Actes du colloque "LES QUESTIONS SOCIALES AU PARLEMENT (1789 - 2006)"
Palais du Luxembourg - 31 mars 2006 en partenariat avec le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique
LA QUESTION SOCIALE SOUS LA VE RÉPUBLIQUE
Table Ronde sous la présidence de Jean-Pierre Fourcade,
sénateur des Hauts-de-Seine
Pierre Guillaume, professeur émérite à l'Université de Bordeaux
Gérard Gautron, représentant de la Confédération générale du Travail - Force Ouvrière (CGT - FO)
Jacques Bass, représentant de la Confédération française démocratique du Travail (CFDT)
Jean Garrigues
Comme je vous l'avais annoncé ce matin, les deux tables rondes de cet après-midi portent sur la V e République. La première sera consacrée aux grands enjeux des questions sociales et à leur évolution chronologique, car la question sociale des années 2000 n'est plus celle des années 1960. Je vous ai présenté ce matin les intervenants, je passe la parole au président de séance, l'ancien ministre et actuel sénateur des Hauts-de-Seine, Jean-Pierre Fourcade, qui nous a fait l'honneur de bien vouloir présider cette table ronde et qui va maintenant piloter les débats.
JEAN-PIERRE FOURCADE, sénateur des Hauts-de-Seine
Merci, Monsieur le professeur. Je suis ravi d'accueillir au Sénat tant de personnes, tant d'étudiants et tant de jeunes. Cela nous permet d'orienter dans des conditions plus avantageuses nos différentes interventions.
Pour introduire ce débat sur la question sociale sous la V e République, qui a été riche d'avancées, de difficultés, de problèmes et de réalisations en matière sociale, Monsieur le professeur m'a demandé de parler de mon expérience de président de la commission des Affaires sociales. J'ai en effet présidé la commission des Affaires sociales de cette maison. Chaque assemblée parlementaire a six commissions permanentes. Comme nous sommes en France, le domaine de compétence des commissions n'est pas exactement le même à l'Assemblée et au Sénat, ce qui ne nous empêche pas de travailler ensemble, mais qui crée quelques difficultés. La commission des Affaires sociales du Sénat, qui est une des six commissions, s'occupe de tous les problèmes concernant le travail, les problèmes de santé, de sécurité sociale, et de tout ce qui peut être latéral à tout ceci, depuis le statut des assistantes maternelles jusqu'aux problèmes de protection de l'environnement et de développement durable.
J'ai présidé cette commission pendant quinze ans, de 1983 à 1998, période pendant laquelle il y a eu plusieurs alternances : deux présidents de la République successifs, des gouvernements d'orientations différentes, une cohabitation dans les deux cas, des gouvernements socialistes et des gouvernements libéraux. Dans cette période, nous avons vu passer énormément de textes, de ministres, et nous avons essayé de travailler selon les modalités de travail du Sénat. Trois éléments caractérisent les modalités de travail du Sénat par rapport à l'Assemblée nationale. D'abord, nous passons beaucoup plus de temps en commission au Sénat qu'en séance publique. Le happening général qu'on peut parfois constater à l'Assemblée est donc beaucoup plus rare au Sénat, puisque les textes ont été étudiés et préparés dans des conditions relativement satisfaisantes. Ensuite, au Sénat, nous aimons très largement ouvrir nos auditions, recevoir les partenaires sociaux, aussi bien les organisations syndicales que les organisations patronales, connaître leur sentiment sur un certain nombre de sujets. Enfin, sur tous les sujets de droit social importants, nous tenons à travailler en liaison avec le Conseil économique et social et j'ai très souvent, en ma qualité de président de commission, demandé au rapporteur du Conseil économique et social de venir présenter au Sénat les résultats des travaux de ce Conseil. En effet, on n'utilise pas assez le Conseil économique et social, dans lequel siègent toutes les grandes confédérations syndicales, patronales, des personnalités qualifiées, les entreprises publiques. Or, il est important de connaître la sensibilité du monde économique et social sur un projet donné.
Pendant ces quinze ans, trois grands sujets nous ont occupés, de manière quasi permanente et quel que soit le gouvernement.
L'emploi
En matière d'emploi, nous sommes dans une société dans laquelle l'insertion professionnelle n'est pas suffisamment prise en compte, et de manière pas suffisamment précise. De 1983 à 1998, il y a eu quantité de textes émanant de tous les gouvernements pour essayer de favoriser l'insertion professionnelle des jeunes : les TUC (mis en place par le gouvernement Fabius), les emplois jeunes, les parcours d'insertion, les CES, etc. À ces mécanismes s'ajoutait le problème de la réduction ou de l'allégement des charges sociales pour essayer de pousser les entreprises à recruter des chômeurs de longue durée, des jeunes ou des exclus du travail. Nous avons créé toute une série de régimes et d'allégements de charges sociales qui, aujourd'hui, représentent des chiffres considérables : 19 milliards d'euros sur le budget 2006. Par rapport au déficit de 55 milliards d'euros, c'est important.
Ainsi, que ce soit sous le gouvernement Fabius, le gouvernement Balladur, le gouvernement Jospin ou le gouvernement actuel, chaque fois, ce problème de l'emploi était au centre de nos débats et nous avons toujours essayé d'avoir un contact avec les organisations syndicales et patronales. Il y a trois organisations patronales avec lesquelles il faut discuter : le MEDEF, les PME (qui sont aujourd'hui les entreprises qui recrutent, et l'UPA, Union des Professions artisanales. L'UPA est certainement, dans l'économie française actuelle, le secteur qui se développe le plus et qui, par des contrats d'apprentissage ou des contrats directs, recrute et se développe dans de bonnes conditions.
Nous avons donc créé beaucoup de textes, de mécanismes et d'allégements de cotisations sociales.
Le financement des régimes sociaux
En matière de financement des régimes sociaux, une très grande réforme, la réforme Rocard sur la CSG, a permis d'établir le financement de la protection sociale sur des bases un peu plus larges que le salaire. Cette réforme a bien entendu été combattue par l'opposition de l'époque, de même que l'opposition d'aujourd'hui combat les réformes que nous faisons. C'est une réforme essentielle, qui a donné une base évolutive et moderne à un financement de la protection sociale qui, jusqu'alors, reposait presque uniquement sur la taxation du travail ou sur des subventions de l'État. Les problèmes de financement des régimes sociaux concernent la maladie, le plus déséquilibré ; la retraite, qui aurait pu être le plus déséquilibré des prochaines années ; les allocations familiales, cette année encore en léger déficit, et enfin les accidents du travail, régime structurellement équilibré et même un peu en suréquilibre. Ces problèmes de financement ont débouché sur une grande réforme, en 1996, très importante pour la commission, avec les sénateurs Claude Huriet et Charles Descours : la loi de financement de la sécurité sociale, à côté de la loi de finances qui, chaque année, détermine les équilibres globaux et le budget de l'État. Je passe sur les bagarres internes au Sénat et à l'Assemblée, car la commission des Finances a très mal pris d'être dessaisie des finances sociales et la Commission des affaires sociales a un peu capitalisé sur ce rôle important qu'on lui donnait. Néanmoins, nous sommes en France : chacun sait que l'on se bat beaucoup plus sur ses frontières que sur son coeur de cible. Cette loi de financement de la sécurité sociale, que nous venons de modifier par une nouvelle loi organique (car il faut une loi organique pour financer la sécurité sociale), est une loi très importante : elle permet, chaque année, de suivre l'évolution des principaux régimes, elle donne des objectifs et permet de répondre au problème du financement de la protection sociale.
Les conditions de travail et la réglementation du travail
Nous avons eu à traiter les problèmes d'obligation de négociation au niveau interprofessionnel, professionnel ou de l'entreprise ; la question de savoir comment un accord d'entreprise peut déroger à l'accord d'une profession ou à l'accord général interprofessionnel ; les lois Auroux, qui ont obligé chaque année les entreprises à discuter des conditions de travail ; l'affaire des 35 heures, qui a été une affaire parlementaire et politique considérable dont nous voyons aujourd'hui les résultats. Une nouvelle difficulté est apparue au cours des années plus récentes : le problème de la transposition en droit français des directives européennes. Comme nous avons, sur le plan de l'Union européenne, des directives qui ont une finalité moins interventionniste et moins protectionniste que ce que nous avions en droit français, chaque transposition de directive pose des problèmes, nous l'avons vu avec la directive Bolkestein. La pression de cette transformation des directives européennes en droit interne a été quelque chose de très important, qui nous a fait beaucoup travailler et beaucoup réfléchir.
Au Parlement français, nous avons hésité entre deux systèmes d'organisation. Dans le premier, nous avions six commissions avec, à l'intérieur de chacune, un vice-président ou une personne responsable des relations avec l'Europe. Dans ce système, dans le travail de chaque commission, notamment sur les problèmes de financement de protection sociale et de droit du travail, il y avait un aspect européen. L'autre thèse, qui a malheureusement prévalu, privilégie, à côté des six commissions, la création d'une septième commission, la commission des Relations européennes, incomplète parce qu'elle n'a pas les mêmes droits et que le président n'est pas tout à fait un président de commission. Cette commission s'ajoute donc aux six autres. Les membres du Sénat ou de l'Assemblée nationale peuvent avoir deux mandats : un mandat dans une commission de base et un mandat dans la Commission européenne, ce qui fait que cette commission, qui joue un rôle de dispatching et qui surveille l'évolution des directives et des règlements, n'a pas un statut très clair. C'est pour cette raison que, très souvent, notre législation est un peu trop nationaliste, franco-française. Il faut ensuite de très longs débats, de très grandes difficultés, pour imprégner l'ensemble de notre législation des directives européennes.
Voilà quel est le travail d'une commission parlementaire. Nous avons eu beaucoup de débats très longs : j'ai connu, à plusieurs reprises, des débats au Sénat avec 3 000 ou 4 000 amendements. À 10 minutes par amendement, vous imaginez ce que cela représente comme travail de jour et de nuit. On travaille la nuit, le samedi, le dimanche, on finit par s'épuiser. Lorsque nous nous sommes dit beaucoup d'amabilités entre majorité et opposition, cela finit par s'arranger, les amendements disparaissent et nous trouvons des éléments de procédure, mais cela montre bien que la question sociale dans cette période est une question centrale, marquée par la préoccupation du chômage, du financement de nos régimes sociaux, de la détermination des conditions du travail dans une optique de compétition européenne. C'est le point central du débat, sur lequel je tenais à vous sensibiliser. Je vais maintenant donner la parole aux autres membres de la table ronde.
PIERRE GUILLAUME, professeur émérite à l'Université de Bordeaux
Merci, Monsieur le président. Lorsque Jean Garrigues m'a proposé ce rôle de modérateur, j'ai trouvé cela extrêmement flatteur et je lui en ai été très reconnaissant. Lorsqu'il m'a dit qu'il fallait que ce rôle soit précédé d'une intervention cadrant les problèmes sous la V e République, j'ai toujours trouvé cela très flatteur, mais un peu moins séduisant. Je vais tout de même m'y efforcer, en traitant non pas d'une façon chronologique toutes les réformes faites sous la V e République, je ne le pourrais pas et vous n'y résisteriez pas, mais en parlant dans un premier temps de l'évolution de l'emploi et des conditions de travail, en évoquant dans un second temps les questions de protection sociale et en m'interrogeant finalement sur les résultats ou les effets des mutations que j'aurai préalablement évoquées.
1°) L'emploi et les conditions de travail
Les mutations structurelles
Ce que je retiens d'abord, ce sont des mutations structurelles qui ne vous surprendront pas.
On est passé, sous la V e République, d'un temps de pénurie de main-d'oeuvre, comblée très largement par l'immigration, à une époque de très fort chômage, atteignant plus ou moins 10 % de la population active. C'est là un phénomène fondamental. À partir de 1964, l'emploi féminin se généralise. Bien entendu, je n'établis pas de relation de cause à effet entre cette augmentation de l'emploi féminin et le chômage. La vie active est caractérisée par une double limitation : au départ, avec des temps de formation de plus en plus élevés, et en fin de carrière, avec l'évolution de l'âge de la retraite. Les équilibres entre les différents secteurs d'activité évoluent. Le secteur primaire, agriculture et mines, s'effondre : il n'y a plus aucune mine de charbon en France depuis quelques mois. En termes d'emplois, le secteur industriel progresse jusqu'au milieu des années 1970, puis commence à régresser avec, comme phénomène compensatoire, la poussée du secteur tertiaire, secteur fourre-tout comprenant secteur marchand et secteur des services, secteur privé et secteur public, secteur traditionnel et secteur moderne.
La diminution du temps de travail
Les congés payés sont de trois semaines à la fin de la IV e République, quatre semaines ensuite et cinq semaines à partir de 1982, dans le cadre des lois Auroux, qui ont amené un certain nombre de réformes fondamentales.
L'âge de la retraite, fixé traditionnellement à 65 ans, passe à 60 ans au terme d'une loi du 1 er avril 1983. Cet âge reste un peu théorique, car il y a tout un recours aux préretraites qui brouille singulièrement la carte. La loi Fillon du 21 avril 2003 remet aussi en cause cet âge légal de la retraite.
La limitation du temps de travail hebdomadaire à 40 heures était mal respectée, avec un recours très important aux heures supplémentaires au temps des pénuries de main-d'oeuvre. En 1982, on passe à 39 heures, et à 35 heures au terme de la loi du 13 juin 1998.
Les conditions de travail
L'évolution est moins évidente, mais on peut constater la moindre pénibilité des tâches du fait de leur transformation. Les tâches qui épuisent le travailleur comme au XIX e siècle sont de plus en plus rares. Il y a quelques semaines, c'était le centenaire du désastre de Courrières. La vie des mineurs, au XIX e siècle et jusqu'à la disparition des mines, d'ailleurs, était une vie littéralement épuisante. Cette moindre pénibilité des tâches a pour effet une moindre pénalisation par l'âge car, dans la logique du XIX e siècle, le travailleur était de moins en moins rentable au fur et à mesure qu'il vieillissait. Comme il était payé à la tâche, il gagnait de moins en moins bien sa vie.
Le phénomène conjoint à cela est la technicité croissante des tâches, avec une évolution de la ventilation entre conception, fabrication et vente, le créneau fabrication perdant de son importance relative par rapport aux deux autres. Tout cela a pour effet la montée en nombre de ce que l'on appelle les « cols blancs », mais cela est masqué par la transformation des conditions de rétribution des cols bleus avec la mensualisation, mesure de 1971.
Les rapports dans le monde du travail
Je relèverai l'affirmation de garantie de représentation, cela ne date pas de la V e République. Les comités d'entreprises ont été créés à la Libération mais les sections syndicales d'entreprises sont consacrées en 1968 et, en 1982, avec les lois Auroux, le droit du personnel dans l'entreprise et le rôle des délégués du personnel s'affirment considérablement. Cependant, il n'y a qu'une progression limitée de la participation, les comités d'entreprises créés en 1947 ne jouent pas le rôle qu'on attendait d'eux lors de la création. Quant à l'actionnariat populaire voulu par le général de Gaulle, réaffirmé comme une priorité en 1967, il n'a pas encore en France le succès qu'il peut connaître ailleurs.
Une autre évolution considérable des rapports au sein de l'entreprise est celle qui découle de la contractualisation. On a dit, à propos du Front populaire, quel avait été le rôle des mesures adoptées alors. Il faut bien constater que les effets de cette contractualisation sont quelque peu relativisés par la multiplication des CDD. Une loi de 1976 réglemente le licenciement économique, mais l'autorisation de licenciement a été suspendue en 1986.
Enfin, relevons les mesures contre le harcèlement, harcèlement sexuel et aussi harcèlement moral au travail.
2°) La protection sociale
L'extension de la protection sociale
Cela a été très largement évoqué ce matin par Noëlline Castagnez : la protection sociale en France s'est étendue et a touché progressivement l'ensemble de la population. Les assurances sociales mises en place en 1930 ne concernaient que les salariés et ne couvraient qu'à hauteur de 40 % les frais de maladie. La sécurité sociale intéresse progressivement toutes les catégories sociales, comme les agriculteurs en 1961 ou les travailleurs indépendants, longtemps très réticents, en 1966, mais notre système de protection sociale n'est pas uniforme, il y a prolifération des régimes spéciaux et les tentatives de remise en ordre ont souvent été vouées à l'échec, notamment en 1995. La protection spécifique et traditionnelle de la famille, dans une logique populationniste qui a ses origines en France au début du XX e siècle, a été réaffirmée par le Code de la Famille en juillet 1939. Le régime de Vichy a été très largement fidèle à cette protection de la famille, sur laquelle on n'est jamais revenu. En théorie, elle est donc restée une préoccupation fondamentale de l'État, néanmoins, la part des allocations familiales dans les revenus n'a cessé de décroître, tout au moins à partir de 1960. Cette protection de la famille peut tout de même être considérée comme un succès, puisque la natalité française est restée l'une des natalités européennes les plus élevées, malgré la libéralisation de la contraception et de l'avortement, malgré la loi Veil de 1975, dont les détracteurs attendaient tous les maux possibles et imaginables et qui n'a pas infléchi le taux de natalité de façon significative.
Le ciblage des catégories précaires
Ce qui caractérise l'évolution de notre protection sociale, c'est qu'elle a été ciblée sur certaines catégories défavorisées ou en situation précaire. Les mères célibataires ont ainsi bénéficié d'une protection sociale à partir de 1972. C'est à cette époque-là qu'on ne les a plus appelées « filles mères », mais « mères célibataires ». Ont bénéficié aussi d'une protection ciblée les personnes âgées, avec une amélioration sensible des retraites en 1971 ; puis, sous le gouvernement de Valéry Giscard d'Estaing, ont bénéficié également de protection et de mesures spécifiques les personnes handicapées. Enfin, en 1956 - 1957, une assurance chômage a été mise en place avec les Assedic. Face au chômage, nous nous trouvons dans une situation tout à fait différente de celle de la France dans les années trente. Notre régime de protection sociale était de modèle bismarckien, vivant des cotisations tant des salariés que des patrons. Ce modèle bismarckien a été très largement abandonné avec l'institution du RMI, aux termes de la loi du 1 er décembre 1988, qui rend à l'assistance une place que l'on croyait dépassée, puisque la sécurité sociale devait rendre les mesures d'assistance inutiles.
Les évolutions
La CSG, instituée en 1991, aboutit à faire peser la charge de la protection sociale non plus sur le seul travail salarié, mais sur l'ensemble des ressources. L'accès aux soins est facilité pour tous avec les réformes de notre système hospitalier et cette loi fondamentale que fut la loi Robert Debré de 1958, complétée par la loi Robert Boulin de 1970. Il y a eu ensuite d'autres réformes du système hospitalier, mais celles-là sont essentielles. La pratique libérale de la médecine a aussi été garantie, avec comme conséquence fondamentale le libre choix ou presque du médecin par le malade. Le système a été régulé par la première convention entre médecins et sécurité sociale de 1971. Enfin, la mise en place de la carte vitale instaure, au moins pour les médicaments, le tiers payant qui permet aux personnes en difficulté d'accéder aux médicaments sans avoir à faire des avances d'argent qui, parfois, pouvaient être considérées comme extrêmement lourdes.
Le contrôle des coûts
Tout cela a pour contrepartie la préoccupation constante du contrôle des coûts de notre système de sécurité sociale et notamment du contrôle des coûts hospitaliers, avec la création ou les tentatives de création du ticket modérateur mettant à la charge du patient hospitalisé une certaine proportion des coûts. Le ministre du Travail Gilbert Grandval s'y est essayé en 1963. Cela n'a pas fonctionné, la mesure a été reprise en 1967, mais n'a pas été un succès non plus. Elle a enfin été reprise sous le ministère de Raymond Barre en 1979, mais M. Fourcade pourrait en dire beaucoup plus long que moi sur ce problème. On a changé aussi le système d'évaluation des coûts et des ressources nécessaires à l'Hôpital avec la mise en place du forfait hospitalier en 1983 et la mise en place ultérieure de la dotation globale tendant à responsabiliser les différents établissements. Enfin, il y a eu les réformes Raffarin de 2004, avec la mise en place du carnet de santé, la politique du médecin traitant responsable. Il y a donc des tentatives constantes et renouvelées pour contrôler les coûts de la sécurité sociale.
3°) Les résultats de ces mutations
L'évolution des conditions de vie des Français
Si l'on s'en tient à l'évolution du Produit Intérieur Brut par individu, cette évolution est incontestablement positive jusqu'au milieu des années 1970 et même après la crise pétrolière, même si, à l'heure actuelle, on constate une stagnation de ce Produit Intérieur Brut par tête. En tout cas, il y a une évolution indubitable des conditions de vie, une amélioration considérable de l'habitat et notamment de l'habitat populaire, avec, bien entendu, des solutions qui, à long terme, ne se sont pas révélées totalement heureuses, comme la construction des grands ensembles, mais enfin on a sorti la population française de ces taudis où elle s'entassait encore très largement dans les années 1950. Il y a eu aussi un rééquilibrage entre le temps de travail et les loisirs, au bénéfice du temps de loisir.
La diminution des inégalités
Il y a une homogénéisation de notre société, dans la mesure où plus de 85 % des actifs sont aujourd'hui des salariés. Nous vivons donc dans une société de salariés. Il y a également une uniformisation au moins relative des modes de vie, avec diffusion des biens de consommation durable, au premier rang desquels l'automobile et tous les biens d'équipement ménager ou audiovisuel. Cette uniformisation concerne aussi l'accès aux soins, désormais largement ouvert à tous.
Dans le long terme, on constate une réduction relative de l'échelle des revenus. On compare volontiers le revenu du professeur d'université et celui de la femme de ménage au début du XX e siècle, avec la différence actuelle. Cette différence s'est considérablement amenuisée, mais il n'est pas évident que cette réduction de l'échelle des revenus, qui est une tendance à long terme, traduise encore l'évolution des toutes dernières années. Il semblerait qu'il y ait un nouvel élargissement relatif de cette échelle des revenus. Les fortunes et les patrimoines ont beaucoup moins évolué : la France reste un pays dans lequel il y a une concentration des patrimoines dans un nombre relativement réduit de mains.
L'enseignement s'est très largement démocratisé, permettant un accès beaucoup plus large à l'enseignement supérieur, mais, en contrepartie, l'enseignement reçu ne joue plus le même rôle d'ascenseur social que pour les générations précédentes.
L'approche sectorielle
- Le monde paysan : on est passé du paysan à l'entrepreneur de cultures. Au sein de la population active, le cultivateur ne représente guère plus de 3 % des actifs. Le monde paysan traditionnel a complètement disparu. On nous l'annonçait depuis longtemps, c'était la fin des terroirs et, si la productivité agricole, par travailleur ou par surface, a considérablement augmenté, le nombre des agriculteurs a, lui, considérablement baissé.
- Le monde ouvrier : il y a eu une extension de l'emploi industriel jusqu'au milieu des années 1970. Jacques Chaban-Delmas, en 1969, appelait encore à l'industrialisation de la France comme moyen de moderniser le pays. Or, à partir du milieu des années soixante-dix, l'emploi industriel régresse très vite.
- Les classes moyennes : les classes moyennes indépendantes ou traditionnelles sont incontestablement à ranger dans les catégories victimes de l'évolution globale de la société, ce qui s'est traduit par des crises extrêmement profondes, avec le poujadisme à la fin de la IV e République, avec la crise du CIDUNATI à la fin des années 1960. Les classes moyennes salariées apparaissent donc au moins quantitativement comme les grandes gagnantes, avec cependant une distinction qui apparaît comme de plus en plus fondamentale entre l'emploi public, qui est garanti, et l'emploi privé qui reste souvent aléatoire. Ces classes moyennes salariées n'ont pas véritablement vécu ces mutations dans l'euphorie, puisque l'un des thèmes les plus rebattus de la littérature sociologique traitant de l'évolution de la société française est le thème du malaise des cadres, qui ne seraient pas appelés à collaborer d'assez près à la prise de décision, qui ne seraient pas appelés à participer à la vie de l'entreprise comme ils souhaiteraient le faire.
- Les élites : comment comparer les élites actuelles à celles des décennies passées ? D'après le niveau de revenus, il faut constater, au sein des élites, le triomphe des activités liées à la finance et au management. Vous constaterez, comme moi, le grand succès des écoles de commerce, des écoles de gestion. Incontestablement, lorsqu'on veut faire fortune en France et que l'on n'est pas un héritier, c'est dans cette filière-là qu'il faut s'engager. Si ce n'est pas trop tard, c'est un conseil que je vous donne. En contrepartie, ce que l'on peut constater et déplorer, c'est le discrédit des intellectuels, et l'on peut se demander si ce discrédit des intellectuels, qui est certes lié à la crise des idéologies, n'est pas lié aussi à une crise et une remise en question de la culture française, dans le cadre de la mondialisation et du triomphe annoncé de la culture anglo-saxonne.
Jean-Pierre Fourcade
M. Guillaume, vous allez ouvrir un débat, tout à l'heure, sur ce sujet. Je vais donner la parole à M. Gérard Gautron, qui représente la Confédération générale du Travail - Force Ouvrière, et qui va traiter le même sujet : la question sociale sous la V e République.
GÉRARD GAUTRON, représentant de la Confédération Générale
du Travail- Force Ouvrière (CGT-FO)
Je ne reprendrai pas la description tout à fait complète qui vient d'être faite. Je voudrais simplement vous proposer quelques observations, quelques réflexions et quelques souvenirs. Le thème de cette table ronde est :
« Qu'appelle-t-on la question sociale sous la V e République ? »
La première question que je me suis posée est : « Qui est ce "on" ? » Je suppose que, suivant le « on », ce ne sont pas les mêmes réponses. Je vous proposerai donc ma propre analyse, d'autres pouvant avoir des perspectives différentes.
Ensuite, on peut se demander : « Qu'est-ce que le social ? » En tant que substantif, c'est un terme relativement récent, depuis le livre L'invention du social et les années 1970. Ce fut longtemps un simple adjectif : on a parlé du rôle social de l'Église au Moyen Âge, de l'action sociale, du travail social, etc. Alors quel le « social » dont il est question aujourd'hui ? De façon rapide, je rapproche ce terme de celui de « société ». Quand existe-t-il une société ? Il me semble qu'il existe une société quand les individus sont conscients d'en faire partie et d'y avoir leur place. C'est à ce moment-là qu'il peut y avoir une société, avec ses liens de complémentarité et de coopération, dont chaque individu tire bénéfice. Certes, il y existe toujours des heurts et des grincements, mais de façon plus ou moins régulée, pacifiée.
La question est de savoir comment faire en sorte que la société perdure lorsque se sont créées, entre individus et entre classes sociales, des différences importantes. Si une partie de la population estime que la société dont elle est membre exige beaucoup et donne peu, ce groupe sera logiquement amené à se retirer, formellement ou passivement, de l'ensemble, avec des effets dramatiques pour tous : les convulsions de l'histoire en donnent maints exemples. D'où l'idée d'intégration, ou de réintégration, par le social d'une partie défavorisée de la population. Cette intégration compenserait partiellement des inégalités dues notamment aux origines, à la naissance, à la fortune etc.
Quittons cependant ce domaine de réflexions un peu philosophiques pour en venir à ce que nous entendons, nous, organisation syndicale, par le terme « social » ? Sur quoi, à Force Ouvrière, avons-nous surtout mis l'accent ?
D'une part, dans la continuité des préoccupations constantes du mouvement syndical des XIX e et XX e siècle, nous militons pour une protection sociale étendue pour les salariés. En effet le prolétaire au sens étymologique du terme (celui qui ne possède que sa force de travail, qui ne possède pas son outil de travail), est soumis à trois risques majeurs liés à l'impossibilité de travailler : le chômage, la maladie, la vieillesse. D'où la priorité que nous avons toujours accordée à cette protection sociale, qui sort ceux qui travaillent de la précarité et les sécurise par rapport aux accidents de la vie.
Deux autres thèmes sont fondamentaux pour l'action syndicale, c'est le niveau de rémunération et les conditions de travail et de vie. Je signalerai simplement sur ce point que, bien évidemment, lors de la négociation d'un contrat de travail, les deux parties ne sont pas sur un pied d'égalité. D'un côté, celui qui doit faire vivre sa famille, de l'autre celui qui peut (ou pense pouvoir) trouver aisément sur le marché du travail la main d'oeuvre dont il a besoin : il ne s'agit pas là d'une négociation équilibrée comme voudraient le faire croire les néo-libéraux. Nous avons donc mis l'accent sur la notion de contrat collectif de travail et sur les conventions collectives : le rapport de force entre salariés et employeurs se trouve partiellement rééquilibré dans ce cadre et les accords ainsi passés jugés plus justes.
Venons-en à présent à la V e République, période sur laquelle est plus précisément centrée ce colloque. Pour schématiser je distinguerai deux grandes périodes, ainsi qu'une période intermédiaire qu'on a appelée « la période de crise » qui a vu s'accomplir la transition entre deux modes de conception du social et, quasiment, deux types de société.
L'après-guerre
La première période est une période post-guerre, de reconstruction et d'industrialisation. L'action sociale n'était pas alors très importante, mais le travail ne manquait pas. Les conditions de vie étaient difficiles, les équipements domestiques inexistants ou sommaires, mais c'était une période d'espoir où, semblait-il, la paix, l'industrialisation et les progrès de la science assureraient un avenir meilleur. Ajoutons que c'était une période de plein emploi. L'échelle mobile des salaires garantissait le maintien du pouvoir d'achat. Le tout donnait confiance dans l'avenir.
Durant cette période, l'action syndicale, mise à part la protection sociale, était axée sur l'obtention et la généralisation de conventions collectives permettant aux salariés de bénéficier, eux aussi, de l'augmentation des richesses.
Pour nous, syndicats, la démarche commençait le plus souvent par des accords d'entreprise, comme la troisième semaine de congés payés chez Renault. Au deuxième niveau, les fédérations tentaient d'obtenir un accord de branche. Ensuite, la confédération intervenait auprès du CNPF, du gouvernement, du Parlement pour obtenir la généralisation de cet accord à tous les salariés.
On a critiqué, à l'époque, notre volonté de multiplier les négociations et les conventions. Les organisations syndicales qui misaient avant tout sur des changements politiques jugeaient chaque accord insuffisant : à la place de 3 % d'augmentation, il aurait fallu en obtenir 5, etc. Néanmoins, à chaque fois, un progrès significatif était réalisé pour l'ensemble des salariés. Ce fut une période faste, non parce que les conditions de vie étaient fastes, mais parce que c'était vécu comme une période de progrès. La richesse nationale augmentant, la productivité s'améliorant, il semblait juste et normal que les conditions de vie et de travail de la classe salariale s'améliorent au même rythme.
La période de crise
Elle commence à partir du milieu des années 1970. C'était un retournement profond de tendance accompagné d'une forte montée du chômage. Cela a profondément affecté le rapport de force entre salariés et employeurs, les relations et les négociations sociales. J'attribue à ce chômage massif le fait que les négociations devinrent de plus en plus difficiles avec le CNPF ou les différentes branches patronales.
Auparavant, avec les accords ou les conventions collectives, le patronat, le gouvernement et le Parlement gagnaient une certaine paix sociale et les salariés des avantages matériels. Avec la crise, on est passé à des propositions donnant - donnant : on vous donne quelques avantages sur tel thème et vous faites un effort sur un autre. Puis, à partir des années 1980, le CNPF, qui n'était pas encore MEDEF, nous a proposé des accords « donnant - perdant » : l'organisation syndicale ou les salariés perdaient quelque chose de substantiel en signant ces accords. De ce fait, notre attitude a évolué de façon assez considérable : dans les années soixante-dix, on nous critiquait parce que le gain de la convention n'était pas suffisant, mais il y avait gain. Dans les accords « donnant - donnant », il y avait encore un équilibre, mais les accords « donnant - perdant », ce n'était pas possible, ce n'est pas notre conception de l'action syndicale.
L'installation du libéralisme
Puis le néo-libéralisme s'imposa, d'abord subrepticement, masquant sa volonté d'en finir avec le social et les interventions de l'État par un discours mettant en avant la solidarité, notamment vis-à-vis des demandeurs d'emploi. La suppression de l'échelle mobile des salaires permit progressivement de réduire les revenus du travail au profit de ceux du capital, un chantage à l'emploi s'exerça sur les salariés : la modération, voire la diminution, salariale, l'accroissement des profits, la suppression de l'autorisation administrative de licenciement, etc. devaient être synonymes de création d'emploi. On sait ce qu'il en fut.
Une certaine « action sociale », visant à rendre la situation moins insupportable, s'est mise en place et continue, mais, dans le fond, ce sont toujours les salariés qui partagent entre eux. Ce sont les salariés qui sont taxés pour financer telle ou telle mesure. L'écart entre les revenus du capital et les revenus du salariat n'a cessé de croître à partir de 1985. Sur 15 ans, 10 % des revenus du salariat sont passés aux revenus du capital. On constate donc une transformation considérable de la répartition des richesses produite. On observe également la multiplication du nombre de travailleurs pauvres, personnes qui bien que travaillant à plein temps n'ont pas les moyens de se loger et de se nourrir correctement.
La question qui se pose est de savoir si l'on peut réellement faire du social alors que les mesures économiques contribuent à paupériser les salariés, à éviter toute « surchauffe » de l'activité qui pourrait conduire à une inflation, même modérée.
Ainsi, l'emploi n'est pas créé par des mesures. J'ai vu passer de nombreuses mesures pour l'emploi. Ont-elles été efficaces ? Un employeur engage quelqu'un s'il a du travail à lui donner, quelque soit le niveau de salaire et d'aide. La politique économique a privilégié la stabilité monétaire, la rente à l'activité. Les « années fastes » dont je parlais précédemment étaient également des années de forte inflation. Et quand on arbitre entre l'inflation et la stabilité, on arbitre entre le développement et la rente. Bien entendu, ceux qui ont des placements financiers sont plus intéressés par une monnaie stable, les rendements réels étant alors plus importants. En ayant comme objectif quasi unique la maîtrise de l'inflation à un niveau très bas, la banque européenne sacrifie l'activité à la rente.
Quant au chômage des jeunes, dont il est beaucoup question actuellement, une observation : en fait, les jeunes accèdent plus facilement à l'emploi que les personnes de 26-45 ans. Le véritable problème de l'emploi des jeunes est sa précarité. Les 26 - 45 ans sont moins souvent au chômage, mais leurs périodes de chômage sont plus longues. Les jeunes sont plus souvent au chômage, mais sur des périodes plus courtes en moyenne : 3 mois contre 6 mois et demi, 7 mois, selon la moyenne nationale. J'en déduis que le problème du chômage des jeunes ne réside pas prioritairement dans l'accès à l'emploi, mais dans la stabilité dans l'emploi, ce qui est tout à fait différent.
Je terminerai sur une dernière observation. La pression ne cesse de croître sur les salaires : on nous dit actuellement qu'ils sont trop élevés en France parce que l'heure de travail coûte moins cher en Chine ou ailleurs, mais, depuis sa création, l'euro s'est réévalué de 30 % par rapport au dollar. L'effet dévastateur sur les exportations est autrement plus puissant qu'une augmentation salariale ! Le « social », plaqué sur une économie qui lamine les revenus du travail, peut-il être autre chose qu'un « cache misère » ?
Je vous remercie de votre attention.
Pierre Guillaume
Merci, M. Gautron. La parole est maintenant à M. Jacques Bass, qui représente la Confédération française démocratique du Travail, la CFDT.
JACQUES BASS, représentant de la Confédération Française
Démocratique du Travail
Monsieur le président, je vous remercie. Je commencerai en enchaînant sur un propos de mon collègue : le constat de la multiplication des dispositifs d'emploi qui se sont succédés depuis les années 1970, des premières mesures prises par le gouvernement de M. Raymond Barre jusqu'à aujourd'hui. On peut en effet s'interroger sur leur efficacité. On ne peut que constater l'extrême instabilité des mesures d'emploi et des dispositifs d'accompagnement (incitations fiscales, sociales), de durées de vie extrêmement courtes car sans cesse remaniées au gré des ministres qui se succèdent, ainsi qu'une absence quasiment complète d'évaluation de ces dispositifs, de leur coût, des conditions de leur mise en oeuvre, de la manière dont les acteurs économiques et sociaux s'en saisissent et les utilisent. Dans les faits, très souvent, l'usage qui en est fait peut être sensiblement différent de ce que les conseillers du ministre ou les législateurs avaient prévu qu'il serait... C'est une des constantes qu'on peut observer en France, cette absence de suivi et de travail d'évaluation, de construction de diagnostic partagé entre les acteurs économiques, les partenaires sociaux et les responsables politiques. C'est un trait récurrent de la conduite de la politique sociale, notamment de l'emploi.
Ce propos, sans être étranger à notre débat, nous éloigne cependant de la question sociale sous la V e République, qui est l'objet de notre table ronde. La V e République, c'est quasiment cinquante d'histoire et, même si l'on ne s'en tient qu'à l'histoire "intérieure", ces cinquante ans auront connu des ruptures et des changements majeurs qui font que l'on ne peut pas en parler comme d'un bloc. En même temps, on peut observer des permanences et des continuités dans la confrontation des acteurs sociaux et du système politique. C'est en partant de cette contradiction que je voudrais vous proposer quelques éléments de réflexion.
Les ruptures, aussi évidentes soient-elles, méritent d'être brièvement rappelées. Césures économiques amorcées avec le premier choc pétrolier et la cassure de la croissance économique, et qui vont se poursuivre jusqu'à la phase de mondialisation actuelle en passant par le marché unique et la création de l'Euro. Césures politiques avec notamment l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, puis les cohabitations successives. Césures sociales avec les événements de 1968 et bien au-delà, les transformations considérables du paysage social. Ce matin, on a évoqué la Régie Renault et Billancourt. Dans les années 1950-1960, il ne fallait pas "désespérer Billancourt", pour reprendre une formule célèbre en son temps. « Billancourt », c'était la forteresse ouvrière, la chasse gardée de la CGT et du PCF. Pour rappeler ce que cela signifiait, en 1968, les étudiants s'étaient rendus à Billancourt pour discuter avec les ouvriers de la Régie ; le service d'ordre de la CGT avait mis en place un cordon sanitaire pour empêcher cette intrusion insupportable. Ce monde a aujourd'hui disparu. Le monde ouvrier n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il était il y a tout juste trente ans. Il a été complètement transformé par la croissance des services, la féminisation de la population active, les changements culturels, les révolutions technologiques, les façons de produire comme les modes de consommation, l'affirmation de l'entreprise en réseau et la précarisation. Le salariat a complètement changé de figure. Les rapports du monde du travail aux organisations syndicales comme politiques ont été tout autant bouleversés de fond en comble. Je l'ai déjà évoqué ce matin.
Quand la V e République voit le jour en 1958, le parti communiste français, le PCF comme on dit alors, est encore extrêmement puissant, il est le premier parti de France par ses résultats électoraux, le nombre de ses élus, par les municipalités qu'il gère, par le nombre de ses adhérents, les organisations de masse qu'il contrôle, des mouvements de jeunesse à la CGT en passant par le Mouvement de la Paix, son influence enfin dans les milieux intellectuels, même si l'on peut percevoir les premières fissures post 1956, année qui aura connu à la fois le rapport Khrouchtchev au XX e congrès du PCUS et la répression sanglante du soulèvement hongrois. C'est moins l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle que l'instauration du régime présidentiel qui l'ébranlera vingt ans après. A la fin des années 1950, un peu plus d'un travailleur sur quatre est syndiqué. C'est beaucoup moins que chez nos voisins européens où le taux de syndicalisation est au minimum de 50% et bien souvent nettement plus fort et proche des 80%, qu'il s'agisse des Anglais, des Italiens, des Allemands ou des Scandinaves. Mais c'est beaucoup plus qu'aujourd'hui, où le taux de syndicalisation est tout juste de l'ordre de 8 %. La France a le triste privilège d'être le pays de l'OCDE qui a le taux de syndicalisation le plus faible, avec autour de 2 millions de salariés syndiqués, surtout dans le secteur public. Quand la V e République voit le jour, le pluralisme syndical existe déjà, avec les cinq grandes confédérations que l'on connaît aujourd'hui (la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CGC). Mais ce pluralisme n'a pas la même signification qu'aujourd'hui du fait de la domination sans partage de la CGT, à l'exception de la fonction publique et quelques entreprises publiques où elle doit coexister avec des syndicats catégoriels. La physionomie du monde syndical a profondément changé non seulement avec la désyndicalisation généralisée, mais aussi parce que la perte de substance n'a pas touché toutes les organisations de la même façon. C'est la CGT qui a le plus fortement reculé de sorte que la CFDT fait jeu égal avec elle, suivie à quelque distance par les autres organisations. Le syndicalisme est donc profondément éclaté, émietté et divisé, avec un problème majeur de représentativité. Que représentent aujourd'hui les syndicats en France ? Quelle est leur audience réelle ? Ne sont-ils pas condamnés à dépérir encore plus ? Méritent-ils que l'on s'intéresse encore à eux, alors que leur discours apparaît convenu et connu d'avance. Voilà le contexte, c'est une douche froide.
La CFTC, la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens, a été créée en 1919, en regroupant des organisations et des syndicats professionnels s'inspirant du catholicisme social. Ses terres d'implantation ont été les régions à forte influence chrétienne, l'est (l'Alsace et la Lorraine) et l'ouest (la Bretagne et les pays de la Loire) ainsi que quelques professions comme les mineurs ou les employés. La CFTC a réussi ce que j'appelle ses « épreuves du feu » qu'ont été pour elle 1936 et l'Occupation et le régime de Vichy. Dans le contexte du Front Populaire, des occupations d'usine, cette organisation toute jeune a su participer au mouvement là où et elle était présente, alors qu'elle n'était pas reconnue et faisait l'objet d'un ostracisme de la part de la CGT unanime. Elle n'a donc pas pu participer aux négociations et aux Accords de Matignon. Ce n'est qu'après-guerre qu'elle sera officiellement reconnue du fait de son comportement pendant la guerre et dans la Résistance, deuxième « épreuve du feu » car elle a su s'opposer à Vichy alors même qu'une partie de l'épiscopat français se ralliait à la cause du Maréchal. Organisation minoritaire, avec moins de 300 000 adhérents dans les années 1950, la CFTC va gagner sa place sociale et sa légitimité sur un projet très clair : contester le modèle syndical dominant en France, celui de la CGT, courroie de transmission d'un parti politique, mais aussi celui de FO, née de la scission avec la CGT et qui va servir de faire valoir au patronat et au gouvernement. Ce sont plutôt le syndicalisme nordique et le syndicalisme britannique qui servent alors de référence. Dans les années 1950, la CFTC se renforce, commence à s'implanter dans les entreprises, notamment industrielles et se forge une doctrine qui lui permet d'affirmer son autonomie par rapport aux partis politiques comme aux courants de pensée religieux ou philosophique. Elle est ainsi conduite à changer sa raison sociale et à se transformer en CFDT. Dans le contexte social et politique des premières années de la V e République, ceux avec qui la CFDT réfléchit sont des réformateurs sociaux, des hauts fonctionnaires, des universitaires, des intellectuels et quelques hommes politiques qui font partie de ce que l'on appellera plus tard le mendésisme et « la deuxième gauche ».
Trois constantes marquent l'originalité de la CFDT aussi bien par rapport à la CGT que par rapport à Force Ouvrière. Tout d'abord la double thématique de la démocratisation de l'entreprise et de la reconnaissance de la place du salarié dans celle-ci. Ces thèmes n'ont pas été abordés ce matin, mais ils ont couru très fortement depuis les années 1950 jusque dans les années 1980. Chaque phase historique a sa manière particulière de poser la question : la démocratisation et la réforme de l'entreprise avec le rapport de F. Bloch-Lainé en 1963, puis celui de P. Sudreau. Dans les années post 1968, ce sera l'autogestion qui servira à affirmer cette volonté de transformation démocratique de l'entreprise. On en trouve encore la trace, après 1981, dans les lois Auroux, à l'élaboration desquelles la CFDT a contribué. Les salariés, collectivement et individuellement, doivent voir reconnus leur place dans l'entreprise, leur autonomie de personne avec les capacités qu'ils portent, enfin leur dignité. Ces préoccupations sont passées au second plan avec les conséquences de la mutation du capitalisme, sa financiarisation, son internationalisation, les restructurations et les licenciements. La montée du chômage et de la précarité a provisoirement balayé ces réformes structurelles. Une des leçons que je tire de mon expérience de permanent syndical est qu'une organisation syndicale ne peut pas échapper à la conjoncture qui s'impose à elle : des questions aussi lourdes que celles de l'emploi et d'un chômage massif s'imposent comme des priorités, en laissant moins de disponibilités pour les autres dimensions de la plate-forme revendicative. Néanmoins, ces questions ressurgissent aujourd'hui sous des formes et des modalités différentes. Ainsi en est-il au travers du stress au travail, des mobilités et des précarités. De même la démocratisation de l'entreprise resurgit à travers la problématique de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, dont la CFDT en a fait un axe stratégique pour son action dans les années à venir.
La troisième constante que j'aborderai brièvement maintenant va nous ramener sur une actualité plus immédiate. La CFDT a fait de sa reconnaissance comme acteur social majeur une exigence fondamentale, au coeur de son identité. Cela s'est traduit, d'abord par l'affirmation de son autonomie et de son indépendance comme je l'ai déjà évoqué, mais aussi par une conception de la démocratie participative faisant une place essentielle aux corps intermédiaires représentant la société civile dans toute sa diversité. Ce rôle ne se réduit pas à exprimer les revendications de ses mandants auprès des pouvoirs publics, mais doit s'entendre comme la capacité à participer à la coproduction des règles du jeu et des normes sociales. Cela passe par le dialogue social, la négociation et la conclusion d'accords entre acteurs sociaux, entre protagonistes qui portent des intérêts et des points de vue différents, voire divergents. Les corps intermédiaires, les représentants organisés de la société civile participent à la vitalité de la démocratie par leur aptitude à construire des compromis équilibrés entre ces intérêts. Sans idéaliser le système de relations professionnelles que connaissent nos voisins européens, ni nier le fait que ces modèles sont aussi "travaillés" par la mondialisation économique et la modernité socioculturelle, la CFDT prend appui sur les règles du jeu social qui prévalent dans les différents modèles de l'Europe nordique ou continentale, sur celles établies au niveau de l'Union Européenne, pour changer le système français d'abord marqué par la faible légitimité des acteurs sociaux, la difficulté à s'entendre, la prégnance de l'État et du politique, qu'il s'agisse du gouvernement ou du législateur.
La ténacité de la CFDT a permis quelques avancées substantielles comme la reconnaissance de la section syndicale dans l'entreprise en 1968 et l'obligation de négocier, particulièrement dans l'entreprise en 1981 dans le cadre des lois Auroux. Jusqu'alors la négociation d'entreprise était réduite à la portion congrue, quelques centaines d'accords tout au plus par an. Pendant toute une période il a suffit de quelques accords phares, comme celui de la Régie Renault sur la cinquième semaine de congés payés. L'action syndicale permettait la généralisation progressive de ces acquis obtenus dans les bastions syndicaux les plus forts. Enfin la loi faisait office de voiture balai. Cette mécanique ne joue plus. La France connaît aussi le paradoxe d'avoir le taux de syndicalisation le plus faible, mais le taux de couverture des salariés par des conventions collectives le plus élevé. Quand une organisation syndicale considérée comme représentative, même si elle est minoritaire, signe un accord, celui-ci s'applique à tous les salariés, syndiqués ou non, des entreprises adhérentes à l'organisation patronale signataire. La procédure administrative d'extension permet d'étendre l'accord à l'ensemble des salariés et des entreprises de la branche par décision du ministre du Travail. Ce système a eu sa raison d'être pour contourner la faible représentativité patronale et la propension réduite des principales organisations syndicales à signer des accords. Mais la contrepartie, l'effet pervers, c'est qu'il n'y a pour les salariés aucune motivation et aucun intérêt à se syndiquer puisqu'ils bénéficient automatiquement des avantages obtenus par un syndicat alors qu'il y a encore de nombreuses raisons de ne pas se syndiquer.
Quant au dialogue et à la négociation avec la classe politique, ils ne sont guère aisés, quelle que soit la majorité, de droite ou de gauche, du fait de la culture jacobine et de la place de l'État dans la construction républicaine. Le plus souvent les gouvernements ne portent attention qu'à la capacité de nuisance d'un acteur social, quant aux élus, ils ont tendance, ceux à gauche encore plus que les autres, à considérer qu'ils sont les seuls à représenter légitimement le peuple. Les uns et les autres considèrent que les partenaires sociaux ne défendent que des intérêts privés, donc suspects. Cette attitude, la CFDT s'y est heurtée plus d'une fois et notamment avec le gouvernement Jospin. La réforme des 35 heures que la CFDT revendiquait a donné lieu à des tensions fortes avec la ministre de l'emploi et de la solidarité de l'époque, la logique politique l'emportant sur la logique sociale et économique que la CFDT préconisait. La loi a prévalu. On peut aussi rappeler la rudesse du conflit concernant le PARE (plan d'aide au retour à l'emploi) dispositif négocié par trois organisations syndicales et les organisations patronales dans le cadre de l'UNEDIC. Il aura fallu des mois de conflit politique et de blocage avant que le gouvernement donne son agrément à un accord conclu entre les partenaires sociaux dans le cadre d'une institution strictement paritaire. Il y a eu encore bien d'autres incidents notamment à l'occasion de la « refondation sociale », où le gouvernement, sans être partie à la négociation ouverte par le MEDEF avec les organisations syndicales a préféré la traiter comme une « machine de guerre patronale » à son égard, au lieu de tenter de prendre appui sur elle. Mais cet opportunisme politique à l'égard des acteurs sociaux et de la négociation sociale est tout aussi répandu à droite. Ce n'est pas par hasard que le président de la République avait pris l'engagement de consulter les partenaires sociaux avant toute loi réformant le code du travail. Si cette promesse a pu être reprise dans la loi Fillon de 2002, on a pu voir ce qu'il en est advenu à l'occasion de CPE. L'idée de dispositions sociales négociées entre les partenaires sociaux au préalable à leur adoption parlementaire, s'avère bien difficile à faire admettre, alors même que la législation sociale est considérable et connaît une inflation ininterrompue. Si l'on s'en tient uniquement au Code du Travail, à la fin des années 1970, les gouvernements Chirac et Barre introduisent une vingtaine de textes par an. Dans les années 1980, on passe à une trentaine de modifications annuelles. Le début des années 1990, avec le gouvernement Bérégovoy, connaît une montée jusqu'à soixante dix textes annuels, puis la courbe redescend à la côte quarante sous les gouvernements Balladur et Juppé. Depuis, on en reste à ce niveau. La droite fait pratiquement jeu égal avec la gauche avec les conséquences si souvent dénoncées : un Code du Travail de plus en plus obèse, où les textes s'empilent, rendant son usage de plus en plus problématique.
A quoi servent les partenaires sociaux ? Quelle est la représentativité des organisations syndicales ? - Mais la question se pose tout autant en ce qui concerne le patronat - Jusqu'à présent pour ce qui concerne les confédérations syndicales, la règle qui prévaut encore est celle héritée de la Libération, confirmée par un décret de 1966. Les syndicats ou unions de syndicats affiliés à une confédération représentative bénéficient de la présomption irréfragable de représentativité, toute autre organisation syndicale doit faire la preuve de sa représentativité devant le juge qui apprécie. En application de cette règle, toute organisation syndicale représentative, quelle que soit son audience réelle, peut validement engager par sa signature l'ensemble des salariés dans le champ de compétence qui est le sien. Cette règle ne peut plus fonctionner telle quelle dans l'état actuel des choses. La nature des accords qui se négocient dans les entreprises rend nécessaire des interlocuteurs syndicaux à la représentativité effectivement vérifiée auprès des salariés. Il n'y a guère d'autre moyen que de recourir à une mesure de la représentativité spécifique par des élections professionnelles permettant de s'appuyer sur des majorités d'engagement. La contrepartie, c'est que ne pourront être valides que les accords signés par une ou plusieurs organisations syndicales ayant une représentativité majoritaire des salariés. Une telle réforme pose des questions techniques qu'il faut éclaircir, car le diable peut se cacher dans des détails. Elle soulève aussi beaucoup de réticences, pour ne pas dire d'hostilité de la part des organisations les plus faibles qui se sentent menacées ... et d'un patronat qui y voit, non sans raisons, la perspective d'y perdre des marges de manoeuvre. Les employeurs n'auront plus la latitude qu'ils ont aujourd'hui. D'autres points mériteraient d'être développés comme les conditions à réunir pour des négociations équilibrées et de bonne foi entre des organisations moins nombreuses, comme aussi les modalités démocratiques de déclenchement et de gestion des grèves.
La loi de 2002 a amorcé un début de réforme en introduisant un droit d'opposition à un accord. Pour que ce droit s'exerce, il faut qu'une majorité d'organisations syndicales s'oppose à l'accord, sans que soit retenue la représentativité effective par rapport aux salariés. Cette dernière réforme a encore accru le désordre actuel des règles, sans inciter les acteurs à clarifier leur jeu. On a ainsi atteint un degré d'incohérence difficile à égaler. Les événements actuels illustrent où conduit l'absence de dialogue social et de négociation avec des partenaires sociaux dont on n'aurait pas pris la peine de favoriser la représentativité ni la légitimité. Et l'on ne répondra pas au problème simplement en les mettant sous une tente à oxygène en assurant leur financement, surtout s'il s'agit de leur transférer les modalités existantes pour les partis, ce qui accroîtrait la fragmentation organisationnelle. Cela va bien au delà. Le modèle social français, dont tant de gens se gargarisent, est en difficulté non seulement parce qu'il protège moins bien, non seulement parce qu'il n'assure plus la réduction des inégalités, mais aussi parce que sa gouvernance est en crise, faute d'acteurs légitimes et puissants, reconnus par le monde politique et par l'État, ayant leur place dans le dispositif institutionnel pour participer à la coproduction de la régulation sociale.
Le modèle social français et son mode de gouvernance sont non seulement inefficaces socialement comme économiquement, mais ils sont de plus en plus source de désordres que d'autre appellent effets pervers. C'est la règle du « passager gratuit » qui se généralise : on veut le beurre et l'argent du beurre, les avantages d'un accord tout en dénonçant ceux qui l'ont signé, sans aucune obligation en contrepartie, tous les droits sans la moindre responsabilité. Lorsque le nombre de passagers clandestins atteint un seuil critique, le bateau coule. Tant que nous n'aurons pas plus d'avancées sur les modalités d'un dialogue social où chacun, le patronat comme les organisations syndicales et la classe politique, prend ses responsabilités, il n'y a aucune raison pour que nous ne continuions pas à nous « enliser » dans le chômage, que nous ne continuions pas à connaître des crises sociales, où l'État se retrouve chaque fois en première ligne pour essayer d'éteindre les incendies qui partent de tous côtés.
Jean-Pierre Fourcade
M. Bass a directement abordé le thème de la table ronde suivante : « la question sociale et la loi ». Vous avez parfaitement posé la transition. Il nous reste encore quelques minutes pour quelques questions de la salle avant que nous passions la parole à M. Michel et à la prochaine table ronde.
Échanges avec la salle
De la salle
Bonjour, Monsieur le président, Monsieur le modérateur, Messieurs les représentants. J'ai deux questions à poser : l'une est au futur, l'autre est au passé. Ces deux questions sont très liées au contexte actuel.
Ma première question s'adresse tant au président qu'aux représentants des syndicats. Quel rôle pourrait jouer un contrat unique, à l'heure actuelle, pour résoudre les difficultés que vous avez soulevées, liées à la multitude de contrats et de difficultés d'embauche et de licenciement ? Quel rôle positif ce contrat pourrait avoir ? J'aimerais entendre les représentants sur les possibles inconvénients, voire dangers, d'un contrat unique.
Ma deuxième question est un peu plus polémique. Lors de vos discussions, vous avez soulevé la question de la postériorité ou de l'antériorité du débat vis-à-vis de la loi. Quel est le rôle de la « rue » dans les réformes sociales, sous la V e République et peut-être en ce moment ? Merci.
Jean-Pierre Fourcade
Au sujet du contrat unique, si vous regardez ce qui se passe dans les pays qui sont nos concurrents, c'est-à-dire les pays de l'Union européenne, si vous regardez les principaux rapports de l'OCDE ou du FMI sur notre système, il est certain que le contrat unique est un objectif, mais nous n'y sommes pas encore, puisque nous avons multiplié toutes les formes de contrat. Je pense que le contrat unique devrait être un élément central des négociations avec les organisations syndicales, mais à condition que la règle du jeu ait été modifiée, comme l'a dit M. Bass, car à l'heure actuelle, des syndicats comme Sud ou UNSA ont une représentativité sur le terrain que certaines confédérations parmi les cinq n'ont plus. Le contrat unique est sans doute un objectif qui permettrait à la fois de sécuriser et de simplifier les relations du droit du travail, mais cela suppose un certain nombre de conditions préalables qui aujourd'hui ne sont pas réunies.
Gérard Gautron
Le contrat unique, pourquoi pas, mais quel contrat ? C'est là toute la question. Bien qu'on nous dise que le CDI, le contrat à durée indéterminée, empêche les employeurs d'engager, il ne les empêche pas de licencier. L'expérience montre qu'il n'est pas si difficile de licencier puisqu'il y a des vagues de licenciements de personnes en CDI tous les ans.
On nous a beaucoup vanté le fait de prendre des risques : les jeunes, entre autres, devraient prendre des risques. Pourquoi, lorsqu'il s'agit du contrat de travail, faudrait-il protéger les employeurs de tout risque ? Être chef d'entreprise, c'est prendre un risque en signant un contrat, que ce soit un contrat commercial ou un contrat de travail. Sinon, on fait autre chose. Pour nous, c'est donc clair : s'il y a contrat unique, ce doit être le CDI.
Au sujet du rôle de la « rue » dans les réformes sociales, quand on est en situation de blocage total devant un patronat ou des pouvoirs qui s'arc-boutent de toutes leurs forces, il ne reste que l'épreuve de force, qui passe, entre autres, par la « rue ».
Jacques Bass
Sans être spécialiste des questions d'emploi ni juriste, je ne suis pas persuadé qu'il faille un contrat de travail unique. D'ailleurs avec le CPE, les autres contrats de travail ne disparaissent pas. Il faut peut-être faire la distinction entre le contrat de travail, d'une part, et l'ensemble des dispositifs d'encadrement et d'accompagnement du contrat de travail (incitations fiscales, mesures de sécurisation, conditions d'accès à une indemnisation en cas de perte d'emploi, dispositifs de formation et d'accompagnement des chômeurs, etc.), d'autre part. Ce sont des éléments tout à fait essentiels, mais complémentaires. Sans oublier la manière dont ils sont utilisés, respectés ou détournés.
A cet égard, je voudrais insister à nouveau sur le constat que nous avons, en France, pratiquement pas d'évaluations fiables et partagées des dispositifs d'emploi qui se sont succédé au fil des ans. On ne consacre pas assez d'énergie à se mettre d'accord sur des diagnostics, à prendre les moyens entre acteurs de parler la même langue sur l'analyse des réalités. Je suis, de plus, persuadé que la première des conditions pour que des mesures en faveur de l'emploi portent leurs fruits, c'est qu'il y ait un minimum de constance dans le temps. À changer en permanence les dispositifs, à supprimer les uns, modifier les autres, en créer de nouveaux, on multiplie l'insécurité juridique, à commencer pour les employeurs qui auront nécessairement beaucoup d'hésitation à se servir de tous ces dispositifs, à supposer même qu'ils en aient eu connaissance.
Depuis le rapport Boissonnat, les rapports ne manquent pas qui suggèrent d'introduire plus de flexibilité et de souplesse. N'étant pas habilité à me prononcer sur ces questions au nom de la CFDT, mes propos n'engagent que moi. Cette précision étant faite, on peut penser qu'il faille admettre plus de souplesse, notamment dans le cas des petites et très petites entreprises, où le chef d'entreprise doit pouvoir se séparer plus facilement d'un salarié en cas de retournement conjoncturel ou de carence professionnelle. Mais ce n'est en aucun cas le CPE qui peut convenir : ce ne sont pas les délais de période d'essai allongés jusqu'à deux ans et l'absence de motivation du licenciement qui peuvent résoudre cette question. De plus, cette dernière crée une insécurité juridique supplémentaire et va entraîner un encombrement des tribunaux. La contrepartie d'une flexibilité accrue ne peut être qu'une sécurité renforcée pour les salariés en cas de mobilité. Le CPE n'est utile à personne, par contre il serait souhaitable que les employeurs et les organisations syndicales de salariés négocient les mesures d'accompagnement dont on parle peu mais qui sont au coeur du problème de l'emploi des jeunes.
Une dernière remarque à propos du rôle de la « rue » que l'on a évoqué ce matin : les exemples de 1936 comme de 1968, pour différents qu'ils soient, montrent que le contexte d'effervescence sociale peut aider à désembourber le travail législatif, voire à lui donner un coup de « jeune ». Mais cela ne fonctionne pas dans tous les cas. Ainsi, les réformes sociales importantes de 1981 n'ont absolument pas été accompagnées d'une pression de la « rue »... Quoi qu'il en soit, que l'on ait recours à la « rue » ou qu'on laisse pourrir les situations jusqu'au conflit, en tant que syndicaliste je ne peux pas m'en réjouir. Car ce sont rarement les conditions optimales pour apporter les solutions satisfaisantes. C'est un état de fait, il faut faire avec. Pour l'instant.
Jean-Pierre Fourcade
Vous seriez étonnés qu'un parlementaire siégeant dans cette maison vous dise que c'est une bonne manière de faire avancer nos institutions.
Nous sommes pratiquement les seuls, en Europe, aujourd'hui, à avoir le réflexe de la « rue » pour faire avancer la législation sociale. Malheureusement, nous avons signé un certain nombre d'accords et nous avons une monnaie unique. C'est un élément qui nous affaiblit considérablement et qui, quand nous allons, comme je le fais souvent, dans les réunions internationales, nous fait passer pour peu sérieux. Comme, par ailleurs, nous avons une propension nationale à donner des leçons au monde entier, aujourd'hui, quand nous rencontrons des Anglais, des Danois, des Suédois, des Finlandais ou des Allemands, ils « ricanent ». Notre système ne fonctionne donc pas.
La loi Fillon avait posé le bon principe, celui d'une négociation préalable à la prise de décision. Il faudrait remanier ce principe, à condition de trouver des partenaires qui acceptent de discuter sur le fond, sur un certain nombre de sujets. Car le véritable problème, qui nous stigmatise par rapport à nos concurrents, n'est pas aujourd'hui « la rue » mais l'importance du chômage des jeunes, et notamment des jeunes non qualifiés. Je suis maire d'une grande ville et j'ai, comme tout le monde, des « poches de chômage » de personnes non qualifiées. J'essaie de regarder concrètement ce qu'on peut faire pour trouver un emploi. À cause de l'endettement excessif de ce pays, à cause de nos déficits budgétaires exagérés, nous ne pouvons plus passer par la voie de l'emploi public. Nous avons un taux d'emploi public très supérieur à celui de tous nos partenaires européens : la moyenne est à 18 %, nous sommes à 25 %.
Nous ne pouvons donc plus continuer à payer et à nous endetter, sinon à charger les générations futures. Nous ne pouvons donc plus créer d'emplois en augmentant les capacités d'emploi des collectivités territoriales et des services publics. Il faut donc trouver un système pour faciliter l'insertion des jeunes dans les entreprises. C'est cela que nous cherchons tous, c'est pour cela que je crois qu'il faut une discussion approfondie, il y a des solutions et nous pouvons essayer de les trouver.
Est-ce le contrat unique ? Je suis de l'avis de M. Bass : c'est une affaire compliquée et jamais, en France, nous n'aurons un contrat unique. Il y aura toujours quelqu'un pour vous dire : « On pourrait en distinguer deux, on pourrait en faire un troisième », etc. Aujourd'hui, il faut faciliter l'insertion des personnes non qualifiées dans l'entreprise et réfléchir aux méthodes de formation de notre système d'éducation nationale, que personne ne remet en cause mais dont, chaque année, des dizaines de milliers de jeunes sortent sans savoir lire ni écrire. C'est là, à mon avis, que se trouve un des véritables problèmes et, plutôt qu'aller dans la rue, il serait préférable d'apprendre à mieux travailler dans nos systèmes scolaires, maternelle, primaire et élémentaire.
Pierre Guillaume
L'intervention de la « rue » a eu parfois des effets positifs : nous avons tous en mémoire 1968, nous pouvons même nous souvenir de 1936, mais le rôle de la « rue » a parfois eu aussi des effets tout à fait catastrophiques car, dans la rue, il y a plusieurs acteurs. Il y a, bien entendu, des révoltés, mais il y a aussi des forces de répression et des forces réactionnaires. En 1852, c'est le second Empire naissant, c'est finalement Napoléon III qui a tenu la « rue ». En 1871, ce sont les Versaillais. Et si on sort de France, en 1933, ce sont les sections d'assaut hitlériennes qui ont tenu la « rue ». Par conséquent, s'en remettre à la « rue » pour régler les problèmes, c'est pour le moins extrêmement hasardeux et dangereux.