Mardi 17 juin 2014
- Présidence de M. David Assouline, président -Rapport annuel sur l'application des lois
La réunion est ouverte à 15 heures 35
M. David Assouline, président. - Cette réunion est un temps fort du travail de votre commission, puisque c'est celle de la présentation du rapport annuel de l'application des lois. Nous aurons également un débat en séance publique sur ce thème dans le cadre de la dernière semaine d'ordre du jour gouvernemental de la session ordinaire, ce qui n'a pas été chose aisée à obtenir.
Cette année, cet exercice sera aussi l'occasion de tirer le bilan des trois ans d'existence de cette commission au service d'une nouvelle culture du contrôle et de l'évaluation.
Je tiens d'abord à vous remercier pour votre soutien, d'autant plus que l'organisation du temps de travail au Sénat est peu propice à un bon fonctionnement de commissions transversales comme la nôtre : nos réunions ont souvent lieu en même temps que celles des autres commissions ou que la séance publique... Il faudra bien un jour ou l'autre que le Sénat trouve le moyen de rationnaliser la pratique de la transversalité.
Je salue tous ceux qui ont participé à cette aventure collective, car nous avons dû inventer et innover au fur et à mesure de notre fonctionnement : c'est le cas par exemple de la pratique du rapport en binôme.
Je salue également le travail des sept commissions permanentes pour suivre l'application des lois. Leurs bilans particuliers, sur lesquels je me suis appuyé pour établir cette synthèse, seront comme l'an dernier publiés en annexe du rapport.
Enfin, je veux exprimer ma reconnaissance pour l'attention que nous ont témoignée, depuis 2011, les ministres en charge des relations avec le Parlement, Patrick Ollier, Alain Vidalies et aujourd'hui Jean-Marie Le Guen, ainsi que le secrétaire général du Gouvernement, qui est resté en poste durant toute cette période et qui a été un élément moteur de notre coopération avec l'exécutif.
Pour une commission ne s'étant constituée effectivement qu'en janvier 2012, notre bilan d'activité est plus qu'honorable : nous avons tenu vingt-huit réunions, dont beaucoup ouvertes aux sénateurs des autres commissions permanentes, pour une durée totale de quarante-deux heures ; nous avons présenté au Sénat quatorze rapports thématiques, auxquels s'ajouteront ceux qui sont encore en cours de préparation ; nos rapporteurs ont procédé à plus de cent quatre-vingt-dix auditions ; enfin, nos travaux ont fait l'objet de onze débats en séance publique en présence, à chaque fois, du ministre concerné : là encore, ce n'était pas gagné d'avance !
Ces chiffres ne sont, bien sûr, pas comparables à ceux des commissions permanentes ; mais comme nous appartenons tous à l'une d'entre elles, ainsi parfois qu'à la commission des affaires européennes ou à une délégation, participer à cette commission nous occasionne un surcroît de travail. C'est en même temps une chance : comme le faisait remarquer Mme Bouchoux la semaine dernière, si elle n'avait pas appartenu à la commission de l'application des lois, elle n'aurait jamais eu l'occasion de rencontrer des sénateurs n'appartenant pas à sa commission permanente.
M. Jean-Claude Lenoir. - Elle pensait sans doute à moi...
M. David Assouline, président. - Notre secrétariat a recoupé ses chiffres avec ceux du secrétariat général du Gouvernement, précaution indispensable pour porter une appréciation sérieuse sur le rythme de publication des décrets d'application et éviter d'inutiles polémiques comme celle que nous avions connue la première année. Nos décomptes aboutissent, sur la mise en application des lois promulguées entre le 1er octobre 2012 et le 30 septembre 2013, à des résultats d'ensemble convergents.
Au cours de cette période, cinquante lois ont été promulguées, hors conventions internationales, ce qui représente, pour la première année pleine du quinquennat, un niveau d'activité législative élevé. Parmi elles, dix-neuf étaient d'initiative parlementaire et onze émanaient du Sénat, qui a donc été l'an dernier à l'origine de plus d'une loi sur cinq, même si ce ne sont peut-être pas les plus importantes. J'y vois une montée en puissance de l'initiative parlementaire consécutive à la révision constitutionnelle de juillet 2008. Les effets positifs de cette réforme sont assez rares pour qu'on les souligne !
La publication des règlements d'application s'est effectuée à un rythme satisfaisant, qui confirme la tendance relevée depuis deux ans : 90 % des lois promulguées sont entrées en application totale ou partielle. Mais ce chiffre n'a de signification que relative, car sur les cinquante lois de l'année, vingt étaient d'application directe. Si on regarde les choses avec optimisme, on considérera d'ailleurs peut-être que ces 20 lois d'application directe traduisaient une prise de conscience qu'il ne faut pas opérer trop de renvois à des textes d'application...
Le décompte par mesures est bien plus révélateur : il se situe, pour le Gouvernement comme pour nous, aux alentours de 65 %. C'est cet indicateur qui représente le taux effectif de mise en application des textes adoptés par le Parlement au cours de l'année parlementaire 2011-2012.
On constate certes entre les différentes commissions permanentes des écarts notables, que leurs bilans particuliers mettent en évidence. En outre, un pourcentage moyen de mise en application ne rend pas compte de l'effort réglementaire réel déployé par le Gouvernement, selon l'ampleur des lois considérées et la complexité des décrets à prendre.
Mais si l'on raisonne sur des bases comparables d'une année à l'autre, ce taux d'environ 65% représente tout de même une progression spectaculaire par rapport aux pourcentages calamiteux observés jusqu'à juin 2010 (entre 10 % au plus bas et 35 % dans les meilleures années). Ils ont plus que doublé depuis cette époque, grâce d'abord à un rattrapage significatif durant la dernière année du gouvernement Fillon, puis surtout au maintien d'un rythme soutenu après l'alternance de 2012.
Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault a confirmé dès son entrée en fonction la règle, posée par son prédécesseur en 2008, de faire paraître les décrets d'application de toutes les nouvelles lois dans un délai maximum de six mois, effort d'autant plus méritoire qu'il concernait aussi un certain nombre de mesures issues de l'ancienne majorité.
Certes, nous n'en sommes pas encore au taux de 100 % que le Parlement serait en droit d'attendre, mais la situation actuelle n'a plus aucune commune mesure avec la situation antérieure.
J'ai noté avec satisfaction que le gouvernement de Manuel Valls maintiendrait le même cap : selon Jean-Marie Le Guen, que nous avons entendu la semaine dernière, le nouveau gouvernement est « extrêmement attaché à la bonne application des textes votés par le Parlement ». « Le premier message que je veux porter devant vous, a-t-il ajouté, est que le Gouvernement s'assigne les mêmes objectifs que ses prédécesseurs : sauf exception dûment justifiée, dont il sera rendu compte devant le Parlement, les lois doivent être applicables dans les six mois qui suivent leur publication ».
Ayons l'immodestie de penser que ce redressement nous est aussi imputable ! La création de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois a favorisé ce mouvement, en portant le débat de l'application des lois sur la scène politique, ce qui a mis le Gouvernement sous pression. Aujourd'hui, plus personne n'accepterait des taux aussi médiocres que ceux constatés ne serait-ce qu'il y a une dizaine d'années. C'est la preuve d'une nouvelle prise de conscience, toutes tendances politiques confondues.
Autre tendance notable : une pente pluriannuelle favorable sur l'ensemble de la XIVème législature, même s'il est beaucoup trop tôt pour en tirer des conclusions définitives. Pour l'ensemble des lois votées depuis le 20 juin 2012, le taux de mise en application totale ou partielle s'élève à 88 %.
Enfin, les délais moyens de publication des décrets se rapprochent en général des objectifs fixés en 2008, même s'il reste des marges de progrès : sur les 310 mesures réglementaires prises pour l'application de lois de l'année parlementaire, 174 ont été publiées dans un délai ne dépassant pas six mois. Je vous renvoie à mon rapport écrit pour le détail des chiffres.
Dans ce bilan d'ensemble, quelques points me paraissent beaucoup plus problématiques. Le premier est le sort objectivement moins favorable réservé aux textes d'initiative parlementaire : tandis que 67% des mesures introduites par la voie d'amendements du Gouvernement sont entrées en application, ce n'est le cas que de 48% de celles proposées par l'Assemblée et de 24% de celles émanant du Sénat. Le moins que l'on puisse dire est que l'administration met moins d'énergie à traduire en décrets les dispositions d'origine parlementaire, et particulièrement sénatoriale.
Mme Muguette Dini. - Cela n'est pas acceptable : il faut protester.
M. David Assouline, président. - C'est bien mon intention. Le second point problématique, que j'avais déjà souligné l'an dernier, est le contraste entre la procédure législative accélérée qu'on nous impose trop souvent et la lenteur du suivi réglementaire des textes adoptés en urgence.
Mme Muguette Dini. - Tout à fait exact.
M. David Assouline, président. - La situation est un peu moins mauvaise que certaines années mais, sur le plan des principes, nous vivons mal que le Gouvernement impose au Parlement d'examiner de nombreux projets de loi en procédure accélérée, alors que la publication de leurs décrets d'application prend souvent plusieurs mois.
Il faudrait vraiment qu'à l'avenir, si le Gouvernement nous presse, les assemblées demandent que les décrets d'application sortent rapidement.
Même réserve quant à l'apurement du « stock ancien » - j'entends par là les lois antérieures à 2007 - auquel j'ai consacré d'amples développements l'an dernier : les lois que l'on n'applique pas parce qu'on les considère comme obsolètes devraient être abrogées ; à défaut, elles doivent recevoir leurs textes d'application. Il n'y a eu sur ce point aucun progrès significatif cette année, et tout porte à croire qu'il n'y en aura jamais, à moins d'une impulsion volontariste de l'exécutif, pour le moins improbable.
Les commissions semblent s'y être résignées comme à une évidence : les alternances, les changements de priorités politiques et les nouvelles exigences du moment ont pour effet quasi-mécanique de reléguer les vieilles lois aux oubliettes réglementaires...
Quant aux rapports que le Gouvernement doit remettre au Parlement, la situation demeure assez contrastée. Les commissions déplorent que le Gouvernement ne dépose pas tous les rapports qu'on lui demande, ou qu'il le fasse dans des délais souvent beaucoup plus longs que prévu : en moyenne, seulement un rapport sur deux est déposé en temps utile. Cette tendance générale, à peu près constante d'une année sur l'autre, est bien peu respectueuse de la volonté du Parlement !
D'un autre côté, nous nous plaignons souvent d'être submergés de rapports que nous n'avons pas le temps d'exploiter de manière optimale. Si je voulais être provocateur, je dirais que ça donne peut-être une bonne excuse au Gouvernement pour ne pas nous remettre tous les rapports demandés !
Selon les décomptes de la direction de la séance, le Gouvernement a déposé, au cours des cinq dernières sessions, plus de 450 rapports, sans compter tous ceux qui nous arrivent par d'autres canaux, comme celui de la Cour des comptes...
C'est une technique parlementaire classique : on demande un rapport toutes les fois qu'un amendement n'est pas adopté. Comment s'étonner, dans ces conditions, qu'ils soient de qualité très inégale ? Nous devrions être plus mesurés dans nos demandes de rapports, et tirer un meilleur parti de ceux qui nous sont fournis. Je pense en particulier à l'exploitation des rapports dits « de l'article 67 », qui font état, dans les six mois suivant sa promulgation, de la mise en application de toute nouvelle loi.
En définitive, il est regrettable que beaucoup trop de mesures votées par le Parlement ne soient pas encore entièrement applicables, mais nous devons reconnaître les efforts accomplis depuis trois ans par le Gouvernement et par son secrétaire général pour un respect plus vigilant de ses obligations. Sans être optimaux, les chiffres de l'année parlementaire 2012-2013 sont bons : ils traduisent une réelle prise de conscience de la nécessité de publier rapidement les décrets d'application, et la volonté politique d'y parvenir.
J'en viens maintenant à plusieurs recommandations techniques de nature à améliorer notre contrôle. La première serait de mieux réguler la pratique du renvoi à un décret en Conseil d'État, dont l'audition de la semaine dernière a bien montré les effets pervers : on abuse du procédé -sans doute parce qu'il est plus valorisant qu'un décret ordinaire- et cela provoque l'engorgement du processus réglementaire. Dans la plupart des cas, on obtiendrait les mêmes garanties en renvoyant à un décret simple, voire sans renvoi du tout... J'ai été renforcé dans cette conviction par le secrétaire général du Gouvernement, qui nous a dit lutter contre l'usage de cette mention dans les avant-projets de lois. Guerre perdue d'avance, si le renvoi supprimé est rétabli au stade de la discussion parlementaire, parfois même à l'instigation du ministre intéressé...
On pourrait aussi tirer meilleur parti des questions parlementaires au service de l'application des lois. D'après les statistiques établies par la division des Questions, plus de 150 des quelque 6 300 questions écrites posées par les sénateurs en 2013 ont porté précisément sur les difficultés ou les retards de mise en application des lois. Le problème, c'est que beaucoup de ces questions demeurent elles aussi sans réponse....
C'est d'autant plus dommageable que les sénateurs, en bons connaisseurs des réalités locales, posent des problèmes très concrets d'application des lois dans leurs questions écrites : c'est une mine d'informations dont nous n'avons pas toujours connaissance, alors que ces problèmes relèvent pourtant directement de notre champ de compétence.
Lors de son audition, le ministre nous a proposé de réfléchir à un nouveau parcours des questions écrites portant sur l'application des lois. Si la réponse tardait, elle pourrait être relancée par le Président de la commission pour le contrôle de l'application des lois, qui saisirait le ministère chargé des relations avec le parlement pour activer le ministère concerné.
Ce « nouveau parcours » ouvre sans aucun doute des perspectives intéressantes que le Sénat pourrait essayer de suivre, au moins à titre expérimental, dès la prochaine rentrée parlementaire.
Le contrôle n'est pas une fin en soi : il n'a d'intérêt que s'il débouche sur des mesures effectives mettant en oeuvre les observations et les recommandations qui en ressortent. Cela suppose un dispositif en aval permettant d'en apprécier les effets concrets.
Dans cette perspective, je souhaiterais également un suivi plus spécifique des propositions formulées par les rapporteurs des bilans d'évaluation de notre commission, en coordination bien sûr avec les commissions permanentes.
J'en viens à quelques réflexions plus générales sur l'amélioration de la qualité de notre législation.
La nouvelle culture normative, promue notamment par l'OCDE, est sous-tendue par l'idée que, pour pouvoir s'appliquer, la loi doit être rentable et réaliste.
Il ne faut cependant pas aller trop loin sur ce terrain, car il recèle un risque pour notre liberté d'appréciation et de proposition : qui décidera si une loi est réaliste ? Nous ne devons pas nous autocensurer au nom de la qualité de la loi ; pour autant, les mauvaises habitudes parlementaires consistant à doubler ou tripler la longueur des textes législatifs au fil de la navette ne contribuent ni à leur lisibilité ni à leur efficacité. Si les parlementaires étaient moins enclins à porter leur marque sur les lois en multipliant les articles, l'administration aurait moins de décrets à faire, et les citoyens moins de difficulté à les comprendre. Prenons l'exemple de la loi Alur...
M. Jean-Claude Lenoir. - Ne vous dépêchez pas de la faire appliquer, le Gouvernement veut en supprimer beaucoup de dispositions !
M. David Assouline, président. - ...Elle compte 138 articles et 177 décrets d'application... Ils ne seront bien sûr pas publiés dans les six mois !... C'est une situation dont nous sommes tous responsables. Autre exemple, la loi sur l'indépendance de l'audiovisuel, dont j'ai été rapporteur : elle ne comportait au départ que quelques articles, mais de nombreuses questions audiovisuelles en souffrance y ont été raccrochées au fil des débats de l'Assemblée nationale, ce qui doublé la longueur du texte. Puis, le même phénomène s'est produit au Sénat.
Mme Muguette Dini. - Cela montre en tout cas que nous servons à quelque chose...
M. David Assouline, président. - Il serait bon que, sans contrevenir à l'indispensable séparation des pouvoirs législatif et exécutif, que le gouvernement recueille de façon informelle l'avis des parlementaires sur les projets de loi en préparation. Si leur avis y était mieux pris en compte dès le départ, le risque d'inflation des textes, par la suite, serait moindre.
J'ai été récemment auditionné, à l'Assemblée nationale, par la mission sur la simplification des normes ; j'en ai retiré l'idée qu'une meilleure coordination de l'Assemblée et du Sénat sur le contrôle de l'application des lois et l'évaluation des politiques publiques était souhaitable. Le comité d'évaluation des politiques publiques de l'Assemblée est le pendant de notre commission pour le contrôle de l'application des lois. Des rencontres formelles régulières sont nécessaires pour nous répartir le travail, en évitant que nos évaluations portent sur les mêmes sujets et en profitant au maximum de nos réflexions respectives. Nous pourrions aussi échanger sur la pratique du contrôle parlementaire. Ce serait une bonne manière de dépasser notre mentalité, un peu immature, de concurrence entre les deux assemblées.
Mais les parlementaires n'optimiseront réellement le contrôle de l'application des lois que lorsqu'ils en auront les moyens. Aujourd'hui les moyens sont tous entre les mains de l'exécutif, si bien que nous en sommes tributaires, y compris pour le contrôler. Le Sénat américain, à l'inverse, dispose de ses propres effectifs, ce qui donne tout son sens à son indépendance. On ne peut en dire autant de notre commission, bien mal pourvue administrativement. On nous a donné une très grande mission avec très peu de moyens.
J'avais consacré l'an dernier d'amples développements aux travaux de modernisation de l'action publique dans le prolongement des travaux du CIMAP. Cette année, mon rapport écrit approfondira d'autres aspects, notamment en ce qui concerne l'amélioration des normes intéressant les collectivités territoriales.
Tous les élus locaux le savent, les collectivités territoriales rencontrent de grosses difficultés de toute sorte dans la mise en oeuvre des normes, en particulier les petites et moyennes communes, qui ne disposent pas de personnel en quantité suffisante. Elles font face à un véritable « choc de complication », au moment où chacun s'accorde sur la nécessité du choc de simplification...
Les dernières municipales nous ont montré le caractère délétère de cette situation : d'après une statistique récente, la moitié des maires sortants qui ne se sont pas représentés en 2014 auraient justifié leur renoncement par les pesanteurs administratives...
Dans le cadre de la modernisation et de la simplification de l'action publique, plusieurs mesures ont été décidées cette année, pour alléger le carcan normatif enserrant les collectivités territoriales. Cela répond à une des demandes les plus importantes des États généraux de la démocratie territoriale, organisés l'an dernier à l'initiative du Président du Sénat.
De même, un Conseil national en charge de l'évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales (CNEN) vient d'être créé. Ce conseil est issu d'une proposition de loi présentée en décembre 2012 par nos deux collègues Mme Jacqueline Gourault et M. Jean-Pierre Sueur. C'est une réponse pragmatique au problème de l'excès de normes.
Il a également été institué un médiateur spécialisé, fonction qui vient d'être confiée à notre ancien collègue, Alain Lambert, qui préside par ailleurs le CCEN et qui veillera sous sa double casquette à faciliter un dialogue plus fluide entre l'administration et les collectivités territoriales.
Je fais également état, dans mon rapport écrit, d'un certain nombre de réflexions concernant les études d'impact. C'est un outil dont nous n'exploitons pas encore toutes les potentialités, aussi bien comme instrument d'évaluation prévisionnelle au moment de l'examen des textes devant le Parlement, qu'une fois ces lois entrées en vigueur.
Aujourd'hui, beaucoup d'études d'impact jointes aux projets de loi se présentent encore comme une sorte « d'exposé des motifs bis », dont l'utilité réelle est limitée. Pourtant, dans mon esprit, l'étude d'impact et le bilan d'évaluation appartiennent au même continuum normatif.
Mme Muguette Dini. - Vous avez évoqué l'amélioration du taux d'application des lois et rendu hommage à Patrick Ollier : c'est lui en effet qui, de 2009 à 2011, a littéralement harcelé ses collègues pour obtenir ce résultat. Je m'associe donc à votre hommage.
Quant à l'inflation des textes législatifs, vous savez que je ne suis pas portée à la polémique, mais force est de constater que beaucoup de projets de loi récents ont été improvisés et nous sont arrivés dans un état insuffisamment abouti. S'y ajoute l'effet de la technostructure : même quand les ministres, avertis par leur expérience d'élus locaux, ont en tête un projet de loi raisonnable et applicable, la technostructure est si puissante qu'elle impose son point de vue. Les sénateurs sont, davantage que les députés, des élus de terrain : ayant le souci de rendre les lois concrètes, accessibles et applicables, ils ne peuvent faire autrement que d'y apporter beaucoup d'amendements ou d'articles nouveaux.
M. David Assouline, président. - Je ne manque jamais de rendre hommage à M. Ollier, mais c'est bien la création de cette commission qui a engagé la dynamique d'amélioration du taux d'application. Le secrétariat général du Gouvernement a donné ensuite une impulsion nouvelle.
L'important, c'est qu'une culture nouvelle s'installe et que le parlement ne soit plus victime des blocages de la technostructure.
M. Jean-Claude Lenoir. - Je confirme que M. Ollier a joué un rôle très important pour redresser les statistiques de l'application des lois. La commission y a aussi sa part, ainsi que l'amélioration des circuits internes du Gouvernement. Soyons fiers et heureux que, par notre action conjuguée, les lois soient mises en application dans de meilleures conditions.
Soyons indulgents envers les députés : ils ont moins que nous la possibilité de prendre le recul nécessaire pour bien travailler.
L'inflation des textes est réelle, mais reconnaissez qu'en nombre d'amendements adoptés, ce ne sont pas ceux de l'opposition qui ont le plus gonflé les pages du Journal officiel !
Comme l'a relevé Mme Dini , il y a indéniablement des tentatives de l'administration pour modifier le sens des textes, parfois à l'encontre de l'intention du législateur. Il conviendrait donc de mieux associer les rapporteurs au suivi des textes d'application : comme ce sont eux qui connaissent le mieux les lois dont ils ont suivi la discussion, ils doivent avoir connaissance des décrets préparés pour leur application.
La prolifération des circulaires est également préoccupante, d'autant que sur le terrain ce sont elles que les fonctionnaires appliquent. J'ai très souvent constaté, en tant qu'élu local, que des circulaires, notamment en matière d'urbanisme, étaient complétement différentes de la loi votée.
M. David Assouline, président. - Pas moins de 80 000 pages de circulaires ont été produites l'année dernière. Comment le maire d'une commune de 300 habitants pourrait-il en prendre connaissance ? Il n'a pas les moyens du maire d'une grande ville... J'ai demandé au secrétariat général du Gouvernement si la règle du « 1 pour 1 », une norme créée, une norme supprimée, valait aussi pour les circulaires. C'est un fait, certaines circulaires sont contraires à l'esprit de la loi. En outre, comme l'a noté le secrétaire général du gouvernement, l'administration produit beaucoup de circulaires pour elle-même, elle s'autoalimente... Il faut mettre fin à ces errements et susciter une nouvelle culture.
Mme Corinne Bouchoux. - Le poids de la technostructure renforce les conservatismes. Certains hauts fonctionnaires nous disent franchement « Vous, les élus, vous passerez, nous, nous resterons... »
Je voudrais souligner le rôle des associations : elles nous alertent sur la distance très importante qu'elles constatent parfois entre l'intention exprimée par le législateur et certaines circulaires. Elles peuvent aussi porter le contentieux au tribunal administratif.
J'appelle enfin votre attention sur une stratégie particulière que j'appellerai le « détricotage équestre » : des cavaliers législatifs ajoutés subrepticement au détour de discussions nocturnes déconstruisent peu à peu des textes adoptés consensuellement. Cela s'est produit récemment lors du débat sur la loi agricole, où le gouvernement a tenté de remettre en cause des dispositions relatives aux établissements d'enseignement supérieur. Certes, le ministre de l'agriculture a retiré ses amendements, mais la navette n'est pas finie...
Tant que durera mon mandat, je surveillerai ces tentatives de détricotage équestre qui nuisent à la cohérence de notre travail.
M. David Assouline, président. - Soyons honnêtes, la pratique des cavaliers législatifs ne nous est pas complètement étrangère. Nous devons balayer devant notre porte avant de faire la chasse aux cavaliers dans les textes gouvernementaux.
M. Philippe Kaltenbach. - Je remercie mes collègues pour leur travail approfondi et je félicite le président qui a porté notre mission de contrôle de l'application de la loi pendant deux ans et demi.
Les chiffres bruts ne disent pas tout. Il faut les nourrir d'éléments tangibles pour qu'ils collent à la réalité. Vous avez signalé que pendant la période 2012-2013, cinq lois n'ont jamais été mises en application. Pourquoi ? Étaient-elles devenues obsolètes ? Avaient-elles perdu leur intérêt ? Je continue de m'interroger.
En tant que parlementaires, nous avons le pouvoir d'amender les textes. Veillons à ne pas multiplier les amendements qui induisent une avalanche de textes réglementaires. Même si nous n'en abusons pas - j'ai pu le constater en séance - ce serait un écran de fumée idéal pour les services de l'État, toujours soucieux de justifier les délais. Utilisons notre pouvoir d'amendement pour faire entendre notre voix et améliorer les textes législatifs, mais laissons à l'administration la responsabilité de mettre en oeuvre les textes réglementaires.
Pour faire circuler l'information législative, il est indispensable de développer des bases de données ouvertes, open data, grâce auxquelles les citoyens, les associations, et pas seulement le Sénat pourront suivre le travail parlementaire et gouvernemental. Le site internet nossenateurs.fr rencontre beaucoup de succès, et nous travaillons aujourd'hui sous un contrôle de tous les instants. Il ne serait pas illogique que la publication des textes d'application fasse l'objet de la même vigilance de la part de l'opinion publique. Développer l'open data et la transparence, c'est améliorer le contrôle des citoyens et favoriser leur mobilisation. Encourageons le gouvernement à s'inscrire dans cette dynamique le plus rapidement possible.
M. David Assouline, président. - Les cinq lois qui n'ont pas obtenu de décret d'application sont la loi du 27 septembre 2013 sur les droits et la protection des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques, la loi du 30 mai 2013 sur la qualité de l'offre alimentaire en outre-mer, la loi du 30 mai 2013 portant réforme de la biologie médicale, la loi du 27 mai 2013 modernisant le régime des sections de communes et la loi suspendant la fabrication, l'importation, l'exportation et la mise sur le marché des produits alimentaires contenant du Bisphénol A. La presse évoque également souvent la loi du 31 mars 2006 relative au CV anonyme dans les entreprises de plus de 50 salariés, jamais appliquée. C'est une loi qui a fait consensus à l'époque, mais dont la mise en oeuvre reste compliquée.
M. Philippe Kaltenbach. - Ne devait-elle pas faire l'objet d'une expérimentation ?
M. David Assouline, président. - Il n'y a pas eu de décret d'application. Quand une loi n'est pas applicable, il faut l'amender ou l'abroger.
Concernant l'open data, je vous rappelle qu'une mission d'information de la commission des lois a travaillé sur l'ouverture des données publiques. Elle a publié fin avril un intéressant rapport d'information.
Concernant l'élaboration d'un décret, vous savez qu'il s'agit d'un processus long, susceptible d'être ralenti ou bloqué à chaque étape. M. Ollier nous avait expliqué qu'il fallait parfois jusqu'à treize signatures, la dernière étant celle du Premier ministre et nous avait remis à ce sujet une fiche qui figure en annexe de notre rapport de l'an dernier.
Monsieur Lenoir, vous insistez à juste titre sur le rôle privilégié du rapporteur dans le suivi de la loi. Mais associer le rapporteur à la rédaction des décrets d'application de la loi - M. Hyest y est fortement opposé - relèverait de la confusion des pouvoirs.
M. Jean-Claude Lenoir. - J'y suis également opposé. À chacun son rôle : le pouvoir réglementaire appartient à l'exécutif, pas au parlement.
M. David Assouline, président. - Préservons cet équilibre.
M. Christophe-André Frassa. - Lors de la discussion du projet de loi relatif à la représentation des Français établis hors de France, le gouvernement a fait valoir l'urgence, car l'élection des représentants avait lieu en 2014. La loi a été adoptée le 22 juillet 2013 ; elle n'a reçu son décret d'application que le 4 mars 2014, cinq jours avant la date limite de dépôt des candidatures pour les élections. Où était l'urgence ?
L'administration s'abrite trop souvent derrière le paravent des décrets en Conseil d'État pour se décharger de ses tâches. En recourant à ce type de décrets, l'exécutif entend garder la main sur certaines dispositions législatives, qui sont finalement laissées à la libre interprétation de l'administration. Il confisque ainsi les prérogatives du législateur. La commission devrait faire une recommandation sur l'usage immodéré des décrets en Conseil d'État.
M. David Assouline, président. - Cette préconisation figurera dans le rapport. Ceci dit, s'il y a urgence -et c'est parfois le cas- les décrets peuvent être pris en très peu de temps.
M. Christophe-André Frassa. - En décembre 2013, le décret n'était toujours pas prêt et il a fallu deux référés-liberté devant les tribunaux pour que les choses bougent ! Pour une loi adoptée en juillet, le décret aurait dû être publié au plus tard en septembre.
M. David Assouline, président. - Ce n'est pas normal que le décret ait été publié quatre jours avant le vote.
Je vous remercie pour votre participation active. Je vais veiller à ce que le rapport de notre commission soit distribué avant le débat en séance publique, qui aura lieu le 30 juin.
A l'issue, la commission approuve le rapport à l'unanimité.
La réunion est levée à 16 heures 45.