Jeudi 15 octobre 2015
- Présidence de M. Jean Bizet, président -La réunion est ouverte à 8 h 30.
Composition de la commission
M. Jean Bizet, président. - Nous renouvelons nos félicitations à M. Jean-Jacques Hyest pour sa nomination au Conseil constitutionnel. Il sera remplacé au sein de notre commission par M. Alain Vasselle, sénateur de l'Oise. Nous lui souhaitons une cordiale bienvenue au sein de notre commission.
Justice et affaires intérieures - Audition de M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie en France
M. Jean Bizet, président. - Je salue l'ambassadeur de Hongrie en France, M. György Károlyi. Vous êtes diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris et titulaire d'un diplôme de droit public de la faculté de droit de Paris. Vous avez travaillé dans le secteur aéronautique puis dans le secteur automobile. Vous connaissez bien notre pays et parlez parfaitement le français. Merci d'avoir accepté notre invitation.
L'Union européenne est confrontée à une crise migratoire de très grande ampleur. Nous nous sommes focalisés sur la Méditerranée centrale mais les Balkans représentent une voie d'accès privilégiée vers l'Allemagne et la Suède. La Hongrie, troisième pays de transit, est très exposée. Son gouvernement a pris des décisions dont la radicalité a pu choquer. Pouvez-vous nous en exposer le contexte ? Un programme européen a été décidé tendant à une plus juste répartition des migrants ; le Conseil Justice et affaires intérieures (JAI) du 22 septembre a adopté à la majorité qualifiée le principe d'une répartition volontaire des migrants présents en Grèce et en Italie. La Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la République tchèque ont manifesté leur opposition. Le sort des 54 000 réfugiés présents en Hongrie a été réservé. Vous nous exposerez la position de la Hongrie dans cette négociation difficile. Les États européens doivent unir leurs forces pour que les demandes d'asile soient prises en compte dans de bonnes conditions. Schengen s'appuie sur deux piliers, la libre circulation et le contrôle effectif des frontières extérieures. L'un ne va pas sans l'autre. Quelles réflexions vous inspire cette situation ?
M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie. - J'ai l'habitude de parler sans notes, mais en votre honneur, et pour mettre en ordre mes idées, j'ai préparé un texte liminaire. C'est un grand honneur pour moi d'être ici pour parler de la Hongrie, mon pays d'origine, devant la commission des Affaires européennes du Sénat de la République française, mon pays d'adoption. Je voudrais d'abord vous donner quelques indications sur l'esprit dans lequel le gouvernement hongrois mène sa politique, en particulier sur son attachement à l'Union européenne. Je pourrais même dire que tout ce que nous faisons et disons en ce moment en matière de politique migratoire n'est pas propre à la Hongrie, mais se fait au nom de l'Europe et dans son intérêt bien compris - du moins tel que nous le voyons.
La frontière de la Hongrie avec la Serbie est triple : frontière d'État, frontière de l'Union européenne, frontière de Schengen. Cette triple qualité nous impose une triple responsabilité. En tant que frontière extérieure de la zone Schengen, nous sommes tenus, aux termes de la Convention, de la contrôler et de la sécuriser. C'est le corollaire évident de l'ouverture totale des frontières intérieures. La Convention précise d'ailleurs que les contrôles provisoires aux frontières intérieures ne sont autorisés qu'en cas de défaillance grave aux frontières extérieures. C'est pour mettre fin à cette défaillance grave et éviter autant que possible le rétablissement des contrôles intérieurs que nous avons la responsabilité d'assurer, pour compte commun, le contrôle effectif de la frontière extérieure. Notre appartenance à l'espace Schengen fait aussi de nous une partie prenante aux règlements de Dublin. En tant que frontière de l'Union européenne, nous sommes tenus d'enregistrer toute personne se présentant à nos frontières selon les procédures communautaires en vigueur. Nous l'avons fait aussi scrupuleusement que possible. En tant que frontière d'État, nous avons la responsabilité souveraine de connaître l'identité des personnes qui sont présentes, à un titre ou à un autre, sur notre territoire. Qu'il appartienne ou non à l'Union européenne, un État qui est incapable de contrôler sa frontière et qui ne sait pas qui se promène chez lui n'est pas un État.
Cette triple responsabilité a été mise à rude épreuve par le flux migratoire auquel nous assistons. Le contrat de confiance tacite qui sous-tend les accords de Schengen et de Dublin a volé en éclats. Ceux-ci reposaient en effet sur un contrat de confiance entre les États qui supprimaient tout obstacle physique le long de leurs frontières et les entrants, dont on supposait de bonne foi qu'ils emprunteraient les points de passage officiels, appelés postes-frontière, pour pénétrer dans le pays. Or ce contrat de confiance a été rompu par le passage massif et désordonné de milliers de migrants par la « frontière verte ». Aucun pays ne peut assister sans réagir au franchissement illégal de sa frontière par des milliers d'individus dépourvus des papiers nécessaires, sinon de tout papier. Pendant les six premiers mois de l'année, nos forces de police ont dû battre la campagne pour appréhender les migrants et les diriger vers les centres d'enregistrement prévus par les règlements communautaires. Nous en avons enregistrés près de 200 000, soit pratiquement 100 % des entrants par la frontière serbe.
Voyant que le flux ne tarissait pas et constatant l'absence de réaction et de mesure efficace à l'échelle européenne pour sécuriser notre frontière extérieure, nous avons été contraints de passer à la vitesse supérieure en procédant à une sécurisation physique, par la pose d'une barrière de barbelés, assortie de mesures d'accompagnement législatives, pour empêcher l'entrée sur le territoire de l'Union hors des points de passage officiels. Contrairement à ce que la presse a communiqué, la frontière hongroise n'a jamais été fermée : ni Rideau de fer, ni mur de Berlin, les postes-frontières ont toujours été ouverts et le restent. Tous ceux qui souhaitent pénétrer dans le pays, y compris les migrants, sont invités à s'y présenter. Si les migrants préfèrent tenter la clandestinité, nous n'y pouvons rien.
Nous sommes dans l'inconfortable situation d'avoir cette frontière extérieure, contrairement aux pays enclavés dans l'espace Schengen. Mais nous souhaitons affirmer très clairement que ce que nous faisons, nous ne le faisons pas en tant que Hongrie, mais en tant qu'État membre de l'Union européenne. Si nous ne le faisions pas, on nous en ferait le reproche légitime. Nous voulons rester dans l'espace Schengen et n'avons aucune intention d'en sortir, car nous considérons ses acquis comme un des grands progrès de l'intégration européenne. C'est pourquoi nous trouvons singulier qu'un pays membre de l'Union puisse être critiqué, et avec une telle violence, pour respecter à la lettre - qui plus est, pour compte commun - les prescriptions des conventions européennes qui l'engagent. En outre, si nous ne le faisions pas, le problème se reporterait en 48 heures à la frontière autrichienne. Je pense que nos amis autrichiens et tous ceux des pays situés plus en aval, comme l'Allemagne ou la Suède, sont bien contents de s'en trouver à l'abri grâce à nous.
L'Europe, le monde, font face depuis quelques années à un flux migratoire sans précédent. Nul n'est en mesure d'évaluer le nombre des migrants potentiels, d'identifier leurs pays d'origine présents ou futurs, ni de déterminer leur identité ou leur qualité : réfugiés persécutés relevant de la Convention de Genève ou migrants économiques. Toutes les prévisions faites sur ces différents points sont révisées à la hausse dès le lendemain.
La Hongrie est, avec l'Italie, l'un des deux pays d'entrée. Pour l'Italie, c'est par la mer ; pour la Hongrie, par la terre ferme. Ces deux circuits se complètent selon ce que les passeurs jugent le plus approprié. Toutefois, la destination souhaitée par les migrants n'est ni la Hongrie, ni l'Italie, mais les pays du nord de l'Europe : l'Allemagne, la Suède, le Royaume-Uni. Le problème est bien évidemment européen. Or la position des différents pays de l'Union, aux vécus et à l'histoire si différents, ne peut pas être unique. Quelle unité de vue peut s'établir entre un pays comme la France qui, pour des raisons historiques liées à son passé colonial, a une forte et grande tradition d'accueil et la Hongrie qui n'a jamais colonisé personne mais, au contraire, n'a cessé d'être dominée par d'autres ? Entre l'Allemagne, où règne le plein-emploi, et l'Espagne, où le taux de chômage avoisine les 20 % ? Les pays de l'Union savent se rassembler unanimement sur de très nombreux points. La Hongrie a toujours été loyale. Face au phénomène migratoire, l'Europe doit avoir le courage de reconnaître sa diversité et d'en tenir compte ouvertement. Dénoncer l'Europe « à la carte », c'est imposer à tous le point de vue de certains, une attitude coercitive dans laquelle nous ne reconnaissons pas notre idée de l'Europe. Nous ne portons pas de jugement sur l'approche des pays plus favorables que nous à une acceptation bienveillante du phénomène migratoire. Nous disons simplement que cette approche ne correspond pas à la position de notre gouvernement, ni à celle du peuple hongrois, consulté sur ce point. Nous ne voyons pas au nom de quelle valeur européenne on pourrait nous reprocher de l'affirmer.
À l'échelle européenne, nous tirons la sonnette d'alarme : faites attention au risque de déstabilisation de nos sociétés. Cela n'a rien à voir avec l'opposition entre chrétiens et musulmans, ni avec une quelconque xénophobie, qualificatif dont la presse nous affuble avec une délectation que nous n'apprécions que modérément. Ce sont les chiffres auxquels nous avons affaire qui font voler en éclats tous les bons sentiments. Il arrive un moment où nos sociétés ne peuvent pas supporter un apport aussi massif et soudain de populations exogènes. Nous le disons depuis des mois. On nous a cloués au pilori, or il y a quelques jours, le vice-chancelier d'Allemagne, M. Sigmar Gabriel, président du Parti socialiste allemand, peu suspect de xénophobie, a fait une déclaration exactement dans les mêmes termes, dénonçant « un risque de déstabilisation de la société allemande ». Certaines évidences commencent à être reconnues, ce dont nous nous réjouissons.
Nous sommes sans doute plus petits et moins riches que beaucoup d'autres pays d'Europe, mais nous pouvons néanmoins avoir des idées de solutions à une situation qui a pris le monde entier à contrepied. Ces propositions ont été présentées par notre premier ministre, M. Orban, au dernier Conseil européen, puis à l'Assemblée générale des Nations unies. Elles tiennent en six points : l'aide de l'Union à la protection des frontières de la Grèce - la proposition de volontaires à la frontière extérieure de la Grèce a été rejetée par le Conseil au motif que ce serait une atteinte à la souveraineté ; le tri entre les migrants économiques et les réfugiés hors de l'espace Schengen, dans des hotspots - certains sont déjà mis en place au Pirée et à Lampedusa ; une définition précise des pays sûrs, incluant la Grèce et de la Turquie ainsi que des candidats à l'Union dont la Serbie et la Macédoine ; l'augmentation par chaque État membre de 1 % de sa contribution pour financer un fonds destiné à gérer le phénomène migratoire et sécuriser les frontières de l'Union ; la conclusion de partenariats avec les pays incontournables comme la Turquie, qui accueille la masse la plus importante de réfugiés, et la Russie, après son intervention militaire dans la région ; la discussion de la question au niveau mondial et pas uniquement européen. Les migrants viennent de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan, du Pakistan, d'Afrique - il y a des gisements en Somalie, au Kenya. Il n'y a aucune raison pour que l'Europe soit la seule à prendre en charge ces flux migratoires, l'ONU doit participer.
La Hongrie a la conviction de mener une politique de bon sens, responsable, qui ne lui vaut pas que des avantages mais doit être menée dans l'intérêt de l'Europe. Si nous ne nous gênons pas pour dire ce que nous pensons, ce n'est pas dans un esprit de bravade ou de distanciation présomptueuse, mais pour déposer dans la corbeille du débat européen un certain nombre de considérations, dont l'avenir nous dira si elles étaient justifiées ou non. Cela nous semble être le b.a.-ba du débat démocratique. Nous avons la ferme conviction de jouer aujourd'hui, au sein de l'Europe, le rôle que l'histoire et la géographie nous ont donné en partage. Je vous remercie et suis prêt à aborder bien d'autres points.
M. Jean Bizet, président. - Merci. Cette question centrale fera l'objet du prochain Conseil européen. Les moyens de l'agence Frontex seront augmentés, comme nous le réclamions, et l'instauration de garde-côtes et des garde-frontières européens est évoquée. Le phénomène migratoire pose problème par son ampleur et sa durée. Si la procédure Dublin semble remise en question, ayant prouvé son inefficacité, il faut être très vigilant sur les principes de Schengen.
M. Jean-Yves Leconte. - Merci de votre exposé sur le point de vue hongrois, qui reflète une grande connaissance des arguments qui touchent les Français. Vous n'évoquez pas la cause de l'exode depuis la Syrie et l'Irak, qui ne peut être traité comme relevant du phénomène migratoire global : ces gens fuient une situation de danger, presque de génocide ! La Turquie, la Jordanie, le Liban prennent en charge trois ou quatre fois plus de réfugiés que l'ensemble de l'Union européenne. Si l'Union européenne n'est pas capable de faire ce que fait le Liban, c'est une déstabilisation plus grande encore qui nous attend.
À une époque, la Hongrie recevait plus de personnes que l'Italie, mais on n'en parlait pas. Elle a respecté le règlement de Dublin du début à la fin, contrairement à l'Italie ou à la Grèce. Reste à savoir si c'était le meilleur choix, en termes d'image... La Hongrie ne respecte en revanche pas totalement les autres règles. Elle est hors des clous de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Combien de demandes d'asile sont-elles accordées au bout du compte ? Quid des recours ?
Les affiches en hongrois prétendent s'adresser aux réfugiés mais sont manifestement destinées aux Hongrois. On exploite la situation pour des raisons de politique intérieure, ce n'est pas correct vis-à-vis de l'angoisse de gens qui arrivent parce qu'ils n'ont pas le choix. Des barbelés sur les plages grecques entraîneraient encore plus de drames. Quant à dire que la Turquie est un pays sûr... On ne peut fermer les yeux sur sa situation intérieure !
M. Simon Sutour. - Monsieur l'Ambassadeur, vous êtes sympathique, parlez impeccablement français, mais vous êtes le représentant du gouvernement de M. Orban. Votre démonstration a été très habile, mais il faut faire savoir dans votre pays que l'image qu'il donne par son attitude n'est pas bonne. On peut toujours dire que la Grèce doit protéger ses frontières, mais comment installer des barbelés autour de milliers d'îles ?
Le problème est à la source de ces migrations. Nous devons nous interroger, dans l'Union européenne, sur notre volonté d'imposer nos standards partout dans le monde en jouant les apprentis sorciers, au risque de déstabiliser des pays, des régions entières.
La Hongrie n'a jamais colonisé personne, dites-vous ? On a entendu des versions différentes en Roumanie et en Slovaquie.
Pour l'instant, le parti populaire européen (PPE), dont M. Orban est membre, protège la Hongrie malgré ce qui y est fait en matière constitutionnelle ou en matière de presse. Je ne pratique pas la langue de bois. Les images que nous avons vues ont choqué. L'Union européenne, ce ne sont pas des personnes jetées à terre ou bousculées. Si la Hongrie n'est pas responsable de sa situation géographique, elle a un avantage par rapport à l'Allemagne ou à la France : personne ne veut y rester. Elle n'est qu'un lieu de passage pour des réfugiés qui savent qu'ils n'y sont pas les bienvenus. L'installation d'un mur de barbelés ne fait que déplacer le problème : on passe par la Croatie ou la Slovénie. Je reconnais que vous respectez formellement les règles de Schengen. Saluons l'attitude de la Serbie qui traite dignement les réfugiés sans être membre de l'Union européenne, et espérons qu'il en sera tenu compte dans le processus d'adhésion.
La Hongrie a été un grand pays mais son orientation politique actuelle donne une piètre image d'elle. C'est le choix du peuple hongrois, certes. Je me souviens d'un discours de M. Orban en 2011 à Budapest, devant la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC) - il y était allé très fort !
Vous pourriez très bien gérer la situation comme les autres, sans donner à voir ces gens marchant le long des autoroutes... On est loin de l'empire austro-hongrois ! J'ai parlé un langage de vérité. La France n'est pas parfaite, mais votre pays est un peu borderline !
Mme Fabienne Keller. - Je vous remercie très chaleureusement, monsieur l'ambassadeur, pour vos propos équilibrés. On sent que vous aimez la France. J'ai eu l'honneur, en tant que maire de Strasbourg, d'accueillir les Hongrois dans l'Union européenne. C'était un grand bonheur que l'Europe centrale rejoigne l'Europe démocratique, avec la volonté de se respecter et de dessiner des axes stratégiques communs.
Face au terrible défi des migrants, il est plus confortable d'être au centre de la zone Schengen qu'à ses frontières, en effet. Au sein du parti que je représente, Les Républicains, vos propositions ont fait l'objet d'un accord, notamment l'idée de deux piliers : la générosité envers les migrants qui fuient la violence, et la rigueur dans la gestion de ces migrations. Les hotspots ne peuvent être installés sur un autre territoire que celui de l'Union européenne. Nous n'avons pas d'Ellis Island. Comment épauler les maillons faibles que sont Grèce et l'Italie, techniquement, humainement, financièrement ? Comment renforcer Schengen ? Se pose aussi la question des pays sûrs, dont chaque État a dressé une liste différente. La charge financière doit être mutualisée. Certains éléments sont communs, d'autres, comme la relation à la Turquie, doivent être discutés dans le respect des autorités politiques et des convictions de chacun. Quelles discussions, quelles avancées concrètes sont possibles, dans un processus européen souvent long ? Quel est l'état de l'opinion publique hongroise à propos de l'Europe et de son avenir ? J'ai longtemps travaillé sur le TGV Est, maillon du Paris-Budapest : c'était une formidable ouverture que de relier ce pays désormais amarré à l'Union européenne.
M. André Reichardt. - J'insiste sur les deux piliers que sont la générosité vis-à-vis de migrants persécutés dans leur pays et la grande fermenté aux frontières extérieures. Pouvez-vous nous donner des détails sur la façon dont vous garantissez la frontière extérieure de Schengen ? Au-delà du mur de barbelés qui défraie la chronique, comment les postes-frontières fonctionnent-ils ? Quels contrôles mènent-ils ? On sait que techniquement, ces contrôles sont à géométrie variable selon les pays. Prenez-vous les empreintes ? Depuis l'érection du mur, le nombre de passages quotidiens est-il toujours compris entre 8 000 et 9 000 ? Comment les flux sont-ils traités ?
M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie. - Monsieur Leconte, l'exemple du Liban est souvent cité. C'est plutôt un contre-exemple : à force de recevoir une quantité incroyable de migrants, il est au bord de l'implosion. La Turquie est un pays majeur, qui accueille environ deux millions de réfugiés sur son sol. J'ai été atterré d'apprendre qu'au moment même où le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, prônait la générosité envers les migrants à la tribune de l'ONU, le programme alimentaire mondial (PAM) diminuait de 90 % son financement aux camps turcs ! Il y a un défaut de cohérence. La première nécessité, si l'on veut stabiliser les camps de réfugiés, est d'y assurer des conditions décentes, ce qui n'est pas possible avec une telle diminution du financement du PAM.
Beaucoup de réfugiés viennent de Syrie, qui est un pays en guerre, mais nous enregistrons aussi beaucoup de gens venus d'Irak, du Pakistan, d'Afghanistan, des zones certes déstabilisées mais où leur vie n'est peut-être pas en danger. Les réfugiés qui fuient la Syrie craignent pour leur vie. Ils passent ensuite par la Turquie, puis par la Grèce, par la Macédoine, la Serbie. Tous ces pays sont sûrs. Ils ne fuient plus les persécutions mais poursuivent un autre objectif. À quel moment un réfugié politique devient-il un migrant économique ? Ils estiment qu'en Allemagne ou en Suède, les allocations ou les conditions sont très supérieures à ce que la Hongrie ou la Serbie peuvent leur offrir.
Le règlement de Dublin, que nous respectons, ne fonctionne pas concrètement. Le mois dernier, certains pays ont prétendu renvoyer 20 000 migrants en Hongrie. Nous les attendons toujours. Les personnes concernées, inscrites sur des listes, se sont égayées dans la nature au lieu de se présenter à la gare en Allemagne.
Vous évoquez les affiches en hongrois. Nous sommes en Hongrie. Croyez-vous vraiment que les migrants ne les comprennent pas ? Les téléphones sont équipés de logiciels de traduction, les passeurs sont là. Les migrants ont parfaitement compris le message.
Lorsqu'un migrant se présente à la frontière hongroise, on l'enregistre en lui demandant de décliner son identité, en prenant sa photo ainsi que ses empreintes digitales pour la base de données Eurodac. Ensuite, le migrant doit dire s'il dépose une demande d'asile, ce qu'ils font tous, sous peine d'être renvoyés à la frontière. Aucun migrant ne souhaitant rester en Hongrie et les centres d'accueil étant ouverts, il disparaît avant même que sa demande ne commence à être instruite. Si nous accordons très peu de demandes d'asile, c'est que les intéressés ne sont plus là : 95 % des dossiers sont clos pour cause de disparition de l'intéressé, qui est peut-être déjà dans un camion frigorifique à la frontière autrichienne.
La courbe du nombre de migrants du 1er septembre au 15 octobre montre une montée en régime, jusqu'à 10 000 personnes par jour, juste avant l'érection de la clôture. Puis leur nombre a été très bas pendant trois jours, le temps pour les passeurs de réfléchir à un nouveau circuit, par la Croatie. Il a repris ensuite, à un rythme de 7 000 à 8 000 personnes par jour. Désormais, seules quelques dizaines de personnes par jour traversent la frontière avec la Serbie, par les points de passage officiels. La Croatie, en tant que membre de l'Union européenne - mais non de Schengen - est tenue d'enregistrer les réfugiés. Nous estimons qu'ils l'ont été et les installons dans des trains jusqu'à la frontière autrichienne, qu'ils franchissent à pied. Ils sont alors pris en charge par les Autrichiens et installés dans d'autres trains, pour Vienne ou Munich. Tout dépend de la bonne volonté des Autrichiens et des Allemands. Quand ils y mettront un coup d'arrêt, il faudra bien agir à la frontière croate...
Il est évident que le problème doit être traité à la source. Les images choquantes sont savamment choisies par une certaine presse. On pourrait en trouver de tout aussi choquantes à Calais ou en Allemagne, où l'on met le feu à des centres d'hébergement.... C'est hélas inévitable.
M. André Reichardt. - Quel est l'enregistrement effectif des migrants à la frontière croate ?
M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie. - La Croatie doit enregistrer tous les migrants.
Mme Fabienne Keller. - Oui, mais quelle est la proportion de migrants réellement enregistrés ? 20% des flux ?
M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie. - Demandez aux Croates : en tant que membre de l'Union, ils sont tenus d'enregistrer tout le monde, comme nous le faisons, nous, à la frontière serbe.
Qui traiter avec générosité, qui avec rigueur ? Toute la difficulté est là. Il faut être généreux envers les réfugiés et les persécutés. La Hongrie respecte la Convention de Genève, à condition de préciser quelles populations en relèvent : cela concerne-t-il 50 %, 60 %, 90 % des migrants ? Ce n'est pas réglé. « Rigueur envers les autres » : tout réside dans cette phrase, véritable bombe à retardement. Des centaines de milliers de personnes ne seront pas reconnues comme réfugiés. Peut-on leur montrer la porte ? Quel homme politique aura le courage de les renvoyer massivement vers des pays instables ? On n'arrivera jamais à faire la distinction.
L'opinion publique hongroise est en phase avec la position du gouvernement, et le sujet dépasse les clivages partisans : l'opposition de gauche est profondément divisée et même silencieuse, car tous les sondages montrent que son électorat est favorable à la politique du gouvernement en matière d'immigration.
On parle souvent d'un pseudo-euroscepticisme hongrois. Les sondages - hongrois ou Eurostat - montrent que la Hongrie est l'un des pays les plus attachés à l'Union européenne - avec un taux de 55 à 60 % supérieur à la moyenne européenne ou aux chiffres français. Certes, les Hongrois sont plus réservés sur le fonctionnement de l'Union européenne, mais moins que la moyenne communautaire.
M. Philippe Bonnecarrère. - Merci, Monsieur l'Ambassadeur, pour ces explications. Notre pays a tant donné de leçons que je n'en rajouterai pas. Je ne voudrais pas donner l'impression que nous portons un jugement de valeur sur la politique de votre pays - c'est la sienne. Vous avez rappelé avec élégance et nuance l'attitude contradictoire de notre pays envers l'étranger : un tel niveau de contradiction, des résultats aussi décevants, à l'origine de profondes déchirures dans la société française, nous interdisent de prétendre donner des leçons à la Hongrie, qui est et restera un grand pays.
Deux préoccupations déchirent la société européenne : la lutte contre l'immigration qui inquiète l'Europe du Sud, alors que l'Europe du Nord est plus partagée, et la relation à la Russie, qui inquiète - à juste titre ou non - l'Europe du Nord et de l'Est. Nous devons avoir une position commune sur ces deux sujets. Pensez-vous que ces sujets sont liés et qu'ils ont un impact sur la difficulté de l'Europe à avoir une position commune ?
M. Yves Pozzo di Borgo. - Quels sont les chiffres de l'immigration en Hongrie avant ces événements, à titre de comparaison ?
M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie. - Négligeables, la Hongrie n'est pas un pays d'immigration.
M. René Danesi. - Merci pour ces précisions qu'on ne trouve pas dans les médias français. Cessons de vouloir imposer notre vision politique, notre pensée unique à tous, avec les conséquences que l'on constate aujourd'hui au Moyen-Orient. Comme si la démocratie pouvait s'imposer par les armes ! Il faudrait que certaines instances européennes comme la Cour européenne des droits de l'Homme cessent de chercher à uniformiser ce qui se passe dans les États-membres : elle avait exigé qu'on enlève les croix dans toutes les écoles d'Italie, puis de Pologne, etc. De quoi se mêle-t-elle ? C'est toujours le plus fort qui uniformise et impose son point de vue, d'abord politique, puis moralisateur, enfin économique - ce qui semble être l'objectif final. Voyez le projet de traité transatlantique entre les États-Unis et l'Europe qu'on veut transformer en deuxième Mexique... Je salue l'effort de la Hongrie pour concilier son histoire, sa personnalité profonde et son appartenance européenne.
Mme Colette Mélot. - Quelle est la relation de votre pays avec la Slovénie sur ces sujets ? En tant que présidente du groupe d'amitié France-Slovénie, j'ai rencontré récemment l'ambassadeur, qui se dit serein...
M. François Marc. - Les positions de Viktor Orban sur les minorités et sur les migrants ne se rapprocheraient-elles pas de plus en plus de celles de Vladimir Poutine, ainsi que le remarquent certains analystes ?
M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie. - Parler de rapprochement avec Vladimir Poutine n'est pas la bonne manière d'aborder nos relations avec la Russie. La Russie est un pays incontournable - on comprend pourquoi - pour rechercher une solution. Nous ne faisons pas preuve d'un amour immodéré pour Poutine mais de réalisme bien compris. L'Union européenne a de nombreux problèmes avec la Russie, mais on ne peut l'exclure du débat. Nous avons une relation économique avec la Russie, et une forte dépendance gazière. Nous souhaiterions réduire cette trop grande dépendance, et serions ravis que l'Union européenne nous propose des alternatives. En attendant, nous faisons affaire avec la Russie. Il ne faut pas y voir un « amour charnel » pour Poutine. Nous commerçons à 80 % avec l'Union européenne.
J'ai rencontré le nouvel ambassadeur slovène. Il n'est pas question de barrière entre nos deux pays. La Slovénie est membre de l'espace Schengen. Nos polices coopèrent de manière préventive en menant des rondes, même si la frontière reste évidemment ouverte.
Depuis la chute du rideau de fer, la déchirure entre l'Est et l'Ouest de l'Europe n'existe plus. Y a-t-il désormais de nouvelles lignes de fracture Nord-Sud ? À 28 États membres, il est normal que se dessinent des lignes de fractures thématiques, ponctuelles, en fonction des problèmes et des situations respectives des différents pays. Les fractures internes à l'Union doivent être assumées. Attention à l'illusion d'optique : pour être forte, l'Europe n'a pas besoin d'être unanime sur tous les thèmes. Ce serait une unanimité de façade, qui plus est irréaliste. Une Union européenne forte doit assumer sa diversité. Nous trouverons d'autant plus facilement des solutions conjointes que toutes les sensibilités seront respectées, alors qu'une position imposée par la force susciterait le rejet.
M. Jean Bizet, président. - Merci beaucoup, Monsieur l'Ambassadeur, pour la qualité de vos réponses. Votre fondation « Joseph Károlyi » a contribué à l'ouverture européenne de la Hongrie. Vous êtes ici chez vous, revenez quand vous le souhaitez.
M. György Károlyi, ambassadeur de Hongrie. - Merci, je serai ravi de donner suite à vos invitations.
Institutions européennes - Mieux légiférer - Examen du rapport d'information et proposition de résolution européenne de MM. Jean Bizet et Simon Sutour
M. Jean Bizet, président. La Commission européenne a présenté, le 19 mai 2015, une communication et une proposition de révision de l'accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » destinés à moderniser la procédure législative et à mieux évaluer les attentes des citoyens et des entreprises européens à l'égard de la réglementation de l'Union européenne. Il s'agit de mettre en avant une « Union du changement démocratique » comme l'avait annoncé Jean-Claude Juncker lors de son investiture. Le programme de travail pour 2015 avait pour partie traduit cette ambition dans les faits en préconisant une rationalisation de l'activité législative. Celle-ci doit notamment être axée sur l'évaluation des textes en cours d'examen et le resserrement de l'action législative. Nous avions salué cette ambition en janvier 2015, en adoptant une proposition de résolution européenne.
Nous appelions à aller plus loin en ce qui concerne l'association des parlements nationaux à l'élaboration de la norme européenne. Le dialogue politique entre les parlements nationaux et la Commission européenne tel que conçu en 2005 doit être modernisé. Nous espérions beaucoup, à ce titre, de ce nouveau programme « Mieux légiférer ».
1. L'amélioration de la législation
Abordons tout d'abord le contenu des textes qui nous ont été soumis. La Commission européenne entend répondre aux préoccupations des citoyens et des entreprises face à une législation européenne parfois peu compréhensible ou difficilement applicable. Quoi de plus louable ? L'objectif affiché est de parvenir à adopter une législation de qualité, respectueuse des droits fondamentaux et des normes sociales et environnementales. L'ambition n'est pas donc pas d'opérer une déréglementation à outrance. L'acquis communautaire demeure, aux yeux de la Commission, un « formidable atout ».
Dans ces conditions, elle souhaite :
- améliorer la qualité de la législation en renforçant l'évaluation de l'impact des projets et en précisant les exposés des motifs ;
- ouvrir le processus d'élaboration des politiques européennes à tous les niveaux (local, régional, national, européen) ;
- faciliter la révision des normes actuelles.
La première préconisation de la Commission européenne concerne les études d'impact. Elle souhaite revoir la procédure d'élaboration de celles-ci avec la mise en place d'un comité dédié à plein temps chargé d'en vérifier la qualité. Elle entend également que le Parlement européen ou le Conseil réalisent une telle étude pour chaque amendement substantiel. Tout cela va plutôt dans le bon sens. Nous sommes plus réservés sur le souhait de la Commission de voir cette procédure s'appliquer au moment de la transposition par les parlements nationaux. Toute mesure supplémentaire ou tout ajout du ressort du législateur national devrait ainsi être motivé et son impact évalué. La Commission entend distinguer la directive européenne et sa traduction nationale. Elle entend ainsi mettre en avant d'éventuels phénomènes de surtransposition. L'idée peut être séduisante sur le papier. On voit, en effet, les ravages de ce type de pratique en matière agricole. Reste une interrogation. Un accord interinstitutionnel peut-il déterminer comment les États, et en particulier les parlements nationaux, doivent transposer une directive ? Par ailleurs, les traités européens précisent que la directive lie les États membres quant au résultat à atteindre mais laisse aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens. La forme même de directive pourrait donc être affectée par un tel encadrement, en contradiction avec les dispositions des traités. Une telle disposition n'est pas non plus sans poser des problèmes au regard des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Nous souhaitons certes éviter la surtransposition qui peut conduire à des distorsions de concurrence, mais, en l'espèce, la Commission européenne va peut-être trop loin.
2. L'amélioration de la consultation
Venons-en maintenant à l'autre grand objectif de la Commission : l'amélioration de la consultation. La communication de la Commission européenne insiste à de multiples reprises sur la notion de consultation de ce qu'elle appelle les « parties intéressées ». Elle souhaite faire preuve d'une plus grande transparence et s'ouvrir davantage à la participation. La principale nouveauté consiste finalement en la publication de feuilles de route et d'analyses d'impact dès le lancement d'une nouvelle initiative.
Au regard de leur rôle particulier dans le processus législatif, il nous semble que toute modernisation de la procédure de consultation passe par une meilleure prise en compte des parlements nationaux. Nous ne saurions être assimilés à des « parties prenantes » plus classiques comme les partenaires sociaux et les organisations non-gouvernementales.
Or, force est de constater que le texte ne comporte pas d'avancée significative en ce qui concerne le dialogue politique entre la Commission européenne et les parlements nationaux. Ceci n'est pas satisfaisant. Nous ne sommes envisagés que comme de simples parties intéressées. Notre rôle n'est abordé explicitement qu'à l'occasion d'un rappel de la procédure d'examen des textes au titre du respect du principe de subsidiarité Pour le reste, la Commission européenne n'envisage pas, pour les parlements nationaux, de passer du stade de l'information à la participation. Elle ne prévoit en aucun cas de démarche spécifique permettant aux parlements nationaux de contribuer positivement à l'activité législative européenne.
Il convient aujourd'hui de faire émerger un droit d'initiative ou « carton vert », qui confère aux parlements nationaux la possibilité de proposer des actions à mener par l'Union européenne ou d'amender la législation existante et de contribuer ainsi positivement à l'action de l'Union. Le « carton vert » doit nous permettre :
- de proposer de nouveaux textes ;
- d'amender la législation existante ;
- d'abroger des textes obsolètes ;
- de réviser des actes délégués ou d'exécution.
Des échanges ont, plus largement, lieu en ce sens au sein de la COSAC. Les parlements britannique - ce qui ne vous étonnera pas -, chypriote, danois, italien, lituanien, néerlandais et tchèque ont également déjà adopté une position en faveur de ce dispositif. Un « carton vert » visant l'action européenne en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire est aujourd'hui envisagé à titre expérimental.
Nous détaillons les modalités de recours au « carton vert » dans le rapport qui vous a été transmis. Elles sont bien sûr reprises dans l'avis politique qui sera adressé à la Commission et dans la proposition de résolution européenne transmise au Gouvernement. Je passe maintenant la parole à Simon Sutour qui va insister sur la question de la transparence, dans la lignée de ses travaux précédents pour notre commission.
M. Simon Sutour. - L'autre axe de travail de la Commission concerne en effet la transparence du processus législatif.
La communication de la Commission européenne comme la proposition de révision de l'accord interinstitutionnel s'attardent ainsi sur la question de la compétence d'exécution qui lui est attribuée par les Traités. Celle-ci lui permet d'adopter les fameux actes délégués et les actes d'exécution. Les actes délégués complètent ou modifient certains éléments non essentiels d'un acte législatif. Ce type de texte, qui relèverait en France du domaine réglementaire, est méconnu par nos concitoyens. Ils sont pourtant parfois plus importants que les directives elles-mêmes.
1. Le contrôle des actes délégués
J'ai, vous vous en souvenez peut-être, publié un rapport sur cette question en janvier 2014. Il était doublé d'un avis politique adressé à la Commission. Que disions-nous à l'époque ? Nous regrettions le recours systématique aux actes délégués et l'absence d'encadrement de cette pratique. Nous avions relevé que les parlements nationaux ne pouvaient exercer de contrôle sur leur adoption, notamment en matière de subsidiarité. Nous insistions, en outre, sur l'opacité entourant la sélection des experts au sein des comités chargés d'assister la Commission européenne en vue de préparer lesdits actes. La comitologie c'est la prise de pouvoir par ceux qui ne sont pas élus. Ces comités ne sont plus composés de représentants des États membres, ce qui fragilise le contrôle des dispositifs adoptés. Nous avions conclu sur la nécessité de préciser le plus possible les règlements afin de limiter le recours aux actes délégués et la nécessité, pour la Commission européenne, de sélectionner des experts des États membres au sein des comités qui l'assistent.
La Commission aborde aujourd'hui la question des actes délégués par le biais de la consultation. Les projets d'actes délégués pourront désormais donner lieu à des consultations publiques. Ce qui est positif. Les projets seront accessibles durant quatre semaines via le site internet de la Commission européenne. Les experts des États membres seront consultés dans le même temps, la nomination de ceux-ci restant à la discrétion des gouvernements. Des consultations avec les parties intéressées pourront également avoir lieu. La modification substantielle d'un projet d'acte délégué après consultation devra donner lieu à un nouvel avis des experts.
Ces propositions vont dans le bon sens, même si, là encore, le manque d'association des parlements nationaux est criant. L'opportunité d'un contrôle de ses actes au titre du principe de subsidiarité n'est pas abordée. Je vous rappelle que nous avons au sein de notre commission un groupe de travail chargé d'effectuer une veille en matière de subsidiarité sur les projets d'actes législatifs. Les actes délégués ou d'exécution sont, je le répète, des compléments des actes législatifs qui, eux, sont soumis à ce contrôle. Notre contrôle n'est donc, in fine, que partiel. Aucune mesure n'est par ailleurs annoncée en ce qui concerne une plus grande précision des textes législatifs européens en vue de limiter le recours aux actes délégués et d'exécution.
2. La question de la transparence
Je voudrais poursuivre sur la question de la transparence en abordant le problème des trilogues. Si la Commission européenne entend afficher une plus grande transparence concernant l'élaboration de la législation, celle-ci semble s'arrêter là où débute la phase de négociation entre les institutions pour faire émerger un compromis dès l'issue de la première lecture : les trilogues, qui réunissent Commission européenne, Parlement européen et Conseil. Je rappellerai deux chiffres : 1 500 réunions en trilogue ont eu lieu au cours des cinq dernières années et 80 % des textes ont été adoptés sur cette période à l'issue d'un trilogue.
Le trilogue n'est pas défini précisément par les Traités. Cette procédure reste opaque comme en témoigne l'absence de publication de l'ordre du jour des trilogues ou de comptes rendus publics des négociations. Il convient de s'interroger également sur la composition de ces trilogues, où la présence d'experts de la Commission ou du Conseil peut fragiliser la position du Parlement européen. Une enquête du médiateur européen a d'ailleurs été ouverte.
La proposition d'accord interinstitutionnel ne propose aucune avancée dans ce domaine. Cette question n'est pas sans conséquence pour les parlements nationaux qui ne disposent d'aucun éclairage sur les observations qu'ils ont pu transmettre sur des textes via leurs gouvernements ou dans le cadre du dialogue politique avec la Commission européenne. Nous insistons dans la proposition de résolution pour que des mesures soient adoptées en vue de faciliter la publicité des travaux des trilogues.
3. Le droit de retrait de la Commission européenne
Nous voudrions enfin insister sur le droit de retrait de la Commission européenne. La présentation du programme de travail de la Commission européenne pour 2015 avait été marquée par l'annonce du retrait de plusieurs propositions législatives en cours d'examen. Ces retraits ont suscité certaines crispations au sein du Parlement européen, du Conseil et des parlements nationaux, que nous rappelons dans le rapport.
La Cour de justice a rendu un arrêt le 14 avril dernier sur les conditions du droit de retrait qui a le mérite d'encadrer précisément celui-ci. Aux termes de cet arrêt, le rôle de la Commission ne saurait se limiter à présenter une proposition et à chercher, ensuite, à rapprocher les positions du Parlement et du Conseil. La Commission a, aussi longtemps que le législateur n'a pas statué, la possibilité de modifier sa proposition ou de la retirer. Elle peut également, selon le juge, décider du retrait d'un texte si la proposition originelle est manifestement dénaturée par un amendement du Parlement européen ou du Conseil.
La Commission doit cependant respecter deux conditions pour retirer un texte :
- les motifs justifiant ce retrait doivent être suffisamment expliqués aux organes législatifs et étayés, en cas de contestation, par des éléments convaincants ;
- si la Commission décide de supprimer un projet de texte parce que les institutions cherchent à l'amender, ce retrait doit être effectué dans un esprit de coopération sincère avec le Parlement européen et le Conseil, et dans le respect des intérêts de ces institutions.
Le droit de retrait ne saurait, dans ces conditions, constituer les éléments d'un droit de véto sur le processus législatif. Tout retrait peut, par ailleurs, être contesté devant la Cour. Enfin, à l'aune de l'arrêt de la Cour, il convient d'insister sur le fait que le retrait ne saurait être, en tout état de cause, motivé par le seul changement de Commission, qui déjugerait ensuite les travaux de la précédente équipe. Ce qui a semblé le cas lors du dernier changement. Même s'il je salue l'effort entrepris par l'équipe de Jean-Claude Juncker en vue resserrer l'activité législative.
Pour éviter à l'avenir toute polémique, la proposition d'accord interinstitutionnel gagnerait à être enrichie par une référence à cette jurisprudence. Celle-ci permettrait de clarifier le rôle de chacun. C'est ce que nous vous proposons dans la proposition de résolution européenne.
M. Jean Bizet, président. - Merci. Ce rapport est technique mais fondamental. Vous pouvez relayer ces informations dans vos départements. L'accent mis sur les PME et la nomination d'Edmund Stoiber, ancien Ministre-Président de la Bavière, comme président du groupe de haut niveau sur les charges administratives vont dans le bon sens, car ils généreront les économies que réclament les industriels. Mais cela prendra du temps.
M. André Gattolin. - Je félicite nos deux rapporteurs pour cette initiative. Dans le point 12, vous proposez que le Sénat « juge positivement le projet de la Commission européenne de rendre plus transparente la procédure entourant l'adoption d'actes au titre de ses compétences d'exécution ». Je m'interroge sur l'étendue de cette transparence. Selon le Conseil d'État, les multiples conventions ratifiées à la sauvette en commission et en séance ont une forte incidence jurisprudentielle sur le droit national. On peut alors s'interroger sur l'impact de l'accord commercial entre le Canada et l'Union européenne (CETA) et du traité transatlantique (TTIP), et demain sur les négociations avec la Chine - notamment si elle acquiert le statut d'économie marchande à l'Organisation mondiale du commerce. La Commission européenne peut-elle négocier dans une telle opacité ? On ne sait jamais si ces accords sont simples ou mixtes. Les négociations de grands traités doivent être plus transparentes, afin que la Commission n'outrepasse pas son mandat et qu'il n'y ait aucun accord mixte sans accord des États-membres. Les mandats et les marges de négociation doivent être plus limités afin d'éviter des rapports de forces discutables.
La Commission souhaite réaliser des études d'impact sur les transpositions nationales, mais il faudrait déjà qu'elle réalise des études d'impact nationales ! Je l'ai demandé pour le TTIP à Mme Malmström. Le TTIP ne donne que des évolutions globales de croissance et d'emploi. Comment rendre des comptes si en amont nous n'avons aucune visibilité sur son impact préalable dans chaque pays ? C'est un peu pervers.
La Commission souhaite améliorer les processus de consultation. On marche sur la tête : il n'y a aucune méthodologie des consultations en ligne, qui sont tantôt ciblées, tantôt non. Je dois être un des rares parlementaires à y participer, or ma réponse est noyée dans le flot. La représentativité doit être proche de zéro. Ainsi, sur le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS), un million de participants ont répondu ; et la Commission écrit un rapport de 170 pages pour dire que l'échantillon n'était pas représentatif ! Pour la consultation de la feuille de route sur l'Arctique, il y a eu 72 réponses dont 12 extra-européennes, et la Commission en tire des enseignements en éditant des graphiques ! Qui plus est, la consultation n'est souvent pas fondée sur des recommandations du Parlement ou du Conseil. Le plus souvent, c'est une Direction qui donne sa propre orientation, sélectionne les questions et les réponses qu'elle souhaite. Dans le cas de l'Arctique, elle n'a pas tenu compte des neuf textes qui avaient été avalisés par le Parlement européen et la Commission ! Je constate également que l'Eurobaromètre est utilisé de plus en plus rarement et de façon assez délétère. Il faudrait davantage de surveillance.
M. Alain Delcamp, ancien secrétaire général de la Présidence du Sénat, avait dénoncé dans un rapport cette architecture baroque et plaidé pour que le trilogue devienne un quadrilogue intégrant les parlements nationaux. C'est une piste à suivre. Nous devons mieux nous coordonner avec le Parlement européen, notamment en ce qui concerne le carton vert.
M. Jean Bizet, président. - Les députés européens sont un peu crispés sur ce point...
M. André Gattolin. - Il serait tactiquement intéressant de les associer à ces initiatives parlementaires, pour ne pas déshabiller totalement le Parlement européen.
M. Jean Bizet, président. - Nous avons fait oeuvre de coproduction législative dans le dossier agricole avec le député européen Michel Dantin ; nous pourrions davantage travailler dans cet esprit, afin d'éviter les crispations de part et d'autre.
M. Jean-Paul Emorine. - On peut légitimement demander que les parlements nationaux aient plus de poids. Mais nous n'aurons les études d'impact du TTIP qu'a posteriori. Nos informations proviennent des organisations professionnelles. À propos de l'impact des différentes normes adoptées sur une politique donnée, Michel Dantin nous avait transmis les conclusions du Conseil économique et social européen sur les adaptations de la PAC. Elles sont si nombreuses que la PAC en perd son caractère commun.
M. Jean Bizet, président. - Oui, elle se détricote.
M. Jean-Paul Emorine. - La France a fait du recouplage pour faire plaisir à ses agriculteurs - que je connais bien -, mais ce n'est pas vraiment l'esprit de la PAC qui doit reposer sur des bases communes. Il faut trouver une ligne d'équilibre avec les institutions européennes. Oui à des initiatives, mais des études d'impact doivent être réalisées en amont.
M. Jean Bizet, président. - En commission du développement durable, j'ai dénoncé hier une approche de moins en moins communautaire et source de distorsions lors d'un débat sur l'importation de biotechnologies vertes. Attention à ne pas renationaliser des politiques qui ont été des ciments de la construction européenne.
M. Jean-Paul Emorine. - Absolument. La PAC date de 1958.
M. André Gattolin. - Le point 12 de la proposition de résolution aurait pu être formulé plus fermement : il y a des marges de progrès sur la transparence, notamment quand la Commission négocie seule des traités.
M. Simon Sutour. - C'est vrai, mais ce texte constitue déjà une avancée, et nous faisons un peu pression. Vous avez raison sur le fond.
M. Jean Bizet, président. - Il faudra juger à long terme.
M. Simon Sutour. - La Commission Juncker fait progresser les textes, notamment celui sur la protection des données, qui devrait enfin aboutir.
M. Jean Bizet, président. - Nous avons d'ailleurs demandé à Simon Sutour d'avancer sur son rapport car nous recevrons le 25 novembre le commissaire européen chargé du marché numérique unique, M. Andrus Ansip.
À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a adopté, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne suivante, ainsi qu'un avis politique qui en reprend les termes et qui sera transmis à la Commission européenne.
La réunion est levée à 10 h 40.