Jeudi 13 novembre 2025
- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Femmes et jeux vidéo - Audition de Nicolas Vignolles, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell), et Vanessa Kaplan, déléguée générale du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV)
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Je suis très heureuse de lancer ce matin, avec cette table ronde composée de représentants des deux principaux syndicats du secteur, nos travaux consacrés à la thématique « Femmes et jeux vidéo », pour laquelle nous avons nommé trois rapporteurs transpartisans : Marie Mercier, Adel Ziane et moi-même.
Cette audition intervient à un moment symbolique : à quelques jours de la Journée internationale du jeu vidéo, célébrée chaque année le 18 novembre, et peu après la Paris Games Week, à laquelle Adel Ziane a eu la chance de participer.
Nous excusons d'ailleurs Adel Ziane qui, en tant que sénateur de la Seine-Saint-Denis, assiste à la cérémonie d'hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 au Stade de France, en présence du Président de la République.
Il nous a paru naturel de commencer nos travaux en entendant les deux syndicats représentatifs du secteur : le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell) et le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV).
Le jeu vidéo est aujourd'hui la première industrie culturelle mondiale. Alors que dans les années 2000, les femmes ne représentaient qu'environ 10 % des joueurs, elles constituent désormais près de la moitié des joueurs, réguliers ou occasionnels. Elles sont même devenues majoritaires au sein de la génération Z, les 16-30 ans, et ont donc investi rapidement un domaine qui était auparavant très majoritairement masculin.
Pourtant, la parité est encore loin d'être atteinte, que ce soit dans l'e-sport ou dans l'industrie du jeu vidéo elle-même. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : les femmes ne représentent que 20 % des effectifs du secteur. Cette proportion tombe à 6 % dans les métiers techniques et à 14 % dans les postes de direction. Elles demeurent aussi trop souvent exposées au harcèlement ou aux discriminations sexistes, qu'il s'agisse des environnements de travail, des communautés de joueurs ou de la représentation même des femmes dans les jeux.
Face à ces constats, la délégation aux droits des femmes a souhaité s'emparer de cette question essentielle qui se situe au croisement de plusieurs enjeux : la représentation, longtemps et peut-être trop souvent encore stéréotypée, des femmes dans les jeux vidéo ; la place des femmes dans l'e-sport ou dans l'industrie du jeu vidéo et, plus largement, la lutte contre le sexisme, le harcèlement et les violences dont elles peuvent être victimes.
Nous chercherons à répondre à plusieurs questions. Comment amener les éditeurs de jeux vidéo à dépasser une vision stéréotypée des femmes - voire des hommes également - et à poursuivre l'évolution engagée vers davantage de diversité ? Comment permettre aux femmes de prendre toute leur place dans la communauté des joueurs, y compris dans l'e-sport, sans craindre d'être victimes de harcèlement ou de violences sexistes et sexuelles ? Comment consolider la place des femmes dans les entreprises de jeux vidéo en leur offrant des carrières pleinement reconnues, valorisées et protégées des discriminations et du sexisme ? Afin d'étayer ces constats et de réfléchir ensemble aux leviers d'action qui pourraient être mis en oeuvre, je souhaite la bienvenue à M. Nicolas Vignolles, délégué général du Sell, et à Mme Vanessa Kaplan, déléguée générale du SNJV. Je vous remercie de votre présence parmi nous ce matin.
M. Nicolas Vignolles, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell) - Le Sell a pour philosophie de partir de l'existant pour aller vers le mieux. L'industrie du jeu vidéo pèse en France 6 milliards d'euros, ce qui représente deux fois et demie le chiffre d'affaires de la musique et du cinéma réunis, si l'on considère pour le cinéma, stricto sensu, le billet d'entrée. C'est donc de très loin la première industrie culturelle française. De manière concrète, la fabrication d'un jeu triple A ou quadruple A représente deux fois le budget d'un film hollywoodien.
Cela signifie que les entreprises du jeu vidéo touchent un très large public, notamment de jeunes, au sein de la population, qu'elle soit française ou mondiale, de sorte qu'elles portent une énorme responsabilité.
Au sein de cette industrie, l'objectif de l'égalité entre les femmes et les hommes n'est pas encore atteint.
Le Sell publie chaque année une étude sociodémographique intitulée Les Français et le jeu vidéo qui dresse la photographie de la manière dont on joue aux jeux vidéo, en s'appuyant sur un échantillon de 4 000 internautes âgés de 10 ans à 90 ans. Elle révèle, cette année, que 40 millions de Français jouent aux jeux vidéo, chiffre qui doit être nuancé par la fréquence de jeu : en effet, 30 millions de Français jouent au moins une fois par semaine, ce qui constitue une pratique régulière. De plus, 69 % des femmes disent jouer aux jeux vidéo, ce qui représente 800 000 joueuses de plus, cette année. Les joueurs sont à 51 % des hommes et à 49 % des femmes, de sorte que nous sommes quasiment à la parité dans la pratique. Enfin, dans la génération Z, les 16-30 ans, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, la proportion de filles est de 55 % contre 45 % pour les garçons.
Ces chiffres témoignent d'une évolution structurelle dans les jeux vidéo désormais construits sur des narrations qui attirent les jeunes filles. Cela signifie que les environnements de jeu - les chats, etc. -, n'ont pas dissuadé les jeunes filles d'être à 55 % des pratiquantes de jeux vidéo. Toutefois, est-ce que cela signifie qu'elles ne jouent qu'entre elles, dans des espaces sécurisés, sur certains jeux et pas sur d'autres ? Oui, en partie. Il n'en reste pas moins que ce chiffre de 55 % est une formidable lueur d'espoir pour notre industrie.
En effet, pour s'adresser à ce public majoritaire, les concepteurs de jeux vidéo développent désormais des narrations plus complexes, où interviennent des héroïnes et pas seulement des héros, et où l'hypersexualisation des personnages, aussi bien masculins que féminins, est atténuée, voire disparaît.
Il faut néanmoins prendre en compte la granularité qui caractérise l'offre de jeux. En 2024, environ 25 000 jeux vidéo sont sortis, parmi lesquels des blockbusters où figurent des personnages caricaturaux qui attirent l'attention sans pour autant effacer le reste de l'offre disponible.
Notre étude analyse aussi les jeux auxquels jouent les jeunes filles. S'il est vrai que la situation progresse, certains types de jeux les excluent encore, notamment les jeux de sport qui restent très masculins. Les jeux très collaboratifs, dits MMO (Massively multiplayer online games), posent également problème, car certaines licences ont créé, non par elles-mêmes, mais par l'environnement des joueurs qui s'en sont emparés, des univers très masculinistes. Parfois, des jeunes filles qui se connectent en indiquant qu'elles sont des femmes sont mises à l'écart ou insultées. Il reste donc des types de jeux où l'on repère où sont les hommes et où sont les femmes.
En revanche, la présence des jeunes femmes dans les jeux d'aventure et de stratégie est en nette progression, alors que ce type de jeux est au centre de notre industrie et en assure le succès. Certains jeux centraux sont désormais complètement paritaires.
La représentation des genres dans les jeux est un sujet très intéressant. Quand il s'agit dans un jeu de remettre en question la place de l'homme et de la femme, la qualité de la narration est essentielle. Il existe en France un crédit d'impôt jeu vidéo qui fonctionne sur un score culturel, afin d'encourager la qualité narrative. Ce dispositif unique au monde est suivi par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et prend en compte des critères comme la musique originale, la narration originale et la complexité des personnages. L'argent public n'est pas alloué à n'importe quel jeu vidéo français ou qui sort en France.
Le Sell, aux côtés du SNJV, développe des actions depuis des années. Nous sommes très investis sur la question de la lutte contre les violences, le harcèlement sexuel et les agissements sexistes, conformément à la politique développée par le CNC et les pouvoirs publics. Nous avons pris l'initiative de contacter le CNC pour étendre aux éditeurs de jeux vidéo la formation obligatoire exigée pour les développeurs et créateurs de jeux en tant qu'employeurs. Nous avons donc convié tous les responsables des ressources humaines des éditeurs présents en France à suivre une formation dispensée par l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et animée par des juristes de grande qualité, qui a permis de rappeler à toute l'industrie qu'il n'existait pas de « zone grise », pour reprendre l'expression consacrée, non couverte par le droit.
Des outils contraignants pour les grands éditeurs existent pour lutter contre les comportements toxiques dans les jeux vidéo. Ainsi, un code de conduite est adossé au système Pegi (Pan european game information), qui fonctionne à partir d'une classification par âge. Ce code de conduite est contraignant et assorti d'un régime de sanctions pour les éditeurs qui ne le respecteraient pas. Son article 9 dispose que les éditeurs doivent déployer des outils de modération et prévoir les moyens techniques nécessaires pour que l'environnement de jeu ne soit pas toxique. Nous rappelons constamment l'existence de cet article à nos éditeurs.
Notre industrie dépense des milliards d'euros pour développer la modération grâce à l'intelligence artificielle (IA) et bannir automatiquement des contenus, des mots ou des expressions. Les outils de modération dans le jeu vidéo sont très sophistiqués.
J'aimerais pouvoir vous convaincre, ce matin, que l'industrie du jeu vidéo, même si elle n'est pas exemplaire, est parvenue en trente ans à déployer des moyens considérables en matière de modération, alors que ce n'est pas le cas des autres acteurs du numérique - messageries privées, réseaux sociaux, etc. - qui disent souvent que ce n'est pas possible.
Par conséquent, les garçons et les filles, tant qu'ils sont dans l'univers du jeu vidéo, sont - je vous le dis très tranquillement, car j'ai deux enfants - beaucoup mieux protégés que dans les autres univers numériques. Sur des messageries comme Discord, Twitch ou même sur YouTube, le niveau de protection n'est pas le même, car les usagers sont attirés dans d'autres univers. Certes, les chats de certains jeux restent problématiques, mais ce n'est pas la majorité des cas.
Je citerai comme exemple le jeu Battlefield 6 de Electronic Arts qui fait écho à la Seconde Guerre mondiale, avec de très beaux décors. La modération s'y déploie y compris sur les chats vocaux, ce qui représente un travail de pointe, l'oral étant beaucoup plus difficile à traiter que le texte ou la photo.
Nous finançons le programme Boost ! de l'association Women in Games, que vous allez auditionner et auquel je suis très attaché. Il s'agit d'un programme de mentorat et d'accompagnement destiné à des entrepreneuses qui sont déjà cadres dans l'industrie et qui souhaitent devenir dirigeantes.
Nous soutenons également le dispositif Checkpoint qui doit se déployer dans tous les événements physiques liés au jeu vidéo. Nous prévoyons donc à chaque fois non seulement un dispositif de bienveillance générale et d'approche des jeunes femmes, mais aussi des zones, dites safe places, où elles peuvent venir signaler des faits subis, notamment de la part de leur employeur. Nous l'avons fait dans le cadre de l'EVO (Evolution championship Series), la plus grande compétition d'e-sport qui a rassemblé 5 000 personnes à Nice, il y a quelques semaines. Nous l'avons fait également lors de la Paris Games Week fin octobre.
Enfin, nous finançons la cellule d'écoute des victimes de violences sexuelles et sexistes (VSS), opérée par la mutuelle Audiens. Nous nous sommes alignés sur les standards de toutes les autres industries culturelles et créatives, car le cinéma et les autres industries avaient commencé avant nous. Désormais, le secteur du jeu vidéo est couvert par cette cellule d'écoute disponible 24 heures sur 24, que les salariées peuvent appeler.
Mme Vanessa Kaplan, déléguée générale du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) - Le Syndicat national du jeu vidéo est l'organisation professionnelle qui représente les entreprises créatrices de jeux vidéo, c'est-à-dire les studios de développement, depuis plus de quinze ans.
L'industrie du jeu vidéo est la première industrie culturelle mondiale. Elle dépasse en valeur le livre et le cinéma, avec un chiffre d'affaires estimé à 190 milliards de dollars en 2025, qui devrait atteindre 213 milliards de dollars en 2027. En Europe, la France se démarque par une place de premier plan et occupe une position singulière, grâce à un tissu d'entreprises variées allant des grandes entreprises, comme Ubisoft, qui emploie 4 000 personnes sur notre territoire, à des studios indépendants à succès, dont notamment Sandfall Interactive et son jeu Expedition 33 ou encore Sloclap et son titre Rematch.
C'est un écosystème unique en Europe. Nous recensons à peu près 1 000 entreprises en France, dont 600 studios répartis sur l'ensemble du territoire, avec une implantation significative hors de la région Île-de-France. Cela est également particulier dans les industries culturelles, puisque 55 % des entreprises du jeu vidéo ne sont pas situées en Île-de-France, mais dans des bassins importants, que ce soit en Auvergne-Rhône-Alpes, en Nouvelle-Aquitaine, dans les Hauts-de-France ou en Occitanie. De plus, ces entreprises développent tout type de jeux pour tout type de support, que ce soit le mobile, le PC ou la console.
Les entreprises du jeu vidéo emploient près de 10 000 personnes en France en emploi direct et génèrent un chiffre d'affaires de 6 milliards d'euros. La qualité des formations françaises, reconnues internationalement, les dispositifs tels que le crédit d'impôt jeux vidéo ainsi que la créativité et l'expertise technique de nos professionnels contribuent au rayonnement mondial de nos productions, et aussi au rayonnement de la France.
L'industrie française du jeu vidéo est donc compétitive, innovante et mature. Cependant, malgré la diversité et la vitalité du secteur, la question de la parité et de la place des femmes dans notre filière demeure un enjeu majeur.
Cet enjeu dépasse largement l'industrie du jeu vidéo et doit être appréhendé en amont. Je pense notamment aux formations supérieures, où les femmes ne représentent que 26 % des effectifs. L'un des leviers prioritaires réside dans la sensibilisation précoce des jeunes filles aux filières scientifiques et techniques et, de manière sous-jacente, aux métiers du jeu vidéo, et ce, dès le collège. Il nous faut donc collectivement repenser la manière dont ces filières sont présentées aux jeunes filles, afin de leur permettre de s'y projeter. Le SNJV reste à la disposition des pouvoirs publics, notamment du ministère de l'éducation nationale, pour avancer sur ce sujet.
Comme le rappelait Nicolas Vignolles, le jeu vidéo est un loisir intergénérationnel apprécié par tous, avec une pratique féminine équivalente à celle des hommes : une femme sur deux joue régulièrement. Cependant, cette représentativité ne se traduit pas à ce jour au sein des équipes de production, puisque l'on ne compte que 20 % de femmes au sein des studios. L'on recense 7,5 % de femmes dans les métiers techniques, alors que ces derniers constituent 40 % des métiers en tension dans notre secteur.
Conscients de ces défis, nous avons engagé au sein du SNJV plusieurs actions avec l'ensemble des partenaires du secteur. Parmi celles-ci figure notre coopération avec l'initiative « Tech pour toutes » : portée par Mme la Première ministre Élisabeth Borne en juin 2023, elle vise à promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes dans les métiers de la tech et du numérique. Le projet a été lancé officiellement il y a quelques jours. Nous poursuivrons notre action avec des initiatives comme la mobilisation des professionnels du jeu vidéo pour faire découvrir nos métiers aux lycéennes, la mise en avant de rôles modèles féminins du jeu vidéo - il est important de mettre en avant des jeunes femmes qui débutent leur carrière pour qu'elles puissent échanger et permettre aux lycéennes ou aux personnes intéressées de se projeter - et l'accueil des jeunes femmes du programme en stage dans les entreprises de notre filière.
Nous collaborons également avec l'association Women in Games, qui oeuvre pour la mixité dans notre industrie. Nous favorisons la visibilité de ses actions lors des principaux événements professionnels, comme les deux jours de conférence du Game Camp, un événement professionnel qui a rassemblé cette année 1 600 personnes et qui existe depuis sept ans, ou lors de la cérémonie des Pégases pour la remise des prix de notre industrie, en offrant des créneaux pour les jeux des adhérentes de l'association. Nous diffusons également auprès de l'ensemble de nos 200 entreprises adhérentes les publications créées par Women in Games, comme le guide Prévenir et reconnaître les comportements sexistes.
De plus, il est important de mentionner que l'ensemble de ceux qui adhèrent au SNJV sont tenus de signer une charte « diversité-mixité », ce qui traduit l'engagement collectif de notre filière.
Par ailleurs, depuis le 1er janvier 2022, le CNC conditionne son soutien financier à la formation obligatoire des professionnels aux violences sexistes et sexuelles, avec plus de 80 sessions déjà organisées, qui mêlent le présentiel et l'apprentissage en ligne.
Enfin, nous travaillons également main dans la main avec le Sell sur ces sujets. Nous soutenons la cellule d'écoute psychologique et juridique mise en place par Audiens, destinée à l'ensemble des professionnels de la culture pour accompagner ceux qui sont confrontés à ces violences.
Nous mesurons l'importance de poursuivre et d'amplifier ces efforts collectifs afin d'assurer une représentation équitable des femmes dans l'ensemble de notre industrie.
Pour ce qui est de la représentation des femmes au sein des jeux vidéo, nous pouvons observer une évolution de l'image de la femme dans les contenus culturels, plus particulièrement dans le jeu vidéo, au cours des dernières années.
Pour illustrer mon propos, je citerai trois jeux français et tout d'abord Plague Tale du studio bordelais Asobo, qui est sorti il y a quelques années et dans lequel on incarne une adolescente, Amicia, qui est chargée de protéger son jeune frère. Dans un genre complètement différent, je mentionnerai Dordogne, un jeu magnifique fait à l'aquarelle dans lequel on incarne une jeune femme qui revient sur les lieux de son enfance, ou encore Life is Strange de Dontnod, un jeu un peu plus ancien dans lequel on incarne une étudiante qui a le pouvoir de remonter dans le temps. Dans ces jeux, les héroïnes que l'on y incarne sont fortes et actives, et la narration est puissante.
Il y a deux ans, nous avons collaboré avec Sparknews pour créer un guide du jeu vidéo à destination des équipes créatives. Il s'agit d'un outil dont le but n'est pas du tout de brider la créativité des studios, mais d'encourager la réflexion sur les imaginaires et le développement de référentiels pour l'ensemble des publics. Dans ce cadre, nous avons aussi organisé des ateliers de sensibilisation au sein des organismes de formation, à destination des étudiants et des étudiantes.
Nous poursuivrons et renforcerons cet engagement en partenariat avec les associations, les organismes de formation, qu'il faut intégrer, et les pouvoirs publics. C'est par ces actions conjointes, à la fois éducatives et structurelles, que nous ferons progresser la place des femmes dans notre industrie.
Enfin, il est important de réfléchir conjointement aux dispositifs qui permettent de lever les freins à l'entrepreneuriat féminin.
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Vos interventions font écho à des travaux que nous avons menés récemment, notamment sur le thème « Femmes et science ». Ce n'est pas au collège, mais dès le cours préparatoire qu'il faut agir pour avoir plus de femmes dans les sciences. En effet, que ce soit dans le jeu vidéo ou dans de nombreux autres corps de métier qui requièrent des ingénieurs, nous avons besoin de femmes.
J'ai une question sur la définition du jeu vidéo. Le terme englobe-t-il aussi bien les jeux sur téléphone que ceux qui se jouent avec une manette, sur ordinateur ou sur console ?
M. Nicolas Vignolles. - Le Conseil d'État a défini le jeu vidéo comme une oeuvre complexe, car il mêle la cinématique - ces moments où le joueur ne touche plus la manette et où le cinéma le fait entrer dans l'histoire - et le gameplay, c'est-à-dire les phases où c'est à lui d'agir.
Les grands jeux oscillent aujourd'hui entre ces deux dimensions. L'enjeu majeur du jeu vidéo a été de rapprocher l'esthétique et le graphisme du gameplay de la qualité de la cinématique, afin que le joueur reste immergé même lorsqu'il joue. Le jeu vidéo intègre également la musique, les droits des artistes-interprètes, la création graphique et le code informatique. Il s'agit donc bien d'une oeuvre complexe.
Enfin, il se pratique sur les trois supports que vous avez cités, avec une très forte progression du jeu mobile au cours des cinq dernières années, portée par l'amélioration des téléphones et la montée en qualité des productions sur ce support, longtemps associées au casual gaming - ce qui n'est plus du tout le cas aujourd'hui.
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Cela répond à l'une de mes remarques.
S'agissant des 16-30 ans, j'avais cru comprendre qu'il existait un véritable creux entre 15 et 30 ans : nous comptions autant de filles que de garçons avant 15 ans et après 30 ans, mais, entre les deux, les joueuses se raréfiaient. Apparemment, ce n'est plus le cas : elles sont revenues en nombre. Pourriez-vous développer ce qui a changé ? Est-ce que ce sont les jeux eux-mêmes qui ont provoqué ce retour ?
Par ailleurs, vous évoquez la modération opérée grâce à l'intelligence artificielle sur certains mots. Est-il vrai que, aux États-Unis, les éditeurs de jeux seraient incités à supprimer des termes tels que « femme », « diversité » ou « parité » ? Autrement dit, observe-t-on un mouvement inverse de celui que nous cherchons à encourager ici, alors même que l'industrie du jeu y connaît également une forte expansion ?
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Je suis sans voix. C'est un univers que je découvre, et il soulève chez moi de fortes interrogations. Je souhaiterais vous poser une question, qui déborde peut-être un peu du thème « Femmes et jeux vidéo ». Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué avoir des enfants. Jouent-ils aux jeux vidéo ?
M. Nicolas Vignolles. - Oui, comme 95 % des 10-14 ans en France.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Cela vous fait plaisir ?
M. Nicolas Vignolles. - Honnêtement, c'est plutôt à eux qu'il faudrait poser la question.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Non, vous êtes leur père ; êtes-vous content qu'ils jouent ?
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Leur mère joue-t-elle avec eux ?
M. Nicolas Vignolles. - Pas beaucoup.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Je voudrais mieux comprendre. Quand un enfant joue à un jeu vidéo, est-ce qu'il joue tout seul physiquement devant son écran ?
M. Nicolas Vignolles. - Physiquement oui, mais il n'est pas souvent tout seul.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Ce sont les frères et soeurs qui jouent avec lui ?
M. Nicolas Vignolles. - Ou bien des copains d'école.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Comme une toile d'araignée, ils vont rencontrer fictivement de nombreuses personnes de l'autre côté de leur écran. C'est ainsi que cela fonctionne ?
M. Nicolas Vignolles. - Tout à fait !
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Lorsqu'ils jouent dans leur chambre, vous n'exercez aucun regard - je ne parle pas de contrôle - ; ils sont donc livrés à eux-mêmes. Il peut alors s'y glisser des messages subliminaux.
M. Nicolas Vignolles. - Non, puisqu'il existe un contrôle parental sur la console sur laquelle ils jouent, ce qui les empêche d'accéder à des contenus inappropriés.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Même avec le contrôle parental, ne pourraient-ils pas consulter un tutoriel leur permettant de le contourner ?
M. Nicolas Vignolles. - Il peut arriver que les enfants parviennent à contourner le système, mais, dans ce cas, ils sont assez qualifiés pour avoir accès plus tard à de bons métiers du numérique...
Sur la Nintendo Switch, par exemple, qui est la console la plus utilisée par ces tranches d'âge, le contrôle parental peut être activé gratuitement depuis le téléphone du parent en quelques clics et protège les enfants. À la maison, mes enfants jouent quinze minutes les jours de semaine, trente minutes le mercredi, quarante-cinq minutes le samedi et, parfois, jusqu'à une heure le dimanche, mais uniquement s'ils ont bien travaillé à l'école.
Le contrôle parental est incontournable. La console se bloque automatiquement et l'enfant n'a accès qu'à sa vidéothèque de jeux, dont le contenu est adapté à son âge grâce au système Pegi.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Vous savez donc le temps que chacun passe sur un écran, par jour, par semaine ?
M. Nicolas Vignolles. - Oui, mais de nombreux parents n'activent pas le contrôle parental. Si 95 % d'entre eux en connaissent l'existence, seulement 45 % l'utilisent effectivement. C'est l'un de nos combats : l'industrie met en place les outils, mais leur usage reste insuffisant, alors même qu'ils sont disponibles sur les consoles.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Vous dites que le jeu vidéo est « intergénérationnel ». Ce terme est-il approprié, ou souhaitez-vous simplement souligner que des jeunes, des adultes et des seniors jouent ? Ces différentes générations jouent-elles ensemble ?
Mme Vanessa Kaplan. - Ce n'est pas la pratique la plus répandue, mais nous parlions d'un loisir familial. J'ai deux enfants plus âgés que ceux de M. Vignolles, mais nous jouons aussi en famille. Il faut tenir compte de l'évolution de l'âge moyen des joueurs et des joueuses : nous avons grandi avec le jeu vidéo, jouions à 15 ans et continuons à jouer à 45 ans, souvent avec nos enfants. Il existe donc une pratique intergénérationnelle à l'intérieur de la famille.
M. Nicolas Vignolles. - Cette pratique se développe fortement depuis trois ans.
Mme Vanessa Kaplan. - Il faut aussi encourager les parents à s'intéresser aux jeux auxquels jouent leurs enfants.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Absolument ! Le jeu est un partage et une source de plaisir. Qu'apportent ces jeux aux jeunes ? Vous dites que les contenus ne distillent rien de subliminal.
M. Nicolas Vignolles. - Comme pour le cinéma ou les livres. Je suis un grand lecteur et je lis seul ; je ne vérifie pas systématiquement ce que lit mon fils.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Vous lui avez lu des histoires quand il était petit ; c'est peut-être pour cela que, maintenant, il lit.
M. Nicolas Vignolles. - Le jeu vidéo constitue également un vecteur d'acculturation. La première fois que mon enfant a joué, j'étais à ses côtés pour lui faire découvrir des jeux. Nous sommes effectivement la première génération de parents ayant grandi avec ce loisir numérique, et aujourd'hui, à 40 ou 45 ans, le covid ayant bouleversé nos habitudes, beaucoup jouent encore avec leurs enfants.
La principale préoccupation reste le temps d'écran, qui inquiète souvent ceux qui ne connaissent pas le jeu vidéo. Sur ce point, l'industrie est partenaire des pouvoirs publics - contrairement à d'autres modèles plus agressifs, comme les réseaux sociaux - pour garantir que le jeu vidéo reste un plaisir et un moment de partage. Il n'a pas vocation à laisser les enfants des heures durant devant leur écran.
Je partage ces valeurs, et je vous rassure, la société s'est déjà emparée du jeu vidéo sous cet angle. Beaucoup de parents utilisent le jeu vidéo comme un moment familial.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - J'ai un peu l'impression de visiter un appartement-témoin. De votre côté, tout paraît formidable, mais de mon point de vue, en observant des familles et des enfants, la réalité est différente...
Je comprends que vous considériez cette situation comme une chance, puisque vous accompagnez vos enfants. Pour ma part, je pense à ceux qui ne sont pas encadrés et pour qui le jeu vidéo devient presque un mode de garde. Je me demande aussi si le jeu ne rêve pas à leur place : il empiète sur le temps de repos nécessaire aux plus jeunes pour qu'ils développent leur imagination. Il faut réfléchir à la manière dont nous participons à leur construction personnelle.
M. Nicolas Vignolles. - Le temps d'écran et le temps numérique, pour les enfants comme pour les adultes, sont limités. Aujourd'hui, le jeu vidéo concurrence d'autres usages numériques, en particulier les réseaux sociaux et les messageries privées. Les adolescents passent beaucoup plus de temps sur ces plateformes que sur le jeu vidéo.
Ainsi, le premier concurrent du jeu vidéo reste les autres usages numériques, qui sollicitent fortement le temps de concentration. Le jeu vidéo se distingue toutefois par son interactivité : le joueur participe activement à la narration numérique.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - L'enfant est actif, mais reste sédentaire.
M. Nicolas Vignolles. - Comme pour le livre et le cinéma.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Cette forme de sédentarité ne peut être niée.
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Je précise que notre collègue rapporteure, Marie Mercier, est médecin.
M. Nicolas Vignolles. - La sédentarité est un enjeu réel, ce qui fait du temps d'écran un élément clé. Dans la vie d'un enfant, il convient d'équilibrer le temps consacré aux jeux vidéo, au sport et aux activités à l'extérieur.
Il existe néanmoins des idées reçues sur le jeu vidéo, émises par ceux qui ne connaissent pas sa pratique actuelle. Plus l'âge est bas, plus les enfants jouent en étant connectés à d'autres : aujourd'hui, 70 % d'entre eux jouent en groupe, soit physiquement, soit en ligne, et 66 % jouent avec des personnes qu'ils connaissent dans la vie réelle.
Il faut avancer sur différents sujets, tels que le temps d'écran ou l'addiction, tout en nuançant les affirmations sur l'industrie. Beaucoup d'enfants jouent parce que leurs camarades sont connectés. Certains jeux populaires, comme Brawl Stars, reliés à des messageries comme WhatsApp, nécessitent une vigilance parentale. Sans la participation de leurs amis, les enfants ne s'y intéressent généralement pas.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Combien coûte un jeu ?
M. Nicolas Vignolles. - Celui-là est totalement gratuit, tandis que la plupart des grands jeux coûtent entre 50 et 70 euros.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - C'est donc beaucoup plus cher qu'un livre pour enfant.
M. Nicolas Vignolles. - Oui, mais vous y jouez pendant neuf ans. C'est un logiciel enrichi tous les six mois de trois nouveaux chapitres. Le jeu, qui existe depuis sept ou huit ans, met cinq ans à être fabriqué. Une entreprise comme Ubisoft, qui compte 17 000 salariés dans le monde, consacre quatre à cinq ans à la création d'un jeu - ce fut le cas pour Anno 117 : Pax Romana.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - La qualité du jeu est donc la condition sine qua non pour fidéliser les joueurs ?
M. Nicolas Vignolles. - Oui, comme dans toute l'industrie culturelle.
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Je peux témoigner de situations où cela se passe très bien, avec des parents qui jouent avec leurs enfants. L'essentiel reste que le temps d'écran soit limité.
M. Nicolas Vignolles. - Je ne veux pas présenter la maison-témoin. Je suis d'accord que ma présentation y ressemblait un peu. Il existe évidemment des enfants en mal-être qui se réfugient dans le jeu vidéo - nous n'avons jamais dit le contraire. Mais, au coeur de sa pratique, le jeu vidéo est avant tout un média.
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - La vraie concurrence, c'est plutôt TikTok.
Mme Annick Billon. - Merci pour cette présentation complète et dynamique, qui constituera une bonne entrée en matière pour les futurs travaux de la délégation.
Vous avez indiqué que de plus en plus de femmes jouent et que l'industrie s'adapte. Je m'interroge toutefois sur l'impact des images stéréotypées ou dégradantes de la femme véhiculées dans certains jeux.
Quel âge d'entrée recommandez-vous pour les enfants ? À quel âge vos propres enfants ont-ils commencé, et existe-t-il un écart avec l'âge moyen d'entrée ?
J'évoquerai également TikTok, sur laquelle le Sénat a mené des travaux : une version éducative existe pour le marché chinois, tandis qu'en France et en Europe, cette application peut avoir des effets négatifs sur les enfants. Puisque le jeu vidéo constitue la première industrie culturelle, avez-vous développé des jeux vidéo éducatifs, par exemple en histoire ? Et comment les apprentissages ont-ils été évalués ?
Quelle est la place de la France dans cette industrie ? Quels sont les risques d'ingérence concernant les messages véhiculés et les risques de harcèlement pour les enfants ?
Enfin, vous avez présenté un certain nombre d'outils pour protéger les enfants, promouvoir des représentations plus égalitaires et lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Parmi les 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires que vous avez mentionnés, quelle part est consacrée à ces initiatives pour une industrie vertueuse ? De plus, que représente cette enveloppe par rapport à l'industrie mondiale ?
Mme Olivia Richard. - Merci beaucoup pour cette présentation qui me rassure, car je n'avais pas idée que le monde du jeu vidéo était aussi conscient de ces enjeux.
J'ai 48 ans et j'ai joué en LAN (Local Area Network) quand j'étais jeune. Des amis avaient monté la première entreprise organisant des compétitions d'e-sport. À l'époque, la participation comptait 99 % de garçons, souvent très introvertis, ce qui ne favorisait pas les relations humaines. Je ne doute pas que la situation ait évolué depuis.
On peut avoir joué jeune et interdire la pratique à ses enfants : je me situe plutôt dans cette catégorie. Mon aîné, par exemple, qui ne joue pas à la maison, est très heureux de jouer chez ses amis, et, je le concède, une part de la socialisation passe inévitablement par ces interactions, à condition que le jeu soit encadré.
Face aux affirmations selon lesquelles le jeu vidéo est incontournable, nous avons beaucoup d'idées préconçues, liées à nos âges et à nos expériences personnelles. Vous ne me convaincrez pas qu'il est positif d'être devant un écran à dix ou onze ans. Je constate que je n'ai pas les codes des jeux actuels.
Il n'est pas toujours facile de démontrer que le jeu vidéo peut être bénéfique. La délégation va produire cette année un rapport sur le masculinisme, et il apparaît que le jeu vidéo est souvent perçu par de nombreux sénateurs et acteurs de terrain comme défavorable aux droits des femmes. Je rejoins Annick Billon : le fait que les filles jouent à des jeux vidéo « roses » ne risque-t-il pas de renforcer les stéréotypes ?
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - J'ajoute à cette série de questions mon interrogation initiale concernant les États-Unis : y observe-t-on un mouvement inverse de celui que vous nous décrivez ?
Mme Vanessa Kaplan. - Existe-t-il des jeux vidéo pour les filles ? À ma connaissance, les femmes jouent aux jeux vidéo, tout comme elles vont au cinéma pour des films d'action ou lisent des romans historiques. Elles peuvent jouer à des RPG (Role Playing Game) ou à des jeux de stratégie, et, dans les studios que je connais, il n'y a pas de contenu genré particulier.
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Le Journal de Bridget Jones s'adresse davantage aux femmes, tandis que le dernier Batman, par exemple, est plutôt destiné aux garçons.
M. Nicolas Vignolles. - Dans le jeu vidéo, comme au cinéma, il existe de grandes catégories. Contrairement à certaines idées reçues, le succès d'un jeu auprès des filles ne dépend pas de stéréotypes comme la couleur « rose ». Par exemple, Zelda, immense succès de notre industrie en 2024, attire davantage de jeunes filles que de jeunes garçons, bien qu'il n'ait pas été conçu pour un public féminin. Son univers inclusif et bienveillant permet à tous de s'y retrouver. D'ailleurs, les éditeurs qui cherchent délibérément à cibler les filles échouent souvent.
Mme Annick Billon. - J'ai évoqué ce point, car vous avez affirmé que certains jeux étaient conçus pour attirer les jeunes filles, laissant entendre des stéréotypes, et que certains types de jeux excluent les filles. La formulation de ces propos pose donc problème.
M. Nicolas Vignolles. - Je me suis mal exprimé. Pour donner un comparatif, le football reste très masculin malgré ses déclinaisons féminines, et les jeux de sport vidéo reflètent cette réalité : peu de jeunes filles y jouent, même si rien ne les en exclut formellement.
Quant à la narration dans les jeux, les créateurs doivent intégrer que leur public comprend des jeunes filles et éviter des représentations stéréotypées ou hypersexualisées. Par exemple, Clair Obscur : Expedition 33, d'une grande qualité artistique, a conquis plus de 5 millions de joueurs dans le monde. Dordogne n'a pas connu le même succès commercial.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Ce jeu est-il encore en vente ?
M. Nicolas Vignolles. - Oui, tout à fait, et il est excellent.
Pour ce qui concerne l'IA, vous avez parfaitement raison, madame la présidente : la question est de savoir quels mots seront bannis. Je vous parlais de la modération des contenus générés par les joueurs, que des bots pourraient créer ou polluer. Par exemple, l'IA bloquera des images pédopornographiques diffusées dans le chat d'un jeu vidéo populaire ; elle permet tout d'abord de filtrer environ 80 % des contenus inacceptables. L'intelligence artificielle permet en outre de dresser une liste d'insultes ou de mots inappropriés ; il y a là une zone grise, car le modérateur peut avoir la main trop ou pas assez lourde.
L'industrie du jeu vidéo repose en très grande partie sur l'adhésion de la communauté des joueuses et des joueurs qui aime le jeu et qui présente la particularité d'être très réactive si l'éditeur ne fait pas bien les choses. Par exemple, s'il insère trop de monétisation dans le jeu et si le joueur doit faire trop d'achats pour progresser dans le jeu, la communauté sanctionnera très vite l'éditeur en n'achetant plus ses productions. De même, si la politique de modération de l'éditeur est soit excessive soit trop laxiste, et si l'éditeur laisse les gens tenir des propos inacceptables sur les chats, les communautés se mobilisent dans des forums très actifs. Les éditeurs réagissent moins sous la pression des pouvoirs publics que sous celle de leur propre communauté.
L'intelligence artificielle intervient fortement dans la modération des contenus. Nous sommes préoccupés par les tendances anti-wokistes qui se développent et traversent l'ensemble des industries culturelles aux États-Unis. Nous devrons être très vigilants sur la modération éventuellement excessive des jeux d'éditeurs étrangers, américains ou chinois notamment, qui pourrait aller trop loin par exemple sur l'utilisation du mot « femme ». Un jeu collaboratif comme Overwatch a été fortement critiqué en raison de la diffusion de messages masculinistes dans son chat ; un très important travail de modération a été réalisé, mais la communauté a parfois estimé qu'il allait trop loin.
Mme Annick Billon. - Quel âge préconisez-vous pour commencer à jouer aux jeux vidéo ? Quelle est la place de la France dans l'industrie mondiale ? Sur le chiffre d'affaires de 6 milliards d'euros que réalise le secteur, combien sont consacrés à rendre plus éthique cette industrie ? Le jeu vidéo est-il susceptible d'être exposé à des risques d'ingérences étrangères ? Quels sont les différents types de jeu concernés ? Le jeu vidéo expose-t-il à un risque accru de harcèlement ? Pourriez-vous également nous faire un état des lieux en fonction des différents types de jeu qui existent, et préciser ce qu'il en est pour les jeux en ligne ou les différents supports de jeux ?
M. Nicolas Vignolles. - Il est possible de jouer aux jeux vidéo sur trois supports : téléphone, console, PC. La grande révolution du secteur dans les années 2020 est liée à ce qu'on appelle le crossplay, qui explique pourquoi les Gafam ne sont pas parvenus à mettre la main sur le jeu vidéo : on peut commencer une partie sur son téléphone, la poursuivre sur une console de salon, et la terminer sur un PC. Le format multisupport et la mobilité de l'industrie font sa force. L'environnement graphique sur mobile est désormais de qualité, ce qui permet une expérience de jeu satisfaisante.
Je laisserai Mme Kaplan répondre au sujet de la place du jeu vidéo français dans le monde. En ce qui concerne TikTok, l'industrie du jeu vidéo ne peut pas tout régler, et certaines craintes sont légitimes. Je ne cesse de le dire aux pouvoirs publics et aux parlementaires : l'environnement numérique dans lequel évolue notre jeunesse peut faire peur, mais il comporte aussi des éléments positifs. Par pitié, il faut tenir compte du fait que s'y trouvent des acteurs différents, qui n'ont pas les mêmes modèles d'affaires ou les mêmes buts commerciaux. Le jeu vidéo est une industrie créative et culturelle ; nous cherchons à gagner de l'argent, certes, mais le secteur repose sur la notion d'engagement, et non pas sur le temps d'écran ou la captation de l'attention en vue de vendre des espaces publicitaires, comme le font d'autres modèles plus agressifs comme les réseaux sociaux, dont l'accès est très souvent gratuit. Le jeu vidéo repose sur l'achat d'un logiciel créatif, qui permet de vivre une expérience plus ou moins créative et intelligente. Les éditeurs rêvent de créer une communauté fidèle à la licence qu'ils développent, à l'instar de celle qui existe en littérature autour d'Harry Potter. Par exemple, lors de la Paris Games Week, les enfants viennent voir l'univers d'une licence dont ils sont absolument fans, comme Final Fantasy. Le métier de l'éditeur consiste à entretenir la communauté autour d'une licence et à sortir des jeux qui donnent aux joueurs l'envie de poursuivre leur engagement, afin, évidemment, de gagner de l'argent. Mais il ne s'agit pas d'un modèle agressif de monétisation tel que celui qui existe pour les réseaux sociaux.
Différents modèles de jeux vidéo existent : les jeux dont l'accès est gratuit peuvent développer des modèles de monétisation proches de ceux que je viens d'évoquer, mais ils tendent à se rapprocher du jeu vidéo classique ; le jeu classique n'est pas donné - 79 euros, c'est tout de même un gros achat -, mais sa durée de vie s'étend sur plusieurs années, des évolutions additionnelles étant proposées régulièrement.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Combien coûtent ces évolutions ?
M. Nicolas Vignolles. - Cela dépend des jeux. Le groupe de six nouveaux circuits proposés sur Mario Kart coûte en général une dizaine d'euros. C'est la révolution des années 2010, que l'on appelle « game as a service » : le logiciel a une durée de vie de plusieurs années, il peut être amélioré et développé sans qu'il soit nécessaire de sortir un nouveau jeu.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Je viens de regarder la présentation de Clair Obscur : Expedition 33. Il s'agit tout de même d'éliminer la « Peintresse », de participer à des « combats plus immersifs et plus addictifs que jamais », et d'explorer « un monde fantastique inspiré par la Belle Époque en France dans lequel vous affrontez des ennemis dévastateurs ». Tout d'un coup, je n'ai plus trop envie d'y jouer...
Mme Vanessa Kaplan. - Peut-être ce jeu ne vous convient-il pas. De même, au cinéma, on peut préférer des films d'action ou La Marche de l'empereur. Il y a aussi des jeux extrêmement poétiques, ou bien des « cosy games », où le rythme est plus lent, où il n'y a pas de combats.
Vous parliez de la place de l'industrie française dans le monde. En France, nous avons la chance d'avoir une industrie qui existe depuis très longtemps. Les studios français sont reconnus internationalement, notamment pour leur créativité et la qualité intellectuelle de leurs productions. Récemment, des éditeurs ont rempli la salle Pleyel lors de concerts de musiques de jeux vidéo. Il est important de mettre en avant la porosité du secteur : il s'agit bien d'une industrie culturelle.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Le sujet, c'est l'offre : y a-t-il beaucoup plus de jeux qui comportent des incitations au combat ou à la violence ? J'ai été très marquée par un chiffre, lorsque nous travaillions sur la pornographie : pendant le confinement, la demande de films pornographiques violents a augmenté de 30 %. Je ne souhaite pas faire un parallèle trop rapide, mais je me demande si l'on ne va pas vers trop de violence.
Mme Vanessa Kaplan. - Je vous proposerai d'autres jeux qui pourraient davantage vous correspondre, et je serais heureuse de vous inviter à visiter des studios de développement français, où vous pourrez rencontrer les créateurs de jeux vidéo.
Mme Marie Mercier, rapporteure. - Le problème, c'est que l'offre crée la demande : si les jeux créés sont très violents, les joueurs y joueront. Le jeu vidéo fait partie du monde de la culture : la question est de savoir quelle offre culturelle nous proposons, tout en tenant à des choix très variés.
Mme Guylène Pantel. - Vous avez parlé des formations diplômantes, qui ne comportent que 26 % de filles. Comment expliquez-vous ce chiffre ? Par ailleurs, les entreprises sont-elles concentrées en Île-de-France ou se trouvent-elles sur l'ensemble du territoire, y compris dans les départements ruraux ?
Mme Vanessa Kaplan. - Plus de 55 % des entreprises du secteur ne sont pas situées en Île-de-France : un important bassin est situé en Auvergne-Rhône-Alpes, autour de Lyon, qui constitue historiquement le berceau du jeu vidéo en France, mais de nombreux acteurs sont aussi présents en Occitanie, en Nouvelle-Aquitaine et dans les Hauts-de-France. Le maillage du territoire est donc assez complet.
Pour ce qui est des organismes de formation, ils ne comportent en effet que 26 % de femmes. Lorsque les entreprises se tournent vers ces écoles pour se plaindre du faible taux de féminisation de l'industrie, celles-ci indiquent qu'elles n'ont pas assez de candidates à leur formation. Le problème est à prendre plus en amont : les filles jouent aux jeux vidéo, mais ne se projettent pas dans cette industrie, ce qui est paradoxal. Les organismes de formation sont implantés dans les régions où les étudiants pourront trouver du travail : en Île-de-France, mais aussi en Auvergne-Rhône-Alpes, en Occitanie, en Nouvelle-Aquitaine, etc.
M. Nicolas Vignolles. - Les entreprises doivent faire mieux, car elles ne comptent que 20 % de femmes et non 26 %. Toutefois, dans l'étude que nous réalisons chaque année depuis environ cinq ans, nous percevons que l'attrait des femmes pour le jeu vidéo progresse. Aujourd'hui, 38 % des femmes de 18-24 ans envisagent de travailler dans cette industrie, soit une progression de 13 points en une année, jamais observée jusqu'alors.
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Dans l'Yonne, à Tonnerre, une école que nous avons prévu de visiter a modifié sa formation : alors que les filles allaient vers le design et les garçons vers la programmation, l'école a créé une année de socle commun pour que tous les étudiants fassent tant l'une que l'autre spécialité, et en choisissent ensuite une en connaissance de cause. Il semble que cela fonctionne : aujourd'hui, les jeunes s'installent dans leur région, et nous assistons à la création d'une filière icaunaise du jeu vidéo - pour ceux qui l'ignorent, il s'agit de l'adjectif relatif à l'Yonne.
Je vous transmets une question de notre collègue Jocelyne Antoine qui nous regarde en direct sur le site du Sénat : dans la consommation de jeux vidéo, quelle est la part de marché des contenus français, qui peuvent être régulés, et quelle est celle des jeux étrangers, qui restent incontrôlés et incontrôlables ?
M. Nicolas Vignolles. - Il n'y a pas de contenu incontrôlable : c'est comme si l'on disait que le cinéma ne peut pas être régulé. Le jeu vidéo a 50 ans, et depuis vingt ans, sur l'initiative de la députée européenne Viviane Reding, nous avons mis en place le système Pegi. Il s'agit d'une co-régulation, et non d'une autorégulation, adoptée par 43 pays, qui impose d'indiquer une recommandation d'âge sur les jaquettes de jeux vidéo et de préciser les contenus éventuellement sensibles dans un descriptif du jeu. Chaque année, le Sell conduit de grandes campagnes pour promouvoir le système Pegi, mais également pour expliquer le fonctionnement du contrôle parental. Il faut expliquer quels sont les jeux adaptés aux enfants, peut-être favoriser les contenus les plus qualitatifs pour inciter les enfants à jouer à des jeux historiques, tels que ceux d'Ubisoft, qui est un fleuron français de l'industrie, et réalise des jeux à forte valeur pédagogique. Dans le monde, au moins six pays utilisent les jeux d'Ubisoft au coeur de leur dispositif éducatif, notamment leur mode découverte, qui permet non pas de jouer, mais d'évoluer dans l'univers historique du jeu et de faire de l'histoire en se promenant dans l'Égypte ancienne ou dans Notre-Dame-de-Paris. Nous n'arrivons pas à promouvoir de telles actions auprès de l'éducation nationale, malgré les contenus de qualité, qui permettraient aux enfants d'apprendre en s'amusant.
Le secteur est donc régulé par le système Pegi. Depuis 2015, la signalétique Pegi est inscrite dans le code de sécurité intérieure, et est donc homologuée légalement. Aucune mise sur le marché ne respecte pas cette obligation d'affichage. Il reste toujours possible de trouver que les limites d'âge de certains jeux ne sont pas appropriées, mais l'on retrouve alors les mêmes questionnements que ceux qui se posent pour l'ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique).
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Nous avons proposé d'interdire l'accès aux contenus pornographiques pour les mineurs, mais Free offre gratuitement un VPN (Virtual private network) qui permet d'accéder à des contenus inaccessibles en France. Les États-Unis font-ils partie des pays couverts par le système Pegi ?
M. Nicolas Vignolles. - Non, ils n'en font pas partie, non plus que l'Allemagne, qui dispose d'un système équivalent, l'Unterhaltungssoftware Selbstkontrolle (autocontrôle des logiciels de divertissement, USK), qui impose des contraintes légales. La signalétique Pegi est obligatoire pour la diffusion des jeux dans les magasins, mais elle n'est qu'une recommandation faite à l'acheteur et n'est pas contraignante. Comme il s'agit de création artistique, je ne vois pas selon quels critères on pourrait décider que le scénario d'un jeu ne serait pas acceptable. En revanche, un jeu vidéo où la modération serait inadéquate est couvert par le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA).
Mme Dominique Vérien, présidente, rapporteure. - Faudrait-il que le système Pegi soit géré au niveau européen, ou serait-il possible de légiférer sur ce sujet en France ? Le 18 décembre prochain, le Sénat examinera la proposition de loi visant à protéger les jeunes de l'exposition excessive et précoce aux écrans et des méfaits des réseaux sociaux, de Catherine Morin-Desailly. S'il y a quelque chose à faire dans la législation française, c'est maintenant.
M. Nicolas Vignolles. - Je comprends que le législateur s'intéresse à la question, mais il me semble que les enfants ne seront pas mieux protégés du fait d'une loi. Il me semble que le système Pegi ne doit pas prendre une dimension législative, car le sujet est déjà couvert à l'échelon européen, et cela ne protégerait pas davantage les publics.
En revanche, le système Pegi devrait davantage couvrir la monétisation des jeux gratuits : il y a là un enjeu, et il faut remettre l'église au milieu du village. Les grands éditeurs traditionnels alertent sur le fait que certains jeux, souvent utilisés par des mineurs, ressemblent plus à du casino qu'à du jeu vidéo. L'Union européenne nous a demandé de rapidement renforcer Pegi sur ce sujet, faute de quoi elle s'en chargera dans la proposition de règlement du Digital Fairness Act (DFA), qui sera très prochainement examinée. Nous sommes en train de travailler à un renforcement du système Pegi, pour développer des outils afin d'interdire aux enfants l'achat dans les jeux et revoir la classification d'âges à l'aune de la part de monétisation incluse dans les jeux. Même si son graphisme est très enfantin, un jeu qui comporte beaucoup d'achats intégrés ne doit pas être utilisé par des enfants de moins de 12 ans ou 16 ans. Nous sommes en train d'évoluer, et nous annoncerons nos conclusions d'ici la fin de l'année.
Mme Olivia Richard. - Un contournement fréquent du système Pegi est le fait d'un père qui veut s'acheter un jeu vidéo, mais qui prend le prétexte de Noël pour l'offrir à son fils. Les associations le disent : le problème, comme toujours, ce sont les parents, surtout s'ils n'installent pas le contrôle parental ou n'assurent pas l'accompagnement des enfants. Ce n'est pas la faute du jeu vidéo en lui-même, mais c'est celle de la manière dont on s'en sert.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous vous remercions de cette audition. Nous remettrons notre rapport au mois de juin.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h.