Mardi 4 juin 2013
-Présidence de M. Joël Bourdin, président-Réunion de la délégation : audition de M. Frank Pacard, directeur général adjoint chargé de l'enseignement de l'École polytechnique
M. Joël Bourdin, président. - Je suis heureux d'accueillir Frank Pacard, directeur général adjoint chargé de l'enseignement de l'École polytechnique, que je remercie d'avoir accepté de venir nous parler de l'initiative prise par cet établissement en matière d'e-learning. À l'occasion d'un déplacement en Suisse, j'ai moi-même pu prendre la mesure des enjeux liés à ce nouvel outil pédagogique, qu'a commencé à expérimenter, notamment, l'École polytechnique fédérale de Lausanne, l'EPFL.
Cette audition est à replacer dans le cadre du rapport que notre collègue Alain Fouché est en train d'établir sur le thème de l'emploi de demain et de la formation des jeunes générations. Elle sera également l'occasion d'évoquer avec vous, monsieur Pacard, le niveau de l'intérêt que portent aujourd'hui les ingénieurs récemment diplômés au secteur de l'industrie, qu'ils délaissent souvent pour ceux de la finance ou du conseil.
M. Frank Pacard, directeur général adjoint chargé de l'enseignement de l'École polytechnique. - L'idée de proposer des cours en ligne, via l'une des plateformes d'e-learning américaines, Coursera, est venue d'anciens polytechniciens partis travailler aux États-Unis après leurs études. Ils m'ont contacté l'année dernière, m'expliquant que le format de ces cours en ligne correspondait finalement au temps qu'ils pouvaient consacrer, le soir, en dehors de leur travail, à la formation continue. Ils ne comprenaient donc pas pourquoi l'École polytechnique ne s'engageait pas elle aussi dans cette aventure.
Si je n'ai pas eu trop de mal à convaincre certains professeurs de l'intérêt d'un tel outil, d'autres ont été plus réticents, soit qu'ils avaient été refroidis par des expériences d'e-learning menées au début des années 2000 et qui s'étaient soldées par des échecs, soit qu'ils ne voyaient pas véritablement l'intérêt d'un tel investissement. En réalité, ils ne percevaient pas très bien la différence entre l'e-learning version 2012, version Coursera, et ce qui se faisait voilà six ou sept ans.
C'est ce frein qui explique que nous ayons mis environ quatre mois avant de nous engager.
Pour ma part, je vois dans les cours en ligne une opportunité de faire évoluer très rapidement l'introduction des méthodes numériques dans l'enseignement, en partant finalement du haut. Le contrat que nous avons passé avec Coursera nous permet, sans nous préoccuper de problèmes techniques, d'avoir immédiatement accès à une plateforme mise à jour régulièrement, fonctionnant bien et disposant de ce qui se fait quasiment de mieux en la matière.
Coursera, comme les autres plateformes américaines, telles EdX ou Audacity, jouissent, outre d'un avantage technologique, d'une très grosse couverture médiatique. Coursera est une entreprise privée et investit énormément d'argent en marketing pour se faire connaître. Élément très important, pour ce genre d'outil pédagogique, les notions de technologie et de marketing ne peuvent être découplées. Chacun peut bricoler un cours en ligne dans son garage, mais c'est une autre affaire que d'arriver à trouver un public intéressé.
Le conseil d'administration et le directeur général de l'École polytechnique se sont montrés intéressés par la possibilité d'améliorer les moyens en termes de formation continue et de formation à distance, au travers de la diffusion, grâce au haut débit, de vidéos en streaming et du développement de plateformes d'échanges entre élèves, lesquelles occupent une place très importante dans le cadre des cours en ligne.
L'apprentissage de cette nouvelle pédagogie est à nos yeux absolument essentiel pour pouvoir développer non seulement des cours à distance, mais aussi de la formation continue, puisque celle-ci se fait de plus en plus souvent sous la forme d'e-learning.
Avant de lancer l'École polytechnique dans ce projet, j'ai moi-même suivi un ou deux cours sur Coursera pour me rendre compte de ce qu'il en était. Ceux-ci se révèlent extrêmement bien adaptés aux générations actuelles. Ils prennent la forme de séquences d'une durée comprise entre dix minutes et un quart d'heure, pas plus, et sont ponctués de séances d'exercices, des QCM par exemple, destinées à vérifier que les apprenants arrivent petit à petit à assimiler leur contenu. C'est fait de manière assez intelligente et on se prend rapidement au jeu.
Autre point important, ces cours ont un début et une fin : ils ne sont pas disponibles en permanence. Ainsi, tel ou tel cours va ouvrir à une certaine date et l'élève a un certain temps, entre douze et quinze semaines en général, pour le suivre en intégralité, faire tous les exercices et remplir finalement son contrat. Contrairement aux cours en ligne proposés à partir d'une captation, où il faut se débrouiller une fois le matériel mis à disposition, l'élève qui suit un cours d'e-learning a un certain calendrier à respecter et ne peut pas prendre trop de retard.
M. Joël Bourdin, président. - Les QCM sont-ils corrigés de manière interactive ?
M. Frank Pacard. - Oui. Plus exactement, les bonnes réponses reçoivent le corrigé, les mauvaises non, afin que l'étudiant se corrige lui-même. Il importe également de souligner que le contenu est enrichi par les réseaux sociaux, grâce auxquels les élèves peuvent discuter entre eux. Certaines des questions posées par les élèves trouvent finalement leur réponse auprès non pas du professeur, mais d'autres élèves. L'e-learning utilise toute la panoplie des outils disponibles sur Internet et les met à la disposition de l'enseignement.
La plupart du temps, il s'agit de cours de haut niveau, de type enseignement supérieur. Il convient donc d'avoir déjà un certain bagage ou prérequis. Les chiffres le montrent, une très grosse proportion des apprenants qui visionnent ces cours sont en fait dans la vie active.
M. Joël Bourdin, président. - Une telle technologie est-elle adaptable dans le secondaire ?
M. Frank Pacard. - La transposition au secondaire n'est pas si simple que cela. L'e-learning part de l'idée que les apprenants sont adultes, savent gérer leur temps, maîtrisent les réseaux sociaux et les groupes de discussions. Utiliser ce genre de formation à distance requiert une certaine maturité.
Dès notre premier contact, les responsables de Coursera nous ont demandé de proposer des cours en français. À l'époque, et c'est d'ailleurs toujours le cas, seule l'École polytechnique fédérale de Lausanne mettait en ligne des cours en français. Il y a là un véritable enjeu sur le plan de la francophonie.
Je participe à deux groupes de travail sur l'e-learning, l'un au sein de Paris-Saclay, l'autre, de ParisTech. Le fait que la première structure englobe une partie de la seconde nous simplifie la vie. Je me suis rendu compte à quel point les différents établissements ont à l'égard de l'e-learning en général des stratégies extrêmement variées et pas forcément compatibles. Certains vont vouloir développer l'enseignement en ligne pour des besoins internes, d'autres pour faire uniquement de la formation continue, parce qu'ils y voient un intérêt financier. D'autres encore, comme nous, souhaitent être présents dans ce domaine pour une question de notoriété.
À partir du moment où les grandes universités américaines se sont lancées, quoique de manière raisonnée, dans cette aventure, il me semblait important que des établissements français puissent eux aussi proposer une offre en la matière et acquérir une expérience en ce domaine.
M. Joël Bourdin, président. - Les cours sont-ils payants ? Si oui, comment s'effectue le règlement : au cours ?
M. Frank Pacard. - Les cours que l'École polytechnique propose sur Coursera sont pour l'instant entièrement gratuits. Chaque cours, je le rappelle, a une date de début, précédée d'une période promotionnelle, et une date de fin. Nous avons annoncé notre intention de mettre des cours sur cette plateforme au mois de février dernier, mais ces derniers ne seront ouverts qu'en octobre, ce qui laisse six mois aux personnes intéressées pour s'y inscrire.
M. Joël Bourdin, président. - Est-il possible de ne s'inscrire que pour un cours ?
M. Frank Pacard. - Vous pouvez vous inscrire pour un cours, ou pour vingt.
Coursera enregistre des chiffres très impressionnants : certains cours rassemblent jusqu'à 200 000 élèves. Néanmoins, il s'agit d'une plateforme généraliste, ouverte à tous, et la plupart des élèves inscrits ne vont pas jusqu'au bout. Il n'en demeure pas moins que, même avec un taux de réussite de 4 %, cela représente tout de même 8 000 élèves sur 200 000 qui réussissent à comprendre le cours et à le suivre dans son intégralité.
À l'évidence, la procédure de contrôle pose un problème de méthodes. Pour l'instant, celui qui a suivi un cours ne se voit attribuer qu'un simple certificat. Il y a des expériences de « diplomation » menées actuellement aux États-Unis via des cours en ligne, mais elles sont très peu nombreuses, puisque seuls deux établissements, dont, me semble-t-il, Georgia Tech, sont concernés.
Le certificat en question en est réduit à sa plus simple expression : un très joli bout de papier avec le logo de l'établissement, attestant du bon suivi du cours et des exercices ainsi que des notes obtenues. Cela ne va pas plus loin, faute d'un système qui permette de vérifier l'identité des élèves.
Néanmoins, ces cours ont une très grande influence. L'année dernière, l'École polytechnique fédérale de Lausanne a mis en ligne sur Coursera un cours sur le Scala, un langage informatique inventé par un enseignant de l'EPFL. Le cours a connu un tel succès que plusieurs universités dans le monde proposent désormais une formation à ce langage informatique. Autre point à souligner, la majeure partie des gens qui ont suivi ce cours était en fait des professionnels.
M. Joël Bourdin, président. - Ces nouvelles expériences pédagogiques ouvrent-elles également un champ prometteur en matière de formation professionnelle ?
M. Frank Pacard. - Les technologies et les méthodes pédagogiques développées dans le cadre des MOOCs - massive open online courses - ou CLOM en français, pour « cours en ligne ouverts et massifs », peuvent bien entendu être utilisées pour faire de la formation continue.
Aujourd'hui, dès lors qu'une université ou une grande école se délocalise dans un autre pays, elle envoie sur place des professeurs pendant une quinzaine de jours, qui concentrent leurs cours sur cette courte période. Du point de vue pédagogique, ce n'est pas très intéressant. Avec ce nouvel outil qu'est l'e-learning, les professeurs peuvent organiser leurs cours sur trois mois, les compléter par du tutorat sur place, par des visioconférences s'ils n'ont qu'une trentaine ou une quarantaine d'élèves de l'autre côté du monde : des liens se créent. Cette nouvelle technologie entraîne plus d'économies et moins de fatigue pour les enseignants.
M. Joël Bourdin, président. - Cela ne va-t-il pas se substituer au « grand amphi » ?
M. Frank Pacard. - Je n'en suis pas persuadé. Parfois, les cours en ligne ne s'adressent qu'à trente ou quarante personnes. Cela étant, par ce biais, l'École polytechnique s'efforce de faire évoluer le contenu de ce qui est enseigné en grand amphi.
Certains cours de première année sont donnés devant cinq cents élèves. C'est parfois assez sportif et, pédagogiquement parlant, loin d'être véritablement efficace. Mieux vaudrait proposer au préalable des cours de type e-learning et ne donner en grand amphi, une fois les définitions et les concepts appris, que des compléments. C'est l'expérience que l'École polytechnique, ainsi que l'ENSTA, l'École nationale supérieure de techniques avancées, testera l'année prochaine.
Toutes ces nouvelles technologies vont faire évoluer l'enseignement présentiel au sein des établissements d'enseignement supérieur, d'autant qu'il y a une demande en ce sens de la part de la nouvelle génération d'élèves, celle d'Internet, qui a beaucoup plus de facilités, par exemple, à lire sur écran.
À l'École polytechnique, en première année, les promotions sont souvent hétérogènes : même en mathématiques, la tête et la queue de peloton n'ont pas du tout le même niveau. Cette année, pour la première fois, nous avons donc proposé, via des formules d'e-learning sur une plateforme dédiée, des cours de remise à niveau. Visiblement, cela répond à un besoin puisque les élèves s'y intéressent et les téléchargent. Nous ferons à la fin du mois de juin un bilan complet pour savoir si l'aide ainsi apportée aura été utile. D'ores et déjà, les tuteurs appelés à encadrer les élèves semblent dire qu'ils ont moins de candidats que les années précédentes. Pour certains, le visionnage de ces cours a suffi à les rendre suffisamment à l'aise.
Point important : de tels cours demandent une préparation spéciale. Contrairement à une captation par caméra en amphi, ce qui correspondait au standard de l'e-learning voilà quelques années, ces nouveaux cours sont construits de manière spécifique. Généralement, le professeur est filmé tout seul ou alors, s'il est en amphi, le rythme du cours est proportionné pour être visionné sur Internet, avec un débit de parole plus lent. Cela donne un petit peu l'idée de suivre un cours particulier.
Force est de constater que, spontanément, les élèves, notamment ceux qui se portent candidats pour intégrer un master de l'École polytechnique, indiquent sur leur CV qu'ils ont suivi telle ou telle formation en ligne.
M. Joël Bourdin, président. - Est-il possible de coupler ces cours à des vidéos pour illustrer, par exemple, un phénomène physique ?
M. Frank Pacard. - Tout à fait. Autour du cours dispensé par le professeur, toute une panoplie d'outils pédagogiques peut être mise en place : des vidéos d'expériences, des simulations ; en sciences physiques, par exemple, les élèves doivent faire varier un certain nombre de paramètres pour apprécier comment se comporte le système. Tout cela demande aux enseignants beaucoup de préparation et un investissement énorme.
M. Joël Bourdin, président. - Tous les professeurs de l'École polytechnique sont-ils enclins à jouer le jeu ?
M. Frank Pacard. - Tous, non, n'allons pas jusque-là ! Le nerf de la guerre, c'est trouver des professeurs volontaires, car la technologie requise est maintenant standardisée. À nous de faire en sorte qu'ils aient suffisamment de temps pour développer leurs cours. Grosso modo, il faut à peu près dix heures de travail pour fabriquer une heure de cours en ligne.
M. Joël Bourdin, président. - Le contenu de ces cours doit-il être « parfait » ?
M. Frank Pacard. - Voilà un autre point extrêmement important, et tout particulièrement dans notre culture. Pour certains professeurs, parler face à une caméra est complètement naturel, pour d'autres, c'est un cauchemar. Une professeure de l'École polytechnique, pourtant habituée à faire cours devant cinq cents polytechniciens, s'est aperçue en se filmant qu'elle faisait des lapsus de temps en temps : en amphi, ce n'est pas très grave, cela fait rire les élèves, mais, dans le cadre d'un cours en ligne, l'erreur reste ! Il y a tout de même un certain nombre de petits détails de ce genre auxquels il faut penser.
A l'inverse, on observe une moindre obsession de la perfection à l'étranger : les cours dispensés sur Coursera ou les autres plateformes américaines ne sont pas parfaits. Même ceux du MIT - le Massachusetts Institute of Technology - ou de Stanford contiennent des coquilles, des petites fautes par-ci, par-là : la quatrième feuille d'exercice d'un cours que j'ai suivi était par exemple entièrement fausse !
Le problème de la perfection du cours constitue un frein énorme pour la France. Tous les professeurs m'ont dit leur volonté de ne mettre en ligne qu'un cours parfait. Aux États-Unis, j'ai rencontré l'enseignant qui avait proposé le cours avec la feuille d'exercice complétement fausse : il s'est contenté d'envoyer un courriel à tous les étudiants pour présenter ses excuses, et l'incident était clos.
Les Américains ont cet avantage d'oser mettre en ligne des cours pas forcément parfaits du premier coup et d'apporter par la suite, en fonction du retour des élèves, les améliorations nécessaires.
Je le répète, l'attitude qui prévaut en France de vouloir faire un cours parfait constitue à mes yeux un véritable frein culturel, qui rendra le développement de l'e-learning un peu plus difficile qu'aux États-Unis. Ce sont des pédagogies qui s'inventent. Pour l'instant, il n'existe pas vraiment de formations spécifiques.
M. Joël Bourdin, président. - Certains professeurs n'ont-ils pas la tentation de lancer leurs propres cours ? Existe-il une charte de déontologie en la matière à l'École polytechnique ?
M. Frank Pacard. - Il convient de rappeler que l'École polytechnique est placée sous la tutelle du ministère de la défense. Si une telle tentation existe et que des initiatives ont effectivement été prises, l'important, pour les cours en ligne, c'est d'avoir une visibilité suffisante. Cela ne sert à rien de lancer son propre cours, de le mettre sur sa page web si pratiquement personne n'est au courant de son existence.
Nous sommes en train de réfléchir, avec d'autres établissements, aux moyens d'empêcher le développement de cours en ligne proposés ici ou là, par des personnes qui les auront, si je puis dire, fabriqués dans leur garage. Je suis ainsi en contact avec l'EPFL ainsi qu'avec l'École normale supérieure de Paris pour étudier la possibilité de fédérer une offre de formation via des cours en ligne en français, parce qu'il me semble que c'est une spécificité qu'il faut conserver. Prenons l'exemple de la mécanique quantique : dans cette matière, de très bons cours existent déjà en anglais ; pourquoi irions-nous concurrencer des enseignants du MIT en proposant des cours dans un anglais d'un moins bon niveau ?
L'idée, pour le moment, est de mettre en place non pas une plateforme, mais un portail. Alors que la plateforme est un véritable outil technologique associée à un serveur informatique, le portail est uniquement une vitrine sur laquelle sont affichés tous les cours. Nous entendons proposer un portail francophone, qui puisse garantir, d'une part, la qualité du contenu des cours, d'autre part, leur visibilité.
S'il est facile de trouver l'adresse de Coursera, on ne peut pas en dire autant pour les MOOCs et solutions d'e-learning en français : il y en a un petit peu partout et on a du mal à avoir une certaine unité. Très souvent, ces initiatives sont le fait d'écoles, de groupements d'écoles ou d'universités. Or, le fait de maintenir à jour de telles vitrines demande un certain investissement, qui n'est pas nécessairement fourni.
Voilà quelques années, le MIT avait lancé le projet OpenCourseWare, qui consistait à mettre en ligne le matériel pédagogique utilisé dans les cours. Par la suite, l'ensemble des écoles de ParisTech ont copié ce modèle et mis en place une plateforme baptisée « Libres Savoirs ». Alors que la plateforme du MIT a évolué au cours du temps, aucun effort n'a jamais été fait pour maintenir celle de ParisTech à jour. « Libres Savoirs » est donc maintenant complètement désuète et plus personne ne l'utilise.
Dans ce domaine, il est donc important de pouvoir garantir une certaine continuité, un service après-vente en quelque sorte, faute de quoi les gens vont voir ailleurs. D'où la réflexion que nous menons actuellement pour proposer une offre ouverte à plusieurs universités françaises.
M. Joël Bourdin, président. - L'e-learning évolue-t-il vite ?
M. Frank Pacard. - Très vite, et ce à plusieurs niveaux.
La définition de ce qu'est un cours en ligne évolue avec le temps de manière extrêmement rapide, au fur et à mesure des expériences de tel ou tel professeur et des idées testées. C'est une pédagogie en constante évolution. Pour l'École polytechnique, il était donc très important de pouvoir comprendre cette évolution à un moment où le train ne va pas encore trop vite. Si nous avions attendu encore un an, nous aurions été complètement perdus.
Au niveau des établissements français, l'évolution est tout de même beaucoup plus lente. Je trouve personnellement que le réveil est un peu tardif, y compris pour nous. L'EPFL a découvert les MOOCs au mois d'avril 2012 et ouvert ses premiers cours en ligne en septembre de la même année. Quant à nous, nous avons découvert leur existence en juillet 2012 et nous aurons mis un an et demi à les mettre en place.
M. Joël Bourdin, président. - Il ne s'agirait pas non plus de se précipiter et de faire n'importe quoi.
M. Joël Bourdin, président. - L'Université française ne semble pas beaucoup réagir.
M. Frank Pacard. - Les grandes universités commencent à s'y mettre, mais un peu dans le désordre.
M. Joël Bourdin, président. - Dans certaines, l'e-learning se résume à la mise à disposition en ligne des cours polycopiés.
M. Frank Pacard. - Tout à fait, et cela n'a absolument rien à voir avec les MOOCs.
M. Yvon Collin. - S'agit-il toujours de modules spécifiques ou peut-il y avoir des cours magistraux filmés ?
M. Frank Pacard. - La captation en amphi, comme son nom l'indique, se résume à filmer le professeur en train de donner son cours, avec, de temps en temps, un zoom sur le tableau, pour scénariser un petit peu tout cela. S'agissant des cours en ligne, et particulièrement des MOOCs puisque c'est ce qui fait le plus de bruit actuellement, ils sont fabriqués de A à Z. Je le répète, il faut dix heures de travail pour fabriquer une heure de cours. C'est un module spécifique, pensé dès le départ pour être visionné par un internaute, avec un rythme de parole beaucoup plus lent que dans le cadre d'un cours en amphi.
Sur certaines plateformes, il est possible d'accélérer le cours. Sur Coursera, par exemple, vous pouvez doubler la vitesse de lecture.
M. Philippe Leroy. - Qui finance ces cours ?
M. Frank Pacard. - C'est une excellente question tout autant qu'un véritable problème. Il n'y a, pour l'instant, aucun modèle économique adossé à cet enseignement, même aux États-Unis. Néanmoins, il est possible de rentabiliser ces cours. L'École polytechnique y songe. Elle propose un master, en anglais, sur la thématique de l'énergie, du photovoltaïque et des énergies renouvelables, qui fonctionne très bien. Nous essayons d'exporter ce master vers un certain nombre de pays demandeurs en le déclinant sous la forme d'e-learning.
M. Joël Bourdin, président. - La totalité des matières du master sera-t-elle concernée ?
M. Frank Pacard. - Cela va se faire progressivement. Pour délocaliser les masters, c'est tout de même un outil très intéressant.
J'y insiste, il faut bien faire la différence entre une captation et un cours conçu dans le cadre des MOOCs. L'e-learning remet quelque peu l'enseignant au coeur du processus.
M. Yvon Collin. - L'élève qui suit le cours a-t-il la possibilité de poser des questions ?
M. Frank Pacard. - Grâce aux forums de discussions, chaque élève peut poser ses questions, lesquelles s'adressent en réalité à l'ensemble de la communauté qui suit le cours. Il y a toujours un internaute disponible pour y répondre. D'après des calculs qui ont été effectués, entre le moment où quelqu'un pose une question et le moment où il reçoit une réponse, vingt minutes se sont écoulées, quelle que soit l'heure du jour et de la nuit. Le réseau étant planétaire, tout fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
M. Alain Fouché, rapporteur. - Est-il possible d'agir en direct ?
M. Frank Pacard. - Oui. En général, le professeur intervient lorsqu'il y a véritablement un problème et qu'il n'est pas résolu par les élèves eux-mêmes. C'est vivant et interactif.
M. Yvon Collin. - Dans un système où prédomine la culture du résultat, comment valider l'efficacité de l'e-learning ?
M. Frank Pacard. - Si la question se pose bien entendu, les personnes qui suivent ces cours ont le désir d'apprendre et sont motivées.
M. Joël Bourdin, président. - Nous sommes là dans une problématique quelque peu différente de celle qui nous préoccupe en matière de formation professionnelle.
M. Frank Pacard. - Les entreprises ont d'ores et déjà intégré l'e-learning dans leurs programmes de formation continue, et ce pour des raisons de coût. Pour autant, comme nous l'ont expliqué des responsables d'Orange, l'introduction de l'enseignement en ligne dans le cadre de la formation continue n'a pas complètement mis fin à l'enseignement présentiel.
M. Joël Bourdin, président. - Il y a un lien social à préserver dans toute formation.
M. Frank Pacard. - Exactement. En fait, l'introduction de l'e-learning a transformé l'enseignement présentiel et la façon de penser la formation continue ou professionnelle. C'est ce qui, à mon sens, va aussi se passer dans les établissements d'enseignement supérieur.
Mme Renée Nicoux et M. Alain Fouché, rapporteur. - Comment évaluer les résultats obtenus et juger des progrès réalisés par les élèves par rapport aux cours classiques ?
M. Frank Pacard. - En matière d'évaluation, je dirai très simplement que, pour entrer à l'École polytechnique, il faut passer un concours, dont les épreuves se déroulent, non pas au sein de l'École, mais à l'extérieur, dans un centre d'examen.
Les cours en ligne ont cet intérêt qu'ils permettent de mesurer la manière dont les élèves comprennent le cours, minute après minute, de distinguer les passages trop compliqués - quand on s'aperçoit que des milliers d'élèves butent sur la même difficulté - ou, au contraire, trop faciles.
Pour l'instant, aucun système n'est en mesure d'évaluer le travail des élèves tout au long du cours. Les Américains sont en train d'expérimenter des systèmes très complexes, qui permettraient de contrôler ce que les internautes tapent sur leur clavier, mais, pour l'instant, aucun ne fonctionne.
Il pourrait être envisagé, dans la perspective de la diplomation, de faire passer des épreuves dans des centres d'examen. Ce serait une solution aisée à mettre en place.
M. Joël Bourdin, président. - Mais coûteuse !
Mme Renée Nicoux. - Il faudrait un système qui permette de déterminer si une certaine compétence a été acquise.
M. Frank Pacard. - Vous pourrez vérifier ce que la personne a compris ou non, mais vous ne serez jamais sûr de connaître sa véritable identité.
M. Joël Bourdin, président. - La certification de la connaissance est loin d'être facile, car elle suppose des centres d'examen dispersés.
M. Frank Pacard. - Pour l'instant, des universités telles que Stanford ou le MIT utilisent ces cours en ligne ouverts et massifs en leur sein, ce qui change quelque peu la nature de l'enseignement qui y est dispensé. S'agissant des apprenants extérieurs, ils ont déjà très souvent un métier.
M. Joël Bourdin, président. - Mais les apprenants « intérieurs » passent un examen. Ont-ils les mêmes cours, les mêmes méthodes ?
M. Frank Pacard. - Que l'École polytechnique propose ou non à ses élèves davantage de cours en ligne et un peu moins en amphi, ces derniers étant réservés à l'approfondissement des connaissances, de toute façon, les polytechniciens auront à effectuer des séances d'exercice et passer un examen final.
M. Yvon Collin. - Nous pouvons envisager une formule mixte, avec un cours en ligne dispensé par un professeur expert relayé par un médiateur. Cela me paraît une bonne méthode.
M. Frank Pacard. - C'est cette formule mixte que l'École polytechnique va essayer de mettre en place.
M. Joël Bourdin, président. - Cela existe déjà, notamment au CNED, le Centre national d'enseignement à distance, même si ce dernier propose plus de « l'oral projeté par écrit » que de véritables cours en ligne.
M. Frank Pacard. - Avec, déjà, une certification.
M. Joël Bourdin, président. - Et des gens sur place qui font travailler les élèves.
M. Philippe Leroy. - La première année de médecine à Metz est assurée par la faculté de Nancy.
M. Frank Pacard. - Dans les facultés de médecine, les amphis comptent mille ou deux mille étudiants. Certaines sont donc passées à l'e-learning, ce qui s'est avéré tout aussi efficace.
M. Joël Bourdin, président. - Subsiste tout de même un enseignement présentiel et une appréciation des connaissances à la fin de l'année.
M. Frank Pacard. - Tout à fait. L'enseignement présentiel joue toujours un rôle important car les élèves, au sein d'un établissement, forment en fait une communauté. Cela permet de développer la socialisation.
M. Joël Bourdin, président. - Et l'émulation.
M. Frank Pacard. - Ce que vous ne trouverez pas forcément dans le cadre de l'e-learning. Malgré tout, certaines expériences d'enseignement en ligne montrent que les élèves, même aux quatre coins du monde, parviennent à créer des groupes de discussions sur tel ou tel cours. En fait, personne n'a encore perçu les limites d'un système en perpétuelle évolution et finalement assez complexe.
M. Joël Bourdin, président. - Nous n'en sommes qu'au début d'une révolution sur le plan pédagogique.
M. Frank Pacard. - Sur ce plan, cela va laisser des traces, c'est sûr, et il faudra s'y faire. À un professeur de l'École polytechnique qui se montrait réticent et soucieux de défendre les cours en amphi devant cinq cents élèves de première année et de préserver leur caractère « sacré », j'ai rappelé ce qui s'était passé dans le domaine de la téléphonie : chacun peut être pour ou contre le téléphone portable, mais, aujourd'hui, dans la mesure où il n'y a plus de cabine téléphonique, le fait de ne pas en posséder constitue un problème.
M. Joël Bourdin, président. - Vous êtes dans la logique de Michel Serres.
M. Frank Pacard. - Je constate en tout cas que, de plus en plus, les élèves sont attirés par ce genre d'outils d'enseignement et les utilisent spontanément. Le seul point un petit peu embêtant à mes yeux, c'est que les établissements n'ont aucun moyen de contrôle, tout est fait de l'extérieur.
M. Joël Bourdin, président. - Pour le moment, oui, et il faut faire attention. Je suis membre de la commission de l'éducation, de la communication et des affaires culturelles de l'Assemblée parlementaire de la francophonie et, à ce titre, je reçois des informations sur ce qui se passe un peu partout en la matière. Ainsi m'a-t-on cité le cas d'un professeur de l'université de Laval, au Québec qui a monté sa propre opération commerciale sous l'appellation « professeur de Laval » : il n'est pas en procès, mais il est en discussion avec ses autorités qui lui reprochent d'utiliser son titre. De tels litiges vont se multiplier.
M. Frank Pacard. - Assurément. Pour en avoir discuté avec la direction de l'École normale supérieure, je peux vous dire que notre préoccupation est de garantir une qualité de cours raisonnable. Sur Internet, on trouve de tout.
M. Alain Fouché, rapporteur. - Le bon comme le moins bon.
M. Joël Bourdin, président. - Êtes-vous en rapport avec vos collègues de Lausanne ?
M. Frank Pacard. - Tout à fait. Le projet de portail que j'ai évoqué destiné à donner de la visibilité à notre action associe justement les deux Écoles polytechniques et l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Nous devons nous réunir à la fin de la semaine. Deux autres établissements, l'un, canadien, l'autre, belge, vont peut-être nous rejoindre.
Mme Renée Nicoux. - Sur quelle base s'effectue l'inscription à ces cours ? Le volontariat ?
M. Frank Pacard. - Oui. Je le redis, l'inscription, pour ce qui nous concerne, est gratuite. La délivrance du certificat, elle, est payante, mais elle ne représente pas un énorme montant. Un certain nombre de cours en ligne sont d'ores et déjà payants, car il faut bien se rendre compte qu'il s'agit d'une activité très rapidement rentable.
Un cours en français ne va pas attirer autant d'élèves qu'un cours en anglais. L'École centrale de Lille a enregistré deux mille élèves « sérieux » qui ont suivi les cours qu'elle avait fabriqués et mis en ligne sur sa propre plateforme. Elle a dû payer de la publicité sur les réseaux sociaux et dans les journaux spécialisés pour attirer des élèves. Cette école propose désormais le même cours tant en interne qu'à l'externe. Cela présente l'avantage, d'après elle, de mêler deux populations, les futurs ingénieurs en formation à l'École centrale et des ingénieurs déjà en poste dans les entreprises : tous se retrouvent sur les forums de discussions prévus à cet effet, ce qui était inimaginable voilà quelques années.
M. Joël Bourdin, président. - Peut-être pourrions-nous aborder le second point de l'ordre du jour, à savoir l'intérêt plus ou moins marqué que portent les élèves ingénieurs pour le secteur de l'industrie.
M. Frank Pacard. - Avant d'être professeur puis directeur général adjoint de l'École polytechnique, j'ai enseigné à l'université Paris-Est. Je suis donc en mesure de faire des comparaisons entre le mode de fonctionnement de l'université et celui de l'École polytechnique. Au sein de cette dernière existent deux commissions très importantes : la commission amont et la commission aval.
La commission amont se préoccupe des conditions de recrutement et d'organisation technique du concours. La commission aval a un rôle essentiel puisqu'elle s'intéresse aux emplois offerts aux polytechniciens. Elle est principalement constituée de chefs d'entreprise, qu'il s'agisse de PME, de start-up ou de grands groupes.
M. Joël Bourdin, président. - Ce sont des anciens élèves de Polytechnique ?
M. Frank Pacard. - Pas forcément, mais il y en a tout de même beaucoup ! Présidée par Xavier Huillard, président-directeur général de Vinci, la commission aval identifie les métiers dans l'industrie et les secteurs qui ont besoin d'ingénieurs. Elle a notamment abordé la question, fondamentale, de l'internationalisation de l'École et de l'exposition des polytechniciens à l'international. Voilà une vingtaine d'années, les élèves, au cours de leurs études à l'École polytechnique, n'étaient formés que sur le plateau de Palaiseau. Nous nous efforçons maintenant de les envoyer ailleurs, à l'étranger.
La commission aval a ainsi attiré notre attention sur l'intérêt de développer l'acculturation des élèves ingénieurs à l'égard du Brésil, de l'Inde, de la Chine, sans forcément que cela nécessite l'obtention d'un double diplôme avec une université de ces pays. Les échanges qui ont lieu dans le cadre de la commission aval nous permettent de faire évoluer l'enseignement au sein de l'École en vue de l'adapter aux besoins des entreprises.
Au cours des deux dernières années, nous avons pu nous rendre compte d'une baisse d'attractivité du secteur de la finance, baisse due essentiellement à la crise économique et au fait que les banques, ces temps-ci, ont mauvaise presse.
M. Joël Bourdin, président. - Les modèles mathématiques de la finance ont révélé leurs limites.
M. Frank Pacard. - Je vous laisse le soin d'en parler avec Nicole El Karoui. En tant que mathématicien moi-même, je n'entrerai pas sur ce terrain.
Cela étant, les métiers de la finance et, dans une moindre mesure, ceux du conseil connaissent une désaffection. Pour reprendre l'image des vases communicants, je dirai que, quand la finance va bien, on préfère la finance au conseil, et que, quand la finance va mal, c'est l'inverse.
Par ailleurs, de plus en plus de polytechniciens se déclarent intéressés par l'entreprenariat sous toutes ses formes. L'École a pris en compte cette nouvelle tendance en mettant en place un certain nombre d'enseignements sur le management de l'innovation, ainsi que des enseignements spécifiques pour faire en sorte que les élèves puissent éventuellement monter leur entreprise à leur sortie de l'X. Je rappelle que, du fait de leur statut de militaires et de leur obligation de disponibilité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les élèves ne sont pas autorisés à monter une start-up.
Nous avons également instauré des enseignements non présentiels, qui permettent de familiariser les polytechniciens à deux notions : premièrement, la prise de risques ; deuxièmement, le fait que tout problème n'a pas forcément de solution. L'élève français qui intègre une école d'ingénieurs n'a été confronté qu'à des problèmes qui ont des solutions et pour lesquels il avait les outils pour les trouver.
Les enseignements spécifiques que nous avons mis en place sont liés à la recherche : ils sont destinés à apprendre aux élèves que, à l'instar de la vie de tous les jours, des problèmes sont mal posés, impossibles à résoudre faute de disposer des outils nécessaires, et que certains objectifs méritent d'être revus. Nous les sensibilisons à la notion de travail en groupe.
Nous proposons ainsi toute une panoplie d'enseignements pour aider les élèves à redécouvrir en quelque sorte les métiers classiques d'ingénieur ou des métiers approchants. Les élèves préfèrent ce genre d'enseignements aux cours traditionnels en amphi. Notre objectif est de répondre à la fois à la demande des élèves et aux besoins des entreprises.
Malheureusement, tout n'est pas rose. Il est des grands secteurs industriels qui n'attirent pas du tout. Des responsables de PSA nous ont expliqué que, dans la période actuelle, attirer des polytechniciens dans l'automobile était quasiment impossible.
Souvent, les carrières proposées dans les filières techniques ne sont pas suffisamment attractives et les futurs ingénieurs s'en détournent.
M. Joël Bourdin, président. - Au profit de quels domaines ?
M. Frank Pacard. - La recherche opérationnelle, par exemple. Énormément d'entreprises, dont Air France, en ont besoin. Cela concerne des métiers un peu plus techniques autour de la statistique au sens large. Je citerai le data mining, qui consiste à aller fouiller les grandes bases de données pour en retirer des informations, car on ne sait pas trop bien comment faire.
Sont ainsi en train de se développer un certain nombre de nouveaux métiers à très forte composante scientifique mais qui ne sont pas des métiers de l'ingénierie classique.
En tant que P-DG de Vinci, Xavier Huillard voit très bien l'intérêt, pour un polytechnicien, d'intégrer une entreprise en exerçant un métier technique dans un premier temps et se voir offrir par la suite un travail comportant une base de management un peu plus importante. Certaines entreprises parviennent encore à attirer énormément d'ingénieurs en leur proposant des parcours très attractifs en termes d'évolution de carrière.
De notre point de vue, les principes qui ont présidé à la création de l'École polytechnique restent encore valables aujourd'hui. Nous sommes convaincus de l'intérêt pour nos élèves ingénieurs de cumuler des études scientifiques relativement poussées, dont le niveau est très proche de ce qui se fait dans les laboratoires de recherche, et une culture pluridisciplinaire : c'est un atout dans la perspective des métiers de demain.
M. Joël Bourdin, président. - Surtout que les métiers évoluent souvent.
M. Frank Pacard. - Absolument, et de plus en plus. Les entreprises elles-mêmes se recomposent. Personne ne sait véritablement quelles seront les compétences demandées dans dix, quinze, vingt ans.
M. Philippe Leroy. - Il semble que, au travers du projet de loi sur l'enseignement supérieur actuellement en discussion au Parlement, domine une tendance à vouloir « faire la guerre » aux écoles d'ingénieurs, sauf aux grands établissements, et à banaliser l'ingénieur dans le cadre du cursus universitaire. Quel est votre point de vue ?
M. Frank Pacard. - Le problème est beaucoup plus profond selon moi. L'une des qualités des ingénieurs français tient au fait qu'ils ont tous été exposés à énormément de mathématiques, beaucoup plus que n'importe quel autre ingénieur dans le monde, avec une attention particulière portée aux raisonnements abstraits. Or cette capacité, je le crains, risque de disparaître dans les années à venir, du fait de la réforme des programmes de seconde, première, terminale, et des programmes de classes préparatoires, où le niveau d'abstraction demandé baisse encore d'un cran.
Ce faisant, même si les élèves sont toujours aussi intelligents et qu'il y a toujours le même pourcentage de génies, on tend à « fabriquer » une nouvelle génération d'ingénieurs qui n'auront plus forcément la capacité de faire des raisonnements abstraits et compliqués.
M. Joël Bourdin, président. - Qui leur permet de passer d'un secteur à un autre.
M. Frank Pacard. - Quoi qu'on en dise, c'était une force. Les écoles d'ingénieurs à la française repose sur un système qui a fait ses preuves au cours des cinquante dernières années, que d'autres pays nous envient et qui est en train d'essaimer à l'étranger, notamment en Asie et au Maghreb.
C'est dans cette baisse du niveau d'abstraction que résident le principal problème et ma principale crainte.
M. Philippe Leroy. - Je partage votre point de vue.
M. Frank Pacard. - L'hypothèse de l'absorption des classes préparatoires par les universités est un sujet complexe. Ce qui fait la force des très grandes écoles, c'est tout de même la sélection. L'École polytechnique envoie en quatrième année ses élèves dans tous les grands établissements mondiaux : Stanford, MIT, EPFL, l'École polytechnique fédérale de Zurich, - l'ETH -, l'Institut royal de technologie de Stockholm - KTH -, l'Imperial College, etc. Grosso modo, les polytechniciens de quatrième année sont bien meilleurs que n'importe quel étudiant de tous ces grands établissements. La plupart nous demande comment nous faisons. La réponse est simple : il y a un concours à l'entrée. C'est vraiment un dispositif que les autres, y compris les grandes universités américaines, nous envient.
La sélection des élèves à l'entrée permet d'avoir des promotions relativement homogènes, même si c'est de moins en moins vrai, et « un produit », à la sortie de l'école, sinon standardisé, du moins calibré. Les entreprises savent à quoi elles s'attendent quand elles embauchent un polytechnicien.
Quant à savoir s'il faut faire disparaître les classes préparatoires ou les transférer à l'université, je pense que tout dépend à quel niveau on se place. À celui de la France, ce serait une erreur phénoménale que de casser un système qui, finalement, malgré de gros défauts, notamment au niveau de la parité - 20 % de filles seulement -, présente deux avantages.
Premièrement, dans la mesure où les filières scientifiques universitaires connaissent une crise réelle, sans les classes préparatoires et les écoles d'ingénieurs, encore plus d'étudiants se seraient détournés des études scientifiques. Deuxièmement, un tel système permet à la France de produire les ingénieurs dont l'économie a besoin. Que ces ingénieurs se dirigent vers la finance et le conseil, c'est un autre problème.
Je tiens à ouvrir une parenthèse : il est extrêmement difficile de lutter contre les entreprises de conseil ou de la finance, qui disposent d'énormément de pouvoirs et ont besoin d'ingénieurs bien formés, auxquels elles font faire totalement autre chose.
Je suis donc quelque peu inquiet. Je perçois bien les problèmes qui se posent à l'université, mais il y aurait, pour la France, un danger énorme à détruire un système qui, malgré ses défauts, fonctionne relativement bien.
M. Philippe Leroy. - Nous avons intérêt à le défendre.
Mme Renée Nicoux. - Il faudrait surtout arrêter de lui tirer dessus.
M. Frank Pacard. - Un autre aspect important est le coût des études. On dit toujours que les classes préparatoires et les écoles d'ingénieurs coûtent beaucoup plus cher que les études à l'université : ce n'est pas réellement vrai. Si vous rapportez le coût total des études au nombre de personnes qui sortent à Bac+5, l'université coûte plus cher.
Au niveau master, sur lequel se focalise notamment le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, universités et grandes écoles sont en compétition.
M. Alain Fouché, rapporteur. - Y a-t-il beaucoup d'ingénieurs « aspirés » par l'étranger ?
M. Frank Pacard. - Oui. Étonnamment, les États-Unis ont toujours énormément la cote. Nous avons encore beaucoup de mal à envoyer les polytechniciens en Europe, à l'exception de l'Angleterre. Les polytechniciens ont le droit d'effectuer leur quatrième année à l'étranger, où bon leur semble. Ils sont nombreux à en profiter pour aller prendre un bol d'air aux États-Unis.
M. Joël Bourdin, président. - Cette tendance n'est ni nouvelle ni liée à la crise.
M. Frank Pacard. - Chaque année, le constat est le même : le polytechnicien veut aller faire sa quatrième année aux États-Unis, point final. Et ce n'est pas faute de les sensibiliser à la construction de l'Europe.
M. Joël Bourdin, président. - Il y a tout de même quelques « originaux » qui vont en Chine ou en Inde.
M. Frank Pacard. - Nous en avons, mais nous aimerions en voir davantage aller dans les autres pays européens, en Allemagne ou en Italie, où existent de très bonnes formations.
Nous sommes en train de travailler sur ce sujet, pour inciter fortement les élèves à choisir des destinations vers lesquelles ils ne se tournent pas spontanément : Inde, Brésil, Amérique du Sud. Il y a une demande de la part des entreprises d'avoir des ingénieurs formés et possédant une expérience de ces pays. Notre objectif est également de mettre l'accent sur l'Europe.
M. Alain Fouché, rapporteur. - Dans le cadre de l'étude de prospective sur l'emploi et la formation à l'horizon 2025 que je mène actuellement, j'ai auditionné une personne qui a défendu le développement de formations pluridisciplinaires très poussées aussitôt après le baccalauréat, pour donner à chacun une base suffisamment solide pour pouvoir changer de métier en cours de carrière. Qu'en pensez-vous ?
M. Frank Pacard. - Les étudiants qui intègrent l'École polytechnique viennent des classes préparatoires. Pour l'essentiel, ils sont bons en mathématiques et en physique, mais ne savent rien faire d'autre. Je caricature, bien sûr !
À partir de leurs acquis des classes préparatoires, l'École polytechnique ouvre à ses élèves l'éventail des connaissances. L'un des avantages est d'avoir des élèves captifs : nous pouvons donc imposer notre projet pédagogique. D'autres écoles, au contraire, doivent composer avec les desiderata des étudiants. Pour développer cette culture pluridisciplinaire, les élèves dans les deux premières années de leur cursus se voient contraints de suivre au moins cinq disciplines différentes.
M. Alain Fouché, rapporteur. - Cela leur permettra de rebondir plus tard.
M. Frank Pacard. - Cela leur donne effectivement une ouverture d'esprit. Les polytechniciens découvrent ainsi d'autres domaines, ce qui peut les amener, dans la construction de leur parcours professionnel, à prendre des chemins auxquels ils n'auraient pas pensé.
De ce point de vue, la commission aval nous pousse à tenir ce cap et continuer dans cette voie. Je le répète, nous développons notre projet pédagogique à partir d'un socle extrêmement solide : les élèves qui entrent à l'école ont une formation scientifique très poussée dans au moins deux disciplines. Il faut faire attention, car je ne suis pas persuadé qu'introduire trop de pluridisciplinarité trop tôt soit une excellente idée.
M. Alain Fouché, rapporteur. - Ne pas en introduire du tout n'est pas souhaitable non plus.
M. Frank Pacard. - Le manque de pluridisciplinarité constitue un problème, comme on peut le voir à l'université. L'École polytechnique intègre une quinzaine d'étudiants issus de l'université et qui ont essentiellement des formations monochromatiques, en chimie, physique, mathématiques ou mécanique : eux ont énormément de mal à acquérir la pluridisciplinarité et souffrent beaucoup pour rattraper leur retard.
Le projet pédagogique est tout de même fondé sur le fait que les polytechniciens arrivent à travailler très rapidement : maîtrisant parfaitement deux disciplines, ils étendent leurs connaissances dans d'autres domaines en partant de ce qu'ils savent bien faire.