Mardi 28 octobre 2025
- Présidence de Mme Christine Lavarde, présidente -
La réunion est ouverte à 18 h 00.
Audition de MM. Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), Dylan Buffinton, prospectiviste et conseiller à la Fondation Jean-Jaurès, et Raphaël Doan, essayiste, sur « Quelles valeurs démocratiques à l'horizon 2050 ? »
Mme Christine Lavarde, présidente. - Avant de démarrer cette audition, je vous présente le nouveau format de nos rapports. J'espère que vous l'apprécierez. Il me semble beaucoup plus facile à consulter que les grands formats. Vous pouvez appuyer cette évolution de la présentation de nos rapports, qui montre que notre délégation est toujours en avance.
Le rapport sur les valeurs économiques à l'horizon 2050, adopté lors de notre dernière réunion, rencontre déjà un écho intéressant au regard des commentaires que j'ai reçus ; les rapporteurs ici présents peuvent en témoigner. J'invite donc nos deux rapporteurs qui travaillent sur le sujet de ce soir, à savoir les valeurs démocratiques, à susciter et rencontrer le même écho.
Nous avons la chance de recevoir, pour nous éclairer et nous inviter à réfléchir, Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique, mieux connue sous le nom de Fondapol, Dylan Buffinton, qui est prospectiviste et conseiller à la Fondation Jean-Jaurès, et Raphaël Doan, que nous avons déjà reçu dans cette salle pour nous parler de ses travaux sur l'intelligence artificielle. Nous allons le réentendre ce soir sur la question de l'avenir des valeurs démocratiques.
Ce sujet est d'actualité puisque, si vous y avez prêté attention, la treizième édition de l'étude Ipsos sur les fractures françaises, publiée il y a quelques jours, témoigne précisément de cette crise de confiance à l'égard des institutions. D'ailleurs, le journal Le Monde a titré « Crise démocratique, des symptômes de plus en plus inquiétants » pour introduire l'article qu'il consacrait à la restitution de ce sondage. Aujourd'hui même, le Président de la République a tenu une réunion sur l'émergence de l'intelligence artificielle, les ingérences étrangères et les conséquences que cela peut avoir sur notre démocratie, notamment dans le cadre des futures échéances électorales, en particulier des élections municipales.
Il s'agira donc d'aborder tous ces sujets dans le cadre de l'audition de ce soir, et notamment de savoir s'il existe une fracture générationnelle sur la question de la perte de confiance envers la démocratie. On pourrait supposer de prime abord que les générations plus âgées ont toujours confiance dans nos institutions et que ce sont les plus jeunes qui les remettent en cause. Est-ce toujours vrai ? Si oui, pourquoi ?
Vous avez tous les trois des personnalités et des parcours différents ; c'est précisément cela qui nous intéresse et la raison pour laquelle nous vous avons fait venir ensemble, puisque notre idée est de créer une confrontation avec nous, mais peut-être aussi entre vous.
M. Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol). - Je rappellerai une vérité établie, même si elle est difficile à démontrer : toutes les choses connaissent une usure. Il en va de même des organisations institutionnelles, quoique très bonnes, qui finissent également par subir l'érosion du temps. Il serait trop long d'en analyser les causes.
Le système démocratique dans lequel nous vivons a vu le jour au milieu du XIXe siècle. Schématiquement, il repose sur le suffrage universel - qui était au départ exclusivement masculin - fondé sur l'idée d'ouvrir l'expression des préférences collectives au plus grand nombre. La démocratie est une réalité finalement récente, mais on peut faire l'hypothèse qu'elle commence à subir une usure du temps. Or, il existe des cycles en histoire. Il faut garder cette donnée, le temps, la durée, présente à l'esprit. Il y a des choses que nous avons sans doute mal vues, mal comprises, mal gouvernées. Nous pouvons peut-être identifier d'autres paramètres. Mais au final, le temps qui passe, les générations qui se succèdent, ne favorisent pas la persistance des systèmes, même quand ils sont de très bonne qualité ou avec des fondations très remarquables.
Je fais l'hypothèse que le système démocratique compétitif, pluraliste, libéral, est le meilleur système que l'on puisse imaginer pour consacrer la dignité humaine. Cela n'empêche pas que cette vérité, pour ma part substantielle, n'assure pas à ce système une durée de vie infinie. Cette usure du système démocratique est à mes yeux un processus irréversible, qui ne manquera pas de se poursuivre.
La crise démocratique a aussi une raison plus prosaïque : l'efficacité matérielle de la démocratie qui a été prouvée pendant de nombreuses décennies. Au cours de la période qui va du milieu du XIXe siècle à la fin des années 1970 voire au milieu des années 1980, nous avons observé une convergence entre, d'une part, le déploiement de la démocratie, son intensification au niveau local, régional, même européen en 1979, l'apparition de droits nouveaux, des reconnaissances élargies et le suffrage universel, et d'autre part, une capacité à être plus généreux pour les gouvernés, pour les citoyens. Ceux-ci se trouvent récompensés de soutenir ce système dit démocratique par des droits nouveaux et par des avantages matériels nouveaux considérables, compte tenu de la trajectoire historique des peuples européens, pas uniquement pour les Français. Or, cette tendance s'est inversée, lentement mais sûrement, et encore plus nettement pour la France.
Ce phénomène était un peu caché par le recours au surendettement. Mais la vérité est là : nous vivons au-dessus de nos moyens et, à un moment donné, cette réalité nous rattrapera. Ce sera sans doute un choc important. Ce que nous allons découvrir, ce que nous savons déjà, ce que nous voyons déjà, c'est que la démocratie, malgré la hauteur de ses principes - qui étaient incontestables -, malgré sa grandeur, n'a pas de racines profondes. La démocratie tient très largement par les performances pratiques, matérialistes, qu'elle est capable de délivrer. Lorsque ces performances s'amenuisent - c'est, en tout cas, l'hypothèse que je fais -, lorsque cette efficacité faiblit, la reconnaissance envers le système faiblit et peut même disparaître s'il n'y a pas de solution pour restaurer la puissance publique dans sa capacité à produire des résultats.
Et ceci s'explique simplement : mettre à la disposition de tous, c'est-à-dire des citoyens de 18 ans et plus, un instrument aussi puissant que le droit de voter pour exprimer une préférence, faire ressortir de ce jeu libre, compétitif entre plusieurs candidats ou plusieurs forces politiques - peu importe - une préférence collective et ensuite la consacrer par le droit, puisque c'est bien cela le chemin, fonctionne remarquablement bien pour souder l'attachement à la démocratie dès lors qu'il y a, à la sortie, des résultats conformes aux aspirations du collectif. Quand on commence à expliquer que c'est plus difficile qu'avant, cela se dérègle. Quand on va expliquer que c'est tout à fait impossible, cela ne fonctionne plus du tout, puisque l'idée est que nous avons exprimé collectivement une préférence de manière pacifique en respectant les procédures, et il ne se passe rien. Nous sommes donc trahis. Ou bien vous ne vous intéressez pas à nous. Nous n'avons plus confiance en vous. Le lien est rompu, ou presque. Je crois que nous y sommes.
Enfin, ce système démocratique travaillé aujourd'hui par l'usure du temps, par la baisse de ses performances pratiques, confronté en outre aux évolutions démographiques, est désormais secoué par l'affaiblissement, voire la dislocation de quelques-unes de ses conditions fondamentales de possibilité. Il y a en effet des conditions de possibilité pour la démocratie : un certain niveau d'éducation, une certaine façon de communiquer, d'échanger entre nous, une certaine forme d'espace public. Or, les réseaux sociaux, le numérique et l'intelligence artificielle - avec tous les aspects extraordinaires et enthousiasmants de ces outils, de ces interfaces, de ces plateformes et de ces technologies qu'il ne faut pas manquer de souligner - sont également de très grands destructeurs des possibilités de délibération, de discussion et transforment le rapport au pouvoir et à la notion de vote collectif. Nous sommes donc pris dans des territoires numériques sur lesquels nous n'avons peut-être pas grande souveraineté, voire aucune, qui échappent aux législateurs que nous élisons et donc qui échappent aussi au vote. Il s'agit d'un désencastrement, ce qui est une première dans l'histoire de l'idée démocratique, même si je prends cette histoire sur une courte période. De 1848 jusqu'au milieu des années 1980, nous avions parfaitement intégré le modèle démocratique au modèle stato-national. Ce désencastrement, le fait que le monde tel qu'il va - la globalisation, l'européanisation, la technologie - désencastre la politique et même l'État de la sphère strictement nationale pour le réencastrer dans d'autres sphères, immatérielles, qui dépendent parfois beaucoup plus de plateformes non nationales et d'entreprises que de circonscriptions électorales nationales, d'un périmètre public, et encore moins, je dirais, démocratiques. C'est là une rupture majeure. Il n'est pas possible que le système survive à cette nouvelle configuration de ses conditions de possibilité.
M. Dylan Buffinton, prospectiviste et conseiller à la Fondation Jean-Jaurès. -Avec la Fondation Jean-Jaurès, nous avons publié l'année dernière - nous étions le premier think tank en France à le faire - un ouvrage intitulé : France 2040, dans lequel nous nous interrogions sur notre avenir en choisissant neuf thématiques. Nous avions fait le choix de ne pas retenir la thématique de la démocratie en considérant que le régime politique constituait une finalité et non un point d'entrée. Le réchauffement climatique ou le vieillissement de la population vont aussi beaucoup influencer le futur et peuvent influencer le régime politique de demain.
Les Français sont-ils attachés à la démocratie ? Oui, ils le sont encore, c'est la note positive. Nous avons publié avec l'Institut Montaigne, Le Monde et d'autres partenaires l'étude 2025 sur les fractures françaises. Plusieurs chiffres permettent d'objectiver cette relation à la démocratie. Ainsi, 66 % des Français estiment encore que le régime démocratique est irremplaçable et que c'est le meilleur système possible. Le problème est que ce chiffre est en baisse de 10 points depuis 2014. C'est donc cette dynamique qu'il faut affronter.
Je ne reviens pas non plus sur la participation électorale, qui certes reste plus forte en France qu'aux États-Unis, mais la tendance est là aussi à la baisse. Jadis, le vote systématique était majoritaire. Il a baissé, alors que le vote intermittent - on ne se déplace pas à chaque fois - est en hausse. L'abstention systématique reste assez stable depuis 2002, autour de 25 %.
La part de la population qui est dans un rejet absolu de la démocratie est donc encore très faible.
En revanche, nous sommes face à une désillusion. Le vrai problème réside dans le fonctionnement actuel de notre démocratie. 71 % des Français considèrent que la démocratie ne fonctionne pas bien en France et près de 30 % qu'elle ne fonctionne pas bien du tout. En comparaison internationale, ce chiffre est de seulement 48 % en Allemagne, 53 % aux Pays-Bas et 62 % en Italie. Nous sommes à un stade peut-être plus avancé et plus inquiétant en Europe sur ce point. La moitié des Français estime qu'il n'y a pas de quoi être fier de notre système démocratique. La tendance est encore plus marquée chez les jeunes : 42 % des moins de 35 ans estiment que d'autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie.
Comment peut-on expliquer cette pente glissante ? Il y a deux raisons politiques. La première est évidemment la crise de l'efficacité, déjà évoquée. On a l'impression que nous ne faisons plus face à des personnalités politiques, mais à des personnes qui font de la gestion et qui sont encadrées. Selon le baromètre de la confiance politique du Cevipof, la moitié des Français estiment qu'en démocratie, rien n'avance. Il vaudrait mieux moins de démocratie, mais plus d'efficacité. Par ailleurs, 57 % des Français estiment que les gouvernements ne peuvent plus faire grand-chose aujourd'hui, que le vrai pouvoir est ailleurs. Les politiques seraient réduits à administrer le présent.
La deuxième raison de la crise de confiance dans le système démocratique repose sur un problème de légitimité. Là aussi, les chiffres sont clairs : 66 % des Français estiment que la plupart des responsables politiques sont corrompus, soit une augmentation de plus de 10 points depuis 2022. Près de 90 % des Français estiment que les hommes et les femmes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels.
Crise d'efficacité et crise de légitimité se traduisent par une côte de confiance très faible des députés, du Président de la République, des partis politiques : personne n'est au-dessus de 20 %.
À la Fondation Jean-Jaurès, nous estimons par ailleurs que la question de la démocratie est plus large que celle du régime politique et du fonctionnement des institutions. Les questions d'efficacité et de légitimité politique ne constituent qu'une partie du problème. En réalité, quatre crises, un peu plus profondes peut-être, méritent notre attention.
La première crise est celle des valeurs. Le problème ne réside pas dans les valeurs en soi : liberté, égalité, fraternité, émancipation, méritocratie, responsabilité sont des valeurs consensuelles. L'enjeu n'est pas tant ce choix de valeurs que la déconnexion entre leurs promesses et leur incarnation. Or cette déconnexion en fait des concepts abstraits, lointains, dans lesquels les gens ne se projettent plus. Cela crée un désintérêt citoyen et la bascule dans ce que Tocqueville appelait le « despotisme doux ». En fait, on se désinvestit de la sphère publique parce qu'on se dit que, de toute façon, la liberté ou l'égalité n'étant plus fournies, on va aller chercher le sens dans la sphère privée.
La deuxième crise est celle du réel. C'est un autre type de déconnexion : celle entre la réalité vécue et la réalité qui est annoncée par la politique. Nos études qualitatives mettent en évidence cette impression que les politiques s'arment de chiffres pour montrer que tout va bien. Les indicateurs ont remplacé le réel. Le discours politique a remplacé l'expérience. Dans La Trahison des clercs de Julien Benda, ouvrage écrit dans les années 1930, figurait déjà cette idée qu'on peut cacher une idéologie derrière des chiffres, du rationnel, ce qui crée une déconnexion entre le politique et le réel. C'est l'impression en tout cas qui est en train de réémerger, quasiment un siècle après.
La troisième crise est culturelle. Pierre Rosanvallon a forgé le concept de « contre-démocratie », qui se base sur une vision très mercantiliste, très transactionnelle du pouvoir, où nous avons créé, à cause de la société de consommation et de l'individualisation, une attente de quelque chose de très concret. Nous avons un rapport marchand et précis, très immédiat, au pouvoir. Pierre Rosanvallon explique que nous passons de citoyen à contrôleur, à client, que l'on passe de la participation à la transaction et de la morale à l'efficacité. Cette tendance existait déjà mais elle se renforce, notamment chez les jeunes.
La dernière crise est technologique Nous vivons en fait une accélération. Le numérique vient ajouter quelque chose sur un corps déjà fragilisé et accélérer des usages. L'information devient une commodité.
Pour finir, j'évoquerai deux impasses qui apparaissent en regardant les chiffres. La première est une espèce d'élitisme technologique où l'on se dit - et cela rejoint aussi la pensée que décrit Jacques Rancière - que la réponse à tout cela est qu'il y a trop de voix, trop de participation, trop de demandes. Il faut donc refermer le champ des possibles, donner le pouvoir aux experts. Or, on ne gouverne malheureusement pas contre le peuple. C'est donc une réponse très court-termiste à la crise de la démocratie.
La deuxième impasse, c'est l'autorité : 85 % des Français estiment que nous avons besoin d'un vrai chef en France pour remettre de l'ordre. C'est un chiffre supérieur à l'Allemagne, l'Italie ou les Pays-Bas. 41 % des Français ont une vision positive du fait d'avoir un homme fort à la tête du pays, qui n'a pas à se préoccuper du Parlement ou des élections. 24 % des Français voient positivement l'idée que l'armée dirige le pays par souci d'efficacité. La pente est glissante.
Si l'on ne s'attaque qu'à la légitimité et à l'efficacité de l'action publique, on passe à côté du problème, car on ne répond pas aux quatre crises en ne s'attaquant qu'à l'écume de la vague.
Je conclus en rappelant que la démocratie ne peut pas se résumer à la défense d'un certain ordre. Je ne parle pas de l'ordre dans la rue, je parle de l'ordre conceptuellement. Puisque la démocratie est l'émergence de discours, de débats, de discussions, elle ne peut pas être l'ordre. Il ne faut pas que la réponse soit seulement une réponse de fermeture et d'ordre pour sauver la démocratie.
L'attachement à la démocratie existe encore mais est fragile, comme nous le voyons outre-Atlantique. Il faut affronter le problème dès maintenant.
M. Raphaël Doan, essayiste. - Faire de la prospective sur le régime politique est un exercice bien difficile auquel vous nous conviez ce soir. Un auteur du XVIIIe siècle que j'aime beaucoup, Louis-Sébastien Mercier, avait écrit un livre en 1770 sur la France en 2440. C'était audacieux. Dans cette France de 2440, il imaginait que nous serions toujours gouvernés par un Bourbon, qui serait toujours un monarque absolu. Simplement, ce monarque absolu appliquerait les principes des Lumières poussés à bout, les principes du siècle tel qu'il pourrait être idéalisé ; il serait un roi bienveillant, éclairé, rationnel. Louis-Sébastien Mercier envisageait par exemple que la Bastille serait détruite, mais détruite par un roi éclairé qui aurait choisi de la remplacer par un temple de la paix et de la liberté. Après la Révolution, ce même auteur a fait une préface à la réédition de son livre en disant : « Vous voyez, j'avais prévu que la Bastille serait détruite. Je suis donc le véritable prophète de la Révolution. » En fait, pas du tout. Ce n'est vraiment pas du tout ce qui s'est passé. C'est un exemple que nous devons garder en tête lorsque nous essayons de faire des prédictions politiques, parce que c'est un exercice particulièrement difficile.
Une des grandes raisons pour lesquelles la démocratie est à ce point en débat aujourd'hui est que nous nous méprenons sur le sens que le mot « démocratie » peut avoir. Nous avons fini par faire de la démocratie une sorte de réceptacle de toutes les valeurs positives de la société contemporaine. C'est-à-dire que nous voulons que la démocratie soit en fait le meilleur régime, quel qu'il soit. Or elle fut, pendant la grande majorité des siècles qui nous ont précédés, jusqu'à la fin du XIXe siècle me semble-t-il, un régime parmi d'autres qui n'était pas forcément vu de manière plus positive que d'autres types de régimes. Pour les philosophes classiques de l'Antiquité jusqu'à Montesquieu encore, cela fait simplement partie des différents régimes possibles avec la monarchie, l'aristocratie et l'oligarchie. La démocratie n'a pas une valeur en soi plus grande que les autres. Elle voulait dire simplement quelque chose de très précis, qui était une manière de s'organiser où le peuple vote directement les lois.
À Athènes, si l'on revient à l'origine du terme « démocratie », c'est bien ce qui se passe : il n'y a pas de représentants. Encore au XVIIIe siècle, lorsque les révolutionnaires français, en 1789, se posent la question du régime qu'ils veulent donner à la France, la plupart d'entre eux ne veulent pas instaurer une démocratie. La Révolution, initialement, n'est pas vraiment démocratique. Les révolutionnaires veulent instaurer un régime représentatif, ce qui n'est pas, dans leur esprit, la même chose, et qui est même tout à fait distinct de la démocratie, où précisément il n'y a pas de représentation si l'on suit la conception héritée de l'Antiquité. Cet élément se reflète encore aujourd'hui dans la crise conceptuelle qui existe sur la démocratie. Pour certains, la démocratie signifie le pouvoir du peuple, tout simplement, et c'est son sens antique originel. Pour d'autres, c'est la conception plus moderne et libérale qui s'impose et il s'agit plutôt, dans la tradition des Lumières, de valeurs comme la séparation des pouvoirs, le respect de l'État de droit, les libertés individuelles, qui prédominent.
Or, ces deux conceptions, si elles ne sont pas contradictoires, ne sont pas facilement conciliables pour autant. C'est la question qui va beaucoup occuper nos débats dans les années et décennies à venir. D'ailleurs, elle le fait déjà. Il s'agit de lier le pouvoir du peuple et la capacité de la majorité à imposer ses désirs et ses vues, avec la protection d'un ordre libéral que nous avons construit depuis le XIXe siècle. On le voit très bien aux États-Unis où c'est la grande question qui se pose dans la lutte entre le pouvoir exécutif de l'administration Trump et les juges, la Cour suprême et le reste des États fédérés. En France lorsque nous avons des débats sur le rôle des juges ou sur la place du Conseil constitutionnel, ces deux conceptions de la démocratie s'affrontent. Ces débats ne sont pas faciles à résoudre parce qu'il y a une sorte de divergence entre ces deux conceptions de la démocratie. Pour ma part, philosophiquement, il n'y a qu'une seule vraie définition de la démocratie, qui est la définition originelle, et l'autre est plutôt une forme de libéralisme politique. Les deux sont difficiles à concilier.
Ensuite, notons que la représentativité est aujourd'hui assez difficile à trouver. En tout cas, elle a des failles. Dans un sondage Ipsos de 2021 sur la réforme de la haute fonction publique, réalisé à l'occasion des débats sur la réforme de l'ENA, les Français étaient appelés à donner leur vision de la fonction publique en général. La question suivante était posée : « Certains proposent de supprimer le statut de l'ensemble des fonctionnaires. » En France, cela paraît quelque chose d'assez radical et d'assez audacieux. Or la réponse des sondés par affiliation partisane était surprenante. Comme on pouvait s'y attendre, 71 % des sympathisants Les Républicains étaient pour la suppression du statut de fonctionnaire. Ce n'est pas forcément une surprise, même si, encore une fois, il n'y a pas tant d'élus Les Républicains qui proposent de supprimer le statut de fonctionnaire. Mais la majorité des électeurs de gauche étaient également favorables à cette mesure, dont 53 % des électeurs du Parti socialiste, par exemple, et même 44 % des électeurs de La France insoumise. Cela révèle une sorte de décalage entre les propositions et les idées dont nous débattons à la fois dans les médias et dans les sphères politiques, et les avis d'une grande partie des Français, qui sont probablement moins idéologiques que les militants, les élus, les gens qui s'activent dans la sphère politique. Le découpage idéologique et politique des Français ne recouvre plus bien le découpage des partis.
Il y a de nombreuses raisons à cela, principalement historiques, mais c'est une des grandes questions qu'il faut poser aujourd'hui : existe-t-il des moyens pour les Français d'exprimer leurs grandes orientations politiques de manière fidèle sur la plupart des sujets ? On n'est jamais, évidemment, certain d'être à 100 % d'accord avec tel ou tel représentant politique, mais il y a aujourd'hui un trop grand décalage avec la réalité des idées des Français.
Si nous ne résolvons pas ce problème, un effet de glissement progressif pourrait finir par saper encore davantage la confiance dans la représentation politique et dans le système même de la démocratie représentative au cours des années à venir.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Merci beaucoup pour ces propos introductifs très riches. Je passe la parole aux rapporteurs.
Mme Amel Gacquerre. - La question qui est posée résonne dans le contexte politique particulier que nous vivons. La démocratie arrive-t-elle à bout de souffle ? Les débats budgétaires comme les échanges paraissent bloqués.
Nous pouvons être d'accord sur les constats. D'abord, nos concitoyens reprochent à l'action politique son inefficacité. L'inefficacité est peut-être un grand mot, mais c'est le manque de réponses que nous pouvons apporter aux citoyens aujourd'hui qui interroge véritablement sur l'avenir de notre démocratie.
Ensuite, l'on ne peut que constater la rupture entre les citoyens, leurs représentants et les institutions. C'est un constat que nous partageons tous.
Enfin, le contexte technologique ne facilite pas les choses. Vous avez parlé des réseaux sociaux, de la force des médias aussi, qui n'aident pas ou qui interrogent sur l'avenir des démocraties dans notre pays, mais aussi ailleurs.
Dans les travaux que nous menons sur l'avenir des valeurs de la démocratie, plusieurs questions nous sont posées. La première est peut-être cette fascination que l'on peut d'ores et déjà entendre de la part de certains de nos concitoyens pour les despotes et certains régimes. Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, même des citoyens, je vais le dire différemment, éclairés, regardent vers les extrêmes, vers ceux qui exercent finalement le pouvoir de manière plutôt autocratique ?
Vous avez abordé les différences générationnelles. Nos jeunes sont-ils aujourd'hui plus ou moins attachés à la démocratie que ceux qui les précèdent et pour quelles raisons ?
Enfin, existe-t-il des outils que nous devrions développer pour améliorer le fonctionnement de notre modèle démocratique ?
M. Rémi Cardon. - Dans vos propos, les Français se situeraient dans une réflexion très court-termiste, comme les responsables politiques qui traitent finalement tout le temps les urgences. Nous le voyons bien, il y a une sorte d'incapacité à parler de planification. Si l'on peut en discuter dans le cadre de débats ou d'auditions, la mettre en application est un autre sujet.
Dans les auditions précédentes, certains nous disaient : « Regardez, en Chine, on est capable de lancer une filière de batterie pour la voiture électrique en quinze ans. Ici, en France, vous êtes incapables de faire un budget en 70 jours ou d'aboutir à quelque chose, même en ayant un modèle démocratique installé. » C'est un peu provocateur, mais c'est finalement ce que nos concitoyens ressentent aussi. Nous avons un modèle démocratique qui pourrait normalement nous permettre de travailler à l'épreuve du temps long face au dérèglement climatique, aux bouleversements technologiques, aux questions des ressources, aux mutations du rapport au travail et au collectif.
Avec l'apparition du tripartisme - les trois blocs -, nous sortons de la culture politique de base de la Ve République qui reposait sur l'idée que la majorité l'emporte et décide seule. La réforme du mode de scrutin fait-elle partie de la solution ? La recherche de compromis et de coalitions est difficile.
Le débat démocratique aujourd'hui en France tourne beaucoup autour de questions de forme. D'ailleurs, ceux qui sont les plus invités sur les plateaux de télévision sont les constitutionnalistes. Nous le voyons bien : quel article de la Constitution peut-on activer, quelle manoeuvre juridique peut-on mettre en oeuvre ? Les débats autour de la lettre rectificative au projet de loi de financement de la sécurité sociale sont très parlants. Or, cela ne répond pas du tout aux préoccupations des Français. Face à cette situation, quels éléments devons-nous installer dans le débat public pour sortir de cette logique ? En ne le faisant pas, on pousse les gens à raisonner ainsi : « Un député ou un sénateur coûte tant pour chaque Français. » « Beaucoup d'heures de débat, beaucoup de discussions ont lieu au Parlement, mais est-ce que cela va changer ma vie ? » : c'est une interrogation que nous entendons de plus en plus. La logique de l'électeur consommateur, qui en vient maintenant à contrôler et à comptabiliser la rentabilité, pousse, nous le voyons bien, à remettre totalement en cause le modèle démocratique. C'est assez effrayant. Quand vous disiez, effectivement, que l'efficacité et la légitimité sont liées, c'est l'efficacité d'abord ; ensuite, la légitimité viendra.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je vous propose de réagir aux interventions de nos deux rapporteurs avant que nos autres collègues vous interrogent.
M. Dominique Reynié. - L'hypothèse d'un décalage entre un système de représentation politico-médiatique et la société elle-même, est une piste utile. Dans l'enquête « Fractures françaises », la confiance dans les partis politiques est de l'ordre de 10 %. Pour les députés, elle est de 20 %, tout comme pour l'Assemblée nationale. Si vous regardez le haut du classement, en numéro un se trouvent les PME, avec 82 % ; ensuite, vous avez les scientifiques, avec 81 % ; les grandes entreprises, 47 % ; les banques, 45 % ; les syndicats, 36 %. Il y a tout un monde dans lequel les Français ont confiance. C'est le monde que fréquentent les Français : leur entreprise, les services avec lesquels ils ont des interactions. Ce monde n'a pas du tout, dans le débat politique démocratique, la place qu'il occupe dans la société. À l'inverse, la défiance à l'égard des politiques - à l'exception des maires, qui recueillent 68 % - est très significative. Cette défiance envers les politiques est donc contrebalancée par une grande confiance dans nombre d'institutions.
La question des jeunes est une question clé. L'hypothèse la plus admise par la science politique est qu'il y aurait un processus de « déconsolidation démocratique », qui se vérifie en observant le comportement électoral et les comportements politiques des nouvelles générations, marqués par une abstention forte, voire massive, et par un désintérêt. Leur vote est effectivement plus volontiers radical, à droite comme à gauche, et leurs modalités d'action sont beaucoup plus protestataires, éventuellement même plus violentes. Or, ces modalités ne témoignent pas nécessairement d'une dépolitisation. Elles témoignent d'une prise de distance à l'égard des procédures démocratiques classiques qui ont été imaginées, formalisées et organisées pour que tout se passe bien, pour que nous puissions exprimer nos préférences et nos désaccords sans que ce soit dramatique. Or, nous commençons à sortir de cette approche. C'est pourquoi il y a une forme de malaise et d'inquiétude que nous partageons tous ici, j'en suis sûr, et que les Français éprouvent aussi à l'égard de ce qui nous arrive.
Sur la question du despotisme, j'ai une interrogation méthodologique. En effet, j'ai testé les deux approches : celle de l'évaluation et celle du choix. La méthode de l'évaluation consiste à demander : « Est-ce que vous aimez ce système ? », et, par exemple, 40 % répondent « J'aime bien », et pour celui-ci, 30 % « J'aime bien », etc. - ou bien on teste en demandant de choisir un système. Quand je demande - et je l'ai fait sur 30 000 personnes en avril 2024 avec l'enquête Fondapol sur les Européens juste avant les élections européennes - « Êtes-vous pour un système où il y a un homme qui gouverne vraiment ? » - on dit un « homme fort », c'est la formule que nous employons tous - « sans consulter le Parlement ni se soucier beaucoup de la presse », une formule de ce type qui dit les choses clairement, qui va préférer cela ? Personne.
On peut vous dire que l'on apprécie l'autorité parce que l'on voudrait de l'autorité dans le monde démocratique, mais cela ne signifie pas que l'on veut sortir du monde démocratique. En tout cas, nous n'avons pas encore assez d'éléments. La crainte est plutôt celle d'un effondrement de la démocratie par un abandon, un désintérêt, une culture qui n'est plus appropriée, des pratiques qui ne sont plus régulatrices ou une puissance publique qui n'arrive plus du tout à produire des résultats, que sur le fantasme ou le désir d'un despote que nous aurions enfin.
Enfin, concernant le mode de scrutin et la réforme institutionnelle, certains débats laissent penser que si nous n'y arrivons pas, c'est parce que nous n'avons pas les bonnes institutions. Or, je me demande quelles sont les institutions qui nous permettraient de réformer le régime des retraites, par exemple, ou qui nous permettraient de manière consensuelle de faire avec l'argent que nous avons. Nous avons en réalité beaucoup de mal à préserver les générations futures d'une dette excessive avec les moyens financiers dont nous disposons. Quel est l'autre système qui nous permettrait d'atteindre un consensus sur toutes les questions qui nous opposent aujourd'hui ? Qu'est-ce qui ferait que nous nous mettrions d'accord sur un taux d'imposition ? Quelle institution nous manque-t-il ? En fait, il ne nous manque rien pour y parvenir. Nous ne sommes pas d'accord, c'est tout. Je ne vois pas quel nouvel agencement nous mettrait d'accord.
En revanche - ce que je vais dire est très malvenu, c'est presque hérétique sous la V? République -, nous avons une élection qui est un poison : l'élection présidentielle au suffrage universel direct. C'est le poison inventé par l'inventeur du régime, ce qui est tout de même cocasse. Ayons ici une pensée pour Gaston Monnerville... C'est l'élection qui empêche tout compromis, qui personnalise à outrance, qui polarise à outrance. Nous allons le voir à la prochaine présidentielle. Reparler des retraites pendant la campagne présidentielle, cela va être quelque chose... S'il y a une réforme institutionnelle que je recommanderais, c'est bien celle-là : revenir à une élection moins personnelle. Je ne me fais pas d'illusions, ni sur la suppression de cette élection, ni sur les conséquences de son maintien.
M. Dylan Buffinton. - Concernant la fascination pour la figure du despote, notons qu'il s'agit d'une fascination en creux. Si nous avions un système qui fonctionnait bien, cette fascination serait moindre. Par ailleurs, même en allant vers plus de despotisme, nous risquons de perdre à chaque fois : le régime chinois, lorsqu'il met en avant la transition vers le solaire, sera toujours meilleur. Nous perdrons donc le combat si nous affirmons qu'il ne s'agit que d'un combat d'efficacité et que nous nous engageons dans cette course. Il faut arriver à adopter un parti pris différent, et c'est ce parti pris qu'il faut parvenir à imaginer, cet angle un peu différent. C'est peut-être sur ce point que nous ne serons pas tous les trois d'accord. À la Fondation Jean-Jaurès, nous estimons que le sujet central est celui de la co-construction et d'un retour au « faire avec », au « faire ensemble ».
L'une des questions - et je reviendrai ensuite sur la question de l'étude - est la suivante : 71 % des Français estiment que la démocratie fonctionnerait mieux en France si les citoyens étaient associés de manière directe à toutes les grandes décisions politiques. La politique ne doit pas se manifester seulement une fois tous les cinq ans, il faut une pratique démocratique régulière, qui ne passe pas uniquement par l'élection et qui ouvre aussi la question d'une démocratie peut-être plus directe sur certains points.
Il suffit de voir le succès qu'a eu la première convention citoyenne, qui aurait dû mieux fonctionner, mais nous sommes vraiment convaincus qu'il faut sortir du champ de l'efficacité et de la volonté d'aller plus vite que les régimes autoritaires sur ce plan. Il faut réembarquer les citoyens. Cela passe aussi, et je suis heureux de le dire ici, par le local. Évidemment, beaucoup d'enjeux se jouent au quotidien au niveau local, où peut se construire la confiance. Tant que cette confiance ne sera pas réinstaurée, et ce dans les deux sens, cela ne fonctionnera pas.
Concernant les jeunes et la fracture générationnelle, on assiste à une accélération de tendance. Ils ont grandi dans un monde où leurs parents n'ont peut-être pas accompli les promesses ou, en tout cas, les espoirs qu'ils avaient. Il y a vingt ans, nous parlions de cela dans certains quartiers. Aujourd'hui, le phénomène est beaucoup plus vaste et c'est un vrai sujet. Comment voient-ils leurs parents, peut-être déçus par cette promesse ? Ils voient la rapidité, l'accélération. Eux aussi sont donc dans cet enjeu d'efficacité, et, évidemment, les réseaux sociaux en font partie.
Ensuite, il y a un autre sujet, qui est l'éducation. Nous avons décidé de former des personnes prêtes pour la vie active professionnelle et mis de côté toute l'éducation qui fait un bon citoyen. Ce sont des partis pris. Comment voulons-nous éduquer nos enfants, nos adolescents ? Ce choix a été, jusqu'à maintenant, très professionnalisant. La question est donc ouverte. Devons-nous ajouter autre chose ? Aujourd'hui, un adolescent, un enfant, n'a pas l'éducation qui lui permet d'être un bon citoyen. Gérald Bronner, qui a beaucoup travaillé sur ces sujets, dit que pour placer la barre un peu plus haut en matière d'éducation, il faut défendre l'espace mental comme on défendrait un territoire. C'est ce niveau de réflexion et de combat qu'il faut mener, qui pose des questions sur les différences, les inégalités, etc.
Un autre sujet concerne tous ceux qui ne sont plus à l'école, car nous n'allons pas nous dire que nous allons travailler sur la génération suivante et oublier les autres. Des travaux de réflexion sont en train d'être menés sur le complotisme et sur le vivre-ensemble, en s'inspirant de certains travaux qui ont été conduits sur les radicalisations pour arriver à une désescalade, à revenir en arrière. Ce n'est pas en assénant des chiffres que nous sortirons les gens du complotisme. Nous commençons à peine ces réflexions sur la manière de les en sortir. Il n'y a pas de solution parfaite.
Enfin, concernant les outils, ce qui émerge beaucoup en ce moment, c'est la question de l'article 16, cette bombe à retardement démocratique. Dans les solutions, il y a donc la question de repolitiser au quotidien et dans toutes les tranches de la société, localement, de redonner du pouvoir collectif, d'innover en matière de démocratie. C'est un vrai point.
Il faut être irréprochable et responsable. Je rejoins sur ce point un livre de Nora Krug et Timothy Snyder, De la tyrannie, qui est sorti aux États-Unis après la première élection de Trump. Il a analysé, dans toutes les dictatures et les régimes non démocratiques, ce qui les avait menés à cette situation. En effet, ce n'est pas du tout un soulèvement, un rejet ou l'envie d'un homme fort. C'est l'érosion et la passivité. C'est le fait d'accepter que l'on parle du « gouvernement des juges », que l'on mette en question l'État de droit. Ce sont toutes ces questions qui érodent petit à petit et qui délégitiment le pouvoir démocratique. C'est aussi le brutalisme qui émerge. Ce que l'on appelle le « brutalisme constitutionnel » consiste à se dire : « Je respecte les règles, mais je vais les tordre tellement fort pour garder l'avantage et me permettre de passer. » Ce sont donc toutes ces questions qui, en fait, détruisent la démocratie. Il ne s'agit pas d'une révolte populaire ou, en tout cas, pas toujours. Se pose ensuite la question du mouvement et du récit, qui est également un vrai sujet, mais je vais m'arrêter là pour l'instant.
M. Raphaël Doan. - J'apporte un point de désaccord sur la question de l'efficacité. Je suis convaincu que la démocratie n'a pas de raison d'être associée à une inefficacité plus grande que celle d'autres régimes. Sans abuser du tropisme antique, il faut rappeler que, dans la philosophie classique, la démocratie est plutôt vue comme le régime le plus rapide, violent et agressif par rapport aux autres régimes, qui sont censés être plus lents. Aujourd'hui, on a tendance à considérer que le despotisme serait plus rapide et plus actif, alors que la démocratie serait forcément une sorte de grand monstre mou qui met du temps à faire des compromis. En réalité, ce n'est pas nécessairement le cas.
Ensuite, beaucoup de régimes totalement antidémocratiques ont été aussi très lents et très inefficaces, ou ont en tout cas connu bureaucratie et lenteurs ; je songe à l'URSS, bien sûr. Surtout, nous avons connu des réalisations et des plans d'action dans la France démocratique du XXe siècle qui ont été des modèles de réussite et d'efficacité. Je songe au plan Messmer par exemple : on a réussi le déploiement du nucléaire, dans un pays démocratique, de manière enviée par beaucoup d'autres pays dans le monde.
L'état d'esprit a changé aujourd'hui. Tout ce que l'on a fait dans les années 1970 serait-il faisable aujourd'hui ? Je suis convaincu que non. On mettrait trente ans de plus pour faire ce que l'on a fait en moins de dix ans. Peut-être même davantage ou on ne pourrait pas le faire du tout.
Par conséquent, s'il y a une question institutionnelle à se poser, ce n'est pas celle de la Constitution, des rapports entre l'exécutif et le Parlement ou du mode de scrutin. La question institutionnelle qui se pose aujourd'hui est plutôt celle des rapports entre, d'une part, le législatif et l'exécutif et leur capacité à faire des lois et à les appliquer, d'autre part, les agences indépendantes ainsi que les juges, au coeur des difficultés pour obtenir de l'efficacité.
Je prendrai un exemple précis, puisque vous m'avez invité à parler d'intelligence artificielle il y a quelques mois. Aujourd'hui, nous savons que pour construire un centre de données en France, il faut environ cinq ans, dont trois ou quatre ans de procédure bureaucratique et de recours. Est-il vraiment nécessaire que, dans une démocratie, nous mettions quatre ans à valider le principe de la construction d'un centre de données ? Personnellement, je ne le crois pas. Quand les Chinois procèdent plus vite que nous pour installer ce genre d'infrastructures, ce n'est pas tant parce qu'ils construisent beaucoup plus vite. Lorsque nous commençons à poser les pierres, nous pouvons aller assez vite. Simplement, nous avons cette phase préalable. Je ne suis pas sûr - c'est une conviction très profonde - que ce soit à cause de la démocratie que nous soyons obligés de consacrer ce temps, qui, effectivement, se traduit ensuite par un sentiment d'inefficacité et donc un sentiment chez les citoyens que la démocratie n'est pas efficace. Nous pouvons en fait totalement séparer les deux. Nous pouvons avoir un régime comme l'était la France des années 1970, qui était parfaitement démocratique - en tout cas qui l'était suffisamment pour ce que l'on peut en attendre -, mais qui ne soit pas jumelé avec cette lenteur bureaucratique. Celle-ci est due à une conception un peu pervertie de la démocratie, associée au fait d'empêcher l'État de fonctionner. Nous avons trop tendance à considérer que, pour affermir la démocratie, il faut empêcher l'exécutif ou le législatif de prendre des décisions dans tel ou tel domaine ou de le faire de telle ou telle manière. C'est cela la grande question qu'il faut affronter si nous voulons retrouver l'efficacité.
Même si je suis d'accord avec les autres solutions précédemment mentionnées, je ne me résous pas à abandonner la question de l'efficacité aux autres régimes, car la démocratie peut être aussi voire plus efficace. L'avantage qu'elle a par rapport aux autres régimes, c'est qu'elle a la légitimité. Quand une décision politique est prise démocratiquement et que l'on est ensuite capable de l'appliquer de manière efficace, elle est plus solide que lorsqu'elle est prise par un régime despotique qui doit craindre pour sa propre survie.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Les propos des personnalités auditionnées sont extrêmement intéressants et, en même temps, inquiétants.
J'ai une première question : le principe majoritaire peut-il perdurer ?
Ma deuxième question est la suivante : quand la rupture est-elle arrivée ? J'ai 76 ans, j'ai donc vécu plusieurs étapes de la démocratie et j'ai été élevé dans le respect des institutions, des associations, des syndicats, de chaque corporation. Est-ce l'explosion individualiste qui a cassé tout cela ? On ne parle plus jamais des syndicats, ou très peu. Les associations disparaissent dans les villages, si bien qu'il n'y a plus que de l'individualisme. À votre avis, quand cette rupture a-t-elle eu lieu ? Dans l'histoire, y a-t-il déjà eu des ruptures de ce type avant un retour à la normale ?
M. Bernard Fialaire. - Ne sommes-nous pas en train de caricaturer la politique ? Ne vous demande-t-on pas de vous prêter à un exercice particulièrement convenu ? Lorsque l'on parle de la démocratie, on parle d'un moyen. Or, ce qu'attendent finalement nos concitoyens, c'est un but. Que leur propose-t-on ? Quel est le projet de société ? La Révolution française s'est faite parce que l'on voulait apporter le bonheur aux gens. On tenait ce genre de discours. Actuellement, nous avons un peu de mal à voir ce qui peut faire rêver la population.
J'ai mené récemment une mission sur l'antisémitisme dans l'enseignement supérieur, et nous parlions de cet « antisémitisme d'atmosphère ». Nous nous sommes demandé comment l'on pouvait lutter contre cette atmosphère. La réponse est simple : il faut amener une autre atmosphère. Sommes-nous capables, aujourd'hui, d'amener une atmosphère de valeurs républicaines qui puisse entraîner la jeunesse, les universitaires, vers quelque chose pour lequel ils puissent se lever, se battre et rêver ?
Je prendrai un exemple, sans vouloir choquer personne : l'élection de 2017. Nous avions la gauche qui se battait dans des compétitions internes, la même chose à droite dans des primaires, puis quelqu'un est arrivé au milieu. Souvenez-vous des premiers grands meetings d'Emmanuel Macron - tout le monde, d'ailleurs, le raillait. Il ne parlait pas de sa candidature ; il parlait de la liberté, de l'égalité, de la fraternité. Cela faisait rêver. On peut critiquer cela comme étant quelque chose de banal, il n'empêche que cela fait rêver les gens et suscite des ralliements.
Ce qui nous manque peut-être, c'est que nous sommes une génération coupable. Nous nous sommes paresseusement reposés. On nous disait : « L'Europe prix Nobel de la paix, ou c'est la paix en Europe. Pourquoi s'armerait-on, puisque c'est la paix ? » On voit pourtant ce qui se passe aujourd'hui à nos frontières. Lorsque je suis entré au Parti radical, on me disait : « La laïcité, vous êtes fou, ce n'est plus un souci, on n'en parle plus, c'est réglé. » Nous avons pourtant eu l'affaire du voile et tout ce qui a suivi.
Nous avons un État-providence et nous disions : « Voilà, la protection sociale, cela va. » Nous ne nous rendions même pas compte que nous vivions à crédit. Nous nous sommes reposés sur nos lauriers en discutant de méthodes, d'organisation, et non d'un véritable but de société, d'un véritable projet. C'est cela qui manque le plus. Quel est le meilleur moyen ? Un article a été écrit en début d'année dans La Revue parlementaire par Blandine Kriegel, qui disait : « Nous sommes tous démocrates. Mais sommes-nous pour l'Empire ou pour la République ? ». En effet, nous voyons partout dans le monde des démocraties. Mais la République, c'est ce qui respecte l'État de droit et qui fixe certaines règles. Et tout cela est un moyen, mais pour porter quel projet ? Un projet qui pourra faire rêver et susciter l'adhésion de la population, qui déserte d'ailleurs les partis politiques, car quel rêve proposons-nous ? Nous avons une gauche qui se définit simplement en étant contre l'extrême gauche, une droite qui se définit simplement en étant contre l'extrême droite. Ce ne sont tout de même pas des programmes emballants et qui fassent rêver. Voilà donc la question : s'interroger sur l'outil ne revient-il pas finalement à tourner en rond, à nous faire plaisir, mais à perdre un peu de temps alors que ce qu'il faut aujourd'hui, c'est chercher de véritables projets ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je souhaite rebondir sur le propos de Raphaël Doan concernant l'efficacité. On parle de rupture et de défiance, mais en parlerait-on si les responsables politiques avaient respecté ce qui est normalement leur engagement ?
Je songe au scrutin de 2005 où la voix du peuple a été contournée, puisque le peuple s'était prononcé contre la Constitution européenne. Les responsables politiques ont fait le contraire.
Ensuite, ceux qui sont élus n'appliquent pas la politique pour laquelle ils ont été élus, mais font radicalement le contraire.
Enfin, nous sommes dans un contexte de faillite financière et d'incapacité à gérer l'argent public. Ce n'est pas la Constitution qui en est responsable. De plus, on lui a fait un mal terrible avec cette réforme stupide du quinquennat, qui a désorienté et qui a tué pour partie la V? République.
Ce ne sont donc pas les outils, ni la démarche, mais bien les personnels politiques qui ont trahi, qui nous mènent là où nous en sommes aujourd'hui. La population, que demande-t-elle ? Tout le monde s'est mis à parler des référendums. Il fallait faire des référendums, encore des référendums, comme si c'était la panacée universelle. Or, lors du dernier en date, quand le peuple s'est prononcé, l'on a fait le contraire. Quand je dis « l'on », la sphère politique a fait le contraire. En tout cas, le pouvoir de l'époque a fait le contraire. Comment voulez-vous qu'il en soit autrement ? Est-il envisageable pour vous que des forces politiques respectent aujourd'hui la voix du peuple, ce pour quoi elles sont élues, et fassent une bonne gestion de l'argent public ?
Mme Nadège Havet. - Je voudrais revenir, plus spécifiquement, sur la crise numérique. Vous avez évoqué quatre crises, et je souhaite m'attarder sur celle-ci. Nous le savons, les démocraties sont fragilisées par l'expansion des réseaux sociaux, qui sont en fait aujourd'hui des outils de manipulation à grande échelle. Une Première ministre danoise s'est émue de l'utilisation des smartphones par les plus jeunes. Elle parle de « monstres » : « Nous avons libéré un monstre en donnant des smartphones à nos enfants. » Les leur donner était probablement une bonne idée au départ ; nous voulions juste qu'ils puissent contacter la maison ou leurs amis. Vous disiez qu'il fallait éduquer. Or nous voyons très bien qu'il y aura toute une génération, celle de nos enfants, qui ne pourra pas rattraper cette éducation. Doit-on les interdire ? Jusqu'à quel âge ? Et jusqu'à quand peut-on préserver leur espace mental ?
M. Pierre Barros. - C'est toujours la magie de la délégation à la prospective que d'être dans une temporalité tout à fait actuelle, mais qui nous renvoie à des éléments à la fois passés et à venir. L'excellent film Citizen Kane d'Orson Welles montre que le pouvoir se positionne dans des emplacements stratégiques qui offrent des leviers très importants dans des systèmes démocratiques.
Je suis d'accord avec l'idée que la démocratie est un véhicule pour faire vivre un projet qui doit être, quoi qu'il arrive, un projet républicain. Le véhicule peut être différent, peut être retravaillé, mais ce qui compte certainement à la fin, c'est que nous soyons dans un projet républicain, de façon à assurer à la fois une équité de projet, de respect et de non-essentialisation des personnes.
Autour de la table, nous sommes beaucoup d'élus à avoir été maires. L'expérience de maire, c'est l'expérience de la démocratie la plus rapprochée possible. Je me souviens - car nous portons des projets, en général sur de petites choses, mais aussi sur une très longue durée avec de grosses responsabilités, à la fois en termes de moyens et de coûts politiques potentiels - que nous prenons des risques. Un fonctionnement démocratique consiste à faire en sorte que la décision politique soit la plus large et la plus partagée possible, de façon à ce qu'elle soit la moins lourde à porter, notamment pour un maire. Déjà, dans le cadre de son équipe, si un maire travaille seul, il ne se passe pas grand-chose et cela peut même être dangereux. Si une décision n'est pas portée collectivement face à la population, c'est tout aussi compliqué à vivre.
J'ai des expériences de co-construction avec les habitants, notamment sur des aménagements, où nous avions été très loin dans la démarche de participation ; c'étaient des aventures qui se prolongeaient souvent sur de très longues soirées. À la fin, les gens nous disaient : « C'est bon, ça suffit, on n'en peut plus, vous nous avez fatigués, prenez une décision ! ».
À un moment donné, les élus sont là pour prendre des décisions et pour les porter. Nous avons beaucoup travaillé avec Christine Lavarde sur la question de l'État stratège. Lorsque les élus sont stratèges et prennent des décisions, ils servent à quelque chose. Si, en revanche, nous sommes dans un système où les élus passent leur temps à éluder les questions, à ne pas porter les décisions prises, ou à ne prendre aucune décision, au fond, à quoi servent-ils ? Dès lors, il y a une vraie défiance vis-à-vis de la « classe politique ».
Au Parlement, nous n'avons pas tous la même opinion, nous ne portons pas tous le même idéal républicain. Malgré tout, la discussion et le débat font qu'à un moment donné, nous sommes amenés à prendre des décisions, puis, à la fin, à les défendre auprès de la population. Tel est certainement le lot commun des élus dans le cadre d'un fonctionnement véritablement démocratique.
Enfin, je souligne que les démocraties, malheureusement, sont extrêmement fragiles par rapport aux tentations totalitaires. Il faut en être conscient pour éviter de basculer vers le pouvoir de personnalités qui utilisent ce véhicule pour détruire, déstabiliser et se situer en dehors d'un projet républicain.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je songe à la proportion de Français qui estiment que la première préoccupation des élus est de se servir eux-mêmes. Pourtant, nous avons adopté des règles très strictes pour prévenir les conflits d'intérêts potentiels des élus locaux lorsqu'ils siègent par exemple dans une commission d'appel d'offres. En fait, les citoyens ne reprochent-ils pas surtout aux politiques de songer d'abord à leur réélection et donc de prendre des décisions peu courageuses, mais qui font plaisir - ou en tout cas qui ne déplaisent pas - avant de privilégier le temps long avec des décisions courageuses, mais qui, effectivement, pourraient remettre en cause leur élection ?
Des journalistes ont interrogé des députés battus en 2024 qui regardaient la remise en question de la réforme des retraites en se disant : « Tout ça pour ça ! Moi, j'ai été cloué au pilori. On m'a dit que j'étais pour. J'ai donc été battu en 2024. Finalement, moins de deux ans après, on revient sur la réforme. Je n'aurais donc certainement pas perdu mon siège si nous n'avions pas fait cette réforme et si je ne l'avais pas votée. »
Si l'on regarde le fonctionnement de nos institutions, nous avons tous du mal à voir ce qui pourrait inciter à prendre des risques.
M. Raphaël Doan. - Je souhaite revenir sur ce que Pierre Barros a dit à l'instant au sujet des décisions. En effet, il me semble que les débats sur la démocratie ont été beaucoup influencés par des philosophes comme Jürgen Habermas, qui ont vu dans la démocratie avant tout un art de la délibération. Or, on a un peu oublié qu'il s'agissait quand même d'un régime politique et donc d'un art de prendre des décisions. On oublie aussi que le peuple lui-même peut être appelé à prendre des décisions.
Dans les débats sur les référendums, on se demande souvent si les gens répondent à la question qui leur est posée. Or, avant tout, un référendum est une manière de faire adopter un projet de loi. C'est juridiquement cela. C'est d'ailleurs la vertu du référendum que de soumettre directement une décision à prendre aux Français. Cela vaut au niveau national, mais aussi au niveau local. Les collectivités locales se saisissent assez peu des possibilités existantes de consulter directement les citoyens sur tel ou tel projet. Certes, on retrouve le risque que les citoyens ne répondent pas à la question posée, mais cette démarche a quand même des vertus politiques assez intéressantes. Étant moi-même élu local, j'estime que les élus gagneraient à se servir davantage de ces outils de démocratie directe, que j'opposerai aux outils de pure concertation ou de consultation que l'on associe trop souvent aujourd'hui à la démocratie. Il y a souvent ce réflexe de dire qu'il faut ajouter plus de démocratie et, pour cela, faire plus de consultations. Si cela n'aboutit pas à une décision, et notamment une décision prise par les citoyens eux-mêmes, cela n'a plus grand-chose à voir avec la démocratie.
Pour répondre ensuite à la question de M. Hugonet, si toute une classe politique décide de ne pas appliquer le résultat d'un référendum, c'est un problème, quel que soit le régime. Il ne faut pas pour autant en tirer la conséquence que le référendum lui-même est un outil à jeter aux orties. Au contraire. S'il y a aujourd'hui un outil parmi ceux à notre disposition, qui n'est pas un gadget et qui peut servir à redonner confiance dans l'action politique, c'est précisément le référendum. Il permet d'enjamber cette divergence entre l'opinion des Français et celle des politiques. Il permet de prendre directement une décision et de trancher des problèmes qui seraient sinon difficiles à assumer pour les responsables politiques eux-mêmes. Surtout, le référendum a une vertu pédagogique : lorsqu'on doit trancher un débat par référendum, une campagne s'engage, ce qui donne l'occasion d'exprimer des arguments « pour » et « contre » de manière beaucoup plus subtile. C'est toujours le cas. D'ailleurs, les meilleurs débats que nous ayons eus sur la construction européenne furent les deux débats de Maastricht et de 2005. Les élections européennes elles-mêmes n'ont jamais donné lieu à des débats d'une telle qualité sur la construction européenne que les débats référendaires. C'est le cas sur tous les sujets. Si nous les soumettions à référendum, nous aurions de très bons débats, car c'est la nature même de cet outil que de susciter une discussion enflammée. En effet, les Français s'intéressent à la politique, s'intéressent à la décision qui va être prise et, forcément, cela fait naître des arguments intéressants. Je suis donc très favorable à l'utilisation du référendum, comme vous l'avez compris, pour ces raisons. Bien sûr, il ne faut pas l'organiser du jour au lendemain, mais si nous disposons de plusieurs mois pour le préparer et faire campagne, c'est vraiment un instrument à la fois démocratique et pédagogique.
M. Dylan Buffinton. - Nous souffrons aujourd'hui d'un manque de délibération et de démocratie, et non d'un excès. C'est peut-être sur ce point que nous ne serons pas d'accord. À chaque fois que l'on a demandé aux gens de venir donner leur avis, de s'informer - c'est ce qui se passe aussi avec les jurys dans le monde juridique -, nous avons appris. Nous avons tous, dans certains cours de sciences politiques, appris une forme de défiance, ou en tout cas une méfiance, envers le peuple, qui nous incite à ne pas embrasser ces options.
La réalité est que cela fait trente ans que nous infantilisons complètement les citoyens. On leur demande de se prononcer à des moments très précis par un nom. Tout a été rendu extrêmement binaire. Or, nous sommes dans un monde complexe où l'on ne peut pas répondre de manière simplement binaire. Un point essentiel est donc de casser cette binarité et de faire plus confiance et d'aller plus loin. Quand on examine un processus aussi compliqué que la construction d'une constitution, l'exemple islandais nous montre qu'on est capables de réunir des gens autour de la table et d'avancer. Évidemment, les experts peuvent intervenir par la suite, mais, en tout cas, le projet, le récit, est collectif.
Cela permettrait aussi de répondre à la question du clivage entre les citoyens et la classe politique. En effet, c'est en remettant tout le monde autour de la table que l'on peut progresser. Pour ce qui est des modalités exactes, je ne suis pas constitutionnaliste et je laisserai donc ce travail à d'autres, mais il me semble que nous souffrons plutôt d'un manque de proximité, d'implication et d'engagement. Dans le monde de l'entreprise, si l'on veut « embarquer », les employés dans un projet, on part évidemment d'abord de l'objectif que l'on veut atteindre. Mais, derrière cela, nous donnons un rôle à chacun.
Aujourd'hui, les classes moyennes sont « hors du film ». Ce n'est donc pas en les gardant « hors du film » que nous pourrons continuer à avancer. C'est la première question, car tout le reste, ce sont des modalités. Je m'attendais à ce que nous parlions de la proportionnelle, du vote obligatoire. En fait, tout cela, ce sont des modalités de la démocratie. La vraie question est celle de savoir où nous voulons aller. Je suis ravi que la délégation à la prospective du Sénat se pose ces questions, mais c'est tout de même extrêmement rare quand on observe le débat public aujourd'hui.
Au moment des élections ou même en temps normal, il n'y a absolument aucune réflexion, aucun arbitrage sur la société vers laquelle nous nous dirigeons. Concernant la question des retraites, au-delà de son caractère clivant, il y a aussi une éducation et une confiance à instaurer envers les citoyens pour qu'ils comprennent les enjeux et puissent ensuite trancher en leur âme et conscience. Tant que nous considérons la démocratie - pour revenir un peu au débat très institutionnel - comme une institution, comme un vestige du passé, comme quelque chose à glorifier, comme un meuble dans le coin de la pièce qu'il faut aller dépoussiérer de temps en temps, et non pas comme un projet, nous ne créerons pas de mouvement. Cette idée de mouvement est extrêmement importante. Aujourd'hui, nous n'avons plus de débat sur la manière dont nous allons améliorer cette démocratie, comment nous allons aller vers plus de démocratie. Il faut donc réinstaurer ce mouvement dans la réflexion, car aujourd'hui, nous sommes complètement figés sur des institutions. Les débats se résument donc à : « Faut-il changer tel article, etc. ? » Cornelius Castoriadis parlait d'un projet d'autonomie collective. Comment réinstaurons-nous cette réflexion ? Cela ne se fera qu'avec les gens et surtout pas dans des salons feutrés, loin du « peuple ».
Concernant les téléphones portables et le numérique pour les enfants, des solutions existent. Gérald Bronner, qui publie de nombreux livres sur ce sujet, a créé un programme d'éducation populaire. Des initiatives sont donc en train d'émerger. La question est de savoir comment nous arrivons à passer à l'échelle. On n'entend pas assez ce qui est tenté, ce qui est essayé. Je donne un exemple : dans une salle de classe, un professeur a innové : plutôt que de demander aux élèves de faire une fiche sur Louis XIV, il demande à l'intelligence artificielle de la générer, y ajoute des erreurs et demande aux élèves de la corriger. La question, maintenant, est celle du passage à l'échelle de ces initiatives.
Quand la rupture démocratique est-elle intervenue ? Il est difficile de répondre à la question. Nous construisons le régime suivant en réparant le précédent. Nous sommes désormais en train de nous dire qu'il y a trop de présidentialisme et pas assez de parlementarisme. Faut-il aller vers une VIe République ? Sans projet collectif, elle sera une coquille vide. Quel est le projet sous-jacent ? Nous entrons aussi dans des réflexions d'électeurs-clients, qui vont attendre chaque nouvelle constitution comme le nouvel iPhone de l'année. Il ne faut donc pas que nous tombions dans ce travers.
Le fait majoritaire a créé une logique de binarité dans la vie politique, qu'il faut remettre en question. Le modèle suisse est toujours intéressant, parce qu'il est beaucoup cité. Certes, les Suisses sont moins nombreux que les Français mais il y a des choses à prendre dans cette réflexion délibérative et dans le fait d'aller vers une décision en mettant tout le monde autour de la table.
M. Dominique Reynié. - Un sursaut voire une restauration de la démocratie et des institutions telles que nous les avons connues jadis sont-ils possibles ? En réalité, notre démocratie n'a jamais été mise en situation, hormis situation de guerre ou évènements exceptionnels, de connaître un effondrement démographique, un effondrement financier, une crise culturelle absolument majeure, liée notamment au numérique, et une crise politique qui a sa propre dynamique et qui en est aussi une des conséquences.
La crise qui se déploie et n'est pas finie, peut tout à fait devenir une crise extrêmement grave. C'est une hypothèse que je retiens. J'aimerais bien, étant de nature optimiste, voir des variables nous indiquer que la situation s'améliorera bientôt. Il est quand même très difficile de les identifier. Certains paramètres sont bien orientés, mais beaucoup d'autres sont négatifs. Je ne prétends pas, bien sûr, avoir de propos définitif sur ce sujet, mais il est nécessaire d'y travailler, pour évaluer les possibilités futures de restauration du fonctionnement démocratique.
Le fait de décider lorsque l'on est un élu est un élément clé. Il y a une sorte de confusion collective dans laquelle se trouvent les élus et les citoyens, sur ce que signifie être un élu, consulter, rendre des comptes, de telle sorte qu'à la fin, on a l'impression que, comme vous l'avez dit, le problème est de prendre la décision. L'absence de prise de décision est une des sources de la délégitimation de l'élu et de la recherche de procédures alternatives. Réaffirmer la décision de l'élu me paraît une clé. C'est la raison pour laquelle, pour ma part, je suis très réservé sur les conventions citoyennes, non pas quant à leur utilité fonctionnelle pour éclairer une assemblée d'élus - il serait formidable que les élus, que vous, le Sénat, vous consultiez, que vous organisiez une conférence de consensus, une conférence citoyenne, pour voir ce qui ressort des réflexions des citoyens afin de vous inspirer en tant que législateur. En revanche, se substituer à eux pour décider est catastrophique. C'est pourtant ce qui a été fait dès le lendemain de l'abstention historique au second tour des élections municipales de 2020 - non liée au covid, puisque l'abstention a commencé à augmenter fortement en 2014.
Or, la décision appartient aux élus, et ils renforceront leur légitimité quand ils assumeront plus fortement encore leurs décisions. Les électeurs en seront sans doute très heureux - pas forcément toujours d'accord - mais très heureux de voir qu'il y a un pouvoir qu'ils ont nommé eux-mêmes. Au fond, l'élu qui ne décide pas représente une forme de réduction du pouvoir de l'électeur : il aurait désigné quelqu'un qui n'a pas de pouvoir.
La question de la confiance en politique doit être mesurée dans les deux sens. La Fondapol a réalisé avec la Fondation Jean-Jaurès une étude en demandant aux Français s'ils estimaient que les élus leur faisaient confiance. La réponse « non » a été, de mémoire, de 70 % ou 75 %, soit à peu près le même chiffre. C'est-à-dire : « Vous ne nous faites pas confiance, à nous, les citoyens. » On peut se demander alors comment les citoyens pourraient faire confiance aux élus si l'on a l'impression que les élus n'ont pas confiance dans les citoyens. Cela a des conséquences. Un exemple est frappant : le pouvoir central, qui se croit omniscient - ce qui est très arrogant, parisien -, impose de rouler à 80 kilomètres par heure. En Aveyron, les habitants savent quand on peut rouler à 100 kilomètres par heure et quand on peut rouler à 80.
Cette conception du pouvoir descendant qui normalise, qui part du présupposé qu'il a une vertu supérieure, est devenue totalement inflammable. Récusez tout cela. Il faut affirmer cette idée qu'au fond, nous vous faisons confiance, ce qui signifie que nous vous le démontrons. La première étape concerne les collectivités locales. Nous ne montrons pas assez que nous avons confiance dans les collectivités locales, qu'elles savent agir, qu'il faut leur donner plus de moyens et plus de marges de manoeuvre. Parfois, ces marges ne sont pas d'ordre financier, elles relèvent seulement de la possibilité de réaliser des projets. Les électeurs verront ainsi se déployer sous leurs yeux un projet, une décision, une action, un résultat qu'ils jugeront et dont les élus seront comptables. C'est le parcours parfait. Il faut aussi partager les responsabilités avec les entreprises, avec les universités et avec des entités de ce type qui disposent de nombreuses compétences à leur niveau, dans leur secteur, et qui savent accomplir beaucoup de choses.
Concernant le recours au référendum, il faut être prudent. Désormais, près de 56 % des Britanniques regrettent le Brexit. Or quand le peuple se trompe, comment est-il responsable ? C'est un problème inhérent au référendum. Un élu qui se trompe peut être remplacé par un autre. Une majorité qui se trompe devient une minorité. Mais lorsque le peuple se trompe, il n'y a pas de solution. Il y a là une sorte d'impasse. Il faut donc être vigilant. Quand on demande au peuple de choisir une nouvelle Constitution, il me semble essentiel de le consulter par référendum : il approuve ou il n'approuve pas, et nous commençons sur la base d'un contrat commun. Sur d'autres sujets, en revanche, il faut vraiment faire attention, car on peut - cela a été dit - ne pas respecter le choix exprimé. On a parlé de 2005 ; j'ajouterais Notre-Dame-des-Landes, où un référendum, qui avait été institué et rendu obligatoire, n'a pas non plus été respecté. Ce sont des habitudes absolument désastreuses.
Francis Fukuyama, qu'on cite souvent trop vite, pose la question : sommes-nous capables de nous mettre d'accord sur un horizon idéal de valeurs communes qui soit mobilisateur ? Nous avons tous des préférences ; ce ne sont pas les mêmes. Sommes-nous capables de fabriquer un projet qui, en effet, nous donnerait envie de l'atteindre, nous permettrait de mobiliser les ressources et de favoriser quelques compromis plus difficiles à faire, parce que ce projet nous permettrait d'être plus ouverts aux autres dans cette discussion ? C'est la grande question aujourd'hui. Avons-nous ce projet ? Qui le porte ? Nous ne le trouvons pas à ce jour, mais il faut l'inventer.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Merci à nos trois intervenants. Le format de cette audition, qui a permis de vous entendre avec vos regards complémentaires et parfois dissonants, est intéressant ; il nous faudra le conserver.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 30.