Mardi 17 juin 2025

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Audition de Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de Géorgie

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes très heureux, chère Salomé Zourabichvili, de vous accueillir au Sénat. Chacun connaît votre proximité avec la France, où vous avez vécu et dont vous avez été l'ambassadrice à Tbilissi, avant de devenir la ministre des affaires étrangères puis la cinquième Présidente de la Géorgie.

Il y a un an, j'avais conduit une délégation de notre commission des affaires européennes à Tbilissi. Nous étions déjà très préoccupés par l'évolution de la situation politique de votre pays, six mois avant les élections du 26 octobre, qui ont confirmé nos premières impressions et vos propres prédictions. Vous nous aviez en effet reçu à la « Maison Blanche », siège de la Présidence de la République, où vous nous aviez exprimé sans détour votre analyse de la fameuse loi sur les influences étrangères, qui venait alors d'être adoptée, avant que vous n'y opposiez votre véto constitutionnel, et que vous appeliez déjà, non sans raison, la « loi russe ».

Nous ne vous avions pas caché notre perplexité, notre déception et nos inquiétudes, après avoir rencontré le Premier ministre et plusieurs collègues du Parlement d'alors, membres du Rêve Géorgien, qui professaient encore une foi européenne intacte, que nous avions du mal à accorder avec leurs actions en cours. Nous avons été les témoins des premières manifestations, massives, contre cette fameuse loi, par des citoyens brandissant côte à côte les drapeaux européen et géorgien, mais aussi de manifestations pro-gouvernementales savamment orchestrées. Nous avions alors conscience, comme nous en avions fait part à notre retour, d'observer un véritable « basculement ».

Nos collègues Pascal Allizard, Claude Kern, Didier Marie et Olivier Bitz, qui ont participé à la mission électorale en octobre dernier, n'ont pu que corroborer cette première mais profonde impression d'un nouvel épisode de « la tragédie géorgienne », pour reprendre le titre de votre ouvrage paru il y a une quinzaine d'années.

Le rapport de la mission d'observation électorale coordonnée par Pascal Allizard avait souligné les irrégularités constatées le jour du vote, tout en recommandant des voies possibles de dialogue et d'améliorations qui n'ont pas été empruntées.

Le 14 décembre 2024, un collège électoral restreint a élu Président de Géorgie M. Mikhaïl Kavelachvili - dont vous contestez la légitimité. Si vous avez accepté de quitter le palais présidentiel, vous affirmez toujours être la seule Présidente légitime.

Sa situation géographique rend votre pays particulièrement vulnérable à la Russie, laquelle occupe environ 20 % de votre territoire, avec une volonté d'affirmer ses frontières que nous avions pu constater en rendant visite à la mission de surveillance de l'Union européenne en Géorgie.

C'est maintenant la vocation européenne de votre pays qui est clairement menacée par l'orientation du gouvernement actuel, malgré l'élan populaire en faveur de l'adhésion à l'Union européenne.

Alors que la Géorgie avait obtenu le statut de pays candidat à l'Union européenne en décembre 2023, le processus d'adhésion a de fait été suspendu par le gouvernement géorgien en novembre 2024, et ce en théorie jusqu'en 2028.

La Géorgie s'éloigne également du Conseil de l'Europe, sa délégation parlementaire ayant décidé de suspendre sa participation à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (ACPE) après les critiques formulées en janvier dernier sur l'évolution de la situation en Géorgie.

Claude Kern, qui a été pendant plusieurs années le rapporteur de l'APCE pour la Géorgie, nous avait rendu compte des tensions apparues au Conseil de l'Europe et de la visite de suivi qu'il avait effectuée à Tbilissi en janvier 2025, au cours de laquelle il avait observé l'extrême polarisation du pays, la brutalité de la répression policière et des violations des droits de l'homme.

La semaine dernière, à Varsovie, la conférence des commissions des affaires européennes de l'Union européenne (COSAC) a réaffirmé son soutien au peuple géorgien dans son cheminement vers l'Europe. Elle a redit sa vive préoccupation concernant la voie empruntée par le gouvernement géorgien, qui va à l'encontre des valeurs et des principes sur lesquels l'Union européenne est fondée.

Elle a en outre appelé la Géorgie à adopter des réformes démocratiques, globales et durables, conformément aux principes fondamentaux de l'intégration européenne.

Cette perspective vous apparaît-elle encore possible à court terme ? Madame la Présidente, des voies de dialogue et d'apaisement sont-elles envisageables ? Comment analysez-vous l'évolution du gouvernement géorgien et du parti du Rêve Géorgien ? Les valeurs européennes et la perspective européenne de la Géorgie, qui nous avaient semblé assez largement partagées lors de notre mission l'an dernier, le sont-elles encore autant dans le contexte de répression qui s'abat sur la Géorgie ?

M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Je m'associe au président Rapin pour souhaiter la bienvenue à Mme Salomé Zourabichvili, que nous avons le plaisir et l'honneur de recevoir cet après-midi.

Depuis les élections de l'automne dernier et la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne le 26 octobre par le gouvernement issu du Rêve géorgien, la situation politique en Géorgie est très préoccupante. Elle l'est d'abord pour les Géorgiens bien sûr, mais aussi pour la stabilité d'une région hautement stratégique.

Les manifestations se poursuivent, la répression des manifestants a pris de l'ampleur. La nouvelle loi sur l'enregistrement des agents étrangers est entrée en vigueur le 1er juin. Le gouvernement a beau dire que son dispositif est d'inspiration américaine ; son application, elle, sera d'inspiration russe. La Commission européenne a raison de dire qu'il s'agit d'un grave revers démocratique mettant en péril l'adhésion de la Géorgie à l'Union européenne.

Les accusations criminelles se multiplient déjà contre les manifestants et les personnalités civiles qui les soutiennent. L'une des principales chaînes de télévision a été contrainte de cesser son activité le 1er mai. Les partis d'opposition sont menacés. L'entrée sur le territoire géorgien devient même plus difficile.

La majorité au pouvoir rejette les demandes de réformes de l'Union européenne, les considérant comme un chantage politique, et considère que l'opposition est une forme de parti de l'étranger visant à entraîner le pays dans une guerre ouverte avec la Fédération de Russie.

Dans ce contexte de tension croissante entre le pouvoir et la population, la convocation de nouvelles élections est souhaitable : la croyez-vous possible, Madame la présidente Zourabichvili, et à quelles conditions ? À l'automne dernier, vous aviez dénoncé un système de fraude sophistiqué, inspiré des méthodes russes, et déposé en vain un recours devant la Cour constitutionnelle pour obtenir l'annulation des résultats.

Pourriez-vous nous donner des détails sur le fonctionnement des institutions sous le contrôle du Rêve géorgien dans ce contexte ? Si la voie électorale n'est pas praticable, comment voyez-vous l'évolution de la société et des institutions politiques de votre pays ?

Nous souhaiterions mieux comprendre les ressorts des actions engagées par la Russie pour déstabiliser certains États, dans le Caucase comme dans l'Union européenne...

Quelles mesures, enfin, l'Union européenne d'une part, et la France d'autre part, pourraient-elles prendre pour accompagner votre pays dans une transition politique apaisée ?

Mme Salomé Zourabichvili, cinquième présidente de Géorgie. - Merci pour votre accueil. Vous faites une description assez complète de la situation actuelle et de son évolution depuis deux ans. L'introduction de la première « loi russe », qui a été retirée puis réintroduite, a marqué une première inflexion très négative, qui a été accompagnée d'une rhétorique très virulente contre nos partenaires, tantôt européens, tantôt américains, dans une alternance qui n'a laissé personne de côté, cela continue ces derniers temps avec des attaques très directes contre les ambassadeurs européens - l'ambassadrice française en a fait l'objet il y a peu, les Britanniques subissent en ce moment même les attaques les plus virulentes, les Allemands en ont fait les frais et l'ambassadeur de l'Union européenne également ; quant aux deux ambassadrices américaines, elles ont eu aussi leur part. La population géorgienne est surprise que les pays européens ne réagissent pas contre ces attaques ad hominem, on a le sentiment que ces ambassadeurs de nos pays amis et partenaires devraient se défendre davantage et qu'ils ne devraient pas accepter de se laisser humilier comme cela se passe actuellement.

Cette dérive est parallèle à la guerre en Ukraine, c'est difficile d'expliquer exactement pourquoi mais ce que l'on voit, c'est qu'avec cette guerre, la pression russe s'est accentuée en Géorgie. La Russie tente de prendre en main ce pays qui a toujours été une proie pour elle. Pour ce faire, la Russie a utilisé un intermédiaire géorgien, un oligarque avec lequel elle avait des liens. C'est sans doute la meilleure explication de ce changement très brutal qui s'est produit, avec une crise politique qui a éclaté avec la fraude électorale et l'instauration d'un gouvernement qu'une grande partie de la population et de la classe politique considère comme illégitime. Ce qui a déclenché la protestation qui se poursuit depuis plus de 200 jours, ce n'est pas seulement la fraude électorale, mais également le caractère anticonstitutionnel de la déclaration du Premier ministre qui a coupé les ponts avec l'Union européenne - il a d'abord voulu rompre complètement avec l'Europe puis il a dû revenir en arrière, face à la réaction très vive de l'Union européenne et de la population géorgienne, pour déclarer qu'il s'agissait plutôt d'un report, qu'on verrait en 2028. En réalité, cette déclaration contredit l'article 78 de la Constitution géorgienne, qui impose à toutes les institutions de faire tout ce qu'elles peuvent pour faciliter et promouvoir l'intégration européenne et l'intégration dans l'Otan. Cet article constitutionnel avait été introduit par le Rêve géorgien. Il est aujourd'hui bafoué et c'est ce que la population n'accepte pas : depuis l'indépendance, les sondages montrent que 80 % des Géorgiens restent fidèles à cette aspiration européenne. Et c'est bien pourquoi les autorités actuelles - le Rêve géorgien, qu'on appelle aussi « le cauchemar russe » - ont fait des déclarations positives sur l'Europe, ce qu'elles font de moins en moins il est vrai. L'aspiration européenne est vive y compris parmi ceux qui soutiennent le régime, ce qu'ils font pour des raisons d'intérêt direct. Les familles, les jeunes générations, tout le monde a envie de continuer à regarder vers l'Europe. C'est l'ambition de la Géorgie depuis des décennies, depuis la première indépendance au début du siècle dernier et même avant, dans les différentes étapes de la construction de la Géorgie - elle s'est toujours tournée vers l'Europe parce qu'il n'y avait pas d'autre perspective pour ce pays isolé dans un monde islamique puis dans un monde communiste.

La protestation de la population a été déclenchée par le fait que les autorités actuelles ont violé la perspective européenne et qu'elles mènent une dérive autoritaire extrêmement rapide. Vous en aviez vu des signes préoccupants lors de votre séjour à Tbilissi, nous n'en sommes plus là du tout, il n'y a plus d'interrogations, toutes les décisions du pouvoir en place vont à l'encontre des recommandations européennes et se détournent de la voie européenne. Le régime, que ce soit par sa rhétorique ou par les lois qu'il fait adopter, reproduit ce que les autorités russes ont fait en Russie pour réduire au silence la société civile et l'opposition politique. Les lois répressives sont adoptées avec une telle rapidité qu'elles ne peuvent qu'être importées directement, il n'y a aucun débat au Parlement, l'adoption se fait généralement en deux jours sans aucune consultation de la société civile, alors que notre procédure parlementaire prévoit une telle consultation. Tout se passe en circuit fermé, puisque dans ce Parlement ne siègent que le parti au pouvoir et deux de ses satellites. Les élus ne viennent pas pour débattre et délibérer, mais pour voter comme on leur dit de voter. Et c'est ainsi que les lois répressives s'étendent toujours plus, les plus récentes concernant les réseaux sociaux, après la mise au pas des médias et des organisations non gouvernementales - quelle que soit leur activité, on ne parle pas seulement des organisations liées à la vie politique ou électorale, toutes les associations sont concernées, cela touche l'ensemble de la vie civile géorgienne.

Si, sur un réseau social, vous diffusez une opinion que le régime qualifie d'insulte envers les responsables politiques, du parti au pouvoir ou du Parlement, si vous avez émis des critiques même il y a des mois, vous pouvez être condamné à une amende et vous faire convoquer par le procureur. C'est ce qui est arrivé à 17 personnes, des journalistes, des élus, des activistes : le procureur leur reproche tel ou tel propos et ils ne peuvent pas se défendre ; il n'y a pas de tribunal auquel on puisse recourir pour contester l'amende ou la détention administrative. Il y a peu de presse écrite en Géorgie, la télévision et les réseaux sociaux délivrent l'information et sont très importants pour la société civile : ce sont eux que le régime attaque avec cette censure. Une commission spéciale d'enquête censée juger des crimes du régime précédent a été créée au Parlement et elle a commencé à convoquer des responsables politiques. Certains ont décidé de ne pas se rendre devant cette commission qu'ils considèrent illégitime. Le régime les condamne alors à une amende d'environ 20 000 euros. Certains la payent, d'autres pas, ce sont des choix politiques - en tout état de cause, le fait de payer l'amende ne suspend pas les poursuites et déjà trois leaders politiques sont en prison après avoir refusé de payer cette amende. On attend le sort de ceux qui ont payé, le tribunal devant se prononcer dans les semaines qui viennent.

Nous sommes donc dans une phase où pratiquement tout le monde peut être convoqué par cette commission. Elle est présidée par l'ancienne ministre de la Culture, ancienne élève de l'ENA qui a reçu une éducation française et qui a pendant dix ans travaillé à la Cour européenne des droits de l'homme, mais elle est pour nous l'équivalent de Vichinsky : elle se conduit brutalement, ce qui est très mal vécu par les milieux de l'armée par exemple. Elle porte atteinte au prestige de l'État et à sa solidité.

L'espace de liberté politique et civile est donc en train de se réduire comme peau de chagrin, à une très grande vitesse, plus rapidement qu'en Russie lorsque cela s'est produit. Cette dérive autoritaire va à l'encontre de toutes les recommandations faites par l'Union européenne. Une parodie de justice enferme les opposants. Aujourd'hui, 60 jeunes activistes sont en détention préventive, en attente de leur jugement, certains depuis plus de six mois. Une première sentence a été prononcée contre un jeune homme qui avait 20 ans au moment des faits : il a été condamné à quatre ans et demi de prison ferme après y avoir déjà passé 6 mois, alors qu'il n'a, selon son avocat, rien fait de répréhensible pénalement. Il est probable que les tribunaux suivront la même procédure pour les 60 autres jeunes activistes emprisonnés, ainsi que pour les responsables politiques en détention administrative ou provisoire.

Ces arrestations créent un climat très lourd et renforcent le sentiment que cette dérive n'est pas seulement une crise autoritaire de la Géorgie, mais qu'elle répond à une stratégie menée par la Russie après l'avoir déjà testée en 2008 lors de son intervention militaire en Géorgie. Elle avait alors échoué car son objectif était d'empêcher la Géorgie de poursuivre son intégration européenne et euro-atlantique. On sait que l'intervention militaire russe a eu plus de succès en Crimée en 2014, ce qui a encouragé la Russie à tenter à nouveau sa chance en 2022 en Ukraine. Cependant, l'Ukraine a démontré que l'intervention militaire n'est pas efficace, la Russie n'atteint pas ses objectifs de guerre, qui étaient de contrôler le pays et d'y installer un gouvernement à sa dévotion - en évinçant Zelensky et en procédant à ce que la Russie appelle la « dénazification » de l'Ukraine.

En Géorgie, les Russes expérimentent une alternative, avec une stratégie hybride utilisant la manipulation électorale, la propagande, l'utilisation de régimes de proxys qui servent les intérêts de la Russie. Les dirigeants du Rêve géorgien sont d'une extrême complaisance avec la Russie ; il n'y a pratiquement aucune critique de la Russie en Géorgie, alors que nos partenaires, qui nous ont aidé depuis trente ans à consolider l'État géorgien, font l'objet des critiques les plus acerbes. La Russie occupe 20 % de notre territoire, mais on ne la critique pas, on en fait même l'éloge, et le Rêve géorgien se rapproche par exemple de l'Iran, rétablit un commerce privilégié avec la Russie. Alors que nous étions parvenus à nous tourner davantage vers la Turquie et vers l'Union européenne, nous revenons vers une dépendance commerciale et énergétique envers la Russie. La Géorgie se rapproche aussi de la Chine, en particulier pour le projet d'un grand port sur la mer Noire, dont les négociations sont secrètes - c'est un défi stratégique pour l'Europe, ce serait la première fois que la Chine s'établirait sur les rives de la mer Noire.

L'Union européenne dit avoir adopté une nouvelle stratégie de la mer Noire, mais elle ne semble pas se préoccuper beaucoup ni du destin de la Géorgie, ni justement des liens privilégiés que le régime géorgien établit avec la Chine. Celle-ci est déjà très présente en Géorgie pour des travaux routiers d'infrastructures, financés par ailleurs par la Banque européenne d'investissement (BEI) ou par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), ainsi que par la Banque asiatique de développement - les Chinois s'y insèrent avec des travaux qui ne satisfont pas le calendrier, ni la qualité ni encore la sécurité des travaux. Des négociations se sont ouvertes également avec les Chinois pour le deuxième aéroport de Tbilissi, qui a intéressé un temps TAV Airports, filiale d'Aéroports de Paris ; on ne sait pas où les choses en sont, l'ancien Premier ministre avait déclaré avoir refusé la proposition de TAV et cessé la négociation avec cette entreprise. Des négociations sont donc en cours avec les Chinois, pour un deuxième aéroport qui s'établirait sur l'emplacement de la base militaire qui servait pour les exercices de l'Otan, exercices qui ont été interrompus depuis un an et demi et ont été transférés en Arménie.

Tout cela crée un contexte stratégique extrêmement préoccupant, pour nous au premier chef, mais aussi pour l'ensemble du Caucase, car l'histoire montre que celui qui tient la Géorgie, tient le Caucase. L'Arménie est concernée très directement et regarde avec inquiétude l'évolution de la situation géorgienne, alors qu'elle a fait des choix très courageux pour s'éloigner de la mainmise russe et se rapprocher de l'Europe. Le courage arménien est remarquable aussi à l'intérieur du pays, en particulier celui du patriarcat d'Arménie, qui tente de se libérer des griffes des services russes, ce que l'église de Géorgie n'a pas encore réussi à faire.

La situation en Géorgie est donc très préoccupante sur le plan de la démocratie et de la politique intérieure, l'État géorgien est pratiquement en train de perdre son indépendance au profit de la Russie - et la situation est tout autant préoccupante sur le plan stratégique, la Géorgie étant incertaine sur son avenir entre l'Europe, la Russie et la Chine, alors même que la dérive qu'elle subit semble être passée inaperçue.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Lors de notre mission en Géorgie, Bidzina Ivanichvili avait pris la parole, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps. Où en est-il ? Tire-t-il encore les ficelles du gouvernement géorgien ?

Mme Salomé Zourabichvili. - Il a repris la parole deux ou trois fois, avec une agressivité et une hostilité croissantes envers l'Occident. Il est très présent dans les esprits, alors qu'il est absent physiquement. Personne ne sait où il se trouve, entre ses cinq propriétés. Il ne se montre nulle part, ce qui laisse penser qu'il est inquiet pour sa sécurité - et si c'est le cas, cela ne peut être qu'une inquiétude vis-à-vis des Russes, qui ont l'habitude de se débarrasser de leurs partenaires quand ils les pensent devenus moins utiles. Bidzina Ivanichvili est très préoccupé par sa longévité physique, comme c'est souvent le cas des dictateurs. C'est lui qui prend toutes les décisions, mais son cercle de confiance se restreint chaque jour davantage ; il s'est débarrassé de son ministre de l'Intérieur, l'un des plus anciens à ses côtés, ainsi que de son chef des services secrets ; il lui reste des exécutants, ses principaux hommes de confiance ne sont plus là.

M. Claude Kern. - Voilà cinq ans que je suis chargé, au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, de suivre la situation en Géorgie et je dois dire qu'aujourd'hui, je suis triste et énervé.

Triste, parce qu'après avoir vécu une évolution positive jusqu'en 2022, qui nous avait fait dire, avec mon collègue corapporteur Titus Corlãtean, que le suivi pouvait être levé, tant la Géorgie était sur la bonne voie, nous avons assisté à un tournant brutal, où le gouvernement géorgien a pris les décisions contraires à nos recommandations. On nous avait promis que la fameuse loi « russe » ne serait pas adoptée avant que la Commission de Venise ait rendu son avis ; il n'en a été tenu aucun compte. Et je suis énervé, parce que l'on nous a fait miroiter beaucoup de bonnes choses, et que le Gouvernement géorgien a fait l'inverse. Vous connaissez ce qui s'est passé à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, nous avions prévu un réexamen de la situation géorgienne en avril, mais rien n'a été fait par la partie géorgienne - et nous aurons une nouvelle session la semaine prochaine, sans délégation géorgienne.

Lors de ma dernière visite en Géorgie, du 13 au 17 janvier dernier, je me suis rendu sur des lieux de manifestations pour observer leur déroulement. Ces manifestations étaient très pacifiques, sauf les fameux « blousons noirs », ces forces de police dont les numéros d'identification sont masqués, qui arrêtaient des manifestants. Nous avons demandé à rendre visite en prison à des manifestants arrêtés ; on nous a accordé deux visites. Nous avons ainsi pu rendre visite à un acteur, Andro Chichinadze : il nous a dit ne pas connaître les motifs de son arrestation. Nous avons aussi rendu visite au jeune dont vous parlez et qui a été condamné. C'est le fils d'un avocat, étudiant en droit. Les policiers ont trouvé chez lui des cocktails Molotov : il nous a assuré que s'il les avait fabriqués, on aurait retrouvé des traces sur ses mains ou ses vêtements, ce qui n'est pas le cas... Et comme d'autres, il ne connaissait pas son chef d'accusation.

Nous avons essayé d'instaurer un dialogue, mais ce mot est banni par le parti du Rêve géorgien. Nous en avons parlé avec le Premier ministre, Irakli Kobakhidze : il nous a dit clairement qu'il n'avait pas besoin de dialogue, que les députés de sa majorité avaient été élus et qu'ils étaient donc légitimes. Il a ajouté : « l'opposition, on va l'éradiquer. » Nous lui avons fait remarquer qu'en démocratie, il fallait un débat entre la majorité et l'opposition - sa seule réponse a été lapidaire : « C'est nous qui décidons. »

Que faire aujourd'hui ? Nous lui avons proposé d'organiser de nouvelles élections pour s'assurer que son gouvernement soit vraiment légitime, des élections placées sous le contrôle d'une organisation internationale - nous avons essuyé un refus. Reste la société civile et ce que nous avons vu, Madame la Présidente, c'est que la société civile a foi en vous : pour elle, la présidente de Géorgie, c'est vous - et c'est vous qui pouvez sortir la Géorgie de cette impasse.

Que faire, donc, pour que la Géorgie, un pays que j'ai appris à aimer, revienne sur le droit chemin de l'intégration européenne ?

M. Didier Marie. - Tout d'abord, Madame la Présidente, je salue votre dévouement et votre courage. Dans quelle situation personnelle vous trouvez-vous ? Subissez-vous des pressions, des menaces ? De quel niveau de protection bénéficiez-vous ?

Dans le tableau sombre que vous avez dressé, existe-t-il une lueur d'espoir ? Quel est le niveau de mobilisation des Géorgiennes et des Géorgiens ? Quel est l'état de l'opposition - est-elle encore crédible aux yeux de celles et ceux qui manifestent ?

Qu'attendez-vous de la France et de l'Union européenne ? Quelques sanctions ont été prises, d'autres pourraient l'être : qu'en pensez-vous ?

Vous avez évoqué un basculement qui aurait fait que Bidzina Ivanichvili change de direction et devienne le relais de la Russie. Quels moyens de pression la Russie peut-elle avoir sur lui ? D'où vient cette forme de peur qui le conduit à se cacher tout en gouvernant par procuration ? Il serait intéressant de le savoir, ne serait-ce que pour mesurer les pressions qui pourraient être exercées par les pays occidentaux.

Enfin, quels sont le poids et le rôle de l'armée - vous paraît-il encore envisageable de compter sur elle pour défendre la démocratie ?

Mme Gisèle Jourda. - Il y a quelques années, nous avons rédigé un rapport intitulé « La Géorgie, le meilleur élève du partenariat oriental ». Nous avions alors pu constater d'énormes avancées sur le plan de la justice, des droits et des institutions. Nous n'en sommes plus là et vos constats font mal au coeur, surtout quand on connaît l'attachement des Géorgiens à l'Europe. J'avais travaillé aussi sur l'Ukraine et la Moldavie - on sait ce qu'il est advenu pour vos trois pays, tout a été reporté et la Russie est revenue dans sa sphère d'influence.

Quelle est la situation de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud ? Comment les populations de ces deux régions ressentent-elles la situation ?

Le pouvoir en place ayant reculé sur toute perspective d'adhésion, le partenariat oriental vous paraît-il une voie possible, avec ses critères qui ne sont pas seulement économiques, mais qui portent aussi sur le droit, la justice, les institutions, le respect des droits de l'homme ?

M. Michaël Weber. - Je vous remercie également, Madame la Présidente, pour cet échange et pour votre engagement dans ce combat depuis longtemps.

En février dernier, à l'occasion d'une réunion organisée à Rome par les démocrates biélorusses, j'ai eu l'occasion d'entendre une parlementaire géorgienne qui a souligné les différences entre trois pays d'Europe partageant une frontière avec la Russie : la Biélorussie est étroitement liée à Moscou, l'Ukraine a été partiellement envahie par les Russes mais bénéficie du soutien des pays européens, tandis que la Géorgie court un risque d'invisibilisation. Qu'en pensez-vous ?

Mme Vivette Lopez. - En mai dernier, les ambassades de France et de Pologne ont indiqué que l'entrée sur le territoire géorgien pouvait être refusée aux détenteurs d'un permis de séjour valide, au motif d'une participation à des manifestations dans le pays ou d'une activité sur les réseaux sociaux. Depuis votre départ de la résidence présidentielle en 2024, avez-vous rencontré un refus d'entrée sur le territoire géorgien ?

Ensuite, quelles actions attendez-vous de la France face à la situation actuelle en Géorgie ?

Mme Salomé Zourabichvili. - Mon action consiste pour l'essentiel à essayer de fédérer et de coordonner les différentes oppositions : les partis qui ont en réalité gagné les élections et les autres participants à la vie politique du pays, ceux qui sont sur l'avenue Roustavelli depuis 200 jours, qui mènent les protestations et qui constituent une nouvelle force politique dans le pays. Cette force n'est pas structurée comme un parti, mais elle devra figurer dans toute nouvelle formation d'avenir, car elle incarne une protestation durable. La répression est là, il y a eu des arrestations violentes dans un premier temps, et maintenant des amendes pour toute participation à une manifestation : les caméras de surveillance, très nombreuses, permettent d'identifier les manifestants et on reçoit une amende quand on est identifié. Je ne vais pas régulièrement aux manifestations mais j'y ai participé avec des mères pour soutenir les prisonniers politiques. J'ai reçu une amende de 2 000 euros. Certains doivent payer bien davantage encore, parce qu'ils reçoivent des amendes successives.

Ce que nous espérons de l'Europe et de la France, d'abord, c'est plus d'attention, car nous avons le sentiment d'être un peu oubliés. La stratégie de capture d'État appliquée par la Russie en Géorgie peut concerner tout le monde à l'avenir - elle aurait pu s'abattre sur la Roumanie, où l'on a vu une tentative de manipulation électorale à travers TikTok. La Roumanie a été sauvée parce qu'elle dispose encore d'une cour constitutionnelle, tandis que la nôtre, aux mains du pouvoir, a jugé irrecevables les requêtes que nous avons déposées. Les Russes ont également tenté leur chance en Moldavie, mais la Moldavie a été sauvée par la diaspora - alors qu'en Géorgie, nous n'avons pas eu la possibilité de faire voter la diaspora : sur plus d'un million d'électeurs géorgiens établis à l'étranger, seuls 34 000 ont réussi à voter, faute de bureaux de vote. Je ne doute pas que la Moldavie sera menacée aux prochaines élections. La République tchèque est également inquiète, les Polonais ont eux aussi pris des dispositions. En réalité, cette stratégie hybride peut viser n'importe quel pays, alors que la stratégie d'intervention militaire ne peut concerner que les voisins territoriaux de la Russie. Aujourd'hui, pour avoir des résultats, il suffit de partis qui entretiennent de bonnes relations avec la Russie et d'une propagande doublée d'une manipulation électorale - en Géorgie, par exemple, des call centers qui étaient utilisés auparavant pour spolier les retraités européens, ont servi à contrôler les électeurs géorgiens, avec l'utilisation de données personnelles. Cette stratégie concerne tout le monde.

Qu'est-ce que l'on peut faire ? Il y a des sanctions, qui fonctionnent en Géorgie parce que nous sommes un petit pays qui n'a pas de ressources propres et qui a besoin de son contact avec l'extérieur. Les sanctions sont très mal vécues en Géorgie et inquiètent beaucoup le cercle autour du pouvoir, des hommes d'affaires qui savent ce que cela implique pour eux. Il ne faut donc pas relâcher la pression, il y a de l'inquiétude. Cela ne concerne pas M. Ivanichvili lui-même, qui est à l'abri avec sa fortune personnelle. Il a d'ailleurs fait adopter une loi dite offshore, permettant de rapatrier des avoirs de pays offshore sans payer aucun frais, à condition d'être un citoyen géorgien. Il a ainsi rapatrié pour un demi-milliard de dollars d'oeuvres d'art qui se trouvent désormais en Géorgie. Cette loi pourrait bénéficier aux oligarques russes qui sont sanctionnés : il suffit de leur donner la nationalité géorgienne, ce qui est entre les mains du pouvoir.

Ensuite, cela nous aiderait que l'Union européenne porte une vision politique forte. Elle n'a jusqu'à présent porté aucun jugement politique d'ensemble sur les tentatives russes de reprendre la main sur des pays de son entourage européen, et pourquoi pas sur d'autres pays par la suite. À l'intérieur de la Géorgie, il n'y a pas de recette miracle mais il serait utile de renforcer la société civile. Pour le moment, on entend surtout les institutions européennes annoncer qu'elles remplacent l'aide budgétaire au gouvernement géorgien par une aide à la société civile, mais le pouvoir en place va plus vite dans la dérive autoritaire. L'aide à la société civile a un train de retard par rapport aux lois répressives et, le jour où la société civile arrêtera ses protestations, on pourra considérer que la Géorgie sera tombée dans l'escarcelle russe. Ce n'est pas le cas jusqu'à présent, et c'est une grande différence avec ce qui s'est passé en Biélorussie et en Russie même : la société résiste en Géorgie, comme elle a résisté y compris pendant la période soviétique, et il est donc essentiel de l'aider à poursuivre dans ce sens.

Il est difficile de vous répondre sur ma propre sécurité, car dans les faits, on peut s'attendre à tout. Je n'ai pas été l'objet de menaces particulières, comme certains des leaders politiques. Aujourd'hui, la cible semble être l'ancien Premier ministre Guiorgui Gakharia, que le pouvoir met en cause pour avoir osé construire, il y a six ans, quand il était ministre de l'intérieur, un poste de police trop proche de l'Ossétie du Sud, ce qui aurait mis en péril la sécurité de l'État. En réalité, c'était tout à fait autorisé dans le cadre de l'accord qui a suivi la guerre de 2008, puisque ce poste sert aux forces de police et non pas à l'armée, mais c'est un prétexte, et Guiorgui Gakharia risque quinze ans de prison.

M. Claude Kern. - J'ai eu l'occasion de le rencontrer. Il a été passé à tabac le 15 janvier dernier à Batoumi.

Mme Salomé Zourabichvili. - Il est très menacé aujourd'hui, alors que les faits qui lui sont reprochés relevaient de ses fonctions. Comment expliquer ces pressions ? Il est très difficile de comprendre comment M. Ivanichvili, après avoir fondé le Rêve géorgien, été Premier ministre et engagé la Géorgie sur la voie européenne, a changé tout à coup de direction et a prononcé des discours anti-occidentaux, devenant l'outil de cette nouvelle stratégie russe en Géorgie.

Nous n'avons pas d'explication et il est peu probable que nous en ayons une. C'est sans doute lié aux 30 ans que M. Ivanichvili a passés en Russie au moment de la chute de l'Union soviétique et dans les années qui ont suivi, période pendant laquelle il a fait fortune. Pour en savoir davantage, il faudrait disposer d'informations que je n'ai pas, que peut-être certains services pourraient examiner de plus près - nous ne pouvons donc faire que des hypothèses.

Aujourd'hui, M. Ivanichvili est le seul qui soit en position de décider, personne ne détient autant de pouvoir que lui - s'il disparaissait, ce régime, qui montre déjà des signes d'érosion, s'effondrerait de lui-même. J'ai parlé des personnalités qui ont été démises de leurs fonctions ou qui les ont quittées. Ce régime repose sur une seule personne.

L'armée, elle, ne prendra jamais les armes contre la population, ni la police en tant qu'institution - celle qui réprime les manifestants, c'est la police informelle, criminelle, qui n'est pas dirigée par la hiérarchie policière et qui est utilisée par le pouvoir pour mater les manifestants, comme cela s'est passé en Russie et en Biélorussie, et qui est aussi utilisée dans les rues sombres le soir, en dehors des manifestations, pour mettre les gens sous pression. L'armée géorgienne a été formée par les Américains, elle a combattu avec eux et avec les Européens en Afghanistan et en Irak. Beaucoup d'officiers ont suivi des cours dans des collèges de défense américains ou européens. Ils ne peuvent pas participer à cette dérive qui consiste à traiter ses amis comme des ennemis et l'ennemi historique, quasiment comme un ami. Ils se tiennent donc à distance, ils ne participent pas à la répression mais il n'y a pas non plus de tradition de prendre les armes contre le régime en place. Je ne sais pas ce qu'il devrait se passer pour les voir intervenir plus directement, d'autant qu'il y a une hiérarchie politique très liée au pouvoir en place.

L'Abkhazie et l'Ossétie du sud sont sous contrôle complet de la Russie. L'Ossétie du sud est devenue une base militaire russe, où pratiquement rien ne bouge. En Abkhazie, il y a eu des manifestations contre la politique de la Russie, quand les Russes ont voulu acheter plus de terres et investir en Abkhazie : les Abkhazes ont défendu de façon très véhémente cette forme de leur indépendance, qui est de ne pas laisser les Russes s'installer de façon durable en Abkhazie. Cependant, la russification continue, la langue abkhaze, l'identité abkhaze sont mises sous le boisseau, et je ne parle pas de la population géorgienne d'Abkhazie, qui a perdu tous ses droits depuis longtemps. La Russie envisage de construire une nouvelle base navale sur la mer Noire, qui ferait le pendant militaire du projet d'un port commercial en Géorgie.

Le partenariat oriental peut-il être utile, à défaut d'intégration européenne ? En réalité, le pouvoir géorgien ne cherche pas à préserver une voie avec l'Europe, même secondaire. Ce qu'il veut, c'est isoler la Géorgie de l'Europe, couper les liens avec l'Union européenne et le Conseil de l'Europe, et renforcer ceux avec la Russie et la Chine. Il n'y a plus de représentant de la Géorgie à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Le pouvoir géorgien n'essaie pas de trouver un compromis. Son discours est brutal et il consiste à dire : « Allez-vous-en, allez-vous faire voir, nous avons notre chemin. », c'est tout à fait en ligne avec ce que disent les Russes de l'Europe. Le pouvoir russe a tenu, la semaine dernière, un discours très agressif envers la Grande-Bretagne en disant que l'ambassade britannique en Géorgie essayait de fomenter une révolution ; les dirigeants géorgiens ont repris les termes utilisés par les Russes, c'est un copié-collé. Et sur le plan intérieur, le pouvoir ne cherche pas du tout le dialogue. Il dit clairement qu'il veut arrêter tout le monde, non seulement les partis d'opposition et les responsables du régime précédent, celui de Mikheil Saakashvili, mais aussi tous les partis qui ont eu des liens avec eux, donc pratiquement tout le monde. Le régime actuel veut faire place nette et balayer toute opposition, il n'attend nul rabibochage avec les pays européens.

Par comparaison avec la situation en Ukraine et en Moldavie, je dirais que la Géorgie représente la face non militaire de cette offensive russe qui se déploie à large échelle. En Ukraine, la Russie a tenté une prise de contrôle par la voie militaire, elle n'a pas réussi comme prévu ; en Géorgie, les Russes prennent une voie indirecte, en utilisant la démocratie pour capturer l'État. Ils utilisent les élections, la propagande, tous les moyens à disposition d'un État encore un peu démocratique, pour capturer le pays. Cette stratégie hybride est très inquiétante pour l'Ukraine elle-même, car si elle devait fonctionner jusqu'au bout en Géorgie, elle serait sans doute utilisée demain vis-à-vis de Kiev. Poutine a déjà fait des déclarations en ce sens, en disant qu'après le cessez-le-feu, il faudrait des élections démocratiques en Ukraine. On peut imaginer quelle serait la propagande russe en Ukraine après trois ans de guerre et dans les conditions où la Russie a beaucoup plus de moyens de pression en Ukraine qu'en Géorgie, avec en particulier l'usage de la langue russe. Il est donc très important de veiller à ce que ces élections n'aient pas lieu aussitôt après un cessez-le-feu éventuel et qu'elles soient très protégées. En règle générale, la protection des élections devrait être un axe d'action pour les instances européennes : il faut contrer l'action de la Russie sur les élections, car le problème concerne en réalité toute l'Europe.

Les conditions d'entrée en Géorgie ont effectivement changé, des journalistes se sont vus refuser l'accès au pays ; d'abord des journalistes russes connus pour leur opposition au pouvoir en place en Russie, puis des journalistes britanniques, et même un journaliste français. Je suis pour ma part sortie et rentrée plusieurs fois depuis la fin de l'année dernière, mais cela n'est aucunement une garantie pour l'avenir.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. -Avez-vous payé l'amende qui vous été adressée pour avoir participé à une manifestation ?

Mme Salomé Zourabichvili. - J'ai introduit une plainte en justice contre l'amende que j'ai reçue, c'est une façon de gagner un peu de temps.

Quelles actions, ensuite, la France peut-elle mener ? La France se distingue par rapport à la relative passivité des autorités européennes, qui paraissent freinées par la Hongrie, même si la présence hongroise peut servir de prétexte, car elle ne saurait empêcher à elle seule la détermination des Européens à prendre une position politique d'ensemble sur le comportement russe. La France, avec l'Allemagne et la Pologne, est plus active. La population géorgienne se souvient très bien de l'intervention du président Macron, qui s'était adressé directement à la population géorgienne, ce qui n'est pas très courant. La France, l'Allemagne et la Pologne - dits les Trois de Weimar - viennent de faire une déclaration assez nette. C'est un facteur d'espoir pour aller plus loin, avec le soutien des pays baltes, mais aussi de la Roumanie, qui a subi la stratégie hybride russe et avec qui nous voisinons en mer Noire - si l'Union européenne et les pays riverains de la mer Noire souhaitent élaborer une stratégie pour la mer Noire, cela suppose que la Géorgie demeure dans l'orbite occidentale. Nous avons donc des soutiens potentiels solides parmi les États membres. Ce sont d'ailleurs eux qui adoptent des sanctions à titre individuel. L'Union européenne, de son côté, n'a adopté qu'une seule mesure visant seulement les personnes qui possèdent des passeports diplomatiques.

M. Claude Malhuret. - Merci pour vos propos, Madame la Présidente, je vous adresse tous mes encouragements dans votre combat difficile.

Quelle est l'attitude de la Turquie, votre autre grand voisin, à l'égard du gouvernement actuel et de l'invasion russe de l'Ossétie du sud et de la Géorgie ?

La France a fermé son institut d'études historiques à Bakou pour des raisons que tout le monde comprend. Il semble qu'elle envisage de créer un institut d'études du Caucase à Tbilissi : trouvez-vous cette initiative opportune dans les circonstances actuelles ?

Mme Salomé Zourabichvili. - Non, ce serait très mal compris par la population. Aujourd'hui, il faut renforcer la société civile, c'est elle qui portera la protestation et la résistance : personne ne mènera le combat à notre place. L'idée d'un institut du Caucase est très bonne en soi, mais il faudrait l'ouvrir en France, pour y accueillir des chercheurs géorgiens qui n'ont plus aucun moyen aujourd'hui dans leur pays ; des chercheurs des trois pays du Caucase pourraient séjourner en France, ce serait un moyen pour eux de s'aérer, d'être libres. Dans les conditions actuelles, un institut du Caucase à Tbilissi ne serait pas libre, car il n'y a plus aucune institution indépendante en Géorgie. Les autorités font la chasse aux différents instituts qui sont sur place, en particulier les instituts allemand et britannique. Ce n'est pas pour autoriser le fonctionnement libre d'un institut français du Caucase... Le jour où nous reprendrons la voie européenne, il sera toujours temps d'installer un tel institut français en Géorgie, qui constitue une très bonne idée. Je sais qu'il y a un budget prévu à cette fin. C'est une incitation à avancer sans attendre ou bien le budget sera perdu, mais, encore une fois, en France et non pas en Géorgie, ou bien ce sera interprété comme un encouragement adressé au régime.

La Turquie adopte une position neutre dans la situation actuelle, on l'a vu vis-à-vis de la guerre en Ukraine. La Turquie ne condamne pas les dérives autoritaires, elle a de bonnes relations avec le régime en place, mais elle reste très prudente et très observatrice de ce qui se passe autour de la mer Noire, qu'elle n'est pas prête à laisser à la Russie. C'est une situation compliquée pour elle.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci pour vos éclairages, la Géorgie est un beau pays, nous y avions des amis parmi les parlementaires, je ne sais pas si je peux aller jusqu'à parler de trahison, mais alors qu'ils se disaient profondément européens, ils en sont venus à s'éloigner fortement des valeurs européennes.

Mme Salomé Zourabichvili. - Je suis convaincue d'une chose : 80 % des Géorgiens sont pro-européens et cela vaut pour les parlementaires. Aucun n'est pro-russe. Cependant, la Géorgie se trouve dans une situation où certains acceptent des compromis et jouent le jeu.

M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je vous remercie pour ce moment d'échange. Avec Gisèle Jourda, jeunes parlementaires, nous avions rédigé le premier rapport sur le partenariat oriental et la politique de voisinage de l'Union européenne. À nos yeux, la Géorgie était le bon élève, c'était dans le titre que nous avions donné à notre rapport de 2016 - nous avions également rendu un avis très positif sur la libéralisation des visas. Aujourd'hui, nous sommes inquiets et tristes de constater la régression que vous nous avez présentée. Je suis convaincu que les Géorgiens ont envie d'Europe, même s'ils ne sont pas toujours en mesure de l'exprimer. Il ne faut rien lâcher et continuer à travailler.

Mme Salomé Zourabichvili. - La libéralisation des visas, au-delà des progrès accomplis grâce au partenariat et aux avancées réalisées ensuite avec l'Europe, explique et fonde, selon moi, la résistance d'aujourd'hui. En effet, les jeunes qui manifestent dans la rue sont nés et ont grandi dans une Géorgie indépendante qui se rapprochait de l'Europe, ils ont bénéficié de la libéralisation, beaucoup ont voyagé en Europe, ils sont non seulement pro-européens, mais ils sont européens. Ils sont l'avenir, c'est ce qui fonde mon optimisme.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci encore pour votre disponibilité.

La réunion est close à 19 heures.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 18 juin 2025

- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 02.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République du Suriname - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Pascal Allizard, président. - Nous allons d'abord examiner le rapport de notre collègue Ludovic Haye sur le projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Suriname.

M. Ludovic Haye, rapporteur. -Le projet de loi qui vous est présenté aujourd'hui vise à approuver la première convention bilatérale d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et celui de la République du Suriname. Cette première convention était très attendue.

La ratification de cette convention constitue une étape importante pour nos deux pays, qui sont naturellement liés par une frontière terrestre de 520 kilomètres, ce qui en fait la cinquième plus longue de la France.

Avant d'examiner le contenu de la convention, il est utile de revenir sur le contexte général dans lequel s'inscrit cet accord, tant du point de vue des relations internationales que des réalités sécuritaires qui concernent directement la Guyane, mais aussi le territoire hexagonal.

Le Suriname est ancienne colonie néerlandaise devenue indépendante en 1975 et située sur le plateau des Guyanes, entre le Guyana et la Guyane française. Avec une superficie de 163 270 kilomètres carrés et une population de près de 630 000 habitants, il est le plus petit pays d'Amérique du Sud.

Longtemps resté en marge sur la scène internationale, en raison notamment de son isolement géographique et de son statut de seul pays néerlandophone du continent, le Suriname a traversé une période sombre de son histoire. Le coup d'État militaire de 1980, orchestré par le colonel Desi Bouterse, a plongé le pays dans quarante années de dictature et de guerre civile. À cette époque, le Suriname était considéré comme un narco-État - on peut toujours le considérer comme tel. Le président Bouterse et son vice-président Ronnie Brunswijk ont été tous deux condamnés par contumace - respectivement à 11 et 6 ans de prison - pour trafic de stupéfiants, et ont fait l'objet de mandats d'arrêt internationaux. Durant cette guerre civile, des milliers de Surinamais ont traversé la frontière pour aller vivre en Guyane française et y sont toujours aujourd'hui.

L'élection de Chan Santokhi à la présidence en 2020 a marqué un tournant majeur. Ce nouveau chef d'État a entrepris une série de réformes économiques et institutionnelles visant à sortir le pays de la crise profonde qu'il traversait. Il y a donc un alignement des planètes pour cette convention.

Chan Santokhi a rapidement négocié une restructuration de la dette, amorçant un redressement économique. Sur le plan juridique, des outils législatifs ont été mis en place pour lutter contre le blanchiment d'argent et la corruption, mais malgré l'engagement du gouvernement, les avancées sur le terrain peinent à se voir.

Sur le plan diplomatique, le président Santokhi a amorcé un rapprochement stratégique avec les grands acteurs internationaux. La France, de son côté, a obtenu des avancées notables dans sa coopération avec le Suriname, en particulier dans la lutte contre l'orpaillage illégal, qui constitue un fléau partagé avec la Guyane française. Ses conséquences sont dramatiques : pollution au mercure des fleuves, destruction de la forêt et de la biodiversité, et risques graves pour la santé des populations autochtones. Parmi les mesures concrètes, on peut saluer la mise en place de patrouilles conjointes sur le fleuve Maroni, un format opérationnel particulièrement efficace, ainsi que la signature en mars 2021 d'un protocole additionnel à la convention de 1915, permettant de clarifier une partie importante du tracé frontalier entre nos deux pays - un contentieux qui durait depuis plus d'un siècle. Malgré cela, une partie du sud de notre frontière avec le Suriname reste floue, ce qui est rare sur le globe et renforce la portée d'une coopération judiciaire.

Même si ces progrès peuvent être remis en cause par la défaite électorale récente de Chan Santokhi, une dynamique positive semble engagée. Sans vouloir brusquer votre vote, chers collègues, il faut agir rapidement, car les choses peuvent changer. Il conviendra de suivre attentivement la formation de la nouvelle coalition gouvernementale pour évaluer les perspectives politiques du pays après la victoire du parti de l'ancien président-dictateur Desi Bouterse.

Par ailleurs, l'histoire récente du Suriname a été marquée par une découverte majeure : en janvier 2020, les compagnies TotalEnergies et Apache Corporation ont identifié d'importants gisements pétroliers offshore au large des côtes surinamaises. À l'horizon 2028, la production pourrait atteindre 200 000 barils par jour. Le projet d'exploitation du bloc 58, appelé « GranMorgu », mobilisera un investissement de 10,5 milliards de dollars, annoncé par le PDG de TotalEnergies à l'automne 2024. Ce gisement représenterait plus de 750 millions de barils de réserves. Le Suriname fonde de grands espoirs sur ce développement, qui pourrait profondément transformer son économie et générer des milliers d'emplois comme chez son voisin, le Guyana.

Cette montée en puissance du Suriname attise naturellement les convoitises, notamment de puissances comme les États-Unis et la Chine, qui cherchent à renforcer leur présence dans la région.

Dans ce contexte, il semble pertinent que la France renforce sa position en tant que partenaire naturel du Suriname, compte tenu de leur proximité géographique directe. La signature de cette convention judiciaire s'inscrit pleinement dans cette stratégie. Elle constitue une étape concrète vers une coopération plus étroite, efficace et durable avec ce pays voisin.

Je souhaite désormais faire un point plus particulier sur la situation sécuritaire du Suriname et de ses alentours. En effet, un élément de contexte qui confère toute sa pertinence à cette convention d'entraide judiciaire réside dans l'explosion du narcotrafic en Amérique du Sud, dont les répercussions se font sentir en Guyane, mais également en France hexagonale.

Chaque année, plus de 2 000 tonnes de cocaïne pure sont produites sur le continent sud-américain, avec une part croissante destinée aux marchés européens. Cette dynamique s'accompagne d'une augmentation significative de la violence, en particulier dans les zones de transit comme le Suriname, où les homicides liés à des règlements de comptes entre bandes criminelles se multiplient. En 2023, plusieurs rapports internationaux ont souligné une hausse de plus de 25 % du nombre des homicides liés au narcotrafic dans cette région du plateau des Guyanes. Le Suriname, autrefois marginal dans le grand échiquier de la drogue, est désormais un maillon stratégique des routes transatlantiques.

Le récent rapport d'enquête du Sénat, présenté en 2024 par notre collègue Étienne Blanc au nom de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, a dressé un état des lieux particulièrement préoccupant. Ce travail met en lumière l'évolution accélérée du modèle logistique du narcotrafic, où le Suriname joue un rôle de plateforme régionale de transit à grande échelle. Ce petit État constitue en effet un hub logistique privilégié pour l'exportation de cocaïne colombienne, notamment en raison de sa façade maritime, de la porosité de ses frontières et de l'enclavement de vastes zones forestières échappant encore largement au contrôle des forces de l'ordre.

Les groupes criminels qui opèrent dans la région ont su adapter leurs modes opératoires avec une résilience et une inventivité qui rendent la lutte d'autant plus complexe. Parmi les techniques de trafic aujourd'hui recensées, on peut citer l'utilisation d'avions de tourisme à faible rayon d'action, reliant directement les zones de production aux pistes clandestines aménagées dans la jungle surinamaise ; la voie maritime, avec la dissimulation de cargaisons de cocaïne dans des containers, notamment via la méthode dite du « rip-off », consistant à introduire la drogue dans un conteneur à l'insu du destinataire ; le recours à des mules, souvent précaires et vulnérables, qui transportent la drogue in corpore à bord de vols commerciaux, notamment via les liaisons aériennes entre Paramaribo et Cayenne, puis vers l'Hexagone.

Cette pression ne concerne pas uniquement les zones de production ou de transit. Elle affecte directement la Guyane française et rend indispensable une coopération judiciaire fluide et efficace avec nos voisins.

Le ministre de la justice a annoncé la construction d'une prison de très haute sécurité dans la région du Maroni, à la frontière surinamaise. Cette décision s'explique sans doute par la volonté de tenir à bonne distance certains profils particulièrement dangereux, mais aussi parce que certains des plus grands narcotrafiquants de la planète opèrent dans cette zone. Ce projet est aussi symptomatique de la gravité de la situation sécuritaire qui gangrène l'ensemble de la région amazonienne. La création de cette prison ultra-sécurisée envoie le signal d'un combat de long terme contre des organisations mafieuses profondément enracinées dans ce territoire frontalier.

Après ces rappels contextuels, permettez-moi de vous présenter à présent le contenu de la convention. Le texte, élaboré par les services français, s'inscrit dans les standards du droit international en matière d'entraide judiciaire pénale. Son champ d'application, défini à l'article 1er, est formulé de manière à être le plus large possible.

La convention permet en outre le recours à une panoplie complète de techniques de coopération modernes, parmi lesquelles les auditions par vidéoconférence, à l'article 10, les saisies et confiscations, à l'article 15, les interceptions de télécommunications, à l'article 18.

Elle est également assortie d'un avenant important, inscrit à l'article 23, qui vient adapter le texte aux exigences jurisprudentielles récentes du Conseil d'État en matière de protection des données à caractère personnel - exigence devenue incontournable dans tout cadre de coopération judiciaire contemporaine.

Afin d'être parfaitement consciencieux, il convient tout de même de regretter l'absence d'un volet relatif à l'extradition, mais cette lacune est, hélas, peu surprenante : elle s'explique par la situation personnelle du vice-président Ronnie Brunswijk et de certains membres de son entourage, toujours sous le coup de condamnations internationales.

Je tiens également à souligner l'absence, dans cette convention, du recours aux techniques spéciales d'enquête comme les livraisons surveillées ou les opérations d'infiltration. Bien que cela s'explique sans doute par le caractère nouveau de nos relations bilatérales, certaines mauvaises langues pourraient parler de défiance.

Enfin, la partie française a obtenu que le champ de l'entraide soit élargi à la possibilité de demandes de renseignements financiers auprès d'institutions financières, mais sans aller jusqu'à l'impossibilité pour la partie requise de se prévaloir du caractère fiscal de l'infraction à l'origine de la demande ou de se cacher derrière le secret bancaire, ce qui est regrettable dans le contexte du retour au pouvoir d'un parti connu pour ses largesses avec les trafiquants.

Cela étant dit, cette convention n'en constitue pas moins un instrument juridique robuste et ambitieux, qui pose les fondations d'une coopération judiciaire plus fluide, plus réactive et plus complète entre nos deux pays. Elle offrira des leviers concrets pour intensifier la lutte contre la criminalité transnationale organisée, dans laquelle tant la France que le Suriname se sont engagés avec détermination.

Ce texte sera présenté en séance publique le 23 juin, selon la procédure accélérée, ce à quoi la Conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

M. Akli Mellouli. - Mon groupe votera cette convention, qui est une belle avancée. De l'autre côté du fleuve, vous pouvez acheter des êtres humains, des armes. C'est là que les garimpeiros s'équipent. Accroître les échanges et les fluidifier dans le respect du droit français et du cadre international est bienvenu. Cette convention est une première pierre à l'édifice. Il faudra néanmoins aller plus loin, notamment sur l'extradition, pour lutter efficacement contre ceux qui agissent sur notre territoire.

Mme Michelle Gréaume. - On ratifie cette convention trois ans après sa signature. Depuis 2021, il a dû y avoir une étude d'impact. Je salue le rapport, mais je souhaite plus de précisions. On dit qu'il faudra plus de moyens humains et matériels, mais en Guyane, la juridiction est déjà sous tension. Les difficultés de mise en place de cette convention pourraient-elles être précisées ? La transmission des informations personnelles est sensible. Y a-t-il des garde-fous ?

M. Ludovic Haye, rapporteur. - Le temps de traitement montre que cette convention est extrêmement attendue, notamment par les services de l'ambassade et les services financiers en France, qui ont évoqué le contexte extrêmement compliqué là-bas. Parfois, nous pouvons nous dire que nous légiférons sur des conventions ultra-bordées. Là, c'est la première convention avec cet État. Nous partons de loin. Comme M. Mellouli, je dirais que c'est une première pierre essentielle.

Nos diplomates nous ont dit que cette convention serait de nature à améliorer la rapidité et l'efficacité des relations avec les Surinamais, ce qui nous a rassurés.

Mme Gréaume a évoqué les données personnelles. La convention devrait être donc bénéfique de ce point de vue.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Merci pour cet excellent travail. Je suis présidente du groupe d'amitié France-Caraïbes. Lors de notre dernier déplacement, nous avons noté une recrudescence de tous les trafics, de drogue, d'humains et d'armes, qui affecte nos territoires, où la violence s'accroît. Face à cette situation, tous les outils sont les bienvenus. Nous devons les soutenir et voir si d'autres conventions peuvent être passées avec d'autres pays. Quand on pense aux Caraïbes, on voit un paradis sur terre, mais c'est plutôt un enfer.

M. Ludovic Haye, rapporteur. - Madame Conway-Mouret, vous le dites très justement, et Étienne Blanc l'a indiqué dans son rapport sur le narcotrafic : l'éradication du trafic de drogue ne se traite pas uniquement dans les quartiers. On parle de tonnes de cocaïne pure. Or l'on sait que l'une des sources se situe en Amérique du Sud. Ces filières impactent les Caraïbes, mais aussi l'Hexagone, in fine.

M. Olivier Cadic. - Merci pour ce rapport. On a bien compris l'importance de la convention. La semaine dernière, j'étais à Santos au Brésil, premier port d'Amérique latine et quartier général des criminels du Primeiro Comando Da Capital (PCC). CMA CGM vient de devenir actionnaire majoritaire de l'opérateur portuaire. Quand on accomplit tout un travail sur un grand port, on entraîne des déports sur des routes alternatives, telles que le Suriname. Avez-vous des statistiques sur les arrestations de Surinamais en Guyane concernés par la convention ?

Marco Rubio s'est rendu au Suriname en avril. Quel était l'objectif de sa visite ? Avait-il pour objectif de travailler sur le trafic de drogue, ou uniquement sur le pétrole ?

M. Ludovic Haye, rapporteur. - La convention étant uniquement judiciaire, je n'ai pas travaillé sur les statistiques sécuritaires, mais il me semblait important de donner le contexte. Le Suriname est un sujet critique.

Les préoccupations pétrolières sont extrêmement fortes. La découverte récente de gisements offshore attise les convoitises, notamment des Chinois et des Américains. Dans la géopolitique actuelle, les États font leurs courses de matières premières. La visite de Marco Rubio portait clairement sur la question énergétique.

M. Étienne Blanc. - La loi sur le narcotrafic, que le Conseil constitutionnel vient de valider largement, comporte un volet très important sur le système des repentis. Cette convention couvre-t-elle le repérage des repentis potentiels et prévoit-elle un mode de gestion conjoint de ces repentis ?

M. Ludovic Haye, rapporteur. - Le système des repentis a été évoqué comme une manière de faire avancer les enquêtes, lors de l'audition préparatoire, mais je ne saurais dire si c'est un point essentiel. Je reviendrai vers vous avec une information plus précise.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

L'article unique constituant l'ensemble du projet de loi est adopté sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'avenant à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale du 28 mai 1996 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République fédérative du Brésil - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Pascal Allizard, président. - Nous passons à l'examen du rapport de notre collègue Guillaume Gontard sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'avenant à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale du 28 mai 1996 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil.

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Pour commencer, je vous présenterai brièvement un panorama du pays, qui a vu depuis un peu plus de deux ans le retour du président Lula da Silva, puis le contexte qui, dans notre relation bilatérale, a présidé à la rédaction de cet avenant.

Avec une superficie de 8,5 millions de kilomètres carrés, soit quinze fois la France, le Brésil est le pays le plus vaste d'Amérique du Sud. Poids lourd économique, avec un secteur primaire bénéficiant de ressources naturelles exceptionnelles, notamment le bois, le fer, le bauxite, l'or et le pétrole, le pays jouit en outre d'un secteur tertiaire particulièrement dynamique, qui représente 69 % de son PIB.

Le Brésil demeure cependant confronté à un triple défi. Le premier défi est celui de l'endettement, qui, à hauteur de 76 % du PIB, apparaît difficilement soutenable et compromet les perspectives d'investissement dans le pays.

Le deuxième défi est constitué par les menaces pesant sur la forêt amazonienne, qui occupe 60 % de son territoire, au premier rang desquelles figure la déforestation. Sous la présidence de Jair Bolsonaro, les problématiques environnementales ne constituaient clairement pas une priorité et sa mandature a été marquée par une recrudescence du phénomène. Le président Lula semble en revanche avoir pris la mesure du problème et a engagé des actions volontaristes contre ces pratiques.

La forêt amazonienne est également régulièrement agressée par des incendies dévastateurs, comme ceux de 2019 et 2024. Ces foyers, provoqués à 95 % par l'action humaine, sont une pratique courante à fins de défrichage, dite « brûlis ». Mais l'évolution du climat facilite la propagation des feux, qui deviennent rapidement incontrôlables. Enfin, la forêt amazonienne est confrontée à des épisodes de plus en plus fréquents et intenses de sécheresse, qui entraînent un ralentissement critique et une perte de résilience de son écosystème, au point que les scientifiques s'inquiètent à présent de l'imminence d'un point de non-retour, à partir duquel la forêt s'assécherait jusqu'à devenir une savane. La triste évolution du poumon vert de la planète, pour utiliser la formule consacrée, au cours des cinquante dernières années, peut ainsi se résumer à la disparition de près de 20 % de sa forêt, la fragilisation de 64 % de ses espèces animales et végétales, et le constat paradoxal que du fait de la perte d'une part importante de sa biomasse, l'Amazonie présente désormais un bilan carbone négatif. Dans le cadre de la future COP30, le Brésil aura la lourde tâche d'essayer d'inverser cette trajectoire délétère.

La criminalité est le troisième défi majeur pour le Brésil. Elle est, pour l'essentiel, le fait de factions structurées et hiérarchisées, telles que la Familia Terror do Amapa (FTA) ou le Primeiro Comando Da Capital. Le narcotrafic constitue leur activité de prédilection, déversant de par le monde les quelque 2 000 tonnes de cocaïne pure produites annuellement en Colombie. Ils profitent pour cela de l'efficace réseau logistique brésilien, transitant soit par voie aéroportuaire, au moyen de mules qui transportent les stupéfiants le plus souvent in corpore, soit par voie maritime, via des conteneurs échappant aux contrôles à la faveur de complicités.

Les fléaux connexes accompagnant le narcotrafic sont, sans surprise, une criminalité élevée - un crime de sang sur cinq commis dans le monde est perpétré au Brésil -, un trafic d'armes préoccupant et une corruption endémique.

On déplore par ailleurs l'ampleur prise au cours des dernières années par l'orpaillage illégal, avec des conséquences dévastatrices de pollution des cours d'eau, de déforestation, de destruction de la biodiversité et d'impact sur les populations autochtones. Contrairement à son prédécesseur, cependant, le président Lula affiche une volonté manifeste de combattre ce fléau, qui constituera un défi pour la future coopération transfrontalière franco-brésilienne.

Enfin, l'Amazonie est le théâtre de lucratifs trafics d'espèces sauvages, tels que les oiseaux, les singes et les reptiles, très recherchés par les collectionneurs. On estime ainsi que 38 millions d'animaux sont exportés illégalement chaque année, pour un montant de près de 2 milliards de dollars. Les réseaux sociaux, qui en facilitent la vente en ligne, sont devenus les plaques tournantes de ces réseaux de contrebande.

Le texte que nous examinons aujourd'hui devrait constituer un outil précieux pour combattre ces différentes formes de criminalité.

S'agissant de notre relation bilatérale, ce texte intervient dans un contexte privilégié. Si, sous la présidence de Jair Bolsonaro, celle-ci s'est parfois avérée difficile, notamment sur les problématiques environnementales, le retour au pouvoir du président Lula en 2023 a relancé le dialogue franco-brésilien. Les deux pays célèbrent cette année le bicentenaire de leurs relations diplomatiques, sur fond d'échanges particulièrement denses et dynamiques, avec notamment la visite d'État du président Macron au Brésil en mars 2024, et celle, toute récente, du président Lula en France. La relation est notamment structurée autour d'un partenariat stratégique, dans le cadre duquel d'importants contrats ont pu être conclus.

Surtout, depuis le retour au pouvoir du président Lula, la France et le Brésil partagent largement une vision commune des enjeux planétaires. Le plan d'action signé en mars 2024 réaffirme la volonté conjointe d'une coopération dans tous les domaines, en énonçant comme priorités le renforcement du multilatéralisme, la résolution pacifique des conflits, la non-prolifération, le désarmement, la lutte contre la pauvreté, la protection de la planète et la lutte contre le changement climatique. Plusieurs initiatives en ce sens témoignent de leur volonté commune d'envoyer des signaux forts. Ainsi, dernièrement, les deux présidents ont lancé, dans la perspective de la COP30 qui sera présidée par le Brésil, « l'appel Brésil-France à l'ambition climatique de Paris à Belém, et au-delà ».

Récemment, les deux pays ont oeuvré conjointement pour faire aboutir l'accord dit BBNJ, qui a été récemment rapporté par notre collègue André Guiol, sur la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale.

Le seul point irritant de cette relation particulièrement constructive est constitué par le blocage sur l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Mercosur. Ce débat n'entrant pas dans le périmètre du présent projet de loi, on se bornera à constater que ce différend n'a pas fait obstacle à la relance de la relation franco-brésilienne.

Après ces rappels contextuels, je vais à présent vous présenter les enjeux et le contenu de l'avenant.

La signature en 1996 de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale a inauguré entre la France et le Brésil une collaboration précieuse, qui a permis l'aboutissement d'un flux de demandes d'entraides équilibré et nourri. Environ 140 demandes actives, c'est-à-dire émises par les autorités françaises, et 180 demandes passives, c'est-à-dire transmises par la partie brésilienne, ont été traitées, concernant pour l'essentiel des faits de narcotrafic, de criminalité organisée et de blanchiment de capitaux.

Il apparaît cependant qu'en comparaison d'accords de même nature plus récents, ce texte, vieux de près de 30 ans, pâtit d'un périmètre limité, qui ne prend pas en compte certaines techniques d'investigation aujourd'hui courantes ; par ailleurs, il prévoit actuellement diverses procédures inutilement lentes ; certaines de ses clauses nécessitent une mise à jour juridique.

En conséquence, le présent avenant complète le périmètre initial du texte par un certain nombre de techniques d'enquête modernes : la possibilité d'auditions par vidéo-conférence, d'interceptions téléphoniques, l'organisation de perquisitions, saisies et confiscations, la réalisation d'infiltrations, de livraisons surveillées, d'observations ou de poursuites transfrontalières, ainsi que la mise en place d'équipes communes d'enquêtes, qui permettront à la coopération transfrontalière de gagner en efficacité. Il intègre les infractions fiscales et exclut toute invocation du secret bancaire, ce qui facilitera les enquêtes en matière de blanchiment. Par ailleurs, le texte comporte diverses mesures de simplification procédurale, qui conféreront au traitement des demandes d'entraide une meilleure fluidité. Enfin, l'avenant procède à une mise à jour jurisprudentielle sur les données à caractère personnel.

Le contenu du texte tel que modifié par le présent avenant, qui a été rédigé par les services français, correspond aux standards nationaux et internationaux en matière d'entraide judiciaire et pénale. Son entrée en vigueur est très attendue tant par les autorités judiciaires françaises que par leurs homologues brésiliens.

C'est pourquoi je vous propose d'approuver cet avenant, qui, en modernisant une convention vieille de près de trente ans, permettra d'améliorer significativement notre partenariat avec la République fédérative du Brésil, dans le contexte d'une montée en puissance alarmante de la criminalité organisée.

Son examen en séance publique est prévu le 23 juin, selon une procédure simplifiée, ce à quoi la Conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

M. Ronan Le Gleut. - Le Premier commando de la capitale (PCC) a été évoqué. Cette organisation mafieuse brésilienne tire principalement sa puissance du milieu carcéral. Or le garde des sceaux a annoncé la création d'une prison de haute sécurité en Guyane, là où nous avons notre plus grande frontière avec un pays étranger : le Brésil. Lors d'un déplacement à Brasilia, il y a deux semaines, a été évoquée l'inquiétude d'une infiltration par le PCC de cette future prison de haute sécurité dédiée au narcotrafic. Est-ce un sujet d'inquiétude partagé ?

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - J'entends cette inquiétude. Nous n'en avons pas entendu parler en audition. Effectivement, la frontière entre le Brésil et la France est très large et la construction de cette prison est un élément nouveau.

Les différentes mesures de coopération et d'entraide facilitées par cette convention permettront de gérer au mieux cette difficulté.

M. Roger Karoutchi. - Le rapporteur souligne que, enfin, Lula prend en compte l'Amazonie. Selon l'Institut national de recherches spatiales brésilien, l'année 2024 a été l'année de la plus grande destruction de la forêt amazonienne depuis 2007, avec une hausse de 38 % par rapport à 2023. N'est-ce pas le climat, plus que l'action des gouvernements, qui nuit à la forêt amazonienne ?

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - C'est ce que j'ai dit. Nous sommes dans une situation dramatique, avec des incendies de plus en plus importants et un recul très préoccupant de la forêt amazonienne, accéléré par l'activité humaine. On ne peut pas dire que les politiques de Jair Bolsonaro luttaient contre. En revanche, les orientations de Lula prennent en compte ce risque, qui pèse tant sur le Brésil que sur l'ensemble de la planète.

Mme Michelle Gréaume. - Je reconnais l'intérêt de cet avenant, mais la justice brésilienne est très marquée par la corruption et les inégalités sociales et raciales. Même si Lula essaie de changer le cap, je pense qu'il faudra un contrôle rigoureux. Nous, parlementaires, ne pourrions-nous pas assurer ce contrôle ?

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - En effet, dès qu'il y a un accord avec un pays dont les fonctionnements sont différents, cette problématique se pose. Nos auditions montrent que toutes les alertes, notamment sur la corruption, ont été prises en compte.

Une évaluation des différents accords me paraît essentielle.

M. Olivier Cadic. - Le Brésil, ce n'est pas les États-Unis. On peut être recherché pour crime dans un État, et pas dans un autre. Avec qui cette convention d'entraide est-elle signée ? Est-ce avec l'État fédéral ? Comment cela se passe-t-il avec les États ? J'ai observé à São Paulo le nouveau système Smart Sampa, doté de 20 000 caméras interconnectées avec 11 000 caméras privées, soit 31 000 caméras, avec reconnaissance faciale. Aura-t-on accès à ces techniques pour retrouver des criminels que nous recherchons parfois nous-mêmes ?

M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Nous aurons accès sous certaines conditions à un certain nombre de données de surveillance. A priori, Smart Sampa est dans le périmètre de la convention.

L'accord est signé avec l'État fédéral. Il est sûr qu'une difficulté demeure entre État fédéral et États fédérés. Si l'application de la convention n'est pas effective dans l'ensemble du pays, il faudra s'interroger.

M. Pascal Allizard, président. - Cette asymétrie entre le fonctionnement de notre État centralisé et celui de ces États fédéraux est toujours intéressante.

Une délégation de la commission est sur le départ pour le Brésil. Une autre se rendra prochainement en Guyane et au Guyana, et dans quelques semaines, nous aurons à examiner une convention similaire avec le Panama.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

L'article unique constituant l'ensemble du projet de loi est adopté.

La réunion est close à 11 h 00.