Jeudi 20 novembre 2025

- Présidence de Mme Micheline Jacques, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition de MM. Rémy Rioux, directeur général, de Philippe Baumel, responsable relations institutionnelles et instances, et de Matthieu Discour, directeur du département Trois Océans, de l'Agence française de développement

Mme Micheline Jacques, présidente. - Nous accueillons ce matin M. Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement (AFD), pour échanger sur divers sujets concernant nos territoires ultramarins.

L'AFD et ses actions étant au coeur de nombre de nos réflexions, votre audition était particulièrement attendue. Nous vous remercions donc, monsieur le directeur général, d'avoir répondu favorablement à notre invitation malgré un agenda très chargé. Vous êtes accompagné de M. Philippe Baumel, responsable relations institutionnelles et instances de l'AFD, M. Matthieu Discour, directeur du département Trois Océans, et de Mme Marie-Laure Mach, dans le cadre du DuoDay.

Nous évoquerons la stratégie Trois Océans de l'AFD, qui traduisait à l'origine la volonté de renforcer la cohérence et l'impact de vos interventions dans les outre-mer et leur voisinage. Cette stratégie s'inscrivait dans une logique d'intégration régionale, de partage d'expertise et de mobilisation de financements innovants.

Pourtant, comme l'a souligné la Cour des comptes dans son rapport de 2023, des défis persistent : optimisation des crédits, lisibilité des priorités, concertation avec les collectivités locales. Vous pourrez nous préciser les enseignements que vous en avez tirés.

Cette audition est l'occasion d'établir un bilan de cette stratégie, d'en identifier les réussites comme les éventuelles limites, et d'explorer les pistes pour renforcer encore l'efficacité de l'AFD dans les outre-mer.

Au cours de nos travaux - tout récemment encore dans le cadre de notre rapport sur la coopération régionale dans le bassin Atlantique ou lors de l'audition d'Eurodom sur le prochain cadre financier pluriannuel, dont la perspective d'une baisse de 20 % des fonds alloués aux régions ultrapériphériques (RUP) nous préoccupe particulièrement -, des interrogations fortes et nombreuses ont été soulevées. Celles-ci portent notamment sur l'évolution des engagements financiers de l'Agence, la coordination avec les acteurs locaux et européens, et la possibilité pour l'AFD de s'impliquer davantage dans la gestion des financements européens.

Monsieur le directeur général, votre expertise sera précieuse pour éclairer ces différents enjeux. Nous comptons sur vous pour nous partager votre vision, vos analyses et vos propositions afin de rendre nos outre-mer encore plus dynamiques, intégrés et résilients.

M. Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement. - Je vous remercie de votre invitation, madame la présidente. Je salue également l'ensemble des membres de la délégation. Nous nous étions rencontrés au mois de juillet, et nous avions alors évoqué ce rendez-vous, qui constitue toujours, pour mes collègues et moi, un moment important : c'est l'occasion de vous rendre compte de notre action et d'en tirer des conséquences pour le groupe AFD.

Je souhaite réaffirmer notre attachement à l'ensemble des outre-mer et des collectivités ultramarines que nous finançons depuis de nombreuses années. L'AFD a l'honneur et la chance d'être présente dans tous ces territoires et de les accompagner au quotidien. À l'occasion du Congrès des maires, nous restons bien entendu à l'écoute des élus, comme nous le sommes également de vos préoccupations, notamment pour des dossiers spécifiques que nous pourrions accompagner.

Je remercie Matthieu Discour, directeur du département Trois Océans, qui pourra apporter des précisions sur les enjeux liés à certains territoires ou financements sur lesquels vous auriez des interrogations. M'accompagnent également Philippe Baumel et Marie-Laure Mach.

À votre invitation, madame la présidente, je rappellerai le chemin parcouru.

J'ai achevé, le 1er octobre, mon troisième mandat consécutif à la tête de l'AFD. Il me semble donc utile de revenir brièvement sur la manière dont l'activité relative aux outre-mer a été structurée au cours de la dernière décennie.

Lorsque je suis arrivé à la tête de l'AFD en 2016, l'activité ultramarine était devenue quelque peu résiduelle, presque marginale, alors même que l'Agence avait connu une très forte expansion de ses activités dans les pays voisins. J'ai pris mes fonctions avec la volonté d'ancrer beaucoup plus fortement l'AFD dans nos territoires : c'est l'Agence « française » de développement, et elle porte l'identité, les forces - mais aussi les faiblesses - de notre pays, ainsi que notre volonté de dialogue.

À l'époque, nous avions beaucoup échangé au Sénat sur l'idée d'une fusion, ou à tout le moins d'un rapprochement structurel étroit entre l'AFD et la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Nous avons finalement conclu à une alliance, et je persiste à penser, presque dix ans plus tard, que c'était une bonne idée.

Ce rapprochement a évidemment soulevé de nombreuses questions concernant les outre-mer. Avec l'État, nous nous étions alors interrogés : puisque l'AFD intervenait à la fois à l'étranger et en France, dans les outre-mer, fallait-il envisager de transférer l'ensemble de ces activités à la CDC ?

Dans ce contexte, et cela a constitué l'essentiel de mon premier mandat, nous avons déployé dans les outre-mer l'ensemble des instruments publics à notre disposition, et nous les avons ajustés en fonction de leurs avantages comparatifs respectifs.

L'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Iedom), qui procédait historiquement de la Caisse centrale, est devenu, avec la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, une filiale de la Banque de France dans le cadre de ses missions de politique monétaire.

Nous avons également cédé nos participations dans les sociétés immobilières d'outre-mer (Sidom), qui ont été reprises par CDC Habitat. Par ailleurs, à la demande des élus, le mandat outre-mer qu'Oséo - devenue Bpifrance - nous avait délégué a été revu et lui a été restitué. La Banque des territoires, pour la CDC, a ensuite accru sa présence outre-mer, et j'ajoute que la Banque Postale, dans une logique de banque commerciale, est également devenue une participation majoritaire du groupe Caisse des dépôts.

Dans ce paysage désormais beaucoup plus complet des instruments financiers publics intervenant outre-mer, une question s'est naturellement posée : à quoi sert l'AFD dans un tel contexte de profusion d'outils financiers publics ?

Après une longue réflexion stratégique, nous avons conclu qu'il restait utile de disposer d'un instrument non plus unique ou « qui faisait tout » comme c'était le cas historiquement, mais d'un instrument complémentaire, destiné à appuyer, valoriser et renforcer la richesse et la spécificité de nos territoires ultramarins.

Finalement, la vision stratégique consistait à devenir pleinement l'AFD, comme nous l'étions dans l'ensemble des pays et territoires où nous intervenions, et à appliquer la même mission, la même exigence et les mêmes instruments dans nos territoires ultramarins que ceux que nous mobilisons, par exemple, à Belém au Brésil, à Madagascar ou dans les pays voisins de nos outre-mer.

Cette stratégie reposait sur trois idées.

La première était le développement durable, dans le prolongement de l'accord de Paris de 2015 et de l'accord de Kunming-Montréal sur la biodiversité, ces grands engagements internationaux auxquels la France a souscrit, et qui prennent une dimension particulière outre-mer en raison de la richesse et de la spécificité de ces territoires.

La deuxième était l'intégration régionale, un sujet sur lequel cette délégation s'exprime souvent. L'AFD a la chance d'être présente en Guyane et au Brésil, en Nouvelle-Calédonie et désormais en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Vanuatu ou à Fidji. Je citais Madagascar et La Réunion ; je pourrais également évoquer Mayotte et le reste de l'archipel. Nous sommes un acteur unique pour mener ce travail, que nous n'avions sans doute pas suffisamment développé auparavant, et sur lequel nous avons donc fortement intensifié notre action.

La troisième, et je me souviens d'un déplacement du Président de la République à Mayotte à ce sujet, consistait à renforcer les maîtrises d'ouvrage. C'est, au fond, le métier d'une agence de développement : le développement n'est pas un gros mot, c'est simplement la capacité à consommer les fonds européens. Pour cela, il faut disposer de maîtrises d'ouvrage suffisamment efficaces ; lorsqu'elles ne le sont pas encore, il faut leur apporter des appuis pour mettre en oeuvre rapidement et efficacement des projets de croissance économique, d'inclusion sociale et de développement durable.

C'est autour de ces trois idées que nous avons estimé que l'AFD demeurait légitime, utile, et qu'elle apportait quelque chose de supplémentaire par rapport aux autres acteurs. Nous en avons tiré une conséquence : le département Outre-mer a été restructuré et, en 2019, rebaptisé Trois Océans - Matthieu Discour en est le directeur. Il intègre désormais nos territoires et leurs voisins, autour de trois directions régionales - pour l'océan Atlantique, l'océan Indien et l'océan Pacifique.

C'est cette vision stratégique que nous déployons depuis six ans. Elle a porté des fruits. Vous avez raison, madame la présidente, il reste sans doute des éléments à approfondir, mais les résultats sont là.

Nous avons retrouvé une ambition : l'activité outre-mer était passée sous les 10 % de l'AFD, ce qui devenait dangereux ; elle représente désormais 15 % à 20 %, soit une proportion significative. À la fin de cette année, nous aurons investi 14 milliards d'euros en dix ans dans le département Trois Océans. La répartition est analogue à celle de l'ensemble de l'Agence : 80 % de secteur public, 20 % de projets avec des acteurs privés, le public étant essentiellement constitué des collectivités que nous connaissons très bien.

Contrairement à la situation de 2016, nous avons, depuis, fortement accentué notre action sur le climat et la biodiversité, deux dimensions qui, pour nous, vont ensemble autour de solutions fondées sur la nature - les meilleures technologies étant souvent les technologies naturelles. À l'époque, nous ne mesurions pas les co-bénéfices climatiques, qu'il s'agisse de la réduction des émissions ou de l'adaptation au changement climatique. Nous avons commencé à le faire et, aujourd'hui, 40 % de notre activité dans le département Trois Océans correspond à des projets dont l'impact positif dans la lutte contre le changement climatique est certifié. L'AFD, dans son ensemble, est plutôt à 60 %, et nous avons donc encore un petit pas à faire.

Mais, surtout, contrairement à ce qu'on me disait en 2016, les élus, les maires, avaient cette attente ; ils ne trouvaient simplement pas d'interlocuteurs. Grâce à la mobilisation d'un peu de subventions, en complément des prêts, nous avons pu instaurer ce dialogue, financer des études et, je crois, réaliser des investissements de meilleure qualité dans nos territoires.

Devenir pleinement l'AFD dans les outre-mer, cela signifie disposer de toute la panoplie des instruments, publics comme privés. Je remercie à ce titre le ministère des outre-mer (MOM) : le fonds outre-mer (FOM) a été créé en 2020, et vous en voyez la trace dans les budgets année après année. Il s'agit d'une enveloppe de subventions, relativement modeste mais très précieuse, que nous n'avions pas auparavant ; jusque-là, nous ne faisions que des prêts très simples aux collectivités. Nous avons depuis beaucoup insisté sur la qualité des investissements, et, entre les dons qui nous viennent du ministère et les financements que nous parvenons à mobiliser par ailleurs, nous disposons aujourd'hui d'une enveloppe d'environ 20 millions d'euros pour le département Trois Océans, qui soutient fortement l'ensemble de l'activité.

L'AFD est aussi une banque publique et assume, à ce titre, un rôle contracyclique. Depuis 2020, nous avons dû jouer ce rôle dans les territoires les plus durement touchés : je pense en particulier aux conséquences de l'épidémie du covid-19, qui ont nécessité la mise en place des prêts garantis par l'État (PGE), notamment dans le Pacifique, et bien sûr aux conséquences du cyclone Chido à Mayotte. L'AFD n'a été qu'un acteur parmi d'autres - la CDC a été très active, l'État également -, mais nous avons, là aussi, cherché à jouer notre rôle face aux très grandes difficultés traversées par ces territoires.

J'en reviens à l'intégration régionale : nous l'avons prise très au sérieux. Elle représente désormais environ 50 millions d'euros par an, soit une dizaine de projets. Nous avons renforcé notre appui, notamment auprès de la Commission de l'océan Indien (COI), où nous nous sommes rendus avec M. le ministre Thani Mohamed Soilihi et le Président de la République voilà quelques mois. C'est également le cas dans les autres bassins océaniques, pour donner une place plus grande à nos territoires dans ces dynamiques régionales. Je pense, par exemple, à l'initiative Kiwa, au projet Hydromet, ou encore aux actions menées avec la Croix-Rouge sur la prévention des catastrophes sanitaires.

Sur ce volet de l'intégration régionale, je rappelle que l'AFD est, après le Parlement, l'institution qui produit le plus d'évaluations dans le débat public. Nous en avons une en cours, portant sur cinq à six ans de travail sur l'intégration régionale. Lorsqu'elle sera disponible, nous serons bien entendu à votre disposition pour vous la présenter et en tirer les conséquences.

Je termine par les pistes d'avenir. Elles sont évidemment nombreuses. Je sais que les élus sont attentifs à la possibilité de mener des projets parfois plus précis, plus petits. Il est vrai que notre mode de fonctionnement habituel consiste plutôt à financer les sections d'investissement des collectivités locales : il s'agit donc davantage d'un soutien budgétaire que d'un financement de projets, hors interventions auprès du secteur privé.

Nous nous intéressons de près à la question du financement de la société civile ultramarine, sur laquelle nous avons déjà eu plusieurs discussions. C'est une mission que nous remplissons pour le compte de l'État dans les États étrangers, et mon expérience me conduit à penser qu'il manque un instrument d'appui à la société civile. Nous avons commencé à développer cette approche, mais sans véritable déploiement dans les outre-mer. Pour l'heure, nous intervenons uniquement sur l'éducation au développement durable et la contribution au débat public autour de ces thématiques, dans le cadre du mandat que nous exerçons également dans l'Hexagone.

Les fonds européens constituent, vous l'avez dit, un sujet majeur. Nous avons déjà commencé à agir : l'AFD a assuré le préfinancement des subventions européennes pour les collectivités, pour un montant de 140 millions d'euros en 2024. Nous restons à l'écoute des collectivités qui en ont besoin, mais il faudrait aller beaucoup plus loin. Je pense au mandat confié à notre filiale Expertise France depuis le comité interministériel des outre-mer (Ciom) de 2023.

Nous avons d'abord déployé ce mandat dans le cadre des contrats de redressement en outre-mer (Corom), auprès de collectivités en difficulté, et cela a plutôt bien fonctionné : nous avons pu apporter à leurs services des appuis techniques. Nous pourrions aussi, de manière peut-être plus positive, renforcer ces appuis pour assurer une utilisation plus active des fonds disponibles.

Nous avons par ailleurs une discussion en cours avec le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), qui a lancé un exercice portant sur les dispositifs d'animation et de consommation des crédits européens à l'échelle nationale. Il s'intéresse particulièrement à ce métier d'appui à la maîtrise d'ouvrage que l'AFD exerce dans l'ensemble de ses zones d'intervention.

Sans remettre en cause les autorités de gestion, il s'agirait plutôt d'une proposition de service destinée aux collectivités qui en exprimeraient le souhait. Certaines n'en ont pas nécessairement besoin : à La Réunion, par exemple, la mobilisation des fonds européens est très performante. Ce serait entièrement à la main des collectivités, et le ministère des outre-mer y est, lui aussi, très attentif.

La dernière piste d'avenir concerne la simplification des dispositifs. Nous avons beaucoup travaillé avec le ministère et insisté auprès de la Commission européenne : nous souhaiterions disposer d'instruments permettant de « mixer » des fonds français, internationaux et européens. Aujourd'hui, l'AFD gère dans le budget à la fois le programme 123 pour les territoires français et les programmes 209 et 110 de la mission « Aide publique au développement » (APD), parfois à quelques centaines de mètres de distance de part et d'autre de la frontière. Ces financements obéissent à des procédures et des redevabilités totalement différentes, ce qui limite notre capacité à porter des projets intégrés.

Nous avions commencé à réfléchir, avec le ministre d'État chargé des outre-mer, à la possibilité de regrouper ces ressources dans un même cadre, et ce travail reprendra avec la nouvelle ministre. Cette difficulté est encore plus marquée entre les instruments européens, qu'il s'agisse du NDICI (Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument) ou d'Interreg. Si nous réussissions à mieux articuler nos propres financements, nous pourrions proposer à Bruxelles des modalités de gestion plus souples, afin d'effacer des frontières historiques qui ne correspondent plus toujours aux réalités des territoires. D'autres acteurs, d'ailleurs, envisagent déjà ces espaces comme un ensemble cohérent.

M. Thani Mohamed Soilihi. - J'ai eu l'occasion, dans mes précédentes fonctions, de travailler de manière approfondie avec l'AFD. Nous avons collaboré de façon empirique, et j'ai pu mesurer l'ampleur et l'utilité du travail de l'Agence dans 115 pays, mais aussi dans les outre-mer. Avant d'être nommé à ce ministère, j'ai d'ailleurs pu constater directement, à Mayotte, la montée en puissance des effets concrets des projets soutenus par l'AFD.

Je souhaitais le rappeler en préambule, car l'AFD fait l'objet, depuis plusieurs mois, d'une campagne de désinformation, où la peur et le ressentiment servent de levier pour affaiblir un instrument essentiel de notre diplomatie dans le monde. Cet instrument, créé par le général de Gaulle, reposait sur une vision claire et une volonté d'efficacité, qui ne se sont jamais démenties s'agissant de l'AFD. Cela n'exclut évidemment ni les mécanismes de contrôle, ni les échanges, ni les discussions nécessaires.

Cela étant dit, je suis très heureux de vous retrouver ce matin au Sénat. Je vous sais toujours prompts à rendre compte de l'activité de l'Agence devant le Parlement, et aujourd'hui devant notre délégation. Dans mes précédentes fonctions, sur des sujets qui m'étaient nouveaux, j'ai multiplié les échanges ; vous avez toujours répondu présent.

Vous le savez, pour les territoires ultramarins, riches de leur diversité, mais confrontés à des défis structurels importants - cherté de la vie, vulnérabilité climatique, dépendance économique -, l'action publique est déterminante. À ce titre, l'AFD joue un rôle essentiel.

J'ai trois questions à vous poser.

Premièrement, sur le mécanisme de mixage des programmes 209 et 123, l'intégration régionale de nos collectivités dans leur environnement géographique est l'une des priorités de l'action de l'État pour les outre-mer, à laquelle j'ai moi-même consacré beaucoup d'attention.

L'AFD, le ministre des outre-mer (MOM) et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) ont longuement travaillé ces derniers mois sur la création d'une facilité dédiée, permettant de mixer les ressources des programmes 209 et 123. L'objectif est d'associer directement les outre-mer et les États étrangers dès les premières étapes d'instruction des projets régionaux, afin de coconstruire ces projets avec l'ensemble des acteurs concernés, ultramarins et étrangers. Je rappelle que la France partage 35 frontières, soit autant d'opportunités de coopération.

Pourriez-vous nous préciser l'état des réflexions sur cette facilité de subvention, son montant et le calendrier envisagé ?

Deuxièmement, un partenariat ambitieux de 100 millions d'euros, signé en juillet dernier entre le groupe AFD et la Fondation Aga Khan (AKF) vise à la fois à soutenir les populations et écosystèmes côtiers de l'océan Indien et à accompagner la reconstruction et le développement de Mayotte après le passage de Chido. Il apparaît primordial que les projets développés avec les pays de l'océan Indien soient élaborés en cohérence avec les priorités régionales portées par les collectivités de Mayotte et de La Réunion.

À ce titre, où en est le déploiement de ce partenariat et quelle place sera réservée à nos outre-mer dans les projets développés dans la région ? En outre, 50 % de l'enveloppe est destinée au rétablissement et à la préservation des écosystèmes mahorais. Pourriez-vous préciser quels projets seront financés par cette facilité à Mayotte, et selon quel calendrier ?

Troisièmement, enfin, concernant l'action de l'AFD aux Comores - sujet qui déchaîne les passions à Mayotte -, les débats récents à l'Assemblée nationale, lors de l'examen des crédits de la mission « Aide publique au développement », ont mis en cause le financement d'un projet portuaire aux Comores et, plus largement, l'action de l'AFD dans l'archipel.

Dans un contexte où ces polémiques contribuent à tendre un climat diplomatique déjà fragile entre la France et les Comores, et compte tenu de la complexité des relations entre Mayotte et l'archipel, notamment autour de l'immigration clandestine massive, il apparaît indispensable de trouver des solutions.

Quels sont donc les tenants et aboutissants exacts de ce projet portuaire et de l'action menée par l'AFD aux Comores ?

M. Akli Mellouli. - Quelles sont les conséquences sur l'AFD de la baisse draconienne du budget de la mission « Aide publique au développement », en particulier en ce qui concerne les outre-mer ?

Des crédits sont prévus pour les plans d'accès à l'eau à Mayotte et en Guadeloupe, ainsi que pour la reconstruction de la Nouvelle-Calédonie-Kanaky, de La Réunion et de Mayotte. En continuité avec son action, quel rôle l'AFD compte-t-elle jouer dans la reconstruction de ces territoires ? Comment appréhende-t-elle la baisse des crédits de la mission « Outre-mer » ?

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Je souhaiterais des précisions au sujet de la stratégie Trois Océans. Celle-ci est régulièrement évoquée dans les travaux de la délégation, ainsi qu'en séance publique, lors de la discussion de propositions ou de projets de loi.

Nous parlons « des outre-mer » ; pourtant nos territoires sont pluriels et tous différents. L'expression « stratégie Trois Océans » met en avant ces différences : nos territoires sont répartis sur trois océans.

Quelle est la place de la concertation avec les collectivités ultramarines dans l'élaboration des stratégies et des priorités avec des territoires aussi pluriels ? J'aimerais que vous précisiez les priorités économiques retenues pour développer la coopération et l'intégration régionales, dans le contexte spécifique propre à chaque océan.

Nous venons d'entendre l'intervention de notre collègue Thani Mohamed Soilihi au sujet de Mayotte. Je suis sénatrice de La Réunion : le même océan borde nos territoires, et pourtant nous affrontons des enjeux différents. Comment prenez-vous en compte ces disparités ?

Mme Micheline Jacques, présidente. - Nous avons évoqué les difficultés dans le montage et le portage des dossiers. De plus, nous connaissons les retards d'ingénierie dans les outre-mer. L'AFD met-elle en oeuvre des démarches de simplification et d'adaptation aux réalités locales ? Une telle démarche - sans sacrifier l'exigence de sécurité financière - ne serait-elle pas bénéfique ?

Le général de Gaulle a été évoqué : il a aussi inventé l'École nationale d'administration - on peut discuter de son efficacité aujourd'hui ! L'évolution du monde, de temps à autre, impose de réformer pour davantage d'efficacité.

Dans le cadre de nos travaux sur la coopération régionale, nous avons été ainsi frappés par l'exemple d'un hôpital, construit grâce à un financement de l'AFD de 15 millions d'euros à Albina, au Suriname, à la frontière avec la Guyane. Cet hôpital - et je ne reproche rien à l'AFD - ne fonctionne absolument pas. Les Surinamais préfèrent se faire soigner en Guyane. Nous avons eu le sentiment qu'un tel projet représente un gaspillage. L'AFD n'est pas en faute, qui travaille avec des partenaires. Comment, toutefois, peut-on s'assurer de l'efficience et de l'efficacité de ces financements pour les territoires qui les sollicitent ?

M. Rémy Rioux. - Je commencerai par la question de la simplification et de l'adaptation.

À l'AFD, nous voyons nos territoires ultramarins du point de vue de leurs voisins, et non depuis l'Hexagone. Je ne prétends pas que notre vision soit exacte, mais elle est spécifique. Considérer nos territoires depuis un tel point de vue rassure ; on distingue leurs forces et celles de nos entreprises.

Nous devrions également mieux amener ce que nous avons appris de ces pays voisins dans le débat public français.

Permettez-moi d'illustrer mon propos par un sujet récurrent : des normes parfaitement justifiées à la pointe occidentale de l'Europe peuvent l'être un peu moins à La Réunion, en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie. Or l'AFD travaille, dans les pays voisins des territoires d'outre-mer, avec les normes qui y sont en vigueur. Elles peuvent, certes, n'être pas toutes bonnes ; nous pourrions toutefois, je le redis, ramener ces expériences dans nos territoires. Je défends cette démarche à l'AFD depuis longtemps.

Ainsi, l'AFD fonctionne dans les deux sens : nous projetons l'expertise française à l'étranger, mais nous pourrions rapporter aussi les innovations, les bonnes pratiques et notre compréhension fine des contextes jusque dans nos propres délibérations, et même jusqu'au Sénat. Pour être franc, cette réciprocité des échanges n'est pas suffisante ; sans doute parce que nous sommes encore dans une vision de l'aide au développement qui ne fonctionne que dans un sens. Vous pouvez nous encourager dans cette démarche.

Lors d'une récente visite en Guyane, il m'a été confié qu'une grande partie des normes du bâtiment qui y sont en vigueur n'ont pas grand sens dans un environnement tropical et contredisent des façons de construire très anciennes et fonctionnelles. Nous pourrions opérer ce travail en nous appuyant sur des études, et l'expliquer par la proximité géographique de nos territoires.

Monsieur Mohamed Soilihi, permettez-moi tout d'abord de vous remercier - nous avons également passé une belle année à vos côtés. J'avais d'ailleurs eu une expérience comparable avec Mme Annick Girardin, ancienne ministre des outre-mer elle aussi. J'apprécie ce regard que vous portez sur ce que nous faisons et votre expérience en tant qu'élu local et national représentant de Mayotte - elle est précieuse pour nous ; peu de gens l'ont.

Lorsque je voyage avec le Président de la République, c'est très frappant : entre La Réunion et Madagascar, par exemple, l'équipe entière du Président change. Seuls le Président, le ministre et moi-même sommes, finalement, à même de constater ce qu'il y a de commun et de différent entre les territoires. Notre organisation, encore très en silo, mérite d'être assouplie, jusqu'aux instruments.

Nous le faisons au cas par cas : dans le cadre de l'initiative Kiwa, dans le Pacifique, nous avons réussi à mettre en oeuvre des projets pour la biodiversité et les changements climatiques à la fois dans les territoires en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie et dans les pays voisins et à mobiliser des ressources de nature différente.

Nos discussions avec Son Altesse l'Aga Khan et ses équipes, en juillet dernier, visaient aussi à casser cette logique de silos. Qu'un territoire soit sous souveraineté tanzanienne, française ou kényane intéresse en effet peu le Réseau Aga Khan de développement (AKDN), la branche philanthropique des Ismaéliens. Leur seul intérêt est d'atteindre les populations qu'ils visent et de leur apporter des services de santé ou, en l'occurrence, de protéger les mangroves et la nature.

Je vous remercie de m'offrir l'occasion de rappeler quelques chiffres et réalités au sujet des Comores et de Mayotte.

Premièrement, nous sommes ambitieux pour Mayotte, où nous avons augmenté nos financements. Ils s'élèvent désormais à plus de 100 millions d'euros par an. À la suite du cyclone Chido, nous avons bien sûr travaillé en particulier sur l'urgence constituée par les difficultés de trésorerie des collectivités, qui ne pouvaient pas faire face à toutes les dépenses et à leurs échéances de paiement. Nous avons donc reprofilé ces éléments et travaillons en particulier sur la gestion des déchets, les transports, les questions de l'eau et de la santé - ces sujets étaient déjà prioritaires avant le cyclone Chido ; ils sont encore plus urgents aujourd'hui.

Deuxièmement, à mon arrivée à l'AFD, nous réalisions moins de cinq millions d'euros de financement aux Comores. L'écart entre les financements accordés aux Comores et ceux accordés à Mayotte ne faisait que renforcer un écart gigantesque de développement entre ces territoires, qui avait pour conséquence - et l'a d'ailleurs toujours - des départs de Comoriens en kwassa-kwassa pour rejoindre l'Union européenne. Il faut absolument réduire et gérer cette tension, et l'AFD n'est qu'un instrument parmi d'autres.

Il nous a été confié en 2019 le soin de mettre en oeuvre le plan de développement France-Comores (PDFC), qui consiste à investir non pas 5 millions, mais 150 millions sur cinq ans aux Comores. Sa mise en oeuvre n'est pas simple, car les maîtrises d'ouvrage aux Comores sont très faibles - c'est l'un des pays les plus pauvres du monde - mais nous nous y appliquons.

Lors de sa visite l'année dernière, le député Guillaume Bigot s'est montré critique, mais il a observé que des écoles avaient été construites et que des centres de santé, avec du matériel médical, avaient été mis en place. Il a également pu constater, ce qui rejoint la remarque de Mme la présidente au sujet d'Albina, que le développement, ce n'est pas facile ! Dans certains pays où nous travaillons, les gens ont perdu confiance dans l'État et les autorités publiques. Il ne suffit donc pas de construire une école pour que, spontanément, les familles y mettent leurs enfants. Il ne suffit pas de construire un hôpital pour que la situation et les indicateurs de santé s'améliorent d'un coup. Il faut faire un travail qui ne relève pas de l'infrastructure, mais qui consiste à reconstruire du lien social et de la confiance. Ce travail incombe évidemment en priorité aux responsables politiques de ces pays, mais nous avons un rôle à jouer pour accompagner ce processus.

Ainsi, une mission de la Cour des comptes qui s'est rendue récemment aux Comores a constaté que, un an après la visite de M. Bigot, la fréquentation commençait à augmenter dans les écoles et les hôpitaux. Il faut se donner quelques années pour que ces infrastructures jouent pleinement leur rôle. Ce que nous appelons le développement relève du temps long, du structurel et de la confiance. Ce n'est pas de l'humanitaire, ou de l'instantané.

Il nous a aussi été demandé d'amener d'autres partenaires internationaux à investir aux Comores. C'est aussi, à mon sens, dans l'intérêt de Mayotte. Si la situation des Comores s'améliore, il est probable que tout le monde ira mieux ; c'est aussi simple que cela ! Encore une fois, cela ne signifie pas que nous oublions Mayotte.

Il y a dix ans, nous ne faisions quasiment rien aux Comores. Lors d'une discussion avec des représentants de la Banque mondiale, ceux-ci me disaient : « Le problème a été créé par vous, les Français. Commencez par investir aux Comores, et nous viendrons. » Nous sommes en train de le faire : un programme de 248 millions de dollars doit servir à financer un projet de corridor maritime, qui est très important pour l'économie des Comores. Ce montant peut paraître très élevé ; en vérité, la part de l'AFD n'est que de cinq millions. Le reste provient notamment de la Banque africaine de développement, à hauteur de 137 millions de dollars, de la Banque mondiale à hauteur de 25 millions de dollars, et de la Banque européenne d'investissement (BEI) à hauteur de 74 millions de dollars.

Il me semble que c'est une bonne chose si les Comores s'enrichissent et peuvent fixer leur population, si les mères aux Comores peuvent accoucher à l'hôpital de Moroni ou de Mutsamudu.

Néanmoins, nos actions aux Comores ont eu un effet d'entraînement - et la députée Estelle Youssouffa l'a bien noté. Nous sommes allés chercher de l'argent qui n'allait pas jusqu'à présent vers ce pays et qui, maintenant, commence à y arriver. C'est une bonne nouvelle pour tous.

M. Robert Wienie Xowie. - Il faut investir cet argent à Mayotte !

M. Rémy Rioux. - Votre remarque nous ramène au sujet de la destination de l'argent du développement. Celui-ci ne peut pas être investi dans un territoire français, puisque la France est un pays développé. Se pose de nouveau le problème du mixage budgétaire.

M. Robert Wienie Xowie. - Mayotte attend toujours, depuis la crise, que les promesses qui lui ont été faites soient honorées.

M. Rémy Rioux. - Cela n'est pas de ma responsabilité. L'AFD a agi à Mayotte, les chiffres vous ont été communiqués. La loi a été votée ; elle doit maintenant être appliquée. Nous sommes au service du général Pascal Facon, qui en est chargé.

Ces financements annoncés pour les Comores prendront aussi du temps, car construire un port là-bas ne se fait pas aisément. Il n'est pas facile de trouver des prestataires.

Monsieur Akli Mellouli, notre activité ultramarine relève du programme 123 qui, dans la proposition initiale du Gouvernement pour le projet de loi de finances (PJL) pour 2026, est en légère augmentation. Il avait passablement baissé l'année dernière, mais les bonifications des prêts et le FOM sont à des niveaux qui nous permettent de travailler, comme nous l'avons fait cette année et l'année précédente. Je n'ai donc pas de point d'alerte à vous transmettre sur ce point. Ce budget, dans un moment d'ajustement de nos finances publiques, me paraît positif pour le groupe AFD. Nous pourrons travailler utilement.

Je distingue en revanche le sujet de la Nouvelle-Calédonie, du PGE de 2025 et de la société de gestion de fonds de garantie d'outre-mer (Sogefom) qui travaille activement pour appuyer les entreprises et éviter les faillites. M. Discour pourra vous apporter des prévisions sur le sujet.

Cependant, il est vrai que la baisse de l'aide publique au développement est massive. Entre 2024 et 2026, l'AFD aura perdu, si le texte est voté en l'état, plus des deux tiers de ses ressources budgétaires. À ma connaissance, peu d'établissements publics ou de politiques publiques sont aussi impactés dans l'effort, certes nécessaire, d'ajustement de nos finances publiques. La ressource en subventions est la plus touchée, ainsi que la bonification des prêts.

Notre façon de travailler va changer. Cette baisse va nous pousser vers les pays plus riches, et nous rendre moins actifs dans les pays les plus vulnérables. Cette année, la part de l'Afrique commence déjà à se réduire dans l'activité de l'AFD, tandis que celle de l'Amérique latine, par exemple, est en train d'augmenter. La part des outre-mer, d'ailleurs, augmente aussi, avec l'effet un peu exceptionnel du PGE en Nouvelle-Calédonie. On constate donc une déformation du modèle de l'AFD.

Ces baisses nous poussent aussi vers les énergies renouvelables, des sujets qui relèvent davantage de logiques économiques, et nous détournent de l'éducation et de la santé, où le contenu budgétaire de nos interventions est plus élevé. Il s'agit, certes, d'un choix politique, mais la ressource budgétaire guide les secteurs et les géographies dans lesquels l'AFD intervient.

M. Robert Wienie Xowie. - L'économie de l'ensemble des outre-mer a chuté depuis la période du covid-19 - c'est une réalité. En Nouvelle-Calédonie, ce phénomène s'est accentué depuis les événements de 2024.

Le 19 novembre 2025, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie vous a adressé une lettre sollicitant la suspension temporaire du remboursement des prêts covid-19 et des prêts contractés après les événements de 2024. Cette mesure est indispensable pour garantir la continuité des services publics essentiels, préserver la stabilité financière des institutions et fluidifier la mise en oeuvre des chantiers de reconstruction. Qu'allez-vous répondre à cette sollicitation ?

Au regard de notre situation, nous devons pouvoir consacrer les 8 milliards de francs dus en 2026 à nos priorités : la relance de notre économie et de l'ensemble de nos activités, mises à mal depuis l'épidémie du covid-19 et, surtout, depuis la crise du 13 mai 2024.

M. Rémy Rioux. - J'ai pris connaissance, hier, du courrier du président Alcide Ponga, également adressé au Premier ministre, à la directrice de la mission interministérielle pour la Nouvelle-Calédonie (Minc), au directeur local de l'AFD et au haut-commissaire de la République.

Depuis la crise du covid-19, l'AFD se trouve aux côtés de la Nouvelle-Calédonie sans faillir, avec les instruments dont elle dispose - des instruments de prêt, certes, mais pas uniquement. L'essentiel de la dette de la Nouvelle-Calédonie est au bilan de l'AFD. Nous sommes donc très exposés, concernés et inquiets de l'évolution économique du territoire ; nous avons toujours fait en sorte d'éviter l'effondrement de son système social et de son système de santé.

L'activité privée nous préoccupe également. L'AFD a mené de nombreuses études en Nouvelle-Calédonie, notamment sur l'économie sociale et solidaire. Nous cherchons à créer des emplois dans des secteurs potentiellement moins lucratifs, mais utiles aux services sociaux, ainsi que dans les filières à forte soutenabilité. Le solaire présente un fort potentiel pour l'évolution du mix énergétique du territoire.

L'AFD est donc présente, aux côtés de l'État qui garantit ces prêts. Nous allons examiner la demande du président Alcide Ponga. Personne ne souhaite, bien évidemment, empêcher la Nouvelle-Calédonie de reprendre un chemin positif ni la placer dans une situation financière intenable.

Enfin, j'ai été invité il y a quelques mois par Manuel Valls, ministre d'État, aux discussions relatives à l'accord de Bougival. J'étais venu réaffirmer la présence de l'AFD en Nouvelle-Calédonie, non seulement dans l'urgence, mais aussi pour l'aider à progresser structurellement dans la gestion de ses finances publiques. J'ai regardé ce sujet attentivement : il manque un certain nombre d'instruments, notamment de consolidation des dépenses.

Dans ce domaine, nous pouvons apporter un appui technique et donner au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie un outil de pilotage plus performant de ses finances publiques.

Par ailleurs, j'ai aussi proposé que nous aidions le territoire à se projeter à long terme. Dans les moments de crise, il me paraît essentiel, pour repartir de l'avant, d'avoir une vision, à l'horizon de trente ans, du modèle économique, de la trajectoire de développement, de l'insertion effective dans le bassin océanique de la Nouvelle-Calédonie, et de l'évolution de son mix énergétique.

L'AFD a de l'expérience sur la conception de ces projections à long terme, allant jusqu'à la modélisation, y compris au service de pays voisins de la Nouvelle-Calédonie. Celle-ci est, pour l'heure, privée de ces outils. Nous sommes tout à fait prêts à travailler sur ce sujet. Des discussions préalables avec les élus ont déjà eu lieu.

Je le répète : nous serons auprès de la Nouvelle-Calédonie à court terme, mais tout cela n'a de sens que si une trajectoire de long terme pour le territoire est bâtie.

M. Matthieu Discour, directeur du département Trois Océans. - Monsieur Mohamed Soilihi, le sujet du mixage a été remis en haut de la pile grâce à vous.

La discussion est ouverte depuis un certain temps ; nous l'avons reprise à la suite des changements de ministres. Il y a un accord de principe sur l'intérêt du projet et les mécanismes de gouvernance. La principale difficulté se situe donc plutôt au niveau de la sécurisation d'une enveloppe budgétaire. Nous aimerions que ce mécanisme soit lancé dès le 1er janvier prochain, avec une enveloppe estimée à cinq millions d'euros, alimentés par les deux ministères, de manière à financer, idéalement, un projet par bassin. Les discussions ne sont pas closes, d'autant que nous ne disposons pas encore de vision définitive de nos budgets.

Nous rencontrons également des difficultés à obtenir des reportings spécifiques, puisque nous relevons du programme 123 et du programme 209. L'idéal serait d'obtenir une ligne budgétaire, votée par le Parlement. Cependant, avec un accord et une mobilisation budgétaire mixte, entre les programmes123 et 209, nous aurions la capacité de démarrer la mise en oeuvre de ce mécanisme.

Concernant la Fondation Aga Khan, une mission conjointe a eu lieu il y a un mois afin de définir les priorités de manière très précise. L'objectif consiste à signer un premier mémorandum d'entente autour d'un projet et d'un chiffrage budgétaire précis : la dynamique est très positive dans ce dossier.

Quant aux priorités économiques dans l'océan Indien, définies en lien avec les élus et les services de l'État, je citerai les enjeux de la connectivité, de l'économie circulaire et de développement durable, sans oublier l'adaptation au changement climatique. Sur ce dernier point, l'aspect économique reste à affiner, notamment pour La Réunion.

Par ailleurs, nous sommes très disponibles pour de l'accompagnement sur les thématiques de l'adaptation et de la simplification, le FOM, interministériel par nature, pouvant être actionné sur ces enjeux à la demande de nos partenaires. Pour prendre l'exemple de l'assainissement non individuel en Guyane, les techniques ancestrales qui existent peuvent être encouragées au lieu d'appliquer des normes inadaptées : nous avons reçu une demande visant à réaliser des études, à laquelle nous avons répondu positivement, cette démarche pouvant permettre d'aboutir à des décisions réglementaires reconnaissant ces dispositifs traditionnels.

Toujours en matière de simplification, il convient de mettre en place des accords-cadres afin de faciliter la mobilisation d'expertises par les communes : tel a été le cas de Mayotte pour la reconstruction des équipements scolaires et sportifs. Dans ce type de dossiers, les communes peuvent obtenir un accompagnement adapté pour les études et l'assistance à maîtrise d'ouvrage.

Pour autant, les 12,5 millions d'euros disponibles au titre du FOM ne permettent pas de traiter tous les dossiers, d'où une logique de priorisation.

Le projet à Albina, quant à lui, a souffert de défauts de conception, mais surtout de défauts de réalisation : octroyé en 2015, le projet s'est arrêté lorsque le Suriname s'est retrouvé dans une situation d'impayés. La deuxième difficulté tient au fait que le fonctionnement prévu n'était pas financé par le prêt, ce dont les autorités surinamaises n'avaient pas pris la mesure.

Par conséquent, un deuxième prêt a été mis en place - le coût pour le contribuable français étant nul - pour soutenir le fonctionnement, le recrutement et la communication, tandis que des protocoles ont été mis en place avec le centre hospitalier de Saint-Laurent-du-Maroni pour faciliter la prise en charge des patients et le retour dans les unités qui fonctionnent : par exemple, un centre de dialyse entre en activité, tandis qu'une première naissance a eu lieu à l'hôpital d'Albina. Nous vous tiendrons informés des avancées dans ce dossier.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Nous nous sommes déplacés au Suriname et cet hôpital compte sans doute parmi l'un des pires gâchis que j'ai pu voir dans ma vie. Compte tenu du nombre de personnes qui ne peuvent pas accéder aux soins à travers le monde, il y a de quoi pleurer face à cet hôpital qui n'a jamais fonctionné alors qu'il a été construit dix ans plus tôt, avec notamment ces salles de dialyse qui ne sont jamais entrées en service.

Il aurait fallu s'assurer de la présence de personnels compétents avant de lancer la construction de ce centre et, si la solidarité entre pays est nécessaire, elle ne peut pas se faire à n'importe quel prix : les États qui bénéficient de ces aides doivent s'engager à déployer des moyens humains, alors que le Suriname n'a fait que réclamer - comme pour les écoles - des ressources humaines en sus de l'aide à la construction des bâtiments.

Cela pose question et met en cause l'utilité de ce type d'investissements : ce projet me heurte personnellement, car il a coûté beaucoup d'argent pour des résultats nuls pour la population du Suriname.

M. Rémy Rioux. - Je précise que ce projet a été lancé bien avant ma nomination.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je n'accuse personne, mais je tenais à faire ce constat.

M. Rémy Rioux. - Je souhaiterais que nous examinions la conception de ce projet : nous vérifions toujours la solidité de la demande et nous assurons que le pays concerné s'engage à faire fonctionner les installations.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Lorsque nous nous sommes rendus sur place, seuls deux médecins cubains étaient présents.

M. Rémy Rioux. - Je précise qu'il s'agit non pas d'une subvention, mais d'un prêt à taux non concessionnel souscrit par les autorités du Suriname, doublement pénalisées dans la mesure où elles doivent rembourser un prêt qui n'a pas permis d'offrir un service. Il n'est pas question d'un don du contribuable français qui aurait financé cet hôpital.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Le gâchis est incontestable.

M. Rémy Rioux. - Il ne s'agit évidemment pas d'un bon investissement et je comprends votre émotion.

Mme Micheline Jacques, présidente. - L'AFD est un financeur et cette question relève sans doute davantage de la diplomatie et des discussions entre États.

M. Akli Mellouli. - Je me félicite de cet échange, et il serait opportun d'associer davantage les parlementaires aux discussions à l'avenir, afin que nous puissions réaliser notre travail d'évaluation.

J'ai pris note de votre travail visant à renforcer la préparation aux catastrophes naturelles et aux crises sanitaires : ces phénomènes ne connaissent ni frontières ni visas, d'où la nécessité d'agir à Madagascar et dans la corne de l'Afrique si nous souhaitons limiter les répercussions pour Mayotte et La Réunion.

Pour ce qui est des Caraïbes, les sargasses sont un sujet majeur de pollution, la République dominicaine ayant été affectée par une coupure de courant à cause de ces algues, tandis que nos communes ultramarines subissent l'impact de cette pollution, qui menace de dégrader un certain nombre d'équipements. Sur ce sujet, un travail régional associant tous les acteurs semble s'imposer afin de générer un effet levier.

De manière générale, aider les pays à se développer est une nécessité : lutter contre le VIH au Kenya, par exemple, peut sembler lointain, mais un redémarrage de l'épidémie nous affecterait tous. Nous devons donc mettre au point une méthode de travail commune permettant d'améliorer les conditions de vie générales : quand nous agissons pour les autres, nous agissons en réalité pour nous.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Dans le prolongement de l'observation de mon collègue et pour rebondir sur les propos de M. Rioux au sujet des conséquences du recul de l'aide publique au développement, j'aimerais insister sur l'impact migratoire : selon les spécialistes, 87 % des migrations s'effectuent du sud au sud, ce qui signifie que les populations cherchent avant tout des solutions dans leur aire géographique ; c'est seulement lorsqu'elles ne trouvent pas de solutions qu'elles envisagent des destinations plus lointaines.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je suis pleinement favorable à l'importation d'innovations et suis prête à ce que nous engagions une réflexion avec l'AFD à ce sujet, car cette démarche contribue à l'insertion des territoires d'outre-mer dans leur environnement régional.

Pour en revenir aux sargasses, des start-up des Caraïbes - notamment à la Barbade - travaillent sur les possibilités d'utilisation de ces algues : dans le cadre de la coopération scientifique, quelle pourrait être la place de l'AFD ? Pourquoi ne pas envisager un mécanisme de subrogation des subventions européennes, qui permettrait à l'Agence d'accompagner les collectivités sur des sujets qu'elles considèrent comme majeurs, par exemple l'assainissement, la bioéconomie ou la captation d'eau ? Cette dernière pose de graves problèmes dans certaines communes guyanaises compte tenu de la diminution des nappes, et il faudrait donc envisager de nouveaux modes de production.

La délégation aux outre-mer a engagé une étude consacrée aux filières d'excellence dans les territoires ultramarins, et l'AFD pourrait contribuer à les valoriser.

M. Rémy Rioux. - Il est essentiel, monsieur Mellouli, de rappeler que tous les territoires sont liés. Le sondage régulièrement réalisé par l'AFD permet de constater, chaque année, qu'environ 80 % des Français estiment que les événements survenant en dehors des frontières du pays ont des répercussions directes sur leur vie quotidienne ; de plus, ils demandent aux autorités d'agir dans ce domaine et la politique publique d'aide au développement est soutenue, de fait, par deux tiers de la population, peu de politiques pouvant se prévaloir d'un tel niveau de soutien.

Pourtant, en dépit d'une forte augmentation des budgets, il existe des doutes et des interrogations, ce qui doit nous inciter à affirmer que l'aide au développement est essentielle et qu'elle produit des résultats dans l'intérêt des Français, car les intérêts des pays soutenus sont liés aux nôtres. En particulier, il me semble que la situation à Madagascar doit nous alarmer, compte tenu des difficultés que nous rencontrons déjà pour gérer les relations entre Mayotte et les Comores.

En effet, Madagascar comptera 50 millions d'habitants à l'horizon 2050, alors que le niveau de vie par habitant est pour l'instant inférieur à celui que l'île connaissait au moment de l'indépendance : je vous laisse imaginer les conséquences du déplacement d'une telle masse de population pour les territoires voisins. Il faut donc investir dans l'île pour y créer des emplois et garantir un avenir à ses habitants.

Comme l'a justement souligné M. Mohamed Soihili, l'enjeu migratoire est majeur du point de vue du développement et je demande à disposer du mandat comme des moyens nécessaires pour y travailler sérieusement, une fois encore pour éviter aux populations d'avoir à emprunter les routes de l'émigration, avec les terribles dangers qui s'y attachent. S'y ajoute un autre chiffre essentiel dans cette réflexion, à savoir le fait que l'Union européenne perdra 20 % de sa population active d'ici à 2050.

Pour en revenir à Madagascar, il s'agit du huitième pays d'Afrique francophone qui renverse son gouvernement depuis 2021 : une vague démographique gigantesque se profile, puisqu'environ 600 millions de jeunes Africains rechercheront un travail d'ici à 2050, soit un phénomène inédit dans l'histoire. Il faudra faire des choix politiques en tenant compte de ces tendances.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Il faut favoriser la stabilité politique intérieure de ces pays.

M. Akli Mellouli. - Nous avons certainement des leçons à leur donner en la matière... !

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Les situations ne sont guère comparables, même si je partage votre inquiétude, mon cher collègue.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Un cercle vicieux est à l'oeuvre puisque le sous-développement entretient l'instabilité politique, qui elle-même ne permet pas de sortir du sous-développement.

Mme Micheline Jacques, présidente. - L'exemple d'Haïti, avec ses 13 millions d'habitants, mérite également l'attention. Malgré les difficultés auxquelles ce territoire est confronté, le développement des filières agricoles y est remarquable, des exposants haïtiens ayant été primés lors de la dernière édition du salon du chocolat. C'est donc bien par la valorisation des filières d'excellence que nous devons tirer l'ensemble des territoires vers le haut.

M. Matthieu Discour. - Concernant les sargasses, un programme régional couvrant la zone de l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO) a démarré depuis quelques mois, avec une dotation de 8 millions d'euros. Comme je l'indiquais précédemment, un mélange des outils des programmes 123 et 209 nous permettrait, dès le début, de concevoir un programme qui intégrerait pleinement les territoires français.

De manière paradoxale, nous agissons moins dans ces territoires, alors que l'AFD a clairement un rôle à jouer en termes d'ingénierie technique et financière. Nous avons déjà été sollicités sur des préfinancements de subventions européennes, dont peut bénéficier le groupement d'intérêt public (GIP) Sargasses, un nouveau modèle économique pouvant sans doute être bâti à terme afin de mobiliser des financements de long terme de l'AFD et d'agir pleinement dans les territoires français.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Que pensez-vous de la piste d'une subrogation des subventions européennes ?

M. Matthieu Discour. - Nous sommes prêts à examiner cette suggestion très innovante, car l'AFD doit être un facilitateur pour les territoires ultramarins.

Mme Micheline Jacques, présidente. - L'AFD est un partenaire privilégié des territoires ultramarins et de leur insertion dans leur environnement régional. J'ai bien noté une prise de conscience quant à la nécessité de l'adaptation normative. Nous pourrons donc poursuivre nos réflexions pour répondre aux défis du coût de la vie et du renforcement de la résilience face aux événement climatiques.

Nous pourrons également valoriser la formidable source d'énergie que constitue le soleil, des gisements d'économies existant dans le domaine de l'éclairage public pour nos collectivités, déjà très sollicitées financièrement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 35.