018, qui aurait pu faire obstacle à l'obtention d'aides publiques. Ce point relatif à la conditionnalité des aides est important pour notre commission d'enquête.
M. Emmanuel Besnier. - À cette époque, nous déposions nos comptes auprès de l'administration dans le cadre de la procédure d'obtention de ces aides. La transmission des comptes est en effet une condition pour en bénéficier, et nous l'avons toujours fait.
M. Olivier Rietmann, président. - La loi va plus loin : elle dispose qu'il faut publier les comptes. Vous ne faisiez qu'une partie du chemin, ce qui ne vous a pas empêché d'obtenir des aides publiques.
M. Emmanuel Besnier. - À l'époque, oui.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce point est très important : le fait de ne pas respecter la loi pendant maintes années et de préférer payer une amende plutôt que de publier vos comptes ne vous a pas empêchés de toucher des aides publiques. Il a fallu mener une bataille homérique pour obtenir que vos comptes soient publiés !
Pour ce qui concerne le règlement du différend avec l'administration fiscale, la réalité est plus complexe que ce vous avez bien voulu en dire... Du fait de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, je n'évoquerai pas l'enquête pénale pour fraude fiscale aggravée et blanchiment de fraude fiscale aggravée, notamment la perquisition menée à votre domicile, monsieur Besnier, et dans plusieurs de vos sociétés, portant sur plusieurs centaines de millions d'euros durant la période 2009-2020.
Je parlerai en revanche du règlement du différend avec le fisc, à hauteur de 475 millions d'euros sur la période 2006-2019.
Quand vous émettez une facture pour un agriculteur, il y a pendant quarante-cinq jours une dette fictive qui remonte à BSA France, mais aussi à BSA International, en Belgique, laquelle société organise les créances et les emprunts entre filiales. Ces créances et emprunts sont transmis à une société au Luxembourg, elle-même épaulée par la Société Générale Bank & Trust (SGBT), qui est, selon l'Autorité de l'Union européenne en charge de la lutte contre le blanchiment de capitaux, basée à Francfort, « l'expert des experts de l'évasion fiscale et des créances offshore ». Disant cela, je m'appuie sur plusieurs enquêtes journalistiques, dont la plus poussée a été menée par le site web d'investigation Disclose.
La possibilité d'un tel règlement de différend sur une longue période permet à un certain nombre d'entreprises, dont la vôtre, de minorer l'impôt, puis de choisir un règlement à l'amiable plutôt que d'aller au procès. Pensez-vous qu'une entreprise ayant fait l'objet d'une telle procédure et d'une enquête - celle qui vous concerne a duré six ans - puisse continuer à solliciter des aides publiques ?
M. Emmanuel Besnier. - Le montage que vous avez décrit est totalement inexact. Il est le fruit de l'imagination de la Confédération paysanne, qui a en effet été relayé par Disclose, et il ne concerne en aucun cas la discussion que nous avons eue avec l'administration fiscale.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez le droit de réfuter tout ce qu'ont établi les enquêtes journalistiques, les élus locaux, les lanceurs d'alerte...
M. Emmanuel Besnier. - Je le réfute.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout le monde à tort, sauf vous !
M. Emmanuel Besnier. - Vous évoquiez la conditionnalité des aides. Lactalis est un très gros contributeur fiscal et social. Notre taux effectif est très important, et la France est le pays où l'on paye le plus d'impôts. Au regard de cette charge fiscale, nous serions de bien mauvais optimisateurs fiscaux... Nous sommes très contents de payer beaucoup d'impôts.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Votre réponse est un peu courte...
L'information relative au montant de 475 millions d'euros portant sur la période 2006-2019 est-elle exacte ?
M. Emmanuel Besnier. - Elle est exacte, mais le règlement d'ensemble avec le fisc porte sur un problème de financement de notre développement international.
Tout le lait que nous achetons en France l'est par le groupe Lactalis. BSA et BSA International, qui sont des sociétés du groupe, n'ont jamais vu transiter une seule facture de lait ! Cette cabale n'a rien à voir avec la réalité.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez le droit d'être en désaccord avec cette information...
M. Emmanuel Besnier. - Elle est fausse.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour ma part, je la maintiens.
Pour la période 2006-2019, il y a bien eu un différend avec le fisc portant sur la somme de 475 millions d'euros ?
M. Emmanuel Besnier. - C'est vrai.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le fisc a donc bien trouvé une difficulté.
M. Emmanuel Besnier. - Oui, mais pas pour la raison que vous avez évoquée.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Et le parquet national financier (PNF) a ouvert une enquête pénale pour fraude fiscale aggravée et blanchiment de fraude fiscale aggravée...
M. Emmanuel Besnier. - Oui, sur la base d'une plainte de la Confédération paysanne.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces deux informations sont donc exactes.
M. Olivier Savary. - Les allégations parue dans Disclose sont basées sur un schéma imaginaire selon lequel les fonds de la collecte de lait en France seraient transférés au Luxembourg et en Belgique. Une enquête a établi la réalité des faits. Un règlement d'ensemble est intervenu avec l'administration fiscale pour clôturer des discussions sur des schémas complexes de fiscalité internationale, ce qui a mis fin au contentieux et à une forme d'incertitude juridique.
On parle ici de structures qui n'interviennent en rien dans la collecte du lait en France, mais qui sont intervenues en 2006 pour participer au financement du développement international du groupe.
La question discutée avec l'administration fiscale concerne la territorialité de l'impôt et les intérêts facturés sur des prêts ayant permis, à un moment donné, de financer notre développement international. Cela n'a absolument rien à voir avec la collecte de lait en France, laquelle est faite chaque mois et donne lieu à des factures ainsi qu'au paiement des producteurs chaque décade.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Puisque tout est faux, vous auriez dû aller jusqu'au procès ; vous n'auriez pas eu à payer cette amende...
M. Olivier Savary. - Les allégations que vous évoquez sont fallacieuses.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Elles ont tout de même conduit à un règlement de différend.
M. Olivier Savary. - Pour un sujet qui n'a rien à voir, je le répète.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Et le montage ?
M. Olivier Savary. - Vous faites état d'un montage imaginaire. Avec l'administration fiscale, les incertitudes pesaient de part et d'autre, et nous avons souhaité en responsabilité éviter les démêlés judiciaires pour nous concentrer sur le développement international.
M. Emmanuel Besnier. - Et ces 475 millions d'euros ne font pas partie du milliard de contribution dont on parle...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Un milliard et demi, alors...
M. Olivier Rietmann, président. - Cela prouve que la loi devrait être plus simple ; il y aurait moins matière à interprétation et à discussions.
Lorsqu'il y a une forte suspicion de fraude, l'État doit-il suspendre tous les dossiers et instructions liés aux demandes d'aides publiques ?
M. Emmanuel Besnier. - Cela ne me poserait pas de problème.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, messieurs, pour vos propos qui enrichiront nos réflexions, ainsi que pour votre disponibilité et votre effort de transparence.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 20.