M. Julien Bargeton. Tout à fait !
Mme Frédérique Vidal, ministre. Monsieur Hingray, vous le savez bien, la seule certitude pour le moment est que les vaccins protègent individuellement ; cela a été rappelé. Fort heureusement, les jeunes qui sont contaminés développent très rarement des formes graves. Nous ne savons pas aujourd’hui si les vaccins permettent d’éviter la transmission du virus et la contamination des autres. Par conséquent, nous ne savons pas – les scientifiques sont d’accord au moins sur ce point – s’il est aujourd’hui efficace de vacciner les jeunes.
Plusieurs d’entre vous ont rappelé, et je les en remercie, que les difficultés économiques des étudiants ne dataient effectivement pas d’hier. Mais elles ont été amplifiées par cette crise. Les étudiants ont perdu leurs jobs. Tous ceux qui avaient des contrats de travail ont évidemment été pris en charge, comme tout titulaire d’un contrat de travail. Tous ceux qui avaient des contrats d’apprentissage ont évidemment été accompagnés et aidés : si nous avons maintenu le nombre d’apprentis cette année, c’est parce que le Gouvernement a été présent auprès des entreprises pour faire en sorte que l’apprentissage ne soit pas sacrifié. Ceux qui avaient des contrats de professionnalisation ont pu les conserver.
Mais, pour les jeunes qui avaient des jobs, ces petits emplois qui aident à la fin du mois, les difficultés ont effectivement été amplifiées par la crise sanitaire, par la situation économique des familles et par les freins aux échanges : certains étudiants internationaux ne sont pas rentrés chez eux cet été, craignant de ne pas pouvoir revenir, du fait des incertitudes quant aux conditions sanitaires et aux possibilités de retour.
Là encore, nous n’avons pas attendu pour agir. Dès le mois de juin, les loyers des résidences universitaires ont été gelés. Dès le mois de juin, nous avons annoncé qu’il n’y aurait pas d’augmentation des frais d’inscription. Dès le mois de juin, nous avons, pour la deuxième année consécutive, augmenté les bourses sur critères sociaux.
Nous avons aussi doublé les fonds d’aide d’urgence, qui ont la particularité de pouvoir être demandés par tous les étudiants, boursiers ou non, nationaux ou internationaux. Un étudiant qui pouvait percevoir jusqu’à un peu plus de 3 000 euros peut aujourd’hui percevoir jusqu’à un peu plus de 5 000 euros par an. Nous avons simplifié les processus. Les directeurs de Crous peuvent directement attribuer 500 euros d’aide d’urgence sans que les dossiers aient besoin d’être examinés en amont.
C’est tout cela qui a été fait et c’est de cela aussi que les étudiants ont besoin.
Il y a aussi eu une aide ponctuelle pour accompagner tous les étudiants boursiers au mois de décembre. Aujourd’hui, sur les 2,7 millions d’étudiants que compte notre pays, 750 000 sont boursiers.
Nous allons évidemment continuer, en nous préoccupant des stages. Vous l’avez rappelé, monsieur Grosperrin, cela ne se fait pas tout seul, depuis un bureau rue Descartes, à Paris. Nous avons besoin de stages sur le terrain. Nous travaillons donc avec l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité (AMF), avec l’Assemblée des départements de France (ADF), avec Régions de France, avec la Confédération des petites et moyennes entreprises (CGPME), avec l’ensemble des organisations patronales et des organisations syndicales. Nous travaillons en interministériel, avec ma collègue Élisabeth Borne. Nous sommes en train de recenser les stages sur le territoire et d’en créer dans les administrations. Oui, certains diplômes nécessitent qu’il y ait des stages disponibles pour les étudiants ! C’est notre prochain défi.
Pour pallier la perte des petits jobs, nous avons créé des emplois étudiants dans les Crous et les universités.
Mesdames les sénatrices, deux d’entre vous ont raconté notre visite d’un service de santé universitaire à Bordeaux, et le rôle très important joué par les étudiants sentinelles.
N’oublions pas non plus les étudiants référents, chargés dans les cités universitaires de repérer leurs camarades qui vont mal, ni les étudiants tuteurs, qui reprennent en petits groupes, avec une dizaine d’étudiants, les bases que ces derniers ont eu du mal à acquérir lors du premier semestre.
Tous ces emplois permettent à la fois de pallier l’absence de jobs et d’offrir un accompagnement aux étudiants sur le terrain.
Nous avons aussi modifié les règles du service civique. Ce n’est pas encore parfait, nous pourrions sans doute faire mieux, mais nous y travaillons, notamment en réfléchissant à des simplifications radicales dans le domaine de l’emploi étudiant.
Nous menons également une action forte en faveur de l’aide alimentaire. Alors que nous avons généralisé le couvre-feu, et que certains parmi vous nous reprochent de prendre des risques, réclamant un nouveau confinement,…
M. Julien Bargeton. Eh oui !
Mme Frédérique Vidal, ministre. … nous avons choisi de faire revenir les étudiants à l’université.
Nous avons constaté le lundi les difficultés rencontrées par les étudiants pour prendre leur repas sur place ; le vendredi, des protocoles sanitaires étaient élaborés pour qu’ils puissent manger assis dans les restaurants universitaires.
C’est aussi en allant sur le terrain que l’on voit la réalité des actions engagées et les problèmes concrets de mise en œuvre du dernier kilomètre. Sans protocoles suffisamment robustes à même de convaincre les autorités sanitaires, nous n’allons pas au bout de notre idée, qui consiste à proposer à tous les étudiants de consommer dans de bonnes conditions des repas équilibrés à 1 euro.
En effet, beaucoup de restaurants universitaires étaient fermés, puisqu’il y avait très peu d’étudiants sur les campus. Mais plus d’une centaine de restaurants ont rouvert en dix jours. La mise en place de protocoles sanitaires solides ne se fait pas d’un claquement de doigts…
Par ailleurs, les structures de restauration s’adaptent. Les directeurs de restaurant universitaire proposent ainsi aux étudiants d’emporter des repas pour les jours où ils n’ont pas de cours ou pour le week-end.
Arrêtons d’opposer le travail accompli par le réseau des œuvres, qui est absolument essentiel, et l’action des associations, notamment étudiantes, qui s’appuient sur la solidarité, l’engagement et le bénévolat pour venir en aide aux autres étudiants. Nous subventionnons bien entendu ces associations lorsqu’elles créent par exemple des épiceries solidaires, des lieux où les étudiants viennent aussi chercher du lien social et des conseils.
La région Bretagne, par exemple, comme pendant le premier confinement, a confié au Crous des fonds pour augmenter les aides alimentaires, le soutien psychologique et l’accompagnement financier des étudiants qui en ont besoin. Nous devons avancer tous ensemble, car il s’agit de la jeunesse de notre pays commun.
Je veux dire également un mot sur l’accompagnement psychologique des étudiants. Nous avons mis en place différentes mesures sur le front de l’accompagnement humain. Mais, vous l’avez dit, la première réponse, c’est le retour des étudiants, pour leur permettre de recréer du lien social.
Vous avez raison de souligner aussi l’immense sens des responsabilités des étudiants, parfaitement conscients que nous leur permettons de revenir en dépit de cette nouvelle inconnue due aux variants.
Comme partout, en Europe et dans le monde, nous observons ce qui se passe au jour le jour. Si quelqu’un est capable aujourd’hui d’affirmer, grâce à une modélisation réaliste, ce que nous pourrons faire demain, qu’il la produise !
L’incertitude dans laquelle nous nous trouvons engendre du stress. C’est vrai pour l’ensemble de nos concitoyens, mais encore plus pour les étudiants, qui sont encore à un âge où l’on se construit.
Il était donc indispensable de prévoir un accompagnement et un suivi des étudiants fragiles. L’accompagnement des pairs par les pairs, avec les tuteurs, les étudiants référents ou sentinelles, est ce qui fonctionne le mieux. Les étudiants peinent en effet à dire qu’ils vont mal à d’autres personnes qu’à leurs camarades ; c’est une réalité connue sur le terrain.
Pour chaque demande, nous devons avoir une réponse appropriée. Lors de notre visite à Bordeaux, nous avons entendu cette psychologue dire qu’il ne fallait pas tout médicaliser. La plupart des étudiants ne vont pas bien, car ils ont besoin de voir d’autres étudiants. Pour eux, la reprise des relations sociales suffira à améliorer leur état.
Nous devons aussi travailler sur la prévention, vous avez raison. Mais pour l’instant, nous sommes surtout dans la réponse immédiate. Le parcours de soins a été conçu avec des professionnels de santé et des fédérations de psychologues.
Médecins généralistes ou psychologues exerçant dans les services de santé universitaire, les BAPU, les Crous ou en ville : tout le monde est mobilisé. Certains médecins ont accepté de pratiquer le tiers payant pour dispenser les étudiants d’avance de frais.
Dans ce très beau département des Alpes-Maritimes, que je connais bien également, madame la sénatrice Borchio Fontimp, nous avons permis aux services de la ville, aux services universitaires, aux BAPU, aux Crous et au CHU de travailler ensemble, et nous sommes parvenus à mobiliser 20 psychologues sur le terrain pour une université de 30 000 étudiants, soit le taux de 1 psychologue pour 1 500 étudiants que nous nous étions fixé. Si l’on agit au service des étudiants, sans arrière-pensées politiciennes, tout est possible !
Pourquoi trois séances de psychologue sans frais à avancer pour les étudiants ? Selon les spécialistes, soit le problème est réglé en trois séances, soit la personne a besoin d’un parcours de soins plus long. S’il est nécessaire que l’étudiant poursuivre le parcours de soins, il pourra bien entendu le faire sans avoir de frais à avancer. C’est ainsi que l’on peut accompagner les jeunes qui en ont besoin vers des soins relevant de la psychiatrie, et non plus seulement de la psychologie.
J’ai entendu à plusieurs reprises le mot « confiance ». Il est au cœur de mon action ! Je fais confiance aux établissements, aux maires des villes universitaires et à l’ensemble des professionnels de santé, car tous sont soucieux de la santé psychologique des étudiants, qui forment le bien commun de la Nation.
Je ne peux pas conclure cette intervention sans répondre à un certain nombre d’inexactitudes qui ont été formulées.
Le coût des études, qui relève de la responsabilité de l’État, a baissé depuis 2017. J’imagine que personne n’a oublié la suppression de la cotisation de sécurité sociale, le doublement pour la deuxième année consécutive des bourses sur critères sociaux et les différentes mesures prises par le Gouvernement.
Monsieur Ouzoulias, je vous sais profondément honnête. Vous parlez de 35 millions d’euros d’annulation de crédits sur le budget de la vie étudiante, mais vous savez bien qu’il s’agit d’un budget de guichet… Nous n’aurions pas hésité à abonder ce programme de plusieurs dizaines de millions d’euros, comme nous l’avons fait cette année, si nous n’avions pas constaté un non-recours aux aides, en raison d’un système trop complexe, que nous avons depuis simplifié.
M. Julien Bargeton. Exactement !
Mme Frédérique Vidal, ministre. C’est ce non-recours qui explique les annulations de crédits. Croyez-moi, monsieur le sénateur, ce programme sera toujours abondé autant que nécessaire. Je l’ai prouvé, me semble-t-il, au cours des quatre dernières années, mais aussi l’an dernier à l’occasion des différents projets de loi de finances rectificative.
Oui, l’université a souffert d’un sous-investissement massif. Le plan Étudiants a permis de réinvestir 1 milliard d’euros, uniquement pour le premier cycle universitaire. Je ne dis pas que c’est parfait, mais si nous n’avions pas injecté cette somme, les problèmes seraient encore plus importants au sein des universités.
Depuis combien de temps dit-on qu’il faut entretenir les bâtiments universitaires ? Nous avons débloqué 1,3 milliard d’euros pour remettre aux normes d’ici à la fin de 2022 plusieurs milliers de bâtiments, de restaurants et de résidences universitaires, ce qui, au passage, fera aussi du bien à l’écologie.
Vous l’avez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, ce qui se passe dans le monde universitaire, en particulier la situation des étudiants, constitue pour moi une préoccupation quotidienne. Je voudrais toutefois vous demander de faire très attention aux mots que vous employez.
Non, cette génération n’est pas sacrifiée. Si nous disons cela aux étudiants, nous allons les démoraliser plus encore. N’ajoutons pas des difficultés à celles qu’ils rencontrent déjà. C’est terrible de les traiter de morts-vivants… Faisons-leur confiance, aidons ensemble ceux qui en ont besoin et, surtout, reconnaissons à quel point nous avons besoin que notre jeunesse garde confiance. Pour cela, nous devons aussi avoir confiance dans le système d’enseignement supérieur qui assure sa formation. (MM. Julien Bargeton et Jacques Grosperrin applaudissent.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Le fonctionnement des universités en temps covid et le malaise étudiant. »
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt heures trente, est reprise à vingt-deux heures, sous la présidence de Mme Pascale Gruny.)
PRÉSIDENCE DE Mme Pascale Gruny
vice-président
Mme le président. La séance est reprise.
6
Respect des libertés publiques, protection de la vie privée : un nécessaire état des lieux des fichiers dans notre pays
Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste
Mme le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, sur le thème : « Respect des libertés publiques, protection de la vie privée : un nécessaire état des lieux des fichiers dans notre pays. »
Dans le débat, la parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe auteur de la demande.
Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la pratique des fichiers et du fichage est ancienne, mais sa massification et sa banalisation suscitent des interrogations. C’est pourquoi nous avons demandé l’inscription de ce débat à l’ordre du jour du Sénat.
Alors que la France a longtemps été un pays où la protection du droit à la vie privée était très forte, on glisse vers une acceptation de la multiplication des fichiers, voire la certitude que celle-ci est nécessaire.
Ainsi, en octobre 2018, le rapport de l’Assemblée nationale sur les fichiers de police dénombre près de 106 fichiers « mis à la disposition des services de sécurité », contre 58 en 2009.
Face à ce mouvement effréné de création de fichiers et de récolte de données personnelles, dont la finalité et l’usage réels interrogent, nous avons souhaité l’organisation de ce débat.
En effet, nous assistons à une banalisation de l’usage gestionnaire des fichiers par l’ensemble des administrations pour rationaliser les politiques publiques, renforcer la « maîtrise des coûts », évaluer les activités des agents avec la généralisation du travail par objectifs chiffrés et radicaliser le contrôle social.
La création en 1978 du fichier Safari a entraîné la naissance de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), censée être un garde-fou. Les créations des fichiers Edvige, pour « exploitation documentaire et valorisation de l’information générale », et Base élèves, en 2008, ont fait l’objet d’une véritable levée de boucliers. Mais, aujourd’hui, la multiplication des fichiers, dans l’objectif de surveiller, contrôler et réprimer des populations sans réel contrôle parlementaire, se fait dans l’apathie générale.
Pire, on accumule ces données dans une logique prédictive, et non préventive. Pourtant, les fichiers sont une maltraitance, un outil de déshumanisation et d’objectivation. Les fichiers ne peuvent pas prendre en compte les singularités, les spécificités de certaines situations. En ce sens, le fichage tend à nier la complexité humaine.
Le fichier devient un outil de gestion administrative : on confie à des machines des tâches qui devraient être exécutées par des personnes avec leur conscience, leur savoir-faire, leur capacité d’appréhender des situations particulières.
Songeons par exemple au fichier Pôle emploi. Créé d’abord pour les demandeurs d’emploi, cet outil sert en réalité à traquer les chômeurs et à accélérer leur radiation. Un service aussi sensible, où l’on connaît les problématiques d’illectronisme ou les difficultés particulières, ne peut être « sous-traité » à un ordinateur.
Que dire encore de la création d’un fichier des personnes vaccinées, alors qu’un fichier du nombre de vaccins disponibles et de leur utilisation aurait permis un meilleur contrôle de la politique vaccinale de l’État ?
Ainsi, il y a une chosification des gens, mais aussi la volonté de normer les comportements. Il ne s’agit plus de poser des interdits, mais bien d’imposer un comportement, celui que l’État définira comme adéquat. À cet égard, la volonté de ficher les manifestants et les syndicalistes relève moins de la lutte contre les inégalités que de la volonté de discipliner les fractions de la population les plus « indociles ».
Car se savoir fiché ou surveillé empêche l’action, la pensée, et donc l’expression de la démocratie.
C’est dans ce cadre que la multiplication des fichiers de police et de surveillance sociale à des fins « sécuritaires » nous interpelle et nous inquiète, d’autant que ces derniers peuvent être fondés sur des critères de suspicion de culpabilité et de dangerosité incertains. Ils sont de ce fait susceptibles de violer la présomption d’innocence, le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données personnelles.
Pire, ces fichiers sont souvent faux. Ainsi, par manque d’actualisation ou erreur de saisie, une personne disculpée peut continuer à être enregistrée comme « dangereuse » dans un fichier de police. Les données saisies peuvent aussi être mal enregistrées, une personne devenant auteur d’une infraction alors qu’elle en est la victime. La liste n’est pas exhaustive…
Ces erreurs peuvent difficilement être corrigées lorsqu’elles se propagent au travers d’interconnexions entre fichiers de police, cette interconnexion complexifiant le droit à la rectification.
Or, peu à peu, la sécurité a été érigée en droit en lieu et place de la sûreté. Il ne s’agit plus d’assurer la protection du citoyen, y compris contre l’État, mais de faire de la prédiction de menaces. Nous sommes bien loin du droit à la sûreté, défini par les articles II et VII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Pas un mois sans qu’une nouvelle idée de fichage sorte des bureaux du ministère de l’intérieur. En février dernier, c’était Gendnote, une application qui facilite la collecte de photos et d’informations sensibles – religion, politique, sexualité, prétendue origine raciale – et leur transfert dans des fichiers extérieurs tels que le TAJ (traitement d’antécédents judiciaires), qui permet la reconnaissance faciale.
Je pense aussi au détournement du fichier du Système de contrôle automatisé (SCA), qui a pour objet de conserver des informations relatives aux délits routiers et qui, depuis avril dernier, sert de base pour traquer les informations relatives au non-respect du confinement.
Que dire encore de l’utilisation illégale des drones et des possibilités de reconnaissance faciale des manifestants ?
Or cette multiplication des fichiers de police se fait dans la plus grande opacité et, surtout, brouille la séparation des pouvoirs et la répartition des compétences entre le Parlement et l’exécutif. Le constat fait en 2009 par la mission d’information présidée par Delphine Batho est toujours d’actualité : « L’exécutif, lorsqu’il entend donner une base juridique aux fichiers de police qu’il crée, peut toujours recourir soit à la voie réglementaire, sur le fondement de l’article 26 de la loi du 6 janvier 1978, soit à la voie législative. » Ainsi, rien n’interdit au Gouvernement de créer un nouveau fichier de police par décret ou arrêté et, de facto, de se soustraire au contrôle du Parlement. Nous pensons que cela doit changer.
Ainsi, en 2009, près de 27 % des fichiers n’avaient fait l’objet ni d’une autorisation légale ou réglementaire ni d’une déclaration à la CNIL. En 2011, on en recensait 80, dont 45 % restaient dépourvus de base juridique. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Alors que la problématique est connue, c’est bien dans ce cadre que le Gouvernement a adopté plusieurs décrets pour autoriser l’identification automatique et massive des manifestants, voire la reconnaissance faciale. Cette autorisation s’est passée de tout débat démocratique, comme le souligne La Quadrature du Net.
C’est encore par voie réglementaire que, le 2 décembre dernier, trois décrets permettent d’étendre les informations recueillies par les services de police dans trois fichiers qui ont été créés sous la présidence de Nicolas Sarkozy : celui sur la prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP), celui sur la gestion de l’information et la prévention des atteintes à la sécurité publique (Gipasp), et celui sur les enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EASP).
Dans ces fichiers, les services de police pourront recueillir des informations sur les opinions politiques des personnes surveillées, leurs convictions philosophiques ou religieuses, leur appartenance syndicale, mais aussi certaines de leurs données de santé ainsi que leurs activités sur les réseaux sociaux, le tout pour des finalités élargies qui dépassent la sécurité publique.
Les nouveaux décrets permettent d’aller au-delà de la notion de « menace à l’ordre public », qui a fondé le PASP et le Gipasp.
Le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) nous alerte : « Le champ des personnes susceptibles d’être concernées est ainsi très large. Ce faisant, il conduit à stigmatiser la liberté d’opinion, l’action syndicale, le fait d’être adhérent à un syndicat, qui laisserait à penser qu’être adhérent d’un syndicat pourrait être associé d’une manière ou d’une autre à des impératifs de sécurité intérieure, de sûreté de l’État, de lutte contre le terrorisme et les violences urbaines. » En 2011, une personne sur dix était fichée. Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’en sera-t-il demain ?
Pire, et c’est une nouveauté, les fichiers pourront aussi concerner des personnes morales ou des « groupements ». On imagine qu’il s’agira d’associations, de groupes Facebook, de squats, de ZAD ou même de manifestations.
Enfin, il y a une extension du domaine de la fiche.
Jusqu’à présent, les fiches du PASP et du Gipasp ne pouvaient lister l’entourage des « personnes dangereuses » que de façon succincte, sur la fiche principale de ladite personne. Désormais, si la police le juge nécessaire, chaque membre de l’entourage pourra avoir une fiche presque aussi complète que celle des personnes dangereuses, y compris lorsqu’il s’agit d’enfants de moins de 13 ans.
En 1983, Mireille Delmas-Marty écrivait : « L’État autoritaire n’est pas nouveau, ce qui est nouveau, peut-être, c’est sa façon d’être autoritaire, d’une autorité grise et pénétrante qui envahit chaque repli de la vie, autorité indolore et invisible et pourtant confusément acceptée. » Pour reprendre ses mots, ne laissons pas l’exigence de sécurité briser le rêve de liberté ! (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et GEST.)
Mme le président. La parole est à M. Max Brisson. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Max Brisson. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le sujet de ce débat choisi par nos collègues sénateurs communistes n’est pas dû au hasard, nous l’avons compris.
Il trouve sa source dans la parution au Journal officiel, le 4 décembre 2020, de trois décrets modifiant le code de la sécurité intérieure au sujet de trois fichiers de sécurité publique.
Naturellement, nous n’ignorons pas que ces décrets ont suscité de fortes inquiétudes de la part de plusieurs associations de défense des libertés, qui redoutent, pour résumer, qu’une nouvelle étape ne soit franchie en matière de surveillance de masse de nos concitoyens.
À cet égard, je souhaiterais ce soir que nous tentions collectivement de prendre un peu de recul sur cette question, d’autant que l’essor des fichiers n’est pas un phénomène qu’il serait raisonnable de qualifier de récent.
Rappelons-nous du « bertillonnage », qui, au XIXe siècle, s’est largement développé afin de rationaliser les techniques policières d’identification, notamment par la constitution de vastes fichiers contenant des données corporelles de nombreuses catégories d’individus : délinquants, criminels, vagabonds, individus soupçonnés d’espionnage ou anarchistes.
Il ne nous apparaît dès lors pas incongru que les progrès technologiques changent le visage de ces fichiers de sécurité publique.
En premier lieu, ces décrets de décembre dernier procèdent en réalité à une modification du cadre légal afin de prendre en compte l’évolution de pratiques déjà employées par nos différentes forces de sécurité intérieure.
Ce nouveau cadre juridique était nécessaire, c’est indiscutable, mais il traduit en creux un besoin opérationnel avéré.
S’il fallait le rappeler, ces fichiers ont notamment pour finalité la protection des intérêts fondamentaux de la Nation. Or, nous ne pouvons pas nous permettre d’être naïfs : la menace terroriste demeure élevée dans notre pays.
En second lieu, le rapporteur public du Conseil d’État a estimé, le 23 décembre 2020, que lesdits fichiers « ne portaient pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’opinion, de conscience et de religion, ou à la liberté syndicale », en raison de la limitation, par le pouvoir réglementaire, de la collecte et de l’accès aux données concernées « au strict nécessaire pour la prévention des atteintes à la sécurité publique ou à la sûreté de l’État ».
Dès lors, mes chers collègues, je crains que certains d’entre nous ne prennent pour de la peur ce qui n’est rien d’autre qu’une angoisse. Si la peur porte sur un objet déterminé, l’angoisse est une inquiétude vague. « L’angoisse est la réalité de la liberté, parce qu’elle en est le possible », écrivait Kierkegaard dans Le Concept d’angoisse en 1844. Aussi, plutôt que de nourrir une crainte démesurée chez les Français, notre rôle, en tant que parlementaires, est de montrer le chemin vers une plus grande confiance dans nos forces de sécurité et dans leur professionnalisme.
L’extension du contenu de ces fichiers ne peut être envisagée a priori comme la porte ouverte à des dérives, qui, si elles se produisent parfois, sont isolées, condamnables et dûment sanctionnées par notre loi pénale.
Une telle conception ne rendrait pas justice au dévouement, à la déontologie et à l’éthique de nos fonctionnaires, policiers et gendarmes.
La confiance ne nous interdit pas, bien sûr, de nous interroger.
Ainsi, concernant le fichier des enquêtes administratives liées à la sécurité publique, qui facilite la réalisation d’enquêtes administratives lors du recrutement d’agents publics à des postes sensibles, le Gouvernement avait répondu à une question écrite de Mme la députée Duriez en 2010 que les données enregistrées dans ce fichier étaient entourées de « garanties renforcées ».
Le ministre de l’intérieur expliquait ainsi que « dans les domaines politique, philosophique, religieux ou syndical, ce sont non pas les opinions des personnes, mais leurs seules activités qui peuvent donner lieu à enregistrement, et ce uniquement dans les cas où leur comportement pourrait porter atteinte à la sécurité publique ou s’avérer incompatible avec les fonctions auxquelles elles postulent ».
Ce n’est désormais plus le cas. La collecte ainsi autorisée peut se révéler plus attentatoire aux libertés qu’elle ne l’était auparavant. Se pose donc la question suivante : en matière de collecte, les agents candidats à un recrutement qui n’ont pas le statut de fonctionnaire bénéficient-ils des mêmes garanties que les titulaires ?
Par ailleurs, qu’en est-il exactement de l’interconnexion, autrement dit du rapprochement ou de la mise en relation de ces fichiers avec une ou plusieurs autres bases de données ? En effet, l’interconnexion n’est pas sans incidence en termes d’atteintes à la vie privée, de droit à l’oubli ou encore de présomption d’innocence.
Enfin, l’un des enjeux qui doit être au cœur de nos préoccupations est la quête d’une rigueur toujours plus exigeante dans le recueil et la conservation des données engrangées. La fiabilité des fichiers est un gage fondamental de confiance entre l’État et ses administrés.
Aussi, quels moyens le Gouvernement met-il en œuvre pour s’assurer de l’exactitude des informations que l’administration rassemble ?
Quels contrôles permettent, le cas échéant, de prévenir ou de corriger des erreurs de saisie, dont les conséquences peuvent être lourdes pour nos concitoyens ?
Telles sont, pour les sénatrices et les sénateurs du groupe Les Républicains, les questions qui se posent, madame la ministre, et auxquelles nous vous remercions de bien vouloir répondre. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)