B. RESSERRER NOTRE COOPÉRATION À TOUS LES NIVEAUX
1. L'évolution incertaine de la politique centre-européenne
L'avenir des forces politiques centre-européennes eurocritiques, illibérales ou populistes n'est pas facile à prédire. Le Fidesz hongrois n'est certes pas favori pour les élections hongroises de 2026. Il pourrait perdre le pouvoir au profit du parti Respect et Liberté fondé par le dissident du Fidesz Péter Magyar. En Slovaquie, la dynamique populaire du parti SMER-SD de Robert Fico, qui gouverne depuis 2023 avec le parti Hlas et les ultranationalistes du parti national slovaque, est devenue moins favorable, sa popularité ayant été dépassée depuis la fin 2024 par celle des libéraux du parti Slovaquie progressiste.
Il existe pourtant une dynamique régionale en leur faveur. En septembre 2024 en Autriche, le parti d'extrême-droite FPÖ, hostile au soutien à l'Ukraine, a progressé de treize points pour devenir pour la première fois dans l'histoire du pays la première force politique avec 29 % des suffrages, avant d'être rejeté dans l'opposition faute de pouvoir composer un gouvernement. Son chef Herbert Kickl est à l'origine de la formation au Parlement européen d'une fraction commune avec le Fidesz hongrois et le Smer-SD slovaque en juin 2024, les Patriotes pour l'Europe. En janvier 2025, la Croatie a élu président Zoran Milanovic, qui s'était dit très hostile à l'élargissement de l'Otan à la Finlande, à la Suède et à l'Ukraine, et plaide pour le maintien de bonnes relations avec la Russie. En juin 2025, les électeurs polonais ont préféré élire président le candidat nationaliste et eurocritique, Karol Nawrocki, hostile à l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, plutôt que le candidat libéral Rafa Trzaskowski. La situation en Roumanie, où la victoire du populiste pro-russe Calin Georgescu a été empêchée de justesse fin 2024, avant que le libéral pro-européen Nicu?or Dan ne l'emporte en mai 2025 sur son remplaçant George Simion, mériterait des développements particuliers.
En République tchèque, le mouvement ANO de l'ancien Premier ministre Andrej Babi, désormais affilié aux Patriotes pour l'Europe, a remporté les élections législatives des 3-4 octobre 2025. L'incident de janvier 2023 semble ne pas avoir entamé sa popularité : à la question de savoir s'il enverrait des soldats pour défendre une Pologne attaquée, il avait répondu par la négative, semblant ne pas se sentir lié par l'article 5 du traité de l'Atlantique nord, avant d'être contraint de rétropédaler. Son mouvement devra toutefois composer avec d'autres forces politiques, notamment le parti des Automobilistes et le parti Liberté et Démocratie directe, tous deux rangés très à droite de l'échiquier politique tchèque et très critiques de l'Union européenne.
Certains grands déterminants matériels de la progression des forces populistes et contestant l'ordre libéral européen, bien qu'ils ne soient pas les seuls à orienter les préférences électorales, ne devraient pas disparaître. L'horizon économique de la zone, en particulier, n'est pas très dégagé. Si les fondamentaux ne sont pas catastrophiques - la croissance est faible mais positive et même encourageante en Pologne à près de 3 %, le chômage est partout contenu -, la dynamique créée par le refus de l'énergie russe et les tarifs douaniers américains est préoccupante. L'inquiétude pour l'appareil productif et les capacités d'export est grande en République tchèque et en Slovaquie ; les projets de gigafactory de batteries de voiture ne se sont pas concrétisés - Volkswagen a finalement renoncé à son projet de Plzen ; l'inflation reste forte en Roumanie, Hongrie, Pologne, Slovaquie et, en République tchèque, les salaires réels ont diminué de 5 % par rapport à 2019. En toute hypothèse, le ralentissement de l'économie allemande, qui a à peine progressé depuis 2019, obscurcit les perspectives pour toute la région.
En Slovaquie, dont l'économie est très déformée par l'industrie automobile, et qui produit essentiellement des véhicules thermiques, le choc provoqué par la politique du président des Etats-Unis s'ajoute en outre à la crise du secteur liée à la concurrence des véhicules électriques chinois. La banque centrale slovaque a calculé différents scénarios, dans lesquels les conséquences des tarifs américains pourraient entraîner une perte qui irait jusqu'à trois points de PIB au total, d'ici à 2027.
Il est certes douteux que les forces politiques populistes aient les solutions aux problèmes économiques de leur pays. Le gouvernement Fico ne semble pas avoir trouvé le moyen de diversifier l'économie slovaque, d'investir pour remédier au mauvais état des infrastructures, et les dépenses publiques d'intervention à l'attention de la population rurale ou âgée creusent le déficit et appellent des hausses de prélèvements obligatoires - l'impôt sur les sociétés est passé de 21 % à 24 %, la TVA de 20 % à 23 %. En Hongrie, l'insistance à renforcer les politiques d'attractivité n'apporte pour l'heure pas de solution à la dépendance à l'étranger de son appareil productif.
Quoi qu'il en soit, des temps plus difficiles pourraient n'être pas propices à des bouleversements stratégiques choisis. La priorité absolue donnée à la relation transatlantique devrait perdurer, et prédominer sur une forme de préférence européenne, même si une telle position n'empêche pas de soutenir les initiatives pour une défense mieux coordonnée en Europe, ou de réorienter certaines coopérations régionales. La Pologne, par exemple, mise davantage sur le triangle de Weimar, ainsi que sur le groupe des pays baltes et nordiques, avec lesquels elle poursuit des efforts d'achats de matériel communs - missiles à courte portée de conception polonaise, mines antipersonnel depuis leur sortie de la convention d'Ottawa en mars 2025 -, de conception d'un mur de drones. En 2024, le Premier ministre Tusk avait d'ailleurs été pour la première fois l'invité spécial du groupe Nordic-Baltic Cooperation, ou NB8, signe que « Varsovie considère désormais ses voisins de la mer Baltique comme ses partenaires les plus proches et mène régulièrement des consultations avec eux, notamment avant les Conseils européens »82(*).
Le politologue Georges Mink envisage la fin de l'alliance de Visegrád par épuisement de la logique d'entraide sur une base géographique et de l'histoire commune du soviétisme, qui ferait resurgir les égoïsmes nationaux, et par l'émergence d'un « nationalisme anti-européen indulgent pour le nationalisme impérial grand-russien »83(*), mais cette interprétation n'est pas entièrement convaincante. La russophilie des nationaux-populistes est très variable et diversement motivée ; les illibéraux de Visegrád sont moins anti-européens qu'eurocritiques, le recouvrement récent de leur souveraineté les rendant moins désireux de quitter l'Union qu'ombrageux face aux tendances fédéralisantes ; enfin, Karol Nawrocki et Andrej Babi ont, en toute hypothèse, dit publiquement leur souhait de relancer la coopération au sein du groupe de Visegrád. Selon les possibilités de coalition tchèque et la nature de la cohabitation entre le nouveau chef de l'État polonais et son gouvernement, une redéfinition des équilibres en Europe centrale et le renforcement d'un noyau populiste construit autour du V4 ne sont donc pas à exclure.
2. Pour une politique française d'équilibre dans la région
La France doit d'abord continuer à investir dans les relations bilatérales avec les États de la région. Sur le plan politique, la France est souvent soupçonnée de défendre l'autonomie européenne à son profit et de manquer de solidarité ou simplement de considération à l'égard de ses alliés. Les Tchèques gardent ainsi un mauvais souvenir de la fin de l'opération Barkhane, à laquelle ils s'étaient joints début 2020, car le gouvernement français a manqué de les consulter avant l'extinction de la mission, à la fin 2022. La timidité du soutien français à l'initiative tchèque pour l'achat d'obus a été, pour eux, un autre motif de déception.
Pour remédier au sentiment d'être déconsidérés par les puissances européennes de plus grande taille alors que, depuis janvier 2025, le cadre de l'Union européenne et la concertation entre Européens prennent une nouvelle dimension, les pays d'Europe centrale expriment le souhait d'être associés au plus près aux réflexions collectives, et un nouvel intérêt semble se faire jour pour la dimension européenne de la dissuasion nucléaire française. Le format Weimar+ qui, en février 2025, a joint aux trois membres historiques l'Italie, l'Espagne, le Royaume-Uni et plusieurs dirigeants européens, pourrait être un format d'association plus régulier des États centraux aux réflexions stratégiques en cours.
L'initiative tchèque d'achat d'obus à destination de l'Ukraine
L'initiative tchèque en matière de munitions est un effort de coordination lancé par Prague au début de l'année 2024 afin de garantir la livraison d'obus d'artillerie de gros calibre à l'Ukraine. Dans ce cadre, le gouvernement tchèque met en commun les fonds provenant des pays européens et du Canada afin que les entreprises tchèques puissent s'approvisionner en munitions à l'échelle mondiale, y compris dans des pays situés hors de l'Union européenne et de l'Otan avec lesquels le pays entretient des relations de confiance. En contrepartie, les fabricants tchèques de matériel de défense perçoivent quelques pour cent des revenus générés par les contrats, ce qui augmente leur chiffre d'affaires.
Au total, cette initiative a permis de livrer 1,5 million d'obus d'artillerie en 2024, financés principalement par des pays autres que la République tchèque. En 2025, le président tchèque Petr Pavel a estimé que les livraisons pourraient atteindre 1,8 million. Cela représente la majeure partie du soutien total de l'Europe en matière de munitions à l'Ukraine, dont les soldats tirent 15 000 coups par jour. Selon le secrétaire général de l'Otan, Mark Rutte, les fabricants européens devraient produire 2 millions d'obus d'artillerie cette année, qui ne seront pas tous destinés à l'effort de guerre.
Ce mécanisme efficace et pragmatique a permis de combler rapidement certaines lacunes de l'Ukraine en matière de munitions, et a renforcé le rôle de Prague en tant que facilitateur clé du soutien européen à la défense. Malgré les critiques selon lesquelles l'initiative manque de transparence, pratique parfois des prix excessifs pour les munitions et retarde les livraisons, le président ukrainien Volodymyr Zelensky estime qu'elle « fonctionne à merveille ». Une vingtaine d'États ont participé ou indiqué leur souhait de participer au financement de cette initiative, mais la liste est difficile à établir avec précision.
Notre coopération peut également progresser dans le domaine militaire. La République tchèque, par exemple, est demandeuse d'une vraie réciprocité en matière d'armement. Le meilleur exemple de coopération réussie est constitué par le contrat, signé en 2019, relatif à l'achat de 62 blindés Titus du groupe français Nexter, montés sur un châssis fabriqué par le tchèque Tatra, qui a entraîné la commande de 24 véhicules supplémentaires en 2025. La République tchèque a également commandé 62 canons Caesar dans le cadre d'un contrat qui fait une large part - 40 % - à l'industrie locale, qui sont en cours d'adaptation aux demandes de l'acheteur. L'industrie de l'armement tchèque entretient des liens forts avec l'industrie et les forces armées ukrainiennes, via l'université de défense de Brno et les bureaux d'études militaires, et bénéficie ainsi de retours d'expérience directs du conflit en cours.
La relation économique entre la France et la Tchéquie pourrait être resserrée - les infrastructures ferroviaires et routières, par exemple, appellent dans un avenir proche d'importants investissements - mais, dans les domaines les plus sensibles, certains choix semblent certes prédéterminés par les préférences stratégiques du pays. Le 4 juin 2025, la République tchèque a signé avec le coréen KHNP un contrat de 16 milliards d'euros pour la fourniture de deux réacteurs nucléaires sur le site de Dukovany. Les recours intentés par EDF, candidat malheureux, devant la justice tchèque et devant la Commission européenne sont désormais épuisés. La technologie utilisée par KHNP provenant en partie de Westinghouse, les deux entreprises ont finalement signé un accord selon lequel Westinghouse laisserait le marché tchèque aux Coréens dans le cadre d'une forme de partage des marchés mondiaux84(*).
La France et la République tchèque ont signé un partenariat stratégique en 2008, qui se décline en plans d'action quadriennaux. La dernière feuille de route a été signée le 5 mars 2024 par le président de la République Emmanuel Macron et le Premier ministre tchèque Petr Fiala pour la période 2024-2028. Le plan d'action porte notamment sur les questions internationales, européennes, énergétiques, de transports, culturelles, éducatives, linguistiques et scientifiques. La feuille de route souligne l'importance du renforcement de la coopération bilatérale en matière de lutte contre la menace russe et en faveur du soutien à l'Ukraine.
Avec la Slovaquie, un plan de coopération militaire franco-slovaque a été signé le 27 juillet 2021. La Slovaquie ayant envoyé en Ukraine ses systèmes S300, des opportunités pourraient être à saisir en matière de défense anti-aérienne, mais aussi de fabrication de munitions. Un projet de base logistique aéroterrestre non permanente est toujours en cours d'étude côté France : l'armée de l'air et de l'espace se base sur le concept Agile Combat Employment et l'armée de Terre poursuit son évaluation du besoin selon les plans régionaux de l'Otan. Un détachement d'un régiment français participe régulièrement en Slovaquie à l'exercice OTAN « Toxic Valley », seul exercice OTAN organisé en Europe où s'exercent des unités spécialisées dans la gestion du risque NRBC.
Sur le plan politique, le plan d'action du Partenariat stratégique avec la Slovaquie, signé en 2008, a été renouvelé en 2023 pour la période 2023-2027, qui couvre tous les domaines de la relation bilatérale. Alors que la présidence de Zuzana Èaputová a constitué une période riche en visites bilatérales, avec comme point d'orgue le déplacement du Président de la République à Bratislava le 31 mai 2023, les relations ont été plus distantes après le retour au pouvoir de Robert Fico en octobre 2023.
Ce dernier constat invite à formuler l'hypothèse que conditionner nos relations à une forme de proximité idéologique est, en première analyse, inopportun. D'abord car les changements de pied consécutifs à une alternance politique peuvent être rapides, surtout dans cette zone, alors que les relations économiques, les coopérations militaires, ou les rapprochements culturels s'inscrivent dans un temps plus long que celui des élections parlementaires et des coalitions gouvernementales. En outre, dans le cas particulier de la coopération des industries de défense, dans un contexte où tous les États réarment et obtiennent des facilités de financement de l'Union européenne, aucun marché européen ne devrait être réputé exclu a priori, même lorsque nos compétiteurs ont déjà pris une avance significative en influence politique et en capacités d'investissement. Enfin car le populisme centre-européen n'est pas sans motifs, qu'il vaut mieux chercher à comprendre avant d'en combattre, éventuellement, les effets politiques.
La nouvelle coalition au pouvoir à Berlin semble disposée à se montrer plus ferme à l'égard de certains dirigeants centre-européens puisque, lors d'une conférence sur l'Europe le 21 juin dernier, le chancelier Merz a évoqué la possibilité « d'entrer en confrontation si nécessaire » avec la Hongrie et la Slovaquie si ces dernières persistaient à bloquer les décisions pour l'ensemble de l'Union, ce qui pourrait traduire un intérêt de l'Allemagne pour un renforcement de la conditionnalité financière. Une telle approche ne semble pas, de prime abord, de nature à renforcer les sentiments pro-européens, ni le souhait d'intégration fédérale, des populations d'Europe centrale tentées par l'illibéralisme.
La France gagnerait à investir quoi qu'il en soit dans les relations bilatérales, même si notre pays n'est pas instinctivement dans le paysage mental des Tchèques, des Slovaques ou des Hongrois. Dans ses voeux aux agents diplomatiques en janvier 2023, la ministre Catherine Colonna avait mis en avant le besoin de renforcer l'analyse politique dans plusieurs zones prioritaires, au premier rang desquelles l'Europe centrale et orientale. Cette ambition s'est matérialisée par la création d'ETP supplémentaires, en centrale, mais aussi dans les chancelleries, qui ont cependant profité d'abord à Tallinn, Riga et Vilnius au cours des dernières années, hormis la création d'un poste de n°4 à Budapest à partir de septembre 2025. La coopération décentralisée serait une autre piste d'approfondissement de nos relations avec ces pays.
La France devrait en outre accroître sa visibilité dans les enceintes régionales de coopération. Elle est certes déjà un acteur de premier plan dans le dispositif de défense du flanc est de l'Otan. Depuis 2022, la France est engagée en Roumanie en tant que nation cadre, où la force « Aigle », qui a vocation à monter en cas de besoin au niveau d'une brigade, constitue le plus important déploiement français à l'étranger avec, en moyenne, près de 2000 militaires. Ce cadre de coopération de défense a été renforcé par la signature, le 9 mai 2025, du traité de coopération et d'amitié renforcées avec la Pologne, dit « traité de Nancy », qui contient un important volet en matière de défense, une clause d'assistance mutuelle en cas d'agression, la promotion d'une industrie de défense européenne, l'approfondissement du dialogue stratégique franco-polonais.
Mais des progrès peuvent être faits dans les enceintes de dialogue politique. En tant que membre de l'Union européenne, elle est, par exemple, déjà observatrice du Conseil des États de la mer baltique, et les ministres Benjamin Haddad et Jean-Noël Barrot ont été invités à participe à la dernière réunion du forum des pays nordiques et scandinaves, dit « NB8 ». La participation de la France aux enceintes de discussion centre et est-européennes ne se justifierait pas moins, compte tenu des enjeux stratégiques du moment.
L'attitude à l'égard des pays du V4 appelle encore quelque prudence à l'aune du tour pris par les négociations relatives au règlement de la question ukrainienne, et compte tenu de la dépendance des politiques extérieures centre-européennes à la politique étrangère américaine. Donald Trump, cherchant à normaliser rapidement la relation avec Moscou, a mis l'accent sur la relance des liens économiques, répété que l'Ukraine n'était pas sa priorité et semble disposé à laisser les Européens seuls face à leurs responsabilités, notamment celle de se réarmer auprès des Etats-Unis. Tel était pour partie l'objet de l'accord conclu avec la présidente de la Commission européenne le 27 juillet 2025.
À partir de ces prémices, l'ancien ambassadeur Jean de Gliniasty a récemment esquissé pour l'Ifri plusieurs scénarios85(*). « Si Poutine continue à éluder les propositions de Trump et poursuit avec succès son offensive, un durcissement des relations russo-américaines est probable », et « l'Europe pourrait alors être à nouveau au diapason américain, et une véritable guerre froide s'instaurerait pour longtemps ». Les incitations à développer l'autonomie européenne en matière de défense pourraient en être allégées du fait du réalignement des positions américaines sur la défense du continent.
« Si Trump, en l'absence de résultat rapide, se désengage du conflit sans renoncer à la normalisation économique avec Moscou, l'Europe sera devant un choix difficile : s'incliner ou continuer à soutenir toute seule l'Ukraine [...] Le risque d'affrontement ne peut pas être totalement exclu ». « Si Poutine finit par accepter les offres de Trump et renonce à établir sa tutelle sur l'ensemble de l'Ukraine, l'Europe devra se prononcer sur un accord bancal faisant la part belle aux intérêts russes, et les contradictions entre Européens seront exacerbées ». Certains se rallieront à l'initiative américaine, dont probablement les Hongrois ; d'autres - parmi lesquels sans doute les Polonais - maintiendront une position hostile à la Russie ; « la France sera devant un choix difficile : demeurer à la tête de la Coalition des volontaires soutenant l'Ukraine ou préparer une normalisation que les Russes lui feront payer au prix fort ». Enfin, « En cas de succès de Trump, les Européens se rallieront tôt ou tard à un accord russo-ukraino-américain, et la course à la normalisation sera relancée. Alors se posera la question d'une « nouvelle architecture de sécurité » en Europe ».
Ces différents scénarios appellent donc à une forme de prudence à l'égard des positions centre-européennes. Leurs élites, ainsi que la mission a pu s'en rendre compte à Prague et à Bratislava, ne sont à ce stade pas convaincues de la possibilité d'un retrait américain substantiel du continent européen et font toujours primer la relation transatlantique sur la recherche d'autonomie européenne. Aussi la position prise par le président de la République à Bratislava le 31 mai 2023, à l'occasion du forum Globsec, appelle-t-elle un examen nuancé. Le président Macron avait alors concédé, en référence au mot d'humeur de Jacques Chirac au moment de la crise irakienne, que Paris avait « parfois perdu des occasions d'écouter » les pays d'Europe centrale, et semblé se rapprocher des pays qui sont de longue date qualifiés de « faucons » à l'égard de la Russie - Pologne, République tchèque - en acceptant de bâtir la défense européenne contre elle86(*).
Les appels du président Macron à bâtir une nouvelle « architecture de sécurité européenne » avaient suscité les critiques des mêmes. L'idée est pourtant intéressante, qui fait volontairement écho à celle du président Mitterrand. Le 31 décembre 1989, lors des voeux de fin d'année, celui-ci avait appelé à la constitution d'une « Confédération européenne au vrai sens du terme qui associera tous les États de notre continent dans une organisation commune et permanente d'échanges, de paix et de sécurité ». Lq'idée était, selon les mots de son conseiller d'alors Jean Musitelli, de « dépasser Yalta sans ressusciter les nationalismes », et sans recours aux « instruments issus de l'ordre ancien, que ce soit l'OTAN comme le souhaitaient les Américains, ou la CSCE comme le suggéraient les Allemands »87(*). Après le sommet de la CSCE de novembre 1990 au cours duquel fut adoptée la « Charte de Paris pour une nouvelle Europe » eurent ainsi lieu les Assises de la Confédération européenne, les 13 et 14 juin 1991, au coeur de l'Europe centrale, à Prague.
Le projet échoua finalement en raison de la priorité donnée à la réunification allemande, de l'impatience des anciennes démocraties populaires à entrer dans la Communauté européenne, de leur réticence à la présence soviétique, du rappel par Vaclav Havel qu'on pouvait « difficilement imaginer ce projet sans le concours des États-Unis et du Canada », puis car il fut éclipsé par les guerres yougoslaves, l'effondrement de l'URSS et les projets de traité de Maastricht. « Mitterrand n'eut que le tort d'avoir raison trop tôt. Sa clairvoyance se heurta à la conjonction du conservatisme (celui des Américains, prioritairement attachés au maintien de leur influence en Europe) et de l'impatience (celle des pays d'Europe de l'Est, pressés de monter dans le train communautaire) »88(*).
La Communauté politique européenne voulue par le président Macron, dont la première réunion de préfiguration s'est aussi tenue à Prague, le 6 octobre 2022, est une intéressante reprise de l'idée de son prédécesseur. Comme en 1991, il s'agit pour la France de « ne pas perdre la main dans un contexte de basculement stratégique »89(*). Reste à préciser son format et son objet. Le géographe Michel Foucher, associé naguère au projet mitterrandien et commentateur de la CPE, cite à ce sujet un propos de Vaclav Havel : « La Russie ne sait pas vraiment où elle commence, ni où elle finit. Dans l'Histoire, la Russie s'est étendue et rétractée. La plupart des conflits trouvent leur origine dans des querelles de frontières et dans la conquête ou la perte de territoire. Le jour où nous conviendrons dans le calme où termine l'Union européenne et où commence la Fédération russe, la moitié de la tension entre les deux disparaîtra »90(*). L'atteinte de cet objectif supposera, le moment venu, de concilier les préoccupations stratégiques de chaque membre et d'accorder à celles des États d'Europe centrale une exacte considération.
* 82 Amélie Zima, « Pays baltes et Pologne : un renouveau de la coopération régionale ? » dans Ramses 2026, Paris, Dunod, 2025, p. 257.
* 83 Georges Mink, « Europe centrale : mutations et divisions » dans Ramses 2026, Paris, Dunod, 2025, p. 107.
* 84 Voir « KHNP et Westinghouse pourraient créer une entreprise commune pour cibler le marché mondial de l'énergie nucléaire » dans The Korean Herald, le 21 août 2025.
* 85 Voir Jean de Gliniasty, « L'Europe, la Russie et la guerre d'Ukraine », dans Ramses 2026, Paris, Dunod, 2025, pp. 98-103.
* 86 Voir David Cadier, « France et Europe centrale : vers la convergence ? » dans Esprit, Juin 2024/6, pp. 10-14.
* 87 Jean Musitelli, « François Mitterrand, architecte de la Grande Europe : le projet de Confédération européenne (1990-1991) » dans Revue internationale et stratégique, n°82, 2011/2, pp. 18-28. Voir aussi Frédéric Bozo, Mitterrand, la fin de la guerre froide et l'unification allemande, Paris, Odile Jacob, 2005, chapitre 7.
* 88 Jean Musitelli, art. précité.
* 89 Michel Foucher, « A Prague, de l'échec confédéral à la Communauté politique européenne », sur Le Grand continent, le 30 septembre 2022.
* 90 Vaclav Havel, dans le Monde du 25 février 2005, cité par Michel Foucher, art. précité.