- Jeudi 26 novembre 2015
- Institutions européennes - Rencontre avec la commission des affaires européennes du Sénat italien : rapport d'information de MM Jean Bizet, Michel Billout, Mmes Pascale Gruny, Gisèle Jourda, MM. Jean-Yves Leconte, Didier Marie, Yves Pozzo di Borgo, Jean-Claude Requier et Simon Sutour
- Politique de coopération - Activités de l'Assemblée parlementaire de l'Union pour la Méditerranée : communication de M. Louis Nègre
- Politique commerciale - Agriculture et pêche - Proposition de résolution européenne sur les conséquences du traité transatlantique pour l'agriculture et l'aménagement du territoire : rapport de MM. Philippe Bonnecarrère et Daniel Raoul
Jeudi 26 novembre 2015
- Présidence de Mme Colette Mélot, secrétaire -La réunion est ouverte à 8h30.
Institutions européennes - Rencontre avec la commission des affaires européennes du Sénat italien : rapport d'information de MM Jean Bizet, Michel Billout, Mmes Pascale Gruny, Gisèle Jourda, MM. Jean-Yves Leconte, Didier Marie, Yves Pozzo di Borgo, Jean-Claude Requier et Simon Sutour
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Je vous prie d'excuser l'absence du président Bizet, qui reçoit dans son département le président de la FNSEA. Une délégation de notre commission s'est rendue à Rome le 27 octobre dernier. Elle était composée de MM. Bizet et Billout, Mmes Gruny et Jourda, et MM. Leconte, Marie, Pozzo di Borgo, Requier et Sutour. La veille, MM. Bizet, Pozzo di Borgo et Sutour avaient participé à une rencontre à Florence sur la coopération euro-méditerranéenne. Ce déplacement a été l'occasion de prendre connaissance des nombreuses réformes en cours en Italie et d'avoir un débat approfondi sur plusieurs sujets de l'actualité européenne, notamment la crise migratoire. MM. Sutour et Pozzo di Borgo vont nous en présenter les principaux enseignements. Notre commission a par ailleurs reçu des représentants de la commission des lois du Sénat italien, qui nous ont exposé la réforme constitutionnelle en cours.
M. Simon Sutour. - Nous avons effectué un bref déplacement, de deux jours, en Italie - certains n'y sont restés qu'une brève journée. Nous avons d'abord assisté à un colloque sur l'Europe et la Méditerranée, co-organisé par le président de la commission des affaires européennes du Sénat italien, qui avait invité M. le président Bizet à intervenir, et celui-ci nous a invités à l'accompagner. Un membre du gouvernement égyptien y a fait une intervention qui nous a beaucoup intéressés. Le lendemain, nous avons participé à l'une des rencontres régulières entre nos deux commissions des affaires européennes.
La crise des migrants, la refonte du volet méditerranéen de la politique de voisinage ou l'approfondissement de l'Union économique et monétaire ont favorisé, ces dernières semaines, un rapprochement des positions françaises et italiennes sur l'avenir de l'Union européenne. Ce volontarisme italien en matière européenne fait écho à l'élan réformateur qui traverse le pays. Les trois gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont entrepris une vaste révision des politiques publiques, allant jusqu'à redéfinir, ces dernières semaines, le cadre institutionnel.
Confrontée à une crise de crédibilité sur la scène européenne, résultant à la fois de son endettement colossal, de son absence de dynamisme économique et de son incapacité politique à se moderniser, l'Italie a, depuis novembre 2011, entrepris une vaste remise en cause de ses fondements économiques et politiques. Au gouvernement dit technique de Mario Monti, nommé au plus fort de la crise, ont succédé deux cabinets issus des élections générales de février 2013 remportées par le Parti démocratique. Cette formation de centre gauche rassemble des membres de l'ancien parti communiste, qui s'est modernisé, et des démocrates- chrétiens de gauche. Le premier gouvernement a été formé par Enrico Letta, que nous avons eu la chance de rencontrer il y a deux semaines, grâce à Yves Pozzo di Borgo, à l'occasion d'un colloque sur la Russie organisé au Sénat, où il a fait une intervention de haut niveau. En février 2014, lui a succédé le gouvernement de Matteo Renzi. La volonté de réformer n'a pas été interrompue par ces changements. Elle semble, au contraire, avoir été amplifiée.
Abordons tout d'abord les changements institutionnels.
La réforme institutionnelle considérable lancée par le gouvernement Renzi comprend trois volets : la révision de la loi électorale, le changement de statut du Sénat et la modification de l'organisation territoriale. L'ensemble est motivé par la volonté de faciliter la prise de décision au niveau national, en limitant les conflits de compétence entre l'État et les régions et en s'appuyant sur une majorité parlementaire stable et renforcée.
La révision de la loi électorale, qu'on appelle l'Italicum, a été adoptée en mai 2015. Celle-ci confère au parti arrivé en tête du premier tour des élections à la Chambre des députés une prime de majorité. La formation arrivée en tête au premier tour avec plus de 40 % des voix disposera automatiquement de 53 % des sièges, soit 340 sièges. Si aucune n'atteint ce seuil, un second tour est prévu entre les deux partis arrivés en tête pour obtenir la prime majoritaire.
La transformation du Sénat en « Sénat des Autonomies », véritable chambre des régions, devrait mettre fin à partir de 2018 au bicamérisme égalitaire ou parfait, régime dans lequel le Sénat de la République dispose des mêmes pouvoirs que la Chambre des députés, qu'il s'agisse de l'adoption de la loi ou du contrôle du gouvernement.
J'entends avec effroi que la réforme du Sénat italien pourrait nous inspirer. Mais si nous faisions la même chose, notre Sénat disparaîtrait ! En vérité, le Sénat italien est mort d'avoir eu trop de pouvoir. Certains appellent de manière irréfléchie à transformer notre chambre haute en Bundesrat, comme si c'était la panacée. Mais le Bundesrat ne se réunit que douze fois par an, ses membres n'ont pas le droit d'évoquer la politique étrangère, la composition des délégations régionales change tous les ans et, en leur sein, le chef de file vote seul au nom de tous.
Devenu représentant des collectivités territoriales, le Sénat italien verrait sa compétence législative limitée à l'examen des lois portant sur l'organisation territoriale, les minorités linguistiques, les modifications constitutionnelles et les traités internationaux. Les amendements proposés par le Sénat pour un texte relevant de l'organisation territoriale ne pourront être rejetés que par la majorité absolue des membres de la Chambre des députés. La chambre haute devrait émettre un simple avis, consultatif, sur les autres textes de loi. Les sénateurs participeraient, en outre, à l'élection du président de la République aux côtés des députés. Le Sénat évaluerait, enfin, l'impact de la législation européenne au niveau régional. Le nombre de sénateurs serait ramené de 315 à 100 - contre 630 députés - dont 95 seraient élus parmi les conseillers régionaux et les maires de 21 grandes villes, et 5 seraient nommés par le gouvernement. Bien sûr, une réforme constitutionnelle de cette ampleur prend du temps : celle-ci sera présentée au référendum à l'automne 2016. Comment une chambre a-t-elle ainsi pu se faire hara kiri, et à une aussi large majorité ? De surcroît, les fonctions des 100 sénateurs seront non rémunérées, sauf par leur indemnité de conseiller régional...
Combinée à la modification du mode de scrutin, la réforme du Sénat devrait renforcer le gouvernement, dont la stabilité ne devrait plus être remise en cause par un vote de défiance au Sénat ou une majorité parlementaire relative. Depuis l'avènement de la République en 1946, 63 gouvernements ont été formés. Bref, le balancier est bien reparti dans l'autre sens.
La réforme territoriale, ambitieuse, prévoit la suppression des 101 provinces, qui sont l'équivalent des départements, et clarifie le partage des compétences entre États et collectivités territoriales. Ce « néocentralisme » prévoit une suppression des compétences partagées entre État et régions, introduites dans la Constitution en 2001.
Venons-en aux réformes économiques.
La crise économique et financière de 2008 avait contribué à exacerber les difficultés que rencontrait l'Italie depuis le début des années quatre-vingt-dix : croissance faible, rigidité des marchés des biens, des services et du travail, niveau élevé de la dette et des dépenses publiques.
L'Italie n'est plus visée depuis 2013 par la procédure pour déficit excessif ouverte à son encontre fin 2009 par la Commission européenne. Le déficit public italien atteignait à l'époque 5,5 % de son PIB. Trois ans après, celui-ci était ramené à 3 %...
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Quelle rapidité !
M. Simon Sutour. - Le gouvernement italien table aujourd'hui sur un déficit public équivalent à 2,6 % à la fin de l'exercice 2015 puis 2,2 % en 2016. Le gouvernement Renzi poursuit ainsi pour partie les mesures mises en place par les deux cabinets précédents, avec une revue générale des dépenses publiques et une vaste réforme de l'administration publique, passant par une refonte du statut de la fonction publique, la dématérialisation et la vente d'une partie du patrimoine de l'État. Vous trouverez les détails dans le rapport.
En matière de fiscalité, les autorités italiennes ont, dès 2011, entrepris d'augmenter les taxes sur la consommation tout en réduisant l'imposition des sociétés. Les taxes sur le travail ont parallèlement été abaissées notamment sur les contrats à durée indéterminée. Le recours au CDI a d'ailleurs augmenté depuis un an. Le gouvernement Renzi entend désormais réduire l'imposition des ménages afin d'accompagner la reprise de l'activité économique. Le « Pacte pour les Italiens » prévoit ainsi 35 milliards d'euros de baisses d'impôts d'ici 2018. Cette politique suscite cependant quelques réserves de la part de la Commission européenne, qui a estimé, le 17 novembre dernier, que l'Italie pourrait ne pas atteindre ses objectifs budgétaires.
De leur côté, les réformes structurelles ont dans un premier temps concerné le marché du travail, qu'il s'agisse de la réforme Fornero de 2012 ou du Jobs act, que nous détaillons dans le rapport. Celui-ci instaure un contrat à durée indéterminée à protection croissante, le licenciement étant facilité au cours des trois premières années. Ainsi, 100 000 emplois auraient été créés depuis son entrée en vigueur en mars dernier. Un salaire minimum est garanti dans les secteurs ne disposant pas de conventions collectives alors que l'indemnisation du chômage s'applique désormais à tous les salariés, avec obligation de formation et possibilité de sanction en cas de défaut d'implication ou de refus d'offres d'emploi.
Il convient de ne pas mésestimer le volet économique de la réforme scolaire. La « buonascola », adoptée en juillet dernier, prévoit notamment l'alternance entre école et travail dans toutes les filières au lycée, l'apprentissage des nouvelles technologies et un enseignement en anglais dès l'école primaire. D'autres réformes doivent également être saluées, comme le soutien à l'investissement et à l'internationalisation, avec la promotion du Made in Italy, ou la déréglementation d'un certain nombre de secteurs d'activité.
Cet élan réformateur a été salué par la Commission en mai 2015. Il a donné une nouvelle légitimité sur la scène européenne à l'Italie, qui a obtenu l'introduction de plus de flexibilité dans l'application du pacte de stabilité et de croissance. Les positions que les autorités italiennes défendent sur l'approfondissement de l'Union économique et monétaire se rapprochent par ailleurs des nôtres. Le gouvernement Renzi entend désormais faire avancer ses idées en matière de gestion de la crise des migrants. Mais je laisse Yves Pozzo di Borgo aborder cette question.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Plus de 136 000 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l'année. Si le rythme est moins intense ces dernières semaines, les autorités italiennes estiment que ce chiffre devrait atteindre 150 000 à la fin de l'année. Les principales nationalités représentées sont issues d'Afrique subsaharienne et 89 % des arrivées proviennent de Libye. La voie maritime n'est pas la seule, puisqu'on observe de nouveaux flux au Nord-Est du pays en provenance des Balkans, via la Slovénie et la Croatie. L'Italie ne dispose que de trois centres d'accueil et d'enregistrement. Ces hot spots sont situés en Sicile...
Les équipes sur place sont confrontées au refus des migrants d'être enregistrés par leurs empreintes digitales, le droit italien limitant par ailleurs les possibilités de contrainte et de rétention. Sur les 92 000 migrants arrivés en Italie entre janvier et juillet 2015, seuls 30 000 ont pu être enregistrés. L'enregistrement n'est d'ailleurs pas systématiquement demandé. La distinction entre demandeurs d'asile et migrants économiques est délicate. L'Italie a enregistré 64 600 demandes d'asile en 2014 et en a accepté 21 000. Comme la France, elle est confrontée à la difficulté de faire exécuter les décisions de retour dans le pays d'origine, en l'absence d'accords de réadmission avec les principaux pays de départ.
Son statut de pays d'accueil confère à l'Italie une expertise particulière pour définir les contours d'une nouvelle politique migratoire européenne. Les autorités italiennes souhaitent voir émerger un véritable droit d'asile européen, dépassant le cadre du système de Dublin, et plaident pour une négociation européenne des accords de réadmission avec les pays tiers. Elles militent également pour une gestion des retours via l'agence Frontex, dont le mandat serait révisé et les moyens, renforcés. Ces positions sont proches des nôtres.
Dans ce contexte, notre déplacement en Italie, à l'invitation de la commission sur les politiques de l'Union européenne du Sénat de la République, prenait tout son sens.
Quatre thèmes de travail avaient été retenus : la crise des migrants et la coopération euro-méditerranéenne ; l'avenir de l'Union économique et monétaire et les politiques européennes en faveur de la croissance et de l'emploi ; le numérique et ses incidences industrielles ; l'Union de l'énergie et le rôle de l'Union européenne en faveur de la lutte contre le changement climatique. À l'issue de cette réunion, une déclaration conjointe a été adoptée.
Sur la crise des migrants et de la politique méditerranéenne, nous avons insisté sur le double défi auquel l'Union est confrontée : accueillir les personnes persécutées et veiller, dans le même temps, au contrôle effectif de ses frontières extérieures, nécessité que nous ont rappelée les attentats de Paris. Nous avons salué le fait que l'Union entende se doter d'instruments pour parvenir à ces objectifs, qu'il s'agisse de l'établissement d'une liste de pays sûrs ou du mécanisme de relocalisation exceptionnel et temporaire des migrants. Un mécanisme pérenne soulève des questions plus complexes. Nous avons également appelé de nos voeux la mise en place progressive d'un système de gestion intégrée des frontières extérieures et la création d'un corps de garde-frontières et de garde-côtes européens. Comme nous, nos homologues italiens demandent que Frontex puisse conduire des opérations de retour conjointes.
Nous n'avons pas occulté plusieurs questions de fond, notamment celle de la culture de l'asile au sein de l'Union européenne, alors que les prévisions de l'OCDE tablent sur des flux équivalents de migrants en direction de l'Union européenne pendant la prochaine décennie. Le phénomène n'est donc pas temporaire et ne saurait se limiter à la seule question syrienne. La réussite de l'intégration devrait dépendre pour partie des conditions économiques des pays d'accueil. La dimension démographique ne doit pas non plus être négligée, les migrations pouvant être une des réponses, à terme, à la baisse du taux de fécondité en Europe, comme elles le sont en Russie.
Nos deux commissions ont regretté par ailleurs la priorité accordée au Partenariat oriental, alors même que le printemps arabe bouleversait les équilibres sur la rive Sud de la Méditerranée. L'Union européenne a insuffisamment pris en compte cette mutation dans sa politique de voisinage, n'accompagnant pas suffisamment ce qui peut être comparé à la chute du Mur de Berlin. Loin d'opposer Est européen et rive Sud de la Méditerranée, nous avons rappelé l'interdépendance des enjeux, dont témoigne l'intervention russe en Syrie. La Méditerranée ne doit en aucun cas être considérée comme une frontière fermée, mais bien comme une zone d'échanges, devant nourrir de nombreux partenariats. Il s'agit de dépasser la promotion d'une zone de libre-échange complet et approfondi pour envisager une nouvelle relation permettant à l'Union européenne de défendre ses valeurs mais aussi ses intérêts. Avant notre déplacement à Rome, nous avions participé la veille avec MM. Bizet et Sutour à une rencontre à Florence avec des représentants politiques des pays de l'Union pour la Méditerranée (UpM) où nous avons pu constater que la refonte de la politique méditerranéenne de l'Union européenne est une ambition partagée sur les deux rives.
Au sujet de l'Union économique et monétaire, les deux commissions ont convenu que son approfondissement passait à la fois par une convergence plus poussée des économies nationales et par l'adoption de réformes structurelles - y compris en France ! - renforçant la compétitivité des États membres. La convergence implique de progresser en vue d'un approfondissement du marché intérieur mais aussi d'une plus grande harmonisation des pratiques fiscales et sociales. Il s'agit d'éviter toute distorsion de concurrence à l'intérieur de la zone euro. Toute consolidation de l'Union économique et monétaire doit aller de pair avec un renforcement de sa légitimité démocratique et l'instauration d'un véritable contrôle parlementaire. Celui-ci doit, selon les deux commissions, associer pleinement les parlements nationaux. L'idée d'un Parlement de la zone euro, défendue par la France, a notamment été abordée.
Les deux commissions ont par ailleurs souligné les questions que posait le passage à l'ère numérique, qu'il s'agisse des atteintes possibles aux libertés fondamentales des individus et à la souveraineté des États, de l'émergence de nouveaux comportements citoyens et de nouveaux modes de consommation ou des défis que représentent l'extraterritorialité, les incidences commerciales de l'innovation et l'émergence d'une économie du partage, qui requiert elle-même un débat sur ses contours et sa fiscalisation. Les deux commissions ont surtout souligné la nécessité de mettre en place une politique numérique européenne répondant à deux ambitions : protection des consommateurs et promotion d'une industrie européenne compétitive face aux géants américains et chinois.
Les deux commissions ont, enfin, salué le projet d'Union de l'énergie, présenté par la Commission européenne début 2015. Elles souhaitent que deux objectifs soient atteints : la mise à disposition d'une énergie sécurisée, durable et bon marché et la mise en place de larges interconnexions sur le territoire européen. Il s'agit ainsi d'organiser le marché intérieur de l'énergie en limitant son coût et sans préjudice de la compétence reconnue à chaque État membre de déterminer le mix énergétique sur son territoire. La question de l'énergie a été liée à celle du climat, dans le contexte de la préparation de la COP21. Nous avons salué les engagements ambitieux souscrits par l'Union européenne dans sa contribution à la réduction des gaz à effet de serre et appelé à dégager les ressources publiques nécessaires pour atteindre les objectifs de réduction des émissions des gaz à effet de serre.
Les déclarations communes de Rome et de Florence sont reproduites dans le rapport.
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Merci pour ce rapport exhaustif.
M. Louis Nègre. - Si nous suivions l'orientation prise par le Sénat italien, nous n'existerions plus, les parlementaires italiens nous l'ont confirmé. Le chiffre de 100 sénateurs s'inspire sans doute des États-Unis, mais ils seront loin d'avoir les mêmes pouvoirs que les sénateurs américains... Comment éviter, en France, une telle dérive ?
M. Simon Sutour. - Elle est en effet mauvaise pour le bicamérisme en Europe et dans le monde, alors qu'il s'agit du système démocratique le plus abouti, puisqu'il respecte le principe de checks and balances tant prisé des anglo-saxons. Pour nous appâter vers la réduction du nombre de sénateurs, on nous fait miroiter l'accroissement de leurs moyens qui y correspondrait. Si c'est pour exercer des pouvoirs réduits... Ce que j'ai vu en Italie m'a impressionné : alors qu'ils s'y étaient d'abord fermement opposés, les sénateurs ont voté leur propre fin ! Le bicamérisme italien, strictement égalitaire, ne pouvait pas durer, avec deux chambres élues par le même corps, ayant les mêmes pouvoirs... Mais il aurait pu évoluer vers notre modèle !
M. Yves Pozzo di Borgo. - Cette situation résultait de l'Histoire : après la période fasciste, le pouvoir unifié et fort de Mussolini entre 1922 et 1943, cet équilibre des chambres a été conçu pour résister à l'exécutif. La réduction des pouvoirs d'une chambre et sa spécialisation laissent songeur : un parlementaire digne de ce nom doit avoir une compétence générale.
La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a modifié notre calendrier : quinze jours pour les projets du gouvernement, une semaine pour les propositions de loi et une semaine de contrôle. Or les propositions de loi sont souvent d'importance mineure, et elles n'aboutissent généralement pas, faute d'outil vraiment adéquat pour leur bonne préparation. C'est un premier échec. De plus, nous n'avons pas su nous donner les moyens d'exercer notre mission de contrôle. J'avais proposé à l'époque à M. Arthuis, qui présidait la commission des finances, de mobiliser la Cour des Comptes et les principales inspections générales - étant moi-même issu de l'inspection générale de l'éducation nationale afin d'étayer ces travaux. Mais M. Seguin, puis M. Migaud, ont redonné vie à la Cour des Comptes, qui fait à présent ce qui devrait nous revenir. C'est un deuxième échec, et je l'ai dit à M. le président Larcher.
M. Michel Raison. - Pour éviter une brutale révolution, il faut parfois accepter certaines évolutions. Quid de la réforme des provinces italiennes, équivalentes aux départements français ?
M. Simon Sutour. - Les provinces sont supprimées, en effet.
M. Michel Raison. - La moitié de leur financement provenait d'une dotation de l'État. Comment la fiscalité prendra-t-elle en compte cette péréquation ?
M. Simon Sutour. - Les ressources propres des provinces, comme celles des régions et des communes, proviennent en large partie d'impôts calculés au niveau national... Il y aura donc continuité...
M. Daniel Raoul. - La réforme de 2008 devait donner du pouvoir aux commissions, donc aux parlementaires. Le calendrier qui nous a été imposé a conduit à faire de l'« occupationnel », pour l'espace dévolu au Parlement. Il faudrait diviser par deux le temps consacré au contrôle et à l'initiative. Cela dit, certaines propositions de loi ne sont pas tombées dans les catacombes ! Les sociétés publiques locales ou les sociétés d'économie mixte (SEM) à objet unique, par exemple, étaient des outils attendus par les collectivités territoriales. Elles ont fait l'objet d'un consensus. Mais il est vrai que beaucoup de propositions de loi ont une fonction « occupationnelle », alors que nous examinons les textes du Gouvernement dans des conditions anormales. En restreignant l'espace consacré aux propositions de lois, celles-ci feraient l'objet d'un filtrage plus intense et seraient donc plus solides.
M. Michel Billout. - Il existe au sein du Sénat un excellent outil, la division de soutien à l'initiative parlementaire, assez méconnue et sans doute sous-utilisée. La solliciter davantage aiderait à son développement.
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Merci pour ce rapport, qui nous a conduits à débattre de notre propre situation. Lorsque, le 28 octobre dernier, M. Bizet a reçu la présidente de la commission des lois du Sénat italien, Mme Anna Finocchiaro, en notre présence, nous avons été impressionnés par le consensus entre les parlementaires italiens sur la nécessité de préserver le bicamérisme. Ils nous ont indiqué que le Sénat « rénové » devrait observer les relations entre l'Italie et l'Union européenne.
La commission des affaires européennes autorise la publication du rapport d'information à l'unanimité.
Politique de coopération - Activités de l'Assemblée parlementaire de l'Union pour la Méditerranée : communication de M. Louis Nègre
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Le déplacement à Rome et à Florence a mis en lumière l'enjeu crucial de la coopération entre les deux rives de la Méditerranée. L'Union pour la Méditerranée (UpM) peut être un outil pour la renforcer. Déjà, la rencontre de Florence a souligné le besoin d'une refonte de la politique méditerranéenne de l'Union européenne. M. Nègre représente le Sénat au sein de l'Assemblée parlementaire de l'UpM. Il va nous présenter un bilan des activités de cette assemblée, et nous donner son point de vue sur la coopération euro-méditerranéenne.
M. Louis Nègre. - Nous passons dans ce domaine de Charybde en Scylla ! J'ai assisté, il y a quelques semaines, à la session plénière de l'Assemblée parlementaire de l'UpM (AP-UpM), où je représente le Sénat depuis octobre 2014. Cette expérience m'a laissé sceptique sur le fonctionnement de cette enceinte et la portée de ses travaux. Qu'est devenu ce beau projet qu'était l'UpM ?
Abordons en premier lieu le fonctionnement. Je suis membre de deux commissions au sein de cette assemblée : la commission des affaires politiques, de la sécurité et des droits de l'Homme et celle de l'énergie, de l'environnement et de l'eau.
Mes impressions divergent d'une commission à l'autre. Au sein de la première, nous étions amenés à nous prononcer sur une proposition de résolution sur les migrants en situation irrégulière. Comme il s'agit d'un sujet d'une importance capitale pour nos pays, la Méditerranée étant devenue le théâtre de tragédies quotidiennes, je m'attendais à un débat nourri durant les trois heures de réunion, autour de problématiques telles que la lutte contre les filières de passeurs, la question de l'accueil et de la soutenabilité de celui-ci par les États de la rive nord - voire sur la question des conflits syrien ou libyen. Ces thèmes ont été esquissés, j'en conviens. Ils ont cependant été parasités par deux sujets connexes : la question du Sahara occidental, qui a donné lieu à des passes d'armes sémantiques entre parlementaires marocains et représentants du Parlement européen, et le conflit israélo-palestinien. Au moins deux heures sur trois ont été consacrées à ces problèmes, ce qui a paralysé la discussion sur le coeur même du sujet. Faute de temps, l'examen du texte a été très sommaire, ce qui empêché tout débat de fond sur les thèmes dont j'ai fait état, et notamment sur la relocalisation. Ne souhaitant pas m'associer à ce texte, j'ai demandé un vote, comme il est de tradition dans une commission parlementaire. Il m'a alors été objecté que les procédures en la matière étaient complexes et que l'Assemblée de l'UpM s'efforçait de rechercher avant tout le consensus. Comment trouver un consensus à propos du Sahara occidental ou du conflit israélo-palestinien ? Étrange.
L'examen en séance plénière, le lendemain, n'a pas donné lieu non plus à un véritable débat, la séance étant principalement consacrée à des interventions mêlant satisfecit et incantations. Seule l'intervention d'une ambassadrice libyenne a eu le mérite de rappeler la réalité des drames que traversait la région. Non voilée, elle a lancé un appel à l'aide qui nous a fortement impressionnés, car il incarnait les valeurs mêmes que nous défendons.
Quant à la deuxième commission, plus technique, je suis également quelque peu resté sur ma faim. Je ne nie pas la qualité des échanges sur des sujets aussi divers que la protection du milieu marin, le tourisme écologique et marin ou les énergies renouvelables. Je m'interroge simplement sur la valeur ajoutée de l'action de cette assemblée, qui n'a pas su, à mon sens, accompagner véritablement les grands projets que devait porter l'UpM, comme le projet Desertec, qui prévoit l'exploitation du potentiel énergétique des déserts ou le plan solaire méditerranéen, qui visait à explorer les possibilités de développer des sources d'énergie alternatives dans la région méditerranéenne. L'objectif affiché était pourtant d'atteindre en 2020 une puissance installée totale de 20 GW, dont 5 GW à réexporter vers l'Europe.
Ce constat amer mais lucide quant à ma première expérience au sein de l'AP-UpM me pousse à m'interroger sur ce qu'est aujourd'hui l'UpM. Cette organisation me semble souffrir tout d'abord d'un vrai problème de lisibilité et de positionnement. Je ne mésestime pas la qualité des projets qu'elle a labélisés, comme l'usine de dessalement des eaux de Gaza ou la Transmaghrébine, mais qui connaît le rôle de l'UpM en faveur du développement de la rive sud ?
Politiquement, elle est relativement inexistante. Portée sur des fonts baptismaux en juillet 2008, elle n'a finalement jamais trouvé sa vitesse de croisière. Le processus de Barcelone grippé, le président Sarkozy avait souhaité relancer la politique méditerranéenne de l'Union par cette assemblée, censée dépasser les crispations politiques grâce à une logique de projets. L'UpM étudie la faisabilité de chacun de ces chantiers et les soumet ensuite à des bailleurs de fonds institutionnels ou privés. Une fois concrétisés, ces projets devaient pousser au rapprochement politique. L'opération « Plomb durci » en décembre 2008 a pourtant replacé le conflit israélo-palestinien au coeur de cette politique méditerranéenne, ce qui a fragilisé tout dialogue. La délégation israélienne n'était ainsi pas présente à la session plénière de l'AP-UpM. Le « printemps arabe » et ses conséquences ont également fragilisé un peu plus l'édifice. Certains pays ne sont plus parties prenantes aux discussions, comme le Liban, la Syrie et d'autres, qui étaient pourtant les piliers de cette nouvelle organisation. D'autres se trouvent clairement en retrait : c'est notamment le cas de l'Égypte.
L'effacement de l'UpM contraste avec la nécessité de trouver des réponses politiques aux crises multiples que traverse la région. L'UpM doit s'affirmer comme un forum indispensable d'échanges entre rives nord et sud du Bassin. La question des migrations ou celle du terrorisme ne sauraient se régler au sein du seul Conseil européen. Je ne doute pas de l'ambition politique de l'AP-UpM, mais suis sceptique sur la qualité des textes qu'elle adopte faute de débat structuré. Je regrette que cette ambition politique soit absente du Conseil des ministres de l'Union pour la Méditerranée. Je vous ai parlé du poids du contexte pour expliquer cette relative atonie. Je regrette également que l'Union européenne n'ait pas tenté de relancer la dynamique initiale en profitant notamment du bouleversement qu'a représenté le printemps arabe. J'espère que le renouvellement du volet méditerranéen de sa politique de voisinage, qui nous a été annoncé pour cet automne, permettra d'avancer dans cette direction. La déclaration de Florence, dont mes collègues viennent de parler, demande de recentrer le quadrant géostratégique sur la Méditerranée. La carte murale de cette salle, par exemple, montre fort bien l'Islande - qui nous pose assez peu de problèmes - mais s'arrête avant la rive sud de la Méditerranée...
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Merci pour cette communication très intéressante.
M. Simon Sutour. - Prédécesseur de M. Nègre, je reconnais que l'outil n'est pas parfait. L'UpM a été relancée en 2008 par M. Sarkozy et succède au processus de Barcelone.
Le Sénat compte un représentant à l'UpM, l'Assemblée nationale deux. Prédécesseur de Louis Nègre dans cet organisme, où j'ai succédé à Robert del Picchia, je siège maintenant, avec François Commeinhes, à l'Assemblée parlementaire de la Méditerranée. Celle-ci est composée uniquement de représentants des pays riverains. À ma grande satisfaction, la France envoie désormais des parlementaires issus des territoires méditerranéens, ce qui n'était pas toujours le cas avant.
Les moyens de l'UpM ne sont pas à la hauteur du projet ; il reste que l'on peut y rencontrer des parlementaires de pays proches et importants avec lesquels nous avons une histoire commune, comme l'Algérie et le Maroc. J'étais l'un des trois vice-présidents, avec un Palestinien et un Israélien, de la commission politique, présidée par une femme, parlementaire européen. Les échanges avec nos collègues ont le mérite d'éclairer la politique de voisinage de l'Union européenne, qui draine des centaines de millions d'euros ; grâce à eux, nous en savons plus sur les projets qui en relèvent et le développement qu'ils induisent. Pour pondérer les propos de Louis Nègre, je vois par conséquent une utilité dans cette structure en dépit des évolutions récentes en Syrie, en Libye et en Turquie.
Les pays baltes ont mené une offensive pour un rééquilibrage des crédits de la politique de voisinage, dont les deux tiers vont actuellement aux pays méditerranéens contre un tiers à l'Europe de l'Est. J'ai la conviction que nous devons nous battre pour le maintien de cette proportion.
M. Louis Nègre. - Ma sévérité s'explique peut-être par mon manque de connaissance de l'institution ; je viens du Sénat où l'on vote, on avance, on trouve des points d'accord. Les séances plénières de l'UpM sont dominées par l'invective. J'ai vu un représentant arabe passer la quasi-totalité de ses dix minutes d'intervention à vitupérer contre Israël, avant qu'un autre prenne la position inverse. En revanche, la prise de parole de l'ambassadrice de Libye a montré combien cette union pouvait être utile, et combien nous devons être fiers de nos valeurs.
C'est en dehors de la plénière que l'échange et la discussion sont possibles. Les pays d'Afrique du Nord sont très demandeurs de contacts avec nous ; ils ont besoin d'une oreille attentive et il convient de conserver une relation avec ces représentants, dont les responsabilités politiques ne sont pas à négliger.
M. Michel Billout. - L'existence de ces assemblées internationales se justifie moins par les séances plénières, que par les échanges qui ont généralement lieu dans les coulisses et qui sont utiles, en effet.
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Je vous remercie. On peut être déçu par le manque de projets concrets, mais l'UpM a le mérite d'exister et de permettre ces rencontres.
Politique commerciale - Agriculture et pêche - Proposition de résolution européenne sur les conséquences du traité transatlantique pour l'agriculture et l'aménagement du territoire : rapport de MM. Philippe Bonnecarrère et Daniel Raoul
Mme Colette Mélot, secrétaire. - La proposition de résolution européenne sur les conséquences du traité transatlantique pour l'agriculture et l'aménagement du territoire a été déposée le 27 octobre par Michel Billout. Le 2 novembre, nous avons très logiquement choisi comme rapporteurs Philippe Bonnecarrère et Daniel Raoul, qui sont aussi les rapporteurs du groupe de suivi du traité transatlantique. Nous devons nous prononcer sur la résolution dans un délai d'un mois ; elle sera ensuite transmise à la commission des affaires économiques.
M. Daniel Raoul. - L'agriculture est un secteur stratégique sur le plan économique et commercial, singulièrement en France ; les enjeux de société et d'environnement en font un élément essentiel des négociations du traité transatlantique. C'est le message important que fait passer la proposition de notre collègue Michel Billout, sur lequel nous présenterons cinq observations.
D'abord, la fin progressive des droits de douane, objectif du Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (en français PTIC), se fait dans un contexte de compétitivité déséquilibrée entre l'Union européenne et les États-Unis.
Globalement, les droits de douane appliqués aux produits agricoles et agroalimentaires dans l'Union européenne sont deux fois supérieurs à ceux qui sont appliqués aux États-Unis : 12,2 % en moyenne contre 6,6 %. Des deux côtés sont aussi appliqués des pics tarifaires élevés : dans l'Union européenne pour certains produits sensibles, aux États-Unis pour quelques produits européens : 112 % sur le lactosérum, 39 % pour certains fromages, principalement au lait cru.
Certains produits déclarés sensibles compte tenu de leur fragilité économique ou commerciale ne sont pas concernés par la réduction des droits de douane : la viande de boeuf, de porc et la volaille, les ovoproduits, le maïs doux, les petits légumes, les produits à base d'amidon, l'éthanol, ses produits dérivés et le rhum. Leur traitement spécifique, déterminé à l'issue de la négociation, peut aboutir à l'octroi au partenaire d'un contingent à droit réduit ou nul.
L'accès des produits européens au marché des États-Unis pâtit d'un grand écart de compétitivité. Le coût de l'énergie, les différences de réglementation, en particulier sanitaire, les écarts de coût du travail, enfin et surtout la taille et la structure respective des exploitations, tous ces paramètres sont autant d'éléments d'une concurrence inégalitaire.
En deuxième lieu, le secteur de la viande bovine est particulièrement exposé ; il est emblématique des pratiques respectives de chacune des parties dans leurs systèmes d'élevage, qui placent l'Europe, mais plus singulièrement la France, dans une posture défensive.
En France, 90 % des aliments de troupeau bovin sont produits sur l'exploitation et 80 % de la ration de base est composée d'herbe. L'alimentation du cheptel bovin aux États-Unis se fait à base d'additifs alimentaires utilisés comme activateurs de croissance - un euphémisme pour désigner les hormones. Les deux tiers des bovins y sont engraissés dans des « feedlots », des espaces artificiels de production pouvant contenir jusqu'à 200 000 bêtes, quand en France les exploitations d'élevage dit intensif accueillent en moyenne entre 60 et 200 bovins, la ferme des mille vaches faisant figure d'exception.
La concurrence de la viande bovine des États-Unis est aussi qualitative. Le consommateur américain mangeant surtout de la viande hachée, fabriquée à partir de tous les morceaux, la filière américaine a tout intérêt à concentrer ses exportations sur le marché européen des morceaux nobles. Or ce marché, estimé à seulement 400 000 tonnes, est à ce jour le plus rentable pour les producteurs français de viande bovine.
Par ailleurs, États-Unis et Canada bénéficient déjà de contingents d'exportation vers l'Union européenne de viande bovine pour les produits sans hormones ni accélérateurs de croissance - 45 000 tonnes en faveur des États-Unis, mais aussi à l'égard d'autres membres de l'OMC, depuis 2009. Un autre contingent, dit contingent Hilton, est ouvert conjointement pour le Canada et les États-Unis, qui s'en partagent les 11 500 tonnes ; un droit de 20 % y est associé, mais il a été réduit à zéro pour le Canada dans le cadre de l'Accord économique et commercial global (AECG).
L'exposé des motifs de la proposition de résolution mentionne également l'inquiétude que suscite le risque de fusion des contingents du Canada et des États-Unis, dans l'hypothèse d'une conclusion de l'accord de libre-échange. Il faut en effet être vigilant : une viande bovine, née aux États-Unis, pourrait se voir conférer une origine préférentielle « Canada » lorsqu'elle est exportée depuis ce pays dans l'UE.
Enfin, des embargos interdisent l'exportation européenne des viandes bovine, ovine et caprine depuis l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). Les États-Unis ne l'ont levé, récemment, que pour les viandes d'Irlande et de Lituanie. Les expertises conduites l'an passé en France doivent aboutir à une levée prochaine des exportations françaises.
Notre troisième observation concerne les intérêts offensifs de la filière laitière. Les professionnels français du secteur font valoir que dans un marché européen saturé, le développement de la production laitière, et particulièrement des fromages, passe par le développement de l'exportation, notamment vers les États-Unis. Mais il y a un obstacle tarifaire : les droits américains sur les produits laitiers dépassent le niveau des droits moyens - 80 % pour certains fromages, 112 % pour la poudre de lactosérum. Le deuxième obstacle concerne les règles sanitaires : les États-Unis imposent des contrôles plus rigoureux encore que l'Union européenne. Les importations de fromages au lait cru pâtissent évidemment de cette situation.
M. Philippe Bonnecarrère. - En préambule, avant de poursuivre, permettez-moi d'attirer votre attention sur deux points. Vous constaterez à la page 7 de notre rapport que les vins et spiritueux constituent la très grande majorité de nos exportations vers les États-Unis. Le tableau de la page 9 montre que contrairement à une idée reçue, la différence de taille moyenne entre les exploitations n'est pas si grande : 55 hectares de surface agricole utile pour la France, 169 hectares, seulement, en moyenne, pour les États-Unis, certes très au-dessus de la moyenne européenne, qui est de 14 hectares ! L'Est de l'Europe devra engager un effort de restructuration comparable à celui que notre pays a mené dans l'après-guerre.
J'en viens à notre quatrième observation : les autorités de régulation de l'Union européenne et des États-Unis ont bien sûr en commun le souci de protéger leurs consommateurs, mais les démarches respectives pour y aboutir sont très différentes. La disparité des normes freine le flux des échanges.
Il existe deux conceptions du risque sanitaire : l'approche américaine « fondée sur la science », et l'approche européenne du principe de précaution lié à un ensemble de choix sociétaux, les « préférences collectives ».
Le mandat de négociation de la Commission fait droit aux deux approches (science et précaution) pour inciter à une convergence, à une harmonisation règlementaire ou à une reconnaissance d'équivalence.
Les négociateurs doivent donc veiller à obtenir une reconnaissance réciproque des principes et des outils de facilitation des échanges, en particulier par une reconnaissance mutuelle des systèmes de contrôle. Une telle démarche devra exclure les inspections préalables à l'exportation, réalisées dans le pays exportateur par des équipes du pays d'importation au frais de l'exportateur. Lors des auditions, nous avons découvert que faute d'engager ces inspections préalables, les entreprises françaises, à l'exception des plus importantes, n'exportaient pas vers les États-Unis.
Ces derniers ne reconnaissent pas les normes de pasteurisation européennes. Une reconnaissance de l'équivalence des réglementations de ce type de produits « grade A » faciliterait les exportations, alors même que le marché américain est aujourd'hui fermé à la plupart des fromages au lait cru.
Pour en revenir aux préférences collectives européennes, les « promoteurs de croissance » - euphémisme ! -, les OGM, la décontamination chimique des viandes et le clonage animal constituent un enjeu majeur. La gestion du risque fondé sur le principe de précaution en situation d'incertitude scientifique s'applique ici pleinement. Les négociateurs doivent prendre en compte, en complément de l'évaluation scientifique, les intérêts et choix exprimés par les consommateurs et citoyens européens en tant que préférences collectives. Sur ce point, au-delà des préoccupations exprimées par Michel Billout, il faut raison garder : l'accord ne pourra remettre en cause la capacité de l'Union et de ses États membres à faire respecter ces choix collectifs qui, rappelons-le, sont exclus du mandat de négociation confié à la Commission.
Enfin, le sujet le plus difficile dans la négociation reste celui des indications géographiques : le système européen s'oppose au système américain des marques. L'indication géographique est ancrée dans un territoire. Elle est liée à un savoir-faire, à un mode de production, défendus et entretenus par les fabricants, souvent des producteurs locaux.
À l'inverse, les États-Unis font prévaloir le système de la marque. Contrairement aux indications géographiques, les marques ont une durée limitée, qui doit être renouvelée tous les dix ans ; une marque peut être vendue, à la différence d'une indication géographique.
Cette conception européenne des indications géographiques a reçu, l'an passé, au grand dam des États-Unis, une consécration juridique avec l'acte de Genève modifiant l'arrangement de Lisbonne dans le cadre de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Cela renforce la main de la Commission dans la négociation commerciale sur ce point, même si les États-Unis ne sont pas partie à l'accord en question.
La France doit donc insister avec force auprès de la Commission pour la reconnaissance et la protection d'une liste ciblée d'indications géographiques dans le cadre de l'accord. La reconnaissance du millier d'indications géographiques existantes en France est illusoire, mais nous espérons en faire admettre une centaine. Aucun progrès n'a été fait sur ce sujet à ce jour. Il s'agit pour la France d'un intérêt offensif majeur et d'importance stratégique : s'il n'était pas reconnu dans le Traité transatlantique, il disparaîtrait de tous les accords commerciaux à venir.
En effet, après l'échec des négociations de l'OMC et la mise en sommeil des discussions avec le Mercosur, le travail des négociateurs européens s'est concentré sur les accords bilatéraux, d'abord avec certains pays émergents puis avec les États-Unis. Nous avons rencontré quelques succès sur la question des indications géographiques, en particulier dans l'accord avec le Vietnam. C'est la force du précédent : si un élément - ici l'indication géographique - est intégré dans une série de traités et surtout dans le traité transatlantique, le prix à payer pour son inclusion dans d'autres accords sera moins élevé. Vu l'importance économique des partenaires, le traité transatlantique aura en effet un impact sur tous les accords qui suivront.
La proposition de résolution de notre collègue Michel Billout est importante, car les agricultures européenne et française sont des secteurs économiquement, socialement, et même culturellement essentiels. Les dispositions qui les concerneront dans le cadre d'un futur accord commercial ne doivent pas être les variables d'ajustement de concessions obtenues sur d'autres secteurs en débat.
De plus, cette proposition de résolution arrive à point nommé, au moment où les négociations entre la Commission et ses interlocuteurs américains semblent entrer, enfin, dans le vif des sujets. Les questions en discussion dans le volet agricole ont été divisées en trois « boîtes » : les sujets sensibles, non sensibles et intermédiaires.
Les quelques modifications que nous vous proposons d'apporter ont surtout pour but de renforcer le texte en le complétant.
D'abord, il faut faire valoir les aspects positifs de la conclusion d'un accord équilibré, qui lèverait des obstacles non tarifaires et qui prendrait en compte les consignes que les États membres ont données à la Commission, dans l'intérêt du secteur agricole français, en particulier de ceux de ses opérateurs qui y trouveront une ouverture pour leurs intérêts offensifs.
Nous proposons aussi de rappeler le nécessaire respect des préférences collectives dans le projet d'accord : la convergence réglementaire ou les reconnaissances d'équivalence ne doivent pas affecter les hauts niveaux de protection des consommateurs.
Il faut également mentionner explicitement l'importance de la reconnaissance et de la protection des indications géographiques.
Veillons aussi à préserver les produits classés sensibles de tout traitement particulier de fin de négociation qui aboutirait à une fragilisation accrue du secteur de l'élevage bovin français, en particulier par un octroi trop généreux de contingents tarifaires à droits réduits ou nuls.
Il convient de faire en sorte que la Commission européenne obtienne du partenaire américain une ouverture et une transparence comparables à celles dont il bénéficie de la part de l'Union européenne. Vos rapporteurs rappellent aussi que la Commission a déjà reçu une demande d'étude d'impact sur le secteur agricole d'un éventuel traité.
Enfin, faisons entendre qu'un accord équilibré ne saurait être obtenu dans la précipitation. Les Américains apprécient particulièrement ces fins de négociation qu'ils appellent « endgame »... Les négociations ne doivent pas se dérouler dans le cadre d'un timing prédéterminé dont l'agriculture pâtirait certainement. Le contenu doit l'emporter sur le calendrier. Les négociations entre les États-Unis et leurs onze partenaires du Partenariat transpacifique ont duré cinq ans, comme celles qui ont conduit à la conclusion de l'accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada. Pour la conclusion du traité transatlantique, 2020 nous semble une échéance convenable, concomitante avec la fin de la PAC et sa renégociation.
Il reviendra le moment venu au Conseil - et donc aux gouvernements nationaux - puis au Parlement européen et surtout, enfin, aux parlements nationaux, d'évaluer le contenu du Traité avant de le signer puis de le ratifier, ou non.
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Merci pour cet excellent rapport sur un sujet important.
M. Michel Billout. - Éric Bocquet et moi-même apprécions l'intérêt que vous avez porté à cette proposition de résolution européenne, ainsi que les enrichissements que vous y apportez. Vous dites que l'accord pourrait être bénéfique à l'agriculture, mais au conditionnel, de façon prudente, comme il convient.
Il y a plusieurs écueils. D'abord, les négociateurs sont européens ; or la réalité de l'agriculture européenne est très diverse, notamment sur les normes et l'appréciation du risque sanitaire. La transparence et le contrôle parlementaire sont par conséquent indispensables. Même dans notre pays, les filières n'ont pas toutes les mêmes intérêts et nous risquons d'en sacrifier certaines : la viticulture est en pointe, la filière laitière est bien disposée à conditions que les barrières sanitaires soient levées, mais je ne vois pas comment les intérêts de l'élevage pourront être préservés. C'est pourquoi la notion d'accord équilibré doit être encadrée par des repères.
Vos précisions renforcent la proposition de résolution ; nous partageons aussi l'idée qu'il faut se garder de toute précipitation. Il n'y a pas d'urgence : pendant la négociation, le commerce international se poursuit, les échanges ont lieu ; il convient d'être conscient des conséquences positives et négatives d'un éventuel accord et de s'y préparer. Nous proposons l'adoption de la proposition de résolution avec vos modifications.
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Il est important de parvenir à un consensus au sein de notre commission.
M. Michel Raison. - Je remercie les auteurs de la proposition de résolution et les rapporteurs qui l'ont précisée. Nous avons besoin des négociations à l'OMC et des accords bilatéraux pour fixer des règles et trouver un système de fonctionnement équilibré pour préserver l'essentiel, même si, comme dans toute négociation, nous ne gagnons pas sur tous les points.
Je suis réservé quant aux chiffres avancés dans le rapport sur la taille moyenne des exploitations aux États-Unis. Il faut tenir compte de l'élevage hors sol, qui représente de gigantesques structures - jusqu'à 200 000 têtes - regroupées sur quelques hectares de bâtiment, ce qui réduit de beaucoup la statistique moyenne.
Je suis favorable à la cohabitation de tous les systèmes agricoles ; mais plus nous aurons de niches, mieux ce sera. L'AOC Comté, avec une production de 50 000 tonnes par an, contribue au maintien des prix du lait. Nous devons nous battre pour préserver ce type de production, au plan économique mais aussi au plan culturel. Avec les campagnes télévisées, sur le modèle américain, y compris en politique, nous nous sommes trop rapprochés du système des marques au détriment de l'authenticité. Le terroir fait partie de notre modèle.
La listeria a parfois des conséquences sanitaires plus graves dans les produits pasteurisés, la pasteurisation éliminant la concurrence entre les microbes. Il est vrai que le lait cru rend malades les Américains, qui en sont déshabitués...
La question de la viande bovine est préoccupante ; je suis opposé à la fabrication artificielle ayant recours aux hormones, que nous avons réussi à éliminer d'Europe, et qui est scientifiquement reconnue comme malsaine. Ne la réintroduisons pas par l'importation !
Enfin, une absence d'accord est préférable à un mauvais accord - comme pour le mariage ! Ne nous précipitons pas.
M. Éric Bocquet. - Je me félicite des engagements en matière de transparence pris par le ministre dans l'hémicycle. Des initiatives ont-elles été prises en direction de la société civile ? C'est un sujet qui nous concerne tous, et qui mérite une communication large.
La question de la transparence se pose aussi au niveau européen : cette dimension a-t-elle été appréhendée dans vos auditions ?
M. Daniel Raoul. - Le comité de suivi stratégique créé par Matthias Fekl se réunit par commissions thématiques et par secteurs ; les documents produits dans le cadre de ces réunions sont accessibles aux parlementaires et aux représentants de la société civile. Quant aux discussions menées au ministère des affaires étrangères, une partie des informations nous sont fournies oralement. Au niveau de la Commission européenne, nous enregistrons des progrès mais là aussi, il faut faire davantage.
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Notre commission entendra Matthias Fekl au début de l'année prochaine, lors d'une audition commune avec les commissions des affaires économiques et des affaires étrangères.
M. Philippe Bonnecarrère. - Le temps nous a manqué pour conduire des auditions au niveau européen. À la fin du premier trimestre 2016, nous aurons l'occasion de faire un point global sur la négociation avec la Commission. Il y aura donc une information, mais de manière décalée.
M. Michel Billout. - Je salue l'initiative du secrétaire d'État Matthias Fekl d'associer la société civile à travers le comité de suivi stratégique du commerce extérieur. Nous avons accès aux documents à ce niveau ; cet effort, réel, reste en deçà du nécessaire.
Dans les négociations, en particulier sur les barrières non-tarifaires, l'accent est mis sur la coordination réglementaire ; cela se fait au niveau de la comitologie bruxelloise où les experts et les lobbies ont un rôle plus important que les élus. Ce n'est pas une bonne chose.
La question de la nature de l'accord final - mixte ou non mixte - n'a pas été tranchée, dans l'attente de l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'accord UE-Singapour. Mais nous devons nous assurer que le Parlement aura son mot à dire.
M. Philippe Bonnecarrère. - Vous avez raison de tenir compte des réserves liées à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne.
Vis-à-vis de l'Union, je suis convaincu que nous irons vers davantage de transparence. La question fait l'objet d'un vif débat dans la société allemande. À notre niveau, il y a aussi des manques ; les parlementaires américains ont accès à une sorte de data room où ils peuvent consulter les documents.
Il est indispensable que nous connaissions ce qui tient lieu de mandat aux négociateurs américains et qui a été fixé, à mi-chemin de la négociation, par un acte juridique, la Trade Promotion Authority. Aux États-Unis, le projet de traité sera donc accepté ou rejeté en bloc par le Congrès, au lieu de faire l'objet de modifications par les parlementaires.
M. Daniel Raoul. - L'Europe - et la France - ont entamé les négociations avec des propositions sur la table. Or nous ne connaissons rien des propositions américaines, qui nous seront peut-être dévoilées à mi-parcours. Il y a là une dimension tactique : nous sommes en quelque sorte invités à tirer les premiers...
Mme Colette Mélot, secrétaire. - Je vous remercie.
La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité.
La réunion est levée à 10h35.