Mercredi 5 novembre 2025

- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Enjeux de la consolidation dans le secteur des télécommunications - Audition de MM. Marc Bourreau, professeur d'économie à l'école Télécom Paris, et Thierry Penard, professeur d'économie à l'université de Rennes-I

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Marc Bourreau, professeur d'économie à l'école Télécom Paris, et M. Thierry Penard, professeur d'économie à l'université de Rennes-I, pour débattre des grands enjeux de la consolidation dans le secteur des télécommunications, secteur dont vous êtes tous deux des spécialistes.

Je rappelle que le marché des télécommunications compte en France quatre grands opérateurs : Orange, l'opérateur historique, dont la part de marché s'élève à 32 % ; Free, dont la part de marché représente 25 % ; SFR, avec une part de marché de 23 % ; et Bouygues Telecom, dont la part de marché atteint 20 %.

Or l'opérateur SFR, qui avait été racheté en 2014 au groupe Vivendi par le groupe Altice France, propriété de l'entrepreneur Patrick Drahi, a fait l'objet, le 14 octobre dernier, d'une offre de rachat conjointe de ses trois rivaux Orange, Free et Bouygues Telecom, désireux de se partager ses actifs - réseaux, fréquences mobiles, boutiques - et ses 25 millions de clients, afin de réduire à trois le nombre d'opérateurs sur le marché des télécoms en France.

Cette offre, qui valorisait SFR à 17 milliards d'euros, a été rejetée le jour même par Altice France, mais a été maintenue par les trois autres opérateurs ; nul doute que les discussions vont activement se poursuivre au cours des prochains mois. Au reste, cette offre ne constituait pas une surprise, car il était de notoriété publique depuis plusieurs mois qu'Altice France chercherait à vendre SFR une fois que sa dette aurait été restructurée, opération devenue effective au 1er octobre.

La disparition annoncée de SFR sous la forme que nous connaissions et la probable consolidation du secteur soulève de nombreuses interrogations et génère de multiples inquiétudes. Notre commission ayant vocation à suivre de très près ce dossier au cours des mois et des années à venir, il nous paraît essentiel de bien en saisir les principaux enjeux, d'où cette audition commune.

L'arrivée de Free, quatrième opérateur à faire son entrée sur le marché des télécoms en 2012, a indubitablement contribué à faire baisser les tarifs des abonnements, les prix pour la téléphonie mobile ayant diminué de 90 % depuis cette date, tandis que ceux de l'internet fixe ont reculé de 30 %. Les opérateurs français proposent ainsi les tarifs fixe et mobile les plus bas d'Europe - quasiment deux fois moins cher qu'au Royaume-Uni et en Allemagne.

Pourriez-vous revenir rapidement sur les évolutions du marché des télécoms français depuis quinze ans et nous préciser ses caractéristiques par rapport à celui de nos voisins européens ?

Alors que le pouvoir d'achat est la principale préoccupation des Français, estimez-vous que la diminution de l'intensité concurrentielle que pourrait induire le passage de quatre à trois opérateurs télécoms se traduirait immanquablement par une hausse des tarifs des abonnements ? Existe-t-il un risque de baisse de la qualité des services fournis aux consommateurs ?

Le scénario qui verrait Orange, Free et Bouygues Telecom se partager les actifs et la clientèle de SFR devra nécessairement passer sous les fourches caudines de la Commission européenne et de l'Autorité de la concurrence (ADLC), chargées de veiller à l'absence de position dominante d'un ou de plusieurs acteurs sur le marché français et d'empêcher tout risque d'entente. Selon vous, à quelles conditions une telle opération pourrait-elle être autorisée ? Quels garde-fous mettre en place pour protéger le consommateur ?

Avant de vous laisser la parole, j'indique que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat.

M. Marc Bourreau, professeur d'économie à l'école Télécom Paris. - Merci de votre invitation. Nous sommes très heureux de venir échanger sur ce sujet très important.

Je vais d'abord dresser un tableau de l'évolution du secteur sur les vingt-cinq dernières années. Le secteur était dominé, en France et en Europe, par un opérateur historique. Il a été libéralisé à la fin des années 1990, pour faire émerger plus de concurrence et favoriser l'apparition de nouveaux acteurs afin d'agir sur l'infrastructure du réseau, auparavant maîtrisée à 100 % par l'opérateur historique - en France, France Télécom. Cette première phase d'ouverture à la concurrence a duré jusqu'à la fin des années 2000.

Au cours des années 2000, durant la deuxième phase, dite « d'échelle de l'investissement », les opérateurs ont été incités à investir, notamment par la régulation - c'est le rôle de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), en France. Il s'agissait de faire monter en puissance l'investissement des nouveaux opérateurs comme Free, Bouygues Telecom ou SFR, afin qu'ils construisent leur propre réseau, et soient donc indépendants de l'opérateur historique. La concurrence pouvait s'exercer plus facilement et être plus pérenne.

Enfin, depuis les années 2010, nous assistons à une dernière phase de concurrence, caractérisée par le déploiement de nouvelles infrastructures de réseaux, comme les réseaux d'accès par fibre optique ou la 5G, qui sont extrêmement coûteuses à déployer. Par conséquent, la duplication de réseaux, à savoir la construction, par chaque opérateur, de son propre réseau, est devenue de plus en plus difficile et coûteuse : les opérateurs doivent partager leurs infrastructures dans certaines zones et utiliser une infrastructure unique, de manière à atteindre un équilibre économique et à déployer ces réseaux. Nous assistons à un retour vers une infrastructure plus partagée, avec des problèmes de dépendance économique des opérateurs entre eux.

Autre élément important de l'évolution du secteur, nous assistons à l'émergence des grandes entreprises de l'internet, les Big Tech - on disait auparavant les Gafam (Google-Alphabet, Apple, Facebook-Meta, Amazon et Microsoft) -, qui offrent des services OTT (Over The Top), des services par contournement. Ces entreprises se placent au-dessus des infrastructures de réseaux pour fournir des services. La montée en puissance de ces entreprises de l'internet pose un problème croissant aux opérateurs de télécommunications, en France comme en Europe, car elle rend plus difficile la possibilité, pour ces opérateurs, de se diversifier vers les services. Par exemple, les opérateurs avaient lancé le SMS, source de valeur et de revenus durant une certaine période. Désormais, il est moins utilisé et n'est plus facturé du fait de l'existence d'alternatives gratuites, comme WhatsApp.

Certains opérateurs ont également essayé de se diversifier dans les contenus en proposant leur propre service de streaming vidéo, mais des acteurs globaux comme Netflix sont capables, par leur échelle, d'atteindre un niveau de coût ou de qualité de service sans commune mesure avec ce que peuvent obtenir les opérateurs de télécommunications.

Ces opérateurs ont aussi tenté de se diversifier dans le secteur bancaire, mais ce fut également très compliqué, car c'est un métier à part ; l'initiative n'a pas réussi.

Ces entreprises de l'internet ont créé une pression par le haut sur les opérateurs de télécommunications, une sorte de plafond de verre : les opérateurs ont du mal à s'étendre dans les services. Elles deviennent de plus en plus puissantes dans les infrastructures réseaux, qu'elles déploient désormais comme des câbles sous-marins, qui permettent d'avoir une connectivité à l'échelle de la planète. Elles construisent des réseaux qui se rapprochent des consommateurs. Starlink, par ses satellites en orbite basse, propose des services concurrençant les offres d'accès des opérateurs. Le secteur a beaucoup changé, de lui-même ainsi que sous l'influence des OTT.

M. Thierry Penard, professeur d'économie à l'université de Rennes-I. - J'insisterai sur le contexte de la vente et sur la concentration - ou la consolidation, selon la vision que l'on en a. Le marché arrive à saturation. Les revenus des opérateurs stagnent. On observe même une légère baisse des revenus moyens par usager, avec des effets contrastés : depuis quelques années, la guerre des prix a conduit à une baisse des prix sur les services mobiles, tandis que l'on observe une hausse des revenus sur les services fixes, liée au passage des services d'abonnement haut débit vers les abonnements très haut débit.

Les opérateurs font cependant face à une très forte consommation de données : usage plus important des services en ligne, télétravail, streaming, pour les particuliers comme pour les entreprises. Pour y répondre, ils sont obligés d'investir dans la fibre optique et dans la 5G. Leurs revenus stagnent, mais les investissements sont importants.

Quand le marché était en croissance, ils pouvaient chercher de nouveaux usagers. Désormais, la principale source de croissance est la croissance externe : il s'agit d'aller chercher des clients d'autres opérateurs via des promotions ou des rachats. L'année dernière, La Poste Mobile a été rachetée par Bouygues Telecom, qui a pu récupérer ses 2,3 millions de clients. Tel est le contexte des discussions autour du rachat de SFR.

Quel serait l'impact de ce rachat ? Free, Bouygues Telecom et Orange aimeraient racheter chacun une partie des actifs : ce ne serait pas un rachat en bloc.

Les études montrent qu'il y a eu des baisses de prix chaque fois que l'on est passé de trois à quatre opérateurs. Ainsi, en France, en 2012, l'arrivée de Free a dynamisé le marché et a permis d'importantes baisses de prix. Un marché concurrentiel, dynamique et innovant est bon pour la compétitivité des entreprises clientes de ces opérateurs, qui ont besoin d'eux pour se digitaliser et proposer des services à base de télécoms. Le marché des télécoms est très important non seulement par son effet direct sur le consommateur, le pouvoir d'achat et l'emploi, mais également pour toute l'économie. Lorsque le secteur des télécoms est faible, les entreprises clientes en bénéficient moins.

Certains pays ont connu un passage de quatre à trois opérateurs. Cela s'est traduit par des hausses de prix non pas immédiatement, mais à moyen terme, après un ou deux ans. Quand il n'y a que trois opérateurs, on peut assister à des phénomènes de coordination, voire de collusion : le problème est non pas celui d'un acteur qui deviendrait dominant, mais celui d'un ensemble d'acteurs qui, collectivement, vont avoir plus de pouvoir de marché et moins de pression. Cette position dominante collective peut faire remonter les prix. Ce phénomène est documenté dans les études menées dans d'autres pays, mais il faut aussi mettre en regard le contexte français et l'acteur actuellement en vente, SFR.

La plupart du temps, la fusion intervient entre le troisième opérateur et le quatrième, en difficulté : ils n'ont pas l'échelle suffisante pour produire efficacement seuls. Or, en France, c'est non pas l'opérateur le plus faible qui est en vente, mais, selon les études, le moins efficace : SFR est un peu moins innovant que Free et Bouygues Telecom.

Les économistes ont deux approches de la concurrence. Dans l'approche structuraliste, on regarde d'abord les structures de marché, notamment la concentration, avec l'idée que celle-ci est souvent le signe d'un affaiblissement de la concurrence.

Selon l'approche de la concurrence par l'efficacité, ce n'est pas le nombre d'entreprises qui importe, mais leur efficacité : s'il ne reste qu'une ou deux entreprises sur un marché, mais qu'elles sont les plus efficaces, ce sera bon pour les consommateurs comme pour les entreprises clientes. Dans la situation où SFR serait racheté par des concurrents plus efficaces, le marché ne deviendrait-il pas plus efficace ?

La concurrence a été dynamisée et elle est bien plus forte en France grâce à l'arrivée de Free, qui a eu, dès l'origine, une stratégie très agressive. La situation serait donc différente s'il s'agissait du rachat de Free par l'un des trois autres opérateurs. Je rappelle que ceux-ci, avant 2012, avaient été sanctionnés pour entente. Dans la situation actuelle, Free sortirait renforcé de cette consolidation.

Il faut aussi prendre en compte que nous avons des marchés segmentés : le plus souvent, on insiste sur le BtoC (Business to Consumer), mais le BtoB (Business to Business), vers les entreprises, est aussi important. Quel sera l'effet sur le marché des entreprises, qui n'est pas assez concurrentiel ? Si les actifs BtoB sont rachetés par Bouygues Telecom ou Free, cela renforcerait un marché où Orange est actuellement dominant. Le seul qui pourrait le concurrencer, c'est SFR... Le marché BtoB manque d'agressivité et n'est pas de même nature que le marché pour les particuliers.

En fonction des entreprises qui rachèteront les différentes activités de SFR, les appréciations sur les remèdes peuvent être différentes. L'Autorité de la concurrence demandera un certain nombre d'engagements ou de remèdes, qui devront être regardés à l'aune de tous ces éléments.

M. Marc Bourreau. - Il faut aussi prendre en compte, dans le cadre très spécifique de la France, ce qui s'est passé quand Free Mobile est entré sur le marché en 2012 : une forte baisse des prix, avec une importante intensification de la concurrence. Cette intensification est en partie due au caractère d'électron libre du quatrième acteur, mais aussi au fait que les opérateurs en place ont répondu à cette nouvelle concurrence en introduisant des marques low cost : Sosh pour Orange, RED pour SFR et B&You pour Bouygues, qui ont fortement dynamisé le marché et renforcé la baisse des prix par rapport à la seule entrée de Free sur le marché.

J'ai mené une étude sur l'impact de l'entrée de Free Mobile sur le marché. En réalité, l'introduction des marques low cost a été le facteur le plus important pour la baisse des prix : grâce à ces marques, même des clients d'Orange, de Bouygues Telecom ou de SFR ont pu bénéficier de services proches de ceux de Free Mobile.

Thierry Penard estimait qu'il pourrait y avoir une remontée des prix et une atténuation de la concurrence par une sorte de collusion tacite entre acteurs. Si les trois opérateurs reprennent SFR, vont-ils retirer ces marques low cost ? Ils pourraient, sinon, moins les mettre en avant, ou être moins agressifs en matière de tarification. Cela conduirait à une augmentation de la facture des consommateurs.

Autre aspect à prendre en compte : dans les télécoms, il faut étudier non seulement les prix, mais aussi la qualité de service : l'accès à la fibre, au réseau mobile, le débit... Nous devons étudier l'impact de l'opération de concentration sur les investissements que feront ensuite les opérateurs.

Selon la théorie économique, à la suite d'une réduction du nombre d'opérateurs, les prix devraient augmenter, sauf effets de synergie importants qui conduiraient à des baisses de coûts.

Les effets de la concurrence sur l'innovation sont très ambigus. Notre nouveau prix Nobel d'économie, Philippe Aghion, est connu parce qu'il a mis en évidence le caractère très ambigu de la relation entre l'intensité de la concurrence et l'innovation. Si l'on part d'un niveau de concurrence très faible et que l'on augmente l'intensité concurrentielle, l'innovation a tendance à augmenter, et les entreprises investissent davantage dans l'innovation. Cela vaut également pour les industries de réseau. En revanche, lorsque l'on intensifie fortement la concurrence et que le niveau concurrentiel devient particulièrement intense, les investissements dans l'innovation, la recherche et développement (R&D) et les réseaux peuvent décroître. Dans cette courbe reliant intensité concurrentielle et niveau d'innovation, où se trouve la France ? En concentrant le marché, va-t-on avoir moins ou plus d'innovation ?

Un collègue de Toulouse, Marc Ivaldi, a simulé les effets de la concentration du marché français des mobiles sur les prix et sur le débit. Il concluait qu'elle conduirait à une augmentation des prix, mais aussi à une augmentation des débits, donc de la vitesse de connexion pour les consommateurs. L'effet est donc ambigu pour le consommateur : d'un côté, les prix augmentent, mais, de l'autre, le service est amélioré.

M. Thierry Penard. - L'histoire montre que les marchés à cinq opérateurs - une situation possible dans certains pays - se sont révélés non soutenables : très rapidement, de nombreux opérateurs n'étaient plus rentables, et il y eut rapidement un retour à quatre opérateurs.

Le marché britannique est en train de se consolider autour de trois principaux opérateurs. Cette opération a été autorisée, mais en contrepartie d'engagements d'investissements et de prix, car le Royaume-Uni dispose d'un réseau, notamment de fibre optique et de 5G, de moindre qualité qu'en France.

Orange a fusionné avec l'un des acteurs du marché espagnol, et fait désormais jeu égal avec Telefonica. La fusion a été autorisée par la Commission européenne à la condition qu'une partie des actifs soit revendue à l'un des petits opérateurs virtuels.

L'Europe évolue. Auparavant, elle tenait des positions assez dures, structuralistes, voulant interdire des fusions dans différents pays européens, estimant que ce serait mauvais pour le consommateur. Désormais, elle recherche le bon mélange entre le prix - donc le nombre d'acteurs - et l'innovation.

Les opérateurs doivent continuer à investir dans la fibre optique, la 5G, et enrichir leurs services avec du cloud. Cela nécessite de l'intelligence artificielle, l'enrichissement des services et des investissements en R&D, faute de quoi ce sont les Big Tech qui réaliseront ces investissements.

M. Patrick Chaize, président du groupe d'études Numérique. - Selon un décompte de la Commission européenne effectué en février 2024 à l'occasion de la publication de son livre blanc sur le secteur des télécoms, il existe, sur le territoire de l'Union européenne, quelque 50 opérateurs de téléphonie mobile et plus de 100 pour l'internet fixe. Chaque pays membre compte ainsi, en moyenne, 3,5 opérateurs propriétaires de leurs propres réseaux.

Si les opérateurs ont, bien sûr, tout intérêt à plaider pour une consolidation, qui leur permettrait d'augmenter leurs prix - même si ce n'est pas une évidence -, se pose malgré tout la question des gains de taille dans une industrie de coûts fixes, alors que le marché européen des télécoms apparaît excessivement fragmenté et cloisonné.

À l'occasion de la remise de son rapport sur le marché intérieur européen, l'ancien premier ministre italien Enrico Letta notait ainsi qu'« un opérateur télécoms chinois aujourd'hui a, en moyenne, 467 millions de clients, un américain en compte 107 millions, et un européen... 5 millions ! »

Or la Commission européenne reconnaissait elle-même, dans son livre blanc, que les faibles niveaux de rentabilité moyenne des opérateurs européens pourraient entraver le déploiement des réseaux en fibre optique et 5G, dont elle évalue le coût à « plus de 200 milliards d'euros » d'ici à 2030.

Une réduction du nombre des opérateurs télécoms en Europe vous paraît-elle nécessaire pour réaliser ces investissements ? Faut-il réviser la doctrine de la Commission européenne en matière d'application du droit de la concurrence pour faire grandir des champions européens des télécoms ?

Question subsidiaire : vous avez parlé d'un marché à saturation, avec des revenus stables et des besoins d'investissements importants. Souvenez-vous de la posture de Xavier Niel lorsque nous l'avons auditionné... Si vous souhaitez l'énerver, demandez-lui pourquoi il est tant attaché à un prix bas alors qu'il déclare être inondé de taxes, avoir énormément d'investissements à réaliser mais vouloir maîtriser son coût de service...

Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure pour avis des crédits relatifs au développement des postes, des télécommunications et du numérique. - Nous confirmez-vous que les opérateurs français proposent des abonnements parmi les moins chers du marché ? Pourriez-vous caractériser le déficit d'investissement dans les télécoms en France ? Les opérateurs déclarent que la France est le pays où ils réalisent le plus fort investissement par habitant - plus de 123 euros.

Outre l'hypothèse d'un partage de SFR entre les opérateurs français, est-il envisageable que des offres de rachat soient proposées par des opérateurs étrangers - émiratis, saoudiens ou américains ? Le rachat de SFR constituerait pour Starlink une formidable opportunité d'accès aux réseaux européens, avec les licences 4G, un réseau terrestre dense, ce qui en ferait le premier opérateur hybride global au monde, une synergie technologique sans comparaison et une ouverture sur les câbles sous-marins. Ce scénario est-il complètement écarté ? Je sais qu'il y a des freins réglementaires, mais comment voyez-vous l'offensive d'Elon Musk et de Starlink ? Quel serait l'impact de la taxe Gafam compte tenu des débats qui ont eu lieu à l'Assemblée nationale ?

M. Marc Bourreau. - Concernant la taille des opérateurs en Europe, il faut comprendre pourquoi la situation, en Europe, est si différente de la situation aux États-Unis et en Asie. En Europe, l'accent est davantage mis sur l'accès aux réseaux des entreprises sans réseau de télécommunications mais voulant fournir des services. Ces entreprises peuvent demander l'accès à un opérateur qui a un réseau, moyennant finances. Les termes de l'accès, fortement régulés, sont souvent financièrement intéressants. Cela a permis l'émergence d'une concurrence très importante.

Les États-Unis sont revenus de ce régime et ont très rapidement cessé de miser sur l'accès aux réseaux. Dans ce pays, pour être un acteur important des télécoms, il faut investir massivement dans les réseaux : en raison des coûts fixes, il y a donc peu d'acteurs.

M. Thierry Penard. - C'est ce que l'on appelle les MVNO (Mobile Virtual Network Operators), des opérateurs virtuels ou sans réseau. En France, La Poste Mobile louait ainsi le réseau d'autres opérateurs.

M. Marc Bourreau. - Dans le secteur fixe, il s'agit du dégroupage de la boucle locale, à savoir l'obligation faite à Orange de donner accès à son réseau aux autres opérateurs. Ce dégroupage de la boucle locale n'existe plus aux États-Unis, où il a été inventé, mais retiré depuis longtemps.

Pourrait-il y avoir un mouvement de concentration ? Lorsque le secteur a été libéralisé, plusieurs opérateurs comme Orange, Vodafone et Deutsche Telekom sont entrés sur d'autres marchés locaux européens pour devenir paneuropéens, avant de reculer assez rapidement et de se retirer de certains marchés. Désormais, la situation est stable. Ils sont présents dans trois ou quatre marchés européens - Thierry Penard citait l'Espagne pour Orange. Le bon niveau d'expansion européenne pour obtenir des gains d'échelle est probablement assez peu élevé. En entrant dans trois ou quatre autres pays européens pour fournir des services, on atteint cette échelle nécessaire pour avoir des coûts suffisamment faibles. Aller au-delà apporte peu.

En Europe, entrer dans un marché supplémentaire entraîne des coûts importants. D'abord, chaque pays européen a une régulation spécifique du secteur. Il faut investir pour comprendre comment cela fonctionne et s'y adapter. Ensuite, les demandes de télécoms restent souvent locales ; il faut savoir répondre aux demandes des consommateurs.

On pourrait imaginer plusieurs leviers pour y remédier. Le rapport Letta suggère un assouplissement de la politique de la concurrence pour permettre une concentration plus importante du secteur en Europe. Cela pourrait aboutir à une hausse des prix, ce qui n'est pas forcément souhaitable...

Une autre approche consisterait à inciter les opérateurs à faire plus d'expansion paneuropéenne. Il faut réduire les coûts d'accès à de nouveaux marchés, donc harmoniser davantage la réglementation européenne, avec, par exemple, un régulateur européen. On pourrait aussi manier la carotte en proposant des ventes de fréquences réservées à des opérateurs paneuropéens. Une extension dans 100 % des États membres serait illusoire, mais un taux de 50 % serait possible, et les opérateurs sont friands de fréquences. On pourrait ainsi déplacer le curseur.

M. Thierry Penard. - Vodafone avait cette stratégie « multipays », mais n'a pas réussi à devenir un opérateur européen global, et se retire de certains marchés. Paradoxalement, le fait d'avoir permis au consommateur européen de circuler sans frais d'itinérance a rendu des stratégies multinationales moins intéressantes. Celles-ci permettaient d'internaliser une partie des frais d'itinérance, qui étaient auparavant à la charge des opérateurs, qui les refacturaient pour récupérer des revenus supplémentaires. Lorsque les frais ont été supprimés pour les consommateurs, les opérateurs se sont appuyés sur les réseaux des autres opérateurs dans les différents pays.

En France, nous avons eu un mélange d'investissements privés et publics. Nous avons utilisé différents leviers : à la fois des incitations pour que les opérateurs investissent dans les zones blanches, avec le New Deal mobile, mais aussi le plan gouvernemental France Très Haut Débit, qui permettra d'avoir prochainement le très haut débit sur l'ensemble des territoires. La France a rattrapé son retard en jouant à la fois sur l'investissement privé et sur l'investissement public.

L'enjeu porte désormais sur la 5G. L'intérêt de la 5G n'est pas forcément pour les consommateurs (BtoC) : la 5G est une technologie avec des enjeux industriels pour les entreprises. Il est important d'avoir une certaine taille pour investir et accompagner les entreprises pour leur proposer des offres enrichies, sur mesure. Un petit opérateur n'a pas la capacité d'être dynamique sur ce marché BtoB, à la différence du marché grand public - avec des offres low cost ou MVNO. Les services télécoms ne sont pas des services de consommation courante, mais de vrais actifs stratégiques pour l'économie et nos industries.

M. Marc Bourreau. - Le marché des télécoms est saturé. Les possibilités de diversification des opérateurs sont limitées en raison de la très forte concurrence d'internet. Ils ont donc deux stratégies possibles : soit rechercher des relais de croissance pour se développer et trouver de nouveaux marchés, ce qui est très difficile, soit améliorer leur rentabilité pour satisfaire leurs actionnaires en leur distribuant des dividendes. Dans cette seconde approche, à laquelle les opérateurs semblent contraints, les stratégies de réduction des coûts deviennent centrales. Free ou Bouygues ont subi fortement cette stratégie. Ces entreprises sont devenues extrêmement efficaces : elles arrivent à faire fonctionner un opérateur de télécommunications avec quelques milliers d'employés, alors que France Télécom comptait environ 150 000 personnes en France au moment de la libéralisation.

On peut comparer l'Europe, dont la France, et le reste du monde. Aux États-Unis, les services sont extrêmement chers : à qualité égale, une offre triple play coûte trois fois plus cher qu'en France. Ces services sont aussi plus chers au Japon et en Corée du Sud. Cela ne se fait pas au détriment de la qualité des réseaux - couverture, débit... Sur ce plan, nous sommes au même niveau que ces autres régions du monde : le réseau fonctionne bien, au plus grand bénéfice des consommateurs.

Les services français sont beaucoup moins chers que ceux d'autres pays européens. La France a réussi à avoir un secteur avec quatre opérateurs assez proches les uns des autres : ce sont de grandes entreprises adossées à des groupes, présentes à la fois dans la fibre, les mobiles... Elles sont proches en matière de parts de marchés. Cette situation crée une concurrence très forte, à la différence du reste du marché européen, où les parts de marché sont plus hétérogènes, avec de plus grands ou plus petits acteurs. Cela ne se fait pas au détriment de l'investissement, de la couverture des réseaux ni du débit. La France est sixième sur vingt-huit États membres en ce qui concerne le développement de la fibre optique, malgré une géographie qui n'est pas optimale. Pour la 5G, nous sommes dans la moyenne, qui est à un niveau élevé de couverture.

Nous dressons donc un tableau plutôt positif du secteur, avec comme seuls bémols des problèmes de rentabilité et de perspectives pour les opérateurs.

M. Thierry Penard. - Je me permets de vous partager une anecdote. Lors de mon déplacement au Québec, la semaine dernière, des Français installés là-bas m'ont avoué être abonnés à Free, pour bénéficier de 35 gigaoctets de data...

Mme Anne-Catherine Loisier. - Mieux vaut un abonnement français !

M. Marc Bourreau. - Pour répondre à votre question sur Starlink, il faudrait entrer dans le cerveau d'Elon Musk... Je ne pense pas que Starlink, qui est un beau succès, puisse avoir cette stratégie. On connaît depuis longtemps le téléphone par satellite. Les opérateurs comme Orange savent que c'est une excellente technologie pour offrir de la couverture de réseau. Historiquement, les opérateurs ont misé sur des satellites géostationnaires, avec des orbites hautes, car chacun de ces satellites permet de couvrir un tiers de la planète - avec trois satellites, vous couvrez le globe... Les ingénieurs pensaient avoir trouvé la bonne technologie, à une époque où l'on utilisait moins internet. Seul inconvénient, le temps de latence est très important, d'environ 600 millisecondes, pour faire le trajet entre la Terre et le satellite. Ce n'est plus adapté aux usages actuels.

Starlink a un modèle différent, avec des satellites en orbite basse, qui couvrent une surface terrestre bien moins importante mais qui fournissent une latence comparable à celle des mobiles, donc un service plus intéressant pour les consommateurs. Les réseaux de satellites vont réagir progressivement, mais cela prendra un certain temps. Les opérateurs de satellites européens prévoient la construction de réseaux en orbite basse. Starlink a l'avantage d'être le premier à s'y être engagé, et il a intérêt à poursuivre dans cette voie. Il y a un vrai avantage à cette technologie, étant donné les usages.

M. Thierry Penard. - Les géants du numérique, dont Starlink, ont beaucoup investi sur les câbles sous-marins et les satellites. Ils avaient toutefois besoin de la desserte - le dernier kilomètre. Avec Starlink, ils sont en train de dépasser nos opérateurs et nos réseaux, avec une régulation qui est différente. On ne joue pas avec les mêmes règles.

Les consommateurs, dans les zones rurales, ont désormais le choix entre la fibre optique à 40 ou 50 euros et le service Starlink à 40 euros, mais, dans certains endroits, avec une qualité de service un peu meilleure. Les opérateurs n'avaient pas vu venir une concurrence aussi directe. La force de Starlink est d'avoir une offre commerciale clé en main. L'enjeu n'est pas qu'économique : il y a un enjeu de souveraineté si une partie de la continuité du service repose sur une structure qui n'est plus nationale. Dans certaines zones touchées par des ouragans, c'est Starlink qui a assuré la continuité des services publics.

M. Thierry Penard. - La taxe Gafam dépasse le sujet même des télécoms : comment assujettir ces acteurs à la taxation, sachant que la dématérialisation fait qu'ils sont localisés en Hollande ou au Luxembourg ? Il est difficile de les taxer, même par rapport à leur assiette fiscale en France.

M. Marc Bourreau. - Le projet de régulation européenne sur les télécoms, le Digital Networks Act (DNA), est débattu sur l'initiative de Thierry Breton, et comprend le sujet du fair share, la juste contribution des entreprises du numérique aux opérateurs télécoms européens, qui ont construit les réseaux avec de forts investissements. On leur demande de payer leur juste part. Ce serait une manière indirecte de flécher cette taxe non pas vers le budget de l'État, mais vers les opérateurs télécoms européens.

M. Gérard Lahellec. - Sans être nostalgique, je me sens l'héritier d'une certaine ambition publique. En 1960, nous étions un pays arriéré en matière de télécommunications. En 1962, la première liaison intercontinentale entre les États-Unis et l'Europe a été inaugurée par le général de Gaulle. Il y a également eu l'implantation du Centre national d'études des télécommunications (Cnet) à Lannion, puis un certain nombre de recherches et de produits liés au développement des télécoms ; je pense, par exemple, au déploiement du système E10 d'Alcatel, premier central numérique au monde, inauguré en 1972 à Guingamp. En douze ans, nous sommes devenus un pays d'avant-garde sur le plan des nouvelles technologies.

Depuis cette époque, nous avons vécu de nombreuses explosions de bulles : Alcatel n'existe plus, Nokia développe désormais ses propres stratégies. Si ces bulles sont géniales quand elles apparaissent, elles le sont beaucoup moins quand elles explosent, avec des conséquences sur l'emploi et un gâchis de connaissances ; je pense, par exemple, à l'écran plat inventé mais jamais déployé en France.

Le critère du nombre d'opérateurs ne constitue pas un élément suffisant pour se prémunir de tout ; la qualité compte aussi. Pouvez-vous donner davantage de précisions sur cet aspect ?

En matière de régulation, si nous ne voulons pas prendre de retard au niveau du déploiement, nous n'avons pas seulement besoin de gendarmes : nous devons configurer une grande ambition publique pour notre temps, sans être soumis aux caprices de l'Union européenne, sans abandonner non plus l'idée d'une politique ambitieuse de développement des télécommunications en Europe. Peut-on envisager la mise en place d'une régulation moderne, avec des caps clairement définis pour le développement ?

M. Rémi Cardon. - Je souhaite, à mon tour, évoquer Starlink. Votre réponse invite presque à prendre le scénario à la légère ; en tout cas, nous aurions le temps de voir venir les choses.

Or des rumeurs circulent aujourd'hui. Des constructeurs de smartphones pourraient conclure un accord avec Elon Musk, sachant qu'un système de puces permet d'avoir une connectivité. D'un point de vue économique et concurrentiel, même s'il existe une réglementation pour réguler, cela viendrait déséquilibrer le marché par rapport à nos opérateurs classiques.

Comment la France et l'UE peuvent-elles préserver leur autonomie stratégique face à un modèle satellitaire qui vient contourner les réseaux physiques, les licences nationales et peut-être même, bientôt, la neutralité d'internet ? Dans certains de nos territoires, Starlink est la seule solution. Il convient de regarder les choses de près, car, même si du chemin reste à parcourir d'un point de vue technologique, un tel scénario pourrait rapidement voir le jour.

M. Bernard Buis. - Le secteur français des télécommunications souffre-t-il réellement d'une insuffisance de rentabilité par rapport à ses voisins européens ?

Selon vous, la consolidation faciliterait-elle ou freinerait-elle la couverture dans les zones blanches, où il est encore nécessaire de réduire la fracture numérique ?

M. Marc Bourreau. - Concernant l'ambition publique pour le secteur, l'industrie des télécommunications est un secteur clé en France, historiquement important en termes d'emploi et d'innovation. France Télécom était une entreprise innovante, avec de nombreux services de recherche et développement, des brevets et des technologies de pointe. À l'époque, nous avions également Alcatel, un équipementier français. Tout cela s'est affaibli avec le développement du secteur et l'intensification concurrentielle.

Il est important d'établir des scénarios et de définir collectivement une ambition pour le secteur. Une première vision consiste à envisager les opérateurs de télécommunications comme de simples vendeurs de tuyaux : ils fournissent de la fibre ou une connectivité mobile, que chacun est libre ensuite d'utiliser. Dans cette vision, en somme, le secteur ne va pas se développer, les opérateurs devront investir et seront toujours à la recherche d'une rentabilité.

Une seconde vision entend favoriser le développement du secteur, de manière à ce que les opérateurs puissent à nouveau jouer un rôle au niveau de l'innovation et revenir à la pointe pour les technologies de réseaux. Des enjeux existent au niveau des services, mais aussi sur les questions de cybersécurité, d'intelligence artificielle ou de cloud, domaines dans lesquels les opérateurs ont les ressources et les compétences pour être des acteurs importants.

La question de la consolidation concerne la restructuration du secteur et la direction à prendre par rapport à ces différents scénarios, la meilleure étant sans doute d'approfondir l'innovation.

M. Thierry Penard. - Pour compléter, il s'agit de ne pas oublier la recherche publique. Nous avons des laboratoires de recherche et des universités à la pointe sur ces sujets. Se pose la question de la coordination, afin que tout cela bénéficie au secteur et crée de l'emploi.

Aujourd'hui, les opérateurs sont de plus en plus relégués au rang d'« utilities ». Ils fournissent une infrastructure importante, par laquelle passent des masses de données ensuite valorisées. Quels sont les acteurs capables aujourd'hui de capter cette valeur ? Apple, Microsoft, Amazon. Ces derniers vont utiliser les réseaux pour effectuer des transactions économiques, notamment en prélevant des commissions, fournir des services avec des abonnements de type Netflix ou Spotify, et générer des revenus très élevés grâce à la publicité en ligne.

La valorisation des données personnelles sous forme de publicité est aujourd'hui l'un des marchés les plus importants. Meta, Amazon et Alphabet sont les trois acteurs qui dominent ce marché.

Certains acteurs, que l'on appelle des « gatekeepers », se positionnent comme des intermédiaires entre les opérateurs, les consommateurs et les entreprises.

Vous avez évoqué le scénario de Starlink qui pourrait s'allier avec Apple. Ce dernier, grâce à son système d'exploitation, bénéficie d'un contact direct avec les utilisateurs d'iPhone et peut donc proposer en vente liée des services de paiement en ligne ou d'abonnement. C'est l'aboutissement du modèle de plateforme mis en place depuis une dizaine d'années par tous ces géants du numérique.

Les opérateurs n'ont quant à eux pas été capables de se structurer ou de mettre en place un modèle économique de plateforme. Ils sont restés sur un modèle classique d'abonnement, alors que ces grands acteurs ont développé un modèle de plateforme, en investissant peu dans l'infrastructure et en se positionnant comme des intermédiaires entre tous les acteurs économiques. Et, chaque fois que l'on passe par eux, ils prélèvent une commission.

L'alliance entre Starlink et les fabricants de smartphones ou les développeurs de systèmes d'exploitation - Android, iOS - permet de contourner la relation entre l'opérateur et l'utilisateur final. La régulation, notamment par le biais du Digital Markets Act (DMA), constitue une réponse pour lutter contre ce phénomène. Il serait aujourd'hui possible de contrer Apple si cette entreprise proposait une carte SIM virtuelle. D'autres acteurs, notamment des opérateurs, pourraient être en droit de réclamer un accès et de développer, eux aussi, des services virtuels.

Les opérateurs vont devoir repenser leur stratégie. Sur le plan du modèle économique et du positionnement dans la chaîne de valeur, ils sont aujourd'hui à la croisée des chemins.

M. Marc Bourreau. - Concernant Starlink, nous ne prenons pas la menace à la légère. C'est une menace pour les opérateurs, mais c'est aussi une menace en termes d'indépendance, de souveraineté et de résilience. Dans le contexte géopolitique actuel, il est problématique d'avoir un réseau de satellites détenu par des acteurs non européens. On peut se demander pourquoi les opérateurs européens n'ont pas construit plus tôt des réseaux de satellites en orbite basse ; nous espérons que cela arrivera rapidement, afin de pouvoir concurrencer Starlink.

La rentabilité du secteur est une question compliquée. En France et en Europe, les opérateurs se plaignent d'une rentabilité insuffisante. En Europe, nous avons des prix bas, au bénéfice des consommateurs et des entreprises qui peuvent adopter ces technologies de communications. Aux États-Unis, les prix des offres triple play sont trois fois plus élevés qu'en Europe, ce qui joue favorablement sur la rentabilité des opérateurs américains.

Pour ce qui concerne l'effet de la consolidation sur la couverture des territoires, il existe déjà des accords de partage d'infrastructures entre opérateurs, notamment au niveau des infrastructures mobiles. A priori, les opérations de ce type ne sont pas néfastes pour la couverture, car, logiquement, elles doivent augmenter la rentabilité des opérateurs. On peut envisager, parmi les remèdes imposés dans l'opération, des engagements de couverture et d'investissement dans les réseaux, en particulier dans les zones non couvertes. C'est une manière d'éviter les écueils à ce sujet.

M. Christian Redon-Sarrazy. - La société Ardian vient d'annoncer la levée de plusieurs milliards d'euros pour un fonds destiné aux aéroports, aux réseaux mobiles, à la fibre et aux centres de données. Quelles sont les conséquences de l'arrivée de ces fonds d'investissement sur le marché des télécoms en matière d'investissement, mais aussi de choix stratégiques, de rentabilité et de conséquences pour les usagers ?

Nous assistons, depuis plusieurs années, à un démembrement de certaines activités, avec la cession des infrastructures, notamment les pylônes ; je pense à ces fameuses « TowerCo » (Tower Companies), ces entreprises qui cherchent à posséder les tours de télécommunications pour les louer ensuite à leurs clients opérateurs. Ce phénomène vous semble-t-il généralisé en Europe et aux États-Unis ? Quels en sont, selon vous, les avantages ? Quels risques ces démembrements font-ils peser sur la couverture des territoires en télécommunications ?

Enfin, quel est votre point de vue sur l'imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (Ifer) ? Quelles sont les perspectives de discussion concernant les modalités de calcul et de compensation vers les collectivités ?

M. Daniel Fargeot. - L'offre de rachat de SFR par Orange, Bouygues et Free marque un tournant, car, pour la première fois, ces trois opérateurs sont parvenus à s'entendre. On sait également que M. Drahi est un négociateur féroce. Quelle est votre appréciation sur la solidité de cette alliance ?

Au-delà de la croissance externe potentielle, cela revient-il à favoriser une meilleure répartition du gâteau, sous la forme d'un monopole à l'échelon français, au détriment de l'offre tarifaire pour le client ?

Enfin, le Gouvernement est préoccupé par les prix des abonnements téléphoniques. De quels leviers disposent les pouvoirs publics pour jouer sur ces prix ?

M. Franck Montaugé. - Les prix payés par le consommateur intègrent de fait, me semble-t-il, l'accès au réseau, donc le coût du transport de la donnée. L'idée d'une péréquation tarifaire sur l'acheminement de la donnée, émise dans les années 2010, a-t-elle encore une pertinence ?

Pour ce qui concerne la problématique du satellite par rapport au réseau terrestre, n'investissons-nous pas pour une durée limitée ? Avez-vous une idée de la durée d'amortissement d'investissements de ce type ?

M. Marc Bourreau. - Il y a quelques années, les opérateurs, en France et en Europe, ont eu l'idée de se séparer de leurs infrastructures pour les vendre à des entreprises tierces, qui, ensuite, les leur relouaient. Il s'agissait d'opérations financières. Les opérateurs ont estimé que des gains étaient possibles, dans un contexte où les taux d'intérêt étaient faibles en Europe. Cela a permis à ces « TowerCo » de lever des fonds et d'emprunter pour réaliser ces achats. Aujourd'hui, les opérateurs considèrent que ce n'était peut-être pas une si bonne idée, sachant que les taux d'intérêt ont remonté.

Y a-t-il un risque pour le secteur ou pour la couverture ? Je ne le crois pas. Nous sommes dans des industries de réseaux, avec de nombreuses économies d'échelle. Le fait de se séparer d'une partie de l'infrastructure ne correspond pas à la logique du secteur, et l'on peut envisager une réintégration dans le futur.

M. Thierry Penard. - Il s'agit de logiques financières court-termistes, que l'on a également observées dans la grande distribution. Cela permet, dans un premier temps, de se désendetter et d'avoir une présentation des comptes qui satisfait davantage les actionnaires. Certaines entreprises ont également vendu leurs immeubles, qu'elles louent désormais.

Il me semble avoir compris qu'Orange avait beaucoup moins suivi cette logique, notamment par rapport à Altice. On voit bien la différence entre un actionnaire qui a une vision court-termiste et un autre avec une vision à plus long terme, qui peut s'appuyer sur l'État.

Dans ce contexte, la régulation peut envoyer les bonnes incitations. En effet, si le seul effet de la consolidation est d'augmenter les prix, ce n'est bon ni pour le consommateur ni pour l'économie. Il est important que la consolidation s'accompagne d'une contrepartie, avec des acteurs qui s'engagent à investir et à innover, sur la base de stratégies réfléchies à long terme.

S'il s'agissait réellement d'une « entente » entre les trois opérateurs, ces derniers seraient déjà devant l'Autorité de la concurrence pour en répondre. Il est logique que des discussions existent ; que celles-ci conduisent à un monopole, je ne le crois pas. La discussion va consister, du côté d'Altice, à faire monter les prix. À mon sens, Altice gagnerait à vendre ses différents actifs de façon séparée.

Le scénario d'un rachat par un acteur extérieur me semble compliqué à envisager. L'État pourrait intervenir au titre de la défense d'intérêts stratégiques, ainsi qu'il le fait dans certains secteurs comme celui de la défense.

Le véritable enjeu de ces discussions concerne la répartition des actifs de SFR entre Orange, Bouygues et Free. En fonction de leur issue, on saura s'il s'agit d'une opération visant à augmenter la rentabilité à travers des prix plus élevés ou si, à partir d'une répartition différente, la concurrence sera dynamisée sur le marché des entreprises. Je pense, par exemple, à la possibilité pour Free de récupérer des actifs liés à la « partie entreprises » de SFR, là où cet opérateur est aujourd'hui peu présent ; si Orange, déjà dominant sur le marché, devait récupérer cette partie, il est clair que l'ADLC interviendrait.

M. Marc Bourreau. - Les opérateurs ont intérêt à ce que le « partage du gâteau » soit perçu positivement par l'Autorité de la concurrence. Celle-ci s'interrogera sur l'impact de cette concentration sur la concurrence. L'ADLC n'acceptera jamais que les opérateurs procèdent à un partage entérinant un monopole du secteur. Le partage doit profiter à la dynamisation du secteur, en donnant à chacun ce qui lui permet de se développer sur les marchés où il n'est pas encore présent.

Cela va également dans le sens d'un scénario de développement du secteur vers de nouvelles activités. Si ce partage de SFR entre les trois opérateurs conduit chacun à être plus dynamique par la suite, ce sera bénéfique pour tout le monde.

L'ADLC s'interrogera également sur les leviers pour agir sur les prix. Elle ne peut accepter une opération conduisant à une augmentation des prix. Les opérateurs doivent démontrer que cette hausse sera contenue, ou du moins contrebalancée par des gains d'efficience importants.

Par le passé, les autorités de la concurrence européennes ont demandé aux opérateurs de se dessaisir d'une partie de leurs bandes de fréquences, de manière à faire émerger un nouvel opérateur plus concurrentiel. En Espagne, par exemple, quand Orange a racheté MásMóvil, l'autorité de la concurrence a exigé que les deux acteurs libèrent une bande de fréquences ; celle-ci a été confiée à un nouvel entrant, Digi, opérateur roumain aujourd'hui très dynamique sur le marché espagnol. La même chose s'est produite sur le marché italien. Cela peut être une manière pour les autorités de la concurrence de limiter les effets négatifs de l'opération.

A posteriori, les leviers consistent à faire en sorte que la concurrence reste vive dans le secteur, en veillant à ce que les contrats des consommateurs ne soient pas verrouillés et que ces derniers aient la possibilité de bien comparer les offres.

M. Thierry Penard. - Sur le sujet de la péréquation tarifaire, il n'existe pas d'obligation sur les tarifs mobiles comme il en existait sur le réseau fixe historique.

M. Marc Bourreau. - L'obligation de péréquation s'inscrivait dans le cadre du service universel.

M. Thierry Penard. - Cela concernait les services fixes, mais ceux-ci n'existent plus.

M. Franck Montaugé. - La question du service universel se pose pour l'accès à internet.

M. Thierry Penard. - Je vois mal un opérateur proposer des tarifs différents selon le lieu de résidence...

M. Franck Montaugé. - Ma question portait sur la possibilité d'une régulation comparable à celle qui existe pour l'électricité. Sur le volet consacré au réseau, une part des tarifs est régulée, qui est la même pour tous les consommateurs. Cela donnerait un sens à la notion de service universel, avec un accès égal pour tous sur l'ensemble du territoire.

M. Patrick Chaize. - Nous travaillons actuellement sur le sujet ; le véhicule pourrait être le projet de loi de finances ou une proposition de loi ad hoc. L'idée serait de neutraliser le coût du réseau, de manière que l'on paie la même chose partout sur le territoire, avec un système de péréquation qui permette d'accompagner les territoires en difficulté.

Une consultation a été menée par l'Arcep ; nous en attendons les résultats. Ensuite, il s'agira de légiférer afin de mettre en place le mécanisme qui permettra à ce fonds de fonctionner, comme cela se passe dans le secteur de l'électricité.

M. Franck Montaugé. - Cette idée, émise en 2009, reprise ensuite par le candidat François Hollande, n'a jamais été mise en oeuvre. Elle pourrait, à mon sens, être utile pour le pays.

M. Thierry Penard. - Concernant le réseau cuivre, les coûts et la régulation étaient basés sur des durées d'amortissement d'une cinquantaine d'années. Nous verrons ce qu'il en est pour la fibre optique.

M. Franck Montaugé. - Se pose la question d'un investissement à perte, avec des coûts échoués non négligeables qui engagent toutes les collectivités.

M. Marc Bourreau. - Dans les télécoms, il y a deux aspects : l'infrastructure physique - creuser les tranchées, installer les poteaux, déployer les câbles - et l'infrastructure électronique, qui consiste à mettre en place les routeurs optiques. L'évolution du réseau se manifeste dans l'électronique, avec notamment le travail de la recherche pour améliorer les algorithmes. On ne touche pas à l'infrastructure physique ; par exemple, dans certains centres de répartition, les câbles de cuivre ont plus de cent ans. Avec la fibre optique, on peut espérer que le réseau dure des dizaines d'années, voire - peut-être - cent ans.

M. Thierry Penard. - Il faut par ailleurs intégrer les conséquences du changement climatique, les réseaux étant vulnérables aux inondations et aux grandes tempêtes. À côté des coûts d'investissement, il est donc probable que les coûts de maintenance soient plus élevés que sur les anciens réseaux.

M. Daniel Salmon. - L'Union Centriste va déposer une proposition de loi sur l'impact des écrans sur les jeunes enfants. Nous parlons beaucoup d'économie, mais je m'interroge sur la soutenabilité de cette course mondiale aux niveaux social, sanitaire et écologique. Que peut-on mettre en place, notamment en matière de régulation, pour avoir des outils au service de l'humain ?

M. Marc Bourreau. - Je peux répondre sur l'aspect écologique. Dans l'école d'ingénieurs où je suis professeur, la recherche se concentre sur les questions d'efficacité énergétique. Naturellement, les opérateurs essaient de consommer moins d'énergie, car l'énergie coûte cher. Le monde académique qui nourrit toutes ces recherches sur les réseaux s'inscrit également dans une vision éthique, avec la volonté de développer des technologies moins consommatrices pour la planète.

Le fait d'avoir trois opérateurs plutôt que quatre doit également favoriser une meilleure efficacité sur le plan de la consommation énergétique.

M. Thierry Penard. - Ces questions ne sont pas déconnectées. Si nous parvenons à avoir des acteurs européens forts dans ces secteurs, nous maîtriserons mieux les transitions. Si nous ne sommes pas maîtres de notre technologie et si nous laissons les acteurs américains ou chinois gérer ces questions à notre place, nous ne serons pas maîtres non plus des solutions à apporter.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Messieurs, je vous remercie pour votre éclairage et vos réponses à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 25.

- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Roland Lescure, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle, énergétique et numérique

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - C'est avec plaisir que nous retrouvons Roland Lescure, ancien président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, avec qui nous avons examiné, dans un esprit constructif, nombre de textes lors du quinquennat précédent. Nous vous auditionnons dans vos nouvelles fonctions de ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle, énergétique et numérique.

Cependant, ce plaisir est tempéré par le contenu du projet de loi de finances présenté par le Gouvernement, voire mêlé d'une franche inquiétude au vu de la tournure des débats à l'Assemblée. Comme notre rapporteur général, Jean-François Husson, je suis attachée à la vérité des chiffres dans leur simplicité, même si elle est difficile, voire brutale. On présente aux Français des données compliquées, avec des efforts structurels ou tendanciels importants et bien difficiles à matérialiser.

Pourtant, au regard des chiffres clés diffusés par votre propre ministère, je constate que les dépenses nettes sont prévues en augmentation de 22,7 milliards d'euros, quand les recettes nettes progressent plus rapidement encore, à hauteur de 24,6 milliards d'euros, ce qui permet d'améliorer de seulement 6,1 milliards d'euros le solde général. La charge de la dette augmente et atteint 59,3 milliards d'euros, tandis que l'État crée 8 459 nouveaux postes de fonctionnaires.

S'agit-il donc vraiment d'un budget d'économies et de rigueur visant à retrouver un solde primaire positif pour réduire notre dette et restaurer une crédibilité internationale abîmée, qu'illustre la dégradation de la notation de notre dette, ou, au contraire, n'est-il qu'un écran de fumée masquant l'impuissance et l'indécision ? En effet, la situation budgétaire n'est pas grave par principe ou par idéologie, mais bien parce que les renoncements - particulièrement la suspension de la réforme des retraites, qui coûtera au moins 1,5 milliard d'euros d'ici à 2027 et bien plus au-delà - portent atteinte à notre souveraineté et à l'avenir de notre pays.

Je prends l'exemple du secteur spatial. Lors de la prochaine réunion au niveau ministériel du Conseil de l'Agence spatiale européenne (ESA), qui se tiendra à Brême les 26 et 27 novembre prochain, devrait être actée une forte hausse du budget pour la période 2026-2028. Alors que notre pays était au premier rang en Europe depuis le général de Gaulle, notre participation se limiterait à 3,5 milliards d'euros, voire à 2,5 milliards d'euros, là où les Allemands devraient contribuer à hauteur de 5 à 6 milliards d'euros et les Italiens pour 4 milliards d'euros ! Sommes-nous à la veille d'un déclassement brutal de la France en Europe, susceptible d'entraîner des milliers de suppressions d'emplois chez nos fabricants de satellites Airbus Defense and Space et Thales Alenia Space en raison d'un moindre retour sur investissement pour nos industriels ?

Un autre sujet de préoccupation majeure est la pression fiscale. Philippe Aghion, nouveaux prix Nobel d'économie, a marqué les esprits en disant préférer la croissance à l'impôt. Mais, visiblement, nul n'est prophète en son pays... Pourtant, la seule richesse qui puisse être redistribuée est celle qui est créée et qui augmente le pouvoir d'achat. Aujourd'hui notre pays a un immense besoin de réindustrialisation et de conserver ses champions mondiaux, mais aussi de faire émerger des start-ups et des licornes. Souhaite-t-on vraiment le départ de France des centres de décision ou de recherche, la cotation à l'étranger de nos grands groupes ou le passage à Londres ou Palo Alto de notre trentaine de licornes ? Quelle stabilité fiscale et réglementaire offrons-nous aux investisseurs ?

Enfin, monsieur le ministre, vous êtes également chargé des questions énergétiques. Nous sommes attachés au fait que le Parlement en fixe les grandes orientations. Voilà pourquoi Daniel Gremillet et notre commission ont défendu la proposition de loi portant programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l'énergie, qui a franchi le cap de la deuxième lecture au Sénat et devait être examinée à l'Assemblée fin septembre avant une commission mixte paritaire (CMP) mi-octobre, calendrier fixé avant la chute du gouvernement Bayrou. Les circonstances en ont décidé autrement, mais il reste urgent d'avancer, alors que reprendre le processus de zéro ferait perdre un temps précieux. Peut-on vraiment se permettre de ne pas voir ce texte aboutir avant l'élection présidentielle, au regard des enjeux de transition énergétique, d'électrification des usages et de coût de l'énergie ? Bien sûr que non ! Monsieur le ministre, ne soyez pas la Pénélope de la programmation énergétique en attente d'un Ulysse providentiel. Passons aux actes, notre pays et ses industriels en ont besoin.

M. Roland Lescure, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle, énergétique et numérique. - Je suis moi aussi très heureux de retrouver la commission des affaires économiques du Sénat. Lorsque je présidais celle de l'Assemblée nationale, nous étions en cinq ans parvenus à onze commissions mixtes paritaires conclusives. Depuis, le Sénat a un peu changé, l'Assemblée nationale beaucoup. Par conséquent, notre capacité à faire aboutir des textes s'en trouve compliquée.

Pendant l'examen du budget, l'économie française continue de tourner, et elle tourne plutôt bien. Nous avons eu une croissance de 0,5 % au troisième trimestre et la production industrielle a fortement rebondi en septembre : pour cette année, nous serons donc en ligne avec les prévisions de croissance qui ont sous-tendu le budget, comme j'espère que nous le serons avec l'objectif d'un déficit public à 5,4 % du PIB. Surtout, les entreprises françaises sont au rendez-vous, elles qui ont continué à investir et à exporter.

Comme vous le savez, les incertitudes politiques accroissent les inquiétudes économiques et suscitent de l'attentisme ; il est donc essentiel que les travaux budgétaires à l'Assemblée nationale et au Sénat les lèvent au plus vite.

J'entends vos interrogations, madame la présidente, mais la stabilité politique a un prix. Nous sommes entrés dans un « 110 mètres haies », de la nomination du deuxième gouvernement Sébastien Lecornu à l'adoption éventuelle d'un budget avant Noël. Chaque semaine est une nouvelle haie. La première a consisté à échapper à une motion de censure, qui nous aurait ramenés à la case départ. Or, si la motion n'a pas été votée, s'il existe une majorité de députés qui souhaitent que la France ait un budget, c'est parce que le Premier ministre a annoncé la suspension de la réforme des retraites.

Le terme de suspension est important, madame la présidente. En effet, le crayon n'est levé que jusqu'à l'élection présidentielle, qui sera l'occasion de reprendre le travail sur des modes alternatifs d'organisation et de financement. Ainsi, quand le Président - ou la Présidente - de la République aura été élu en 2027, la réforme des retraites s'appliquera, sauf si une solution alternative était votée.

Le ministre de l'économie et des finances présent devant vous a soutenu cette réforme alors qu'il était membre d'un groupe dont les parlementaires ont vu leurs permanences dégradées, qui étaient insultés sur les réseaux sociaux, etc. Cette suspension n'a pas été facile, mais elle était le coût de la stabilité politique. Vous avez sans doute vu la réaction des marchés financiers : les taux d'intérêt français ont baissé. Les investisseurs internationaux que j'ai rencontrés se sont dits rassurés, alors même qu'ils ne sont pas nécessairement partisans de la suspension, parce que ce qu'ils attendent, c'est la stabilité. Tous souhaitent que la France ait un budget, mais aussi qu'elle poursuive les politiques qui, selon eux, ont permis à la France de prendre une part importante dans le développement de l'Europe.

Si nous ne devons pas céder à la fatalité, il est vrai que la discussion est difficile, à l'Assemblée comme au Sénat. Cependant, elle va, je l'espère, nous amener à la dixième haie de cette course. Le budget, s'il est adopté, par construction, ne contentera personne puisqu'il sera de compromis. Seuls celles et ceux qui souhaitent que la France ait un budget en seront satisfaits - et la France en aura un.

Ensuite, il faudra continuer le travail, et même l'amplifier l'année prochaine, pour continuer à développer l'économie française. Nous en avons besoin pour les territoires, pour l'emploi, mais aussi pour assurer la pérennité de notre système social, auquel chacun ici est attaché, mais qui doit tenir compte des enjeux démographiques indéniables auxquels nous faisons face.

Il s'agit d'un budget d'effort, et non d'un écran de fumée, madame la présidente. Nous prévoyons une hausse des dépenses égale à zéro pour l'État et ses principaux opérateurs, et proposons - le Parlement en décidera - des économies dans tous les secteurs d'activité, hors défense, enseignement supérieur, recherche et régalien, ce que justifie l'environnement géopolitique, extrêmement risqué. En effet, la guerre est aux portes de l'Europe, la situation au Moyen-Orient reste extrêmement tendue, la Chine, extrêmement ambitieuse et puissante, pousse son avantage, et les États-Unis se referment.

Cela rend nos investissements dans la défense et l'innovation cruciaux. Je pense notamment au spatial, madame la présidente. Vous avez mentionné la conférence ministérielle (CMIN) de l'ESA, qui se réunira les 26 et 27 novembre. La France a l'ambition de rester une nation spatiale importante. Il est vrai que les Allemands investissent davantage que par le passé, et tant mieux, car nous nous sentions un peu seuls ! Cela signifie que l'Europe, dans son ensemble, investit davantage. Toutefois, nous ne pouvons ignorer le retour industriel, qui dépend de chaque contribution et a des répercussions sur nos territoires.

En outre, dans le cadre de France 2030, nous avons consacré un milliard d'euros au secteur, ce qui permet de créer des start-ups et de les développer. Ainsi, une start-up développe un cargo spatial qui intéresse le monde entier. Nous devons continuer à accompagner les entreprises françaises qui veulent investir l'espace.

Vous avez parlé des licornes, madame la présidente. Le Président de la République souhaitait que nous en ayons vingt-cinq en 2025 : nous en avons trente, non seulement dans le secteur numérique, mais aussi dans l'industrie. Il faut en être fier.

Vous avez parlé des start-ups : pas moins de 2 500 d'entre elles agissent dans le domaine de la deep tech, c'est-à-dire dans l'industrie et qu'elles créent des produits, de l'emploi et de l'innovation. Alors que nous avons tendance à battre notre coulpe, reconnaissons que nous avons en France des entrepreneurs prêts à conquérir le monde et gardons-le à l'esprit dans le cadre des discussions budgétaires.

En effet, à l'Assemblée nationale, certains amendements, votés par une majorité, sont acceptables et d'autres, sans que je les soutienne, sont compréhensibles. Mais d'autres encore sont tout bonnement inacceptables. Résoudre nos problèmes en taxant le monde entier est tout simplement inconventionnel, inconstitutionnel et pourrait se retourner contre nous, puisque l'État devrait rembourser les personnes concernées si de telles dispositions devaient être adoptées, puis censurées, comme cela est déjà arrivé...

Ma boussole est de garantir les grands équilibres du budget. Il faut réduire les dépenses et éviter de trop taxer, voire diminuer certains prélèvements, comme la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), intégralement compensée depuis des années auprès des collectivités locales. Et il faut tendre vers un déficit public inférieur à 3 % du PIB en 2029, tout en préservant la croissance. À l'inverse, créer 50 milliards d'euros de dépenses et 50 milliards d'euros d'impôts n'affecterait pas le déficit et asphyxierait la croissance française.

Ma feuille de route comporte quatre priorités stratégiques.

La première est de contribuer à doter la France d'un budget pour 2026.

La deuxième est de protéger nos concitoyens et nos entreprises face aux déséquilibres mondiaux. La mondialisation que nous connaissons n'est plus celle d'hier. Le libre-échange n'est pas une religion, même si certains, comme Thomas Piketty, nous qualifient parfois d'idéologues. Le libre-échange est un ensemble de règles économiques qui ne fonctionnent que si tout le monde les suit. Mais les Européens ne peuvent pas être les derniers à suivre le modèle du début des années 2000. Nous avons donc une mission importante de protection et d'adaptation des règles du commerce international à la nouvelle situation géopolitique.

Ainsi, en Europe, des mesures comme la clause de sauvegarde sur l'acier, les droits de douane que nous avons mis en place il y a un an sur l'automobile, ou encore l'attribution du bonus automobile aux véhicules fabriqués en Europe, si elles ne sont pas tout à fait en phase avec l'idéologie du passé, permettent de protéger l'industrie européenne face aux attaques chinoises, principalement, mais aussi américaines.

Nous avons beaucoup parlé de Shein et des autres plateformes capables de changer de collection tous les jours et de vendre des produits à des prix défiant littéralement toute concurrence. Or nous avons changé de dimension depuis quelques jours, une plateforme ayant clairement dépassé les bornes. Le Premier ministre nous a demandé de prendre des décisions très fermes, dans le respect de la loi que vous avez votée. Nous allons plaider pour la préférence européenne dans les marchés publics, comme cela a eu lieu, dans le cadre du soutien à l'Ukraine pour quelques secteurs importants : les éoliennes, les batteries, les pompes à chaleur et l'hydrogène. Nous souhaitons désormais la généraliser.

Concernant l'objectif de ne vendre que des véhicules électriques en 2035, nous sommes prêts à intégrer un peu de la flexibilité demandée par certains partenaires européens, mais à condition que cela profite aux producteurs européens.

La présidence française du G7 commencera au début de l'année prochaine. Dans ce cadre, le Président de la République m'a demandé de traiter des sujets économiques et financiers pour défendre les intérêts de l'Union européenne et lutter contre les déséquilibres énormes qui existent entre les trois grands blocs que sont les États-Unis, la Chine et l'Union européenne. La première étape est de reconnaître ces déséquilibres, même si l'un des blocs, situé à l'est, considère qu'il n'y a pas de problème.

Ma troisième priorité est de renforcer notre souveraineté et notre attractivité industrielles, technologiques et numériques.

Ainsi, la différence entre les usines qui ont fermé et celles qui ont ouvert ou vu leur capacité de production s'accroître approche les 500. C'est bien, comparé aux années précédentes, mais cela reste insuffisant, d'autant que ce mouvement ralentit du fait des incertitudes politiques et économiques. Il faut donc utiliser à fond nos investissements dans la défense, dont nous souhaitons qu'ils fassent également l'objet de la priorité européenne. Comme vous le savez, nous achetons beaucoup français, alors que nos partenaires européens, eux, achètent trop américain. Or, si les Américains font de très bonnes choses, nous aussi, tout comme les Allemands et les Italiens. La base industrielle et technologique de défense (BITD) est donc une priorité absolue. J'échange régulièrement avec Mme la ministre Vautrin pour qu'au-delà de cet écosystème puissant de grandes, de moyennes et de petites entreprises, d'autres sociétés profitent aussi de ces investissements importants. Ce ne sont ni les dividendes de la paix ni les dividendes de la guerre, car si nous ne sommes pas en guerre, nous ne sommes plus tout à fait en paix. Nous devons cependant tirer les dividendes de ces investissements massifs dans notre souveraineté.

La souveraineté, ce n'est pas le repli. Nous avons des filières exportatrices exceptionnelles : l'aéronautique, le vin, le luxe, les technologies environnementales, etc. Nous devons continuer à investir dans ces secteurs, mais aussi rester ouverts à l'importation, sans naïveté, afin de continuer à exporter. Il faut simplifier, investir, accompagner les entreprises à l'export et défendre nos appellations.

Enfin, la quatrième priorité est de construire notre souveraineté énergétique de demain.

L'énergie, c'est le nerf de la guerre. Sans un grand volume d'énergie bon marché et décarbonée, nous n'arriverons à rien. Nous ne pourrons pas concurrencer les pays émergents sur l'industrie à l'ancienne ; nous devons donc investir dans la décarbonation et dans les industries vertes de demain. Pour cela, une grande production d'énergie nucléaire et renouvelable doit s'accompagner d'infrastructures.

J'entends vos interrogations sur la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Je vous dis, solennellement, que nous allons avancer, avec vous et avec les députés, malgré la complexité des débats à l'Assemblée nationale sur ce sujet. Votre proposition de loi, monsieur le sénateur Gremillet, a été déformée par l'Assemblée. Je reviendrai vers vous prochainement et je m'engage à tenir compte de vos avancées.

La finalité est de faire de la décarbonation de l'industrie traditionnelle un levier de réarmement industriel. Nous en avons besoin, comme nous avons besoin de développer les nouvelles industries. Ainsi, les ouvertures et agrandissements d'usines que j'évoquais tout à l'heure concernent essentiellement l'industrie verte. Je suis persuadé que nous pouvons faire de l'écologie un modèle industriel et de l'industrie un modèle écologique. Il faut arrêter d'opposer les uns aux autres. Nous devons travailler tous ensemble pour que l'Europe soit le premier continent décarboné, non pas au travers de la décroissance, de la contrainte ou de la norme, mais bien par un développement et un modèle ambitieux.

Les défis sont considérables, mais je suis persuadé qu'avec vous, nous pouvons trouver des consensus. Nous ne serons pas toujours d'accord sur tout, mais nous pouvons nous retrouver sur la volonté commune de faire de la France et de l'Europe une grande nation et un grand continent industriel.

Pour ce faire, je m'appuierai sur les piliers de mon ministère, dont le numérique et l'intelligence artificielle, essentiels pour assurer notre compétitivité et notre productivité, tout en maintenant notre modèle social. C'est aussi ce qui nous permettra d'être plus efficaces, y compris dans la production énergétique. Je serai à vos côtés et j'espère que vous serez aux miens, pour qu'ensemble nous fassions de la France une grande nation industrielle, souveraine et conquérante.

M. Daniel Gremillet, rapporteur pour avis sur la mission « Écologie, développement et mobilité durables » (volet Énergie). - Le Gouvernement a mis fin au bonus écologique pour l'achat d'un véhicule propre, aide désormais financée par les certificats d'économies d'énergie (CEE). Ne craignez-vous pas que la hausse des obligations d'économies d'énergie imposée aux fournisseurs n'entraîne, dès 2026, une hausse significative des factures ?

Par ailleurs, dans le cadre de la réforme liée à la fin de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), le Gouvernement propose de désigner Réseau de transport d'électricité (RTE) comme affectataire du versement nucléaire universel (VNU), taxe dont le produit est ensuite reversé aux fournisseurs d'électricité pour compenser la minoration du prix appliqué aux consommateurs. Ces derniers seront incités à déplacer leurs consommations des mois de forte tension vers les mois de plus faible tension. En pratique, comment les entreprises pourront-elles déplacer leur production et les particuliers leur consommation de l'hiver vers l'été ? Il serait terrible d'inciter ces derniers à chauffer leur piscine plutôt que leur logement...

M. Christian Redon-Sarrazy, rapporteur pour avis sur la mission « Économie ». - Notre présidente a pris l'exemple du secteur spatial afin de vous interroger sur le risque d'un déclassement brutal de la France, susceptible d'entraîner des milliers de suppressions d'emplois. Je voudrais élargir cette question à toute l'industrie.

En effet, pour la première fois, le projet de loi de finances descend sous le seuil symbolique du milliard d'euros, avec seulement 941 millions d'euros en crédits de paiement (CP) à destination de l'action n° 23 « Industrie et services », qui regroupe des crédits d'intervention pour l'industrie. C'est un très mauvais signal adressé à notre économie.

Vous êtes chargé de la souveraineté industrielle. Mais laquelle entendez-vous défendre exactement ? S'il s'agit de la souveraineté européenne, nous savons ici que l'Union européenne ne sait protéger ni notre agriculture ni notre industrie. S'il s'agit de la souveraineté nationale, les montants que je viens d'évoquer devraient nous plonger dans un abîme de perplexité.

Pour conclure, monsieur le ministre, comment, sans moyens, notre industrie peut-elle survivre dans une économie ouverte, globalisée, mais aussi de plus en plus asymétrique ? Je rappelle que sous la menace américaine de droits de douane, l'Union européenne a conclu le 28 juillet 2025 avec les États-Unis un accord commercial qui nous conduira à ouvrir encore davantage nos marchés.

Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis sur le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État ». - Les documents budgétaires prévoient pour 2026 et pour les années suivantes une normalisation du compte d'affectation spéciale (CAS), appelé à être de moins en moins sous perfusion du budget général de l'État. Dans le même temps, les produits des cessions d'actifs ne sont plus fléchés vers le désendettement, ce qui est heureux, car ce sont les efforts structurels qui permettront de réduire la dette. En outre, dans un environnement géopolitique et économique de plus en plus incertain, la prise de participation directe de l'État dans des entreprises stratégiques, notamment de la défense ou du numérique, est une indiscutable garantie qu'elles ne seront pas captées par des acteurs extra-européens.

Quelle est la doctrine d'intervention de l'État en matière d'industries de base, en particulier la chimie et la sidérurgie, dont le maintien en France conditionne la survie de pans entiers de l'industrie française ? Je rappelle l'importance, pour ces entreprises très consommatrices, du coût de l'énergie, et vous rappelle votre déplacement à Saint-Jean-de-Maurienne, pour signer le renouvellement du contrat de Trimet Aluminium avec EDF. Cependant, d'autres attendent toujours : Ferroglobe, MSSA Métaux spéciaux, Tokai Cobex Savoie, Ugitech, rien que pour la Savoie.

Ensuite, à l'heure où l'on parle de plus en plus de souveraineté européenne, notamment en matière de défense, cela a-t-il encore un sens d'intervenir en ordre dispersé, plutôt qu'au niveau européen, a fortiori lorsque nos moyens sont de plus en plus contraints ?

M. Roland Lescure, ministre. - Monsieur Gremillet, le bonus existe encore, comme vous le précisez dans votre question. Cependant, il est désormais recentré sur les véhicules - à une exception près - fabriqués en Europe. Ainsi, la part de marché des véhicules électriques chinois est passée de plus de 60 % à moins de 20 %, et 80 % des véhicules électriques achetés en France sont fabriqués en Europe. Le plus vendu de ces véhicules est la Renault 5, fabriquée à Douai.

En revanche, nous en avons pérennisé le financement, avec le recours aux CEE. En effet, les financements budgétaires vont et viennent, tandis que les CEE resteront. Il s'agit d'un bon outil. Cela étant, vous avez raison : en faisant trop payer des entreprises qui distribuent de l'énergie carbonée, la facture finale pourrait augmenter. Nous sommes donc particulièrement vigilants quant au risque que pose la hausse de 25 % du niveau d'obligation. Il existe aussi de nouveaux gisements de CEE, notamment dans les transports et dans l'industrie, susceptibles d'abaisser sur les prix.

Nous allons renforcer la lutte contre la fraude à la rénovation énergétique, grâce à des moyens techniques et humains supplémentaires. Notre arsenal nous permettra, je l'espère, de continuer à soutenir la transition écologique tout en évitant que ce soient les ménages ou les entreprises le plus en difficulté qui paient.

L'Arenh était critiqué par tout le monde, mais permettait tout de même à de grands industriels de bénéficier d'une énergie décarbonée à un coût raisonnable y compris dans les moments difficiles, comme pendant la guerre en Ukraine. Nous nous étions engagés auprès de la Commission européenne à changer de système, et j'avais signé avec Bruno Le Maire un accord avec EDF sur les contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), à un coût compétitif pour les grands industriels, dont un à Saint-Jean-de-Maurienne, comme vous l'avez rappelé, madame la sénatrice Berthet. Il se trouve, d'ailleurs, qu'EDF détenait une partie du capital de cette entreprise, ce qui explique peut-être l'attribution en priorité de ce CAPN.

Mais nous avons changé de monde, de volume et de dynamique, et EDF a compris qu'être détenue à 100 % par l'État supposait des efforts commerciaux pour aider notre industrie. En effet, sans industrie, pas de revenus, y compris pour EDF. Nous sommes donc dans une phase d'accélération de la signature des CAPN, dont certains sont conçus pour les petites et moyennes entreprises ou celles de taille intermédiaire. J'espère que vous l'entendez sur vos territoires. Si tel n'est pas le cas, faites-le-nous savoir.

La politique industrielle ne se réduit pas à une ligne budgétaire. Ainsi, le crédit d'impôt au titre des investissements en faveur de l'industrie verte (C3IV), peu coûteux, fonctionne. Il aide à installer, par exemple, des usines de panneaux solaires. J'espère que ce dispositif sera maintenu, voire renforcé.

La baisse de la CVAE bénéficie aux 300 000 entreprises qui y sont assujetties, essentiellement des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) industrielles. Il s'agit donc d'un choix stratégique pour soutenir l'industrie. Cependant, si nous devons continuer à « mettre le paquet » sur les industries qui vont bien - innovation, intelligence artificielle, décarbonation, etc. -, il faut aussi aider celles qui sont en difficulté. Cela fait partie de la feuille de route du ministre Sébastien Martin. Ainsi, même si nous ne pouvons sauver tout le monde, lorsque nous avons un business plan correct et un repreneur prêt à investir, nous accompagnons.

Selon notre doctrine, nous avons clairement vocation à investir, via l'Agence des participations de l'État (APE), dans trois types d'entreprises. Les premières sont les entreprises stratégiques, qui contribuent à l'indépendance et la souveraineté, dont notre grand électricien. Les deuxièmes participent à des missions de service public ou d'intérêt général. Enfin, les troisièmes sont les entreprises en difficulté soulevant un risque systémique. Ces décisions doivent s'inscrire dans une stratégie patrimoniale plus large dépassant le cadre budgétaire, qui regroupe les portefeuilles complémentaires de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), de Bpifrance et de l'APE, dont j'ai la tutelle. Le Premier ministre a souhaité engager une réflexion sur la cohérence de l'ensemble. En particulier, la participation de l'État au capital de certaines entreprises devrait conduire celles-ci à modifier leurs relations commerciales avec les fournisseurs.

Dans certains secteurs très cycliques, l'État ne doit intervenir qu'avec une main tremblante. La chimie fait face à des défis incommensurables, en particulier la concurrence déloyale et malsaine d'un certain nombre de pays. Nous devons y travailler avec l'Europe et simplifier les normes, tout en préservant la planète et la santé de nos concitoyens. Attention, toutefois, aux voeux pieux et aux demandes de nationalisation à tout-va !

M. Fabien Gay. - Nous nous connaissons depuis longtemps, monsieur le ministre. Vous appelez à la responsabilité, à trouver un compromis avec les gens raisonnables. Cependant, dans votre récit, vous avez oublié une chose : il y a un an, vous avez perdu les élections. Or je ne connais aucun pays démocratique où, lorsque l'on perd les élections, on continue la même politique !

Je suis prêt à chercher un compromis, mais que soutenez-vous ? Par exemple, M. Jean-Pierre Farandou explique que l'on va retirer la prime de Noël de 150 euros à ceux qui, touchant le RSA - 646 euros par mois -, n'ont pas d'enfants à charge. Mais ces gens-là ont, eux aussi, droit à un petit peu de bonheur en fin d'année ! Peut-être ont-ils des neveux, des nièces, des grands-parents, ou l'envie de faire un bon repas et d'offrir quelques cadeaux... Par ailleurs, je constate votre refus de taxer à hauteur de 2 % le patrimoine de 1 800 milliardaires. Ainsi, votre choix politique est de raboter de 200 millions d'euros la prime de Noël de ceux qui perçoivent 646 euros, tout en écartant l'idée de la taxe Zucman, pourtant défendue par sept prix Nobel. Où est le compromis ? Où allons-nous ?

J'en viens à ma deuxième question. Hier, j'étais à un meeting de soutien aux salariés d'ArcelorMittal. Vous avez dit qu'il n'y aurait pas de nationalisation, sujet qui sera à nouveau évoqué à l'Assemblée nationale, le 27 novembre, dans le cadre de la niche parlementaire du groupe La France insoumise. Sauf que les pratiques de ce groupe, nous les connaissons depuis Gandrange, puis Florange, tout comme les trahisons qui ont suivi.

Afin de décarboner les deux hauts fourneaux situés près de Gravelines, il faut construire une ligne à haute tension pour les relier à la centrale. Or les salariés de la centrale de Gravelines, des camarades de la CGT, m'ont dit que le projet était à l'arrêt. Il n'y aura pas de ligne à haute tension. Face à cela, le pouvoir politique ne peut fermer les yeux. Mittal ne décarbonera pas. Le laisserons-nous, d'ici à 2030, fermer encore trois hauts fourneaux ? Quelle est l'alternative à la nationalisation ? Si nous ne commençons pas la décarbonation dans les six mois, les deux hauts fourneaux ne seront jamais prêts pour 2030. Les salariés ne demandent pas la lune, ils nous exposent les faits !

M. Philippe Grosvalet. - En tant que ministre de l'industrie, vous êtes venu à Saint-Nazaire, dont vous avez constaté le dynamisme industriel, y compris de la part d'entreprises anciennes qui s'engagent dans des secteurs d'avenir et dans la transition énergétique. Tout cela est évidemment le fruit conjoint de l'action des entreprises elles-mêmes, mais aussi des acteurs locaux, collectivités et chambres consulaires notamment.

Or vous avez déjà ponctionné 100 millions d'euros, l'an dernier, sur la trésorerie des chambres de commerce et d'industrie (CCI). Dans le projet de loi de finances, il est prévu, non pas un nouveau coup de rabot, mais la quasi-décapitation d'un réseau indispensable sur nos territoires, à raison de 175 millions d'euros. Je rappelle que les CCI accompagnent les entreprises, mais définissent aussi, avec nos collectivités, des stratégies locales de très long terme.

M. Henri Cabanel. - Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? J'ai du mal à établir la corrélation entre les dépenses et les recettes...

À titre d'exemple, le 8 octobre dernier, le président de la Fédération française du bâtiment nous a démontré qu'un euro investi par l'État au travers de MaPrimeRénov' rapportait in fine deux ou trois euros de retombées économiques. Est-ce exact ? Pourquoi, en ce cas, en restreindre les critères et se limiter à 13 000 dossiers par an ?

En outre, les élus de territoire que nous sommes savent que c'est non pas l'investissement qui coûte le plus cher, mais bien le fonctionnement. Or notre pays ne compte pas moins de 1 200 agences publiques, dont le fonctionnement coûte plus de 80 milliards d'euros par an. Monsieur le ministre, savez-vous ce qu'est le Céreq ? Il s'agit du Centre d'études et de recherches sur les qualifications... Avons-nous besoin de toutes ces agences ? N'y a-t-il pas là de larges économies à réaliser ?

M. Roland Lescure, ministre. - Monsieur Fabien Gay, nous n'avons pas gagné les élections, même si pour ma part, j'ai été réélu, après avoir adressé à mes électeurs le même message qu'à vous : nous allons devoir travailler avec toutes celles et tous ceux qui souhaitent que la France avance, et dont vous faites partie, monsieur le sénateur. Cependant, votre camp n'a pas gagné non plus...

Aujourd'hui, dans tous les groupes parlementaires à l'exception de La France insoumise et du Rassemblement national, des députés ont décidé de ne pas voter la censure. Cela étant, je sais bien que le député communiste et ses collègues écologistes et socialistes qui sont dans ce cas ne sont pas d'accord avec moi sur grand-chose. Parmi les députés de la droite républicaine, et même en notre sein, il y a des désaccords profonds. Mais vous ne pouvez pas dire que vous n'avez rien obtenu et qu'il n'y a pas eu de compromis. La suspension de la réforme des retraites m'a-t-elle fait plaisir ? Non. Suis-je satisfait que le Premier ministre l'ait acceptée ? Oui, parce que c'est le prix de la stabilité politique.

J'ai défendu un amendement à l'Assemblée nationale, monsieur le sénateur, introduisant une surtaxe exceptionnelle de 2 milliards d'euros, s'ajoutant à celle de 4 milliards d'euros déjà prévue dans le projet de budget. Je ne l'ai pas fait de gaieté de coeur, mais parce que je suis convaincu que, face à des dépenses votées ou susceptibles de l'être, comme sur l'année blanche fiscale ou la forfaitisation de l'abattement fiscal sur les pensions de retraite, il fallait des recettes. J'ai fait de nombreux compromis. Certains ont récemment remporté des victoires, même s'ils ne les revendiquent peut-être pas suffisamment. Mais je ne peux pas vous laisser dire que nous n'avons rien fait.

Quant à la taxe Zucman, ce n'était pas un compromis, mais une proposition à prendre ou à laisser. Parmi les sept prix Nobel qui soutiennent cette proposition, pas un ne paie ses impôts en France, contrairement à Philippe Aghion.

M. Philippe Grosvalet. - Ce n'est pas un argument !

M. Yannick Jadot. - Esther Duflo paye ses impôts en France !

M. Roland Lescure, ministre. - En tout cas, elle enseigne aux États-Unis... Si un impôt sur les grandes fortunes touche l'outil de production, ce dernier sera déplacé ailleurs. Je pense, par exemple, à une entreprise de taille intermédiaire dans l'agroalimentaire, détenue par une famille de génération en génération et dont les dirigeants, sans doute, gagnent bien leur vie. Ces gens-là ont du capital, qui dépasse sans doute les 300 millions d'euros, soit le seuil proposé par Gabriel Zucman. Ainsi, les parts d'entreprise qu'ils devront vendre pour payer la taxe Zucman pourraient aller à l'État, selon l'hypothèse de son instigateur ; mais ce n'est pas le rôle de l'État que de prendre 2 % de l'ensemble du capital des entreprises de taille intermédiaire. L'autre option serait de les vendre à l'international.

J'entends la demande de justice fiscale, mais à ce jour, l'Assemblée nationale a voté pour 5 milliards d'euros d'impôts supplémentaires à destination des plus aisés. Ces « riches » sont ainsi passablement « chargés ». 'Mais telle n'est pas la proposition de M. Zucman. Quoi qu'il en soit, il faut préserver notre modèle social, fondé sur la prospérité et sur la solidarité nationale. Attention, toutefois, à ne pas casser l'outil.

Je suis toujours le dossier d'ArcelorMittal, avec qui nous menons une négociation difficile. Toujours est-il que ce grand champion industriel mondial sait faire tourner des aciéries. Toutefois, la problématique de la subvention de la décarbonation ne se pose pas qu'en France, comme le montre l'exemple de ThyssenKrupp. Nous avons accepté de subventionner la décarbonation à hauteur de 900 millions d'euros. En effet, si nous ne sommes pas capables de fournir de l'énergie décarbonée abondante et peu chère, ils partiront. En revanche, sur la ligne à haute tension, je n'ai pas de réponse. Je vais m'assurer que cette ligne importante figure bien dans le plan de développement de RTE.

J'en arrive à la clause de sauvegarde. La Commission européenne doit tenir son engagement de septembre dernier, afin de protéger les aciéries européennes contre la concurrence déloyale venue d'Asie ; je suis persuadé que nous pouvons y arriver. Des centaines de salariés travaillent chez ArcelorMittal, dans un bassin industriel en pleine renaissance. Nous continuerons à y investir.

Nous avons visité ensemble les chantiers navals de Loire-Atlantique, monsieur le sénateur Grosvalet : ils doivent continuer à se développer, conformément au message formulé il y a quelques jours par le Président de la République, lors des dernières Assises de l'économie de la mer.

Je ne vais pas vous dire que la situation des CCI est facile. Je rencontrerai, demain, les présidents de CCI France et de CMA France, pour les chambres de métiers et de l'artisanat. J'entends la nécessité de baisser les dépenses et tout le monde devra faire des efforts.

Je reconnais volontiers que nous devons travailler sur les agences et lirai en détail le rapport de Christine Lavarde, écrit au nom de la commission d'enquête sur les missions des agences, opérateurs et organismes consultatifs de l'État. On ne peut pas dire, cependant, que ces dernières doivent faire encore plus d'efforts, tout en en dispensant les CCI et les CMA. Peut-être certaines agences peuvent-elles se rapprocher dans des territoires, ou développer des activités commerciales ? Mais face au mur, tout le monde doit se retrousser les manches.

Sur MaPrimeRénov', nous avons reçu des plaintes quant à son caractère, parfois, d'« open bar ». Nous avons donc, l'été dernier, recentré le dispositif.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Entretemps, vous avez retiré l'isolation par les murs et les chaudières.

M. Roland Lescure, ministre. - Nous avons recentré ce dispositif pour qu'il soit plus efficace, puisque nous parlons d'argent public. Nous allons concentrer les efforts contre la fraude, et nous avons pérennisé le financement de la prime grâce aux CEE.

Si je suis convaincu de l'utilité de ce dispositif, il faut qu'il soit efficace économiquement et sur le plan environnemental. In fine, il nous faut des maisons bien isolées émettant peu de gaz à effet de serre. En effet, c'est dans le bâtiment que le coût de la tonne de carbone évitée est le plus élevé. La moindre des choses est donc de nous assurer de l'efficacité de ces dépenses.

Mme Antoinette Guhl. - Duralex, La Meusienne, Bergère de France, Scop-TI : voilà quatre entreprises qui ont été rachetées par leurs salariés pour éviter, tout simplement, leur fermeture. Duralex a réalisé, pas plus tard qu'hier, une levée de fonds importante auprès des Français, dans une forme de plébiscite. Monsieur le ministre, que comptez-vous faire pour faciliter la reprise d'entreprises par les salariés ? Quels outils Bpifrance peut-elle mettre à leur disposition ?

Sur la lutte contre la fraude, nous avons vu le rôle important de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), par exemple dans l'affaire Nestlé Waters. De quels moyens la doterez-vous pour qu'elle continue à réaliser pleinement ses missions, alors que les modes de commercialisation sont très changeants ?

Enfin, quels sont les secteurs prioritaires d'industrialisation et de réindustrialisation ? Quels outils créez-vous au service de votre politique industrielle, que j'avoue pour l'instant ne pas percevoir ?

Mme Marie-Lise Housseau. - Je voudrais vous parler des plateformes de commerce en ligne, notamment chinoises, comme Shein, Temu et Joybuy, qui comptent 600 millions de clients. Désormais, elles s'attaquent aux marchés physiques, comme le BHV, et passent des accords avec La Poste. Le résultat : des milliers de références qui ne respectent pas la législation et des prix bradés qui tuent tous les commerces.

Comment lutterez-vous contre ce pillage en règle de notre tissu économique ? La taxe de 2 euros sur les petits colis, inscrite dans le projet de loi de finances pour 2026, sera-t-elle suffisante, d'autant que la Commission européenne se montre très critique et suggère d'attendre l'harmonisation en 2028 ? Cela, alors même que Donald Trump multiplie les taxes douanières dissuasives contre les produits chinois, renvoyant ceux-ci vers l'Europe. Aurons-nous le remède avant que le malade ne soit mort ?

M. Patrick Chaize. - Je souhaite notamment vous interroger sur le numérique.

Qu'en est-il de l'équilibre économique des réseaux d'initiative publique (RIP), qui pose une vraie difficulté ?

Par ailleurs, quelle est votre vision pour Mayotte ? En effet, dans le projet de budget, le compte n'y est pas...

Un accord de votre ministère est attendu sur la vente d'Exaion à l'américain Mara. Je souhaite vous entendre sur ce sujet, qui soulève une problématique de souveraineté.

Les conséquences du projet de loi sur les missions de service public et d'aménagement du territoire de La Poste risquent de créer une réelle difficulté de fonctionnement pour les agences postales communales. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, qu'allez-vous faire du projet de loi de simplification de la vie économique ?

- Présidence de M. Daniel Gremillet, vice-président -

M. Roland Lescure, ministre. - Les sociétés coopératives participatives (Scop) sont une très bonne chose. Je suis favorable à la reprise d'entreprises en difficulté dans le cadre d'un plan d'affaires favorable, surtout si, de surcroît, les salariés peuvent en bénéficier. Je le suis tellement que c'est moi qui ai autorisé le soutien du fonds de développement économique et social (FDES) pour la reprise de Duralex. Je suis donc très heureux que cette entreprise aille mieux, même si l'on ne peut pas encore dire qu'elle va bien. Elle a pu réaliser une augmentation de capital de 5 millions d'euros en quelques heures, au lieu de trois semaines, et nous avons accordé un prêt de 750 000 euros au titre du FDES.

La Scop est un levier de reprise, un modèle que nous soutenons. Le commissariat général aux Scop est très présent et Bpifrance aide à la reprise par les salariés. En outre, nous avons créé des exonérations de plus-value pour la cession par le chef d'entreprise aux salariés et les chambres de commerce et d'industrie assurent un accompagnement. Je suis également très favorable à l'actionnariat salarié.

Sur la répression des fraudes, je transmets votre question à Serge Papin, ministre de plein exercice chargé des questions de consommation et de pouvoir d'achat.

Les secteurs stratégiques prioritaires sont nombreux et comprennent, entre autres, le spatial et l'aéronautique. Le Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac) permet de financer la recherche dans le domaine. N'oublions pas le secteur ferroviaire, avec un champion mondial, Alstom, et celui des médicaments, notamment critiques. J'avais beaucoup travaillé à la relocalisation de la production de ces derniers dans le cadre de mes précédentes fonctions et j'ai demandé à Sébastien Martin de continuer à le faire, car la crise du covid a révélé à quel point notre souveraineté était mise à mal.

En fait également partie le secteur énergétique, notamment le nucléaire, l'éolien en mer, les batteries, les pompes à chaleur et les panneaux solaires, éléments très importants de notre souveraineté énergétique future, tout comme le nouveau nucléaire. Des gigafactories de panneaux photovoltaïques sont en cours de construction et un écosystème exemplaire des batteries se développe dans les Hauts-de-France. Il en va de même pour la production de pompes à chaleur, qu'il faut continuer à soutenir.

Madame la sénatrice Housseau, nous n'avons pas de formule magique pour interdire les plateformes de commerce en ligne, d'autant que, paradoxalement, ce dernier fait aussi vivre les territoires au travers de plateformes locales. Il n'en reste pas moins vrai que, face à ces géants capables de changer de collection tous les jours et de proposer des produits à des prix tuant toute concurrence, nous devons agir et ce, comme vous l'avez dit, au niveau européen. Le Premier ministre nous a demandé, à Anne Le Hénanff et à moi-même, d'écrire aujourd'hui à la Commission européenne sur ce point.

Cela arrive maintenant parce que, à deux reprises, en quarante-huit heures, une plateforme a enfreint la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dans ses dispositions sur la vente ou la promotion de contenus à caractère terroriste, pédopornographique ou liés au narcotrafic, avec une obligation absolue de retirer les contenus en vingt-quatre heures. Concernant les armes, une autre législation prévoit un délai de quarante-huit heures.

Compte tenu de ces deux délits, le Premier ministre a décidé d'entamer la procédure de suspension, mais celle-ci ne s'improvise pas. Je reçois les fournisseurs d'accès demain, mais, si nous voulons traiter ce sujet de manière durable, nous devons le faire au niveau européen. Afin de renchérir les coûts pour ces plateformes, nous allons, je l'espère, adopter la taxe de 2 euros par colis. Mais nous ne pourrons pas faire plus ; en effet, si nous taxons chaque colis Shein à hauteur de 20 euros, ils passeront par Munich, Francfort, Milan ou ailleurs. Or nous voulons que La Poste continue à gagner de l'argent sur ces colis, afin de ne pas affaiblir son modèle économique.

À celles et ceux qui, lors de son audition du 21 octobre dernier, ont bousculé la patronne de La Poste sur son accord avec Temu, je dis de ne pas tirer sur le postier. Les colis qu'il livre contribuent au chiffre d'affaires de La Poste, ce qui est bienvenu alors que d'autres activités sont en profonde décroissance. En outre, si ce n'est pas lui qui le fait, d'autres s'en occuperont. Il faut donc bien agir à Bruxelles, où nous aurons de forts arguments à présenter compte tenu des évènements de ces derniers jours.

Monsieur Chaize, j'imagine que votre question portait sur le développement de la fibre optique à Mayotte ; je n'ai pas de réponse précise à vous fournir et je vous propose de nous rencontrer pour évoquer ce sujet.

J'en viens à votre question sur Exaion. Il s'agit non pas d'une vente, mais d'une prise de participation envisagée par un acteur américain sur des activités certes importantes, mais non critiques. L'opération porte sur 0,1 % de la capacité de calcul française. Nous ne sommes pas en train de construire les réacteurs nucléaires de demain avec une entreprise que nous vendrions aux Américains. D'aucuns à l'Assemblée nationale ont donné l'impression que nous bradions toutes les technologies françaises. Ce n'est pas le cas : EDF resterait actionnaire de l'entreprise.

Les activités de service public de La Poste décroissent. Le courrier diminue, la livraison des journaux coûte une fortune à l'entreprise, alors même que l'État en compense une bonne partie. La Poste est à peu près parvenue à l'équilibre sur ses activités commerciales, pour lesquelles la concurrence est importante. En tant que parlementaires, vous êtes évidemment très sensibles à la mission d'aménagement du territoire assumée par La Poste. Mais tout le monde doit faire des efforts dans le contexte financier actuel.

L'examen du projet de loi de simplification de la vie économique a été de plus en plus complexe au fil du temps. Nous ne connaissons pas la date de la commission mixte paritaire. Lorsque Bruno Le Maire a présenté ce texte - j'étais à ses côtés à l'époque -, nous envisagions de bâtir la cathédrale de la simplification. Mais la dissolution est passée par là... La version adoptée par l'Assemblée nationale n'est pas la meilleure base de discussion : certaines dispositions sont intéressantes, tandis que d'autres sont très disparates. Nous devons veiller à ce que le projet de loi réponde bien à l'objectif qui lui a été fixé et ne complexifie pas les choses.

M. Yves Bleunven. - Votre discours est clair : nous devons faire montre de responsabilité collective pour affirmer notre souveraineté industrielle.

Je souhaite attirer votre attention sur les conséquences de l'entrée en vigueur du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) le 1er janvier prochain. Si je suis en phase avec le concept à l'origine de ce dispositif, qui vise à ne pas pénaliser les entreprises européennes face à des importations aux conséquences néfastes sur les émissions de carbone, les choses se sont dégradées lors de l'application du principe.

Il faut rappeler le contexte. Notre économie est très résiliente, puisqu'elle a surmonté le covid, la guerre en Ukraine et la flambée des prix de l'énergie. Il lui est plus difficile de surmonter l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, source de grands désordres dans l'ordre économique mondial. Nous peinons à adapter nos codes douaniers à la hauteur de la déstabilisation que connaissent les flux économiques.

C'est dans ce contexte que le MACF s'appliquera à des produits simples, tels que l'acier, l'aluminium, les engrais, l'hydrogène ou l'électricité, et qui comptent pour la moitié de nos émissions de carbone.

Nous nous dirigeons tout droit vers une catastrophe monumentale. En un an, trois usines d'engrais ont fermé dans le Grand Ouest. Alors que nous dépendons désormais de l'étranger pour nos approvisionnements, nous sommes sur le point de doubler, voire de tripler, la valeur des produits à cause du MACF. C'est complètement absurde : nous allons affaiblir notre agriculture à vitesse grand V !

Nous disposons dans notre pays de véritables pépites dans le secteur de la métallurgie, avec de véritables savoir-faire. Je pense notamment à l'entreprise Ferotec, située en Bretagne, qui achète de l'acier chinois pour fabriquer des unités destinées aux usines fabriquant des granulés. Celle-ci paie des taxes lorsqu'elle achète l'acier, alors que les produits élaborés en Chine n'y sont pas soumis. Si vous ajoutez à cela un MACF au taux de 15 %, on ramassera l'entreprise à la petite cuillère dans un an !

Je ne crois guère à un report du dispositif, à deux mois de son entrée en vigueur. En tant que ministre de la souveraineté industrielle, quel dispositif envisagez-vous de mettre en place dans le prochain projet de loi de finances pour éviter que ces entreprises ne meurent ?

M. Daniel Fargeot. - L'article 22 du projet de loi de finances instaure la taxe sur les petits colis livrés depuis l'étranger. Ce dispositif vise à envoyer un signal-prix face aux dérives environnementales et au dumping des plateformes de commerce en ligne étrangères, qui se traduisent par un afflux de biens importés hors de l'Union européenne, notamment d'Asie. Pour la France, cela représente plus de 800 millions de colis. Si ce dispositif répond à un objectif partagé, sa rédaction actuelle soulève des obstacles qui risquent d'en détourner le sens. Trois angles morts menacent son efficacité.

D'abord, qui est le redevable effectif ? Le texte désigne le transporteur - La Poste, FedEx, entre autres -, qui n'a aucun lien contractuel avec l'acheteur final. Le recouvrement ex- post est illusoire et créerait des créances irrecouvrables de plus de 10 millions d'euros par an pour les seuls expressistes implantés à Roissy, qui emploient des milliers de salariés.

Ensuite, comment appréhendez-vous le détournement de trafic ? La Chine, par exemple, passera par l'Allemagne - et DHL - et non par la France, ce qui n'apportera aucun bénéfice, ni pour l'environnement, ni pour nos douanes, ni pour nos opérateurs français. Comment limiter clairement la taxe aux entreprises en B2C (business to consumer) lorsque la frontière opérationnelle avec le B2B (business to business) reste floue ?

Enfin, le partenariat entre Temu et La Poste entrera-t-il pleinement dans le champ de la taxe ou constitue-t-il une faille du dispositif ?

En résumé, comment garantir une mise en oeuvre réelle pour éviter qu'une bonne idée ne devienne un dispositif marketing qui resterait dans son emballage ou, pis, qui fragiliserait une filière en France ? Il s'agit d'emplois : vous aurez compris que je défends les expressistes face à ces angles morts.

Mme Amel Gacquerre. - J'aimerais revenir sur l'enjeu de la souveraineté industrielle, et plus précisément sur notre industrie locale et nos petites et moyennes entreprises (PME), qui constituent l'ossature des filières clés que nous voulons défendre : la chimie, l'automobile, l'agroalimentaire ou encore les matériaux. Sans ce tissu industriel local, sans ces fleurons, notre industrie ne serait pas ce qu'elle est.

Ces PME sont les plus exposées aux prix de l'énergie, aux ruptures d'approvisionnement, au déficit d'investissement et aux difficultés de recrutement, sans oublier les lourdeurs administratives et réglementaires inégalées auxquelles elles font face. Tout cela a un coût.

Dans le projet de loi de finances pour 2026, quels dispositifs sont prévus pour renforcer l'amont des chaînes de valeur, pour financer la modernisation des PME et leur transition énergétique et écologique ? Celles-ci souhaitent s'y engager, mais n'en ont pas les moyens aujourd'hui. Il y va de la survie de ces entreprises locales ; sans cela, nous ferions face à la perte irréversible de compétences et de savoir-faire. Lorsque la filière du nucléaire a été relancée, nous avons manqué de compétences.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Ma question portait sur les petits colis ; M. Fargeot m'a devancée. J'attends votre réponse, monsieur le ministre, avant d'intervenir.

M. Daniel Salmon. - J'ai reçu de nombreux acteurs de l'insertion par l'activité économique (IAE) de mon département : tous s'alarment d'une baisse de 200 millions d'euros des crédits du programme 102 « Accès et retour à l'emploi ». C'est catastrophique, tant l'utilité sociale de ces acteurs est reconnue.

De nombreuses personnes éloignées de l'emploi ont absolument besoin de ces activités pour se réinsérer. J'espère que ces crédits pourront être rétablis.

M. Roland Lescure, ministre. - Monsieur Bleunven, le MACF est une bonne idée. Nous devons toutefois veiller à ce que celle-ci ne se transforme pas en cauchemar si le dispositif était mal calibré.

Le MACF vise à taxer à l'entrée les produits fabriqués hors d'Europe de manière plus polluante, pour tenir compte de leurs émissions de carbone. Mais nous ne sommes pas en mesure de tout intégrer, voilà la difficulté. Nous avons commencé par intégrer les produits de base, mais nous nous battons pour élargir le champ d'application du mécanisme. L'exemple que vous avez cité, sur les produits de l'aval, est pertinent : un produit semi-fini fabriqué en Chine et exporté en Europe ne sera pas soumis à la MACF ; en revanche, un produit fabriqué en Europe à partir d'une matière brute importée de Chine le sera, lui. D'où une distorsion de concurrence. Nous faisons pression sur la Commission européenne pour que celle-ci élargisse le mécanisme à d'autres secteurs ; nous attendons également des propositions de sa part sur certains produits de l'aval.

Pour certains secteurs comme la chimie, nous avons prévu des mécanismes de lissage afin d'éviter un « coup de bambou » dès le 1er janvier. Notre objectif est d'éviter les fuites de carbone. Si votre entreprise importe des produits soumis à un MACF cher et exporte, elle sera doublement taxée, ce qui pose des enjeux de compétitivité.

Un autre débat porte sur le calcul de la contribution carbone. Si une usine chinoise est située près d'un barrage produisant de l'hydroélectricité, ses responsables diront qu'elle ne pollue pas. Or la Chine émet globalement beaucoup plus de gaz à effet de serre que nous. Nous nous battons donc pour que l'on intègre les émissions du pays d'origine, et non pas seulement celles du barrage, lequel risque d'être utilisé plusieurs fois dans les déclarations de taxes.

Les sujets de l'aval, de l'exportation et de la mesure de la contribution carbone sont donc très importants. Nous insistons pour que la Commission fasse des propositions concrètes avant le début de l'année 2026, date à laquelle le MACF doit théoriquement entrer en vigueur.

Monsieur Fargeot, madame Renaud-Garabedian, si nous fixions le montant de la taxe sur les petits colis à 50 euros, ceux-ci transiteraient par d'autres pays. C'est pourquoi nous l'avons fixé à 2 euros. Le produit de cette taxe nous permettra de recruter des contrôleurs. Toutefois, celle-ci a vocation à être transitoire : nous souhaitons en effet entamer des négociations au niveau européen pour régler le problème avant l'échéance électorale de 2027.

Cette taxe est collectée par l'administration des douanes lors de la procédure de dédouanement ; elle n'est à la charge ni de La Poste ni du client.

M. Daniel Fargeot. - Cela ne figure pas sur l'imprimé H7.

M. Roland Lescure, ministre. - Non, la taxe n'est pas encore entrée en vigueur.

M. Daniel Fargeot. - Il faudra modifier le formulaire !

M. Vincent Louault. - Quid du principe de libre circulation des marchandises au sein de l'Union européenne ? Le colis peut transiter par l'Italie, par exemple.

M. Roland Lescure, ministre. - Vous avez raison : c'est pourquoi le montant de la taxe ne doit pas être trop élevé.

M. Daniel Fargeot. - Je vous ai préparé une petite note : c'est bien l'imprimé H6 qui fait référence, et non le H7. Il faut régulariser les choses ; il s'agit d'un simple problème technique.

M. Roland Lescure, ministre. - La technique a parfois des effets pervers que nous devons traiter...

Madame Renaud-Garabedian, ai-je répondu à votre question ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Il me semble que la taxe s'applique par catégorie d'articles, et non par colis : est-ce exact ?

M. Yannick Jadot. - Oui, c'est cela. Si le colis comporte par exemple deux tee-shirts et deux paires de chaussettes, la taxe s'élèvera à 4 euros.

M. Roland Lescure, ministre. - Je vérifierai cette information et vous tiendrai informés.

Monsieur Salmon, je ne veux pas vous donner l'impression de botter en touche, mais l'IAE relève de la compétence de mon collègue Jean-Pierre Farandou. Je lui demanderai de vous répondre.

Madame Gacquerre, nous avions déjà fait avancer les choses en matière de stratégie industrielle, mais le rapport Draghi a constitué une sorte de signal d'alarme. Le projet de loi de finances prévoit le financement du nouveau nucléaire, grâce aux contrats d'allocation de production nucléaire, les CAPN. Il prévoit aussi une baisse de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), ce qui stimulera la compétitivité des entreprises dans les territoires. J'invite aussi chacun à limiter la sorcellerie fiscale - j'ai utilisé ce terme dimanche dernier à l'Assemblée nationale. Évitons de créer des usines à gaz qui compliquent la vie des entreprises !

L'innovation est la clé de la stratégie industrielle. Un peu plus de la moitié des crédits de France 2030, qui s'élèvent à 54 milliards d'euros, a déjà été engagée. Les crédits restants seront dirigés prioritairement vers l'industrie, secteur dans lequel quelque 60 000 emplois ne sont pas pourvus. Madame la sénatrice, encouragez les jeunes filles à postuler ! Nous avons besoin de soudeurs et de techniciens.

Enfin, les règles du commerce international ont changé. Nous travaillons d'arrache-pied pour introduire la préférence européenne pour les produits européens ; j'espère que nous y parviendrons à l'occasion du prochain Conseil européen.

M. Yannick Jadot. - Les filières économiques, que vous connaissez bien, monsieur le ministre, ne supportent plus l'instabilité permanente des politiques publiques. Dominique Estrosi Sassone, Amel Gacquerre et moi-même avons reçu les représentants de la Fédération française du bâtiment : ceux-ci estiment que l'effondrement de l'investissement dans le logement a entraîné une perte de recettes fiscales s'élevant à 20 milliards d'euros, puisqu'un euro investi représente deux à trois euros de recettes.

Dans le secteur de la rénovation, tout le monde est effondré. Dans le secteur des énergies renouvelables, tout le monde est effondré. Nous avons reçu les représentants d'Engie la semaine dernière, qui nous ont dit : « Arrêtez l'instabilité ! ». Nous avons auditionné Carlos Tavares et Jean-Dominique Senard, qui nous ont dit : « Nous serons prêts en 2035 pour la voiture électrique ». Certains groupes politiques s'emparent de cette instabilité. Résultat : les industriels reculent. Descendre du train alors que la Chine a dix ans d'avance est une aberration absolue ! Monsieur le ministre, tenez ferme sur l'échéance de 2035, car nous avons besoin d'une industrie automobile compétitive. Investissez dans le logement et cessez de réduire à peau de chagrin les crédits en faveur de la rénovation énergétique.

J'en viens à Shein. Ne pourrions-nous pas anticiper sur le règlement européen relatif au travail forcé, qui ne doit entrer en vigueur qu'en 2027 ? La Chine pratique le travail forcé d'État. L'Union européenne pourrait sanctionner ces conditions de production qui s'apparentent à du semi-esclavage, notamment dans le Xinjiang.

La quasi-totalité des sénateurs et des députés est opposée à l'adoption de l'accord avec le Mercosur, si bien que le Gouvernement évoque maintenant l'adoption de clauses de sauvegarde. J'ai travaillé quinze ans sur les accords de libre-échange : ceux-ci permettent de communiquer, de rassurer, mais, en réalité, cela ne sert à rien.

Au mois de janvier dernier, à la suite d'un accord transpartisan, le Sénat avait voté en faveur de l'acquisition par l'État d'une action spécifique de TotalEnergies, qui donnerait à l'État les moyens d'agir, notamment pour conserver le siège social du groupe en France.

M. Rémi Cardon. - Alain Cadec, Annick Jacquemet et moi-même avons récemment publié un rapport d'information sur la filière automobile, formulant dix-huit recommandations.

Les discussions avancent sur l'harmonisation au niveau européen des aides à l'achat ; avez-vous des informations à nous communiquer à ce sujet ?

Se pose aussi la question, déjà soulevée, de la stabilité fiscale en France, notamment sur les aides, que ce soit pour les voitures électriques ou pour la rénovation thermique. Pour les voitures électriques, le dispositif a changé dix-sept fois en cinq ans : les consommateurs et les concessionnaires ont du mal à s'y retrouver.

Le leasing social - un outil efficace, préconisé à une époque par les socialistes et repris par Emmanuel Macron - rencontre un grand succès, avec plus de 40 000 foyers modestes qui pourront accéder à la voiture électrique. Le plafond du dispositif, fixé à 50 000 foyers, sera atteint rapidement. Il faudra plus de moyens, notamment pour l'étendre aux classes populaires et moyennes afin d'accélérer le passage vers la voiture électrique.

Pour accéder au leasing social, le plafond du revenu fiscal de référence (RFR) est fixé à 16 300 euros, soit 1 300 euros par mois, le niveau du seuil de pauvreté. Sauf si elle a des enfants, une personne payée au Smic ne peut bénéficier du dispositif. En outre, il faudrait faire un geste en faveur de nos concitoyens dont le niveau de revenus est situé légèrement au-dessus du Smic, car le coût moyen d'une voiture électrique reste élevé.

M. Jean-Jacques Michau. - Monsieur le ministre, vous n'avez pas évoqué l'hydroélectricité, qui est pourtant une énergie décarbonée et durable. Celle-ci représente 13 % de notre mix énergétique, mais son développement est entravé par un long contentieux avec l'Union européenne. La part de l'hydroélectricité progresserait de 10 % si nous parvenions à le surmonter. Daniel Gremillet, Patrick Chauvet, Fabien Gay et moi-même avons rédigé un rapport sur l'avenir des concessions hydroélectriques. Pourrons-nous travailler ensemble sur le sujet, monsieur le ministre ?

M. Bernard Buis. - L'article 5 du projet de loi de finances propose diverses suppressions et rationalisations des dépenses fiscales, notamment la suppression des avantages fiscaux des biocarburants de première génération, l'E85 et le B100. Plusieurs acteurs du secteur agricole, notamment, s'en sont émus. Pouvez-vous revenir sur les motivations qui vous ont conduit à présenter cette mesure ?

M. Roland Lescure, ministre. - Monsieur Jadot, l'instabilité réglementaire ne saurait expliquer à elle seule la crise du logement, qui a traversé une période très difficile, comme partout dans le monde. Les taux d'intérêt ont augmenté et nous avons connu de très fortes incertitudes économiques ; la France n'y a pas échappé.

M. Yannick Jadot. - L'instabilité réglementaire avait commencé avant ces phénomènes conjoncturels.

M. Roland Lescure, ministre. - Je veux bien assumer ma part de responsabilité : les règles applicables au logement ont souvent changé ces dernières années. Les gouvernements précédents n'ont pas dérogé à ces pratiques. Mais vous m'accorderez que l'environnement financier était aussi extrêmement contraint.

Les élus et les parlementaires nous faisaient état de fraudes liées à MaPrimeRénov' qu'il nous fallait traiter.

Nous nous interrogeons sur l'efficacité réelle d'un certain nombre d'aides au logement. Alors que leur montant total s'élève à plus d'un milliard d'euros, nous ne pouvons pas dire que nous ayons le secteur du logement le plus florissant et le plus décarboné au monde.

Nous avons sécurisé le fonctionnement de MaPrimeRénov' lorsque celle-ci a été relancée en septembre. Une partie des crédits de MaPrimeRénov' ne sera plus issue du budget, mais proviendra désormais des certificats d'économies d'énergie, les CEE.

Nous constatons un début de reprise pour le logement. Certes, celle-ci est encore fragile, mais quelques rayons de soleil apparaissent.

Vous avez raison, monsieur Cardon, nous ne devons pas descendre du train de l'automobile ! Il faut que les industriels disposent d'une échéance pour pouvoir s'y préparer.

Il faut reconnaître que la demande n'est pas au rendez-vous. Nous espérions que les véhicules électriques représenteraient plus de 25 % de parts de marché. Or ceux-ci représentent entre 17 et 18 % des ventes. Les constructeurs nous indiquent ne pas gagner d'argent sur les véhicules électriques, faute de volumes suffisants. Il faut donc poursuivre les politiques mentionnées, notamment le leasing social. Je ne savais pas que c'était une idée socialiste, mais tant mieux : nous prenons les idées là où elles sont bonnes.

Le leasing social est une bonne idée, à condition qu'il conserve son caractère social, justement. Nous devons aussi veiller à ce que sa montée en puissance corresponde aux capacités de production. Nous perdrions sur toute la ligne si le leasing social conduisait à importer des voitures chinoises. C'est pourquoi nous avons instauré un éco-score.

Depuis septembre, le leasing social a permis à 43 000 foyers de passer commande, pour 300 millions d'euros d'aides publiques. C'est donc une très belle opération après les 50 000 véhicules de l'année dernière.

Il faut faire feu de tout bois contre les plateformes d'e-commerce qui font n'importe quoi. Veillons toutefois à ne pas nous focaliser sur un seul acteur. Il me semble que les poupées pédopornographiques étaient accessibles à partir de quatre plateformes. Certes, nous ne disposons pas d'arme létale nous permettant d'agir rapidement en cas d'erreur, mais nous pouvons mettre un terme à la concurrence déloyale ; je suis prêt à étudier la possibilité d'utiliser des outils européens, s'ils existent.

La Commission européenne espère avancer sur le traité avec le Mercosur lors du prochain Conseil européen ; c'est un débat difficile.

Monsieur Jadot, je ne suis pas d'accord avec vous : les clauses de sauvegarde ne sont pas inutiles. Elles permettent de sauvegarder certains secteurs. Demandez à ArcelorMittal s'il ne veut pas de la clause de sauvegarde pour sauver son site de Dunkerque. Demandez aux constructeurs automobiles s'ils ne sont pas satisfaits des droits de douane que nous avons mis en place sur les véhicules importés de Chine. Si l'on ne se bat pas pour les clauses de sauvegarde, autant démissionner tout de suite : nous n'avons plus qu'à produire entre nous et ne plus commercer avec personne !

Si le traité avec le Mercosur était signé, de nombreux secteurs français en bénéficieraient, notamment le secteur agroalimentaire. Je connais bien le Canada. Je me suis fait expulser manu militari du sommet agricole de Cournon, car j'avais voté le Ceta, l'Accord économique et commercial global. Or, presque dix ans plus tard, nous avons doublé nos exportations de fromage et de vin, et nous n'avons pas un gramme de boeuf canadien dans nos assiettes.

Si le traité avec le Mercosur était voté, ce qui n'est pas encore acquis, nous devrions instaurer des clauses de sauvegarde efficaces pour protéger quelques filières - la filière bovine, celles du poulet, de l'éthanol ou du sucre. Nous devons continuer à commercer avec les autres pays du monde, tout en réexaminant nos relations avec ceux qui ne respectent plus les règles : je pense à ce grand État situé entre le Canada et les pays du Mercosur... Notre réflexion doit bien sûr porter sur les enjeux économiques et commerciaux, mais aussi sur les enjeux démocratiques. Nous devons choisir nos amis, choisir entre les pays qui croient encore à la démocratie et ceux qui n'en veulent pas ou qui n'y croient plus. Notre politique commerciale doit intégrer cette réflexion.

Monsieur Jadot, je sais que les actions spécifiques sont l'un de vos dadas ; je vous reconnais une certaine constance. Mais ce n'est pas avec les actions spécifiques que nous garderons nos entreprises cotées en France. TotalEnergies est une entreprise toujours cotée à Paris. Le groupe a envisagé une double cotation, car une grande partie de ses actionnaires est située outre-Atlantique. Je me réjouis qu'une entreprise française que l'on aime - ou pas, je sais que nous ne serons pas d'accord sur ce point, monsieur Jadot - rayonne à l'international. Malheureusement, TotalEnergies ne dispose pas suffisamment d'actionnaires français et européens. En outre, les capitaux de long terme ne sont pas suffisamment développés. Les plans d'épargne retraite (PER) constituent une première réponse ; n'y touchez que d'une main tremblante lors de l'examen du projet de loi de finances ! Cette question devra faire partie des débats qui se tiendront en 2027. La compétitivité de la place de Paris et de l'Union européenne doit être maintenue.

Monsieur Michau, nous avançons au niveau européen sur le sujet de l'hydroélectricité ; quelques détails doivent encore être réglés. J'en profite pour saluer l'action d'Olga Givernet et de Marc Ferracci. Nous devons veiller à ce que le capital des barrages hydroélectriques reste français. Faute d'avoir pu faire évoluer les concessions, nous n'avons pas investi dans les barrages, qui représentent une marge de progression importante dans nos capacités de production d'énergie bas-carbone.

M. Daniel Gremillet, président. - Notre commission a trouvé la solution, grâce à la proposition de loi portant programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l'énergie, qui pourrait être prochainement examinée par l'Assemblée nationale en deuxième lecture. Nous sommes en phase avec nos homologues de la commission des affaires économiques de la chambre basse.

M. Roland Lescure, ministre. - Nous verrons l'évolution des travaux de vos assemblées respectives.

L'Assemblée nationale a supprimé la disposition du projet de loi de finances relative à l'E85, qui aurait entraîné un surcoût de 15 centimes pour l'année 2026. L'E85 est importé à hauteur de 50 % de notre consommation. Cette niche fiscale profite donc pour moitié à des producteurs français et pour moitié à des producteurs étrangers.

Bien sûr, dès lors que l'on supprime ou que l'on modifie une niche fiscale, des personnes souffrent. Manifestement, le niveau de souffrance des personnes concernées était assez élevé, puisque l'Assemblée nationale est revenue sur ce point.

Tout en diminuant très progressivement cette niche fiscale, nous souhaitions intégrer de plus en plus d'éthanol dans le super sans plomb. Je ne suis pas certain que le bilan aurait été aussi négatif que ce qui a été présenté. Cela dit, je n'ai pas l'impression que vous rétablirez cet article.

M. Vincent Louault. - J'ai voté le Ceta.

M. Roland Lescure, ministre. - Merci !

M. Vincent Louault. - J'étais d'ailleurs l'un des seuls à le défendre au sein de cette commission.

Quand arrêterez-vous de « cramer le gasoil » pour compenser les charges de service public des énergies renouvelables ? Le projet de loi de finances prévoit 2,8 milliards d'euros supplémentaires. Le 1er août dernier, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) indiquait qu'1,2 milliard d'euros serait nécessaire.

Nous exportons actuellement 100 térawattheures d'électricité, ce qui améliore l'état de nos comptes. Je demande non pas un moratoire - ici, nous sommes plus subtils -, mais un ralentissement de la trajectoire. Lorsque je l'ai interrogée, Mme Mourlon, directrice générale de l'énergie et du climat (DGEC), m'a indiqué que la trajectoire de la programmation pluriannuelle de l'énergie ne pouvait pas être révisée puisque la concertation avait déjà eu lieu. Résultat : soit nous suivons la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) dans sa totalité, soit nous n'avons pas de PPE du tout.

Peut-on encore rectifier la trajectoire de la PPE et mettre un terme à ces compensations pour charges de service public, qui représentent une fois et demie le budget de la politique agricole commune (PAC) ? Nous ne vous avons jamais donné l'autorisation de créer une nouvelle PAC sur le dos du contribuable français !

M. Roland Lescure, ministre. - Vous évoquez des contrats passés, les contrats pour différence. Lorsque les prix de l'électricité sont élevés, ce sont les producteurs qui remboursent l'État. Quand les prix sont bas, c'est l'inverse. Ce mécanisme est utile, car il donne de la visibilité ; il convient donc de le garder. Le Premier ministre a souhaité que nous examinions les contrats passés pour vérifier l'absence d'excès. Il n'y en a peut-être pas eu, mais ce travail est en cours.

Actuellement, la demande en électricité est faible et les prix durablement bas. Voilà pourquoi l'État rembourse les producteurs. Ce dispositif fut toutefois bien utile au début de l'invasion russe en Ukraine pour alléger notre facture ; il ne faut jamais l'oublier.

Nous vous communiquerons les chiffres après nos vérifications. Je reconnais qu'il est douloureux de faire des chèques aussi élevés. C'est pourquoi nous devons examiner avec attention les futurs contrats : cela fait partie des discussions que nous devons avoir sur l'avenir de la PPE. Il nous est impossible de revenir sur la consultation préalable à la PPE, car cela nous ferait prendre non pas trois mois de retard, mais trois ans.

M. Daniel Gremillet, président. - Merci, monsieur le ministre.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 25.