Jeudi 5 avril 2012
- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -Femmes et travail - Audition de Mme Pascale Levet, directrice technique et scientifique de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) et Mme Florence Chappert, chargée de mission, responsable du projet « genre et conditions de travail »
La délégation entend Mme Pascale Levet, directrice technique et scientifique de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) et Mme Florence Chappert, chargée de mission, responsable du projet « genre et conditions de travail ».
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Dans le cadre de notre étude sur « les femmes et le travail », nous accueillons aujourd'hui Pascale Levet, directrice technique et scientifique de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) et Mme Florence Chappert qui est chargée de mission et responsable du projet « genre et conditions de travail ». Je leur souhaite la bienvenue.
Je rappelle, en deux mots, que l'ANACT est un établissement public administratif, placé sous la double tutelle du ministre chargé de l'économie et du ministre chargé du Travail, qui a pour vocation d'améliorer à la fois la situation des salariés et l'efficacité des entreprises.
A ce titre, l'ANACT réalise des études, trace des constats et peut formuler des recommandations sur les méthodes de travail et sur la façon de lutter contre les accidents ou les maladies du travail.
Je crois que les conclusions des enquêtes que vous avez menées sur le travail féminin peuvent nous être très utiles dans le cadre de notre étude et apporter des éléments de réponse aux questions que nous souhaitons soulever.
Le travail féminin présente-t-il des spécificités au regard des conditions de travail et de la santé au travail en termes, notamment, de pénibilité, d'accidents de travail, de maladies professionnelles ?
Nécessite-t-il une approche particulière en termes de prévention des risques, de harcèlement ?
D'une façon générale, la dimension genrée est-elle suffisamment prise en compte aujourd'hui dans l'organisation du travail ?
Telles sont quelques-unes des questions sur lesquelles nous souhaitons recueillir votre point de vue, vos constats et les préconisations que ceux-ci vous invitent à formuler.
Mme Pascale Levet, directrice technique et scientifique de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT). - Avant que Florence Chappert, responsable du projet « genre et conditions de travail » au sein de l'ANACT ne développe les questions de santé et conditions de travail des femmes, je souhaiterais rapidement vous rappeler ce qu'est l'ANACT et la manière dont nous avons investi ce sujet.
L'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail est un établissement public administratif, à gouvernance tripartite. La date de création de l'ANACT - en 1973 - correspond à la fin des « trente glorieuses ». La « crise » oblige, à cette époque, à repenser la place du facteur humain dans les organisations de travail et cette réflexion porte sur une population d'ouvriers diversement qualifiés. La mise en place de cette nouvelle organisation, apparemment « neutre » du point de vue du genre, dissimule le fait que l'on pense, en réalité, au masculin.
Ce qui est surtout remarquable à cette époque, c'est que les préoccupations de l'emploi prennent le pas sur les questions liées au travail. Ces dernières ne referont surface, au sein des directions d'entreprise, des confédérations syndicales et du grand public, que sous la pression de la forte médiatisation des questions de souffrances, de stress au travail et de risques médico-sociaux.
Pour le dire schématiquement, nous nous trouvons à l'heure actuelle à un point de bascule où l'ensemble des acteurs aspire à trouver un nouveau cadre pour pouvoir penser les évolutions du travail, sur lequel pourraient se fabriquer les compromis indispensables à l'organisation collective du travail.
Or, deux éléments de pensée sont en train de structurer cette réflexion : d'une part, il s'agit de dépasser le modèle de « l'homme blanc d'âge moyen » pour élargir à la diversité des populations l'horizon du cadre de pensée des politiques du travail ; d'autre part, il nous paraît primordial de ne plus aborder la question du travail par la seule approche des risques, mais de repenser le travail comme une source majeure d'émancipation, vecteur de citoyenneté et d'accomplissement de soi, en ce sens qu'il permet à chaque individu d'être confronté à ses propres fins et au collectif, ce qui est essentiel dans une société qui devient de plus en plus complexe et individualiste.
Ces deux vecteurs - la prise en compte de la diversité des populations et la considération du travail comme source d'émancipation - constituent deux leviers majeurs pour repenser le cadre de l'organisation du travail.
La délibération sociale qui a lieu en ce moment sur la qualité de vie au travail - qui porte sur l'articulation des temps, l'allongement de la vie professionnelle, l'égalité homme-femme -, est à mon sens, révélatrice d'un déplacement du cadre de référence des négociations sociales, autrefois cadrées par le volet réglementaire, qui repose sur les notions de compensation et de réparation.
L'introduction de la dimension « genrée » dans l'analyse de l'organisation du travail s'inscrit donc dans ce mouvement de redéfinition assez profonde du cadre de référence qui nous paraît nécessaire pour pouvoir instruire les nouveaux enjeux du travail.
Mme Florence Chappert, responsable du projet « Genre et conditions de travail ». - Cela fait plus de 3 ans, dans le cadre de l'actuel contrat de progrès qui lie l'ANACT avec le ministère du Travail, que le réseau ANACT développe une approche « genrée » des conditions de travail. Elle a pour objectif de mailler les enjeux de santé au travail avec les enjeux d'égalité.
En effet, le constat de nos interventions en entreprises nous conduisent à soutenir que les diagnostics et recommandations pour améliorer les conditions de travail et mieux prévenir les problèmes de santé au travail gagnent en pertinence en prenant en compte la situation différenciée des femmes et des hommes dans le travail et dans le hors travail. C'est ce que nous appelons prendre en compte le genre. A l'inverse, les questions d'égalité dans l'emploi ne peuvent aujourd'hui progresser qu'en prenant en compte aussi les questions de santé des femmes et des hommes qui sont liées aux questions de répartition sexuée des métiers, de précarité, de cumul travail/hors travail, de pénibilité des tâches et d'usure professionnelle liée à l'absence de parcours.
Je vais successivement développer quatre points pour étayer mon argumentation.
Le premier porte sur les impacts différenciés du travail sur la santé des femmes et des hommes. Pour aborder cette question, il nous a fallu « défricher » une matière peu étudiée, que sont les effets différenciés du travail sur la santé. En effet, les statistiques sexuées en matière de santé au travail sont rarement produites et encore moins diffusées par les institutions chargées du travail, de la prévention ou par les entreprises. Quand elles sont disponibles, elles sont très difficiles à analyser, car les moyennes masquent des disparités très fortes notamment au regard du sexe ou du statut d'emploi, sans compter les écarts croissants au sein de la catégorie des femmes.
Nous avons donc décidé d'appuyer notre analyse sur les taux de sinistralité des hommes et des femmes en nous servant des statistiques d'accidents de travail, de trajet et de maladies professionnelles de la Caisse nationale d'assurance-maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). Ils montrent des taux d'évolution très différenciés selon le sexe depuis une dizaine d'années.
Sur les 18 millions de salariés de la CNAMTS, le nombre d'accidents du travail (AT) tend à diminuer en moyenne mais celle-ci cache de fortes disparités, notamment si l'on prend en compte le sexe : ainsi entre 2000 et 2010, les AT des hommes ont diminué de - 21 % tandis que ceux des femmes ont augmenté de + 23,4 %, même s'ils ne représentent encore qu'un tiers du volume total.
Ces chiffres varient, en outre, en fonction des secteurs.
A titre d'exemple, dans des secteurs traditionnellement masculins comme la métallurgie, la chimie, le bois, dans lesquels les effectifs diminuent, le nombre d'accidents de travail - hommes et femmes - diminue, alors que dans les secteurs des services - services à la personne, santé - beaucoup plus féminisés, on assiste à une très forte augmentation du nombre des accidents de travail pour les femmes, alors même qu'il diminue pour les hommes. On peut expliquer cette évolution par l'augmentation de l'effectif salarié et par une féminisation des emplois exposés aux risques dans ces secteurs, mais on peut également émettre l'hypothèse que les politiques de prévention des risques touchent moins les femmes que les hommes, eu égard à la division sexuée des emplois.
Pour l'instant, nous ne pouvons aller plus loin dans l'analyse, notamment parce que la CNAMTS ne fournit pas d'indicateurs de sinistralité sexués qui permettraient de rapprocher le nombre d'accidents (hommes-femmes) de la population totale salariée, ce qui impliquerait de mettre en relation les bases sexuées des effectifs avec les indices de sinistralité.
L'autre raison est que ces chiffres bruts n'ont pas fait l'objet de recherches. On manque donc aujourd'hui de facteurs explicatifs.
D'autres statistiques vont dans le même sens. Ainsi, pour la première fois en 2009, les statistiques de la CNAMTS nous révèlent que le nombre d'accidents de trajet des femmes dépasse celui des hommes. De même, le nombre de maladies professionnelles déclarées des femmes dépasse celui des hommes en 2010, leur nombre ayant augmenté sur 2001-2010 de + 162 % contre + 73 % pour les hommes.
En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il faut chercher dans l'organisation du travail la cause de l'impact différencié du travail sur la santé des hommes et des femmes.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Pensez-vous que cette situation puisse être corrélée au fait que les femmes cumulent un taux d'activité de plus en plus important, sans que les tâches ménagères et domestiques dont elles ont la charge soient allégées ?
Mme Florence Chappert. - Bien sûr, le cumul vie professionnelle-vie familiale est un facteur explicatif important, que l'on retrouve dans les indicateurs d'exposition à la tension au travail et au stress, mais notre première hypothèse réside plutôt dans les caractéristiques des emplois occupés par les femmes.
En effet, conformément à la vision masculine de l'organisation du travail, les emplois occupés par les femmes ont toujours été considérés comme plus légers, non exposés, non astreignants, moins soumis à la pénibilité que ceux occupés par les hommes. A titre d'exemple, les critères de pénibilité choisis pour évaluer la pénibilité au travail - tels les temps de cycle - concernent plus les hommes que les femmes, si bien que la dureté des emplois féminins reste systématiquement sous-évaluée.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Existe-t-il une corrélation avec le temps partiel ?
M. Alain Fouché - Vous avez dit que les politiques de prévention touchaient moins les femmes que les hommes. Pouvez-vous préciser cela ? Par ailleurs, s'agissant des maladies professionnelles, les femmes souffrent-elles de maladies spécifiques ?
Mme Florence Chappert. - Les maladies professionnelles dont souffrent fréquemment les femmes sont répertoriées dans la catégorie des TMS (troubles musculo-squelettiques) liés à des travaux répétitifs, tels que les postures sur écran, les stations debout ou assise sans bouger...
Les chiffres sont éloquents. D'une manière générale, on assiste à une explosion du nombre de maladies professionnelles. Les femmes sont beaucoup plus touchées. Entre 2001 et 2010, le nombre de maladies professionnelles a augmenté de 162 % chez les femmes, contre 73 % pour les hommes.
Mme Pascale Levet. - Je voudrais souligner à quel point la construction de l'appareillage statistique reflète l'organisation masculino-centrée du travail, dans laquelle on a organisé l'invisibilité du travail des femmes.
Je vais vous donner un exemple concret tiré des enquêtes de la DARES dans lesquelles on trouve la question suivante : « Portez-vous des charges ? » Un homme qui soulève des colis de 20 kg répond « oui ». Une femme qui soulève des corps, lorsqu'elle exerce dans le secteur des soins à la personne, répond « non ». Par conséquent, c'est la construction même de l'appareil statistique qui concourt à l'invisibilité du travail des femmes dans les organisations.
Il nous faut donc nous intéresser aux symptômes qui permettent de révéler l'écart entre ce qui est déclaré dans les outils de suivi et ce que l'on peut observer des effets sur la santé au travail.
C'est dans cet écart-là qu'il faut focaliser les recherches. L'exemple de la division sexuée des tâches dans les abattoirs est parlant : les hommes sont à l'abattage et les femmes à la découpe. Or, la découpe des carcasses nécessite une quarantaine de gestes par minute...
Mme Florence Chappert. - A cet égard, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) a animé ces dernières années un réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P), qui a mis en évidence des différenciations importantes entre les hommes et les femmes dans l'exposition aux risques. Sur 50 000 pathologies en relation avec le travail, les hommes sont plus touchés par l'amiante, les risques chimiques, le port des charges alors que les femmes sont plus spécifiquement exposées aux mouvements répétitifs, aux troubles psychologiques - sujet encore tabou dans l'entreprise - et aux facteurs managériaux.
Concernant le lien entre temps partiel et santé, nous disposons de statistiques issues de nos propres enquêtes en entreprise, et nous nous appuyons également sur les travaux de l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) sur l'absentéisme en entreprise.
Les analyses sont concordantes. Si la fréquence des arrêts de travail n'est pas significativement différente entre emplois à temps plein et emplois à temps partiel, en revanche, la durée de l'arrêt de travail - qui en reflète la gravité - est plus longue pour les emplois à temps partiel.
Pour expliquer cette situation, formulons l'hypothèse que les conditions de travail des emplois à temps partiel sont plus contraignantes, cumulant horaires atypiques, facteurs émotionnels, facteurs de stress et absence de perspective d'évolution ainsi qu'une absence de reconnaissance.
J'insiste sur l'absence de perspectives des parcours qui caractérise ces emplois et qui est un facteur important d'usure professionnelle.
Dans les enquêtes que nous avons pu mener dans les entreprises, nous observons que, contrairement aux hommes, les femmes restent sur les mêmes postes de travail.
Mme Pascale Levet. - Dans certaines entreprises, cette ségrégation est très spectaculaire : cantonnées à leurs postes de travail, les femmes n'ont parfois pas d'autres issues que la solution judiciaire ou l'invalidité. L'analyse des flux est très importante pour comprendre le phénomène.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente - Avez-vous des chiffres à nous fournir sur la proportion de femmes dans les emplois atypiques ou engagées dans un cumul de plusieurs contrats ?
Mme Florence Chappert. - Je n'ai pas connaissance de statistiques publiques en la matière, mais il semble que ce genre de situations soit en augmentation. Si on fait le parallèle avec le secteur des services à la personne, on estime que les femmes ont plusieurs employeurs - ce qui explique la croissance de 30 à 40 % des accidents de trajets dans ce secteur d'activité.
L'analyse de l'écart des espérances de vie est également intéressante. Les femmes bénéficient toujours d'une meilleure espérance de vie que les hommes, mais on constate des évolutions différenciées en fonction des catégories socioprofessionnelles. Ainsi, les effets du travail commencent à faire leur oeuvre, non seulement sur la longévité à proprement parler, mais surtout sur l'espérance de vie en bonne santé, pour laquelle l'écart n'est plus que d'un an et sept mois entre les femmes et les hommes !
Pour conclure cette première partie, je dirai que nous ne pouvons plus nier aujourd'hui les inégalités de santé entre les hommes et les femmes au travail.
Ils sont pour nous des pistes très intéressantes pour réinterroger l'organisation actuelle du travail et identifier les leviers qui vont permettre de mettre en place de nouveaux dispositifs de prévention et de réorganisation du travail.
Il nous paraît essentiel aujourd'hui de ne pas céder à la tentation de l'explication essentialiste - qui voudrait que les femmes soient plus vulnérables par nature - et de bien identifier dans la division sexuée de l'organisation du travail et dans la structure des emplois la cause réelle de la dégradation de la santé des femmes au travail.
Le deuxième facteur explicatif des différences d'impact du travail sur la santé des femmes et des hommes réside dans le temps de travail et les conditions d'emploi au sens large du terme. Les femmes et les hommes ne sont pas exposés aux mêmes conditions d'emploi, ni aux mêmes contraintes de temps, considérées globalement, y compris le temps hors travail.
D'une part, les horaires atypiques d'emploi restent l'apanage des femmes et la précarité tend à s'accroître avec l'âge ; d'autre part, la répartition des rôles dans la sphère familiale fait que les femmes continuent d'assumer la plus grande part du travail domestique, en plus de leur travail professionnel.
Le troisième facteur est l'invisibilité des pénibilités et des risques des emplois à prédominance féminine.
Le document unique d'évaluation des risques que toute entreprise est en obligation d'instruire ne prend le plus souvent pas en compte les risques et les pénibilités auxquels les femmes sont exposées dans les emplois qu'elles occupent et se concentre toujours sur les emplois à très fort danger ou à très fort risque, traditionnellement reconnus par les partenaires sociaux.
Quatrième facteur : les critères de mobilité et les conditions de travail retenus pour la gestion des ressources humaines ne permettent pas le plus souvent aux femmes de faire des parcours ascendants similaires à ceux des hommes. Les femmes demeurent confinées dans des parcours pénibles, précaires, descendants, comme l'expose l'étude de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) « santé et itinéraires professionnels » sur les différences de parcours des femmes et des hommes.
Mme Pascale Levet. - L'analyse statistique des conditions de travail des femmes peut comporter des pièges. Certes, les moyennes indiquent que la situation des femmes a progressé mais celles-ci dissimulent le fait que les écarts se sont considérablement creusés au sein de la catégorie.
Certaines femmes peuvent avoir des parcours qui se rapprochent de ceux des hommes mais les inégalités augmentent par rapport au nombre important de femmes restant confinées dans des situations défavorables : conditions de travail, conditions d'emploi, conditions sociales au sens large.
Mme Florence Chappert. - Il serait souhaitable de mener plus d'investigations et de définir des politiques de prévention plus adaptées sur quatre types d'emplois particulièrement exposés : les emplois à horaires atypiques, les emplois émotionnellement exigeants (les emplois en relation avec le public), les emplois répétitifs et pénibles, comme ceux comportant le port de charge - qui concernent aussi les hommes - et les emplois sans perspective d'évolution professionnelle.
La différence d'exposition des hommes et des femmes à la tension au travail a été mise en lumière par l'enquête SUMER 2003. Celle-ci a évalué qu'une femme sur trois était exposée à la tension au travail contre un homme sur cinq. Nous expliquons cet écart par la typologie des emplois occupés, le déficit de parcours et de reconnaissance des femmes et le cumul vie professionnelle-vie familiale.
L'enquête SUMER 2010, dont les résultats seront sexués, fera l'objet d'une publication par la DARES, et permettra ainsi d'examiner la composante genrée des différences dans les atteintes à la santé et dans l'exposition au stress. Elle ne permettra toutefois pas encore de faire le lien entre les indicateurs de santé sexués et le poids des charges familiales ou personnelles. Il faudra pour cela attendre l'enquête « conditions de travail » dont les premiers résultats ne seront publiés qu'en 2013, et pour l'analyse sexuée, qu'en 2014-2015.
Je souhaiterais aborder maintenant l'environnement réglementaire, conventionnel qui me paraît témoigner d'une forme de déni du genre.
Les seules dispositions du code du travail relatives aux femmes, si l'on met à part les quelques restrictions relatives au port de charges et à l'exposition au plomb ou au radium, concernent principalement la femme enceinte ou allaitante et sont inspirées par le souci de protéger sa santé ou de lutter contre le risque de discrimination.
Le Document Unique d'Évaluation des Risques ne prévoit pas une revue systématique des risques pour les femmes enceintes ou allaitantes ni, de manière plus générale, des risques pour la santé reproductive.
A ce propos, il faut d'ailleurs savoir que les premières investigations réalisées par l'Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) sur ces questions montrent que les hommes seraient peut-être plus touchés que les femmes par des effets induits par leur milieu de travail sur leur santé reproductive.
Les accords d'entreprise relatifs aux risques psychosociaux font l'impasse sur la composante genrée : les enquêtes réalisées ne comportent pas de statistiques sexuées et les facteurs de risques spécifiques aux femmes et aux hommes dans leurs emplois respectifs ne sont pas étudiés, en particulier, la tension issue de l'articulation des temps professionnels et personnels comme facteur de risque.
Or, la commission des experts des risques psychosociaux pilotée par Michel Gaulac a très bien montré que les hommes et les femmes ne sont pas exposés aux mêmes facteurs de risques, les femmes étant plus exposées aux risques relations publiques (patients, clients) alors que les hommes sont plus exposés à la peur au travail ou aux injonctions contradictoires.
Par ailleurs, ces accords, s'ils mentionnent les violences racistes et homophobes, omettent systématiquement le qualificatif de « sexiste » alors qu'il existe dans l'accord national interprofessionnel sur le stress au travail (LANI) ; cela témoigne d'une forme d'aveuglement sur ces questions.
Les directions d'entreprises et les organisations syndicales font montre d'une grande frilosité à engager une réflexion genrée sur les questions de santé et de conditions de travail, par crainte de s'engager dans une voie qui pourrait conduire à de la discrimination positive.
Les entreprises à dominante féminine, qui sont dans l'obligation de négocier cette année un accord égalité, peinent à identifier les questions de genre en leur sein qu'il s'agisse de temps partiel imposé, d'articulation des temps, de pénibilité ou encore de risques d'épuisement et de « burn-out » dans un certain nombre d'emplois.
L'absentéisme des femmes qui était jusqu'alors similaire à celui des hommes commence à s'en distinguer, non par la durée, mais par la fréquence qui augmente.
Certaines entreprises pratiquent l'approche « business case » selon laquelle, féminiser les effectifs concourrait à augmenter les performances de l'entreprise ; mais ces résultats ne sont pas convaincants.
Quant à la recherche, elle comporte de nombreux points aveugles : les questions liant genre et exposition aux risques ne font l'objet d'aucuns travaux en France (genre et exposition aux risques, genre et risques psychosociaux, genre et violences au travail, genre et méthodes de prévention, genre et stratégies de préservation de sa santé, travail et santé reproductive des femmes et des hommes, genre et seniors, genre et temps de travail, genre et métiers monosexe).
Le CNRS n'a dénombré que cinq à six chercheurs travaillant sur les questions de genre sur des questions d'épidémiologie de la santé des femmes et des hommes, essentiellement sur le champ de la santé reproductive, le champ de la santé au travail n'étant en revanche pas étudié.
Cette approche genrée du travail remet en cause les approches traditionnelles qui, tout en posant pour postulat de départ la neutralité de genre du travailleur, prenaient en réalité et de façon implicite le travailleur masculin comme référent. Contrairement à l'approche « égalitaire » qui nie les différences, elle permet de mieux prendre en compte la situation respective des hommes et des femmes tant dans le champ du travail que dans celui du hors travail, tout en conservant pour objectif l'amélioration des conditions de travail des uns et des autres.
Cette approche doit toutefois être mise en oeuvre avec certaines précautions, de façon à se garder des interprétations dites « essentialistes », qui font aujourd'hui un retour en force, et prétendent expliquer par les différences biologiques les problèmes de santé au travail. On constate ainsi, aujourd'hui, que certaines entreprises sont tentées de résoudre leurs problèmes de pénibilité au travail en recrutant préférentiellement des hommes.
J'en viens aux deux séries de propositions que nous voudrions vous soumettre.
La première porte sur les politiques et les actions visant la santé et la sécurité au travail. Pour mieux asseoir cette approche genrée, nous avons besoin de statistiques sexuées : pour cela, il faut inciter les institutions en charge de la santé, de la prévention et de la gestion des travailleurs salariés à établir ces statistiques par sexe ; il faut aussi promouvoir les recherches sur la santé, le travail et le genre ; il faut également faire preuve de vigilance pour que les concepteurs de machines et de processus de travail prennent en compte la nécessité d'en garantir l'accès aux travailleurs des deux sexes, ce qui est encore trop peu le cas aujourd'hui ; il faut également mettre en place un dispositif de prévention des risques pour les emplois à prédominance féminine les plus exposés.
Notre seconde série de propositions s'organise autour de l'objectif d'égalité professionnelle, dans la mesure où celui-ci a beaucoup à gagner à prendre en compte l'organisation du travail, les conditions de travail et la santé au travail ; nous recommandons une meilleure mixité des emplois et des activités ; je souhaite à ce propos citer une étude de Annie Thébaud Mony sur les cancers professionnels des femmes qui sont régulièrement sous-évalués, sauf dans les secteurs mixtes où l'origine professionnelle de la maladie est davantage reconnue ; cette mixité permet aussi de mieux évaluer la pénibilité du travail des femmes dans la mesure où les campagnes de prévention sont plus axées sur les emplois et le travail des hommes, jugés toujours plus pénibles que celui des femmes.
Il faut aussi intégrer l'objectif d'articulation des temps dans l'aménagement des temps de travail, notamment en limitant les horaires atypiques et le temps partiel subi ; réduire les contraintes stressantes des emplois à prédominance féminine tels que les emplois émotionnellement exigeants ou répétitifs ; revoir les critères de mobilité basés sur la disponibilité et l'ancienneté.
Des indicateurs santé devraient être associés aux indicateurs sur l'emploi dans le rapport de situation comparé pour avoir une approche globale de cette question de l'égalité.
Il faut aussi qu'évoluent les rapports sociaux de sexe qui imposent de mauvaises conditions de travail, en limitant la prévalence d'exposition des femmes aux situations de précarité, aux contraintes, aux risques et aux violences dans leur travail.
Mme Pascale Levet. - Les questions de santé sont stimulantes dans les différences qu'elles révèlent, et permettent de mieux comprendre les questions du travail.
On doit évidemment se garder de toute une dérive essentialiste qui présenterait les femmes comme plus sensibles ou émotionnellement plus fragiles ou encore davantage touchées par certaines pathologies.
Il faut passer d'enjeux de conditions de travail à des enjeux de qualité de vie au travail.
Parce qu'ils sont démunis de solutions pour prendre en charge les problèmes d'absentéisme et d'usure au travail du point de vue de l'organisation, les employeurs sont tentés de se tourner vers des solutions médicales en plaçant en invalidité les salariés qui posent des difficultés notamment par leur absentéisme.
Abandonner la voie de la médicalisation et revenir sur des enjeux de conception des systèmes de travail et des systèmes à travers lesquels on mobilise les individus au travail me paraît donc aujourd'hui un objectif politique fort.
M. Alain Fouché. - Je m'interroge sur le regain d'intérêt des femmes pour le tabac. Il me semble qu'aujourd'hui les femmes fument davantage, en particulier dans certains secteurs tertiaires, où on voit les femmes - plus que les hommes - sortir des locaux de travail pour fumer. Ce constat est-il fondé et à quoi peut-on l'attribuer, selon vous ?
Mme Florence Chappert. - Je ne vous donnerai pas de statistiques, car nous n'en disposons pas, mais il me semblerait très intéressant d'examiner les causes de ce que vous décrivez - qui est bien réel -. On peut formuler l'hypothèse que les situations de stress subies par les femmes, qu'elles découlent de leurs conditions de travail ou du cumul de leur vie professionnelle et de leur vie privée, sont susceptibles d'expliquer en grande partie ce phénomène.
Mme Pascale Levert. - Les pratiques addictives au travail que vous décrivez - qu'elles soient liées au tabac ou à d'autres substances - sont à l'heure actuelle suivies de près par certains acteurs de la prévention sociale - qui ont notamment, lancé des campagnes de sensibilisation, telle « manger-bouger » -, ce qui indique bien la réalité d'un facteur de risque.
Toutefois, les mutuelles avec qui nous travaillons ont conscience que les risques visés ne se situent pas seulement à la périphérie du travail, mais aussi au sein même de l'organisation du travail.
Or, la prise en charge de ces pathologies n'est aujourd'hui assurée que par les médecins « de ville », hors du cadre de l'entreprise, ce qui explique l'absence des réponses adaptées.
Je pense qu'un important travail de coopération avec les acteurs de la prévention au sein de l'entreprise est aujourd'hui nécessaire, pour lutter contre ces comportements addictifs, qui sont parfois liés moins à des problèmes personnels qu'à des problèmes d'organisation interne, et à leur lot de stress et de pénibilité.
Mme Florence Chappert. - Les phénomènes d'intensification du travail ne laissent plus guère de pause et sortir fumer n'est peut-être qu'un alibi.
Les violences au travail demeurent un sujet tabou en entreprise, celles-ci ne les abordant que sous l'angle des violences externes, venant du public ou du client et ne prenant pas en considération les violences internes en provenance du collègue ou du manager.
La dernière enquête « conditions de travail » menée en 2005 ne comportait qu'une seule question sur les violences au travail, ce qui ne permettait pas d'apprécier l'ampleur du phénomène car les violences peuvent correspondre à des actes ou des attitudes très différents ; ainsi, les violences sexistes ou sexuelles peuvent aller des blagues sexistes aux propos humiliants, voire au viol.
Il conviendrait de situer cette question des violences au travail dans le cadre des facteurs d'exposition aux risques psychosociaux. D'ailleurs, les harceleurs ne sont pas nécessairement des pervers, et certaines organisations du travail avec leurs contraintes extrêmement fortes peuvent être un facteur incitatif dans ces comportements de harcèlement, et, compte tenu des rapports sociaux de sexe, aboutir à des situations regrettables.
Une sensibilisation des managers et des partenaires sociaux sur cette question pourrait être menée mais il faudrait au préalable conduire des recherches pour quantifier ces violences au travail ; l'INED va débuter une étude sur « violences et rapports de genre » qui portera sur les hommes et les femmes et qui ne se limitera pas au milieu du travail.
M. Alain Fouché. - Le harcèlement concerne effectivement les deux sexes dans l'entreprise et un homme peut aussi se retrouver du côté des victimes.
Mme Pascale Levet. - Le sujet des violences en entreprises est tabou. Il est rendu plus complexe encore par les déformations auxquelles il peut donner lieu ; il faut aussi se garder des caricatures suivant lesquelles les rapports sociaux de sexe entre les hommes et les femmes reposeraient systématiquement sur la domination de la femme par l'homme alors que d'autres configurations peuvent exister. Tout cela rend les choses difficiles.
Certaines entreprises qui sont confrontées à cette problématique des violences ont su trouver des réponses qui me paraissent sages. C'est le cas, en particulier, d'Air France, où les rapports sociaux de sexe pourraient pourtant se prêter facilement à la caricature, avec les hôtesses d'un côté et les commandants de bord de l'autre. Le responsable du service « qualité de vie au travail et prévention » m'a indiqué que l'entreprise avait fait le choix de l'aborder sous l'angle de la civilité, en s'attachant pour commencer aux violences commises par les passagers. Cette approche, qui s'est appuyée sur un code de civilité, permet aujourd'hui à l'entreprise de faire face à l'augmentation des incidents violents qui se déroulent au sol, dans les aéroports, souvent en corrélation avec des recrutements locaux massifs. La religion et les pratiques religieuses qui s'invitent dans les rapports sociaux de sexe sont d'ailleurs susceptibles de rendre la question plus complexe encore lorsqu'elles conduisent des subordonnés masculins à dénier toute légitimité aux femmes chargées de les encadrer.
Instaurer un code de civilité régissant d'une façon générale les rapports sociaux dans l'entreprise a été, pour Air France, une solution appropriée qui lui a permis de couper court à des dérives dans lesquelles d'autres ont pu se fourvoyer.
Parallèlement, Air France a institué une procédure interne de médiation qui lui donne satisfaction et permet d'éviter des contentieux qui sont douloureux pour toutes les parties. Cette procédure est prise en charge par l'employeur et les partenaires sociaux.
Le recours à la médiation et à ce code de civilité ont donc permis de sortir par le haut de ces difficultés.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Mesdames, je vous remercie très chaleureusement et très sincèrement pour vos exposés qui nous seront très utiles.