Mardi 7 octobre 2025

- Présidence de Mme Christine Lavarde, présidente -

La réunion est ouverte à 15 h 10.

Examen du rapport « L'évolution des valeurs dans le champ économique à l'horizon 2050 »

Mme Christine Lavarde, présidente. - Nous examinons aujourd'hui le premier des quatre rapports prévus dans le cadre des travaux de notre délégation sur le thème des valeurs. Intitulé L'évolution des valeurs dans le champ économique à l'horizon 2050, il nous est présenté par nos collègues Vanina Paoli-Gagin, Stéphane Sautarel et Éric Dumoulin. Nous avons fait en sorte que ce dernier puisse co-présenter ce travail collectif alors que son départ du Sénat pourrait être imminent.

M. Éric Dumoulin, rapporteur. - Je vous remercie, Madame la Présidente, d'avoir accepté d'avancer la date de présentation de notre rapport. En effet, Sophie Primas redevenant sénatrice vendredi prochain à zéro heure, mon mandat prendra fin après-demain. Cela me permet ainsi de conclure en beauté cette année passée au Sénat.

Vanina Paoli-Gagin, Stéphane Sautarel et moi-même avons essayé d'aborder de manière relativement exhaustive le sujet particulièrement complexe des valeurs économiques à l'horizon 2050.

« La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l'homme du début du siècle s'acharnait à maîtriser, mais comme un cadre précieux et fragile qu'il importe de protéger pour que la terre demeure habitable à l'homme. » Cet appel à une morale de l'environnement, prononcé par Georges Pompidou il y a plus d'un demi-siècle, n'a rien perdu de sa force : à l'aube des profondes mutations qui s'annoncent, les valeurs qui sous-tendent nos choix économiques sont plus que jamais au coeur de nos interrogations.

Pendant plusieurs décennies, la croissance a été un formidable vecteur de progrès : elle a permis, dans de nombreuses régions du monde, une amélioration significative des conditions de vie.

Dans l'après-guerre, elle a été un socle de stabilité pour nos démocraties. Mesurée en termes de production, de consommation, de richesse, la valeur de la croissance économique a offert un horizon commun, une cause mobilisatrice autour de laquelle s'est cristallisé un assez large consensus social et politique.

Pourtant, d'un point de vue historique et anthropologique, l'idée d'une prospérité fondée sur l'accumulation ne s'est imposée que très récemment, avec l'entrée dans la modernité et la révolution industrielle. À l'échelle de l'humanité, le désir de croissance est en profonde rupture avec la stabilité - stabilité des besoins, de la production et de la consommation -, qui fut la valeur économique pendant des millénaires.

Aujourd'hui, un siècle après Keynes, la croissance économique continue d'être valorisée, non comme un chemin vers un état stationnaire d'abondance - ce que Keynes anticipait pour ses petits-enfants -, mais comme une condition sine qua non du bien-être collectif.

Dans la hiérarchie des priorités politiques, elle est devenue la clef de voûte dont de nombreuses autres dimensions - sociales, sanitaires, éducatives - dépendent.

Parallèlement, la place prise par la valeur économique a fait glisser la société vers un fonctionnement plus hétéronome, où les finalités collectives tendent à résulter de logiques de gestion et d'optimisation davantage que de délibérations morales et collectives.

Aux termes de ce que le philosophe Jérôme Batout qualifie de « révolution silencieuse des mentalités », l'obsession de la croissance a en quelque sorte escamoté le débat politique et moral sur les valeurs et notre rapport à la finitude du monde.

Dans un monde désormais confronté à des défis d'une ampleur inédite - crises écologiques, montée des inégalités, insécurité alimentaire, vieillissement démographique, crises géopolitiques -, le récit de la « mondialisation heureuse » s'essouffle ; il semble se conclure par une crise de la valorisation.

Cette crise n'est pas seulement économique ; elle est politique, morale, voire civilisationnelle. C'est une remise en question profonde de ce que nous jugeons souhaitable, désirable, acceptable.

Dans quel monde vivront les générations nées dans les années 2020, une fois trentenaires ?

Nous avons identifié quatre évolutions principales.

D'abord, à l'horizon 2050, ces nouvelles générations évolueront probablement dans une géographie économique remaniée, marquée par un recul de la place de l'Europe dans le monde et une accentuation de la rivalité, déjà bien réelle, entre la Chine et les États-Unis.

Les rapports de force géopolitiques se noueront autour de l'accès à l'énergie et aux matières premières, de la décarbonation, de l'innovation, du développement des hautes technologies et de la maîtrise de l'intelligence artificielle. Dans ce contexte, la valeur environnementale des actifs sera très convoitée, comme l'a souligné l'économiste Philippe Dessertine devant notre délégation.

Dans cette économie ultranumérisée et immatérielle, certaines régions du monde pourraient continuer de raisonner selon des logiques de valeurs très différentes des valeurs européennes. Le besoin de protection des populations serait croissant.

Deuxièmement, les bases sociales sur lesquelles repose notre conception de la prospérité seront fragilisées : je veux ici parler du vieillissement démographique mondial.

Selon les projections disponibles, dès les années 2030, les personnes âgées de plus de 80 ans seront plus nombreuses que les enfants de moins de 1 an. En 2080, elles seront plus nombreuses que les moins de 18 ans. Cette inversion historique du rapport entre générations transformera la valeur des actifs économiques et de la solidarité intergénérationnelle.

Troisième certitude, et non des moindres : le dérèglement climatique et la multiplication des phénomènes extrêmes. Aucune partie du monde n'est et ne sera épargnée. Le continent européen est celui qui se réchauffe le plus rapidement, deux fois plus vite que la moyenne mondiale.

Ainsi, au cours de leur vie, les générations nées dans les années 2020 connaîtront sept fois plus d'épisodes de chaleur extrême, deux fois plus de sécheresses et d'incendies de forêt et trois fois plus d'inondations et d'années de mauvaises récoltes que les personnes nées en 1960.

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) prévient que « les années les plus chaudes que nous avons vécues jusqu'à présent seront parmi les plus fraîches d'ici une génération ». Autrement dit, ce qui relève aujourd'hui de l'exception sera la norme pour nos enfants et petits-enfants.

Dernier bouleversement majeur - constat partagé par l'ensemble des économistes et des sociologues que nous avons rencontrés : l'effondrement de la biodiversité. Or on ne mesure pas encore tous les effets de la remise en cause des services écosystémiques. De fortes incertitudes demeurent.

D'une part, l'ensemble des bienfaits que peut apporter la nature n'est pas encore connu. Les recherches sur le vivant conduisent régulièrement à envisager la possibilité de nouvelles applications dans un contexte où il reste encore de très nombreuses espèces à découvrir.

D'autre part, on ne connaît pas encore toutes les conséquences d'une diversité amoindrie. Des interdépendances complexes et des interactions constantes existent entre les humains et les autres êtres vivants. Les scientifiques ignorent s'il existe un seuil de perte de biodiversité à ne pas dépasser.

En tout état de cause, cependant, pour reprendre les termes de la chercheuse Virginie Courtier-Orgogozo devant le Collège de France, cette situation « nous entraîne dans une trajectoire qui altérera profondément et durablement les conditions de vie des générations futures ».

Dans un récent rapport sur les risques liés au réchauffement climatique, l'École britannique d'actuariat, en partenariat avec l'université d'Exeter, alerte sur un risque ultime d'« insolvabilité planétaire ».

Les auteurs de cette étude soulignent que les techniques habituelles de gestion des risques se concentrent sur des risques isolés, sous-estimant les risques en cascade. Or la dégradation des ressources naturelles telles que les forêts et les sols ou l'acidification et la pollution des océans ont un effet multiplicateur sur les conséquences du changement climatique.

Au total, ils estiment que le PIB mondial pourrait perdre 50 % de sa valeur entre 2070 et 2090 en raison des divers chocs exogènes que sont les sécheresses, les inondations, les incendies, l'érosion des ressources, etc.

Cette réalité apparaît au moment où les besoins de financement pour réussir la transition écologique explosent, où la croissance est durablement ralentie et le niveau d'endettement sans précédent.

Selon plusieurs estimations, la transition énergétique pourrait en effet nécessiter chaque année entre 4 000 et 5 000 milliards de dollars d'investissements supplémentaires pendant vingt-cinq ans à l'échelle mondiale. Or comment financer collectivement des transformations systémiques de long terme avec les instruments d'une économie conçue pour une croissance rapide, qui relève d'une époque désormais révolue ?

Au regard de la valeur que nous accordons à la résilience, la dette, qui occupe une place centrale, est devenue terriblement ambivalente : tout à la fois nécessaire et source de profondes vulnérabilités. Elle cristallise les tensions entre le présent et l'avenir, entre le court terme et le long terme, entre ce que nous voulons préserver et ce que nous sommes prêts à sacrifier.

La gravité des constats ne doit pas occulter la richesse des réflexions en cours pour revisiter nos schémas de pensée, nos indicateurs et notre façon d'appréhender ces défis.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le lien de plus en plus distendu entre développement économique et progrès humain doit en effet nous interroger sur ce que nous souhaitons réellement valoriser dans notre économie. Qu'entendons-nous préserver, transmettre, encourager à travers nos choix économiques collectifs ?

Cette interrogation a été le fil conducteur de nos travaux, ponctués de seize auditions et d'un déplacement sur le thème de l'économie circulaire.

Je commencerai avec un constat qui sonne aujourd'hui comme une évidence : nos indicateurs macroéconomiques ne reflètent pas l'état de santé du monde.

Notre compréhension de la richesse doit être élargie. Il s'agit de rendre visibles et mesurables d'autres dimensions de la valeur, qui dépassent la seule sphère économique.

Dès la création du PIB par l'économiste et prix Nobel d'origine russe Simon Kuznets en 1934, celui-ci avait indiqué qu'il était une simple convention. Il ne devait en aucun cas être considéré comme un indicateur du bien-être.

Au fil du temps, cet avertissement a souvent été ignoré : le PIB est resté la référence principale pour juger de la prospérité. Or il ne donne qu'une image très restrictive de la richesse d'un pays : il se concentre sur les flux économiques sans prendre en compte la répartition des richesses ou les inégalités, éléments pourtant essentiels à la cohésion sociale et à la qualité de vie ; il compte pour nulles de nombreuses activités au coeur de la vie sociale comme le travail bénévole ou domestique ; enfin, il considère comme utiles toutes les productions, y compris celles qui n'apportent pas de bénéfices à la société, qui lui sont nuisibles ou qui compromettent la capacité des générations futures à prospérer.

En particulier, le PIB ne renseigne pas sur l'état des patrimoines critiques que sont la nature ou la santé.

Dans ces conditions, la question est de savoir non plus tellement si le PIB doit rester la métrique de référence, mais plutôt pourquoi il l'est toujours.

La réflexion sur les alternatives au PIB a été foisonnante dès les années 1970, puis au début des années 2000. Deux principales approches ont été explorées : la définition d'un indicateur synthétique et l'utilisation d'un éventail d'indicateurs.

Malgré cela, aucun indicateur n'a supplanté le PIB comme outil d'information et de pilotage des politiques publiques, bien qu'il soit aujourd'hui de plus en plus complété par des données d'ordre qualitatif.

Pour tenir compte de la décorrélation entre le PIB par habitant et le « bien-être ressenti » des ménages, un indicateur de bien-être monétaire appelé « PIB ressenti » a récemment été proposé par l'Insee.

Il confirme qu'une croissance du PIB ne reflète pas nécessairement une amélioration des conditions de vie ressenties par nos concitoyens, la répartition des fruits de la croissance pouvant être inégale.

Les résultats obtenus plaident pour des approches « multidimensionnelles » des mesures des niveaux de vie. Ils redistribuent par ailleurs les hiérarchies internationales, traditionnellement fondées sur une comparaison des PIB.

Sur le plan théorique, plusieurs grands courants de pensée alternatifs ont pris leur essor ces dernières décennies, de la décroissance à la croissance verte en passant par la post-croissance dans toutes ses déclinaisons.

Ils invitent à repenser la notion même de croissance pour privilégier la qualité de vie plutôt que l'expansion matérielle, sans nier les changements institutionnels, culturels et démocratiques nécessaires pour accompagner cette transformation.

L'économie du bien-être, développée par Éloi Laurent, propose de substituer à la logique de croissance une approche centrée sur l'amélioration concrète des conditions de vie humaine. Elle repose sur deux piliers fondamentaux : la santé au sens large et la coopération - liens sociaux, justice sociale, démocratie -, considérées comme les véritables finalités de l'activité économique.

Selon cette approche, la santé doit être traitée non pas comme une dépense, mais comme une boussole politique, intégrée dans toutes les sphères de l'action publique.

Une boîte à outils est en cours de développement afin d'inventorier les dispositifs de politique publique existants ou émergents en Europe.

Des modèles comme l'économie circulaire ou l'« économie de la fonctionnalité et de la coopération » s'inscrivent dans cette vision, en privilégiant l'ancrage local et les dynamiques territoriales, la qualité des relations humaines et la valeur d'usage plutôt que la possession.

Malgré leurs différences, ces visions alternatives nous paraissent pouvoir converger autour d'une valeur commune, celle de la santé du vivant au sens large.

Le concept de One Health repose sur l'idée que santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes sont interdépendantes, et même forment un tout.

Cette vision holistique, initialement mobilisée dans le champ de la santé publique pour prévenir les zoonoses, s'est progressivement élargie pour devenir une grille de lecture transversale des enjeux sociaux, écologiques et économiques. Elle se présente comme une nouvelle boussole dans le monde de la post-croissance, en particulier après la crise de la covid.

Pour s'inscrire dans une démarche de préservation du vivant et des générations futures, une évolution de nos référentiels comptables commence à se dessiner.

Au niveau macroéconomique, l'Insee travaille sur une approche novatrice consistant à calculer un « produit intérieur net ajusté » des coûts liés aux dommages environnementaux : le Pina.

Dans ces comptes « augmentés », les conséquences des émissions polluantes sont assimilées à des consommations de capital climatique et à la réduction du « budget carbone ». Un pays qui réduit ses émissions voit ainsi la progression annuelle de son Pina supérieure à celle de son produit intérieur net (PIN) usuel.

L'Insee souligne ainsi qu'en 2023, le Pina de la France était inférieur d'environ 4 % au PIN usuel, et même de 5,5 % si l'on prend en compte les effets du climat sur la santé et la mortalité. Ce nouvel indicateur permet de tenir compte de l'épuisement des ressources dans l'activité du pays, réalité qui n'était pas mise en évidence jusqu'alors.

Une logique identique est appliquée au calcul de l'épargne nette de la France, qui mesure la valeur du produit courant légué aux générations futures.

La prise en compte de la consommation de capital climatique et du budget carbone conduit à minorer cet agrégat de 201 milliards d'euros pour mettre en évidence une épargne nette ajustée fortement négative.

Pour l'Insee, cette situation de désépargne reflète une dégradation des conditions de vie futures qui n'est pas compensée par l'augmentation de la richesse purement économique.

Dans une autre étude récente, le Conseil d'analyse économique (CAE) s'est quant à lui penché sur la valorisation des services écosystémiques, en prenant pour objet d'étude la forêt française.

Les auteurs se fondent sur une méthode originale de valorisation du service de séquestration du carbone. La valeur ajoutée « augmentée » du secteur forêt-bois est ainsi évaluée à 11,2 milliards d'euros en 2018, soit 3,5 fois sa valeur marchande.

Les auteurs insistent sur l'importance de développer des évaluations monétaires robustes des services écosystémiques en soutien à la décision publique. Ils appellent de leurs voeux une extension de ces nouvelles approches à d'autres écosystèmes comme les terres cultivées, les zones humides ou encore les ressources en eau.

Bien qu'exploratoires, ces réflexions ouvrent une voie prometteuse dans la perspective d'une révision du système des comptes nationaux. À terme, ce système pourrait intégrer d'autres dimensions de l'environnement, au-delà de la seule question des émissions, comme la valorisation des ressources naturelles et de la biodiversité, mais aussi les activités domestiques et de loisir. Il mettrait ainsi davantage l'accent sur la soutenabilité et le bien-être.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - Au niveau microéconomique, il reste difficile d'évaluer précisément l'engagement des entreprises en matière de durabilité, en dépit des obligations croissantes de reporting extrafinancier.

Pour y remédier, deux nouvelles normes comptables sont entrées en vigueur en 2024 sous l'égide de l'International Sustainability Standards Board (ISSB), ou Conseil international des normes de durabilité. Elles reposent sur une matérialité financière élargie, ce qui signifie que les facteurs influençant la durabilité doivent être intégrés à la valorisation de l'entreprise. Ce référentiel est déjà adopté par une quarantaine de pays, dont la Chine et le Brésil.

Le président de l'ISSB, Emmanuel Faber, y voit un moyen de dépasser une vision « mécaniciste » de l'économie et de rendre les externalités tangibles. Celles-ci ne sont plus reléguées aux annexes des rapports de responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

D'autres méthodes comptables innovantes cherchent à renouveler la manière de valoriser la nature et les choix organisationnels. C'est le cas des modèles de comptabilité socio-environnementale. Parmi ceux-ci, la méthode dite Care - pour comptabilité adaptée au renouvellement de l'environnement - est la plus aboutie. Elle repose sur une approche inédite : les capitaux naturel et humain sont considérés comme des « entités capitales » à préserver, non comme de simples ressources. Elles sont enregistrées au passif en tant que dettes à rembourser. Leur droit d'usage est comptabilisé à l'actif.

Le profit correspond au surplus dégagé une fois les coûts de préservation de ces capitaux pris en compte. L'entreprise est ainsi appelée à repenser son modèle d'affaires pour réduire son impact environnemental et social.

Ce modèle permet de matérialiser la responsabilité juridique de l'organisation envers ces capitaux. Il dépasse la seule logique de marché pour aller jusqu'à intégrer des valeurs de non-usage. De plus, il implique l'ensemble des parties prenantes dans la collecte et le traitement des données, au-delà des seules équipes chargées de la RSE.

Au final, Care est une manière exigeante de territorialiser les limites planétaires tout en valorisant l'impact local des entreprises.

Compte tenu de l'ensemble des éléments qui précèdent, nous proposons dans notre rapport quatre scénarios d'évolution des valeurs économiques.

Le premier scénario est celui de la croissance à marche forcée par l'hyperinnovation et la domination algorithmique.

Dans ce scénario, la croissance et la compétitivité restent prioritaires dans l'organisation économique et sociale. La prospérité continue d'être mesurée par le PIB.

La valeur économique s'est déplacée sur les données personnelles et les actifs environnementaux. En raison de leurs moyens colossaux, les grandes firmes technologiques ont acquis une puissance qui défie les institutions étatiques et politiques.

Les métadonnées sont analysées en continu pour mesurer l'état émotionnel et physique des populations. La mesure du bien-être est ainsi déléguée à des algorithmes, aucun indicateur alternatif au PIB ne s'étant imposé dans le champ politique.

Du fait de leur opacité, la fiabilité des données diffusées sur l'environnement et le bien-être est faible. La techno-dépendance fragilise grandement l'autonomie des choix politiques et sociétaux.

Le deuxième scénario est celui de la croissance décarbonée et contrôlée.

La croissance économique reste l'objectif central, mais elle s'inscrit dans une trajectoire de prospérité bas-carbone fondée sur des technologies dites propres. La concurrence et l'innovation technologique visant à concilier croissance et protection des écosystèmes sont le moteur du changement.

Des indicateurs de bien-être sont utilisés, en particulier en matière de santé, mais ils ne supplantent pas la logique de croissance. Des améliorations sont enregistrées en matière environnementale.

Cependant, les écosystèmes sont devenus des actifs financiers et la marchandisation de la nature suscite des critiques. L'ambition d'une croissance durable n'a pas permis une transformation en profondeur du système économique ; la société est restée « au milieu du gué ».

Troisième scénario, celui de la sobriété choisie.

Dans ce scénario, les sociétés ont décidé de rompre avec l'obsession de la croissance infinie. Sans rejeter a priori la croissance économique, elles ont fait le choix de valoriser le bien-être et la résilience à l'échelle collective, plutôt que la compétition entre individus et la recherche de la performance.

La transition vers la sobriété a été organisée : certains secteurs ou activités jugés destructeurs ou superflus ont été volontairement réduits ; la consommation de biens matériels a été réduite drastiquement.

Cependant, la sortie du paradigme de la croissance a fragilisé les sociétés en les soumettant à des chocs économiques et sociaux. L'acceptabilité sociale des changements reste fragile.

Le dernier scénario est celui des communautés locales résilientes.

En réaction aux crises engendrées par la fragilité des chaînes de valeur mondialisées, les sociétés ont opéré un recentrage local.

Le PIB a été définitivement abandonné en raison de son incapacité à mesurer le bien-être. L'économie régénérative, fondée sur l'agroécologie, la low-tech, l'artisanat, est devenue la norme. La nature et les générations futures sont représentées dans des assemblées délibératives.

Mais, malgré l'importance donnée à l'égalité, au bien-être, à la résilience et à la souveraineté, ce modèle ne va pas sans heurts. Les inégalités territoriales sont grandes et l'État peine à désamorcer les conflits.

Ces scénarios nous donnent à voir différents futurs possibles et nous invitent à anticiper les choix collectifs à venir.

Notre rapport propose trois grandes orientations pour placer la santé du vivant, entendue dans une acception holistique, au coeur de la valeur économique.

Premièrement, imaginer un nouveau récit pour faire évoluer nos manières de penser et d'agir.

Dépasser le prisme actuel implique tout d'abord de refaire de l'économie au sens étymologique de la discipline : oikonomia, du grec ancien, c'est l'art de bien gérer la maison commune.

Revenir à l'étymologie, c'est ainsi se souvenir que l'économie devrait être non pas une science abstraite des marchés ou de la croissance, mais une pratique éthique et politique.

Il faut ensuite réinventer un horizon commun avec un récit fédérateur et une ouverture de l'éventail des valeurs. L'enjeu est celui de l'acceptabilité sociale des changements à accomplir.

Mobiliser autour de la santé du vivant - celle des êtres humains actuels et futurs, celle des écosystèmes - et de la solidarité envers les générations à venir pourrait amorcer le changement de perspective.

Deuxième orientation : réviser les outils économiques et les méthodologies comptables pour décider en connaissance de cause.

Les avancées permises par l'élaboration de comptes nationaux « augmentés » et la valorisation du capital naturel nous paraissent particulièrement prometteuses.

À côté de ce PIB ajusté, l'emploi d'un nombre limité d'indicateurs de résilience écologique et sociale nous paraîtrait bienvenu.

Au niveau microéconomique, la diffusion de la comptabilité socio-environnementale fait partie des évolutions intéressantes. Le déploiement de la méthode Care impliquera toutefois de surmonter plusieurs difficultés que nous avons détaillées dans le rapport.

Troisième orientation : adapter les instances de gouvernance pour mieux prendre en compte le temps long et les enjeux environnementaux.

L'adaptation de notre modèle économique vers plus de résilience nécessite le partage d'une culture du risque et d'outils adaptés au niveau international.

L'École d'actuariat britannique recommande en particulier de faire évoluer les institutions internationales pour qu'elles réalisent des évaluations annuelles de la solvabilité planétaire. Il s'agit de partager des données fiables sur nos « biens communs » pour orienter les choix publics aux échelles de décision.

L'adaptation de la gouvernance s'applique aussi au niveau européen, suivant les recommandations du rapport de Mario Draghi.

Enfin, elle doit se concrétiser sur nos territoires, avec le développement de l'économie circulaire, et dans les entreprises, en abordant sérieusement la question du partage de la valeur ajoutée entre capital et travail.

Je termine en insistant sur la question de la gouvernance qui nous paraît absolument centrale pour réussir la transition vers les valeurs de la post-croissance.

Au-delà de l'économie, ce sont aussi nos références institutionnelles et culturelles, nos valeurs démocratiques, qui devront être interrogées. Les prochains rapports de notre délégation devraient nous aider à approfondir ces sujets.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Vous annoncez ainsi la suite de nos travaux.

Vous êtes tous trois du même bord politique et j'ai le sentiment que les sujets que vous avez abordés dans votre rapport et les éléments de réflexion que vous versez au débat sont peu présents dans la réflexion menée par nos partis respectifs, tandis qu'ils le sont bien davantage dans celle des partis situés de l'autre côté du spectre politique. Cela montre bien que ces sujets, qui questionnent notre futur, ne sont ni de droite ni de gauche.

Demain se tient au Sénat la journée de la sécurité au travail. J'ai été étonnée de constater que le premier point qui est mis en avant est celui de la sécurité informatique, le dernier étant la prévention des incendies. Dans mon esprit, la sécurité au travail, cela concerne avant tout les règles à respecter pour garantir sa sécurité physique - prévention des incendies, port d'un casque sur un chantier, règles d'hygiène en milieu médicalisé, etc. Cela montre bien que la manière dont on envisage le cadre de travail évolue.

Madame Paoli-Gagin, vous avez rappelé très justement que le PIB est un indicateur qui a été créé dans les années 1930. En France, la députée Eva Sas est à l'origine d'une loi, promulguée en 2015, visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques. À l'occasion de son examen, il avait été rappelé que la France ne pouvait pas décider seule de changer les règles, au risque de se retrouver isolée au sein de la communauté internationale. Savez-vous si des instances internationales telles que l'ONU envisagent, à l'instar de l'Insee, de prendre en compte de nouveaux critères dans la définition du PIB ? Si oui, quelles sont les perspectives ?

M. Vincent Delahaye. - En effet, Madame la Présidente, le sujet que vous abordez nécessite d'être approfondi, et je suppose que la France n'est pas le seul pays à réfléchir à une telle évolution.

Je n'ai pas bien compris, d'ailleurs, ce qui différencie la méthode de calcul qu'utilise l'Insee pour définir le produit intérieur net de celle que retient le modèle Care. Est-il prévu de poursuivre le travail sur la prise en compte des éléments non financiers pour le calcul du PIB ? Je n'ai plus en tête le texte de loi dont Eva Sas est à l'origine, mais sans doute conviendrait-il de définir un indice qui prendrait en compte d'autres éléments que ceux qui sont retenus pour calculer le PIB.

Éric Dumoulin a indiqué que l'Europe se réchauffait deux fois plus vite que le reste du monde : sait-on pourquoi ?

M. François Bonneau. - Sans faire l'éloge des dictatures, qu'en est-il du temps politique ? Dans nos démocraties où se tient une élection tous les deux, trois ou quatre ans - voire tous les mois -, le temps politique est-il adapté pour négocier tous ces bouleversements majeurs ?

La vie urbaine est-elle remise en cause par ces constats ?

Mme Amel Gacquerre. - Qui dit valeur économique dit également valeur du travail. Avez-vous abordé les notions d'utilité sociale et de revenu universel ? Avez-vous par ailleurs sondé les jeunes générations sur la façon dont elles appréhendent les valeurs économiques à l'horizon 2050 ?

Mme Christine Lavarde, présidente. - Nous envisageons justement d'organiser des rencontres avec des élèves de terminale pour discuter de ces sujets, car c'est finalement pour eux que nous travaillons.

M. Éric Dumoulin, rapporteur. - Deux phénomènes principaux expliquent que l'Europe se réchauffe plus vite : la proximité avec l'Arctique, dont la fonte limite l'effet dit d'albédo, d'une part, et les remontées du Sud, qui sont bien plus fortes qu'auparavant, d'autre part.

Les économistes que nous avons rencontrés, qu'ils soient de droite ou de gauche, ont tous très fortement insisté sur le réchauffement climatique et plus encore sur l'effondrement de la biodiversité. Ils s'inquiètent également de l'assurabilité de l'activité économique, non pas à l'horizon 2050, mais dans les prochaines années.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous ne nous sommes pas saisis des sujets relatifs au travail et aux aspects sociaux, car ils feront l'objet de réflexions menées par d'autres équipes de rapporteurs dans la suite des travaux de notre délégation.

En ce qui concerne l'établissement d'un référentiel international, les 17 objectifs de développement durable (ODD) établis par de l'ONU constituent un premier pas. En mai dernier, un groupe de travail international nommé Beyond GDP s'est donné l'objectif de travailler à l'élaboration d'indicateurs permettant d'aller au-delà du PIB.

Pour ce qui est enfin de la distinction entre le Pina et le modèle Care, le premier est du ressort de l'Insee et relève de la comptabilité nationale, tandis que le second est une méthode de comptabilité qui s'applique à des entités productrices, au premier rang desquelles les entreprises.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - Une étude britannique estime que le PIB mondial pourrait perdre 50 % de sa valeur entre 2070 et 2090. Il me paraît essentiel de l'avoir en tête lorsqu'on aborde les questions de décroissance ou de post-croissance, car quoi qu'il en soit de cette étude, il est clair que si nous nous en tenons au système que nous connaissons aujourd'hui, nous risquons de dégrader encore davantage notre croissance, notre richesse et nos ressources.

Les orientations que nous vous avons présentées ne constituent qu'une maigre contribution - je partage à ce titre la frustration de Vincent Delahaye. Le travail doit bien évidemment se poursuivre.

Ce qui ressort de cette analyse, c'est que le temps politique n'est en effet plus adapté, et que le politique est en train de perdre la main sur ce sujet. Il nous paraît à ce titre essentiel - nous y avons insisté - d'adapter nos instances de gouvernance.

J'estime enfin tout à fait opportun d'interroger les jeunes générations. En 2008, dans le rapport de la commission pour la libération de la croissance française, Jacques Attali proposait de transformer le Conseil économique, social et environnemental (Cese) en une instance délibérant en fonction du seul intérêt des générations futures. Je trouve cette idée intéressante.

M. Bernard Fialaire. - Il est rassurant de redonner au politique le primat détenu par l'économie. Il faut reconnaître que pour intéressante qu'elle soit, cette science se trompe souvent dès lors qu'elle s'efforce non pas d'analyser ce qu'il s'est passé, mais de prédire l'avenir ! Je me félicite donc que ce rapport porte sur les valeurs que nous devons défendre collectivement dans le champ économique.

M. Pierre Barros. - Il est en effet intéressant d'examiner nos instruments de mesure sous un prisme différent, même si je ne sais pas si cela peut nous conduire à prendre des décisions différentes.

En tout état de cause, ce pas de côté nous amène à relativiser, pour ne pas dire à transcender les oppositions politiques habituelles, qui, à cette aune, paraissent un peu convenues - du moins, je l'espère !

J'apprécie le concept de One Health. J'ai pour ma part travaillé avec la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury sur la question des espaces et de l'architecture et de leur incidence sur la santé.

En cette période difficile, une telle réflexion constitue une bouffée d'air dont je remercie nos rapporteurs.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Ce travail trouve son origine dans un étonnement : comment peut-on continuer à réfléchir avec un référentiel qui date des lendemains de la Seconde Guerre mondiale ? La valeur ajoutée, c'est ce qui apporte de la valeur. Or aujourd'hui, des éléments que l'on considère à haute valeur ajoutée sont en réalité à haute destruction ajoutée.

Nous nous sommes efforcés de bousculer cette évidence et de remettre le politique au centre, ce qu'à titre personnel, j'estime être un impératif existentiel.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - Remettre le politique au centre est en effet un objectif ambitieux et un enjeu majeur. La question de la gouvernance est à ce titre essentielle.

Alors qu'il n'était au départ qu'un indicateur, le PIB est devenu un objectif. Or nous avons besoin de boussoles qui ne soient pas des objectifs, et nous avons besoin de nous fixer de nouveaux objectifs. Tel est, selon nous, le principal enjeu.

M. Éric Dumoulin, rapporteur. - J'ajouterai qu'en termes de biodiversité, d'environnement naturel, de vivant, mais également en termes économiques, les économistes de tous bords s'accordent à dire que le coût de l'inaction sera beaucoup plus élevé que le coût de l'action.

Il nous faut donc rapidement engager une réflexion sur ce que doit être la croissance, sur les nouveaux relais de croissance et sur le changement de modèle.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Je fais partie de cette délégation depuis 2017, et avec tout le respect que je porte à nos travaux passés, il me paraît que nous touchons là au coeur de ce qu'est la prospective. C'est du reste pourquoi nous parvenons à raisonner par-delà nos sensibilités politiques respectives. Mais ceux qui dirigent le monde n'ont-ils pas intérêt à préserver la logique de croissance actuelle et le sacro-saint PIB ? En dépit de la justesse des idées qui nous sont soumises, je crains que l'on oppose de fortes résistances à un tel changement de paradigme.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Ce travail en appelle d'autres : sur les questions sociales que nous évoquions, mais aussi sur le futur modèle démocratique à l'aune de l'intelligence artificielle - Amel Gacquerre et Rémi Cardon se pencheront prochainement sur ce sujet.

Si nous changeons d'étalon de mesure, les riches s'en trouveront sans doute moins riches. Les échelles de grandeur en seront à tout le moins modifiées.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Un tel changement de référentiel devrait sans doute faire l'objet d'un retour au peuple. On pourrait même imaginer de lui demander de trancher dans le cadre d'un référendum pour savoir si, oui ou non, il considère qu'un tel changement relève de l'intérêt supérieur de la Nation.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - D'autres pays, en particulier la Chine, ont déjà engagé cette mutation et intègrent les normes comptables de l'ISSB. J'estime que nous ne pouvons pas être absents des rares instances de gouvernance internationale qui peuvent prendre en charge cette question.

La délégation adopte, à l'unanimité, le rapport et en autorise la publication.

La réunion est close à 16 h 10.