EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, le droit français dispose d'un arsenal solide et complet contre les formes traditionnelles d'exploitation sexuelle. L'infraction d'achat de services sexuels et le dispositif du parcours de sortie de la prostitution, ainsi que les dispositions préexistantes relatives au proxénétisme et à la traite des êtres humains, permettent, lorsqu'ils sont appliqués, de poursuivre l'ensemble des auteurs et d'accompagner les victimes vers une sortie durable de l'exploitation sexuelle.

Pour autant, ce même droit se trouve démuni face au développement de nouvelles formes d'exploitation sexuelle qui se déploient avant tout dans l'espace numérique. Près de dix ans après la loi du 13 avril 2016, il convient donc de procéder à son actualisation afin que les infractions de proxénétisme et d'achat de services sexuels englobent expressément l'exploitation sexuelle qui se déploie dans l'industrie pornographique et la cyberprostitution.

Les activités de l'industrie pornographique, tout d'abord, ont longtemps échappé à la répression malgré des similarités évidentes avec la prostitution. Des affaires en cours comme celles dites « French Bukkake » et « Jacquie et Michel » ont toutefois opéré une évolution significative. En particulier, l'arrêt (n° 23-80.194) rendu par la Cour de cassation le 14 mai 2025 dans l'affaire dite French Bukkake constitue une inflexion décisive. La Haute juridiction y affirme que « les actes sexuels filmés et diffusés dans un but lucratif, dès lors qu'ils impliquent une rémunération pour la personne exécutante et un profit pour l'organisateur, relèvent de la définition jurisprudentielle de la prostitution, et donc du proxénétisme ». Par cette décision, la Cour a ouvert la voie à une reconnaissance juridique du lien organique entre l'industrie pornographique et la prostitution.

Il appartient désormais au législateur d'en tirer les conséquences, en actualisant les fondements juridiques pour garantir l'effectivité de cette reconnaissance.

En parallèle, une nouvelle pratique s'est développée depuis une quinzaine d'années, qui pousse à son paroxysme les dynamiques d'ubérisation et de numérisation qui s'observent dans l'ensemble du champ de l'exploitation sexuelle : le caming.

Le caming consiste à rémunérer une personne pour qu'elle réalise à distance des actes sexuels filmés et retransmis en direct par écran interposé. Cette pratique s'est généralisée ces dernières années avec l'essor fulgurant de sites comme Onlyfans (qui revendiquait plus de 305 millions d'utilisateurs en 2024) ou Mym. Une pratique similaire, qui se déploie sur les mêmes plateformes, consiste à rémunérer une personne pour qu'elle effectue des actes sexuels à distance et les transmette ensuite à l'acheteur de manière différée sous forme de photographies ou de vidéos pornographiques. Les actes sexuels réalisés peuvent impliquer une ou plusieurs personnes. Ces pratiques sont parfois désignées sous le terme de « cyberprostitution ».

Dans un arrêt (n°21-84.789) rendu le 18 mai 2022, la Cour de Cassation a estimé que ces pratiques ne relèvent pas de la définition jurisprudentielle de la prostitution. En effet, la jurisprudence a subordonné de manière stable la reconnaissance du fait prostitutionnel à l'existence d'un contact physique rémunéré. Dans le caming et les pratiques similaires, la personne effectuant les actes sexuels peut être seule derrière son écran ; c'est sur ce constat que la Cour s'est appuyée pour justifier l'exclusion du caming du champ de la prostitution.

Cette décision est lourde de conséquences, car elle rend difficiles les poursuites pour proxénétisme dans les cas où les personnes exploitées effectuent l'intégralité des actes sexuels rémunérés à distance, sans contact physique ni avec le client, ni avec des personnes tierces. En effet, la définition du proxénétisme (articles 225-5 à 225-12 du code pénal) est centrée sur le terme de prostitution, dont la seule définition légale est jurisprudentielle.

Notons d'ailleurs qu'en dépit des mutations profondes du phénomène de l'exploitation sexuelle mentionnées ci-dessus, la définition légale du proxénétisme n'a pas fondamentalement évolué depuis 2003.

Ce découplage artificiel entre prostitution et autres formes de marchandisation d'actes sexuels méconnaît les réalités de terrain abondamment documentées par les enquêtes parlementaires, policières, scientifiques et journalistiques. La frontière entre pornographie, prostitution et cyberprostitution s'avère désormais poreuse, sinon fictive - à la fois du côté des victimes et de celui des auteurs. Comme l'a rappelé l'ancienne cheffe de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) Elvire Arrighi lors de son audition devant la Délégation aux droits des femmes du Sénat, les personnes exploitées dans l'industrie pornographique sont fréquemment recrutées parmi les femmes déjà en situation de prostitution, et inversement. Quant aux proxénètes, ils sont systématiquement présents dans l'industrie pornographique et dans la cyberprostitution, puisque les producteurs de pornographie ou encore les plateformes de caming engendrent des bénéfices sur les actes sexuels effectués. En ce qui concerne la cyberprostitution, il faut aussi noter la présence croissante d'individus qui se font appeler « agents » ou « managers » et qui s'approprient une partie des revenus engendrés par les personnes exploitées en leur promettant une aide visant à accroître leur clientèle.

La présente proposition de loi s'inscrit dans la continuité des travaux de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, qui invitait dans son rapport Porno : l'enfer du décor (2022) à renforcer l'arsenal répressif à l'encontre des violences sexuelles perpétrées dans un cadre pornographique, ainsi que de l'incitation à de telles violences par le biais de contenus numériques. Elle répond également aux préoccupations exprimées par le Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes, qui appelait, dans son rapport Pornocriminalité (2023), à reconnaître dans la pornographie, la prostitution et la cyberprostitution (le caming et les pratiques similaires) des formes convergentes d'exploitation sexuelle.

La présente proposition de loi a donc pour but d'inclure l'ensemble de ces pratiques (cyberprostitution, pornographie) dans le champ de l'exploitation sexuelle au côté de la prostitution « traditionnelle ». Sans modifier l'acception de la prostitution, établie de longue date par le juge, ce texte reconnaît qu'il existe aujourd'hui d'autres formes de marchandisation de la sexualité qui posent les mêmes problèmes : atteintes graves aux droits des personnes victimes, conséquences traumatiques, exploitation par des individus et des réseaux criminels liés à d'autres formes de criminalité, encouragement de la pédocriminalité ainsi que de la haine et des violences sexistes, homophobes et transphobes. Ce texte vise donc à s'assurer que les formes numériques de l'exploitation sexuelle n'échappent plus au périmètre des infractions de proxénétisme et d'achat d'acte sexuel. En reconnaissant enfin l'unité profonde des formes contemporaines d'exploitation sexuelle, qu'elles s'exercent dans l'espace physique ou numérique, le législateur répond à un double impératif de lucidité et de justice.

Outre ces évolutions essentielles pour adapter le droit pénal aux mutations numériques de l'exploitation sexuelle, ce texte porte deux changements importants.

Il propose, d'une part, de renforcer la répression de l'achat de services sexuels auprès de mineurs. Face à l'accroissement dramatique du nombre de mineurs en situation de prostitution, il convient d'être plus clair que jamais sur la nature criminelle de ces actes. Ce texte propose donc de considérer comme des viols ou des agressions sexuelles tous les actes d'achat de services sexuels lorsque la victime est mineure. Actuellement, ces qualificatifs ne sont applicables que lorsque la victime a moins de 15 ans ; ce seuil d'âge doit passer à 18 ans tant les conséquences de ces actes sur les mineurs qui en sont victimes sont graves.

D'autre part, il propose une mesure visant à renforcer la protection des victimes d'exploitation sexuelle : étendre le dispositif du « Téléphone grave danger », qui a fait ses preuves ces dernières années concernant la protection des victimes de violences conjugales et de viol, aux personnes victimes d'achat d'acte sexuel, de proxénétisme et de traite des êtres humains, lorsque ces personnes sont dans une situation de danger grave.

Avec ces réformes, il ne s'agit nullement de bouleverser les équilibres fondamentaux du droit pénal français, mais d'en actualiser les contours à l'aune des évolutions sociales. Une telle clarification apparaît essentielle, tant pour assurer une protection effective des victimes que pour garantir l'efficacité des poursuites judiciaires.

L'article 1er étend la définition légale du proxénétisme en substituant, dans les articles 225-5 à 225-7 et 225-10 du code pénal, les mots : « marchandisation dactes sexuels » aux nombreuses occurrences du mot : « prostitution ». L'expression « marchandisation dactes sexuels » recouvre un champ plus large que la seule prostitution telle qu'elle est entendue de manière étroite par le juge, puisqu'elle inclut l'achat et la vente de toutes sortes d'actes sexuels, y compris en l'absence de contact physique direct entre la personne qui sollicite les actes et celle qui les effectue. Pour des raisons de clarté, un alinéa est ajouté à l'article 225-5 afin de préciser expressément que les actes sexuels concernés n'impliquent pas nécessairement de contact physique. Il précise également que les actes sexuels simulés ne sont pas concernés, afin d'exclure du champ de la loi les oeuvres cinématographiques.

Cette réforme permettra de faciliter le travail de la justice dans certaines affaires d'exploitation sexuelle, lorsque les actes sexuels effectués ou la nature du schéma transactionnel ne correspondent pas à la définition jurisprudentielle stricte de la prostitution et compliquent ainsi les poursuites pour proxénétisme. C'est le cas notamment dans des affaires impliquant la production de pornographie ou l'exploitation des revenus de personnes vendant des actes sexuels en ligne.

L'article 2 pénalise l'achat d'actes sexuels réalisés à distance, de la même façon que la loi du 13 avril 2016 était venue créer l'infraction de recours à la prostitution. Ainsi, les personnes qui solliciteront, en échange d'une rémunération, des actes sexuels filmés et réalisés à distance dans le but de visionner des contenus pornographiques seront passibles d'une amende, aggravée en cas de récidive ou lorsque la victime présente une particulière vulnérabilité.

Cette nouvelle infraction se veut être l'équivalent numérique de l'infraction de recours à la prostitution « traditionnelle ». Afin de respecter cette équivalence, ne seront visées que les personnes achetant des actes et des contenus sexuels qui leur sont destinés personnellement. Les personnes prenant un abonnement payant à des sites ou des comptes proposant des contenus pornographiques ne seront donc pas concernées.

Cette nouvelle infraction ne concernera que les victimes majeures ; une infraction similaire existe déjà lorsque la victime est mineure, et est punie d'une peine plus élevée.

L'article 3 renforce lui aussi la répression de l'achat d'actes sexuels, mais sur un autre volet, celui de la prostitution de mineur. Cet article redéfinit tout acte sexuel tarifé avec un mineur comme un viol ou une agression sexuelle, et ce quel que soit l'âge du mineur, jusqu'à 18 ans.

En conséquence, les dispositions existantes spécifiques au recours à la prostitution de mineur sont supprimées.

L'article 4, enfin, concerne l'accompagnement des victimes d'exploitation sexuelle. Il vise à étendre le dispositif du « Téléphone grave danger » (TGD), actuellement réservé aux victimes de viol et de violences conjugales, aux victimes de recours à la prostitution, de proxénétisme et de traite des êtres humains.

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