Mercredi 15 octobre 2025

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Audition du général d'armée aérienne Fabien Mandon, chef d'état-major des Armées

M. Cédric Perrin, président. - Nous accueillons pour la première fois dans ses nouvelles fonctions le général d'armée aérienne Fabien Mandon, Chef d'état-major des Armées, que je remercie de s'être rendu disponible dans un contexte très particulier.

Mon Général, recevez, au nom de l'ensemble des membres de cette commission, tous nos voeux de succès dans la lourde tâche qui est la vôtre. Le 1er septembre dernier, vous avez adressé aux armées votre ordre du jour n°1. Nous partageons pleinement votre analyse et les objectifs que vous avez fixés à cette occasion. Nous vous apportons notre plein soutien dans votre engagement pour « assurer, quoiqu'il advienne, la protection des Français, de notre pays et de ses intérêts dans un environnement incertain et assurément violent ». Vous avez également indiqué que notre pays avait « l'armée la plus efficace d'Europe » et c'est sur ce point que nous voulons vous interroger aujourd'hui.

Le 1er août 2023, le Gouvernement a fait adopter, avec le soutien du Sénat, une nouvelle loi de programmation militaire (LPM), qui a porté l'effort de défense autour de 2 % du PIB. Cette hausse des moyens était nécessaire mais chacun a bien conscience qu'elle est devenue très insuffisante puisque les pays membres de l'OTAN ont décidé, au sommet de La Haye, de porter à 3,5 % du PIB leur effort de défense d'ici 2035 et même à 5 % concernant la défense au sens large.

Au-delà des crédits, ce sont les moyens de nos armées qui interrogent. Grâce à un effort constant depuis des décennies, notre pays dispose d'unités de premier ordre dans les airs, sur terre et dans les mers ; notre force de dissuasion suscite le respect et l'envie de nombreux de nos alliés, de même que l'excellence de nos industriels. Cependant, nous avons des faiblesses considérables. Permettez-moi d'en citer quelques-unes : des stocks de munitions encore très insuffisants tant pour les obus que les missiles et kits de guidage de toutes sortes ; des capacités d'artillerie très limitées avec moins d'une centaine de pièces de type Caesar et quelques unités seulement de feux de longue portée (LRU) ; une capacité de drones embryonnaire, en particulier pour les drones armés FPV et une capacité de lutte anti-drones qui demeure insuffisante, notamment pour protéger nos navires et nos sites sensibles - des chefs de corps « bidouillent » pour procurer quelques drones à leurs soldats afin qu'ils s'entraînent à les utiliser et à s'en protéger, cette situation est aussi grotesque qu'inacceptable ; enfin, autre faiblesse, notre autonomie réduite en matière de renseignement satellitaire, comme l'a illustré notre difficulté à prendre le relais des Etats-Unis pour aider l'Ukraine lorsque le président Trump a décidé de suspendre la transmission des informations l'hiver dernier.

Au-delà de ces déficiences, nos inquiétudes portent sur l'insuffisance des moyens disponibles pour financer les programmes prioritaires. Vous savez comme nous que la LPM ne prévoit pas les crédits pour financer le nouveau moteur T-REX du standard F5 du Rafale. Elle ne prévoit pas non plus les crédits indispensables pour lancer la fabrication du porte-avions nucléaire de nouvelle génération (PA-NG) alors même que la découpe des tôles et la fabrication des chaudières nucléaires ont commencé : quel regard vous portez sur ce programme majeur qu'est le PA-NG ?

Nous mesurons, mon Général, la difficulté de votre tâche. Nous ne doutons pas de votre engagement et de votre détermination, mais nous sommes préoccupés car nous voyons les nuages s'amonceler à l'Est de l'Europe et nous pensons que le rythme de notre préparation n'est pas suffisant.

Nous souhaitons donc avoir votre sentiment sur l'imminence des menaces compte tenu des incursions qui se multiplient dans le ciel des pays de l'OTAN, du nombre des sabotages qui s'accroît, des actions de déstabilisation qui se reproduisent de manière de plus en plus fréquente. Quel est le degré de préparation de notre pays à un affrontement de haute intensité ? Nous sommes convaincus que nos militaires sont prêts à défendre notre pays et plus généralement notre continent, mais en ont-ils les moyens ? Et si ce n'est pas le cas, combien de temps faudra-t-il pour accomplir cette remontée en puissance ?

Poser cette question dans le contexte budgétaire actuel, c'est aussi vous interroger sur vos priorités, à défaut d'avoir pu examiner les détails d'un budget qui n'a été déposé que ce matin, ce que nous aurons sans doute l'occasion de faire dans quelques temps, après avoir entendu la ministre des armées.

Voilà, mon général, quelques sujets essentiels que nous souhaiterions évoquer avec vous. Dans la période actuelle, compte tenu de l'instabilité que nous connaissons, nos armées ont une responsabilité encore accrue pour la permanence et la continuité de notre défense. Croyez bien que notre commission sera à vos côtés pour vous aider dans votre mission.

M. Fabien Mandon, Chef d'état-major des Armées. - Merci pour votre accueil. J'avoue être impressionné de venir devant vous pour la première fois, mais aussi très motivé de vous présenter l'état de nos forces armées et les défis qui sont devant nous ; j'espère sortir de cette audition avec de nouvelles idées pour consolider le chemin sur lequel je souhaite engager les armées. J'ai une idée claire du diagnostic, c'est la partie la plus facile, mais j'ai besoin de vous pour trouver des solutions, c'est la partie la plus complexe.

Le diagnostic n'est pas une surprise, parce que notre pays fait en permanence un travail d'anticipation. Nous savions que l'environnement se dégradait, nous l'avions constaté lors des travaux de revue nationale stratégique. Le Président de la République l'a dit le 13 juillet dernier dans son discours de l'hôtel de Brienne, annonçant en conséquence un effort supplémentaire pour la défense nationale. Mais depuis cet été, la situation s'est encore détériorée : ce que je vois, c'est que tout va de mal en pis.

On espérait voir Donald Trump convaincre Vladimir Poutine d'aller vers la table des négociations sur l'Ukraine ; or, les frappes russes se sont intensifiées et la prise de risque russe a considérablement augmenté vis-à-vis de nos sociétés, c'est une première. En Pologne, nos forces ont abattu des drones qui avaient franchi la frontière. Le lendemain, un missile israélien est tombé à Doha, au Qatar, un pays avec qui nous avons des liens de défense. Quelques jours après, des Mig russes passaient dans l'espace aérien estonien, puis des drones survolaient Copenhague - et sur notre territoire, des drones ont survolé des installations à Mourmelon... Le contexte, c'est aussi Gaza avec une situation particulièrement difficile humainement. En Afrique, les crises continuent - le week-end dernier, les armées étaient mobilisées sur un scénario de dégradation à Madagascar, où vivent 17 000 de nos compatriotes...

Nous anticipions des crises, elles se produisent mais à un rythme bien plus rapide que nous ne le pensions - et dans ce mouvement, les Russes me préoccupent le plus. Il n'y a aujourd'hui en Russie aucune retenue à l'usage de la force, nos sociétés sont vues comme fragiles et l'idée pour les Russes est qu'il n'y a plus aucun complexe à tenter sa chance s'il le faut, pour pousser leur avantage un peu plus loin. Et c'est ce qui en fait notre premier sujet, puisqu'il engage la sécurité même des Français.

La situation au Proche-Orient est le deuxième grand sujet d'inquiétude pour notre sécurité : il ne m'appartient pas de commenter les choix politiques des responsables, mais nous pouvons prédire des décennies d'instabilité dans la région ; les jeunes qui ont vécu les attaques israéliennes en réaction au 7 octobre ne vont rêver toute leur vie que de venger les leurs. Il y aura peut-être une victoire ponctuelle avec la disparition de quelques cadres du Hamas, mais la réalité, c'est qu'ils vont se multiplier et qu'on aura une insécurité permanente au Proche et Moyen-Orient.

L'Iran, aussi, va tenter de revenir dans le jeu, peut-être par des actions indirectes, ou peut-être par de nouveaux lancements de missiles. L'Iran fournit des systèmes de défense à la Russie, il développe ses liens énergétiques avec la Chine. Je ne sais pas jusqu'où ces pays vont s'aligner, mais je perçois que cette région du monde va rester une source de crise sur laquelle nous allons devoir intervenir.

La Chine, ensuite, qui est assurément une puissance économique et une puissance démographique, s'impose désormais au plan politique comme un nouveau pôle, avec une nouvelle vision. L'Indonésie a rejoint les BRICS cette année, cette organisation représente désormais un ensemble avec lequel il faut compter. À partir de quel moment la Chine va-t-elle considérer qu'elle peut utiliser son outil militaire ? Je suis frappé par l'analyse de mon homologue américain, et des militaires américains en général : pour eux, la Chine, la Russie, l'Iran et la Corée du Nord sont alignés. Je sais aussi que des Français vivant en Chine nous disaient il y a quelques années qu'on passerait bientôt du « made in China » au « made by China » : nous y sommes, c'est le cas pour les téléphones, mais aussi dans le domaine militaire. Les Chinois viennent de mettre au point des catapultes électromagnétiques pour lancer des avions : la France en achète aux États-Unis parce que leur fabrication est trop contraignante... Nous avons vu le défilé militaire à Pékin le 3 septembre dernier, la Chine s'affirme comme une puissance militaire qui conteste l'ordre établi par les sociétés occidentales. C'est une puissance militaire très crédible, elle a investi dans les secteurs clés du numérique, du spatial, dans des outils de puissance comme les porte-avions et les sous-marins. Sa maitrise technologique est de plus en plus importante - les Chinois ont l'outil militaire mais pas, pour le moment, la volonté de s'en servir : jusqu'à quand ?

L'Afrique, ensuite : ce qu'on observe à Madagascar me semble dans la continuité de ce qui s'est passé par exemple au Sahel. Nous assistons à un phénomène de génération, avec des jeunes qui rejettent un modèle ancien qu'ils jugent inadmissible - et ils y sont aidés par des acteurs qui les poussent dans ce sens sur les réseaux sociaux. Parallèlement à ce mouvement profond de rejet, il y a en Afrique sahélienne des groupes terroristes qui se développent et se structurent. Mes homologues de la région en sont tous préoccupés : nous avions anticipé une extension de ces mouvements jusqu'à l'Atlantique, elle se produit. Vous avez vu les massacres au Bénin, et les combats gagnent en intensité notamment par l'importation de techniques et de matériels utilisés dans la guerre en Ukraine : on voit des terroristes utiliser des drones contre les milices russes en Afrique, ce sont les mêmes qu'en Ukraine.

Avec les Américains, nous avons des relations militaires excellentes. Les Etats-Unis restent un partenaire majeur, mais il y a désormais une incertitude sur son soutien militaire. Dans leur esprit, les Etats-Unis risquent d'être engagés contre la Chine et ils ont donc besoin que les Européens sachent traiter leurs problèmes dans leur environnement ; raison pour laquelle ils encouragent le renforcement de la défense européenne. Les Américains souscrivent à la théorie de l'alignement entre la Chine, la Russie, l'Iran et la Corée du nord. Ils se disent qu'en cas de conflit avec la Chine, le pire serait que les Européens ne tiennent pas et que les Etats-Unis, alors, soient pris sur deux flancs : c'est leur scénario catastrophe, qui motive leur soutien à la défense européenne.

Au-delà de cette description, quels sont les grands facteurs à prendre en compte ?

Il y a, d'abord, la contestation de l'ordre international établi par nos sociétés : nos formats, nos démarches n'emportent plus l'adhésion systématique de pays qui ne nous voient plus comme un phare. Il devient donc moins facile de constituer des coalitions militaires : la France conserve une capacité d'entraînement en Europe, nous le voyons avec la coalition des volontaires - nous avons une crédibilité forte sur le continent européen - mais difficilement au-delà. Beaucoup de pays estiment que nous ne sommes pas capables de réguler les problèmes du monde et se détournent de nous et de nos outils de règlement des conflits. L'ONU est un bijou mais connait de grandes difficultés au plan militaire : Les opérations de maintien de la paix ne fonctionnent plus et les Nations unies ne sont plus l'organe de régulation qui rassemblait tout le monde.

En lieu et place du multilatéralisme, s'impose la loi du plus fort : c'est le cas avec Israël, avec la Russie - on n'a pas arrêté les Russes en 2008, en 2014, en 2022, pourquoi ne pousseraient-ils pas leur avantage en 2027, 2028 ou 2029 ? Pourtant, les Russes ne sont pas très forts à l'échelle des blocs qu'on peut constituer aujourd'hui. L'Europe est endormie, elle se réveille doucement mais elle ne veut pas jouer la carte de la puissance ; l'Europe d'aujourd'hui a la chance d'avoir grandi en paix, c'est le plus beau résultat qu'on puisse avoir, mais à force de vivre en paix, on a oublié l'intérêt de l'usage de la force. Et si aujourd'hui, pour un Russe, il est tout à fait naturel d'user de la force quand il y a un conflit, pour nous, la force est ce qu'il faut éviter à tout prix : nos sociétés ne veulent pas user de la force, elles lui préfèrent la diplomatie. Or, s'il faut avoir une diplomatie forte, il y a des moments où il n'y a que la force qui soit entendue.

Notre principal défi, c'est la force morale en Europe. Mon rôle est de protéger les Français, les intérêts de la France, mais je ne peux pas le faire si la Nation n'est pas prête à se défendre. Les armées sont un échantillon de la Nation et les jeunes qui nous rejoignent ont grandi dans cette culture de la paix ; ils sont entraînés, préparés au conflit, ils sont certainement, beaucoup plus conscients des risques que la plupart des Français, et du fait que la force est un des leviers de l'État. Mais nous ne sommes pas suffisamment prêts et nos adversaires nous considèrent encore comme faibles.

Mes priorités sont claires, j'en ai défini trois grandes. La première, c'est d'être prêt pour un test dans trois ou quatre ans. Nous sommes déjà testés par la Russie, sur de multiples plans, et elle pense que nous sommes faibles ; il faut, d'ici trois ou quatre ans, montrer que nous sommes prêts à nous défendre, que nous sommes solides, déterminés. Vladimir Poutine a déjà attaqué trois fois, il a chaque fois gagné du terrain, je ne vois pas pourquoi il s'arrêterait ; il a fait une erreur de calcul en Ukraine, il est tombé sur un mur, c'est cela que nous devons regarder - parce que le pire, c'est ce que Marc Bloch a appelé L'étrange défaite : on a tout vu venir, mais on n'a rien fait pour se préparer et le jour de l'attaque, on n'est pas prêt. Il faut se préparer, donc, mais rien ne servirait de vendre du rêve : l'armée française ne va pas tripler son volume en quelques années - et nous ne sommes pas seuls : la bonne échelle pour relever le défi, c'est l'Europe. Il faut voir qu'il y a 150 millions de Russes face à nous, qui ont un PIB très faible face au nôtre, nous avons tout pour réussir et nous devons nous unir.

C'est à l'Europe de relever le défi, idéalement avec l'appui des Etats-Unis : c'est ma deuxième priorité, il faut renforcer l'Europe de la défense, pas par dogmatisme, mais parce que nous avons à nous défendre ensemble. L'OTAN le permet, elle nous fixe la grammaire de l'intervention, les règles, ce qu'on appelle l'interopérabilité - c'est notre petit Bescherelle de militaires. Cependant, les Européens ne se coordonnent pas assez, il faut dire aussi qu'en France, nous avons une spécificité : nos partenaires se tournent vers l'OTAN et les Etats-Unis, alors que nous avons notre propre état-major intégré et nous sommes capables de nous engager sans l'OTAN. Et les Américains nous laissent du champ ! Nous l'avons vu pour la coalition des volontaires, les Américains se sont mis en retrait en nous disant qu'ils attendaient de voir ce que nous proposerions, et nous avons eu cet élan où 60 % des pays européens se sont engagés sur des actions concrètes : c'est parce que cette base est crédible que les Américains peuvent continuer à s'engager.

L'Europe de la défense passe par des actions très concrètes et pratiques, nous devons en discuter à l'échelle nationale et à celle, aussi, des territoires. Bien sûr, je préfèrerais qu'on me donne 7 % du PIB pour être prêt dans trois ans, mais je sais que cela n'arrivera pas ; donc ma première préoccupation pratique, c'est d'utiliser au mieux les deniers publics. Or, les Européens sont fragmentés : chaque pays veut acheter à ses entreprises et s'il y a quelques réussites d'initiatives communes, comme Airbus, les achats communs sont très minoritaires à l'échelle du continent. Nous arrivons par exemple à avoir 21 standards d'un même hélicoptère en Europe. C'est de l'argent jeté par les fenêtres mais c'est ce que les gouvernements encouragent dans chacun des pays européens. Nous sommes à un tournant : si nous continuons de la sorte, nos concitoyens auront beaucoup contribué mais ils n'auront pas la défense qu'ils pourraient avoir si nous nous entendions. Et pour changer, il faut donner du poids dans la décision à l'échelon opérationnel. On le voit dans un grand programme comme le SCAF : après 8 ans, les chefs des armées de l'air et de la marine sont d'accord sur le projet, mais les États parties ne parviennent pas à se mettre d'accord et nous nous orientons vers la fabrication de deux avions, c'est irrationnel, on est prêt à acheter plus cher un produit moins bon parce qu'on n'arrive pas à s'entendre entre Européens alors que ce qui devrait être notre priorité, c'est d'être prêts le jour de l'attaque.

Il y a donc un immense effort à faire sur l'Europe, pour savoir opérer ensemble et pour bien dépenser notre argent, le mettre au service d'une défense solide. Et pour cela, il faut utiliser les champions industriels européens, tout en défendant nos intérêts stratégiques : faire un blindage de portière, ce n'est pas stratégique pour la France, ce n'est pas comme savoir construire un sous-marin nucléaire lanceur d'engin (SNLE), ce n'est pas comme l'espace, le quantique. J'en ai parlé à mes homologues européens, ils ont tous la même réaction : ils considèrent que quand la France propose de faire l'Europe, c'est à condition d'acheter français - je crois que nous devons changer cette image en s'engageant plus concrètement.

Enfin, pour tenir, il faut la Nation, donc une réserve, c'est le sujet du soutien de l'arrière. On l'a vu en Ukraine au début de la guerre, il y a eu une phase initiale de désorganisation complète face au choc, puis les Ukrainiens ont tenu parce qu'ils se sont organisés pour soutenir un effort qui met une nation en mouvement. Nous faisons un travail en interministériel, avec le Secrétariat général à la Défense et la Sécurité nationale (SGDSN), il y a des exercices réguliers comme « Orion », c'est là qu'on réalise combien la mobilisation de la Nation derrière son armée est importante. Et donc je compte beaucoup sur l'augmentation de la réserve, c'est l'un des nombreux sujets sur lesquels j'ai besoin de vous.

Vous l'aurez compris, j'ai besoin de vous pour des raisons budgétaires, certes, mais bien au-delà. Le plus difficile me semble le changement culturel, celui qui consiste à accepter les risques. Nous devons, par exemple, déroger à des normes ; des chefs me disent qu'ils ne peuvent plus agir sans déroger à certaines règles. La dérogation est par exemple nécessaire pour les drones, puisque nos règlements les assimilent pour l'instant à des missiles : il faut adapter nos règles. Si on ne sait pas s'adapter, déroger quand il le faut, on n'avance pas. J'ai besoin de vous et j'ai confiance, je sais qu'il y a désormais un sentiment d'urgence, et que nous avons des jeunes extraordinaires, des savoir-faire extraordinaires : nous avons des faiblesses, mais aussi les moyens de les compenser.

M. Pascal Allizard. - Avec ma collègue Hélène Conway-Mouret, nous présenterons prochainement un rapport sur la BITDE, qui entre très largement en résonnance avec ce que vous dites sur l'échelle européenne.

Ma question concerne l'environnement international : les Philippines vous paraissent-elles un objectif pour la Chine ?

Mme Gisèle Jourda. - L'innovation ne repose pas seulement sur la technologie, mais aussi sur la capacité des organisations à se transformer et à s'adapter, nous le voyons avec l'intelligence artificielle ou le quantique. Comment envisagez-vous de conduire cette transformation organisationnelle, compte tenu des impacts et des effets de chaîne qui en résulteront ? Quel grand chantier souhaitez-vous ouvrir pour faire évoluer les structures, les modes de fonctionnement et les cultures internes, dans le but de renforcer l'efficacité, la réactivité et la cohésion des forces armées ?

M. Fabien Mandon. - Taïwan et les Philippines sont effectivement au coeur de l'actualité. Je ne sais pas où se situe l'objectif chinois, mais ce qui est clair, c'est que nous sommes dans une situation où Taïwan est distinct, puisque les Chinois considèrent l'île comme leur propre territoire, c'est une question de principe - et de temps. Le nouveau chef d'état-major des armées japonaises m'a dit que son aviation était mise en oeuvre quotidiennement sur alerte face à des engins chinois qui se rapprochent de leur espace aérien et mettent la pression ; les Chinois testent des missiles et conduisent une activité navale en permanence qui stresse et fatigue les pays voisins.

Sur les Philippines, on a vu de l'agressivité et on sent qu'il y a une tension, j'ai l'impression que les Etats-Unis l'ont bien compris et que c'est un point de fixation sur lequel se joue leur querelle avec la Chine. Je sais aussi qu'il y a quelques années encore, les Chinois ne maitrisaient pas la grammaire de la tension comme le faisaient les Russes : alors que les Russes traduisaient très précisément les tensions politiques sur le plan militaire, les Chinois se comportaient de manière brutale, créant un décalage entre actions militaires et volonté politique ; ce n'est plus le cas, les interactions sont beaucoup plus professionnelles et maîtrisées. Les îlots de la mer de Chine proches des Philippines, ensuite, sont un endroit de patrouille majeur pour les sous-marins chinois, il y aura forcément de la tension à ce sujet.

Sur l'innovation, notre capacité à nous adapter est cruciale. Avec plus de 200 000 soldats et des états-majors solides, les armées françaises peuvent tenir face à n'importe quel choc, c'est leur force. L'état-major des armées tiendra en temps de guerre - mais il est moins adapté à un monde actuel où les événements se déroulent à une vitesse incroyable : des drones passent la frontière en Pologne le jeudi, un missile israélien tombe au Qatar le vendredi, il faut aller beaucoup plus vite qu'on ne le fait aujourd'hui : il faut que les chefs s'impliquent davantage pour donner les directives immédiates plutôt que d'attendre les réponses de l'état-major. Je veux ainsi redonner plus d'agilité à nos états-majors, nos officiers et sous-officiers l'attendent, c'est un défi social qui va au-delà du fonctionnement : on ne fait plus rêver les jeunes officiers et les jeunes sous-officiers ; ils n'ont pas envie de nous remplacer - le modèle du chef qui, en temps de paix, travaille de 7h à 23h, cela ne les fait pas rêver. Il faut donc aussi transformer nos états-majors pour être plus adaptés à l'environnement et plus stimulant pour les jeunes officiers que nous avons besoin de fidéliser. Nous sommes face à deux défis : il faut s'adapter à un monde qui bouge vite et donner à nos cadres des perspectives qui les encouragent à rester, sans quoi nous risquons de les perdre. Ce défi n'est pas propre à la France.

Nous avons des outils pour cela, par exemple l'intelligence artificielle. Dans une étude, la Marine nationale a montré qu'en matière d'écoute, par exemple, les outils de l'IA permettaient de traiter bien plus d'informations : on ne va pas diminuer le nombre de postes, mais on traitera bien plus de signaux et on aura bien plus de moyens d'analyse.

M. Hugues Saury. - L'an dernier, le sous-chef « Plans » nous indiquait que dans la préparation à la haute intensité, son objectif était d'atteindre deux mois de stocks de combats, et ce, à l'horizon 2030. Deux mois, cela nous avait semblé extrêmement court, vu ce qui se passe en Ukraine, surtout quand nos industriels travaillent déjà à flux tendus. Nous avions donc proposé d'allonger ce référentiel à six mois. Comment définissez-vous la haute intensité et que pensez-vous d'un référentiel de six mois ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Nous partageons votre diagnostic qui nous invite et nous force à agir. Le 1er septembre dernier, vous avez déclaré que pour maîtriser notre destin, nous devions contribuer au renforcement de la défense en Europe en assurant un leadership fort.

Comment cela se traduit-il dans nos relations avec nos alliés ? Le rôle croissant de la Commission européenne dans la coordination de la défense du front Est du continent européen est contesté, en particulier par la France, l'Allemagne et l'Italie : qu'en est-il ?

La France ambitionne d'assumer le rôle de nation cadre au sein d'un corps d'armée multinational européen, ce qui nécessite trois piliers essentiels : une défense sol-air robuste, une capacité de feu dans la profondeur crédible et un commandement interarmées pleinement intégré. Disposons-nous des moyens capacitaires pour assumer dès aujourd'hui ce rôle de nation cadre dans un engagement de haute intensité ? Sinon, quelles sont nos marges de manoeuvre concrètes à court et moyen terme pour combler nos faiblesses sans fragiliser nos autres priorités opérationnelles ?

M. Fabien Mandon. - Premier point, sur nos stocks : ils sont trop faibles. Dans les années 2010, on a inventé le concept de la remontée en puissance en six mois, c'est dans le Livre blanc de cette période ; l'idée, c'est qu'il nous fallait six mois de réserve pour qu'en cas de choc, on tienne le temps que l'industrie remonte et prenne le relais. Avec l'Ukraine, nous avons été un peu testés, même si nous ne sommes pas en guerre ; nos stocks sont trop faibles, nous ne sommes pas au niveau de ce concept. Cela s'explique et j'assume tous les choix de mes prédécesseurs. Nous vivions dans un contexte de menaces terroristes et lorsque j'étais en escadron de combat, Vladimir Poutine, était élu « personnalité de l'année » par le Time magazine grâce à son rôle dans la lutte contre le terrorisme, il posait en couverture des magazines torse nu ou en chasseur dans la toundra sibérienne - la désinformation était déjà lancée, avec succès... Cela a duré pendant des années, et les budgets de la défense ont été réduits méthodiquement, donc les armées ont dû composer et baisser leur approvisionnement là où les matériels paraissaient moins prioritaires ; nous avons baissé nos stocks, ce qui nous fait défaut aujourd'hui face à des États puissants.

Je partage donc votre constat et votre volonté de remonter le niveau des stocks. Cela prend du temps, il faut lancer le mouvement : c'est mon objectif premier dans le réarmement, pour être prêt dans trois ou quatre ans je ne demande pas plus de chars ni plus d'avions ou de frégates, mais d'abord plus de munitions.

Sur le leadership fort et l'Europe, mon prédécesseur, Thierry Burkhard, avait lancé la coalition des volontaires, elle réunit plus de 30 pays de manière très régulière, nous les avons incités à proposer des actions concrètes de défense pour l'Europe. La semaine dernière, le Président de la République a demandé que nous réunissions à nouveau cette coalition pour aborder la question de la « flotte fantôme », ces navires qui, sous pavillon quelconque, transitent en transportant du pétrole qui sert principalement à alimenter le commerce russe. La France joue un rôle actif en la matière, en cinq jours 33 chefs d'état-major des armées ont répondu présents pour travailler sur ce sujet dès cette semaine : la capacité d'entraînement de la France est bien réelle, il y a des Européens, mais aussi des Canadiens, des Australiens, des Japonais, nous avons cette capacité parce que nos armées sont considérées comme très crédibles. Notre pays est engagé, il participe à la résolution des crises, même si nous avons nos limites et que certaines relations partenariales pourraient gagner en fluidité.

Sur la Commission européenne, je sortirais de mon cadre si je devais faire des commentaires. Cependant, en tant que militaire qui doit construire avec le ministre de la défense une loi de programmation qui garantit un modèle d'armée complet et cohérent, je ne peux pas souscrire à l'idée d'un « mur de drones ». Ce n'est d'ailleurs pas son rôle que de définir le besoin militaire. L'armée protège une population et lorsqu'un soldat tombe au combat, sa famille se tourne vers les chefs militaires, vers le ministre de la défense et le Président de la République : pour ces familles, ce n'est pas la commission européenne qui donne l'ordre d'aller à la guerre, ce n'est pas elle qui a la responsabilité de protéger les citoyens. Le besoin militaire aujourd'hui est de reconstituer nos stocks et non de dépenser tout notre argent dans un mur de drones qui serait saturé en un jour. Ce dossier me parait symptomatique d'une tendance à faire primer la communication sur l'action.

M. Olivier Cigolotti. - Avez-vous le sentiment que toute la classe politique soit bien consciente de la menace russe ? Vous dites avoir besoin de nous, mais une partie de la classe politique ne vous parait-elle pas vivre encore dans une forme d'insouciance trompeuse ?

Comment voyez-vous, ensuite, le calendrier du porte-avions de nouvelle génération (PA-NG) ?

Mme Michelle Gréaume. - Je veux évoquer la question du Service de santé des armées (SSA). Toute notre organisation doit basculer d'un modèle d'opération extérieure, qui suppose peu de blessés graves et rapatriés rapidement, à un modèle de haute intensité, qui doit nous permettre d'assumer l'hypothèse de plus de pertes.

Dans notre rapport budgétaire, nous avons souligné l'an passé les difficultés de la composante hospitalière à recruter et à fidéliser des praticiens et des infirmiers. Avez-vous pu progresser sur ce point ? Où en est la collaboration avec les hôpitaux civils, sachant qu'ils seront absolument nécessaires en cas d'engagement majeur, compte tenu du nombre de blessés potentiels ?

M. Fabien Mandon. - Je ne m'engagerai pas sur le terrain politique de savoir si toute la classe politique est consciente de la menace russe. Le défi est là, celui de l'adhésion de la Nation tout entière à sa défense, alors que nous subissons de la désinformation et que le président russe mise sur la fragilité de notre cohésion : sa plus belle réussite serait d'arriver à fracturer le projet européen et à faire perdre cette solidarité entre nous, parce que séparés, les pays européens auront plus de mal à résister ; ce que je constate aussi, c'est que le président russe joue bien sa partie en utilisant les réseaux sociaux, les algorithmes, et en entretenant la peur - alors que la Russie pèse peu, comparée à l'Europe. On surjoue la puissance russe. Le principal enjeu, c'est notre cohésion, l'adhésion de la population à notre projet.

Le PA-NG est un grand programme, nous avons besoin de projeter par la mer une puissance aérienne. Je regrette que nous ne puissions pas le faire en permanence - je sais qu'on n'a pas les moyens de se payer un deuxième porte-avions, mais je pense que la permanence est plus importante que la taille du porte-avions.

Nous avons fait des progrès considérables sur le SSA, il était en situation difficile il y a quelques années. Aujourd'hui, la confiance est revenue, le directeur du service de santé fait un travail immense pour redonner le moral et garder nos cadres. Certains de mes homologues m'ont dit leurs difficultés à conserver leurs cadres médicaux : le problème est général, il fragilise les capacités à mener des opérations. Nous sommes toutefois dans la bonne voie, il faut continuer. Ensuite, il faut s'adapter aux défis de la haute intensité, la capacité de santé fera partie d'un effort dans le cadre de l'actualisation de la programmation militaire. Elle est décisive : je me souviens que lors d'un exercice mené aux États-Unis il y a quelques années, le combat avait dû cesser faute de soutien médical suffisant.

M. Jean-Pierre Grand. - Pouvez-vous nous brosser un tableau précis des difficultés persistantes de recrutement et de fidélisation dans l'armée d'actifs, d'une part, et dans la réserve, d'autre part ? Les objectifs fixés en loi de finances et en loi de programmation sont-ils atteints ? Les mesures récentes de renforcement de l'attractivité des armées produisent-elles des effets tangibles ? Ou bien, faut-il les renforcer ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous dites que vous ne pouvez pas protéger les Français si la Nation n'est pas prête à se défendre. Or, après l'Allemagne et la Belgique, la France envisage d'instaurer un service militaire volontaire qui remplacerait le Service national universel arrêté le 27 juin 1997. Comment voyez-vous un tel service : quels en seraient les objectifs, la place dans les opérations, la durée, le recrutement et le coût ?

Au printemps dernier, le Haut-Commissariat au plan en évaluait le coût à 1,7 milliard d'euros, sans compter les hébergements et les nouvelles structures d'accueil que cela mettrait obligatoirement sur la table. Le débat est ouvert, qu'en pensez-vous ?

M. Fabien Mandon. - Nous n'avons pas de difficulté de recrutement, nos campagnes de recrutement remplissent leurs objectifs. La difficulté, c'est la fidélisation. Nous sommes comme tous les employeurs : les jeunes, même s'ils se plaisent dans leur emploi, veulent tenter leur chance ailleurs. Et dans les armées, il y a beaucoup de départs non prévus, de gens que nous avons formés. Cela nous impose de régénérer en permanence des compétences. En s'engageant dans les armées, les jeunes se sentent utiles, et je ne crois pas que nos difficultés de fidélisation tiennent à leur inquiétude face aux crises ; elles tiennent bien davantage aux conditions de logement, aux difficultés pour l'emploi des conjoints - je vous renvoie à un rapport très intéressant du Haut Comité de l'évaluation militaire sur les conjoints, sur leur niveau de qualification et d'emploi. Nous travaillons sur ces sujets, il y a des avancées, comme la grille des officiers : elle était très attendue, la remise à niveau des rémunérations a été faite en 2023 pour les militaires du rang, en 2024 pour les sous-officiers et cette année pour les officiers.

Sur la question d'un éventuel service, nous travaillons pour la résilience de la Nation et nous avons observé des modèles intéressants dans les pays nordiques qui développent une année de césure. La durée est en débat, il ne faudrait pas qu'elle soit trop courte, quelques semaines ne suffisent pas à un apprentissage en matière de défense, on le voit par exemple avec les Ukrainiens qui viennent se former chez nous. Je suis personnellement favorable à une année de césure qui pourrait être valorisée dans un parcours professionnel ou général - probablement pas pour tous les parcours, mais pour un grand nombre, avec une valorisation spécifique dans Parcoursup. Dans les pays nordiques, il y a un contrat entre l'État et les jeunes, un échange entre du temps et une mission utile : c'est un vrai sujet.

Mme Catherine Dumas. - La désinformation fait partie des enjeux de défense et de résilience nationale, nous y avons travaillé au sein de cette commission, et proposé la mutualisation des moyens entre ministères : où en sommes-nous sur ce point ?

M. Christian Cambon. - Vous étiez auprès du Président de la République lorsqu'il a émis cette idée qui paraissait décoiffante, d'étendre la protection de la dissuasion nucléaire à d'autres pays européens. Cette idée a fait mouche, puisque lors de la dernière assemblée parlementaire de l'OTAN, nos collègues allemands et polonais nous ont longuement interrogés sur ce que nous entendions par là et si nous étions décidés à aller plus loin.

Quelle est votre doctrine sur ce sujet ? Comment, pratiquement, une telle extension de la protection du bouclier nucléaire pourrait-elle se mettre en place ?

Mme Vivette Lopez. - Quels sont les enjeux de la défense nationale dans les outre-mer ? Vous nous parlez de la Chine, des Etats-Unis, de la Corée du nord, mais qu'en est-il de l'Inde ?

M. Fabien Mandon. - Concernant la lutte contre la désinformation, la mutualisation des moyens est en cours, sous l'égide du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, en lien avec le SGDSN. Il faut considérer deux aspects : la gestion du temps long, avec la récurrence d'actions de désinformation lors des élections et des événements majeurs de la vie de notre Nation - les directeurs de cabinet des ministères travaillent sur le sujet, pour voir comment gérer cette désinformation collectivement, prévenir et réagir aux attaques ; il y a, ensuite, le temps court, l'action immédiate à conduire quand on est attaqué - et ici, il me semble que nous ne sommes pas encore à la hauteur : la rapidité est déterminante en la matière. Un travail est conduit sur le sujet au sein de l'État, en interministériel.

Je n'ai pas de doctrine personnelle sur la dissuasion étendue, en dehors de celle du président de la République. Il y a un intérêt manifeste des pays européens qui se sentent menacés. Une anecdote : il y a quatre ans, le ministre des Armées polonais m'avait dit que la Pologne serait bientôt la première puissance de défense en Europe ; il ne prenait donc nullement en compte l'arme nucléaire ; les choses ont changé depuis, chacun réalise à nouveau que la France est une puissance nucléaire. Désormais chacun voit bien que cette dissuasion, c'est le socle de notre protection : il faut donc en parler, cela intéresse nos partenaires. Nous n'avons pas la même conception de la bombe que les Américains, par exemple. Notre façon de concevoir la dissuasion nucléaire est très spécifique, nos partenaires la connaissent mal et c'est pourquoi il est intéressant d'en parler, mais c'est le domaine réservé du Président de la République.

L'actualité outre-mer donne pleinement raison à l'objectif de la LPM consistant à y renforcer notre défense nationale. On l'a vu très concrètement avec les événements en Nouvelle-Calédonie, à Mayotte lors de la gestion du cyclone Chido, en Guyane pour protéger notre capacité de lancement spatial, ou encore aux Antilles, avec la lutte contre les narcotrafics. Les Outre-mer sont une partie essentielle dans le dispositif de défense. Il faut faciliter l'accès à tout ce qui est naval et aérien, adapter les structures en parallèle de la modernisation de nos équipements.

M. Roger Karoutchi. - Au début du XXe siècle, on parlait de la « Nation en armes » ; après la Deuxième Guerre mondiale, de « l'armée de la Nation » ; dans les années 1980, simplement de « l'armée » ; et dans les années 2000, de « l'armée professionnelle » : ne portons-nous pas tous, collectivement, la responsabilité d'une évolution qui a, en réalité, désengagé la Nation de l'armée et de sa défense ?

Ensuite, n'y a-t-il pas une réflexion à avoir sur une ONU qui est devenue une organisation d'États antidémocratiques, antilibéraux, soit tout le contraire de ce qu'elle était en 1945 ? Et est-ce que l'Occident est bien conscient de ce qu'il est devenu lui-même ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Nous sommes tous d'accord pour renforcer l'effort d'armement au niveau européen, mais comment y parvenir ? Nous savons, en particulier, que le Programme pour l'industrie européenne de la défense (EDIP) n'est pas la bonne solution. Le terme « coalition » a été évoqué : est-ce un modèle pour mieux coordonner les efforts d'armement entre les pays européens ? Quelles dispositions urgentes faudrait-il prendre pour améliorer l'agilité et la flexibilité des grands opérateurs industriels de l'armement et de la DGA ?

M. Fabien Mandon. - Je vous rejoins sur l'idée qu'une armée professionnelle nous isolait : nous devons rester l'armée de la Nation - et notre armée, je le constate dans mes déplacements, dans l'information que l'on me donne, est un échantillon fidèle de notre nation, c'est précieux et il faut continuer dans ce sens, l'armée n'est pas une forme de chevalerie séparée de la Nation. Le chef de l'État a demandé une étude sur un service militaire, pour en préciser les modalités, en particulier financières. Nous avons besoin de masse, c'est l'enjeu de la réserve, et potentiellement d'un service militaire - je pense que nous devons avancer dans cette direction.

Je ne me prononcerai pas sur l'ONU.

Le besoin de coopération, voire de coalition entre pays européens, le changement de comportement de nos grands opérateurs, pose des questions complexes et larges, qui font l'objet de travaux. Je crois qu'il faut partir du besoin : c'est à nous, militaires, de dire que nous avons besoin d'un même outil et que l'étiquette nous importe peu, finalement, tant que la souveraineté est respectée, c'est-à-dire tant qu'on ne risque pas demain de perdre l'outil parce que sa fabrication serait interrompue par une puissance qui ne partage pas nos intérêts. Je crois beaucoup à la souveraineté nationale et, sur certains aspects, à une solidarité entre nous, Européens, parce que nous serons dans la même barque. Il faut créer un réflexe européen, en partant du besoin et en s'interrogeant sur la possibilité de le satisfaire ensemble. Les outils de l'Union européenne sont positifs, ils incitent à travailler ensemble.

Ensuite, il y a des cultures à faire évoluer, vous avez raison, il y a un défi de transformation, en France nous avons un réflexe national très ancré ; or il faut aller vite, et la meilleure façon de faire vite et bien, c'est de partir du terrain, nous sommes d'accord sur ce point avec le Délégué général pour l'Armement (DGA), Emmanuel Chiva : il faut laisser au terrain des marges pour définir les besoins dans une équipe qui intègre la DGA pour la partie négociation avec les entreprises. Je sais que ma réponse est incomplète, il faudrait parler aussi des industriels, de leur capacité à être financés, de la place de la défense dans l'esprit public et de l'engagement citoyen autrement que sous l'uniforme, c'est un ensemble très vaste.

M. Cédric Perrin, président. - Voilà bientôt dix ans qu'au sein de cette commission, nous parlons de la transformation de la DGA - je ne désespère pas d'y arriver un jour.

M. Patrice Joly. - La Russie est dépendante de la Chine sur les plans militaire, financier et politique ; la Chine a besoin de débouchés pour maintenir sa croissance dans le contexte actuel et, par conséquent, sa stabilité politique. Ce besoin de débouchés n'est-il pas une garantie pour l'Europe dans le conflit sur son flanc Est ?

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Vous rappelez que la Russie constitue notre menace numéro un, nous avons conscience qu'elle ne s'arrêtera pas. Cependant, le président Trump a surpris récemment en déclarant que l'Ukraine pourrait regagner ses territoires et peut-être aller au-delà : quel crédit accordez-vous à ces propos ? Est-ce que ses services de renseignement lui auraient dit que la Russie serait plus fragile qu'on ne l'imagine ?

M. Fabien Mandon. - Les débouchés européens pour la Chine nous feront-ils éviter un conflit ? Mon impression, c'est qu'il n'y a pas d'alignement total entre la Russie et la Chine. Les Russes n'ont pas envie d'être sous domination chinoise. Le pouvoir russe sait que son voisin est un compétiteur puissant, on le voit par exemple en Arctique, où les Russes sont très présents : ils ne voient pas du tout d'un bon oeil l'arrivée des Chinois, ils n'ont aucune envie de partage. Je crois qu'ils vont essayer de se maintenir à distance tant qu'ils le peuvent, même si le rouleau compresseur chinois avance tous les jours un peu plus. Quoiqu'il en soit, les liens économiques sont certainement des moyens d'éviter d'en arriver au pire.

Les Ukrainiens sont admirables et sont dans une course où ils essayent de remplacer l'humain par des drones pour se battre à un niveau à peu près égal à celui des Russes, mais malheureusement, même s'ils sont vaillants, même si on les aide, ils reculent tous les jours.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour la franchise de vos propos, nous aurons l'occasion de continuer à débattre lors de l'examen de la loi de finances.

Je suis convaincu que les militaires, et le chef d'état-major en particulier, ont un grand rôle à jouer pour informer l'opinion publique de la situation dans laquelle nous sommes. Nous sommes conscients de cette situation, ici dans notre commission, mais je ne suis pas certain que ce soit le cas de tous nos collègues parlementaires : à nous, aussi, de les sensibiliser.

Cette audition n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

Audition du général d'armée aérienne Jérôme Bellanger, chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace (sera publié ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

Cette audition n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

Proposition de loi visant à élever à titre posthume Alfred Dreyfus au grade de général de brigade - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Rachid Temal rapporteur sur la proposition de loi n° 675 (2024-2025), adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade.

La réunion est close à 12h30.