Actes du colloque "LES QUESTIONS SOCIALES AU PARLEMENT (1789 - 2006)"
Palais du Luxembourg - 31 mars 2006 en partenariat avec le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique
LA QUESTION SOCIALE ET LA LOI
Table ronde sous la présidence de Jean-Pierre Michel, sénateur de la Haute-Saône
Joseph Pini, professeur de droit à l'Université d'Avignon
Raphaël Hadas-Lebel, président de la section sociale du Conseil d'État
Jacques Blanc, sénateur de la Lozère
Jean Auroux, ancien ministre délégué aux Affaires sociales, chargé du Travail
JEAN-PIERRE MICHEL, sénateur de la Haute-Saône
Cette dernière partie des travaux que nous vous proposons s'ordonne autour du thème de la question sociale et la loi. Beaucoup de choses ont déjà été dites, mais la problématique est de voir comment la loi prend en compte la question sociale et ce qu'elle fait de cette question. J'ai été parlementaire pendant quelques années, député pendant 20 ans, membre de la commission des Lois, vice-président de l'Assemblée plusieurs fois, notamment au moment des lois Auroux et, depuis que je suis sénateur, je suis à la commission des Affaires sociales. J'ai donc une petite pratique de ces questions.
Au sein du Parlement, là où s'élabore la loi, la question sociale est inévitablement une question conflictuelle entre la gauche et la droite, pour toute une série de raisons sur lesquelles il serait long de revenir. On a vu des débats très durs entre la droite et la gauche. Ensuite, lorsque les lois sont votées, elles ont des fortunes diverses et puis, quelquefois, on s'en satisfait et elles durent. Je remarque que la grande majorité des grandes lois sociales qui ont été votées depuis la V e République, et même avant, non seulement perdurent encore aujourd'hui, mais encore ont été améliorées. C'est le cas de la durée du travail, des congés payés, etc.
La deuxième question importante qui se pose a été évoquée tout à l'heure par M. Bass (dont je ne partage pas le point de vue, mais cela n'étonnera pas ceux qui me connaissent un peu), c'est la question de la loi et du contrat. La norme sociale doit-elle être la chose des partenaires sociaux ? L'État a-t-il quelque chose à dire ? Oui, car les partenaires sociaux ne représentent pas l'intérêt général. Ils représentent les intérêts de leurs adhérents. Le pouvoir politique, et donc le législatif, représente l'intérêt général, c'est à lui de trancher. À quel moment doit-il le faire ? La question peut se poser.
Il y a eu des débats très vifs au moment de la loi sur les 35 heures, par exemple. Certains ont dit : « Mais on pouvait très bien faire cela par la négociation, par la convention ; pourquoi faire un texte ? Pourquoi faire une loi ? Les entreprises pouvaient négocier ». Je suis de ceux qui pensent que, lorsqu'il y a une volonté politique et surtout des engagements politiques, c'est la loi qui doit trancher et qui doit dire le droit. Bien sûr, la négociation reste ouverte avant ; peut-être qu'elle évite un certain nombre de conflits ensuite, c'est possible, mais, en tout cas, c'est au politique de trancher et de prendre en compte ce qu'il croit devoir être l'intérêt général. Il peut se tromper.
S'est-il trompé pour les 35 heures ? Personnellement, je ne le pense pas car je considère que l'évolution de notre société est d'aller vers des temps de travail réduits. Si l'on considère le travail de nuit des femmes, qui a d'ailleurs été restauré par l'Europe - grande « avancée » de notre Europe - si l'on considère le travail des enfants, un travail indéterminé dans les horaires, le travail très âgé, etc., le progrès social est vraisemblablement de travailler moins, au cours de l'existence et dans le temps de travail de la semaine, pour libérer du temps pour les loisirs, la famille, le milieu associatif. Je considère donc que le raccourcissement de la durée du travail est un progrès social, mais il est exact que cela a posé des problèmes, notamment dans certaines branches comme la branche hospitalière.
M. Raphaël Hadas-Lebel, actuellement président de la section sociale du Conseil d'État, examine, avant qu'ils ne soient déposés devant le Parlement, les grands textes sociaux et donne son avis au Conseil d'État. Il a été auparavant membre du secrétariat général du gouvernement, donc il connaît le fonctionnement de la machine politique au moins sur le plan du Conseil et sur ce qui se passe avant même que le texte ne soit rendu public, le jour du Conseil des ministres. Ce travail d'élaboration très long, M. Hadas-Lebel le connaît bien. Je lui donnerai la parole d'abord, il doit nous quitter à 5 heures, il parlera vingt petites minutes.
M. Jean Auroux prendra ensuite la parole. Il a notamment été ministre du Travail, au moment des lois Auroux, puis il a occupé d'autres postes.
M. Pini, professeur de droit, est notre modérateur et s'efforcera, au vu de ce qui a été dit, de faire une synthèse et de provoquer les questions que vous pourriez poser.
RAPHAËL HADAS-LEBEL, président de la section sociale du Conseil d'État
Merci beaucoup, Monsieur le président. Je vous présente mes excuses de devoir malheureusement partir à 5 heures, mais c'est absolument impératif. D'ici là, nous aurons le temps à la fois d'exposer notre point de vue et peut-être d'avoir quelques échanges avec la salle.
« La question sociale et la loi », puisque c'est le sujet qui m'a été assigné, est un beau sujet de cours, mais je ne ferai pas de cours ici, même si, dans ma vie antérieure, j'ai beaucoup enseigné, en particulier à Sciences Po. Je présenterai simplement quelques réflexions qui, l'âge venant, sont un peu le fruit de l'expérience. J'ai trois types d'expériences qui me donnent un peu de légitimité pour en parler. J'ai été pendant 9 ans, de 1972 à 1981, un conseiller social auprès de trois premiers ministres successifs : M. Messmer, puis M. Chirac, en 1974, et Raymond Barre jusqu'en 1981. Cette expérience me fait penser avec un peu de bienveillance à ceux qui sont aujourd'hui les conseillers sociaux du Premier ministre, qui doivent passer des temps difficiles. Plus récemment, dans les années quatre-vingt-dix, j'ai été membre du Conseil économique et social au titre des entreprises publiques. C'est un deuxième point de vue que j'ai pu avoir sur les relations sociales. Enfin depuis trois ans, je préside la section sociale du Conseil d'État. Ces derniers mois, j'ai eu l'occasion de travailler sur un rapport qui m'a été demandé par le Premier ministre et que je dois lui remettre prochainement, sur le thème de la représentativité syndicale et du financement des organisations syndicales, sujet sensible s'il en est. Cela me donne donc quelque légitimité pour aborder le sujet et je me bornerai à présenter quelques réflexions plutôt qu'un exposé organisé.
Ces réflexions partiront d'une constatation : dans la plupart des pays développés aujourd'hui, et notamment au sein de l'Union européenne, un grand nombre des dispositions importantes du droit social et, en particulier, du droit du travail, n'est pas, pour l'essentiel, d'origine législative ou réglementaire, mais résulte de négociations entre partenaires sociaux. C'est une réalité. Ce n'est pas le cas en France, où la loi reste la source essentielle du droit social et du droit du travail. M. Michel vous a donné la raison philosophique principale qui explique cette situation : dans notre tradition qui remonte à Jean-Jacques Rousseau, seul l'État est le dépositaire de ce qu'il est convenu d'appeler « l'intérêt général ». Le peuple exprime cet intérêt général par le biais de l'élection de ses représentants, qui délèguent une partie de leurs pouvoirs au gouvernement et sont les seuls à avoir la légitimité pour représenter l'intérêt général. Cela a des conséquences sur la place de la norme législative en général et, plus particulièrement, en matière sociale. D'ailleurs, le phénomène n'est pas nouveau puisque la première loi sociale importante dans l'histoire du droit du travail français, celle qui interdit le travail des enfants de moins de 8 ans, date du 28 mars 1841.
Nous avons aujourd'hui un corps de législation considérable, qui couvre en gros les trois grands domaines de ce qu'on appelle « la question sociale », constituée par les problèmes de travail (conditions de travail, d'emploi et de formation professionnelle), l'ensemble santé (sécurité sociale, protection sociale, famille, santé, retraite), et un troisième ensemble, la notion d'action sociale, en particulier en faveur de toutes les catégories vulnérables, qui se regroupe dans un code volumineux : le Code de l'Action sociale et des familles, volet extrêmement important de la législation sociale. C'est donc tout ce domaine qui est couvert par la loi.
Ma réflexion de cet après-midi se fera autour de deux thèmes : le problème de l'articulation entre la norme législative et la norme contractuelle, problème spécifique du droit social par rapport aux autres formes de droit (on ne parlerait pas de norme contractuelle pour définir le droit civil), puis les dérives que nous constatons dans la définition et la mise en oeuvre de la norme législative, ce qui fait aujourd'hui problème.
L'articulation entre la norme législative et la norme contractuelle
Notre point de départ est la Constitution. Le préambule de la Constitution de 1946 a été repris dans la Constitution de 1958 et consacre, pour la première fois, parmi les principes économiques et sociaux « particulièrement nécessaires à notre temps », un certain nombre de principes sociaux dont le droit d'obtenir un emploi, l'affirmation que tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix, le droit de grève et le droit de tout travailleur de participer, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail. Tous ces principes sont dans le préambule de 1946 et donnent légitimité à la loi pour les traiter. C'est donc cette base qui se trouve dans notre Constitution, éclairée par le préambule qui permet à la loi d'imposer, à tout le moins, des normes minimales assorties de sanctions pénales, en particulier en cas de violation de ces normes.
À ces considérations juridiques et philosophiques que je rappelais tout à l'heure, s'ajoutent d'autres raisons de la situation actuelle, qui sont tirées des réalités de la négociation sociale. Notre structure d'organisation syndicale fait que nous avons, en France, une opposition, plus marquée qu'ailleurs, entre les organisations réformistes et les organisations qui militent pour une transformation plus radicale de la société. Face aux risques de blocage qui peuvent en résulter, le législateur a suppléé, avec, d'ailleurs, l'accord implicite de ces partenaires sociaux, aux insuffisances de la négociation collective. Par conséquent, indépendamment des considérations de droit, il y a des considérations de fait sur la nature des relations sociales dans notre pays. Pour expliquer cela, il faudrait remonter quasiment à cent ans. Nous célébrerons cette année l'anniversaire de la charte d'Amiens de 1906 qui comporte deux principes fondamentaux : la séparation stricte entre les syndicats et les partis politiques (principe que le parti communiste n'a pas appliqué à partir des années 1930) et le primat de la grève générale, avec une approche plutôt révolutionnaire du rôle des syndicats. Ce sont ces deux phénomènes qui continuent, à des degrés divers, de marquer notre système de relations sociales. Voilà pourquoi le rôle de la loi a été important, dans notre pays, en matière sociale.
Par ailleurs, le thème de la place respective de la loi et du contrat, et donc du rôle respectif de l'État et des partenaires sociaux, a donné lieu à de multiples débats au cours des dernières années. Il est au coeur de la position commune des partenaires sociaux du 16 juillet 2001, à l'origine du volet « dialogue social » de la loi Fillon du 4 mai 2004. Cette évolution, qui tend à donner plus d'importance aux négociations collectives, a pour origine notamment ce qui se passe dans d'autres pays de l'Union européenne. À l'échelon communautaire, le principe de la subsidiarité sociale privilégie l'accord des partenaires sociaux, préalablement à toute intervention législative. Il s'est exprimé notamment dans l'accord sur la politique sociale du 31 octobre 1991, conclu entre les employeurs européens et la Confédération européenne des Syndicats. Il a été repris dans le Traité de Maastricht sous la forme du protocole social et intégré dans le Traité d'Amsterdam, ce sont les articles 138 et 139 du Traité sur la Communauté européenne. Voilà les fondements de cette dualité loi-négociation collective.
Les évolutions récentes témoignent finalement d'un rôle relativement important dévolu à la négociation collective, mais avec des articulations intéressantes et variées. Dans une typologie que l'on peut essayer d'organiser, il y a trois formes d'articulations entre la loi et le contrat.
D'une part, la loi peut résulter de la négociation collective : la loi reprend le contenu d'accords interprofessionnels. Ce n'est pas nouveau, cela remonte déjà à 1919 pour la journée de 8 heures. Cette méthode a été confirmée en 1936 ; les Accords de Matignon ont donné lieu ensuite à toute la législation du Front populaire. C'est devenu une pratique assez régulière depuis la fin des années 1960, le début des années 1970, avec la législation sur le salaire minimum en 1970, la formation professionnelle en 1971, le régime des licenciements collectifs en 1975, plus récemment, le dispositif sur l'assurance chômage, sur la formation professionnelle. En quelque sorte, le législateur vient quasiment donner une légitimité politique à ce qui a été négocié au préalable par les partenaires sociaux.
Une deuxième formule d'articulation fonctionne dans le sens contraire : à partir de quelques dispositions législatives, on ouvre le champ à la négociation collective, quitte à intervenir une deuxième fois, à l'issue du processus, pour en tirer les conséquences. Cette méthode a été utilisée en 1982, avec le droit à l'expression directe des travailleurs, et en 1986, avec la suppression de l'autorisation administrative de licenciement. Elle a été partiellement mise en oeuvre pour la réduction du temps de travail.
Dans la troisième articulation possible, la loi peut renvoyer à la négociation collective pour fixer les modalités d'application de principes qu'elle édicte, par exemple au sujet du temps de travail ou de la formation professionnelle. La loi fixe des principes et certaines limites à l'intérieur desquelles la négociation collective peut intervenir. Une variante de ce système est un système où une loi prévoit des dispositifs, mais subordonne l'accès aux dispositifs à la conclusion d'accords collectifs. Cette incitation à la négociation collective peut par exemple accompagner un système d'octroi d'aides financières ou d'avantages fiscaux.
Voilà des exemples qui montrent que l'articulation entre la norme législative et la norme contractuelle peut être très variée et diversifiée.
À cela s'ajoute une grande complexité de l'articulation juridique entre la loi et la norme contractuelle. Il est un débat qui intéresse les juristes et les syndicats, qui porte sur ce qu'on appelle le « principe de faveur » : la norme contractuelle peut-elle déroger à la norme législative ? Une certaine souplesse commence à intervenir en la matière. Auparavant, dans la période des Trente Glorieuses, c'était inconcevable : les accords ne pouvaient qu'améliorer la situation législative et ne pouvaient jamais aller à l'encontre d'une norme législative. À partir de 1982, M. Auroux a été un des initiateurs, dans le domaine de l'emploi et de la durée du travail, de l'idée de pouvoir déroger à certaines normes législatives. La loi Fillon est allée plus loin en privilégiant l'accord d'entreprise dans certaines conditions, en particulier à condition que l'accord de branche l'autorise et le permette. C'est là un débat à part, mais important, lié à l'articulation entre loi et contrat. Finalement, notre « exception française » est peut-être moins exceptionnelle qu'on le croit et une place non négligeable est donnée à la négociation collective.
Les dérives qui résultent de la norme législative
Ce qui nous frappe, ces dernières années - cela a été évoqué tout à l'heure par un de nos collègues syndicalistes -, c'est l'importance croissante de la norme législative et réglementaire dans notre substrat juridique. Lorsque j'étais actif auprès du Premier ministre, à la fin des années 70, il n'y avait que 20 textes importants par an. J'ai été content de constater que nous avions fait preuve d'un peu de modération dans ce domaine, mais peut-être était-ce déjà trop. J'ai reçu hier la nouvelle édition du Code du Travail Dalloz 2006, il y a 2 566 pages, hors table. Dans ces matières-là, l'inflation est quelque chose de dramatique. Dans la section sociale que je préside, nous avons été saisis, cette année, de 44 projets de lois et d'ordonnances, je ne parle pas des décrets. C'est le record depuis 20 ans. J'exclus les projets de loi de ratification d'ordonnances, qui sont des textes simples. Tout de même, cela reste un record. De plus, les lois sont longues, en particulier dans le domaine social : la loi sur la politique de santé publique de 2004 fait 218 pages, 158 articles ; la loi du 13 août 2004 sur l'assurance-maladie, 119 pages, 76 articles ; la loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique, 99 pages, 40 articles.
Cette inflation a de nombreuses raisons. Il faut transcrire la législation européenne et les conventions internationales, la décentralisation multiplie les normes, le rôle des autorités indépendantes. La loi a un caractère symbolique : chaque ministre important veut avoir son nom attaché à une loi. Cette inflation est liée aussi à l'alternance politique. Lorsqu'une loi a été adoptée par tel gouvernement, le ministre d'alternance qui arrive ensuite veut aussi faire une loi qui reflète ses propres options politiques. La technicité des textes joue également un rôle : ils sont de plus en plus complexes, ce qui a d'ailleurs pour conséquence que les textes sont préparés de plus en plus vite et de plus en plus mal. Le travail de la section sociale en est rendu plus difficile : il faut les réécrire. Au bout d'un certain temps, on s'aperçoit que cela ne fonctionne pas et donc on les change.
Je donnerai simplement comme exemple le nombre et la variété des types de contrats de travail : au cours des trois ou quatre dernières années ont été développés l'initiative emploi, l'emploi solidarité, l'emploi consolidé, l'emploi de conversion, le contrat de professionnalisation, le contrat d'insertion, le contrat d'accompagnement dans l'emploi. Hier, à la section sociale, nous avons examiné un nouveau contrat, le contrat de transition professionnelle, qui va être adopté dans sept zones difficiles, dans sept bassins d'emploi où il y a d'énormes problèmes spécifiques d'emploi. Personne ne s'y retrouve, ce n'est pas possible. En matière de formation professionnelle, je pourrais dire la même chose.
Ces statistiques, je les tire d'un document récent, le rapport annuel du Conseil d'État, que nous avons rendu public la semaine dernière et qui, dans les considérations générales, porte justement sur le problème de la norme législative, sur le nombre de textes sur la formation professionnelle en particulier. Le droit social se prête beaucoup à cette instabilité, c'est une dérive grave. Le Conseil d'État, dans son rapport, propose quelques solutions. Il propose, en particulier, de discipliner la création de normes juridiques, législatives, de multiplier les études d'impact, de responsabiliser les ministres. Dans cette matière plus que dans d'autres, il ne faut pas oublier ce que disait Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. » Merci.
Jean-Pierre Michel
Merci beaucoup, Monsieur le président. Lorsque vous dites que les lois, aujourd'hui, sont souvent mal préparées, je me demande si ce qu'on appelle la session unique du Parlement n'a pas une influence sur ce point, car, lorsque je travaillais au ministère de la Justice, dans une direction législative, où j'étais commissaire du Gouvernement, nous mettions à profit une période allant du mois de janvier au mois de mars pour préparer les textes. C'est là qu'avaient lieu les réunions au sein des ministères, les groupes de travail, les réunions interministérielles, les arbitrages à Matignon. Puis, nous arrivions à la session d'avril. Aujourd'hui, on siège du 1 er octobre au 30 juin, sans discontinuer. On travaille beaucoup, dans les ministères, pendant les vacances, mais tout de même, l'effectif ne peut pas être plein. Je trouve qu'on n'a plus ce temps où l'on est libéré du Parlement, qui exerce sur l'activité gouvernementale et ministérielle une contrainte de temps considérable. Il est normal que le gouvernement soit devant le Parlement, mais il y a tout de même une contrainte d'emploi du temps importante, avec non seulement les questions, mais encore la présence en commission, devant l'Assemblée et devant le Sénat, etc. Je crois que la session unique n'a pas facilité le travail en amont.
Raphaël Hadas-Lebel
Monsieur le président, je suis totalement d'accord avec vous. Pour avoir enseigné le droit constitutionnel pendant des décennies à Sciences Po, je rappelle qu'il était de coutume de présenter cette mesure, à savoir l'existence de deux sessions (la session d'automne, qui s'achevait à Noël, et la session de printemps, qui commençait en mars et s'achevait en juillet) comme une des multiples mesures mises en place par le général de Gaulle pour rationaliser le Parlement, au même titre que le 49-3, le 44-2 et quelques autres articles. En réalité, j'ai toujours pensé que c'était une excellente mesure, parce que l'Administration et les ministres étaient libérés des contraintes de présence au Parlement entre janvier et avril, pour pouvoir préparer la législation. La session d'automne était consacrée principalement au budget. S'y ajoute aujourd'hui la loi de financement de la sécurité sociale, réforme importante qui résulte d'une révision constitutionnelle de 1996. Cette révision-ci est excellente. Celle de 1995, qui a institué la session unique, est peut-être une fausse bonne idée.
Jean-Pierre Michel
Merci. Je donne la parole à M. Auroux
JEAN AUROUX, ancien ministre délégué aux Affaires sociales,
chargé du Travail
Bonjour et merci. Je voudrais d'abord préciser que les lois Auroux sont une coproduction collective de tout un mouvement progressiste sur le plan politique et syndical. Je ne suis pas le seul à être père de ces textes.
Nous sommes au centenaire du ministère du Travail et les événements actuels me paraissent être une façon assez singulière de fêter ce centenaire. Sans vouloir entrer dans la polémique, j'ai plutôt le sentiment qu'on déconstruit le Code du Travail. À ce propos, il est vrai qu'il s'est étoffé et que j'y ai contribué. Je fais tout de même observer qu'il existe une quarantaine de codes, dans notre pays, et qu'ils se valent tous à peu près en volume. Il ne faudrait pas mettre l'accent sur la complexité de celui-là uniquement, alors que le Code de Procédure Pénal, est dans le même cas puisque les juges n'arrivent plus à le comprendre. Il faut donc relativiser la complexité du Code du Travail.
Nous avons beaucoup parlé d'aspects institutionnels aujourd'hui. On m'a demandé d'apporter un témoignage, je voudrais plutôt vous dire comment les choses se sont passées. J'ai été enseignant pendant 15 ans, c'est pour cela que j'aime beaucoup les étudiants. J'ai été conseiller général en 1976, au Conseil général de la Loire, avec Antoine Pinay, ce qui laisse des traces. Nous avions 50 ans d'écart et c'était une autre génération, de même que votre génération n'a plus les mêmes préoccupations que celles que j'ai pu connaître en 1980. En 1977, j'ai été élu maire d'une ville ouvrière, Roanne (textile, armement), j'y suis resté 24 ans. En 1978, j'ai été élu député et, à ce titre, je me suis retrouvé en charge du logement. J'ai fait la campagne de François Mitterrand, pour les présidentielles de 1981, au titre du logement. Pour la petite histoire, François Mitterrand, entre son appartement modeste, rue de Bièvre, sa cabane à Latché et l'hôtel du vieux Morvan, n'avait pas une sensibilité particulière pour l'habitat, mais, comme il comprenait vite, cela ne s'est pas trop mal passé.
L'élection faite, la victoire acquise, je suis retourné dans ma ville et là, j'ai été prévenu par Pierre Bérégovoy, secrétaire général de l'Élysée, que le Président de la République me proposait de venir boire le café le jour de sa prise de fonction, le 20 mai. Bérégovoy m'a dit, en riant, au téléphone : « Je crois qu'il ne va pas te proposer que le café ! » J'avais 39 ans, j'avais fait des études littéraires et je m'attendais, puisque je m'étais occupé du logement pendant sa campagne, à me retrouver dans cette fonction avec un secrétariat d'État, mais il m'a proposé autre chose. Tout d'abord, nous avons bu le café, nous nous sommes perdus dans l'Élysée, moi encore plus que lui, puisque je n'y étais jamais allé. Cela illustre d'ailleurs le fait que la gauche avait été absente du pouvoir pendant 23 ans : vous êtes habitués à des alternances plus fréquentes.
Lorsqu'il m'a proposé d'être ministre du Travail, je lui ai dit : « Président, je dois vous avouer que je ne suis pas juriste. » Mitterrand m'a répondu : « Justement, je ne veux pas un juriste. » Je lui ai répondu : « Si c'est un avocat qui me dit cela, je vais vous croire ! » Ensuite, il me l'a souvent rappelé, en me disant : « Vous avez eu beaucoup plus de liberté d'esprit, de conception ; dans votre ville ouvrière, vous étiez plus près du vécu que d'autres, déjà très enfermés ou associés à des débats plus nationaux. » J'avais tout de même une culture politique et quelques lectures, mais je le dis parce qu'il y a peut-être, parmi vous, des vocations à venir et elles ne sont pas forcément là où vous les attendez.
Il m'a dit également une chose que certains membres du gouvernement devraient peut-être se rappeler aujourd'hui : « Ce qu'on ne fait pas dans la première année, on ne le fait pas du tout. » De façon inhabituelle, il m'a demandé de faire un rapport sur les nouveaux droits des travailleurs. D'habitude, on sous-traite les rapports à un parlementaire ou à un expert. J'ai passé mes vacances à faire, pour le 15 septembre, un document relativement sommaire, le Rapport sur les nouveaux droits des travailleurs . Le calendrier est important : fin octobre, tous les textes étaient passés en Conseil des ministres, dans la partie « débats d'orientation ». Ensuite, nous avons fait travailler le Conseil d'État. Tout le monde s'était mobilisé, y compris mes services, qui étaient, tout de même, dans l'esprit de la gauche, très conservateurs. Ils m'ont dit immédiatement : « Nous sommes prêts à travailler loyalement avec vous, nous serons tellement contents de faire du droit du travail un peu plus qu'auparavant que nous serons efficaces et loyaux. » Ils m'ont parfaitement aidé. Ensuite, nous avons mis en oeuvre ces orientations tout au long de l'année 1982. Il y avait une urgence sociale et, de mars 1982 jusqu'au 23 décembre, nous avons fait oeuvre législative : ordonnances et textes de lois.
Les premiers textes concernaient les 39 heures et la généralisation de la cinquième semaine de congés payés, entre autres. Ceux qui avaient déjà 5 semaines ont protesté parce qu'ils n'avaient rien de plus. Pour les 39 heures, il y a eu de la rétention patronale : bien des heures de casse-croûte, de déplacements, de vestiaire ont disparu, ce qui fait que ces deux mesures, qui sont intellectuellement positives, m'ont valu beaucoup de lettres de protestation. Ensuite, nous avons décliné l'ensemble des textes. Nous avons beaucoup coopéré avec le Parlement, qui a travaillé pendant l'été, il y a eu de nombreuses sessions parlementaires exceptionnelles. Ainsi avons-nous publié le 4 août la loi sur le droit d'expression des travailleurs. Le dernier texte - c'était le cadeau de Noël - a été publié le 23 décembre et concernait le CHSCT.
Comment ai-je conçu ce travail, d'abord sur le plan pratique ? J'ai reçu dans les quinze premiers jours au ministère, les partenaires sociaux, formellement, informellement aussi, au cours de petits-déjeuners : on ne peut pas tout codifier dans les relations sociales, il faut laisser de « l'espace humain », encore plus pour votre génération qui est beaucoup plus interactive que la nôtre, qui était peut-être plus juriste, rationnelle, cartésienne et latine, pour tout dire. Les syndicats ont largement participé, je ne vous en cite qu'un, Krasucki, qui arrive avec un gros dossier en me disant : « Voilà, je t'apporte 23 ans de revendications, tu tries un peu parce que je pense que tu ne vas pas tout garder. » Je lui ai dit : « Il y a des chances, oui ! » Chaque syndicat m'a donc apporté ses revendications. M. Chotard, qui s'occupait des questions sociales du CNPF et qui était presque de mon village, est venu les mains vides en disant : « Je m'attends au pire, donc nous n'avons rien à vous demander parce que nous pensons que nous n'avons rien à attendre. »
Cela dit, je n'ai pas eu de mauvaises relations avec le patronat qui considère que j'étais un réformiste authentique, qui a fait bouger les lignes sans « casser la machine », et je pense qu'un véritable réformisme est encore possible dans notre pays. Mes partenaires sociaux, Krasucki, Edmond Maire, Bergeron, Bornard, Marchelli, étaient des personnalités fortes qui m'ont, même dans le conflit, beaucoup aidé.
Mon idée de base était simple : introduire de la démocratie sociale dans la vie économique. C'était inscrit dans un mouvement politique plus général : Yvette Roudy et le droit des femmes, Badinter contre la peine de mort, Fiterman et le Transport, Filloux et les médias, Gaston Defferre avec la décentralisation et votre serviteur dans le domaine du travail.
Il s'agissait d'abord de « reconstituer la collectivité de travail » pour aller vers cette démocratie sociale, un peu à la manière de la collectivité locale, en faisant en sorte que le salarié, quels que soient son niveau ou sa fonction, soit un citoyen à part entière et un acteur du changement. J'avais été frappé de voir que des salariés ne bénéficiaient d'aucune considération par un certain nombre de chefs d'entreprise, alors qu'ils étaient maires ou adjoints remarquables dans la cité. Lorsqu'ils poussaient la porte de l'entreprise, ils n'étaient plus ces citoyens responsables. L'honnêteté me commande de dire que j'ai été parfois un peu déçu sur la pratique réelle, mais en tout cas, l'idée était celle-là : citoyens et acteurs dans l'entreprise.
Pour reconstituer la collectivité de travail, il fallait limiter les CDD. Au début, on me poussait à les supprimer complètement. Les deux fédérations, l'UNET et le PROMAT, à l'époque, m'ont dit : « Nous sommes morts ». J'ai dit : « Non, il y aura bien des travaux supplémentaires ou des remplacements de maladies, de congés maternité. Vous avez votre place, mais il faut ne garder que votre place. » Je rappelle qu'à l'origine, les CDD étaient tout à fait limités dans l'usage. C'était marginal. Aujourd'hui, ils sont majoritaires dans les embauches. Je les ai maintenus mais nous les avons taxés et régulés. J'observe aujourd'hui que les entreprises d'intérim sont en train de supplanter le service public de l'ANPE.
Il fallait également « renforcer les droits individuels », avec le règlement intérieur, le droit disciplinaire, et le fameux « droit d'expression ». Comme je disais : « l'entreprise ne peut pas être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ». Je me dis aujourd'hui que si, dans nos sociétés, nous avions mieux organisé cette expression des uns et des autres à tous les niveaux de la collectivité, locale, départementale, régionale, nationale, nous ne serions sans doute pas dans la situation de blocage que nous connaissons. L'homme est un « animal social » et, dans une société qui se transforme de façon considérable et très rapide dans tous les domaines, notre salut viendra de notre capacité à dialoguer, c'est-à-dire à partager nos connaissances et à déboucher sur des compromis. Il faut que nous parvenions à quitter une société de conflits pour aller vers une société de contrats. Les droits individuels, dont le droit d'expression, étaient plus ou moins bien vus par les syndicats, pas davantage par l'encadrement et diversement gérés par les patrons : dans certains cas même, ils s'en sont bien servis. Il fallait aussi renforcer « les droits collectifs » : les syndicats, les délégués du personnel et surtout le comité d'entreprise et les CHSCT. Nous avons donné aux comités d'entreprises plus de pouvoir, notamment le droit d'expertise, l'accès à l'information, la formation économique, et puis également l'indépendance grâce aux 0,2 % de la masse salariale, ouvrant ainsi un créneau économique.
L'aboutissement du renforcement de la collectivité de travail était naturellement la négociation collective. La démocratie politique a ses échéances, il faut que la démocratie économique ait ses rendez-vous. Dans mon esprit, c'était la négociation collective qui devait permettre de développer un droit du travail principalement contractuel. Je n'étais pas juriste de formation, je le suis un peu devenu et j'ai vu, en pratiquant, combien il est difficile, à part pour les « fondamentaux », de faire les mêmes textes pour la sidérurgie ou pour une entreprise de bonneterie de taille moyenne, les deux ont des rythmes de production et de commercialisation très différents. Nous avons d'ailleurs créé « la modulation », qui permettait de modifier les horaires de travail en fonction de la saisonnalité des activités.
Mon espérance, qui a été un peu déçue, je l'avoue, était de faire en sorte que, les conditions de rééquilibrage des partenaires étant acquises, nous puissions aller vers un droit du travail plus contractuel, plus adaptable, plus moderne, plus européen, plus international, éventuellement complété par la branche et affiné par l'entreprise. Cette mécanique n'a pas fonctionné parce que nous n'avons pas la culture chartiste des Anglais. Ils l'ont à la fois dans leur constitution et dans leur pratique sociale.
Ces lois ont permis de faire bouger les choses, mais ce qui était de nature contractuelle a mal fonctionné et cela m'a frappé. Quand Defferre a fait ses lois de décentralisation, l'opposition dans les deux assemblées lui a fait une guerre invraisemblable, mais le jour qui a suivi la parution de ses décrets, les plus grands opposants se sont installés dans les nouveaux pouvoirs qu'on leur avait donnés. Dans le monde du travail, en revanche, le droit d'alerte, par exemple, n'a été utilisé que trois ans après le décret. Il y a peut-être eu un problème de culture économique, un problème de pratique, c'est une question qui n'est pas réglée. Je pensais aussi qu'en donnant plus de pouvoir aux organisations syndicales et aux représentants du personnel, et plus de liberté d'action avec la négociation contractuelle et le droit du travail contractuel, j'allais renforcer les syndicats. En fait, lorsque Krasucki, qui n'était pourtant pas un syndicaliste figurant, m'a apporté son dossier en 81, en me disant : « Cela fait 23 ans que nous nous battons, que nous militons, que nous n'y arrivons pas seuls ; maintenant, vous êtes là, eh bien, faites le travail ! », il y a eu toujours eu ce transfert du syndical vers le politique. Malgré ma bonne volonté, j'ai été pris à contre-pied. Le problème général de la culture politique française est de transférer vers l'État, vers le pouvoir central, des choses qu'on pourrait faire. De temps en temps, il faudrait pratiquer le principe de subsidiarité chez nous aussi.
Un autre problème était l'absence de culture économique en France, même s'il y a des progrès et des écoles. Je vais vous citer une anecdote très singulière, qui m'a toujours beaucoup frappé. Quand l'ingénieur général Riquet a fait le Canal du Midi, qui relie l'Atlantique à la Méditerranée en passant par le Seuil de Naurouze, des intégristes catholiques lui ont fait un procès politique en disant qu'il avait, en reliant deux bassins versants opposés, contrevenu à l'oeuvre de Dieu. C'est un point de vue. Au même moment, et en principe avec le même Dieu, me dit-on, les Hollandais faisaient des polders et gagnaient de la terre sur des marécages, en se disant que Noé avait dû se trouver à peu près dans la même situation avec son bateau, et que Dieu avait donné aux hommes la mission de transformer la planète.
Au niveau européen, nous sommes encore des Latins, d'autres nations, celles du Nord en particulier ont davantage « l'esprit économique » de la négociation, du projet et du commerce. Nous avons des problèmes en Europe parce que le fonctionnement des institutions européennes est un fonctionnement anglo-saxon et que nous avons un fonctionnement complètement latin. On fait « son discours », mais il n'y a pas de service en amont ni en aval. Alors, on est surpris de voir sortir des textes qui nous plaisent plus ou moins. Je ne veux pas accabler le SGCI, ni d'autres institutions, mais j'ai regardé comment nous fonctionnions et je crois que nous devons ouvrir notre culture à l'acte économique, principalement à gauche. Il y a d'autres outils que la nationalisation. La privatisation permet de boucler le budget aujourd'hui, en soignant les actionnaires et, finalement, moralement, cela donne l'impression d'avoir servi à un petit nombre.
Pourtant le réformisme est possible dans ce pays. Il faut trouver l'alchimie entre le législatif, qui doit encadrer et valider, et le contractuel, qui doit donner sa part à la démocratie participative, à la société civile.
Il y a eu deux modernités, selon moi, dans notre société, au cours du XX e siècle : la modernité des grandes entreprises, des grandes institutions, jusque vers les années 1980, et, actuellement, une seconde modernité, beaucoup plus humaine, avec des hommes et des femmes plus « ordinaires », celle des citoyens. C'est une nouvelle modernité qu'il faut inventer, elle ne se passera pas sans l'intervention des citoyens. Il faut garder le « rôle chapeau » de la loi, mais il faut aussi laisser faire le maximum par l'organisation de la société civile, en donnant de la légitimité aux organisations syndicales. Je l'avais proposé en 1982 : nous devions faire de grandes élections sociales, les prud'hommes et les organismes sociaux. Nicole Questiaux n'était pas prête et nous ne l'avons pas fait, mais je plaide pour qu'on fasse de grandes élections sociales qui valorisent et valident non seulement les prud'hommes mais d'autres institutions cogérées avec le patronat.
Nos institutions, aujourd'hui, ne pourront pas se passer de cette « sève » de la société civile, sans laquelle elles vont se « scléroser ».
Jean-Pierre Michel
Merci, Jean, pour cette expérience vécue. Avez-vous des questions à poser à M. Hadas-Lebel ?
Jean Garrigues
Il y a manifestement un déficit entre l'aspect contractuel et l'aspect politique, entre le social et le politique. Vous qui êtes à cette interface entre la société et la décision politique, dans ce rôle de préparation et de processus législatif, pensez-vous qu'il y ait des choses à renouveler ? L'institution joue-t-elle son rôle ?
Raphaël Hadas-Lebel
Le Conseil économique et social est une création initiale française qui commence à être connue à l'étranger, puisqu'il y a aujourd'hui une cinquantaine d'organismes équivalents à travers le monde. Les débuts datent des années 1930, la constitutionnalisation de 1946. L'idée était de réunir, dans une même assemblée, des représentants de ce que le général de Gaulle appelait « les forces vives », c'est-à-dire les entrepreneurs, les organisations syndicales, le monde associatif et quelques personnalités qualifiées. C'est un système intéressant, mais la Constitution lui donne des compétences limitées : il donne des avis sur les questions que lui pose le gouvernement. Il fait surtout des rapports suivis d'avis sur des sujets dont il s'autosaisit. Ces rapports sont souvent intéressants, mais les avis rendus sont un peu édulcorés, sont négociés par le rapporteur, de manière à pouvoir obtenir des majorités, de manière à ne pas avoir trop d'opposition. Le résultat, naturellement, c'est que les avis manquent de fermeté. Je trouverais préférable qu'il n'y ait même pas de vote, mais qu'il y ait un texte ayant une certaine « énergie », suivi de réactions des organisations syndicales, du patronat ou du monde associatif, dans des textes courts, incisifs et précis.
Par ailleurs, la principale difficulté est que le gouvernement n'interroge pas assez souvent le Conseil économique et social sur les sujets sensibles. Je crois que, chaque fois que le gouvernement l'a fait, il en a tiré profit. Il a, par exemple, demandé un avis au Conseil économique et social sur le livre blanc du gouvernement concernant la réforme du système électif français. L'avis a été discuté avec des organisations syndicales. Le rapport et l'avis rendus par le Conseil économique ont été très utiles au gouvernement de M. Jospin, au pouvoir à l'époque, pour mettre au point le texte définitif ensuite soumis au Parlement. Il y a eu également un avis intéressant sur le SMIC. On pourrait beaucoup plus utiliser le Conseil économique et social sur des sujets précis, dans un délai limité pour qu'il puisse éclairer le gouvernement sur l'état du rapport de forces, sur l'état des positions des différents partenaires sociaux. Il éclairerait le gouvernement utilement avant la prise de décision. Ce n'est pas assez le cas, car la tendance du gouvernement est toujours la même : quand il y a un nouveau problème, on crée une nouvelle institution. Au lieu de poser la question au Conseil économique et social qui existe déjà, on crée un nouveau conseil supérieur, une nouvelle haute autorité, un nouvel organisme qui met du temps à s'installer et qui, naturellement, ensuite, perdure.
Jean-Pierre Michel
Merci, Monsieur le président. Je salue l'arrivée de notre collègue Jacques Blanc, actuellement sénateur de la Lozère et ancien ministre. Je donne d'abord la parole à notre modérateur M. Pini, professeur de droit, et ensuite à M. Blanc. J'espère qu'il restera tout de même quelques minutes pour discuter.
JOSEPH PINI, professeur de droit à l'Université d'Avignon
Je vous remercie, Monsieur le président. Je saisis aussi l'occasion de remercier les organisateurs de cette journée de leur invitation. La qualité des interventions précédentes et du plateau ici présent me fait croire à une « erreur de casting » ou à un problème d'annuaire des juristes, car je pense qu'on ne s'est pas exactement adressé à la bonne personne, mais je vais essayer de justifier ma présence par quelques réflexions sur cette question « Loi et question sociale ». Je peux éventuellement essayer d'apporter un regard de constitutionnaliste sur ce problème.
Il m'évoque d'abord, sur le terrain de la culture générale, un certain nombre de souvenirs d'études précédentes ou de lectures. Ce qui vient à l'esprit, dans l'histoire de la législation sociale, ce sont de grandes lois et ce sont des périodes, c'est une évolution comportant des phases, qui correspondent à des données parfois structurelles, mais souvent conjoncturelles. Toutefois, depuis au moins deux décennies, un profil tout à fait différent de la loi sociale s'est dégagé : une loi sociale beaucoup plus abondante quantitativement, plus instable et plus technique, beaucoup moins principielle. Il s'agit d'une évolution problématique à divers égards, dont notamment le Conseil d'État, dans son dernier rapport public, et le Conseil constitutionnel, dans sa jurisprudence depuis 18 mois, essaient de se saisir : clarté et stabilité de la loi, portée normative effective et caractère réellement législatif de ses dispositions. Sur le terrain du caractère matériellement réglementaire de dispositions de la loi, et à la suite de décisions marquantes du Conseil constitutionnel 18 ( * ) , le Président de l'Assemblée nationale a formulé, en janvier dernier, des propositions 19 ( * ) , et a été prise, de manière inédite dans la forme sinon au fond, une circulaire émanant du directeur de cabinet du Premier ministre 20 ( * ) . Sur le terrain de la clarté, de l'intelligibilité et de l'accessibilité de la loi, exigences dont on peut comprendre à quel point elles s'imposent notamment au législateur social, la pression se fait plus forte également. Le 29 décembre dernier, le Conseil constitutionnel a rendu une décision assez retentissante 21 ( * ) , sanctionnant pour violation de l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité et pour violation du principe de clarté de la loi, qu'il avait dégagés en 1999 22 ( * ) , la disposition sur le plafonnement des « niches fiscales ». La lecture de cette disposition, effectivement, en dit long sur ce qu'est devenu le travail ministériel et législatif : je mets qui que ce soit, francophone natif, au défi de comprendre cet article 78 de la loi de finances, mais je mets également au défi qui que ce soit de ne pas arriver à trouver dans la législation sociale des dispositions aussi mal rédigées. Dès lors, on peut prévoir que ce qui est arrivé au législateur fiscal va très bientôt arriver au législateur social. Cette observation amène à tirer une première conclusion appuyée sur l'actualité la plus proche : celle de l'absence d'originalité de la loi sociale, dans sa dynamique en tout cas.
Pour autant, la législation sociale présente des spécificités incontestables dans les mécanismes juridiques et les règles qui lui sont applicables. A l'évidence, des dispositions constitutionnelles générales s'appliquent : sur la distinction des domaines de la loi et du règlement, il existe, certes, une problématique propre à l'alinéa correspondant de l'article 34 de notre jurisprudence, tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d'État, mais qui, finalement, est l'application, dans cette matière particulière, d'une méthode avérée.
Il y a également, et cela a beaucoup pesé sur l'évolution progressive de la législation sociale, une série de règles, sous la V e République, qui ont d'ailleurs évolué, y compris tout récemment, avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l'exercice du droit d'amendement, qu'il s'agisse de la recevabilité des amendements, notamment ceux qui engagent des conséquences financières particulières (article 40 de la Constitution), ou qu'il s'agisse de l'exercice même du droit d'amendement par les parlementaires et par le Gouvernement. L'inflexion nouvelle, dans le sens d'une sévérité plus grande encore 23 ( * ) , a été donnée depuis janvier 2006 dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Elle s'est traduite, le 16 mars dernier, à propos de la loi sur l'égalité entre les hommes et les femmes, par la censure fracassante de 11 articles sur 31 dans un texte de loi 24 ( * ) , ce qui constitue un record dans l'histoire du contrôle de constitutionnalité en France. Deux de ces dispositions seulement ont vu leur invalidation fondée sur un motif autre que cette nouvelle jurisprudence en matière d'exercice du droit d'amendement. La sévérité reste donc visiblement « de mise » et a, depuis le début du mouvement, eu une incidence progressive sur la législation sociale : les fameuses DDOS (Diverses Dispositions d'Ordre Social) ou DMOS (Diverses Mesures d'Ordre Social), qui étaient des objets législatifs curieux, ont petit à petit disparu. Elles rendaient de grands services au Gouvernement en fin d'année, étant un peu l'équivalent de la voiture-balai qui récupère les blessés et les retardataires lors des étapes du Tour de France. Chacun restera par ailleurs juge de la qualité législative exacte de ces textes DDOS ou DMOS et de leurs « cousines » en matière économique et financière, les DDOEF. Toutes ont disparu à cause de cette évolution de la jurisprudence, il n'y a donc là rien de spécifique.
Mais à côté existe tout un corps de règles et de principes constitutionnels spécifiques, dans le caractère même de la loi sociale et dans sa méthode d'adoption, par exemple. Parmi les lois sociales, depuis 1996, figure une catégorie spécifique de lois qui est elle-même juridiquement assez problématique : les lois de financement de la sécurité sociale qui permettent certes au Parlement de se saisir de la question du financement de la protection sociale, mais dans le même temps ne sont ni des textes d'incitation ni des textes d'autorisation. Elles se présentent comme des lois de finances, mais sont exactement à l'opposé d'une loi de finances, puisque n'y figure pas d'autorisation d'engager des dépenses ou des crédits qui correspondent à des deniers publics, ni d'autorisation de percevoir des droits, mais seulement un certain nombre de droits et la désignation d'objectifs.
C'est aussi en matière sociale qu'existe un organe constitutionnel, le Conseil économique et social, qui n'intervient pas pour les autres lois. C'est également en matière sociale que peut intervenir une loi référendaire, depuis la révision constitutionnelle de 1995 qui a fait des « réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent » l'un des rares domaines où le Président de la République peut solliciter directement le peuple, conformément à l'article 11 de la Constitution. A ces règles particulières, il convient évidemment d'ajouter les règles de fond, issues particulièrement des principes contenus dans le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, dans le domaine du travail et de la protection sociale, et dont la portée n'est encore pas totalement éclaircie aujourd'hui.
Au-delà des dispositions générales applicables spécifiquement ou banalement, ou de dispositions spéciales aux lois sociales, l'ordre constitutionnel français comprend également des principes propres à avoir d'importantes incidences pour la loi sociale, et au-delà. Tout d'abord, et fondamentalement, est posée par l'article 1 er de la Constitution cette question problématique et mystérieuse, dont même l'actualité de ces derniers jours alimente le paradoxe : celle du caractère social de la République française. La République française est indivisible, laïque, démocratique et sociale. On interprète souvent cette clause du caractère social de la République simplement comme le principe général et fondamental de notre ordre constitutionnel, fondant notamment les droits à prestations. Pourtant, si l'on fait une comparaison avec l'article 20 de la Loi fondamentale de la R.F.A. de 1949, on mesure les implications possibles et considérables d'une telle affirmation : outre-Rhin, cette « clause » de l'État social a la même utilité, mais bien plus : elle sert notamment à fonder l'ordre de la cogestion, comme toute une série d'autres aspects. Dès lors, qu'est-ce que notre République sociale ? S'agit-il de la démocratie sociale, dont il est tant question ?
Je vais être très franc, mais je n'arrive pas à savoir ce que c'est. La démocratie est évidemment une question de principes et de valeurs, et je peux alors comprendre sinon la pertinence générale, du moins l'aspiration à voir les valeurs démocratiques irriguer le « champ du social », ce qui apparaît d'ailleurs comme une exigence minimale pour certaines d'entre elles ; mais elle est avant tout un problème de méthode. Je conçois évidemment ce que peut être une démocratie représentative ou directe. Nonobstant quelques travaux et un effet incontestable de mode et d'aubaine, la démocratie participative m'apparaît moins clairement dans ce qu'elle pourrait être d'autre que consultative, précisément du point de vue de l'unité axiologique minimale et de l'allocation des valeurs qui fondent par hypothèse tout espace politique. Précisément, c'est notamment par rapport à cela que je ne parviens pas vraiment à définir ce que serait la démocratie sociale s'il fallait l'entendre au-delà de la participation des travailleurs, du rôle des corps intermédiaires et du refus d'une vision purement individuelle : une forme de « démocratie continue » concurrente de la démocratie politique représentative et, plus largement, juridiquement normée, dans un champ aux contours mal définis par rapport à ceux du politique ? Comme de manière générale, on peut admettre que la République sociale diffère de la démocratie sociale et « ajoute » à elle, mais pourrait même sembler s'y opposer, comme semblent l'illustrer de manière si frappante, ces derniers temps, l'attitude de partisans déclarés fervents de la démocratie sociale.
Cette loi sociale est également située dans une série de problématiques et d'équilibres qui lui sont propres. Elle est aujourd'hui le terrain privilégié de la problématique de l'opposition entre l'État et les acteurs non étatiques. On pourrait imaginer que cette problématique se situe dans le domaine économique ou dans le domaine culturel, mais ce n'est pas le cas en France, la question ne se pose pas vraiment en ces termes. En revanche, l'État contre les partenaires sociaux, l'État contre la protection sociale, contre le paritarisme : voilà une problématique typique de la société civile qui trouve à s'exprimer sur le terrain social, avec toutes les interrogations qui subsistent : qu'est-ce qu'un partenaire social ? Un partenaire social est-il représentatif ? Un partenaire social, n'est-ce qu'un syndicat ? N'est-ce même qu'une association intervenant dans le monde du travail ? Un partenaire social, cela n'aurait-il pas dû devenir, depuis quelques années, une association d'usagers ou, depuis la loi Kouchner, une association représentative de patients ?
Cela débouche évidemment sur la problématique loi/contrat, sur la problématique du principe de l'intervention du législateur et de la profondeur de cette intervention. M. Hadas-Lebel a établi la typologie des hypothèses : la loi de consolidation des accords existants, la loi d'habilitation à prendre des accords et la loi d'incitation à en prendre. Cependant, la question de la profondeur reste une question délicate. L'intervention des organisations représentatives est une question difficile, actuellement, en droit français. Que ce soit dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou dans la jurisprudence du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, on essaie de trouver la voie étroite de passage, qui n'est pas forcément une voie très simple.
Cette loi sociale veut intervenir dans beaucoup de domaines, mais plus il est question de législation sociale, plus le législateur et le gouvernement s'interdisent de légiférer dans des domaines sociaux. Les constitutionnalistes attendent depuis 1946 la législation générale sur l'exercice du droit de grève, prévue par l'alinéa 7 du préambule de 1946, qui nous aurait épargné des dizaines d'années d'aléas juridiques. Si on veut une vraie démocratie, une vraie République sociale, où est la législation comparable, pour les syndicats, à celle qui existe sur le financement et l'organisation des partis politiques ? Il y a visiblement des domaines que le législateur, en matière sociale, s'interdit de toucher, alors qu'il n'est pas avare en interventions, souvent intempestives. D'ailleurs, en matière sociale, puisque ni l'évaluation ni le temps nécessaire à une application raisonnée ne sont désormais donnés aux législateurs successifs, c'est l'« effet de mode », l'effet d'émotion qui prévaut, et a trouvé un terrain privilégié, de l'amendement « Michelin » à d'autres exemples. Je fais une conférence de presse le 16 janvier au matin, le 16 janvier dans l'après-midi arrive un amendement n° 3 en commission des Affaires sociales à l'Assemblée nationale, et cela devient le CPE, article 8 de la loi. Les effets de mode et d'image, le souci de laisser sa marque et de résumer tout progrès à sa seule action ministérielle, pousse à une accumulation aux limites du douteux : « Avec Kouchner, désormais j'espère ; avec Mattéi, bientôt je suis guéri ; avec Bertrand, je suis content », et chacun des ministres de la Santé successifs « repasse une couche ».
La matière sociale, incluant ou non le « sociétal », demeure à très forte sensibilité idéologique et à haute technicité. C'est le domaine par excellence des débats théologiques, comme les questions morales fondamentales ou les législations de bioéthique. Le CPE relève en partie du débat théologique, au sens épistémologique, et cela semble typique des questions sociales en France. Dans le même temps, la technicité est désormais presque équivalente à celle de la matière fiscale qui, elle, se prête un peu moins à ces querelles théologiques, dans une perspective chronologique. Cette loi reste finalement un objet un peu mystérieux, une loi parfois un peu décriée, contestée, violemment combattue, dans certains cas rejetée : il faut les partenaires sociaux et il ne faut pas la loi, mais c'est une loi à laquelle on en appelle par ailleurs. L'épisode de ces derniers jours recèle un certain nombre de paradoxes dont le moindre n'est pas que, défendant les droits des organisations sociales, la manifestation consiste en réalité à en appeler au Parlement. Ce n'est pas « de la loi » qu'on conteste, c'est « pas assez de loi », puisqu'il fallait que ce texte, si j'ai bien compris les arguments, fût plus précis et plus contraignant. Il s'agit d'un cas typique d'appel à la loi, de ceux même que les psychanalystes appellent « le désir de loi ».
Ne vous ayant livré que des questions et des pistes un peu confuses, le constitutionaliste anonyme vous confessera donc sa relative perplexité, malgré tout, sur l'objet « loi sociale ». Merci beaucoup.
Jean-Pierre Michel
Merci. Avant de donner la parole à Jacques Blanc, il y avait deux questions et M. Hadas-Lebel devait partir à 5 heures. Je vais donc vous donner la parole, je demanderai à M. Garrigues de venir à la tribune pour me suppléer.
Je voudrais réagir très brièvement à ce qu'a dit M. Pini au début de son intervention. Le Conseil constitutionnel occupe une place considérable. J'ai toujours pensé que c'était au Parlement à contrôler la constitutionnalité des lois, puisque c'est lui qui fait la constitution. Je le pense d'autant plus qu'aujourd'hui, le Conseil constitutionnel a refusé toute espèce de procédure contradictoire, de procédure publique. On ne sait pas qui rapporte, ni quel est l'avis des membres du Conseil constitutionnel, ni quels sont les mémoires déposés devant le Conseil constitutionnel au nom du gouvernement, au nom des partis lorsque c'est un contentieux électoral. Tout ceci est totalement opaque.
Cela n'a rien d'une juridiction puisque le propre d'une juridiction, c'est le contradictoire et la publicité. Le Conseil constitutionnel pourrait au moins dire si les lois sont constitutionnelles ou pas. Or, depuis longtemps, on se rapporte à un bloc de constitutionnalité très vague, on fait appel aux déclarations, aux préambules de la Constitution, qui sont encore plus vagues. Au nom de l'égalité, on peut faire des lois inégales pour les uns ou pour les autres. Dans la décision rendue hier, on assimile les jeunes à une catégorie défavorisée, c'est la raison pour laquelle le gouvernement a le droit de faire une mesure dérogatoire et spécifique pour eux. Pire encore, le Conseil constitutionnel se permet de dire : « Cette loi est constitutionnelle, il n'y a rien à dire, mais vous devez l'interpréter de telle façon. » Je trouve que le summum est atteint. Dans la démocratie, c'est tout de même le peuple qui élit ses représentants. La légitimité du Conseil constitutionnel est nulle, démocratiquement, par rapport à la légitimité du Parlement. Ainsi, on nous dit que le PACS est constitutionnel, mais qu'il doit y avoir dans le couple un aspect sexuel. Or, la loi ne dit jamais cela, toute une série de PACS sont signés sans qu'il y ait d'aspect sexuel. C'est une solidarité entre deux personnes. Il peut y avoir des rapports sexuels, il peut ne pas y en avoir. Quelle est la légitimité du Conseil constitutionnel pour apporter cette interprétation ? Je trouve qu'il y a là une dérive.
De la salle
Je suis représentant syndical et je travaille aussi sur les marchés financiers, ce qui fait que je suis très intéressé par l'économie. Je m'aperçois que, pour tout ce qui est du social, en vérité, nous n'avons aucun chiffre, ce ne sont que des débats idéologiques. Pour prendre un exemple précis, le rapport Camdessus dit que les Américains travaillent plus que les Français. C'est faux, parce que les sources fédérales américaines disent que la durée hebdomadaire du travail est de 33,7 heures. Si l'on compare les mêmes chiffres, les Français travaillent 35,2 heures. En revanche, les Américains travaillent beaucoup plus longtemps, c'est ce qui permet à M. Camdessus de dire qu'ils travaillent plus alors qu'au niveau hebdomadaire, ils travaillent moins. Personnellement, même en tant que représentant syndical, je n'ai jamais été un défenseur des 35 heures. Je pense qu'il y avait d'autres choses à faire avant d'en arriver là, mais j'aimerais que le Conseil économique et social nous donne de vrais chiffres, de manière factuelle. Ils peuvent nous donner leur conclusion, mais doivent d'abord nous donner les vrais chiffres. Par exemple, on sait qu'aux États-Unis, sur les cinq dernières années, 50 % des gains qui ont été faits sont allés à 1 % de la population. Je voudrais avoir les mêmes chiffres, en France, de façon à ce que nous, syndicalistes, citoyens français, nous puissions juger par nous-mêmes. Sur la retraite, le problème est le même : nous avons parlé idéologie, nous n'avons jamais parlé de chiffres. Qui sait que les retraites représentent 13,6 % du PIB au moment de la loi Fillon ? C'est à partir des chiffres qu'on peut véritablement prendre de bonnes décisions, juger en tant que citoyens, et nous impliquer, nous, représentants syndicaux.
Jacques Bass
Pour ce qui concerne les voies et les moyens de contacts et d'échanges entre les partenaires sociaux et le politique, qu'il s'agisse du législatif ou de l'exécutif, j'aurais tendance à diagnostiquer un dépérissement, malgré la multiplication des comités et commissions de toutes sortes. Amuse-t-on la galerie ou s'agit-il de construire les conditions d'un réel dialogue social ? Où élabore t-on un diagnostic partagé ? Où se préparent les ébauches de compromis ? Où se mettent en place les éléments d'une négociation ? Le CPE illustre jusqu'à la caricature où peuvent conduire les stratégies les plus contreproductives, le rapport au premier ministre, "pour une modernisation du dialogue social", laisse espérer que l'on peut en tirer les conclusions. En saisira t-on l'opportunité ?
Jean-Pierre Michel
Merci. Je donne la parole à Jacques Blanc, actuellement sénateur de la Lozère et ancien ministre, qui va vous faire part de son expérience gouvernementale en matière sociale.
JACQUES BLANC, sénateur de la Lozère
Je ne suis ni théologien, ni constitutionnaliste, ni juriste ; je suis un médecin qui a eu l'onction démocratique, puisque j'ai été élu député il y a quelques années. J'ai eu la chance d'être rapporteur d'une grande loi : la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées. Il existait des textes un peu épars, divers et la volonté du Président de la République de l'époque, Valéry Giscard d'Estaing, a été de faire présenter par le gouvernement un texte fondateur de la reconnaissance des droits des personnes handicapées, et de mettre en place des moyens pour que ces droits puissent s'exercer pleinement. J'ai participé au processus à partir d'une connaissance directe du problème des handicapés, en tant que médecin neuropsychiatre ayant exercé en Lozère dans des établissements accueillant des handicapés très lourds. Le Parlement a pu contribuer à ce que la France se dote d'un des textes les plus avancés, qui a encore été amélioré. La loi de 1975 a d'ailleurs été votée à l'unanimité, avec simplement abstention des communistes, sans attaque sur le fond. Le jeune député que j'étais alors a été très heureux de pouvoir réussir à rassembler les approches des uns et des autres et d'avoir pesé très fortement sur le texte, en travaillant la main dans la main avec un secrétaire d'État remarquable, René Lenoir, et aux côtés de Mme Veil. J'ai eu la chance d'avoir des rapports directs à la fois avec l'Élysée, avec Matignon et Jean-Pierre Fourcade, alors ministre des Finances, pour faire passer des choses.
Le Parlement joue donc un rôle fort. Même si on le caricature un peu, même s'il y a peut-être trop de lois, ce n'est pas pour autant que le Parlement fait n'importe quoi. Le Parlement apporte dans le débat l'expérience de ceux qui ne sont pas des spécialistes du droit mais qui sont des spécialistes de l'action, dans le domaine social en particulier, et c'est cela qui compte. Il est vrai qu'il y a parfois des ajouts, les amendements sont le propre du jeu parlementaire, les textes initiaux sont surtout portés par les gouvernements, puisque les propositions de lois ne sont pas très nombreuses. Les gouvernements font beaucoup, mais le Parlement doit aussi exister et doit pouvoir apporter une contribution très forte. Je suis fier d'avoir créé le Conseil national qui a permis de fédérer le monde du handicap et les associations, malgré l'opposition des ministères. Nous avons créé ce conseil parce que j'avais vu les associations à l'oeuvre, j'avais reçu des parents de handicapés membres de l'UNAPEI ou d'autres associations, et que je trouvais regrettable de ne pas les associer autrement que par une consultation lors de la préparation de la loi. J'avais vécu l'expérience des plus grands handicapés. Ce n'est pas ce qui satisfait le plus l'intellect : selon la pensée habituelle, tout handicapé doit pouvoir vivre normalement sans aucune protection. C'est évidemment l'objectif, mais j'ai été médecin dans des établissements où les parents nous amenaient leur enfant parce qu'ils n'en « pouvaient plus ». Quand l'enfant devenait adolescent, cela devenait impossible. Je savais qu'il fallait trouver des réponses pour ces grands handicapés.
J'ai proposé la création de Maisons d'Accueil Spécialisé (MAS), qui répondaient à l'objectif de tous : offrir à chaque personne, quel que soit son degré de handicap, toutes les chances d'épanouissement. Nous, législateurs, parlementaires, nous savions peut-être mieux que tous les théoriciens que ces chances bougent, qu'elles ne sont pas les mêmes, et qu'offrir à celui qui a le plus lourd handicap une chance d'éveil, d'échange, est quelque chose de formidable. Nous avions également la volonté de mettre au travail le maximum de personnes handicapées. Nous avions instauré un pourcentage obligatoire, puis il y a eu des modifications. Il fallait se battre pour l'insertion dans la vie professionnelle, il fallait aussi inventer et créer des réponses pour ceux qui ne pouvaient pas y accéder et qui n'avaient d'autre issue, à l'époque, que des quartiers asilaires d'hôpitaux psychiatriques non adaptés pour l'accueil des grands handicapés.
Donc, avec le Parlement, l'Assemblée et le Sénat, nous avons contribué à donner une dimension supplémentaire aux textes. Dans le rapport des lois et des parlements, il ne faut pas oublier ce que les parlementaires peuvent apporter. Parfois, les amendements s'accumulent et peuvent devenir un peu contradictoires. Alors il y a des deuxièmes lectures, des améliorations. Les juristes, eux, voient l'approche constitutionnelle, elle est importante, on en a besoin dans une démocratie. Toutes les démocraties, d'ailleurs, ont pratiquement un conseil constitutionnel. En Europe de l'Est, les démocraties sont nouvelles, mais elles en auront. J'ai un grand respect pour les éminents constitutionnalistes, mais je demande aussi un peu de respect pour ceux qui, comme moi, ne sont pas partis de l'université de droit, mais de la vie, du quotidien et de la médecine pour essayer d'apporter des réponses positives aux problèmes des hommes.
Nous avons créé des commissions départementales auxquelles on voulait donner un pouvoir d'orientation, mais je voulais qu'on laisse la liberté aux parents de choisir l'établissement pour leur enfant, quel que soit le lieu. La technocratie avait la vision d'une répartition cadrée, géographique, de sectorisation. J'étais député de la Lozère, département superbe qui a été le plus en pointe pour accueillir les grands handicapés Pour être tout à fait honnête, il est vrai que cela créait de l'emploi. Alors de temps en temps, on m'accusait de défendre les établissements pour cette raison. Il n'est pas interdit au social de rejoindre les intérêts économiques et de développement d'emploi et je voulais qu'on préserve la liberté du choix. Nous y sommes parvenus. Certes, les commissions orientaient, par exemple en CAT, en atelier protégé ou dans un poste protégé dans l'entreprise pour les handicapés pouvant accéder à une activité, en foyer ou dans une MAS pour les autres. Puis les parents ou le handicapé décident du lieu d'implantation. Ce sont ces débats qui ont assuré la liberté.
Il y a quelques jours ont eu lieu les Jeux Paralympiques d'hiver. J'ai fait mettre dans cette loi le droit au sport pour les handicapés. Cela change la vie, pour un handicapé, que de participer à une compétition. À l'époque, cela n'existait pas encore. Aux Jeux Paralympiques d'hiver, à Turin, c'était extraordinaire de voir des malvoyants ou des paraplégiques descendre à ski. C'est l'expérience qui permet au Parlement d'apporter, dans une loi sociale, cette dimension du réalisme. Dans l'action sociale, le réalisme doit être une exigence. Il est inutile de faire des discours et des tableaux s'il y a un décalage, s'il n'y pas d'accessibilité pour les handicapés. Nous, les parlementaires, que nous soyons députés ou sénateurs, nous rencontrons tous les jours le problème des parents qui sont totalement désemparés. Les maisons départementales, améliorées depuis, étaient une chance supplémentaire de trouver de meilleures solutions, plus rapidement. Le Parlement sait parfois aussi se battre contre les ministres pour enrichir les textes. Au moment de la création des MAS, le directeur de la sécurité sociale de l'époque, M. Prieur, est venu me voir dans mon bureau pour me dire qu'il n'accepterait jamais le remboursement des MAS par la sécurité sociale. Je lui ai dit : « M. le directeur, ce n'est pas vous qui faites la loi : pour l'instant, c'est moi. » C'était un peu prétentieux, mais c'était exact et finalement la loi est passée. La force tirée du vécu et de l'expérience peut parfois nous faire déraper, dans le cadre de la rigueur d'une approche juridique, mais dans le domaine social, elle peut nous amener à être le plus efficaces possible. Dans toutes les vraies démocraties, il y a le besoin de créer ces liens forts. Peut-être la République sociale est-elle justement celle qui met en avant ces liens entre tous ses membres, pour qu'aucun ne soit exclu, celle qui donne des chances à chacun, non pas dans une vision égalitariste, mais dans une vision de respect de la dignité humaine.
J'ai essayé d'améliorer ce texte dont j'ai la fierté, en regardant quels étaient les problèmes qui demeuraient et qui méritaient qu'on s'y penche. La décentralisation qui est intervenue ensuite avait reposé les problèmes de choix que j'évoquais tout à l'heure. Il y a eu un grand débat pour savoir si l'établissement de responsabilité sociale, c'est-à-dire pris en charge si nécessaire par l'aide sociale, serait le domicile d'origine ou le domicile de secours. Or, il fallait conserver le domicile d'origine en domicile de secours, donc de prise en charge, sinon, la situation des communes ayant reçu des établissements aurait été insupportable.
La loi sociale doit donc se caractériser par une ambition forte, celle de créer ce tissu de relations humaines à tous les niveaux. Le Parlement doit lui donner un contenu réaliste et pragmatique. Nous devons être capables de faire évoluer les choses en fonction de l'évolution même de notre société. Les rapports sociaux évoluent dans la société. Dans une réalité où la dimension mondiale s'impose à chacun, il est indispensable d'assurer les identités de ces communautés de base que sont nos communes et départements, les régions et notre République. Parlement et lois sociales prennent une dimension exceptionnelle. Il y aura sans doute encore bien des imperfections, que les éminents juristes ne manqueront pas de relever, mais qui pourront être corrigées. La médecine apprend le respect de la dignité des personnes, elle apprend aussi le réalisme : vous pouvez être le meilleur médecin du monde, faire un diagnostic formidable, mais la thérapeutique ne fonctionne pas. La médecine apprend la modestie. Nos sociétés sont à la ressemblance des hommes, elles sont portées par les hommes. Il faut s'adapter à ces réalités humaines pour offrir à la jeunesse toutes les chances d'avenir. Cela passe aussi par l'action du Parlement dans le domaine des lois sociales. Merci.
ÉCHANGES AVEC LA SALLE
Ariel Rosenzweig
Je suis très intéressé par les intervenants et la nature du débat. Je m'appelle Ariel Rosenzweig, j'ai 36 ans, je travaille comme ingénieur informatique sur les marchés boursiers et je fais des études d'histoire et de droit. Je connais la flexibilité, j'ai deux licenciements derrière moi, les prud'hommes, etc. Je suis aussi délégué syndical CGT dans mon entreprise. Je pense qu'il y a une crise extrêmement profonde de la démocratie représentative dans les entreprises, aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine social. Par exemple, dans mon entreprise, qui compte mille salariés - des ingénieurs qui gagnent plutôt bien leur vie -, il y a 30 % de participation dans les élections professionnelles. Les salariés ne se déplacent pas pour élire leurs conseils de prud'hommes. Aux élections des CE ou des DP, il y a également 30 % de participation. Je pense par conséquent qu'il y a une véritable crise de la démocratie représentative. Que peut-on envisager pour remédier à cela ? Allons-nous vers une démocratie directe, je ne sais pas très bien comment, ou peut-on imaginer une obligation, soit de se syndiquer, soit de participer notamment aux élections professionnelles ? Merci.
Jean Auroux
En effet, environ 8 % des salariés sont syndiqués, parmi lesquels plus de la moitié vient du secteur public. Le secteur privé est donc très mal représenté : il y a de véritables « déserts » syndicaux. Les comités d'entreprise sont plus encourageants, avec 64 % de participation globale l'année dernière. Il y a tout de même un « bémol » : plus de la moitié des représentants aux comités d'entreprise ne sont pas syndiqués. Je pense que le syndicalisme est une dimension indispensable de l'expression de la société civile et surtout de sa régulation. En 1982, il y avait eu des mouvements pour développer, au motif de la liberté, des « syndicats maison », des syndicats d'entreprise qui n'étaient pas forcément fédérés ni, à plus forte raison, confédérés. Or, cette régulation et cette démarche collective permettent d'affiner les revendications, de coordonner les initiatives, de négocier et de signer. Un syndicat s'était mis en place, le SNPMI, qui n'existe plus aujourd'hui, avec Gérard Deuil qui m'avait fait beaucoup de difficultés.
La question de rendre obligatoire se pose aussi pour le politique. On dénonce parfois la faible syndicalisation, mais, si on fait le tour du nombre d'individus qui ont la carte d'un parti politique, ce n'est guère plus glorieux. D'une manière générale, c'est la faiblesse de la démocratie représentative. Comment peut-on faire ? Le vote obligatoire : on y pense, il y a même des propositions. Ce n'est pas simple, il faut prendre en compte le vote blanc, pour que le geste d'être allé s'exprimer puisse peser dans les choix. Je n'y suis tout de même pas très favorable. Il n'est pas dans « l'air du temps » d'obliger, par exemple, votre génération à participer de force à un vote politique ou à un vote syndical.
Quelles sont les autres formules ? Nous en avons ce matin, avec les pays ou les syndicats sont des prestataires de services, d'assurances, etc. Les comités d'entreprise le font un peu avec la culture et « la boîte de chocolat » à la fin de l'année, mais cela reste tout de même très marginal. Sans entrer dans les détails, on pourrait donner des missions complémentaires aux organismes syndicaux. Il faut réfléchir et débattre avec eux. Il ne faut pas simplement les enfermer dans la contestation, dans la protestation, sinon, on les retrouve dans la rue ou dans les conflits. Il faudrait que les droits individuels et les droits collectifs permettent la négociation et le développement du droit contractuel, mais, dans l'état actuel des choses, il faut mettre en place, peut-être avec les syndicats, des formules où le syndicat a autre chose à faire qu'à revendiquer. J'avais commencé avec la formation économique, le droit d'alerte et les droits de retrait. Il faut aller plus loin, il faut que les syndicats aient autre chose à offrir que le résultat plus ou moins favorable de négociations, car cela ne fait pas adhérer les individus. Celui qui ne veut pas adhérer ne paie pas de cotisation, n'a pas d'ennuis, mais il a quand même le bénéfice. Cela vaut la peine d'y réfléchir et d'en débattre.
* 18 En particulier 2005-512 DC du 21 avril 2005 (J.O. 24 avril, p. 7173) et 2005-202 L du 17 novembre 2005 (J.O. 23 novembre, p. 18172).
* 19 La résolution adoptée le 7 juin 2006 par l'Assemblée Nationale et modifiant son Règlement, résultat de la démarche entreprise, aboutit à un résultat nettement en retrait par rapport à ces propositions, notamment quant au contrôle préalable du caractère réglementaire de certaines dispositions (et plus encore si l'on y ajoute la censure partielle par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2006-537 DC du 22 juin 2006)
* 20 Circulaire du 19 janvier 2006 relative au respect des articles 34 et 37 de la Constitution, J.O. 20 janvier.
* 21 2005-530 DC du 29 décembre 2005, J.O. 31 décembre, p. 20705.
* 22 Cf. 99-421 DC du 16 décembre 1999, Rec. p. 136.
* 23 L'évolution est claire depuis 1987.
* 24 Cf. 2006-533 DC du 16 mars 2006, J.O. 24 mars, p. 4446.