2. Mais un potentiel qui reste considérable
La question de savoir si le miracle économique asiatique peut, d'une part, être durable et, d'autre part, être répliqué dans d'autres régions du monde, donne lieu, depuis 15 ans, à des controverses sans fin. La crise -qui n'avait été prévue par personne- 39 ( * ) a relancé les débats sur la pérennité de ce modèle, au-delà des éléments conjoncturels et, partant, sur la capacité de l'Asie du Sud Est à entrer à nouveau dans un cycle de croissance élevée et durable .
Avant la crise, nombre d'observateurs -et c'était notamment l'analyse de la Banque Mondiale, dans un rapport célèbre de 1993 sur le miracle économique du Sud Est asiatique- estimaient que la croissance des pays émergents d'Asie était soutenable, compte tenu de la forte épargne, de la qualité du capital humain et du fort niveau d'investissement enregistrés dans ces pays, trois éléments favorisant l'accumulation des facteurs de production (qui sont le capital et le travail).
D'autres économistes insistaient plus sur l'idée que la loi des rendements décroissants s'appliquerait un jour ou l'autre à ces économies, et ferait converger leurs taux de croissance vers ceux observés en Occident. Dans cette analyse, la croissance économique élevée des pays du Sud Est asiatique n'étant imputable qu'à l'accumulation des facteurs de production (par l'investissement et l'accroissement du volume de la population active) et non à l'augmentation de la productivité de ces facteurs, il ne saurait y avoir de croissance soutenable à un tel rythme dans le long terme. Avec l'inévitable ralentissement du taux d'accumulation, la croissance décélérerait.
Sans entrer dans ces débats, on peut toutefois faire deux remarques :
- La première remarque est que la réussite économique des pays du Sud-Est asiatique ces 25 dernières années était fondée sur des facteurs qui, pour l'essentiel, persistent . L'épargne nationale est nettement plus élevée que dans les autres pays émergents, et contrairement à l'Asie du Nord-Est vieillissante, la croissance de la population active y reste dynamique. Bien sûr, ce constat global doit être nuancé par les particularités de chaque pays : la structure de la population de Singapour est comparable à celle de la Corée du Sud, plus avancée dans la transition démographique que les pays jeunes d'Indochine, par exemple, et quant au taux d'épargne, il est structurellement faible aux Philippines, ainsi que dans certains pays peu développés, tels que le Viët-nam. On peut néanmoins envisager une reprise du processus d'accumulation des facteurs de production, même si ces atouts perdent de leur intérêt au fur et à mesure du développement, et sont pas exemple de moins en moins pertinents pour Singapour.
- La deuxième remarque porte sur les marges de progression existant en matière de productivité des facteurs de production . L'exemple de Singapour est à cet égard éclairant : malgré un PIB par habitant supérieur à celui de la plupart des pays occidentaux, Singapour atteint ou dépasse régulièrement des taux de croissance supérieurs à 8 %, y compris depuis la crise asiatique. Or sa stratégie de remontée de filière progressive et continue, qui s'achève actuellement par sa spécialisation dans les activités à valeur ajoutée maximale (recherche, nouvelles technologies, services financiers), aurait dû éliminer progressivement son potentiel de rattrapage sur les pays occidentaux et entraîner une décrue du rythme de la croissance. Il n'en est rien. Cette situation s'explique par le fait que, contrairement à l'intensité capitalistique, qui a fortement augmenté au cours du décollage économique, on estime généralement que la productivité du travail en Asie de l'Est est encore sensiblement plus faible qu'en Occident et au Japon, et ce, même dans les Etats les plus avancés tels que Hong-Kong et Singapour. Il existerait donc encore pour ces pays un potentiel de rattrapage important.
Or, l'importance des gains de productivité dans le processus de croissance va grandissant au cours du développement. D'après les économistes, ces derniers expliqueraient actuellement environ la moitié de la croissance des pays occidentaux. L'Asie du Sud-Est dispose donc d'une marge de progression dans ce domaine, pour passer d'une croissance extensive à une croissance intensive. Pour l'instant, les pays de l'ASEAN possèdent, dans leurs ensemble, des taux de scolarisation et des niveaux de dotation technologique encore inférieurs à ceux de leurs voisins nord asiatiques plus avancés, ce qui expliquerait la vigueur des taux de croissance observés.
Plusieurs analystes estiment parallèlement que la productivité du capital dispose, elle aussi, dans la zone d'Asie du Sud-Est, d'une importante marge de progression. La crise financière de 1997 a mis en lumière la corruption persistant dans certains pays, la collusion d'intérêts particuliers ou encore l'allocation sous-optimale des ressources (soutien du secteur bancaire par les autorités).
Les efforts de restructuration et d'assainissement des bilans des banques et des entreprises non financières, le rééquilibrage du système de financement des entreprises et la modification des comportements de rentabilité de ces mêmes entreprises (qui ont eu tendance, par le passé, à privilégier les parts de marché sur la rentabilité) devraient améliorer la productivité du capital.
On peut donc affirmer que l'Asie du Sud Est dispose donc encore d'un important potentiel de rattrapage.
* 39 Même l'économiste Paul Krugman n'avait prévu, dans un célèbre article de 1994, qu'un ralentissement de la croissance asiatique, en-deçà du scénario qui s'est effectivement réalisé.