Premières Rencontres Sociales du Sénat - La santé
Sénat - Palais du Luxembourg - 24 octobre 2005
Conférence inaugurale
André VACHERON, Président de l'Académie Nationale de Médecine
Le Président Christian Poncelet, en organisant cette année la première édition des « Rencontres Sociales du Sénat », a retenu pour thème la santé. Je le remercie très vivement de m'avoir fait l'honneur de me confier l'allocution inaugurale.
La santé constitue aujourd'hui l'une des préoccupations majeures de nos concitoyens et la médecine française est considérée assez unanimement comme l'une des meilleures du monde. Je souhaite rapidement établir un état des lieux, essayer d'analyser et de montrer les progrès accomplis ces dernières années, sans toutefois passer sous silence quelques problèmes.
I. Quelques données générales sur la santé en France
Au 1 er janvier 2005, la population française est estimée à 62,4 millions d'habitants dont 60,6 en métropole et 1,8 en outre-mer. Elle a doublé en deux siècles. Cette croissance démographique s'explique par l'augmentation de la durée de vie moyenne, proche de 80 ans aujourd'hui alors qu'elle était de 60 ans à la veille de la deuxième guerre mondiale. En 2004, on observe une baisse de la mortalité avec 509 000 décès contre 550 000 en 2003, en incluant les 15 000 décès supplémentaires dus à la canicule.
Le nombre des naissances est stable, puisqu'il s'établit à 765 000. L'indice de fécondité de 1,9 est l'un des meilleurs de l'Union Européenne mais il reste inférieur au taux de renouvellement de la population fixé à 2,1. Surtout, l'espérance de vie à la naissance dépasse pour la première fois 80 ans. Elle atteint 76,7 ans pour les hommes et 83,8 ans pour les femmes en 2004. La mortalité infantile ne représente plus qu'une part infime de la mortalité générale : elle est de 3,9 pour mille en 2004.
La progression de l'espérance de vie est due avant tout aux succès rencontrés dans la lutte contre la mortalité chez l'adulte, notamment aux âges élevés où les décès se concentrent de plus en plus. Elle est relativement récente. Dans la première moitié du 20ème siècle, un homme de 60 ans pouvait espérer vivre encore 13 à 14 ans. Aujourd'hui, il peut espérer vivre encore 21,5 ans et une femme 26,5 ans.
II. Les principales causes de mortalité
Avant 1950, les maladies infectieuses étaient la cause d'un nombre important des décès chez les adultes et les personnes âgées. C'est leur recul qui a provoqué l'augmentation importante de l'espérance de vie à 60 ans. Aujourd'hui, les maladies cardiovasculaires et les cancers sont devenus les principales causes de morbidité et de mortalité et cette évolution constitue une véritable transition épidémiologique dans la pathocénose avec le remplacement des affections aiguës par les maladies chroniques et dégénératives.
1. Les maladies cardiovasculaires
Les maladies cardiovasculaires responsables de 170 000 décès par an, soit 32 % des décès, sont la première cause de mortalité tous âges confondus. Les cardiopathies ischémiques, l'infarctus myocardique, l'hypertension artérielle sévère, l'insuffisance cardiaque sont les motifs les plus fréquents d'entrée en affection de longue durée. Depuis 1990, les progrès de la prévention et des traitements, notamment de la revascularisation myocardique, ont cependant réduit de 20 % chez les hommes et de 30 % chez les femmes la mortalité par cardiopathie ischémique, de 20 % chez les hommes et de 25 % chez les femmes la mortalité par accidents vasculaires cérébraux.
2. Les cancers
Deuxième cause de mortalité, responsable de 29 % des décès chez les hommes, et de 23 % des décès chez les femmes, les cancers surviennent dans plus de 60 % des cas entre 45 et 74 ans. Le nombre des nouveaux cas annuels est estimé à 240 000. Les plus fréquents sont, par ordre décroissant, les cancers du poumon dont l'incidence augmente chez les femmes en raison du tabagisme, les cancers colorectaux, les cancers du sein qui sont les plus fréquents des cancers féminins avec 42 000 nouveaux cas par an, les cancers des voies aéro-digestives supérieures dont l'incidence diminue avec la baisse de la consommation d'alcool, les hémopathies malignes et les tumeurs hématologiques, les cancers de la prostate, les cancers utérins.
Parmi les affections chroniques, le diabète qui atteint 2 à 2,5 % de la population adulte, constitue la troisième cause d'affection de longue durée entre 45 et 74 ans. C'est avec l'obésité qui atteint près de 14 % des hommes et 12 % des femmes, un facteur important de risque cardiovasculaire. C'est aussi un facteur d'insuffisance rénale qui relève à terme de la dialyse périodique.
III. Les pathologies liées au vieillissement de la population
La progression de l'espérance de vie s'accompagne d'un vieillissement de la population âgée, le nombre des octogénaires de plus de 85 ans dépasse 1,5 million. Il est remarquable de constater un décalage croissant entre l'âge chronologique et l'âge physiologique. Beaucoup de maladies invalidantes sont évitées ou retardées. Les polypathologies sont cependant la règle chez les personnes âgées : atteintes de la vue, de l'audition, maladies cardiovasculaires et ostéo-articulaires qui atteignent respectivement les trois-quarts et plus de la moitié des personnes âgées, maladie de Parkinson. Le vieillissement de la population va de pair avec l'augmentation du nombre des personnes âgées dépendantes et des cas de démence sénile au premier rang desquels il faut citer la maladie d'Alzheimer qui atteint près de 800 000 de nos concitoyens et nécessite à plus ou moins long terme le placement en institution. En l'absence de progrès médical majeur dans la prévention de la maladie, le nombre des malades pourrait être d'environ 1,3 million en 2020.
IV. Les inégalités face à la maladie
1. Les inégalités sociales
En France, les inégalités sociales de santé sont plus importantes que dans la plupart des autres pays européens, face aux cancers surtout, notamment à ceux des voies aéro-digestives supérieures. Ces inégalités existent dès la naissance avec un risque de prématurité et de petit poids de naissance corrélé à la précarité. A 35 ans, les cadres et les professions libérales ont une espérance de vie de 6,5 années plus longue que celle des ouvriers. Au sein de l'Europe, la France se distingue par une forte surmortalité prématurée de la population masculine de moins de 65 ans liée pour une part importante à des comportements accessibles à la prévention : consommation excessive d'alcool, accidents de la circulation, tabagisme, suicide. Après 65 ans, les différences de mortalité ont tendance à s'estomper mais il persiste des inégalités sociales en matière de risque vital, d'invalidité et de déficiences.
2. Les inégalités régionales
Les disparités sociales de santé vont de pair avec les disparités régionales de mortalité générale. Les valeurs maximales sont observées dans le croissant nord de notre pays : Bretagne, Nord Pas de Calais, Alsace ; les valeurs les plus basses en Midi-Pyrénées et Languedoc Roussillon. Le contexte environnemental, socio-économique et nutritionnel constitue un facteur essentiel des disparités socio-spatiales. L'obésité chez les hommes jeunes, dont la prévalence a doublé en dix ans, est nettement plus marquée dans les zones rurales que dans les villes. Ces inégalités doivent être reconnues et prises en compte par tous les acteurs de notre système de santé.
V. Le rôle de la prévention : les exemples de la lutte contre le cancer et l'obésité
Qu'il s'agisse des cancers comme des maladies cardiovasculaires, la prévention primaire des facteurs de risque constitue l'action prioritaire. L'analyse des données disponibles indique qu'une politique résolue de prévention pourrait réduire de près de 50 % la mortalité par cancer. Les comportements individuels, le mode de vie ont une responsabilité très importante dans l'incidence des cancers comme les rapports de l'Académie Nationale de Médecine l'ont souligné.
Largement inspiré par ces considérations, le plan cancer a donné depuis 2003 un impact décisif à la lutte contre le tabac et à l'amélioration de l'alimentation, deux facteurs également primordiaux en prévention cardiovasculaire. La hausse du prix des cigarettes de 12 % en 2003 et de 22 % en 2004 s'est accompagnée d'une diminution des ventes en 2003 de 14 % (par rapport à 2002) et de 21 % en 2004 (par rapport à 2003) Mais il est indispensable de mettre en oeuvre une politique européenne des prix du tabac pour éviter les achats transfrontaliers. Il est indispensable aussi de lutter contre le tabagisme passif, dont l'effet cancérigène est maintenant établi.
Le Plan National Nutrition Santé (PNNS) joue également un rôle important pour le rééquilibrage nutritionnel au profit des fruits et des légumes avec réduction du sel, des graisses saturées et des sucreries. Il faut enrayer la véritable épidémie de surpoids et d'obésité qui atteint notre pays après avoir submergé les Etats-Unis. En 2003, 30 % des français étaient en surpoids, 11,3 % étaient obèses. Aujourd'hui la prévalence de l'obésité dans la tranche d'âge de 65-69 ans est de 17 % (enquête OBEPI 2003). Elle est de 13 à 15 % chez les enfants et atteint même 17 % dans les familles d'ouvriers spécialisés. La diététique est un outil majeur pour perdre du poids.
Les règles de réduction calorique et d'équilibre alimentaire doivent être appliquées dès le plus jeune âge au sein de la famille, à l'école, dans la restauration collective et les restaurants d'entreprise. Le risque des obèses de souffrir d'une maladie chronique est trois fois supérieur à celui des personnes ayant un poids normal. En conséquence, leurs dépenses de soins de ville sont supérieures de 27 % et leur consommation de médicaments est supérieure de 39 %. La lutte contre la sédentarité est indissociable de la lutte contre l'obésité et contribue comme elle à diminuer la mortalité toutes causes confondues.
VI. Le poids des différents acteurs dans la hausse des coûts de la santé
1. Les patients
A l'heure actuelle la santé des Français est bonne et ne cesse pas de s'améliorer mais son coût pèse de plus en plus lourdement sur le budget de l'Etat. Les progrès de l'imagerie, de la thérapeutique, des biotechnologies créent une demande croissante, quasi-exponentielle de soins de plus en plus onéreux. La maladie, le vieillissement ne sont plus tolérés. Comme l'écrivait Jules Romain en 1923, chaque citoyen est un patient potentiel. Pour rester en bonne santé, il revendique tous les progrès médicaux quel qu'en soit le prix. La médecine est devenue un bien de consommation gratuit pris en charge sans limite au titre d'un droit définitivement acquis. Les citoyens n'ont aucune conscience de leur responsabilité.
2. Les professionnels de santé
Malheureusement, beaucoup de médecins partagent la même irresponsabilité. Ils veulent demeurer maîtres de leurs prescriptions, sans contrôle ni contrainte financière, demandent de plus en plus d'examens complémentaires pour se protéger de l'erreur de diagnostic et obéir à un principe de précaution qui envahit fâcheusement la médecine, pour répondre aussi à l'exigence de plus en plus pressante de leurs patients d'examens sophistiqués, souvent redondants comme les scanners et l'imagerie par résonance magnétique nucléaire (IRM).
3. L'industrie du médicament
Troisième acteur de la santé, l'industrie du médicament : elle met sur le marché des molécules innovantes de plus en plus coûteuses, bien médiatisées, trop médiatisées qu'il faut absolument prescrire dès leur apparition, qui sont réclamées par les patients et qui obèrent un peu plus le budget de l'assurance maladie. Pour citer un exemple, les statines très efficaces pour diminuer l'hypercholestérolémie et enrayer la progression de l'athérosclérose représentent le premier poste de dépenses de médicaments avec 1.1 milliard d'euros remboursés chaque année par la Sécurité Sociale. Elles sont souvent prescrites abusivement.
Aujourd'hui, il n'y a pas de limite à la demande des patients. Il n'y en a pas non plus aux prescriptions des médecins. Or la médecine actuelle ne peut plus être une médecine de travailleur indépendant. Un généraliste ne peut plus tout connaître ni tout maîtriser. Les médecins sont devenus un maillon dans une chaîne de soins et non plus toute la chaîne à laquelle le patient s'accrochait.
VII. Une nécessaire responsabilisation de l'ensemble des acteurs
Aussi me paraît-il indispensable de faire prendre conscience à nos concitoyens de la fragilité de notre système de santé qui ne doit pas être détruit par un consumérisme sans limite, favorisé par la quasi-gratuité des soins. Il me paraît indispensable de donner aux hôpitaux publics et privés une plus grande autonomie, de persuader les médecins du nécessaire contrôle des pratiques cliniques, de favoriser l'émergence de réseaux de soins et d'un enseignement post-universitaire structuré et indépendant de l'industrie pharmaceutique. Il me paraît indispensable enfin de développer l'expertise et de valider les techniques et les choix thérapeutiques pour concilier économie et efficacité.
C'est à ces conditions que la France pourra conserver une médecine de qualité accessible à tous ses citoyens dans l'égalité et l'équité, chacun cotisant selon ses moyens et étant soigné selon ses besoins, suivant le principe fondamental de la Sécurité Sociale, ce pilier de notre pacte républicain dont nous fêtons le soixantième anniversaire et auquel chaque français est si attaché.