- Mercredi 5 juin 2013
- Recherche et propriété intellectuelle- Surveillance de l'espace (texte E 8141) : proposition de résolution de M. André Gattolin
- Transports-Réglementation et fiscalité des poids lourds (texte E 8284) : rapport d'information et proposition de résolution de Mme Fabienne Keller
- Économie, finances et fiscalité - Avancée des négociations de la coopération renforcée sur la taxe sur les transactions financières
- Jeudi 6 juin 2013
Mercredi 5 juin 2013
- Présidence de M. Simon Sutour, président -Recherche et propriété intellectuelle- Surveillance de l'espace (texte E 8141) : proposition de résolution de M. André Gattolin
M. Simon Sutour, président. - Commençons par prendre de la hauteur en examinant la proposition de résolution européenne de M. André Gattolin relative à la surveillance de l'espace. Ce texte a été examiné au sein du groupe subsidiarité, qui a conclu à la nécessité d'un examen au fond.
M. André Gattolin. - La proposition de décision de la Commission européenne sur la surveillance de l'espace concerne surtout les objets et les débris en orbite. Au préalable, j'aimerais vous rappeler un événement qui est passé relativement inaperçu, mais qui témoigne, à mon sens, de l'importance stratégique de ce sujet. En janvier 2007, la Chine a détruit un de ses propres satellites météorologiques pour démontrer sa capacité à procéder à des tirs antisatellites. La stupeur provoquée dans la communauté internationale tint alors moins à la puissance militaire chinoise qu'aux menaces que les 2 500 débris supérieurs à 10 cm et les plusieurs dizaines de milliers de particules ont soudain fait planer sur l'ensemble des satellites en orbites autour de la terre. Les conséquences d'une collision avec un débris de cette taille peuvent être catastrophiques pour un satellite, voire entraîner sa destruction !
La collision est le risque principal qui pèse sur les infrastructures et les véhicules spatiaux. C'est la raison pour laquelle la surveillance de l'espace est une activité stratégique, objet du projet de décision soumis au Sénat au titre de l'article 88-4 de la Constitution.
L'Union européenne est en train de devenir une grande puissance spatiale. Ses deux programmes phares, Galileo pour la géolocalisation et GMES (Global monitoring for environment and security) pour l'observation de la Terre, récemment renommé Copernicus, s'appuieront chacun sur une galaxie de 30 satellites. Il n'y a toutefois pas à ce jour de surveillance européenne de l'espace, celle-ci restant principalement assurée par la France et l'Allemagne. Elle s'appuie notamment sur le radar militaire français GRAVES, qui fait de la France le deuxième acteur mondial du secteur - certes loin derrière les États-Unis. L'Europe n'en a pas moins besoin d'une surveillance civile de l'espace, tant nos sociétés sont devenues dépendantes des services qu'offrent nos satellites.
C'est pourquoi la France demande depuis 2008 au Conseil que soit mis en place un programme de l'Union européenne. En dépit des performances françaises et de la bonne collaboration entre les ministères français et allemand de la défense, nous restons très dépendants des États-Unis. L'espace est en outre également devenu un enjeu pour les puissances émergentes comme le Brésil et la Chine. Cette dernière, comme la Russie, dispose sans doute de capacités de surveillance mais nous ignorons précisément lesquelles. Bref, pour conserver son avance, l'Union européenne doit disposer d'un programme de surveillance de l'espace, afin d'instaurer un système d'alerte portant sur le risque de collision et sur la rentrée des objets dans l'atmosphère.
Le programme envisagé à cette fin par la Commission reposerait d'abord sur la mise en réseau des capteurs nationaux existants (radars, télescopes, satellites) afin de surveiller et de suivre la trajectoire des objets spatiaux. L'établissement d'un système de traitement et d'analyse des données récoltées par le réseau de capteurs détecterait et identifierait ensuite les objets pour en dresser un catalogue. Enfin, le déploiement d'un système de fourniture de services aux opérateurs de véhicules spatiaux et aux autorités publiques serait nécessaire pour évaluer les risques de collision, détecter évaluer les risques d'explosions ou de destruction en orbite, et alerter des risques de rentrée d'objets dans l'atmosphère.
Ces services devraient être fournis aux États membres, au Conseil, à la Commission, au Service européen d'action extérieure (SEAE), ainsi qu'aux opérateurs publics et privés d'engins spatiaux et aux autorités publiques chargées de la protection civile, dans le respect de la protection des données à caractère militaire et stratégique.
La Commission seule serait en charge de la gouvernance du programme, donc de sa mise en oeuvre et de son suivi, de la gestion des fonds alloués et des risques associés, et de la garantie de la sécurité du programme en collaboration avec le SEAE. Enfin, elle devrait établir un plan de travail pluriannuel de mise en oeuvre par le biais de mesures d'exécution. En complément, le centre satellitaire de l'Union européenne (CSUE) serait chargé de la fourniture des services aux différents opérateurs de véhicules spatiaux.
Ce projet est très critiquable. Il y a une énorme disproportion entre l'investissement minime de l'Union européenne dans ce programme et sa mainmise sur un dispositif et des infrastructures qui relèvent au départ de la souveraineté des États membres. Les informations recueillies de la surveillance de l'espace sont des informations sensibles. Le radar GRAVES est un radar militaire, qui vise d'abord à observer la présence dans l'espace de satellites qui menaceraient notre sécurité. On ne saurait créer un système civil de surveillance de l'espace sans associer les États membres à sa gouvernance, surtout lorsqu'ils fournissent les informations...
En outre, le CSUE est une agence dont la mission principale est la production et l'exploitation d'informations résultant de la surveillance de la Terre depuis l'espace, ce qui diffère grandement de l'observation de l'espace depuis la Terre. Le CSUE est en effet dépourvu des compétences en trajectographie nécessaires pour évaluer l'évolution des orbites des débris spatiaux. Vouloir le faire participer, en l'état, à un dispositif de surveillance de l'espace est très maladroit de la part de la Commission. Celle-ci n'apporte pas même la preuve d'une réelle ambition européenne pour ce programme : elle propose la mise en réseau de capteurs existants, mais ne prévoit ni d'investir pour les moderniser, ni de créer de nouveaux radars au niveau européen. Le budget envisagé serait de 70 millions d'euros seulement pour les sept prochaines années.
En résumé, le programme serait européen parce que la Commission en aurait la charge, mais il continuerait à s'appuyer sur les mêmes infrastructures de surveillance et sur le savoir-faire des administrations de la défense française et allemande.
La France ne peut accepter que la Commission européenne nous demande de mettre à sa disposition un des radars les plus performants au monde sans contrepartie. La modernisation du radar GRAVES est nécessaire, et elle a un coût dont il est normal que la Commission assume une partie s'il doit être mis au service de l'Union européenne.
Nos partenaires européens pourraient toutefois se contenter du texte de la Commission. Beaucoup se satisfont des informations fournies par la France et l'Allemagne et un certain nombre d'entre eux, comme le Royaume-Uni, préfèrent rester dépendants des États-Unis plutôt que de dépenser de l'argent dans un nouveau programme. Dans une Europe où les décisions se prennent à 28, la France ne peut se permettre d'être isolée, même si, en la matière, elle est l'acteur principal.
Si nous voulons que les choses progressent, nous devons faire preuve de pragmatisme et de raison. Ces sept prochaines années, les avancées seront limitées car l'accord trouvé au Conseil sur le cadre financier pluriannuel laisse peu de place aux investissements dans la politique spatiale. Les programmes spatiaux sont des programmes de long terme et il vaut mieux de réelles avancées qu'un projet trop ambitieux ayant peu de chances d'aboutir.
C'est le sens de la proposition de résolution que je vous soumets. En matière de gouvernance, il s'agit de rappeler que nous soutenons la création d'un programme européen de surveillance de l'espace de nature civile, mais qu'il faut tenir compte du fait que les informations captées ont un caractère militaire et sont donc sensibles pour la sécurité des États. Ceux qui les fournissent ne peuvent être exclus du système de gouvernance. Les deux principaux acteurs, la France et l'Allemagne, doivent se rapprocher pour proposer une solution de nature à garantir la confidentialité des informations recueillies. J'ajoute que les États-Unis pourraient être légitimement tentés de restreindre la coopération qu'ils entretiennent aujourd'hui avec des pays comme la France si les informations qu'ils nous communiquent profitent à des États avec lesquels ils n'ont pas la même relation de confiance.
Les contraintes budgétaires vont limiter les investissements dans les infrastructures. C'est pourquoi, dans un premier temps, ils devraient se concentrer sur l'amélioration et la modernisation des infrastructures existantes. Notre gouvernement doit convaincre nos partenaires ainsi que la Commission que participer à la modernisation du radar GRAVES est l'investissement le plus judicieux qui puisse être fait.
Le budget alloué au programme est trop faible et il mérite d'être augmenté. La Commission envisage de recourir aux budgets des deux grands programmes Galileo et GMES-Copernicus pour alimenter le programme de surveillance de l'espace, alors que ces programmes ont vu leur enveloppe fortement réduite dans l'accord sur le CFP : il serait donc dangereux d'envisager qu'on les mette à contribution pour un autre objectif que le leur. Une autre solution mériterait d'être étudiée.
Je suis un européen convaincu, partisan de politiques européennes et d'une solution intégrée, mais en l'absence de centre de décision européen qui implique les principaux acteurs du projet, je vous invite à prendre en compte nos intérêts nationaux.
M. Jean-Paul Emorine. - Je partage votre analyse.
Quand le programme Galileo, dont on parle depuis longtemps déjà, sera-t-il opérationnel ? En attendant qu'il le soit, les États-Unis augmentent leur avance. En l'absence d'une Europe de la défense, les pays les plus équipés doivent continuer leur progression.
Ce programme coûterait 70 millions d'euros, dites-vous. J'ai visité Astrium : il faut 150 millions d'euros pour fabriquer un satellite, et autant pour le lancer... Ce programme sous-financé ne va-t-il pas inutilement nuire au financement de Galileo ?
M. Richard Yung. - Je comprends les arguments du rapporteur. Mais la solution alternative que vous appelez de vos voeux existe-t-elle ? Passe-t-elle par un rapprochement franco-allemand ? Par une solution à 27 ?
M. Yann Gaillard. - Je rejoins Richard Yung. C'est comme si nous n'avions pas le courage de dire que la position de la Commission européenne est mauvaise. Nous tournons autour du pot.
M. André Gattolin. - Entendons-nous bien : la France demande un programme européen. Elle attendait une réponse plus étoffée que celle qui a été faite. Nous souhaitions un engagement européen. Nous ne récoltons qu'un dessaisissement des États membres qui agissent.
Renseignements pris aux ministères de la recherche et de la défense, un programme européen digne de ce nom coûterait jusqu'à un milliard d'euros. On peut néanmoins faire des choses utiles pour moins que cela : rénover GRAVES, ou investir dans un radar en Guyane - dont la France ne peut se doter seule. Notez en effet que la multiplication des sites de surveillance améliore la précision de celle-ci. La Chine ou la Russie aux immenses territoires le savent bien. Nous pouvons également nous rapprocher de la technologie allemande, fondée davantage sur les télescopes que sur les radars, ainsi que de l'Espagne, bien que son volontarisme ait été interrompu par la crise.
Certes, l'intervention en Libye a conduit la France à utiliser GRAVES au détriment de la fourniture d'informations à nos partenaires. Ces difficultés mises à part, la poursuite de ce programme demeure possible, mais dans un cadre interétatique autour des deux principaux pourvoyeurs de moyens et de technologie que sont la France et l'Allemagne, plutôt que de façon intégrée au niveau européen alors que l'Union n'apporterait pas les moyens nécessaires à une politique européenne. Que l'Union européenne se lance sans moyens dans une politique de défense est une source d'inquiétude.
Cette résolution a donc clairement pour but d'appuyer la position de la France au niveau européen. Pour l'instant, les Allemands semblent immobiles sur ce sujet. À terme, la création d'un programme budgétaire pluriannuel s'impose pour doter le programme d'un soutien conséquent. Vous voyez la difficulté dans laquelle nous sommes : demandeurs - c'est pourquoi nous n'avons pas invoqué le principe de subsidiarité - mais non satisfaits des conditions proposées.
Sous réserve que l'on ne ponctionne pas le budget de GMES, Galileo ne devrait pas être pleinement opérationnel avant 2019-2020, car la mise en orbite de près de 30 satellites exige des investissements colossaux. Une ponction de 70 millions d'euros peut sembler minime, mais ce serait entériner une forme de fongibilité des crédits qui réduirait à néant le principe même de la programmation budgétaire.
M. Simon Sutour, président. - Y a-t-il des objections à l'adoption de cette résolution ?
M. Yann Gaillard. - Plutôt de la résignation !
La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans le texte suivant :
Transports-Réglementation et fiscalité des poids lourds (texte E 8284) : rapport d'information et proposition de résolution de Mme Fabienne Keller
M. Simon Sutour, président. -Après les controverses sur les mégacamions, notre commission s'était saisie de la question. Entre-temps, la Commission européenne a présenté une proposition de directive COM (2013) 195. Nous examinons à présent le rapport d'information et la proposition de résolution européenne de Mme Fabienne Keller.
Mme Fabienne Keller. - Initialement circonscrit aux mégacamions, ce rapport a été élargi au fret routier européen, compte tenu de l'actualité du sujet. Le 13 juin 2012, le vice-président de la Commission européenne, M. Siim Kallas, a précisé par courrier à M. Brian Simpson, président de la commission des transports et du tourisme au Parlement européen, les règles de franchissement de la frontière entre la Suède et la Finlande par des mégacamions, poids lourds de 25,25 mètres utilisés pour l'heure dans ces deux seuls États. Cette lettre a suscité une double émotion : celle des parlementaires européens d'une part, devant l'empiètement présumé de M. Kallas sur leurs compétences ; celle des élus et des autres acteurs du fret d'autre part, hostiles à toute mesure susceptible de favoriser la circulation de poids lourds, à plus forte raison de dimensions inconnues jusqu'alors sur nos routes.
L'actualité du fret routier n'a cessé de s'enrichir depuis. D'abord avec la généralisation des 44 tonnes en France, plafond que les poids lourds peuvent atteindre depuis le 1er janvier 2013, quelle que soit la nature de leur chargement ; ensuite avec le remplacement de l'expérience alsacienne en matière de taxe poids lourds par un nouveau dispositif expérimental à l'échelle nationale à compter du 1er juillet, en attendant l'entrée en vigueur de la taxe poids lourds le 1er octobre ; enfin avec la nouvelle proposition de directive relative aux poids et dimensions des camions - chantier engagé depuis le 15 avril - soumise au Sénat dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution.
Premier des quatre défis européens que le fret routier devra relever dans les mois à venir : les dimensions et les caractéristiques pondérales maximales des véhicules circulant sur les routes de l'Union européenne. À l'exception de la Suède et de la Finlande, tous les États membres de l'Union européenne, ainsi que la Suisse, le Liechtenstein, la Norvège et l'Islande, limitent à 16,50 mètres la longueur maximale de leurs camions et semi-remorques, et à 18,75 mètres pour les camions tractant une petite remorque - elle-même limitée à 7,82 mètres. Si aucun ne peut être contraint d'accepter la circulation de véhicules plus importants, tous sont libres de repousser ces limites pour les besoins de leurs transports internes.
Le franchissement de la frontière séparant deux États ayant accordé des dérogations sur leur territoire pouvait prêter à controverse. Selon M. Kallas, le trajet total ne fait qu'additionner deux trajets destinés chacun à satisfaire un besoin interne - importation ou exportation. La proposition de directive COM (2013) 195 du 15 avril dernier confirme ce raisonnement, et autorise le franchissement d'une seule frontière intra-communautaire par des mégacamions quel que soit le nombre d'États ayant accordé une dérogation. Quand bien même l'Espagne, la France et l'Allemagne auraient franchi le pas, aucun poids lourd de 25,25 mètres ne serait autorisé à traverser la France pour livrer d'Espagne en Allemagne.
La portée de cette règle varie toutefois selon la position géographique de l'État considéré, les plus centraux disposant des plus grandes possibilités de faire circuler leurs mégacamions. Au contraire, les transporteurs portugais, par exemple, ne pourront utiliser de mégacamions que pour aller en Espagne, à condition que les deux pays les autorisent.
Deuxième enjeu : la volonté de la Commission européenne de libéraliser le cabotage routier. La directive en vigueur limite les opérations de cabotage à trois livraisons au cours des sept jours qui suivent la fin de la livraison internationale, aucune opération de cabotage n'étant autorisée avant le déchargement intégral de la marchandise provenant de l'État membre d'origine.
Le cabotage routier abaisse les prix sur le marché des transports intérieurs, car l'entreprise qui pratique cette activité l'utilise pour éviter à ses poids lourds un retour à vide, après avoir comparé le prix qu'elle peut obtenir en pratiquant un tarif, même très bas, avec l'incidence du cabotage sur le coût du trajet retour. Les bas salaires versés achèvent d'évincer purement et simplement les entreprises du pays d'arrivée. Notez à ce propos que la France pratique les coûts par conducteur et par an les plus élevés, compte tenu du salaire brut, des cotisations patronales, de frais de déplacement et du calcul du temps de travail. Nous sommes loin devant l'Allemagne de l'Ouest et l'Espagne standard, et très loin devant l'Allemagne de l'Est et la Slovaquie.
M. Simon Sutour, président. - L'Allemagne de l'Est ?
Mme Fabienne Keller. - L'expression désigne ici les Länder de l'Est. Ces données proviennent du Conseil national routier. Elles sont calculées non sur une base nationale, mais en fonction de l'origine géographique et des salaires pratiqués. Les chiffres mettent également en lumière une Espagne low cost, là où des résidents d'origine sud-américaine ont intégré en nombre le marché du travail.
La limitation du cabotage joue donc un rôle crucial pour la plus ou moins bonne santé économique du fret routier dans tout État membre fortement importateur. Par nature, le cabotage routier ne pourrait jouer de rôle négatif substantiel pour les entreprises routières d'un pays principalement exportateur. Ses effets contrastés expliquent que la Commission européenne manque aujourd'hui de soutien dans sa volonté de le libéraliser.
Le groupe de haut niveau mis en place par la Commission a suggéré une évolution qui serait dévastatrice pour les entreprises françaises de fret routier : d'une part la durée totale du cabotage serait certes limitée à trois jours après la fin d'un transport international, mais le nombre d'opérations internes de cabotage serait illimité ; d'autre part, les poids lourds pourraient réaliser des opérations de cabotage sans transport international préalable pendant 30 ou 50 jours par an selon les caractéristiques environnementales des véhicules. Cela constituerait un pas vers l'ouverture intégrale du fret routier européen à la concurrence interne, alors que la disparité des conditions sociales nationales - notamment salariales - permet difficilement de parler d'un « marché libre et non faussé ». Les règles sociales dans notre pays conduisant au coût horaire de conduite le plus élevé, la France serait particulièrement touchée.
Troisième défi à relever : les contrôles du respect du code de la route, de la législation sur le temps de conduite et des poids maximaux autorisés. Pour des raisons notamment linguistiques, ces contrôles sont une vraie gageure. Sur ce plan, la proposition de directive favorise opportunément la mise en oeuvre de dispositifs utilisant les derniers acquis techniques pour repérer plus aisément les poids lourds en infraction pour ce qui concerne la vitesse et les poids maximaux.
Dans le même esprit, mais relevant d'un autre texte, les progrès des discussions engagées sur l'introduction d'un tachygraphe « intelligent » font espérer un plus grand respect des temps de conduite des chauffeurs. Les délais de mise en oeuvre paraissent bien longs, si l'on en juge par l'accord informel du 14 mai dernier relatif à la révision du règlement du 15 mars 2006. Les spécifications techniques des nouveaux tachygraphes devraient être définies vers 2015, les véhicules munis des nouveaux dispositifs obligatoires mis sur le marché vers 2018, ce qui repousse l'équipement complet du parc roulant à l'horizon 2030.
Quatrième et dernier enjeu, dont la mise en oeuvre est susceptible de motiver bientôt une initiative législative de la Commission européenne : l'intermodalité du télépéage pour les poids lourds. La France y est particulièrement attentive, en raison de l'entrée en vigueur de la taxe poids lourds au 1er octobre 2013.
Le droit européen n'oblige pas les États membres à faire payer les véhicules routiers. Si un État membre met en oeuvre un péage, spécifique ou non aux poids lourds, aucune directive n'impose de prévoir un télépéage. Mais dès lors que le télépéage existe au plan national, il doit en principe respecter les spécifications techniques assurant l'interopérabilité des équipements embarqués à bord des véhicules.
J'en viens à quelques précisions sémantiques utiles. La vignette désigne en droit européen tout système de tarification valable pour une certaine durée, indépendamment du kilométrage parcouru. Notre vignette automobile française, maintenue pour les utilitaires, et notre taxe à l'essieu relèvent de cette catégorie. Le péage, au sens du droit de l'Union, est caractérisé par une facturation assise sur le kilométrage parcouru. Tel est bien le cas des péages en vigueur sur les autoroutes concédées ; tel sera aussi le cas de la taxe poids lourds.
Rappelons que le recouvrement de la taxe poids lourds est confié à la société Ecomouv' dans le cadre d'un partenariat public-privé. L'acquittement de la taxe est rendu possible par l'équipement électronique de chaque poids lourd, détecté par les systèmes de télépéage des autoroutes. Le système du télépéage routier sera interopérable dès sa mise en oeuvre. Mais, parmi les six dispositifs de télépéage autoroutier, trois ne sont pas compatibles avec les normes édictées par la Commission européenne dans sa décision 2009/750 du 6 octobre 2009. Ils devront donc être modifiés d'ici le 1er octobre pour que les poids lourds circulant en France n'aient qu'un seul équipement à bord.
La proposition de directive qui nous est soumise paraît raisonnable, comme le sont les textes envisagés pour améliorer les contrôles, même si les délais de mise en oeuvre du tachygraphe intelligent devraient être réduits. Il faut en revanche s'opposer à toute libéralisation du cabotage routier : les entreprises françaises en souffriraient, tout comme l'environnement, puisque la pression à la baisse des prix rendrait ce mode de transport plus attractif que le fret fluvial ou ferroviaire, moins polluants.
Une concertation doit être menée sur les moyens de rendre nos entreprises de fret plus compétitives. Naturellement, l'effort principal doit porter sur une plus forte harmonisation fiscale et sociale, afin de réduire des disparités manifestement excessives. Mais nous devons aussi nous interroger sur la divergence de nos coûts horaires avec ceux de l'Allemagne. Cela n'est pas contradictoire avec les préoccupations écologiques. Il faut bien sûr encourager les moyens de transport les plus respectueux de l'environnement, mais le transport routier est et restera indispensable. L'enjeu est de savoir si la France conservera ses entreprises et ses emplois dans le secteur, ou si le marché sera pris de plus en plus par d'autres, sans le moindre bénéfice pour l'environnement.
M. Jean Bizet. - Je salue le travail de notre rapporteure. L'analyse de la rémunération annuelle des conducteurs est très opportune et illustre bien les distorsions de concurrence ou plus exactement le problème de compétitivité de la France.
Je voterai cette résolution. J'aurais toutefois souhaité plus de précisions sur les mégacamions. Certaines de nos entreprises de transport routier sont très fragiles, et l'écotaxe poids lourds ne va pas les aider. En face, de grosses entreprises sont à l'affût pour les racheter. Pour gagner en compétitivité, nous devrions être plus ouverts sur les mégacamions, qui abaissent le prix de la tonne transportée. Rappelez-vous du saut franchi lorsque nous sommes passés de 40 à 44 tonnes, malgré la réticence des écologistes. Tôt ou tard, les autres pays pourraient évoluer sur la question : nous serions alors en retard.
Je propose d'insérer entre les alinéas 9 et 10 la phrase suivante : « Afin de ne pas rentrer dans une distorsion de concurrence potentielle entre États membres, invite le gouvernement à ne pas refuser une éventuelle demande d'expérimentation de la profession, sur des itinéraires dédiés et pour une durée limitée ». J'ai sur mon territoire un transporteur qui mène une telle expérimentation, sous le contrôle de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
M. Jean-Paul Emorine. - Je n'ai pas tout à fait la même approche que Jean Bizet. Je me souviens de la décision de faire circuler les 44 tonnes. Notre collègue Bruno Sido avait remis un rapport sur la question. Tous les pays européens étaient dans le même cas. Croire en l'Europe, c'est cela : harmoniser, qu'il s'agisse du tonnage ou de la longueur des véhicules. L'expérimentation ne va pas forcément dans le sens de l'esprit communautaire.
Relisez le 10ème alinéa de la proposition, « le franchissement d'une seule frontière intracommunautaire par les poids lourds de 25,25 mètres n'est pas de nature à compromettre le bon fonctionnement du marché, dès lors que chacun des États membres concernés a autorisé la circulation de tels trains routiers sur son territoire pour le transport national de marchandises ». Il faut avoir une vision européenne : un camion doit pouvoir circuler sur tout le territoire de l'Union ou nulle part.
J'indique à M. Gattolin que ce n'est pas la droite qui a autorisé la circulation des 44 tonnes. J'y crois toutefois, car je pense que nous avons l'équipement adéquat, qu'il s'agisse des pneumatiques ou des routes. Dès lors, pourquoi faire rouler des camions chargés à seulement 80 % ? C'est anti-économique et anti-écologique.
Il faut que l'expérimentation puisse être généralisée. À l'heure actuelle, nos entreprises créent des filiales en Pologne et en République tchèque pour proposer des prix compétitifs... Je partage l'analyse de notre rapporteure sur le cabotage et sur les coûts. L'idéal serait l'harmonisation européenne, même si ce n'est pas pour demain.
M. Robert del Picchia. - Je suis d'accord avec M. Emorine : comme pour les avions, si l'on augmente leur taille, on diminue leur nombre.
Je suis très favorable au télépéage. Dernièrement j'ai été pris dans un embouteillage de camions de 18 kilomètres entre Colmar et Strasbourg. Un télépéage aurait permis d'aller plus vite.
M. André Gattolin. - En toute logique, a priori, si les avions et les camions sont bien remplis, ils seront moins nombreux. Les compagnies aériennes les plus rentables sont d'ailleurs celles qui ont le meilleur taux de remplissage et diminuent le nombre des rotations.
En France, la part des frais de déplacement dans la rémunération annuelle est importante. Sans doute la taille de notre pays est-elle un facteur d'explication, mais l'ampleur des frais de déplacement peut aussi masquer une forme de dumping, les frais de déplacements servant de compensation salariale. Quelle est la part de marché des différents pays dans le fret routier ? Les petites entreprises souffrent. Les prix élevés sont la conséquence des mesures obtenues sous la menace de conflits susceptibles de bloquer le pays ; en France, on cède facilement aux routiers. Tout ne relève pas des politiques sociales.
Les pays qui réglementent le plus la circulation des gros poids lourds obtiennent-ils les meilleurs résultats en matière de sécurité routière ? Tous les paramètres doivent être examinés : environnementaux, sociaux, économiques, de sécurité. Il faut tenir compte des externalités négatives avant de soutenir un secteur : si des poids lourds d'un tonnage supérieur ne dégradent pas la voirie financée par la collectivité, pourquoi pas ?
M. Michel Billout. - Je soutiens plusieurs éléments de ce projet de résolution.
Mais d'autres sont problématiques.
Peut-on défendre à la fois les points 9 et 10 ? Utiliser des camions de 44 tonnes plutôt que de 40 tonnes réduit le nombre de camions si le tonnage ne bouge pas. C'est vrai pour le transport de betteraves à une échelle locale. Mais le marché européen fonctionne-t-il de même ? Favoriser le fret routier, n'est-ce pas exercer une concurrence déloyale à l'égard du fret ferroviaire ?
Sur les moyens de contrôle, je ne suis pas en désaccord, mais le point 15 mériterait d'être renforcé : le tachygraphe intelligent démarrera en 2018, mais 15 ans sont prévus pour sa généralisation. C'est trop !
J'entends les critiques sur le niveau des charges des entreprises françaises, et sur le dumping social, mais la rédaction du point 22 doit être plus précise : quels sont les facteurs de coûts évoqués ? S'agit-il des cotisations sociales, manière déguisée de s'en prendre aux salaires ?
Mme Fabienne Keller. - En France, seuls sont autorisés les camions de 16,5 mètres ou 18,75 mètres de longueur. Les camions plus longs sont autorisés en Suède ou en Finlande, pays peu peuplés, avec de grandes routes et un réseau ferré peu développé. Néanmoins l'Allemagne ou les Pays-Bas s'apprêtent à les autoriser à titre expérimental. Dès lors que le principe de libre circulation des biens prévaut, on ne peut que regretter l'absence d'harmonisation européenne.
Je ne connais pas la part de marché des entreprises françaises de fret. Il est manifeste qu'elles perdent du terrain. En Alsace, un grand magasin d'ameublement a confié la majorité de son transport à des entreprises non françaises ; c'était l'inverse il y a quelques années. Le transport routier est par nature international, soumis à la concurrence et très dur à contrôler. Il est très sensible aux écarts de rémunération et de compétitivité.
La taille des camions augmente-t-elle le nombre d'accidents ? Je ne dispose pas de données sur la question. En revanche, la déformation des routes est plutôt liée au poids par essieu.
M. Jean-Paul Emorine. - Le rapport de Bruno Sido est intéressant à cet égard.
Mme Fabienne Keller. - Sur le tachygraphe, en effet, 15 ans c'est trop long.
M. Simon Sutour, président. - Que pensez-vous de la proposition de Jean Bizet d'ajouter un point 10 bis ?
Mme Fabienne Keller. - Je suis très réservée.
M. Simon Sutour, président. - Il ne s'agit que d'une expérimentation.
Mme Fabienne Keller. - Je suis très réservée sur les grands camions, mais s'il ne s'agit que d'expérimenter...
M. Michel Billout. - Je ne suis pas d'accord : il faut être plus prudent.
M. André Gattolin. - Compte tenu des spécificités nationales - densité humaine, longueur des routes, ... - il sera difficile de parvenir à une harmonisation européenne.
M. Simon Sutour, président. - Concernant la proposition de Michel Billout, pourquoi ne pas rédiger ainsi le point 15 : « demande que le calendrier prévu pour la généralisation soit raccourci » ?
M. Jean-Paul Emorine. - Il faut une échéance.
Mme Fabienne Keller. - 2020 ?
M. Simon Sutour, président. - Je propose enfin la suppression du point 22, redondant avec le point 21. L'enjeu est l'harmonisation sociale et fiscale.
Mme Fabienne Keller. - Ne rêvons pas : nous ne l'aurons jamais.
M. Simon Sutour, président. - C'est le but de la construction européenne, même si le chemin sera long.
M. Jean Bizet. - Le point 22 n'est pas redondant avec le point 21. Il évoque les facteurs de coûts autres que les salaires.
M. Simon Sutour, président. - Comme l'a dit M. Billout, il est à craindre que la rédaction soit une façon déguisée de viser les salaires.
Mme Fabienne Keller. - Parmi les autres facteurs, figurent les cotisations patronales, les frais de déplacements ou la faiblesse des contrôles. Aucun mécanisme ne pousse à la convergence, bien au contraire ! Une entreprise nancéienne de transport s'est installée au Luxembourg, tout en gardant ses clients français, et en ouvrant une filiale en Pologne. Ces écarts de salaires expliquent en grande partie la bonne tenue de l'emploi en Pologne. D'ailleurs, en Pologne même, on embauche des travailleurs ukrainiens, moins payés. Les Polonais, les Luxembourgeois, d'autres aussi profitent de ces écarts de compétitivité. Nous ne réglerons pas ce problème au détour d'un simple amendement. Notre industrie se liquéfie en raison de ces arbitrages, tandis que notre base fiscale s'amenuise. Quant à l'harmonisation, elle relève de l'unanimité...
M. Simon Sutour, président. - L'harmonisation aura lieu avec le temps. Les écarts avec la Pologne diminueront comme ils ont diminué avec l'Espagne depuis son intégration.
M. Jean Bizet. - Si le point 22 est supprimé, il faut alors modifier le point 21 qui devient : « Rappelle son attachement à une harmonisation accrue au sein de l'Union européenne, notamment sur les plans fiscal et social. »
L'amendement est adopté.
La proposition de résolution européenne ainsi amendée est adoptée.
M. Simon Sutour, président. - Cette proposition de résolution sera transmise à la commission du développement durable.
Économie, finances et fiscalité - Avancée des négociations de la coopération renforcée sur la taxe sur les transactions financières
Mme Fabienne Keller. - La taxe sur les transactions financières (TTF) est un sujet complexe et toujours d'actualité. La Commission européenne a présenté une nouvelle proposition de directive, ambitieuse, qui reprend pour l'essentiel les dispositions du texte qui n'avait pas obtenu l'accord des 27 États membres. L'absence de modifications profondes émanerait d'une demande expresse des onze États membres entrés dans la coopération renforcée. Certains pensaient qu'il fallait partir d'un haut niveau d'exigence avant d'entrer dans la négociation et qu'il serait toujours temps d'en rabattre ensuite sur les ambitions de la taxe. Cette tactique a, au contraire, incité les adversaires de la taxe à reprendre les hostilités et à soulever toutes les questions techniques restées jusque-là en suspens.
Le champ d'application, comme les objectifs de base et de taux, restent les mêmes que dans la proposition initiale de 2011. L'approche reste toujours de taxer l'ensemble des transactions ayant un lien, non plus avec l'Union européenne comme précédemment, mais avec la zone où s'appliquerait la TTF, dite « zone TTF », c'est-à-dire le territoire des onze pays de la coopération renforcée.
Les taux de 0,1 % sur les actions et obligations et de 0,01 % sur les produits dérivés restent d'actualité. Quant au produit attendu, calculé sur la base des onze États concernés, il s'inscrit dans une fourchette de l'ordre de 30 à 35 milliards par an.
Quelques modifications limitées ont été apportées par rapport à la proposition initiale de 2011, dues au fait que la taxe sera appliquée sur un territoire géographique plus restreint. Elles visent essentiellement à assurer la clarté juridique et à renforcer la lutte contre l'évasion fiscale et les abus.
Malgré le premier échec subi par le texte de 2011 et malgré le contexte politique et économique délicat, la Commission a maintenu ses trois grands objectifs et a même renforcé la lutte contre le contournement de la taxe.
En premier lieu, la Commission maintient que la TTF renforcera le marché unique en réduisant le nombre d'approches nationales divergentes en matière de taxation des transactions financières. Plusieurs États membres ont déjà des taxes sur les transactions financières. La portée de cette harmonisation restera toutefois limitée tant que, en matière de fiscalité de l'épargne et en matière d'impôts sur les sociétés comme sur les particuliers, les plus grandes disparités persisteront au sein de l'Union européenne.
Également, la Commission prétend toujours faire contribuer le secteur financier de manière équitable et substantielle aux recettes publiques. Pourtant, dans les faits, la taxe sera acquittée par l'épargnant et l'investisseur, le secteur financier se contentant de l'encaisser au profit du fisc. Il ne s'agit donc pas d'une nouvelle contribution du secteur financier aux recettes publiques. Pour atteindre ce but, il aurait fallu augmenter, comme au Royaume-Uni, la taxation pesant sur les résultats du secteur financier.
En outre, la Commission veut inciter le secteur financier à pratiquer des activités plus responsables et orientées vers l'économie réelle. C'est l'objectif le plus intéressant du projet : le taux proposé pour les dérivés devrait conduire à un arrêt de cette pratique et, pour les actions et obligations, à une diminution des échanges. En France, le trading a pratiquement disparu grâce à l'introduction de cette taxe. Le projet de TTF prend tout son sens pour les dérivés. Les volumes sont importants, ils seront bientôt mieux connus grâce à l'application de la directive EMIR. Ces transactions touchent peu les particuliers et elles augmentent l'instabilité des marchés.
Enfin, comme dans la proposition initiale, la taxe sera due dès que l'une des parties à la transaction sera établie dans un État membre participant, indépendamment de l'endroit où la transaction aura lieu. La nouveauté consiste à combiner ce principe avec le principe du lieu d'émission, ce qui ajoute une garantie supplémentaire contre le contournement de la taxe. Selon ce principe, les instruments financiers émis dans les onze États membres entrés dans la coopération renforcée seront imposés lorsqu'ils seront négociés, même si ceux qui les négocient ne sont pas établis dans la zone TTF. Ainsi la taxe ne sera pas due uniquement par les ressortissants de la zone où elle a été établie mais reposera sur une base extraterritoriale, ce que les pays qui ne l'ont pas instaurée refusent d'accepter.
Au fur et à mesure que progresse la négociation sur le projet de TTF, il semble de plus en plus que la TTF aura surtout pour vertu d'apporter une recette publique supplémentaire en des temps budgétaires difficiles. C'est dommage, car la TTF bien calibrée reste un outil intéressant.
Cette nouvelle proposition a déjà été discutée lors de deux réunions techniques et au sein du groupe de travail des Onze. Mais le contexte actuel complique une négociation déjà très tendue et à laquelle assistent tous les États membres et pas seulement les Onze de la coopération.
Le contexte politique et électoral est peu favorable à la négociation. Certains États participant à la coopération renforcée (Allemagne, Autriche) sont déjà entrés en pré-campagne électorale ce qui ralentit le processus, ces États étant moins pressés de prendre des positions risquées politiquement. Le Royaume-Uni, désireux de défendre la place de Londres et hostile à la taxe, connaît une montée de l'euroscepticisme qui a conduit le Premier ministre à lancer un audit sur l'appartenance du Royaume à l'Union européenne et à promettre un référendum sur le maintien de l'adhésion du Royaume à l'Union européenne.
Dans ces conditions, il n'était guère surprenant que l'Angleterre introduise un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne contre la TTF, appuyée par le Luxembourg et soutenue moralement par les États-Unis. Elle met en avant les aspects négatifs que la taxe pourrait avoir pour les pays qui n'y adhèrent pas et notamment pour la place financière de Londres. Pour l'Angleterre, Londres est la place financière de l'Europe. L'affaiblir, c'est affaiblir l'Europe et déporter les transactions sur les autres continents. Le Luxembourg ajoute qu'elle frapperait les opérateurs extérieurs à la zone et renchérirait un grand nombre d'opérations qui finiraient par être délocalisées.
De plus, dans une période de taux bas, de croissance atone et de pression fiscale accrue, il est naturellement difficile de proposer de renchérir le coût de l'argent au moment même où les banques centrales pratiquent des « accommodements » pour faciliter l'abondance et la circulation de la liquidité. Le projet de TTF apparaît, dans une certaine mesure, en contradiction avec la politique monétaire de la BCE.
Quant aux résultats des études d'impact, ils indiquent que la TTF, telle qu'elle est conçue dans le projet actuel pourrait avoir une incidence sur les rachats d'obligation souveraines et renchérirait à terme le financement de la dette publique. Elle entraînerait une contraction du PIB de l'Union européenne de 0,3 % (c'est une estimation moyenne entre l'estimation de la Commission - 0,53 % - et celle du Groupe socialiste du PE - 0,1 %), une baisse du volume des opérations en actions de 15 % et une baisse du volume des opérations sur dérivés de 75 % qui conduiraient le secteur financier à détruire à nouveau des emplois. Naturellement, ces études d'impact doivent être prises avec prudence, mais on ne peut ignorer cet avertissement.
Enfin, la concurrence exercée par d'autres sujets de l'actualité européenne financière comme l'union bancaire, la nouvelle gouvernance économique, l'évasion fiscale ou le secret bancaire ont tendance à reléguer le projet de TTF au second plan. La communication discutable de la Commission, en particulier du commissaire à la fiscalité, M. Algirdas emeta, aggrave la mésentente entre les États membres et entre les Onze.
En effet, oubliant que la coopération renforcée en matière fiscale est une première, M. emeta a considéré la TTF comme un principe acquis et s'est risqué à présenter une proposition peu différente de celle qu'il avait soumise aux 27 États membres dans un premier temps. Il n'a pas tenu compte des raisons qui ont conduit au rejet de son premier texte, ni des demandes de modification émises par les États membres sur les taux, la perception de la taxe en cascade et l'absence d'exonération sur les fonds de pension et les fonds communs de placement. Le commissaire européen semble considérer la coopération renforcée comme un simple moyen pour parvenir à la même fin que celle qu'il se proposait en septembre 2011 : contraindre même ceux qui ne souhaitent pas adopter la TTF. Cette approche ne peut que renforcer les tensions entre les États membres.
M. Simon Sutour, président. - C'est une exécution en règle !
Mme Fabienne Keller. - Non, car je reconnais que sous la pression des adversaires de la taxe comme de ses avocats inquiets de la montée des hostilités et après l'intervention officieuse de la BCE, la Commission a commencé à admettre que son projet devra être modifié. Plusieurs points achoppent aujourd'hui.
Tout d'abord, l'extraterritorialité. Selon le projet, la taxe devrait être perçue en dehors de la zone TTF et sa collecte confiée aux chambres de compensation et des plates-formes de trading . La Commission indique qu'il reviendra aux pays participants de signer des accords bilatéraux ou multilatéraux avec les pays non participants pour s'assurer de leur coopération dans la récolte et le reversement de la taxe. Elle mise aussi sur des dispositions d'engagements solidaires et conjoints qui inciteraient les institutions financières des pays participants à ne travailler qu'avec des institutions qui coopèrent sur la taxe, même si elles sont en dehors des pays soumis à la TTF. Ces dispositions incluraient naturellement les plates-formes de trading, les chambres de compensation et les dépositaires centraux des pays participants.
À cause de l'extraterritorialité, seul un long travail de persuasion et de négociation pourrait rendre possible la mise en oeuvre de la taxe telle que la conçoit la Commission.
Deuxième difficulté, la taxation des fonds de placements. Plusieurs États membres de la coopération renforcée veulent empêcher la taxation des fonds de pension et de l'ensemble des fonds communs de placement, car la taxe amoindrira les retraites. Dans le cas des fonds communs de placement, il s'agit d'une double taxation puisque la taxe serait perçue à l'intérieur de l'enveloppe lors des arbitrages et à l'extérieur au moment d'entrer ou de sortir du fonds. La Commission accepterait l'idée d'exonérer de la taxe le premier achat et la première vente des parts du même fonds par un même souscripteur.
Enfin l'absence d'un traitement particulier du marché du « repo » inquiète les banques. En effet, en l'état actuel du projet, ces transactions qui portent essentiellement sur des obligations seraient taxées à 0,1 %.
Or, le marché du « repo » (ou pension livrée) constitue le poumon du refinancement bancaire, grâce auquel les banques se prêtent des liquidités en échange de titres qui sont souvent des obligations. Cette détention qui s'apparente à un prêt est par définition de courte durée et prélever un impôt sur ces échanges renchérirait sensiblement l'opération au moment même où les banques centrales s'efforcent de diminuer le coût de l'argent. La Commission sous-entend que les banques peuvent se dispenser de ce marché et se tourner vers les banques centrales... Quant aux fonds monétaires et aux obligations à court terme, ils ne sont pas mieux traités.
La France a rappelé son opposition à la taxation des obligations d'État et demande de les exonérer sur le marché secondaire. La Commission ne se prononce toujours pas sur l'élargissement des exonérations.
C'est dans ce contexte d'inquiétude généralisée que la BCE est intervenue, contre toute attente, par la voix de Benoît Coeuré, son vice-président. Elle a proposé ses bons offices pour redessiner les contours de la taxe afin de gommer tout effet négatif. Tout en soulignant qu'il n'entre pas dans son rôle statutaire de se prononcer sur la taxe, la BCE a confirmé implicitement qu'elle avait des réserves sur les conséquences de la taxe sur les marchés comme sur l'économie réelle.
Le projet de la Commission devrait connaître des modifications substantielles dans les semaines qui viennent. Il serait question d'élargir les exonérations, d'abaisser les taux et de reporter la taxation des obligations et des dérivés à 2017. Il semble que la BCE s'accommoderait plutôt d'une TTF sur le modèle de la Stamp Duty britannique.
La Commission ne souhaite plus communiquer sur ces atténuations possibles des effets négatifs de la taxe, mais le projet de TTF n'est plus à l'ordre du jour du prochain Conseil des ministres des finances programmé le 21 juin prochain.
M. Yann Gaillard. - Alors elle est enterrée !
Mme Fabienne Keller. -Je ne crois pas, mais un nouveau chapitre de l'histoire de la TTF s'ouvre : aux grandes ambitions succède progressivement l'esprit de pragmatisme. Le principe d'une TTF semble acquis, mais ses partisans eux-mêmes ont bien failli, par leurs exigences, faire échouer le projet. Reste un difficile travail d'analyse de toutes les questions techniques liées à cette taxe qui fut, comme le suggère le titre de mon rapport, « facile à concevoir, mais difficile à mettre en oeuvre ». Reste que c'est une grande et noble ambition.
M. Simon Sutour, président. - Le capitalisme a de grandes ressources pour se défendre !
Mme Fabienne Keller. - Des maladresses ont été commises dans la conduite de la négociation.
M. Simon Sutour, président. - La vérité est que les intéressés ne veulent pas payer.
M. Jean Bizet. - Cette taxe est effectivement une idée noble, mais sa mise en oeuvre est problématique.
M. Simon Sutour, président. - Ce sont des larmes de crocodile !
M. Jean Bizet. - Non : j'ai évolué sur ce point. Il faut donner à l'Union européenne des ressources financières propres. Les droits de douanes ont fondu, la part de TVA est trop faible. Je craignais qu'elle ne fragilise les places financières de certains États membres, mais des garanties ont été mises en place.
Mais si cette taxe était mise en oeuvre à onze, comment le produit serait-il reversé au budget de l'Union ? Les onze ne paieront pas pour les 27 États membres.
Enfin je salue l'évolution de la BCE. La Fed et la Banque d'Angleterre ont longtemps été plus soucieuses de la croissance économique. Les propos de M. Draghi ont soulagé les marchés ; l'intervention de M. Coeuré est bienvenue, même si telle n'est pas sa mission aux termes du traité de Lisbonne qui n'est peut-être pas tout à fait respecté.
Mme Fabienne Keller. - Le texte est silencieux sur l'utilisation du produit de la taxe. Sans doute resterait-elle à disposition des États. Décidée à 27, elle aurait constitué une formidable ressource communautaire.
Mon rapport n'est pas négatif, Monsieur le Président ; il est réaliste. Si tous les titres émis dans les pays signataires sont assujettis à la taxe, quel que soit le lieu de transaction, une collaboration avec tous les autres pays de la planète est nécessaire. Comment imaginer que les petits pays pourront négocier seuls ces conventions bilatérales ?
Néanmoins la démarche est novatrice.
M. Simon Sutour, président. - Deux pas en avant, un pas en arrière, on avance quand même ! M. Draghi sera d'ailleurs à Paris bientôt.
M. Michel Billout. - L'hostilité rencontrée n'est pas surprenante, les 16 pays qui lui sont opposés ne resteront pas simples spectateurs. Au moment où le principe de cette taxe est attaqué, pourquoi ne pas soutenir la communication par une proposition de résolution ?
M. Simon Sutour, président. - Nous l'avions fait dans un autre contexte.
M. Michel Billout. - Quant à la BCE, il me semble qu'elle porte l'estocade finale à cette taxe en s'élevant contre la taxation des produits dérivés ; c'est un élément essentiel. Un échec constituerait un très mauvais signe à l'approche des élections européennes de 2014.
M. Robert del Picchia. - Cette taxe procède d'une idée noble, mais il est regrettable qu'elle n'avance pas plus vite... Et on ne sait toujours pas où irait l'argent collecté !
M. Simon Sutour, président. - Lors d'un débat précédent nous avions émis une préférence pour l'affectation de la TTF à des ressources propres du budget européen. Notre rapporteure souhaitait, quant à elle, l'affecter à l'aide au développement.
M. Robert del Picchia. - Pourquoi ne pas faire miroiter aux pays hostiles une diminution de leur contribution au budget de l'Union européenne ?
M. Jean Bizet. - Prenons la BCE au mot, puisqu'elle souhaite donner des conseils à l'Union. Sa position sur les produits dérivés est peut-être critiquable, mais je retiens que la BCE a beaucoup évolué. Je suis ravi que M. Draghi vienne à Paris le 26 juin. Pourquoi ne pas recevoir dans notre commission M. Lamy qui arrive au terme de son second mandat à l'OMC ?
Mme Fabienne Keller. - Comment interpréter l'intervention de la BCE sur ce sujet qui relève de la compétence de la Commission européenne ? S'agit-il d'une tentative de mainmise sur un dispositif qui l'inquiète ? C'est possible.
Une nouvelle proposition de résolution me paraît prématurée à ce stade. Il est peu probable que le dossier aboutisse avant les élections européennes.
M. Jean Bizet. - C'est dommage !
Mme Fabienne Keller. - Il n'est pas simple de créer un nouvel impôt dans le contexte de morosité économique et financière. Le Parlement européen avait adressé une injonction à la Commission lui demandant de mettre en oeuvre la TTF, mais la gestion du dossier a été maladroite. Un échec serait mauvais signe ; il s'agit de la première coopération fiscale renforcée dans un domaine caractérisé par une grande hétérogénéité entre États.
M. Yann Gaillard. - La question est fondamentale ! Nous avons un rôle d'aiguillon à jouer.
M. Simon Sutour, président. - D'autres communications suivront. Sans doute devrons-nous travailler en liaison avec le Parlement européen.
Jeudi 6 juin 2013
- Présidence de M. Simon Sutour, président -Nomination de rapporteurs
M. Simon Sutour, président. - Nous devons nommer deux rapporteurs sur des textes retenus non au titre de la subsidiarité mais pour examen au fond : d'une part, sur deux propositions de règlement européen (COM 262 et 267) concernant la reproduction et la protection des végétaux ; d'autre part sur deux propositions de règlement européen (COM 260 et 265) concernant la santé animale. Je vous propose de nommer MM. Richard Yung et Jean Bizet sur le premier de ces sujets, Mme Bernadette Bourzai sur le second - elle pourra mettre à profit son expérience acquise à la présidence de la mission commune d'information sur la filière viande en France et en Europe.
M. Jean Bizet. - Merci de m'avoir nommé co-rapporteur sur les questions végétales. Je m'y étais intéressé déjà lors l'examen de la directive 98/44 relative à la propriété intellectuelle et à la brevetabilité du vivant. C'est un sujet sur lequel la France, premier semencier européen devant les Pays-Bas, est pionnière depuis la convention internationale de 1961 pour la protection des obtentions végétales (UPOV). A l'époque, nous avions renforcé la sécurité du dispositif. Mais les choses ont dérivé, et les semenciers nous interpellent. C'est pourquoi je défends les certificats d'obtention végétale, afin d'empêcher les multinationales - rarement françaises, le plus souvent américaines - de déposer des brevets couvrant toute la chaîne du vivant. Le Sénat se doit d'être très attentif à ces questions.
Les relations franco-allemandes : communication de M. Jean Bizet
M. Jean Bizet. - Les relations franco-allemandes ont été au coeur de la construction européenne. Il est donc indispensable de réfléchir à leurs perspectives. On doit le faire à partir d'un constat simple : l'Europe ne peut bien fonctionner que grâce à l'entente entre nos deux pays. Relancer l'ambition européenne exige de ranimer la flamme franco-allemande. Or l'Europe est confrontée à de véritables urgences sur le plan économique, social et financier. Au-delà, c'est le sens même du projet européen qui s'est effiloché depuis la fin du conflit Est-Ouest, et plus encore depuis la crise. Les discussions sur le cadre financier pluriannuel ont révélé la prédominance des intérêts nationaux sur l'intérêt collectif.
Dès les années vingt, Aristide Briand et Gustav Stresemann furent des acteurs majeurs de la Société des nations ; après la déclaration Schumann et la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) en 1951, De Gaulle et Adenauer signèrent le traité de l'Élysée le 22 janvier 1963. C'est au couple Giscard-Schmidt que nous devons la création du Conseil européen en 1974 et celle du système monétaire européen en 1979, et au couple Mitterrand-Kohl celle de la chaîne Arte en 1990, de l'Eurocorps en 1992 ainsi que le traité de Maastricht sous l'impulsion de Jacques Delors.
La force de l'axe franco-allemand et son rôle d'entraînement vis-à-vis des autres partenaires européens ont été illustrés plus récemment par la création de conseils conjoints des ministres franco-allemands, décidée à l'occasion de l'anniversaire du traité de l'Élysée en 2003, ou par les initiatives franco-allemandes, au sein de la Convention européenne, à la Conférence intergouvernementale de 2004 sur le projet de traité constitutionnel, puis sur le traité de Lisbonne. En 2010, la déclaration franco-allemande de 2010 sur la réforme de la gouvernance économique européenne a établi des priorités communes, et l'adoption d'un régime matrimonial franco-allemand a ébauché un possible régime européen. Enfin, lors du 50ème anniversaire du traité de l'Élysée, il y a quelques semaines, nos deux pays ont souhaité présenter une position commune sur le parquet européen.
Reste que le moteur franco-allemand a besoin d'être relancé. Les conflits Est-Ouest se sont estompés, et l'Allemagne, plus autonome, plus solide économiquement et forte de 18 millions d'habitants de plus que la France, regagne en Europe une position centrale. Elle a surmonté avec succès trois chocs majeurs : la réunification, l'abandon du Deutsche Mark pour l'euro, et la mondialisation. Elle a su restaurer sa compétitivité tandis que celle de la France déclinait. Cela s'observe même dans le domaine agricole, où l'Allemagne a déjà dépassé la France sur la filière lait comme sur les viandes blanches et les légumes. Cette situation est inquiétante car les divergences de performances s'accentuent : le commerce extérieur de l'Allemagne dépend de moins en moins de la zone euro - qui représente aujourd'hui 36 % seulement des échanges allemands.
Les deux pays doivent coopérer bien davantage. Je ne dis pas qu'il faut transposer le modèle allemand mais au moins s'en inspirer ; et agir pour réduire le différentiel de compétitivité. Comme l'a dit le président de la République François Hollande à Leipzig lors du 150ème anniversaire du SPD : « le progrès, c'est aussi faire des réformes courageuses pour préserver l'emploi et anticiper les mutations sociales et culturelles comme l'a montré Gerhard Schröder. On ne construit rien de solide en ignorant le réel. »
M. Simon Sutour, président. - Vous êtes d'accord avec François Hollande, alors ?
M. Jean Bizet. - De telles réformes ne sont pas faciles à accomplir - le chancelier Schröder en a d'ailleurs payé le prix. Elles le sont encore moins dans notre pays où les syndicats ont une autre culture. Le contexte européen rend cependant cette convergence incontournable. Comme le soulignait Louis Gallois dans un récent colloque, il ne peut y avoir d'euro sans convergence économique. La renationalisation des politiques économiques ne pourrait mener qu'à une impasse. Les traités, en dernier lieu le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance en Europe (TSCG), rendent inéluctable une coopération très étroite. Les politiques économiques et budgétaires doivent impérativement être coordonnées.
La France et l'Allemagne se sont certes opposées sur la construction européenne, la première privilégiant le Conseil européen, la seconde le Parlement européen, dans une approche plus fédérale. Rappelons aussi que l'Allemagne doit à chaque avancée de la construction européenne obtenir l'aval de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe ; et la Chancelière, l'assentiment du Bundestag. Reste que les propositions d'approfondissement de nos relations n'ont pas abouti : ni le projet de « noyau dur » de Wolfgang Schäuble et Karl Lamers en 1993, ni l'idée d'une « union renforcée », esquissée au début des années 2000 par Pascal Lamy et Dominique Strauss-Kahn, n'ont eu de suites.
Nous ne devons pas craindre un débat approfondi sur les questions qui peuvent diviser. Mais un préalable doit toujours être respecté : la discussion doit se dérouler dans un climat de confiance et d'ouverture réciproques. Veillons à rester prudents dans l'expression publique, afin de ne pas blesser nos amis allemands. Ne leur faisons pas de faux procès : l'Allemagne a admis les interventions hétérodoxes de la BCE, elle a accepté des délais plus longs pour permettre aux États membres concernés de rétablir leur situation budgétaire ; et les récentes négociations sociales en Allemagne ont abouti à une augmentation des salaires qui donnera un peu d'air à la croissance en Europe. Une meilleure convergence des salaires pourrait donc s'engager, même si l'Espagne reste très en-deçà du niveau français et même allemand.
M. Simon Sutour, président. - Cela ne leur réussit pas particulièrement.
M. Jean Bizet. - Il semble que le chômage diminue. Mais nous sommes quant à nous coincés entre la compétitivité-prix des pays du Sud et la compétitivité-qualité des pays du Nord.
M. Simon Sutour, président. - Nous sommes à la jonction des deux mondes, nous devrions avoir les deux !
M. Jean Bizet. - Si l'on peut souhaiter que l'Allemagne soit plus volontaire sur l'Union bancaire, la France n'en doit pas moins conduire les réformes structurelles indispensables, restaurer sa compétitivité, assainir ses finances. Urgentes depuis plus de dix ans déjà, ces réformes auraient pu être conduites durant le second mandat de Jacques Chirac : il y avait une fenêtre de tir. Mais on ne refait pas l'histoire...
Le moteur franco-allemand doit repartir. Lors de sa conférence de presse du 16 mai, le Président de la République a indiqué que l'Europe ne pouvait avancer sans le couple franco-allemand. J'y vois l'ouverture d'une nouvelle ère après une année de relations parfois difficiles. La rencontre du 30 mai entre le Président de la République et la Chancelière a abouti à un document commun dans la perspective du Conseil européen de juin. C'est un signe supplémentaire de réchauffement des relations bilatérales.
Les voies tracées par le Président de la République dans sa conférence de presse sont les suivantes : un gouvernement économique de la zone euro, un plan d'insertion des jeunes, une stratégie d'investissements notamment pour les nouvelles industries et pour les nouveaux systèmes de communication, une communauté européenne de l'énergie destinée à coordonner les efforts sur les énergies renouvelables et à assurer la transition énergétique. La politique européenne de l'énergie est loin d'être un succès : harmoniser les infrastructures de transport c'est bien, mais l'exemple des États-Unis, où l'énergie est aujourd'hui bien moins chère qu'en Europe, nous commande d'être plus ambitieux.
Paris et Berlin ont annoncé un plan commun pour l'emploi des jeunes. Les deux ministres de l'énergie, Peter Altmaier et Delphine Batho, ont récemment cosigné une tribune dans laquelle ils indiquent vouloir « faire de la transition énergétique le nouveau moteur du couple franco-allemand pour les énergies renouvelables ». Ils annoncent la création d'un office franco-allemand pour les énergies renouvelables. J'observe que nous avons une expertise dans d'autres domaines énergétiques : veillons à ne pas limiter notre coopération aux énergies renouvelables.
En matière de gouvernance, le Président de la République a proposé d'instaurer un gouvernement économique de la zone euro, qui se réunirait tous les mois autour d'un véritable président nommé pour une durée longue et affecté à cette seule tâche. L'Eurogroupe, consacré par le traité de Lisbonne, se réunit déjà tous les mois, mais son président est élu pour un mandat limité à deux ans et demi et il assume aussi des fonctions nationales. Un mandat plus long et exclusif serait un gage d'efficacité supplémentaire. Le 30 mai, le Président de la République et la Chancelière ont retenu le principe de sommets plus réguliers de la zone euro et d'un président de l'Eurogroupe à temps plein, disposant de moyens renforcés. Ils ont également invité le Parlement européen à se doter de structures dédiées pour la zone euro. Le contrôle démocratique exercé au niveau national comme au niveau européen serait en outre renforcé. Les niveaux national et européen sont toutefois si imbriqués que je préférerais à cette césure l'idée d'un « fédéralisme coopératif ».
N'éludons pas les questions plus profondes : jusqu'où faut-il renforcer la gouvernance de la zone euro ? Comment s'articulera-t-elle avec l'ensemble institutionnel de l'Union européenne ? Nous ne pourrons progresser sans un noyau dur aux commandes de la zone euro. C'est là que le moteur franco-allemand prend tout son sens.
La convergence économique et sociale au sein de l'Europe doit aussi être un sujet franco-allemand. Le Président de la République a indiqué que le gouvernement économique de la zone euro « harmoniserait la fiscalité, commencerait à faire acte de convergence sur le plan social par le haut et engagerait un plan de lutte contre la fraude fiscale ». Tout cela constitue à mon avis un préalable à une capacité européenne à lever l'emprunt. Le Président de la République et la Chancelière souhaitent développer une politique économique de la zone euro axée sur la compétitivité, la croissance et l'emploi. Parmi les domaines d'action, ils mentionnent expressément la convergence des systèmes fiscaux et la dimension sociale, au moyen de salaires minimaux nationaux, définis par les législateurs ou par des conventions collectives. Les contrats de compétitivité et de croissance et les modalités d'un fonds de la zone euro seront définis au second semestre.
En réalité, il ne pourra pas y avoir mutualisation des dettes sans un véritable partage de la souveraineté. La notion d'union politique est à nouveau invoquée, mais le concept est encore flou et personne, de part et d'autre du Rhin, ne semble pressé de relancer le débat institutionnel dans un contexte économique particulièrement difficile.
Reste que la coopération franco-allemande pourrait jouer un rôle d'impulsion dans deux autres domaines : d'une part, l'espace de liberté, de sécurité et de justice ; d'autre part, la politique étrangère et de défense.
Bref, la relation franco-allemande demeure incontournable, c'est bien pourquoi des incidents comme ceux des dernières semaines sont regrettables. Elle ne pourra fonctionner de manière équilibrée que si la France retrouve sa compétitivité et assainit ses finances publiques. Gardons-nous des mauvais procès : c'est le laxisme budgétaire qui a conduit de nombreux pays européens à connaître aujourd'hui crise et sous-emploi, même si le renflouement du secteur financier en 2008-2009 a lourdement aggravé le problème. Comme le soulignait Mario Monti au colloque de Sciences-Po sur l'avenir de l'Europe, la dette a paralysé la capacité des politiques économiques. Il n'y a pas une crise de l'euro - son cours est aujourd'hui supérieur à ce qu'il était lors de son introduction -, mais une crise des finances publiques.
Des finances publiques bien gérées sont un facteur de croissance et d'emploi. Il est donc injuste de taxer l'Allemagne d'égoïsme quand elle promeut la discipline. Une véritable mutualisation au sein de la zone euro exige de la confiance entre États membres, donc le respect des critères qui résultent des traités. L'Union européenne est désormais prête à plus de flexibilité vis-à-vis des États qui se sont engagés sur la voie de l'assainissement.
Mme Catherine Tasca. - Je félicite le rapporteur pour ce travail, qui arrive fort à-propos, alors que certains événements faisaient douter de l'avenir de la relation franco-allemande. J'apprécie en outre la tonalité apaisante de son propos - en espérant qu'elle ne témoigne pas d'un excès d'optimisme. La prudence dans l'expression publique, j'en conviens, est particulièrement souhaitable.
La France et l'Allemagne doivent certes converger, mais il restera toujours de fortes différences entre les deux pays. Les réactions à la décision de la Commission européenne de taxer l'importation de panneaux solaires chinois est une nouvelle illustration de la divergence de certains de nos intérêts... Réduisons les différences qui peuvent l'être et acceptons les autres.
Les dernières propositions de François Hollande et d'Angela Merkel donnent la marche à suivre. Il conviendrait toutefois d'insister davantage sur la réhabilitation des objectifs sociaux de l'Union, de plus en plus marginalisés. Le social fait partie du pacte européen originel, ne l'oublions pas. Vous avez parlé du niveau de salaire horaire : ce n'est pas le seul critère à prendre en compte, car le marché du travail allemand est déstructuré par le recours aux emplois précaires et au temps partiel, ce qui fait exploser la pauvreté dans certaines catégories sociales. Réfléchissons à un salaire minimum européen - au moins applicable, dans un premier temps, à un noyau dur d'États membres.
Que peut faire notre commission pour entretenir le dialogue entre nos deux pays ? Sous la présidence d'Hubert Haenel, nous avions effectué une visite de travail avec nos collègues du Bundesrat au Mont-Saint-Michel... où nous avions été accueillis par M. Bizet. Un déplacement à Berlin est-il envisageable, sans visée technique, simplement pour entretenir le dialogue ?
M. Simon Sutour, président. - Les déplacements de notre commission sont limités par ses crédits, qui ont diminué. Notez que le président du Sénat a choisi Berlin pour son premier déplacement officiel il y a un an - je participais au voyage. Et que les membres du bureau de notre commission ainsi que le groupe d'amitié France-Allemagne étaient à Berlin pour l'anniversaire du traité de l'Élysée. Nos contacts plus poussés sont avec le Bundesrat. Il est toutefois difficile de travailler avec les membres d'une assemblée qui se réunit douze jours par an, et dont la présidence est tournante, confiée chaque année à un Land différent. Nous aurions aussi bien vocation à nouer des contacts au Bundestag, mais ses membres ont naturellement noué déjà des relations privilégiées avec les députés français.
Je retiens le principe d'un déplacement en Allemagne mais il faudrait éviter de nous y rendre durant la période électorale, à l'automne prochain.
Mme Catherine Tasca. - Je souhaiterais que cette communication débouche sur un rapport.
Mme Colette Mélot. - Je félicite à mon tour le rapporteur : son travail arrive à point nommé. Nous avons besoin d'un bilan historique pour éclairer l'avenir. Je soutiens moi aussi la publication du rapport.
Continuons à travailler à tous les niveaux. Dans nos territoires, entretenons la flamme de l'amitié franco-allemande. Ne laissons pas se banaliser l'anti-germanisme, ni même se développer une indifférence à l'égard de notre voisin. La politique de jumelage, par exemple, nourrit la connaissance et l'appréciation mutuelles. L'Office franco-allemand pour la jeunesse fête ses cinquante ans : soutenons les rencontres de la jeunesse. Privilégions l'apprentissage de la langue allemande, qui décline comme celui du français en Allemagne.
M. Jean-François Humbert. - Je félicite également le rapporteur. Ce sujet est essentiel pour l'avenir de notre pays, et pour celui de l'Europe. Peut-être le rapport écrit pourrait-il être étoffé ? Je souhaiterais par exemple que le voile soit levé sur certains aspects, comme l'attitude allemande à l'égard de la Grèce. Une mise au point serait bienvenue pour ne pas laisser accréditer des informations inexactes.
M. Alain Bertrand. - À mon avis, en étant trop policé, j'allais dire trop gentil, on trahit l'amitié franco-allemande. Par peur de mettre à mal son acquis le plus important, la paix, nous n'osons rien dire. La vérité, c'est que l'Allemagne ne joue pas le jeu en matière de croissance, d'emploi, de salaire minimum, ni en matière sociale.
Ma ville est jumelée avec Wunsiedel en Allemagne. Mes discours sont souvent traduits en direct par mon directeur de cabinet, qui est franco-allemand. Cela ne m'empêche pas de dire la vérité ! Lors d'une réunion récente, un ancien ministre des affaires européennes expliquait au groupe RDSE qu'il fallait mettre des gants pour traiter avec les Allemands et contourner les sujets de désaccord : à mon avis, c'est le meilleur moyen de donner l'impression aux Français qu'on ne fait rien, et aux Allemands qu'on est d'accord avec eux sur tout ! Et doit-on glisser vers un rapport de vassalité parce que l'un est moins bon que l'autre ? Au bistrot, à la chasse ou aux champignons, les Français en parlent, ils perçoivent tout cela. Alors cessons de nous excuser à tout propos, et en préambule à tout débat, de notre gestion publique, et ayons le courage de la franchise. La fraternité et l'affection qui nous unissent aux Allemands l'exigent.
M. Simon Sutour, président. - Ces sujets sont très complexes. Je comprends le point de vue d'Alain Bertrand. Nous avons souvent le sentiment d'être les élèves du professeur allemand, mais au dîner donné à l'invitation du Bade-Wurtenberg, à l'occasion du 50ème anniversaire du traité de l'Élysée, j'ai été frappé au contraire par l'humilité des élus allemands, et par les nombreuses attentes qu'ils formulaient à notre égard. Entre Européens, il ne faut pas jouer aux donneurs de leçons. À Chypre, lors de la réunion des présidents des commissions des affaires européennes de juillet 2012, j'ai défendu l'idée qu'il n'y avait pas d'États vertueux par nature. À accuser la Roumanie, nous en oublions nos propres turpitudes, celles de douaniers à Roissy ou celles du Président allemand contraint l'an dernier à la démission. Le respect des engagements est un combat permanent.
Cela vaut tout autant en matière économique, comme l'a rappelé Mme Tasca : la médaille allemande comporte naturellement un revers. C'est pourquoi je m'étais réjoui que le Président de la République cherche à coopérer davantage avec l'Italie pour défendre une vision européenne plus tournée vers la croissance.
Mon expérience des instances de coordination européenne me laisse toutefois penser que le plus souvent, on ne peut compter que sur la France et l'Allemagne pour faire avancer l'Europe. À Nicosie en avril dernier, où je représentais le président du Sénat à la réunion des présidents de Parlements de l'Union, la discussion sur la mise en oeuvre de l'article 13 du TSCG sur le contrôle parlementaire partait dans tous les sens : c'en était effrayant ! Heureusement, le représentant du Bundestag, celui du Bundesrat et le président du Parlement européen, Martin Schulz, ont recadré la discussion.
Les Allemands attendent beaucoup de nous. Ils ont parfois l'impression que nous les ignorons. Trouvons un nouvel équilibre, des poids et des contrepoids.
Mme Colette Mélot. - Il faut un moteur à l'Europe !
M. Simon Sutour, président. - Oui. En outre, alternance ou non, il faut se retenir de prononcer certaines phrases. À Athènes, j'ai entendu des choses inacceptables, des références à la seconde guerre mondiale : les Allemands d'aujourd'hui ne sont tout de même pas responsables de ce qu'ont fait les nazis ! De même, évitons la caricature des cigales du nord de l'Europe et des fourmis du sud.
M. Jean-François Humbert. - Elle n'est pas complètement fausse.
M. Simon Sutour, président. - Nous sommes à la jonction de l'Europe du Nord et de celle du Sud : nous réalisons une synthèse.
Je vous propose que la communication donne lieu à la publication d'un rapport d'information, sous réserve que notre collègue étoffe son texte, notamment par des chiffres, et qu'il soumette le texte aux membres de la commission.
M. Jean Bizet. - Nous vivons une époque où la moindre déclaration publique peut avoir des conséquences disproportionnées. Le populisme et la démagogie sont à nos portes. Maîtrisons notre expression publique.
Nos deux pays sont différents et complémentaires. Ils constituent le moteur de l'Union. Disons-nous la vérité. On n'arrivera à rien en envisageant de contourner l'Allemagne. Tous les présidents de la République, en début de mandat, ont cherché de nouveaux partenaires, avant de revenir aux fondamentaux, c'est-à-dire à la relation franco-allemande. Nicolas Sarkozy s'est rapproché du Royaume-Uni avant de se rendre compte que ce pays regardait toujours vers le large. François Hollande peut toujours chercher l'appui de Mario Monti, reste que le mécanisme européen de stabilité (MES) est financé à hauteur de 27 % par l'Allemagne et à 20 % par la France. Comme l'on dit dans nos campagnes, finalement, qui paye commande !
Le social n'est pas mon penchant premier, vous le savez. Mais je reconnais qu'on ne peut rien construire sans le social, aujourd'hui moins que jamais.
Je serais heureux de faire un rapport d'information à partir de ma communication. Il serait alors nécessaire de compléter certains points et d'approfondir certains autres, comme la perte de notre leadership agricole.
M. Simon Sutour, président. - Qui est tout de même un paradoxe...
M. Jean Bizet. - Oui, car la construction européenne était implicitement fondée sur une Allemagne industrielle et une France agricole.
M. Jean-François Humbert. - Il nous reste le tourisme !
M. Jean Bizet. - Concernant les relations avec la Grande-Bretagne, j'ai perçu pour ma part le discours de David Cameron du 24 janvier de façon plutôt positive. Certes, il fait souffler un vent très libéral sur l'Europe. Mais il faut comprendre ces propos au second degré, c'est un Anglais qui parle. L'Europe ne peut se passer de l'importance, du savoir-faire et de l'ingénierie financière britannique. L'Europe et la France ne peuvent non plus se passer des partenariats noués avec le Royaume-Uni en matière d'armement et de défense. Là également, il faut se dire les choses, entretenir le dialogue.
M. Simon Sutour, président. -Quand le projet de rapport sera finalisé, il sera transmis aux membres la commission et s'ils n'ont pas de remarques sur ce que M. Bizet y aura ajouté, nous le publierons.