Les délits non intentionnels - La loi Fauchon : 5 ans après - Actes du colloque



Palais du Luxembourg - 01 mars 2006

Allocution d'ouverture

Jean-Louis NADAL,
Procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Président de la commission des lois, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Monsieur le Premier président, chers collègues, Mesdames et Messieurs, beaucoup d'éléments ayant déjà été avancés par les précédents orateurs, je vais faire preuve d'esprit de synthèse, ramasser les enjeux et permettre, avant que le débat ne soit pris en main par le président Hyest, de lui donner vie.

Je me réjouis de cette rencontre qui nous permet de réfléchir ensemble sur ce dispositif législatif et son application par le juge. Je suis particulièrement honoré d'ouvrir ce débat avec le président du Sénat, Christian Poncelet, et le Premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet, sur le bilan de la loi du 10 juillet 2000, dite « loi Fauchon », relative aux délits non intentionnels. Je me réjouis de cette rencontre qui va nous permettre de réfléchir sur ce dispositif législatif et son application. A cet égard, je remercie le président du Sénat, Christian Poncelet et Monsieur le Sénateur Pierre Fauchon, d'avoir permis que ce colloque soit organisé sous l'égide du Sénat et de la Cour de cassation. Les regards croisés sont toujours source d'enrichissement et de progrès. Il faut donc se féliciter, comme vous l'avez fait Monsieur le Président, de la collaboration aujourd'hui entre nos deux institutions et de cette irrigation mutuelle entre le législateur et le juge, auxquels s'adjoindra également le regard des avocats, des professeurs de droit, des représentants des décideurs publics et des associations de victimes. Cette collaboration entre le Sénat et la Cour de cassation, se retrouve d'ailleurs dans le cadre d'autres manifestations. Je suis heureux de rappeler que dans le cadre, par exemple, de cycles de conférence initiés par la Cour de cassation sur le thème « la procédure pénale en quête de cohérence », Monsieur Hubert Haenel et Monsieur Robert Badinter nous feront l'honneur d'intervenir respectivement les 18 et 22 juin prochains sur les perspectives d'avenir de la procédure pénale.

Ce colloque permet de procéder à une véritable évaluation du dispositif de la loi du 10 juillet 2000. Le rapport de la mission d'information sur les risques et les conséquences de l'exposition à l'amiante, du 22 février 2006, rend au demeurant particulièrement actuel le débat sur les modifications éventuelles devant être apportées à ce texte. Cette loi illustre, à bien des égards, la nécessaire adaptation de la loi aux évolutions techniques de la société. Dans Germinal , Emile Zola décrit l'écroulement des mines du Voreux, qui entraîne l'ensevelissement de plusieurs dizaines d'ouvriers. Témoin de son temps, il imagine le gérant de ces mines, un dénommé Hennebeau. « Il avait évidemment dégagé sa responsabilité », écrit-il. « Sa faveur ne parut pas décroître, au contraire, le décret qui le nommait officier de la légion d'honneur fut signé 24 heures après ». Il s'agit, bien évidemment d'une vision littéraire mais révélatrice en son temps de l'impunité de ceux qui pouvaient, indirectement, être à l'origine d'accidents collectifs et de manière générale, auteurs de délits non intentionnels. Cette vision n'est plus de mise depuis plusieurs dizaines d'années. Plusieurs procédures dramatiques, amplifiées par les médias, liées au développement technologique et à la complexification croissante de notre société, ont durablement marqué notre mémoire collective. Doit-on rappeler les condamnations d'un maire à la suite de l'incendie du dancing Cinq-Sept de Saint-Laurent-du-Pont en 1970, au cours duquel 146 personnes trouvèrent la mort, les incendies des termes de Barbotant en 1991, l'effondrement de la tribune du stade de Furiani en Haute-Corse en 1992 - que j'ai malheureusement eu à connaître personnellement, le soir même du drame, en qualité de procureur général de Bastia - les inondations de Vaison-la-Romaine en 1992 ou les noyades de la rivière du Drac en 1994. Amplifiée par les réformes liées à la décentralisation voulue en 1982, la question de la responsabilité des décideurs publics, et de manière plus générale, d'auteurs de délits non intentionnels, est devenue une des questions les plus délicates de notre droit pénal. Ces évolutions ont été marquées par un état de conscience de notre société, qui rejetant la fatalité, recherche le responsable de catastrophes ou de faits ayant causé des blessures ou la mort. L'appel à la sécurité est à cet égard général, l'incertitude et le risque devant être maîtrisés. Est aujourd'hui considérée comme insupportable l'idée qu'un fait dommageable ne puisse pas être rattaché à une faute, et par là même à une personne physique ou morale. Le besoin de justice et l'appel au droit n'ont jamais été aussi intenses. Aujourd'hui, ce besoin de justice transcende d'ailleurs tous les domaines. Il s'agit ici de constater cette évolution et de tenter de rechercher des réponses qui permettent d'aboutir à un équilibre entre les intérêts en cause.

Les lois de 1996 et de 2000 ont été adoptées en raison de l'augmentation du nombre des procédures pénales concernant les décideurs publics. Ces réformes étaient très attendues par les élus locaux. Leurs états généraux, comme l'a rappelé Monsieur le Président tout à l'heure, tenus en particulier à Lille en septembre 1999, à l'initiative même du président du Sénat, avaient conclu à la nécessité d'une évolution de la responsabilité pour les délits non intentionnels. La pénalisation croissante de la société était ainsi mise en cause. Elle était liée à une forte médiatisation, à tel point qu'on avait pu parler de sentiment d'insécurité chez les décideurs publics, entraînant découragement et démobilisation. En moins de dix ans, les textes sur les délits non intentionnels ont été modifiés à trois reprises, ce qui montre à quel point cette question est délicate.

En effet, le principe de l'intentionnalité en droit pénal est fixé par l'article 121-3 du Code pénal, qui dispose qu'il « n'y a point de crime et de délit sans intention de le commettre » et qui prévoit également par exception les fautes non intentionnelles. Deux ans à peine après l'entrée en vigueur du nouveau Code pénal, le Parlement avait modifié cette disposition en adoptant la loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour des faits d'imprudence ou de négligence. L'absence d'efficacité de la loi de 1996 avait été dénoncée par les parlementaires, certains considérant qu'elle n'avait pas permis de mettre fin à la pénalisation croissante à l'encontre des décideurs publics. En effet, sous le régime de la loi de 1996, et en dépit de l'appréciation in concreto de la faute d'imprudence introduite par cette loi, tout comportement constituant une faute d'imprudence, même lorsqu'il s'agissait d'une faute légère, pouvait toujours caractériser une infraction pénale. Quatre ans plus tard, ces dispositions devaient donc être modifiées par la loi du 10 juillet 2000, tendant à préciser la définition des délits non intentionnels. Les dispositions de cette loi, adoptée à l'unanimité, rejoignaient largement le rapport établi par le groupe de travail présidé par Monsieur Massot. Bien qu'applicable à tous, afin de respecter le principe constitutionnel d'égalité devant la loi, ce texte avait pour finalité de délimiter les contours de la responsabilité des décideurs publics en cas d'infraction d'homicide ou de blessures involontaires. L'innovation de ce texte, qui résulte d'un compromis entre les deux chambres, consiste à exiger, en cas de causalité indirecte, une faute qualifiée. Pour la première fois, le législateur a combiné, et articulé, les concepts de faute et de causalité, procédant véritablement d'une démarche mathématique. A cet égard, un auteur a pu parler « de la mise en équation législative par la mise en oeuvre de la théorie de la causalité adéquate », ce qui signifie que dans l'enchaînement causal, et de manière schématique, plus la faute sera indirectement liée au dommage, plus il conviendra qu'elle présente un degré certain de gravité pour entraîner une condamnation. Ainsi, en cas de causalité directe, une faute simple d'imprudence suffit à entraîner la responsabilité de son auteur. En revanche, en cas de causalité indirecte, la responsabilité ne pourra être engagée que si la faute présente un certain degré de gravité, c'est-à-dire, soit en cas de violation manifestement délibérée d'une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit une faute caractérisée, exposant autrui à un risque d'une particulière gravité, que l'auteur ne pouvait ignorer.

Cette modification ne s'applique qu'aux personnes physiques et non aux personnes morales qui restent pénalement responsables même si une faute simple a causé indirectement un dommage. Il convient enfin de souligner que l'absence de faute pénale non intentionnelle ne fait pas obstacle à l'exercice d'une action devant les juridictions civiles, la loi du 10 juillet 2000 ayant mis fin à l'unité des fautes pénales et civiles qui prévalait depuis 1912. Il ne m'appartient pas, dans le cadre de ces propos d'ouverture, de procéder au bilan de la jurisprudence. Tout juste indiquerai-je, en effleurant le sujet, qu'après cinq ans de jurisprudence, l'analyse des décisions permet de considérer que le juge a globalement mis en oeuvre les intentions du législateur, sans pour autant aboutir à « l'amnistie rampante » dénoncée et à la protection d'intérêts corporatistes. De nombreuses craintes avaient en effet été émises. Le professeur Geneviève Viney s'inquiétait, par exemple en 2001, de ce que la loi du 10 juillet 2000 pouvait induire un déplacement de la répression du décideur public à l'agent d'exécution. Or la jurisprudence illustre une application exigeante de la loi. Si elle aboutit dans certains cas à une limitation de la pénalisation de la vie sociale, elle n'exclut pas notamment la réparation du dommage au plan civil. Par ailleurs, il apparaît que la répression ne s'est pas affaiblie dans les domaines sensibles des accidents de la route et des accidents du travail. Pour autant, on observe que des questions restent en suspens malgré une application jurisprudentielle nuancée, pragmatique, adaptée et circonstanciée.

En effet, la question de la causalité est au centre de tous les débats. Citant quelques situations limites, illustrées notamment par un arrêt de la Chambre criminelle du 13 novembre 2002, Madame Dominique Commaret, avocat général à la Cour de cassation, propose comme piste de réflexion de mieux sérier la causalité directe ou la causalité indirecte car il serait détestable, selon elle, que les juges fussent soupçonnés de définir la causalité comme bon leur semble, pour retrouver intactes d'anciennes habitudes répressives.

Ces considérations m'amènent à évoquer la question de la sécurité juridique. En effet, la régulation par le droit pénal commande que les concepts soient connus, maîtrisés et stabilisés pour permettre aux personnes concernées de mesurer l'impact de leur responsabilité et pour adapter les comportements, évitant ainsi la survenance d'un dommage. Sur ce point, la notion de faute caractérisée reste peut-être à parfaire.

J'évoquerai, pour finir, l'avenir, et notamment celui de la loi du 10 juillet 2000. La question des délits non intentionnels continue à irriguer la conscience sociale. A l'heure où la société ne cesse de se complexifier, où les enjeux de santé publique deviennent majeurs, où la problématique de la protection de l'environnement ou du développement durable irradie le domaine de la responsabilité, il est de nouveau question de remettre en cause ce dispositif prévu par la loi.

Ainsi, le rapport de la mission d'information sur l'amiante a préconisé la modification de la loi du 10 juillet 2000, considérant notamment qu'elle n'avait pas permis de sanctionner la violation d'une règle qui avait pour objet de protéger la santé, dès lors qu'il n'était pas prouvé que cette faute avait été manifestement délibérée. La mission propose donc de supprimer le caractère manifestement délibéré de la violation de l'obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Sur cette question, je rappellerai, comme un préalable, cette suggestion de Montesquieu « de ne toucher à la loi que d'une main tremblante ». Par ailleurs, je veux insister sur le fait, que dans ce débat, il apparaît indispensable que dans le champ des dommages causés par des comportements non intentionnels, le droit pénal conserve toute sa place. En effet, la complexification croissante de la société impose le recours au droit pénal comme instrument de la régulation des comportements, permettant ainsi de maîtriser et de limiter les risques liés notamment à l'évolution technologique et aux enjeux de santé publique. Des exigences fortes se dessinent en matière de prévention des risques industriels ou de santé publique. Sur ce point, la mission d'information sur l'amiante a pu montrer combien la justice pénale pouvait être une véritable instance de prévention du risque, grâce à la stigmatisation de la faute. Au demeurant, l'intervention du pénal en la matière permet un passage de la régulation publique à la régulation privée par la mise en place de corps de déontologie ou de chartes d'éthique au sein des entreprises, qui concernent notamment le respect des règles de sécurité, la protection de la santé et de l'environnement. Ainsi l'exigence éthique induite par la régulation pénale entraîne chez les opérateurs une véritable veille déontologique. Le droit pénal est un instrument nécessaire au regard de l'attente des citoyens et des victimes. Même lorsqu'il existe des mécanismes de réparation, la recherche du coupable ne s'estompe pas chez les victimes. Elles ont toujours le souci de trouver un responsable du dommage. Le seul cadre indemnitaire apparaît à cet égard insuffisant.

Faut-il dès lors modifier la loi ? En premier lieu, il importe de trouver un juste équilibre entre la nécessaire répression des délits non intentionnels et l'importance d'éviter de créer des blocages dans les comportements des décideurs. En second lieu, est-ce au législateur de modifier la loi ou ne revient-il pas au juge, notamment au juge de cassation, de procéder dans le cadre de son contrôle de légalité, et d'égalité, à la nécessaire adaptation du droit et à l'harmonisation de l'utilisation des concepts ? Il est possible de remarquer que la loi du 10 juillet 2000 a prévu, de ce point de vue, un mécanisme différencié, complexe à certains égards, mais qui permet de tenir compte de toutes les subtilités de l'intentionnalité dans une société moderne. Par ailleurs, la possibilité de sanctionner la personne morale, notamment en cas de défaut d'organisation, plutôt que de condamner le seul dirigeant, personne physique, semble avoir une vertu pédagogique plus importante. Cette question m'amène à une dernière considération, évoquée par l'Avocat général présent dans la salle, Robert Finielz. S'il importe que la justice pénale s'exprime comme instrument de régulation, il faut permettre l'accès au juge. En effet, la Cour de cassation a, dans son arrêt du 15 novembre 2005 concernant l'amiante, décidé de ne pas accueillir le pourvoi des parties civiles contre une ordonnance de non-lieu en raison de l'absence de pourvoi du Parquet en application de l'article 575 du Code de procédure pénale.

Je ne suis pas défavorable à la modification de cette disposition pour permettre, avec toutes les précautions permettant d'éviter des pourvois abusifs, que ces questions et ces débats puissent faire l'objet d'un examen par le juge de cassation, qui pourra alors effectuer, de manière pleine et entière, son contrôle. J'aimerais conclure avec les paroles de Dominique Lecourt, dans L'Avenir du progrès : « Hier l'avenir nous inquiétait parce que nous étions impuissants, il nous effraie aujourd'hui par les conséquences de nos actes. La régulation par le droit et l'exigence éthique qu'elle induit n'apparaissent-elles pas comme les moyens les plus sûrs de ne plus être effrayés ? ».

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