Mercredi 6 juillet 2016
- Présidence de M. Jacques Legendre, président -La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Marc Pierini, ancien ambassadeur de l'Union européenne en Turquie, chercheur visiteur à Carnegie Europe
M. Jacques Legendre, président. - Mes chers collègues, nous allons d'abord entendre M. Marc Pierini, ancien ambassadeur de l'Union européenne en Turquie et chercheur visiteur à Carnegie Europe ; nous nous entretiendrons ensuite avec M. Jacques Toubon, Défenseur des droits.
Monsieur l'ambassadeur, votre expérience nous intéresse pour apprécier l'accord conclu entre l'Union européenne et la Turquie le 18 mars dernier.
Si cet accord, ou plutôt cette déclaration politique, a incontestablement permis d'enrayer les flux de réfugiés entre la Grèce et la Turquie, pensez-vous qu'elle puisse représenter une solution durable, éventuellement transposable à d'autres conflits ? Êtes-vous confiant dans la volonté de la Turquie de coopérer avec l'Union européenne pour la gestion des flux migratoires, compte tenu des dernières déclarations du président Erdogan ?
Plus globalement, que pensez-vous de la gestion de la crise des réfugiés par les institutions européennes ? Reflète-t-elle une crise de ces institutions face à un afflux de réfugiés de grande ampleur ?
Par ailleurs, plusieurs personnes que nous avons auditionnées avant vous ont regretté que cet accord entre en contradiction avec les principes de notre droit européen, mais aussi de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Partagez-vous cette analyse ?
Telles sont, monsieur l'ambassadeur, les questions générales que je souhaitais vous poser en préambule. Après votre exposé liminaire, vous serez interrogé par notre rapporteur, M. Michel Billout, puis par nos autres collègues.
M. Marc Pierini, ancien ambassadeur de l'Union européenne en Turquie. Monsieur le président, Mesdames, Messieurs les sénateurs, ayant quitté le service de l'Union européenne voilà quatre ans, c'est avec une entière liberté de parole que je m'adresse à vous.
Mon exposé introductif s'ordonnera en trois temps : je traiterai d'abord des principes, puis des aspects concrets et, enfin, de la dimension stratégique.
Sur le plan des principes, l'arrangement conclu entre l'Union européenne et la Turquie est non conforme aussi bien à la Convention des Nations unies de 1951 sur les réfugiés et à ses versions suivantes qu'à la directive de l'Union européenne de 2013 qui en est le dernier document d'application, s'agissant notamment du principe de non-refoulement et du retour dans les pays considérés comme non sûrs.
Un problème juridique évident se pose donc, que le Conseil européen a décidé d'ignorer.
Il faut rappeler que la Commission européenne avait annoncé une vague migratoire d'ampleur dès février 2015, mais que la proposition sur la migration et l'asile du mois de mai avait été balayée du revers de la main par le Conseil des ministres de l'Union européenne. C'est ainsi qu'une véritable crise, et même une panique politique, ont éclaté au mois d'août, devant l'ampleur prise par des flux que maîtrisaient des mafias internationales parfaitement organisées - qui les maîtrisent d'ailleurs toujours, mais dans une moindre mesure.
Dans ma carrière, j'ai eu affaire à de telles mafias au Maroc, voilà bien longtemps, puis en Syrie, en Tunisie, en Libye et enfin en Turquie. Si les schémas, notamment saisonniers, sont toujours les mêmes, les modes opératoires sont aujourd'hui beaucoup plus sophistiqués, parce que les technologies sont plus performantes : sur la mer Égée, on se sert de téléphones mobiles et de cartes prépayées !
Un véritable fonds de commerce a vu le jour pendant l'été 2015, qui a rapporté aux trafiquants, selon l'estimation la plus basse, 2 milliards d'euros l'année dernière pour la seule côte turque. Pour l'ensemble de la filière qui va de la Syrie et d'autres pays jusqu'au nord de l'Europe, le bénéfice financier se monte probablement entre 5 et 7 milliards d'euros.
A la base de cet accord assez bizarre, il y a donc une faillite européenne, qui tient à l'incapacité des États à s'entendre sur une politique, à l'absence de garde-côtes et de gardes-frontières et au désaccord complet sur la politique d'asile.
Globalement, l'Allemagne, qui était la cible principale des trafiquants, s'est retrouvée isolée par rapport à deux catégories d'États membres : d'une part, l'Europe centrale, qui considère que le problème ne la concerne pas, et les pays dits « opt-out », c'est-à-dire la Grande-Bretagne et le Danemark, qui se dissocient de toute affaire migratoire ; d'autre part, le reste de l'Europe occidentale, qui voudrait bien aider, mais ne le peut pas, pour diverses raisons.
Désavouée à la fois par l'Europe centrale, qui ne voulait rien savoir, et par ses partenaires d'Europe occidentale, qui ne proposaient qu'une aide infime par rapport à l'ampleur du problème, la chancelière allemande a déclenché une manoeuvre européenne. J'insiste : celle-ci n'est pas partie des institutions européennes, mais de Berlin. Je reviendrai plus loin sur le dysfonctionnement des institutions européennes, qui n'est pas vraiment lié à la Turquie.
Je passe aux aspects concrets. Cet accord illégal et immoral n'en sera pas moins source de bénéfices dans ses aspects concrets, notamment en termes d'alimentation, de santé, d'éducation et de formation professionnelle.
Les 3 milliards d'euros prévus sont en train d'être dépensés, même si c'est bien trop lentement au goût des autorités turques. Ces fonds sont consommés en trois phases : allocation, contractualisation et versement effectif. À l'heure actuelle, environ 750 millions d'euros ont été alloués, 150 millions d'euros contractés et 105 millions d'euros versés. La Commission européenne considère que, d'ici à la fin du mois de septembre, 2 milliards d'euros auront été alloués.
L'accord aura des bénéfices tangibles pour les familles les plus défavorisées, étant entendu que tous les réfugiés en Turquie ne sont pas accessibles de la même façon : 280 000 d'entre eux environ vivent dans des camps gérés par l'État ou les municipalités, de manière parfaitement organisée, mais tous les autres, c'est-à-dire 90 % du nombre total, se débrouillent à leur compte dans les villes et les villages, avec leur épargne et les fonds envoyés par l'oncle des Émirats arabes unis ou du Canada.
Tous, en revanche, sont unanimes à reconnaître qu'ils ont reçu de la Turquie deux choses : une carte d'invité temporaire qu'ils peuvent présenter à la police et un accès gratuit à tous les soins de santé. Ces deux bénéfices sont pour eux tout à fait considérables. J'ai d'ailleurs pu constater que les réfugiés sont au plus haut point reconnaissants envers la Turquie et M. Erdogan, lequel a imaginé de leur accorder la nationalité turque, ce qui servirait ses intérêts politiques.
La mise en oeuvre de l'accord comporte néanmoins deux dangers.
D'une part, l'agence de gestion des catastrophes et des urgences, ou AFAD, le Croissant rouge et d'autres ONG soulignent qu'ils pourraient faire beaucoup plus vite que l'Union européenne. Qu'ils le puissent, cela n'est pas douteux, l'État turc, centralisé, étant très efficace ; mais le prix en serait la politisation de l'aide, qui irait là où le pouvoir y trouverait intérêt.
D'autre part, depuis trois mois environ, les autorités turques demandent à l'Union européenne de pouvoir dépenser une partie des fonds en Syrie, dans la zone où sont massées entre 100 000 et 150 000 personnes fuyant les combats dans la région d'Alep et les avancées de l'État islamique. La chancelière allemande s'y est dite favorable dans une de ses déclarations publiques.
Voilà des années que la Turquie cherche à instaurer ce qu'elle appelle une zone de sécurité et d'interdiction de vol dans cette région comprise entre l'Euphrate et le district kurde d'Afrin, mais aucun pays occidental n'a jamais été disposé à engager des troupes ni à assurer une couverture aérienne pour protéger les réfugiés. Cette situation est une invitation à de nouveaux Srebrenica - encore serait-ce à la puissance dix. Au demeurant, des camps gérés par des ONG turques en Syrie ont déjà été attaqués par l'aviation du régime de Bachar al-Assad.
Il peut sembler tentant de retenir les réfugiés chez eux, comme la Turquie le suggère, mais, en l'absence d'accord militaire, le danger serait très grand dans cette zone, dont le ciel est tenu sans partage par l'aviation russe.
Sur le plan stratégique, la volonté turque de contenir les réfugiés du côté syrien à l'aide de financements européens procède aussi du souci de séparer les deux districts kurdes, celui de Kobané et Jazira et celui d'Afrin. En effet, la hantise politique de la Turquie est de voir se constituer un ensemble kurde syrien unifié d'un bout à l'autre de la frontière. Elle essaie de s'y opposer, en impliquant l'Europe, par le biais de l'aide humanitaire, mais cette politique n'est pas celle des autorités européennes, non plus d'ailleurs que des américaines.
Au total, l'accord du 18 mars 2016 est bancal et pas très glorieux ; dans l'un de mes articles, j'ai employé l'expression « diplomatie de bazar »...
Vous m'avez demandé, monsieur le président, si l'on pouvait faire confiance à la Turquie. Je réponds : oui, dans une large mesure, étant entendu qu'elle essaiera toujours d'atteindre ses objectifs politiques au passage.
Dans cet accord, l'Europe a cru bon d'inclure des concessions ou des promesses de concessions touchant au processus d'adhésion et aux visas. Or, ces concessions, elle ne peut pas les accorder, les contreparties exigées de la Turquie n'étant pas remplies. De fait, la Turquie est plus éloignée que jamais de satisfaire aux critères politiques, et même à nombre de critères techniques, de l'adhésion à l'Union européenne. Au demeurant, M. Erdogan n'a aucun intérêt à cette adhésion, qui serait contraire à sa marche vers le pouvoir absolu. Sans compter que, côté européen, l'enthousiasme pour l'adhésion turque est singulièrement retombé depuis un certain temps...
En ce qui concerne les visas, une condition fondamentale reste non remplie : la révision de la législation antiterroriste, qui fait partie du « paquet » de l'accord sur les réfugiés. Or le gouvernement turc a fait savoir très clairement qu'il ne changerait pas cette législation. Sur le plan de la stricte menace terroriste, ils ont raison ; mais le fait est qu'une partie de cette législation n'est tout simplement pas acceptable par les Européens, vu qu'elle permet d'envoyer en prison n'importe qui pour n'importe quel motif.
Vous m'avez également demandé, monsieur le président, si l'accord du 18 mars 2016 reflétait une crise. Selon moi, oui, très largement.
En effet, nous voyons bien que les institutions centrales de l'Union européenne, c'est-à-dire la Commission européenne et le Service européen d'action extérieure, sont politiquement faibles et ne sont plus écoutées lorsqu'elles lancent des avertissements ou avancent des propositions - souvenons-nous de ce qui s'est passé au printemps de l'année dernière.
Ce n'est pas seulement une affaire de confiance envers les institutions. Il faut voir aussi que le traité de Lisbonne a connu une dérive dans son application : la politique étrangère est faite intégralement au niveau du Conseil européen, dont les ministres des affaires étrangères ont été exclus, de sorte que les décisions se prennent en l'absence de toute expertise, sur le mode d'une gestion de crise par les chefs d'État et de gouvernement, ce qui ne permet pas de prendre en compte tous les paramètres des situations.
Telle est la politique européenne aujourd'hui : elle s'occupe de crises, qu'il s'agisse des réfugiés, de la sortie du Royaume-Uni ou de l'euro. C'est regrettable, mais c'est ainsi.
Cet accord est-il réplicable dans d'autres pays, à commencer par la Libye ?
Je ne crois pas que le pouvoir central libyen soit aujourd'hui suffisamment stabilisé pour qu'un tel accord puisse être conclu avec lui. Il faut mesurer que l'État libyen, après avoir subi une destruction de ses structures pendant les quatre décennies de règne de Khadafi, est encore très faible. Si donc un accord devait être passé avec la Libye, il devrait s'accompagner d'une forte surveillance et d'une d'implication poussée, s'agissant notamment de l'assistance technique.
En ce qui concerne la Tunisie, elle n'est pas aujourd'hui un pays de départ, mais elle pourrait le devenir, si les hostilités en Libye devaient se poursuivre. En effet, il y a en Libye un réservoir permanent de 1 million, peut-être 2 millions, de migrants africains, essentiellement économiques, qui attendent l'occasion de passer vers l'Italie.
Ce phénomène a toujours existé et, contrairement à ce que l'on pourrait croire, les problèmes de sécurité n'y changent rien. En effet, ceux qui investissent la fortune d'une tribu ou d'un village dans un voyage vers l'Europe ne craignent pas les dangers : ils peuvent mourir dix fois dans le Sahara, sur la côte libyenne ou en mer, mais l'alternative est tout aussi dangereuse... Sans compter que ces personnes, et celles dont elles portent l'espoir, sont manoeuvrées par des trafiquants, qui leur mentent sur la situation de l'emploi en Europe.
Le risque est grand que ces migrants, s'ils ne peuvent pas partir de Libye, essaient un jour de le faire en passant par la Tunisie. Nous devons être extrêmement vigilants à cet égard.
M. Jacques Legendre, président. - Merci, monsieur l'ambassadeur, pour votre exposé.
M. Michel Billout, rapporteur de la mission d'information.- Du déplacement que j'ai fait en Turquie et en Grèce avec notre président et deux autres membres de la mission d'information, je reviens avec deux sentiments désagréables, outre celui que des êtres humains se trouvent dans des situations extrêmement dramatiques.
Le premier vient de la comparaison entre la manière dont la Turquie a fait face à une arrivée massive de réfugiés sur son territoire - 2,7 millions de Syriens et un peu plus de 300 000 réfugiés d'autres nationalités - et la grande difficulté qu'a eue l'Europe à faire face de façon solidaire à l'arrivée de 1 million de personnes. Dans ces conditions, il est difficile de parler d'égal à égal avec la Turquie.
Le second tient au rapport de force politique défavorable et hypocrite dans lequel nous nous trouvons engagés. Le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, personne aujourd'hui ne croit réellement qu'il ira à son terme ; d'ailleurs, le président Erdogan ne le souhaite très certainement pas. Quant à la libéralisation des visas, elle sert surtout un intérêt de politique intérieure, puisque seulement 15 % des Turcs possèdent un passeport et que cette proportion serait encore moindre avec un passeport numérique. Avec ces dés un peu pipés, la Turquie parvient à organiser un rapport de forces avec l'Union européenne, ce qui rend la situation extrêmement désagréable.
L'application de l'accord me paraît très fragile : il peut être mis par terre chaque jour, si la Turquie le décide, puisque son efficacité dépend principalement du contrôle des réseaux par ce pays.
Comme vous l'avez expliqué, monsieur l'ambassadeur, les migrants d'aujourd'hui sont tous équipés de smartphones. Les réseaux de passeurs se servent de sites internet et des réseaux sociaux pour les avertir de passer par telle voie ou par telle autre. Aujourd'hui, les réseaux considèrent que la Grèce est fermée ; ils recommandent de passer plutôt par l'Égypte, voire par l'Ukraine, d'après des ONG turques que nous avons rencontrées. Si, demain, ils considèrent que la voie de la Grèce peut être à nouveau ouverte, nous risquons de nous trouver dans une situation extrêmement inconfortable, car, même si des gardes-frontières et des garde-côtes européens sont mobilisés, la complexité géographique de la Grèce empêchera une action réellement efficace.
Monsieur l'ambassadeur, alors qu'un rendez-vous important aura lieu en septembre ou en octobre, un accord durable vous paraît-il possible ?
M. Marc Pierini. Il faut distinguer le discours politique de M. Erdogan et ses intérêts matériels.
Dans la crise politique à laquelle il doit faire face, liée aux élections de l'année dernière et à la véritable guerre qu'il mène dans le sud-est du pays, M. Erdogan tire profit d'un discours musclé envers l'Europe, qui lui assure les voix nationalistes sur lesquelles il compte pour atteindre un jour la majorité des deux tiers et réformer la Constitution en vue d'instaurer un régime de présidence exécutive. Ce contexte est bien connu, mais la panique a fait qu'on a décidé de l'ignorer.
Le point faible de l'accord sur le plan politique est que, dans tous les documents conjoints, l'Union européenne s'est délibérément interdit d'entrer sur le terrain de l'État de droit et des libertés en Turquie, pour ne pas froisser M. Erdogan et obtenir un accord. Il fallait que les chiffres baissent, comme l'on dit à Berlin. Ils ont d'ailleurs baissé, tout simplement parce que, un jour, M. Erdogan ayant appuyé sur un bouton, la police et la gendarmerie turques se sont mises au travail.
Des réfugiés ayant obtenu l'asile en Belgique m'ont expliqué avoir pris un avion pour Antalya, puis un autre pour Izmir. Je leur ai demandé : à l'arrivée, comment fait-on ? Ils m'ont répondu : on va prendre le thé sur une place publique et, au bout de cinq minutes, un réfugié de la vague précédente engagé par un mafieux vous demande s'il peut vous aider. Ensuite vient la négociation : si l'on peut payer 2 500 euros pour passer la mer Égée, on empruntera un chalutier qui prendra une trajectoire oblique, moins surveillée ; si l'on ne peut payer que 1 000 euros, on aura un canot pneumatique ; si l'on a encore moins, on prendra le canot pneumatique un jour de tempête, parce que ces jours-là il y a des rabais... C'est cela, l'horreur de la migration ! Le pouvoir turc, bien entendu, est parfaitement au courant de tout cela.
Ces passages représentent les 2 milliards d'euros dont j'ai parlé précédemment, mais il y a aussi toutes les industries annexes, comme celle des faux gilets de sauvetage et, bien sûr, celle du faux passeport syrien, puisque, pour arriver en Grèce, il vaut mieux être Syrien que Pakistanais ou Érythréen.
Une fois en Grèce, où, jusqu'à présent, la politique consistait à faire passer les réfugiés le plus vite possible vers le reste de l'Union européenne, mes interlocuteurs ont pris contact avec un fournisseur de faux passeports, espagnols en l'occurrence. Deux sur trois ont réussi à passer ; quant au troisième, n'ayant pas pu quitter la Grèce par avion, il a pris la route des Balkans en version luxe, c'est-à-dire en taxi, en bus et en train, étant un peu mieux loti que la moyenne.
Il faut donc bien mesurer que nous sommes confrontés à un système mafieux très organisé, même si l'accord que la Turquie, pour des raisons très largement politiques, a conclu avec l'Europe leur rend la vie plus compliquée.
Est-ce réversible ? Bien sûr, car, avec M. Erdogan, on peut virer à 180° à tout moment, comme cela vient de se passer avec la Russie et Israël ; la prochaine étape, c'est l'Égypte. Il n'y a ni théorie, ni principe, ni moralité politique : tout dépend des intérêts du moment.
Le problème qui se pose à l'Europe tient à la décision qu'a prise le Conseil européen, sans même que M. Erdogan l'ait demandé, de mettre dans le plateau d'argent confié à M. Tusk, outre les 3 milliards d'euros, les visas et les chapitres de négociation, son silence sur la liberté d'expression et l'État de droit en Turquie. Quel intérêt l'Europe a-t-elle à ignorer ses propres principes devant un régime qui devient ouvertement autoritaire et autocratique ? Il n'y en a aucun, du moins à moyen terme.
Selon moi, la prolongation de l'accord n'aurait de sens que si l'on revenait à un minimum de décence en ce qui concerne les principes qui guident l'Union européenne, c'est-à-dire l'État de droit et la liberté d'expression. Non que je m'illusionne sur l'influence que nous aurions aujourd'hui sur M. Erdogan, qui est en marche vers l'absolutisme et ne rencontre aucune opposition qui puisse l'arrêter, puisque la seule opposition qu'avait son parti, l'AKP, était le parti kurde HDP, qui a été diabolisé ; mais tenons bon au moins sur les principes.
Je ne crois pas du tout à la menace exprimée par M. Erdogan en octobre dernier, une menace restée confidentielle avant d'être révélée au début de l'année : si vous ne me donnez pas tout ce dont j'ai besoin, je lâcherai des convois d'autobus vers la frontière bulgare. Et puis quoi ? Si cela se produit, la Bulgarie mettra deux blindés en travers de la route et M. Erdogan se retrouvera avec une crise humanitaire sur son territoire.
De surcroît, la Turquie n'a pas manqué de mettre en avant sa compassion et sa générosité envers les réfugiés, les opposant à l'attitude de l'Europe, de sorte que M. Erdogan peut difficilement faire demi-tour sur ce plan moral, et religieux, qui est très important pour lui.
M. Jacques Legendre, président. - Nous allons maintenant passer aux questions de nos collègues.
M. Jean-Yves Leconte. - Puisque votre parole est libre et votre connaissance de la région précise, monsieur l'ambassadeur, je commencerai par vous interroger sur certains échos qui me sont parvenus : des pays bénéficiant de la liberté d'accès à l'espace Schengen sans visa commercialiseraient des passeports en Jordanie ou en Égypte de manière quasi publique. La République dominicaine, en particulier, se livrerait assez ouvertement à cette pratique. Voyez-vous là un véritable problème ou seulement des faits ponctuels ?
Par ailleurs, la force politique d'Erdogan tient au soutien populaire qui découle de sa relative réussite économique, laquelle doit beaucoup à l'Europe. Dès lors, et même si l'on peut comprendre ce qui se passe en Turquie en matière d'antiterrorisme compte tenu du nombre d'attentats qui frappent le pays, M. Erdogan ne pourra pas faire n'importe quoi si l'Europe se montre plus précise sur un certain nombre de sujets.
En particulier, on ne peut pas accepter que l'État turc mette sur le même plan l'État islamique, qui est une menace globale, et le PKK, quelles que soient les horreurs commises par ce parti ou des éléments dissidents de celui-ci. N'y a-t-il pas un moyen de l'obliger à reconnaître qu'il y a une différence ?
Enfin, s'agissant de l'évolution des droits en Turquie et de l'échange permis par l'accord du 18 mars avec un régime de plus en plus autoritaire, pensez-vous que l'on puisse établir une comparaison avec l'Ostpolitik et le processus d'Helsinki ? Parler de démocratie avec Brejnev semblait un peu étrange, mais il en est quand même mort !
M. Marc Pierini. Le trafic de passeports existe bien, mais je suis incapable de vous renseigner sur l'ampleur de ce phénomène. Il y a aussi des ambassades européennes qui vendent des visas Schengen... Je ne crois pas que ces pratiques aient une ampleur considérable par rapport au problème des réfugiés.
Le succès économique est, en effet, le fondement de la réussite politique de M. Erdogan. Ne serait-ce qu'au cours des cinq ans et deux mois que j'ai passés en Turquie, j'ai vu la classe moyenne se transformer. Il est sûr qu'un jeune couple d'une trentaine d'années avec deux enfants a aujourd'hui une vie sensiblement différente de celle qu'il aurait eue lorsque l'AKP est arrivée au pouvoir, voilà bientôt quatorze ans.
Le problème vient de ce que cette prospérité a été acquise à crédit. La continuation de cette politique repose sur des taux d'intérêt très bas. Or il est difficile de maintenir une telle politique si le tourisme décline, les exportations baissent et la monnaie se dévalue.
M. Jean-Yves Leconte. - Il s'agit d'un contexte européen.
M. Marc Pierini. Le succès cache donc une fragilité. Celle-ci explique en partie que M. Erdogan n'ait jamais dit, sauf dans des propos d'estrade, vouloir tourner le dos à l'Europe. Il sait bien que c'est d'Europe que viennent l'investissement et la technologie et que c'est en Europe que vont plus de la moitié des exportations turques.
Sa politique à l'égard de la Russie et son revirement vis-à-vis d'Israël, très largement lié au gaz, s'expliquent par les mêmes raisons économiques.
Par ailleurs, la fameuse politique « zéro problème avec les voisins » ne s'est pas révélée un grand succès. Quand on se retrouve tout seul dans un trou, on cesse de creuser et on fait autre chose...
En ce qui concerne l'antiterrorisme, la Turquie ayant fini par admettre, après des années, qu'elle est dans le même panier que nous du point de la vue de la menace que représente l'État islamique, on ne peut pas lui dire qu'elle ne doit pas s'en occuper. Voilà des années qu'on lui demande de le faire, notamment pour ce qui est du transit des djihadistes et du pétrole de contrebande.
Il faut discuter de la législation antiterroriste, mais le faire dans le détail, en comparant précisément les règles turques et les nôtres. C'est alors que, évidemment, les différences apparaîtront. En France, en Belgique et ailleurs, nous nous efforçons de combattre le terrorisme en respectant l'État de droit. Ce n'est pas ce que fait la Turquie, où une dérive autoritaire est à l'oeuvre sous couvert de la lutte antiterroriste.
Je n'ai pas d'espoir que la situation change à très court terme. Au prochain sommet de l'OTAN, qui se tiendra dans quelques jours à Varsovie, le discours turc sera inchangé. La Turquie prétend même qu'elle peut faire changer d'avis les pays occidentaux...
S'agissant du long terme, s'il y a une erreur à ne pas commettre, c'est de cesser de parler avec M. Erdogan, même si celui-ci a une vision de la démocratie très caricaturale à nos yeux. De fait, il considère que, ayant recueilli 52 % des voix à l'élection présidentielle, il peut faire tout ce qu'il veut en ignorant toute forme de contre-pouvoir. Ainsi, le problème de Gezi est venu de ce qu'il n'a aucun égard pour les pouvoirs locaux, non plus d'ailleurs que pour la presse ni pour la société civile.
Cette volonté de n'agir qu'à sa guise explique son obsession actuelle d'établir un régime présidentiel exécutif, ce qu'il souhaiterait faire non pas par la pratique quotidienne, comme aujourd'hui, mais en révisant la Constitution, ce qui suppose une majorité des deux tiers si l'on veut procéder rapidement.
Je ne vois pas quel intérêt aurait l'Europe à favoriser, ne serait-ce qu'indirectement, l'arrivée de M. Erdogan à l'absolutisme. Même si la Turquie n'adhère pas à l'Union européenne, ce qui est probable, elle sera toujours un pays de 76 millions d'habitants situé à nos portes. Si les choses vont mal dans ce pays, c'est un problème pour nous. Au demeurant, une prochaine vague de réfugiés pourrait être constituée de Kurdes de Turquie.
M. Didier Marie. - Monsieur l'ambassadeur, votre propos est assez noir : il donne le sentiment que la dérive vers l'absolutisme en Turquie sera difficile à arrêter. Quelles sont les forces internes susceptibles de contrecarrer cette évolution et, à terme, de nouer un véritable partenariat avec l'Europe ? Comment pouvons-nous les aider ?
M. Marc Pierini. Ce n'est pas moi, non élu, qui vous apprendrai que la politique est toujours locale.
M. Erdogan est élu confortablement et son parti détient une majorité nette. Surtout, il n'a pas face à lui d'opposition, même si, à l'intérieur de son parti, un certain nombre de personnes, comme l'ancien président Gül, ont manifesté un désaccord avec ses options et, en auraient-elles le pouvoir, se rapprocheraient beaucoup plus de l'Union européenne. Seulement voilà : ce n'est pas nous qui décidons ; nous ne pouvons que composer avec les réalités.
Nous aurions disposé, si la négociation d'adhésion avait progressé normalement, d'un levier qui, dans la situation présente, n'est plus très efficace. En effet, le contexte politique intérieur fait que les critères d'adhésion à l'Union européenne sont devenus pour M. Erdogan des obstacles à sa gestion politique. Ainsi, il a muselé la presse, maîtrisé la justice et la société civile, toutes choses parfaitement contraires aux critères de Copenhague.
Je prendrai un autre exemple, plus technique : celui du chapitre de négociation qui se rapporte à la gestion des marchés publics. Nos principes en la matière, M. Erdogan n'en veut pas, parce que, comme il l'a expliqué, ce sont des sacrifices pour son parti ! Souvenez-vous des circonstances dans lesquelles Aéroports de Paris, allié à TAV, a perdu l'appel d'offres de mai 2013 sur le troisième aéroport d'Istanbul : le gouvernement turc a changé les règles trois jours avant l'attribution du marché. Résultat : des sociétés proches de M. Erdogan ont gagné, sans avoir les moyens de l'offre qu'elles avaient mise sur la table. Elles ont donc été renflouées, après des mois de discussions, par une banque publique...
Le projet de contre-révolution anti-kémaliste inclut la constitution d'une classe d'entrepreneurs islamistes acquis à M. Erdogan. Ceux qui ont remporté l'appel d'offres en font partie. Les « gulénistes » en faisaient partie aussi, mais ils font aujourd'hui l'objet d'une chasse aux sorcières.
En somme, là où il y avait un avantage économique pour l'économie turque à s'aligner sur les principes économiques européens, il y a aujourd'hui un inconvénient politique pour M. Erdogan.
La véritable discussion qu'il faudrait avoir avec les autorités turques, une discussion dont j'aimerais qu'elle soit européenne et pas seulement allemande, commencerait par un retour aux fondamentaux : l'économie turque est liée à l'Europe et, de ce point de vue, la Turquie ne peut pas trouver un autre ancrage que l'Europe.
En ce qui concerne l'antiterrorisme, la Turquie a cru pouvoir gérer une relation avec Daech, sur la base d'un mélange de conservatisme religieux et de business.
Comme toute frontière avec une zone de guerre, la frontière entre la Turquie et la Syrie est évidemment un casino permanent : si l'on gagne, on gagne vraiment beaucoup !
Les djihadistes y font du trafic. Dans ce domaine, la France a fait des efforts - d'autres États membres n'en ont pas fait autant. Elle a renforcé ses moyens policiers en Turquie et obtenu des résultats. C'est du cousu-main, c'est très compliqué, d'autant plus que la Turquie n'a pas vraiment été coopérative. Il y a deux ans, M. Davutoglu, alors ministre des affaires étrangères, disait : « Comment voulez-vous que je contrôle tous ces touristes qui viennent dans le sud-est de la Turquie ? » La police turque peut très bien faire la distinction entre un touriste et un candidat au djihad.
La contrebande de pétrole exporté par Daech a fait l'objet d'une polémique majeure entre M. Poutine et M. Erdogan, laquelle est parfaitement documentée par le Trésor américain.
Enfin, les approvisionnements de l'État islamique en munitions, et autres passent par cette frontière.
La réunification des deux districts orientaux des Kurdes syriens a permis de fermer l'un des points de passage (Tell Abyad), l'un des poumons de l'État islamique, mais il en subsiste un, Jaraboulous, situé le long de l'Euphrate, lequel constitue un véritable test aujourd'hui.
Le dialogue avec la Turquie porte sur des aspects techniques - la relation avec l'Europe, le commerce, la révision de l'union douanière, l'extension aux services, etc. -, sur la question des réfugiés, notamment la mise en oeuvre des 3 milliards d'euros, voire davantage plus tard, mais aussi sur celle de l'antiterrorisme. Sous la pression des attentats - celui d'Ankara a fait 102 morts, celui d'Istanbul en a fait 45 -, peut-être sera-t-il possible d'amener la Turquie à un peu plus de raison ? On ne changera pas son style, mais peut-être pouvons-nous compter sur son réalisme politique.
M. Jean-Yves Leconte. - Selon vous, y a-t-il une contradiction entre l'enrichissement de la classe moyenne, qui aura des appétences - on l'a déjà vu avec le mouvement du parc Gezi - et les objectifs politiques de M. Erdogan ?
Indépendamment de la fuite en avant dans le sud-est du pays, cette contradiction ne serait-elle pas la deuxième fragilité de M. Erdogan ? Sa réussite va-t-elle entrer en contradiction avec son projet politique ?
M. Marc Pierini. C'est en théorie vrai, si ce n'est que la société turque, au-delà de la moitié des voix qui vont à l'AKP, reste éminemment conservatrice. Ce qu'on ne connaît pas aujourd'hui, ce sur quoi je ne veux pas spéculer, c'est l'effet qu'aura cette prospérité nouvelle. Quels seront les effets sur la mentalité d'une génération le fait de faire des études à l'étranger ? Il s'agit là de tendances lourdes. C'est dans ces domaines que l'Union européenne a peut-être le plus d'influence. La Turquie compte une importante classe urbaine. À terme, près de 70 % des habitants vivront dans des villes. La transformation sociale et démographique y est la même que celle qui a été constatée dans nombre de pays autour de la Méditerranée et, bien avant, dans nos propres pays. Nous avons grand intérêt à rester impliqué dans ces domaines.
Pour ma part, j'ai été frappé au cours des années que j'ai passées en Turquie par l'appétit des étudiants pour le programme Erasmus, par celui des administrations turques pour des jumelages avec les administrations européennes de divers États membres, pour des sujets allant de la qualité de l'air - Paris était impliquée - au respect des droits de l'homme dans les procédures de la gendarmerie. Tous ces éléments, qui ne sont pas très visibles, sont extrêmement importants, nous ne devons pas y renoncer.
De nombreux sujets sont irritants pour M. Erdogan, et tel sera toujours le cas, car il a besoin de ce langage conflictuel. Toutefois, profondément enfoui en lui, il y a aussi un certain réalisme, qu'il nous faut à mon avis cultiver.
M. Michel Billout, rapporteur. - Quand M. Erdogan parle de lutte contre le terrorisme, on le sait, il évoque plus le PKK et la problématique kurde que Daech, même s'il va certainement devoir modifier sa position après les récents attentats.
Le HDP, qui est une force kurde, explique que des réseaux sont actifs dans les camps de réfugiés en Turquie, près de la frontière syrienne, que ces camps servent de base arrière aux Syriens membres d'al-Nosra, lesquels combattent les forces de Bachar Al-Assad, mais également les forces kurdes, qu'on peut s'y approvisionner en armes et en uniformes. Ces informations corroborent-elles celles dont vous disposez ? Les fonds de l'Union européenne accordés à ces camps alimenteraient-ils une forme de terrorisme ?
M. Marc Pierini. Tous ces risques existent, mais ils sont évidemment difficiles à chiffrer.
Dans cette zone, les allégeances sont réversibles du jour au lendemain. Elles dépendent de nombreux éléments, dont le facteur financier. Pour les Turcs, les Kurdes syriens, c'est le PKK. La résurgence du Kurdistan est pour eux une obsession. Il ne faut pas oublier que le gouvernement régional du Kurdistan irakien bénéficie depuis deux ans d'un soutien occidental, de la part de plusieurs États membres de l'Union européenne, dont la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, mais également des États-Unis bien sûr, qu'il a déclaré il y a quelques mois son intention d'accéder à l'indépendance et qu'il est d'une très grande efficacité contre l'État islamique.
Il n'y a pas d'entité autonome en Syrie, comme chacun le sait, mais les milices des Kurdes syriens ont malgré tout été reconnues par les États-Unis et par la Russie comme les meilleurs combattants contre l'État islamique.
Certaines situations ont confiné à l'absurde. Je pense à la bataille de Kobané. Les États-Unis ont dû avoir recours à des bombardiers stratégiques et à des parachutages d'armes pour défendre 2 kilomètres carrés, car la Turquie ne permettait pas aux Kurdes irakiens de transiter par sa frontière. Tout cela continuera.
Au dernier trimestre 2011, l'Union européenne a proposé une aide humanitaire pour les réfugiés à M. Davutoglu, alors ministre des affaires étrangères. Les circonstances étaient alors évidemment très différentes de celles que nous connaissons aujourd'hui : le nombre de réfugiés syriens s'élevait à 8 000, sachant que le scénario catastrophique en prévoyait 100 000. Il nous a alors répondu : « Non, merci, on se débrouille. » C'était d'abord une question de fierté pour les Turcs, qui disposaient par ailleurs de très bons équipements grâce à l'Agence des situations d'urgence. Dans le fond, les Turcs redoutaient les ONG, sachant qu'elles ont une connaissance politique du terrain et qu'elles entraînent des journalistes dans leur sillage. Ils craignaient donc qu'elles ne mettent leur nez partout, y compris dans les camps d'entraînement où, à cette époque, des rebelles syriens étaient formés. Les Turcs tiennent encore ce discours aujourd'hui. Ils veulent qu'on leur donne l'argent et qu'on leur laisse ensuite gérer la situation.
Nous devons rester très vigilants. La situation en Syrie est éminemment complexe et réversible à tout moment, mais le point crucial, c'est la suprématie de la Russie dans les opérations militaires dans l'ouest syrien et dans la négociation politique sur une éventuelle transition.
Les États-Unis se sont alignés, l'Europe, par définition, doit s'aligner, et la Turquie est en partie en train de s'aligner dans le cadre de sa normalisation avec la Russie. Il était peut-être le dernier, ou l'avant-dernier - il y a encore les Saoudiens - à souhaiter le départ de M. al-Assad. Plus grand-monde aujourd'hui ne souhaite son départ. Un revirement ayant eu lieu, un dialogue politique entre l'Europe et la Turquie est nécessaire. Cela va au-delà, bien sûr, de la seule problématique des réfugiés.
Mme Gisèle Jourda. - Monsieur l'ambassadeur, les sommes que les ONG prélèvent au titre de leurs frais de fonctionnement sur les fonds débloqués en faveur des réfugiés soulèvent des questions.
M. Marc Pierini. Je suis tout à fait d'accord avec vous, madame la sénatrice. Les ONG, mais également les agences des Nations unies, lorsqu'elles interviennent dans ce type d'opérations, qu'il s'agisse de la gestion d'un camp, d'une action de formation ou dans le domaine de la santé, souhaitent financer leurs frais généraux. Ces frais, qui sont habituellement de l'ordre de 6 % à 7 %, sont alors de 15 % à 20 %. Ce n'est pas acceptable, sachant en outre que l'aide à la Turquie s'élève à 3 milliards d'euros, soit une somme considérable dans cette zone, compte tenu du niveau de vie et des besoins des gens.
M. Jacques Legendre, président. - On nous a parlé de 20 % à 30 % lors de nos auditions.
M. Marc Pierini. Oui, c'est possible. Ce qui est plus choquant, c'est que les agences des Nations unies font la même chose. Elles essaient de facturer à l'Union européenne leurs services comme si elles étaient des consultants. C'est un réel problème, qui nécessite une surveillance.
M. Jacques Legendre, président. - Lors de notre déplacement, j'ai eu l'impression qu'une économie s'était mise en place autour des migrants, du fait d'entreprises mafieuses, mais également des organisations humanitaires, qui se financent grâce à eux d'une certaine manière. C'est assez choquant.
M. Marc Pierini. Bien sûr. Les chiffres sont considérables eu égard à la richesse du pays. Ainsi, les autorités locales ne comprennent pas pourquoi les soins de santé des réfugiés sont financés à un tel niveau alors que leurs propres hôpitaux sont débordés et leurs écoles surchargées. La même chose se passe au Liban et en Jordanie. Les communautés d'accueil éprouvent un sentiment d'injustice.
M. René Danesi. - Vous êtes arrivé à la conclusion que l'évolution de la politique intérieure de la Turquie ne permettait pas d'envisager son adhésion à l'Union européenne. On peut raisonnablement penser que les instances de l'Union européenne sont elles aussi arrivées à cette même conclusion.
Pourtant, on continue, presque par habitude, d'ouvrir de nouveaux chapitres dans la discussion. On en a ainsi ouvert un nouveau après le Brexit. Ce n'était sans doute pas le moment de le faire, et les populistes ne manqueront d'en faire leurs choux gras.
L'adhésion de la Turquie à l'Europe n'étant pas possible, la bonne solution, en termes d'efficacité, ne serait-elle pas d'ouvrir des négociations sur les seules relations économiques ? L'économie turque a besoin de l'Europe et l'Europe ne peut négliger un marché de 76 millions de consommateurs.
M. Marc Pierini. En ouvrant des chapitres tout à fait insignifiants, comme la coopération régionale ou les affaires monétaires, on procède à un échange de faux-semblants. On sait qu'ils ne mèneront nulle part, mais personne n'a envie d'y mettre fin, surtout pas les Turcs, attentifs à la notation des agences financières.
Cela étant dit, la négociation économique a commencé, il s'agit de la révision de l'union douanière. Je rappelle que la Turquie est le seul pays au monde ayant une union douanière avec l'Union européenne. Cette union douanière rapporte beaucoup à la Turquie, à qui elle a permis de transformer son industrie. Elle rapporte également beaucoup à l'Europe. Concrètement, lorsque Renault fabrique des Clio dans son usine de Bursa, c'est comme si elle les fabriquait à Flins. Cette union douanière profite à Renault comme à Fiat, à Ford, à Mercedes, à Airbus et à d'autres dans d'autres secteurs. Cette union douanière est évidemment beaucoup moins spectaculaire du point de vue politique qu'une ambition d'adhésion, mais elle a le mérite d'exister, et elle va probablement être approfondie.
Personne n'aura le courage de mettre fin aux négociations sur l'adhésion. Peut-être le Brexit fournira-t-il une piste, encore que je ne fasse pas partie de ceux qui considèrent qu'il est acquis. Ayant assisté à de très nombreuses renégociations britanniques au cours de mes trente-cinq ans de carrière, je m'attends à une autre solution. Si le Royaume-Uni devait toutefois effectivement sortir de l'Union européenne et trouver avec elle un arrangement privilégié, cette formule conviendrait peut-être aussi à la Turquie.
M. Philippe Bonnecarrère. - Vous avez évoqué les situations de double langage, qu'il s'agisse de l'approche du président Erdogan, centrée sur des logiques de politique intérieure, ou des hypocrisies de l'Union européenne, qui ouvre de nouveaux chapitres.
Dès lors, comment analysez-vous, à l'aune de ce double langage généralisé, les négociations à Chypre entre la partie turque et la partie grecque, négociations encore inimaginables il y a quelques années ?
Par ailleurs, que pensez-vous du vote de la coalition CDU-SPD au Bundestag sur la question arménienne ?
Si j'évoque ces sujets, c'est parce qu'il me semble que tout n'est pas que realpolitik. J'avoue ne pas comprendre la position du président Erdogan sur la reprise des négociations chypriote et le vote du Bundestag sur le génocide arménien.
M. Marc Pierini. Comme vous le savez, plusieurs députés d'origine turque ont voté au Bundestag la reconnaissance du génocide arménien. C'était de leur part une réaction politique, un vote de protestation contre la précipitation avec laquelle la chancelière fédérale a conclu un accord avec la Turquie, au mépris d'un certain nombre de principes de l'État de droit.
M. Erdogan a eu la mauvaise idée de protester violemment et dans des termes inouïs. Je rappelle qu'il a suggéré de faire des analyses de sang des Kurdes allemands siégeant au Bundestag afin de vérifier s'ils étaient turcs ou pas.
L'Allemagne a réagi avec force : la moitié du Bundestag était en session [lors de la lecture de la réaction de son Président], mais également la totalité du Gouvernement, y compris Mme Merkel, qui est rarement présente à toutes les sessions.
Je pense que c'est une manière très saine d'envoyer des messages à M. Erdogan et de lui dire que tout n'est pas si simple dans nos sociétés.
J'ajoute que le fait que M. Erdogan ait déposé plainte en Allemagne contre un journal, contre une chaîne de télévision et un acteur, et ce personnellement, suscite une irritation considérable dans ce pays. De même, 1 800 de ces plaintes ont été déposées en Turquie. Le même problème se pose aux Pays-Bas.
Concernant l'affaire chypriote, le leader chypriote grec et le leader chypriote turc - le tandem Anastasiades-Akinci - s'entendent authentiquement et ont donc toutes les chances d'aboutir à un accord. Cet accord aura un aspect pénible pour la Turquie, car il signifie l'évacuation de 35 000 soldats, ce qui n'est pas simple en termes d'image et pour l'honneur turc, quelle que soit l'idée que nous en avons. En même temps, c'est ce qui a déclenché le blocage en décembre 2006 de huit chapitres de la négociation d'adhésion et le blocage par Chypre d'un certain nombre d'autres chapitres.
Curieusement, l'effet induit sur la négociation d'adhésion est une motivation pour M. Erdogan. Le paradoxe, c'est que la négociation d'adhésion pourrait être ainsi débloquée à un moment où les critères politiques ne sont plus du tout remplis, en tout cas beaucoup moins qu'il y a neuf ans et demi. J'ignore donc ce que nous ferons si nous en arrivons là. Reste à savoir quelle sera la position de la République de Chypre.
M. Jacques Legendre, président. - Nous vous remercions, monsieur l'ambassadeur, d'être venu nous faire part de vos réflexions sur ce pays que vous connaissez bien, où vous avez servi, et auquel vous restez très attentif.
Notre rapport devrait paraître à la fin du mois de septembre ou au début du mois d'octobre, à un moment un peu crucial, nous semble-t-il, de la relation avec la Turquie.
M. Marc Pierini. Je vous remercie de votre invitation.
Audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits
M. Jacques Legendre, président. - Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir M. Jacques Toubon, ancien garde des sceaux et aujourd'hui Défenseur des droits.
Monsieur le Défenseur des droits, vous avez à plusieurs reprises abordé la question des réfugiés dans le cadre de vos travaux. En octobre dernier, vous avez publié un rapport consacré à la situation des migrants à Calais dans lequel vous dénoncez notamment les nombreux abus à l'intégrité physique des personnes vulnérables.
Plus récemment, vous avez lancé un cri d'alarme sur la discrimination subie par les étrangers en France, en relevant les nombreux obstacles qui entravent leur accès à leurs droits fondamentaux, liés en partie aux idées préconçues et à la méfiance qu'ils suscitent.
Ces récents travaux nous permettent ainsi d'aborder la mise en oeuvre, en France, de l'accord conclu entre l'Union européenne et la Turquie, le 18 mars dernier, afin de tarir le flux de réfugiés, syriens principalement, qui traversaient la Grèce. Ces événements sont à l'origine de la création au Sénat de notre mission d'information sur la position de la France à l'égard de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie.
Nous souhaitons recueillir les éléments qui ont été portés à votre connaissance sur la situation des réfugiés arrivés en France et sur les dispositifs mis en oeuvre pour leur insertion. Quel en est le premier bilan selon vous ?
Par ailleurs, disposez-vous de données qui permettent de comparer la situation des réfugiés en France à celle d'autres pays européens ?
Telles sont les questions générales que je souhaitais vous poser en préambule. M. le rapporteur ne manquera pas de vous poser à son tour de nombreuses questions.
M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. - Je suis très heureux de pouvoir m'exprimer devant vous sur ce sujet, car nous avons affaire à un exemple des plus symptomatiques des effets négatifs sur les droits fondamentaux, dont j'ai partiellement la charge, de ce que l'on appelle en français administratif, la « maîtrise des flux migratoires », mais que l'on devrait appeler, en français courant, la fermeture des frontières.
Vous avez rappelé, monsieur le président, le rapport que j'ai publié le 6 octobre dernier sur la situation des migrants à Calais. J'en ai publié un autre le 20 avril sur les mineurs non accompagnés à Calais. J'en publierai un autre, à la suite de la visite que j'ai effectuée jeudi dernier dans cette même ville. Il s'agira d'un compte rendu de cette visite, accompagné de recommandations.
La situation à Calais, qui est la conséquence des accords du Touquet de 2003, des accords de Dublin et désormais de ce qu'on appelle, à tort, l'accord - car il n'existe pas d'accord- entre l'Union européenne et la Turquie, est emblématique. La fermeture des frontières a des effets négatifs sur la situation des personnes et sur certains territoires de l'Union européenne, qu'il s'agisse de Calais ou de certaines régions de Grèce par exemple.
L'accord passé entre l'Union européenne et la Turquie en novembre 2015 à l'issue d'une rencontre entre la Chancelière fédérale, Mme Angela Merkel, et le Président de la République de Turquie, M. Recep Tayyip Erdogan - système de négociation un peu particulier -, prévoit que les candidats à l'asile arrivant vers l'Europe puissent être, soit arrêtés, soit renvoyés en Turquie. Je rappelle que ce pays accueille sur son territoire aujourd'hui, pour l'essentiel dans des camps, entre 2,5 et 3 millions de réfugiés ou de personnes prétendant à ce statut en Europe.
Un accord de ce type est un accord de réadmission. Il prévoit de rapatrier vers le pays d'origine des migrants ceux d'entre eux qui ne sont pas autorisés à pénétrer sur le territoire et à demander l'asile. Il permet aussi de renvoyer les ressortissants de pays tiers qui ont seulement transité par les pays signataires, par exemple par la Turquie ou par un pays de l'Union européenne. Autrement dit, vingt-huit États membres de l'Union européenne peuvent faire réadmettre sur le territoire turc non seulement des ressortissants turcs, ce qui est la base des accords de réadmission, mais également tous les ressortissants syriens, afghans, irakiens ou autres ayant transité par l'État turc lors de leur tentative d'atteindre l'Union européenne. Ce sont bien entendu eux qui sont visés, beaucoup plus que les Turcs eux-mêmes.
Cet accord comporte naturellement un certain nombre de contreparties, dont je ne parlerai pas, car elles n'entrent pas dans le cadre de notre réunion aujourd'hui. Il s'agit de visas pour les Turcs, d'aides financières considérables, etc.
En dehors de cet effet « repoussoir », cet accord vise à établir un schéma « un Syrien pour un Syrien » : chaque Syrien réadmis par la Turquie peut donner lieu à la réinstallation sur le territoire européen d'un autre Syrien en provenance de Turquie. On n'augmente en rien les obligations des États en matière de protection des réfugiés, on se contente d'utiliser les 18 000 places de réinstallation prévues par le plan européen de juillet 2015. À cet égard, notons que, en avril dernier, seuls 4 555 réfugiés avaient fait l'objet de ce système d'échange, dont 15 en France.
Après avoir parlé de la portée de la déclaration conjointe Union européenne-Turquie de novembre 2015 et de tout ce qui a été réitéré depuis lors, notamment dans la nouvelle déclaration du mois de mars, j'évoquerai maintenant les conséquences juridiques de cet accord avant d'essayer de voir comment on peut en sortir.
Je traiterai successivement des implications juridiques - la notion de pays sûr et celle de pays tiers - et des conséquences factuelles de cet accord.
Renvoyer ces personnes en Turquie suppose que cet État serait devenu, à la suite de l'accord passé avec lui, un pays sûr, au sens des conventions internationales. Bien entendu, vous le savez, tel n'est pas le cas.
La Commission elle-même a émis les plus expresses réserves à cet égard. Dans sa communication du 17 mars 2016, dans laquelle elle fait un premier bilan de l'accord avec la Turquie, elle a souligné que ce dernier requérait la modification préalable de la législation grecque - la Grèce doit reconnaître la Turquie comme pays sûr, ce qu'elle a fait en votant une loi en ce sens - et de la législation turque, laquelle doit garantir l'accès effectif à des procédures d'asile.
Tant que cela n'est pas le cas - pour la Turquie, ce ne l'est toujours pas -, ces dispositions sont contraires à la directive « Procédures » selon laquelle un État peut refuser d'examiner une demande d'asile si le demandeur est illégalement entré sur son territoire à condition que l'État de renvoi soit un pays sûr. Or, selon cette même directive, pour pouvoir être considéré comme sûr, un État doit avoir ratifié la Convention de Genève sans aucune limitation géographique. Tel n'est pas le cas de la Turquie, qui applique cette convention aux seuls pays européens. La Turquie a modifié sa législation le 4 avril dernier et délivre désormais un statut de « réfugié conditionnel » permettant aux demandeurs d'asile non européens de séjourner en Turquie jusqu'à leur installation dans un pays d'accueil.
Cette protection, loin d'être comparable au droit d'asile appliquée par la plupart des pays européens, sera en outre difficile à mettre en oeuvre : dans son second rapport sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie du mois de mai, la Commission a pointé l'immense retard pris dans l'instruction des dossiers d'asile en Turquie. Pour résorber le stock, une réduction substantielle de l'arriéré des demandes de 11 000 à 13 000 par mois serait nécessaire afin de permettre l'instruction des nouvelles demandes.
Autrement dit, non seulement le système adopté par la Turquie le 4 avril 2016 est restrictif - il n'offre pas vraiment la protection du droit d'asile -, mais il est en outre totalement embolisé par le stock des demandes restant à instruire en Turquie.
D'autre part, le renvoi vers la Turquie, ce peut être aussi le renvoi vers d'autres pays tiers. Cela pose problème du point de vue des droits fondamentaux et du respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des droits fondamentaux, en particulier son article 3.
La Turquie, qui ne veut évidemment pas que se maintiennent durablement sur son territoire les migrants réadmis par les États européens, entreprend de signer à son tour un certain nombre d'accords bilatéraux de réadmission avec les États sources d'immigration, tels que le Pakistan, la Russie, le Nigeria, la Syrie. Elle envisagerait de le faire avec quatorze autres pays, dont l'Irak, l'Iran, le Soudan et l'Égypte. Ces accords, en permettant le « refoulement en chaîne » de personnes qui fuient souvent les guerres et les persécutions, nient l'existence du droit fondamental de quitter son pays, notamment pour demander l'asile, quand on est opprimé, poursuivi ou emprisonné.
L'interdiction de renvoyer une personne dans un pays, y compris dans un pays considéré comme sûr, s'il y a un risque que ce dernier renvoie lui-même cette personne dans un autre pays risqué pour elle, celui de sa nationalité ou de sa résidence, est pourtant contraire à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Or ce risque n'est aujourd'hui pas hypothétique : on sait que des ressortissants afghans ont été expulsés de Turquie sans réel examen individualisé de leur situation. De même, Amnesty International indique avoir été témoin du renvoi de Syriens depuis la Turquie, ce qui illustre le caractère dangereux de cet accord.
Cet accord a également des conséquences factuelles, à commencer par la nécessaire rétention des exilés dans les centres de tri et de rétention avant même leur renvoi.
Au cours des discussions dans le cadre de l'accord, il a été prévu que 45 000 à 60 000 personnes devaient être réadmises par mois. Quels que soient les moyens mis à disposition - 4 000 experts européens, 30 juges nationaux, 280 millions d'euros -, la Grèce n'a pas pu enregistrer et « trier » en temps réel les exilés en fonction du besoin qu'ils ont de protection internationale. Dans l'impossibilité de trier, d'orienter et, éventuellement, de réadmettre les migrants de l'autre côté de la Méditerranée orientale, ces hotspots sont devenus en réalité des centres de rétention. Le tri, opération théoriquement et conceptuellement intelligente, se traduit dans la réalité par la mise en oeuvre d'une rétention administrative sous contrainte sur le territoire européen. Le plus bel exemple en est le camp grec de Moria où la situation est infâme.
C'est d'ailleurs pour cette raison que le Haut-Commissariat pour les réfugiés a décidé de ne plus acheminer les exilés depuis les plages où ils débarquent jusqu'aux centres d'enregistrement, les demandeurs d'asile n'ayant pas, selon lui, à être retenus dans des centres.
Les 18 et 20 avril dernier, des députés français ont visité plusieurs camps grecs. À leur retour, ils ont indiqué que les conditions de vie dans ces centres y étaient physiquement et humainement intenables. Elles sont contraires à tous les droits, qu'il s'agisse du droit à un abri, à un hébergement, à la santé ou à l'intégrité physique.
Autre conséquence de fait : la volonté clairement exprimée de « fermer la route des Balkans », après avoir rendu impraticable celle de la mer Méditerranée du côté italien, entraînera l'ouverture d'une autre voie, sans doute plus dangereuse, avec l'aide forcément intéressée d'un certain nombre de personnes. C'est ce qui est en train de se passer aujourd'hui avec le redémarrage des routes libyenne et italienne. Les migrants recourent désormais à d'autres routes que la route turco-hélleno-balkanique.
L'accord passé entre l'Union européenne et la Turquie, en coupant une route d'immigration, visait à lutter contre les trafics humains. Il s'agissait de « démanteler le modèle économique des passeurs et d'offrir aux migrants une perspective autre que celle de risquer leur vie ».
En réalité, cet accord vise avant tout à ce que la Turquie coupe la route aux migrants via les Balkans, à destination principalement de l'Allemagne, de la Hongrie, de la Suède et de la Slovaquie, furieux de cette situation. Le seul effet a été l'interruption des flux dans un premier temps, puis leur détournement dans un second temps.
Dans son rapport de mai dernier sur la mise en oeuvre de l'accord, la Commission européenne a indiqué que dans le mois précédant son application, 1 740 migrants avaient traversé la mer Égée pour les îles grecques. Depuis le 1er mai, le nombre moyen d'arrivées quotidiennes est tombé à 47. Le nombre de morts en mer Égée serait passé de 89 au mois de janvier à 7 à la fin du mois de mars.
Bien entendu, ces chiffres sont fallacieux et ne traduisent pas du tout un réel progrès. D'une part, ils signifient que des milliers de personnes justifiant une application de la convention de Genève ne sont pas venues demander l'asile en Europe. C'est une manière de ne pas mettre en oeuvre les conventions internationales qui nous lient tous. D'autre part, ils signifient que le nombre de décès des exilés en mer est loin, au total, d'avoir faibli. Le 28 juin 2016, Frontex s'inquiétait dans la presse allemande du nombre grandissant de migrants tentant de rejoindre l'Europe au départ de l'Égypte en effectuant « une traversée très dangereuse ». Je rappelle que le 4 juin 2016, 700 migrants ont fait naufrage au large de la Libye et que le 9, 2 000 y ont été secourus et, heureusement, sauvés.
J'ai réuni le 28 juin dernier à Paris tous les Défenseurs des enfants européens, avec la Commission européenne et le Conseil de l'Europe, sur le thème du sort des mineurs errant en Europe. En 1947, on les aurait appelés des « chiens perdus sans collier », à l'instar du livre et du film du même nom. Le rapport de l'ENOC, le réseau européen des ombudsmans s'occupant des enfants, rédigé en février par les ombudsmans suédois et hollandais, a servi de base à nos travaux.
Ce rapport indiquait qu'un tiers des migrants qui se sont noyés en 2015 étaient mineurs. J'insiste parce qu'il faut analyser ce genre de situation à la lumière du drame auquel on est en train d'assister.
On voit donc les incidences juridiques instables, incertaines et, en toute hypothèse, contraires aux conventions internationales de cet accord, de même que ses conséquences concrètes très dangereuses. La question qui se pose désormais, et que je me pose moi-même, porte sur les recours possibles contre cet accord.
Le Groupe d'information et de soutien des immigrés (GISTI) a formé un recours « mesures provisoires » devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), visant à bloquer la réadmission de 50 migrants syriens, irakiens et afghans dont les demandes d'asile avaient été rejetées. Le jour même de la saisine, la Cour a rejeté la requête, mais le recours est maintenu au fond et sera examiné dans quelques mois.
Par ailleurs, le 18 juin dernier, trois exilés pakistanais et afghans ont demandé au Tribunal de l'Union européenne d'annuler l'accord passé. Cette décision conduira donc le Tribunal à clarifier la nature juridique de cet accord, qui, s'il a été récemment considéré comme une simple déclaration d'intentions par le Parlement européen, n'en produit pas moins des effets, en fait comme en droit.
De ce point de vue, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) comme celle de beaucoup d'autres juridictions, y compris notre juridiction administrative - le Conseil d'État -, ne retient pas seulement l'aspect formel de l'acte, mais apprécie également et admet de pouvoir juger l'intention des parties et les actions concrètes mises en oeuvre pour parvenir aux objectifs assignés par, par exemple, une déclaration d'intentions. Au regard de cette jurisprudence, l'« accord » UE-Turquie semble être doté d'une véritable valeur contraignante.
Si cet accord a une force obligatoire, il relève alors de l'article 218 du traité du fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Cet article traite des règles de négociation et de conclusion des accords, quelle que soit leur forme, entre l'Union européenne et les pays tiers. Pour ce qui concerne l'asile, c'est la procédure législative ordinaire - adoption à la majorité qualifiée par la Commission, après approbation du Parlement européen, d'une décision portant conclusion de l'accord - qui s'appliquerait. Or, en l'occurrence, cette procédure n'a pas été respectée, et il est de jurisprudence constante que le défaut de respect de cette procédure affecte la légalité de la mesure.
Toutefois, on pourrait très bien considérer aussi que l'accord est constitué des communiqués de presse, des différentes déclarations exposant le dispositif de l'accord par un État membre - l'Allemagne notamment - ou par le Parlement européen. On pourrait également attaquer cet accord par l'intermédiaire d'une question préjudicielle posée par une juridiction nationale en vertu de l'article 267 du TFUE.
Ainsi apparaît le paradoxe insoutenable où nous nous trouvons et dont les conséquences sont dramatiques. Il n'y a formellement pas d'accord ; Mme Merkel a fait une visite, des déclarations ont été faites, et la Commission a décidé d'adresser des propositions à la Turquie en échange de la réadmission des exilés rejetés d'Europe. Comme je viens de le démontrer, cette absence d'accord n'a pas empêché que celui-ci ait des effets juridiques et matériels.
Aussi, si cet accord, ou ce qui en tient lieu, était annulé, c'est-à-dire si son inexistence juridique, liée à sa non-conformité aux règles internationales ou communautaires, était démontrée - ce qui arrivera probablement un jour -, cela n'emporterait pour autant aucun effet matériel. En effet, les situations d'urgence auxquelles nous sommes confrontés auront été de toute façon traitées, probablement très mal, même si l'accord UE-Turquie est rétrospectivement annulé.
Voilà ce que j'appellerais un « coup parfait » de la politique européenne de la forteresse, qui se donne pour seul objectif de dresser des murs aussi infranchissables que possible. Ainsi en va-t-il à Calais, par exemple, où l'on en est arrivé à transformer une frontière de Schengen, normalement destinée à contrôler les entrées, en une frontière vouée à empêcher les sorties ; une invention de la coopération franco-britannique d'une remarquable créativité...
Ce « coup parfait » peut bénéficier à court terme d'une certaine réussite ou, en tout cas, avoir un certain effet, mais il est clair que la seule façon de traiter à long terme ces questions est naturellement de revenir au droit primaire de l'Union européenne, qui va à l'encontre de ce pseudo-accord.
En effet, l'article 10 A du traité de Lisbonne - ce n'est pas de la protohistoire -, énonce que « l'action de l'Union sur la scène internationale [...] vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l'État de droit, l'universalité et l'indivisibilité des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d'égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international ». L'externalisation de la gestion des flux migratoires engagée par l'Union - tant au travers de l'externalisation des demandes d'asile que de la pénalisation croissante de l'immigration- entre naturellement en pleine contradiction avec les objectifs énoncés à cet article.
Je pense que la force de la réalité finira par mettre en échec ce type de politique. J'ai récemment échangé avec Mme Natacha Bouchart, maire de Calais. La politique menée dans son agglomération, consistant en gros à dégager le centre-ville pour installer de fait ou de droit toutes les personnes qui viennent se heurter à la frontière britannique située en France sur des terrains vagues calaisiens, est naturellement en train de trouver ses limites. Un accord sera prochainement signé entre l'État et le département du Pas-de-Calais pour installer un nouveau centre d'accueil provisoire de mineurs non accompagnés ; cela représentera un progrès temporaire, mais ne réglera en rien le problème de fond, car ces mineurs relèvent probablement pour partie de la réunification familiale, en vertu de l'article 8 du règlement dit de Dublin III.
En discutant avec Mme Natacha Bouchart, qui est responsable de la population vivant à Calais - tant les Calaisiens que les migrants, qui sont devenus des habitants de fait de Calais -, on réalise que la politique européenne met en cause véritablement les droits fondamentaux au mépris des textes qui la régissent, et que l'on ferait mieux d'organiser l'accueil plutôt que la chasse.
Pour respecter les droits fondamentaux, les conventions internationales, les textes européens et, tout simplement, la dignité de ces personnes, il faut non pas fermer les frontières, mais ouvrir de manière organisée, c'est-à-dire communautaire, les voies légales d'immigration. De ce point de vue, l'Allemagne constitue un exemple intéressant puisqu'elle mène une double politique : d'une part, elle ouvre les voies légales d'immigration et l'accueil des réfugiés et, d'autre part, elle a été le principal protagoniste de l'accord UE-Turquie, c'est-à-dire de la volonté d'externaliser la barrière à la migration vers l'Europe.
En tant que Défenseur des droits, mais aussi en tant que citoyen, je suis assez effaré - pour employer un mot simple et générique -, par la cécité ou par le « court-termisme » de la politique actuelle en la matière. Non seulement on tourne le dos à l'histoire européenne depuis deux cents ans mais, pour demain, on est en train d'insulter l'avenir du continent.
Je me permets par ailleurs, pour ce qui concerne l'accueil des réfugiés et les chiffres y afférents, de vous renvoyer à un dossier d'Eurostat extrêmement bien renseigné. Je vous en communiquerai une synthèse.
M. Michel Billout, rapporteur. - Je n'ai plus beaucoup de questions à vous poser. Vous avez en effet abordé les problématiques que pose cet « accord », cet « arrangement », cette « déclaration » - on a toujours un peu de mal à qualifier cet acte - et son rapport aux droits fondamentaux reconnus par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par le droit international, notamment la convention de Genève sur le statut des réfugiés.
Nous assistons à quelque chose de paradoxal. Nous revenons d'un déplacement en Turquie où nous avons échangé avec les autorités de ce pays. Trois millions de réfugiés sont accueillis dans ce pays de 80 millions d'habitants, alors que l'Union européenne, qui compte 500 millions d'habitants, a du mal à en accueillir un million. Aussi, quand la communauté de 500 millions de personnes demande à la communauté de 80 millions d'habitants de retenir les réfugiés, la situation est délicate...
M. Jacques Toubon. - L'Union européenne compte en effet 510 millions d'habitants, a le plus haut niveau de vie dans le monde, atteint les sommets en matière de recherche et de culture et représente un territoire très étendu. Pourtant, ces 510 millions de personnes ne semblent pas être capables d'accueillir chaque année entre 100 000 et 300 000 personnes réfugiées... C'est effectivement de cet ordre de grandeur qu'il s'agit, dans le plan de la Commission. Pour un pays de 66 millions d'habitants comme la France, cela représente environ 60 000 personnes. On en a accepté 30 000 dans le cadre de la relocalisation ; je ne pense pas qu'avec 60 000 personnes, on serait, comme le disent certaines personnes, « submergé »...
M. Michel Billout, rapporteur. - Cela dit, la Grèce avait réellement besoin d'une pause, me semble-t-il. À force de ne pas anticiper les choses, de laisser le phénomène se développer sur un territoire qui n'avait ni les structures ni les moyens nécessaires pour gérer ce flux, on a créé un drame humanitaire sur le territoire grec, où l'on ne voit guère de progrès.
M. Jacques Toubon. - Le problème de la Grèce, c'est Dublin III ! On doit lancer les négociations d'un Dublin IV qui renverse la logique de Dublin III ; alors, le problème de la Grèce sera réglé !
M. Jacques Legendre, président. - Pour ma part, je suis un peu plus perplexe. Il faut avoir une approche juridique et une approche politique. On peut débattre des chiffres et l'on peut regretter que la sensibilité des Européens soit exacerbée dès que l'on parle de migrants, mais les flux qui arrivent constituent une menace pour une communauté comme l'espace Schengen, dont les frontières sont mal tenues et sont remises en cause.
M. Jacques Toubon. - Il est vrai qu'il y a un lien entre migration et libre circulation.
M. Jacques Legendre, président. - La libre circulation et les acquis de Schengen en général sont menacés par les migrations. Or c'est l'un des seuls éléments qui nous restent actuellement, surtout après le Brexit. Les politiques doivent donc se saisir de cette question.
Se pose aussi le problème du pays sûr. On entend des opinions contradictoires à ce sujet. Au sein même du Conseil de l'Europe, les avis divergent. Ainsi, le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, M. Nils Muiznieks, nous a tenu des propos très proches des vôtres, tandis que le secrétaire général de cette institution, M. Thorbjørn Jagland, affirmait que si l'examen des cas restait individuel, il ne voyait pas de problème dans l'accord UE-Turquie.
La Turquie est-elle un État sûr. Difficile de répondre. S'il s'agit de renvoyer des Kurdes en Turquie, on peut se poser la question. Cela étant dit, selon un certain nombre d'interlocuteurs que nous avons rencontrés, les migrants sont mieux traités en Turquie qu'en France ou dans bien des pays européens.
En revanche, le cas de Syriens renvoyés en Syrie que vous soulignez serait contraire à tout ce que nous pouvons accepter, mais c'est la première fois que nous entendons cela. Nous n'avons rien entendu de tel lors de notre déplacement en Turquie, donc cela mériterait un examen plus approfondi, car la Syrie ne peut en aucun cas être considérée comme un État sûr.
M. Jacques Toubon. - C'est même un État plus que risqué.
M. Jacques Legendre, président. - Oui, cela ne prête pas à discussion, mais nous n'avions pas entendu cela.
On nous a également parlé des 3 millions de personnes réfugiées en Turquie, dont 2,7 millions sont dans la nature et 300 000 dans des camps, organisés selon des standards corrects, voire supérieurs à ce que l'on peut trouver ailleurs. Nous avons pu visiter, en Grèce, un camp d'une grande tristesse situé dans une zone industrielle au centre d'Athènes, et avons vu aussi de pauvres gens installés aux abords du port du Pirée. Malgré nos demandes répétées, nous n'avons en revanche pas pu aller à Lesbos.
Cela étant dit, un argument fort mis en avant par les défenseurs de l'accord consiste à dire qu'il fallait remplacer une situation d'illégalité par des moyens légaux de gagner l'Europe, de sorte à faire passer le message suivant : « il n'est pas nécessaire de se lancer sur la mer Égée, au péril de sa vie, alors que l'on peut arriver par des moyens légaux en Union européenne ». D'où cette procédure étonnante du « un pour un », qui permet de remplacer une présence illégale par une présence légale. C'est donc le pragmatisme qui a prédominé plutôt que le caractère juridiquement satisfaisant.
M. Jacques Toubon. - Sans doute, mais on obtient le résultat contraire. En effet, d'un côté, il y a un blocage - les voies légales ne sont pas du tout ouvertes, car tout le monde se terre dans son trou, y compris sous les bombes à Alep- et, d'un autre côté, on prend beaucoup de risques et l'on paie très cher pour passer par la voie libyo-italienne. C'est le contraire de l'objectif affiché.
La politique que nous menons - à Calais, en Turquie ou en Grèce - consistant à dresser des barrières ne permet pas d'orienter les migrations vers des voies légales. Là est toute la question : souhaitons-nous afficher que, sauf pour ceux que l'on qualifie de « réfugiés de guerre », nous ne voulons accueillir personne ou bien au contraire que nous mettons en oeuvre des politiques communautaires rationnelles d'immigration, conformes, pour l'asile comme pour les autres types d'immigration, à nos principes et - disons-le clairement - à nos intérêts ?
Mon rapport du 6 octobre 2015 sur la situation à Calais précisait que, à ne jamais vouloir afficher un seul élément positif dans le sens de l'accueil et de l'hospitalité, à tenir un discours de fermeture et de rejet, on déclenche les problèmes. La maîtrise des flux migratoires n'est pas la solution à nos problèmes, c'est au contraire ce qui crée des difficultés.
On objecte souvent à cela : « si je dis ce que je fais et si ce que je fais est bien, j'entraîne un appel d'air considérable donc je ne peux pas le dire » ; mais, dans la réalité, c'est complètement faux. La justification qui a été donnée à cet accord ne me semble pas s'être traduite concrètement par le résultat recherché. Il y a certes eu une baisse momentanée des arrivées à Calais, mais, depuis un mois et demi, on voit augmenter de nouveau le nombre de personnes qui s'installent dans le camp de la lande - la « jungle » - ; il y a ainsi entre 5 000 et 6 000 réfugiés dans ce camp aujourd'hui.
M. René Danesi. - Je voudrais faire deux remarques et poser une question.
Premièrement, les traités que je qualifierais d'« humanitaires » ont été rédigés dans les années 1950, et ont été constamment améliorés depuis lors, parce que l'on avait observé de grands mouvements de population à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce qui interpellait les consciences. Néanmoins, ces textes ont été écrits après ces grands mouvements, mais avant ceux qui ont suivi, c'est-à-dire dans une période où ce droit ne s'appliquait qu'à peu de personnes - quelques milliers, peut-être quelques dizaines de milliers, mais certainement pas plusieurs centaines de milliers. Il y a donc un divorce entre ce droit et la réalité que nous vivons depuis deux ou trois ans.
Deuxièmement, on parle des migrants de façon générale, sans réellement distinguer deux sortes de migrants.
Il y a, d'une part, les migrants économiques, la grande masse des personnes cherchant à franchir la Méditerranée au risque de mourir, mais qui ne viennent pas de pays où ils risquent tous les jours leur vie. L'Europe a besoin de ces migrants économiques en raison de sa démographie déclinante, mais elle n'a pas besoin de tous ceux qui viennent. Même l'Allemagne, qui fait venir de la main d'oeuvre de toute l'Europe, n'a pas besoin d'une telle immigration économique. Il faut donc avoir le courage de poser cette question ; oui, l'Europe a besoin de migrants économiques, mais dans une certaine limite et dans des secteurs bien précis.
D'autre part, il y a les réfugiés de guerre, qui viennent de régions du monde où on risque sa vie - Syrie, Irak, Soudan... - malheureusement très nombreuses. On n'a pas assez travaillé aux conditions d'accueil de ces réfugiés de guerre, qui ont vocation, à mon sens, à rentrer chez eux à la fin de la guerre pour reconstruire leur pays. Quand 10 % ou 15 % de la population d'un État en guerre, et pas nécessairement parmi les plus pauvres, quittent leur pays, qui va le reconstruire ? On peut d'ailleurs faire la même remarque avec la migration économique : comment ces pays vont-ils se développer si l'Europe les écrème en leur prenant leurs médecins ou leurs ingénieurs ?
Aussi, au-delà des sentiments humanitaires, qui sont importants dans la culture européenne, il faudrait faire preuve d'un peu plus de réalisme et distinguer entre les migrants économiques, dont la plupart, mais pas forcément tous, resteront chez nous, et les réfugiés de guerre, qui ont vocation à rentrer chez eux pour reconstruire leur pays.
À la suite de ces deux remarques, je voudrais poser une question. On constate les réactions que ces arrivées de migrants provoquent dans la population européenne, on le voit à chaque élection. On l'a ainsi vu en Autriche et au Royaume-Uni. Or, dans ce contexte, la Hongrie va organiser un référendum portant sur une question posée à peu près en ces termes : « Êtes-vous d'accord pour que l'on accueille le nombre de migrants que l'Union européenne veut nous imposer ? » Vu la façon dont la question est posée, on peut imaginer ce que sera la réponse...
Cela étant dit, chaque peuple a le droit de répondre aux questions qui lui sont posées. On peut regretter la réponse, mais c'est cela aussi la démocratie ; s'en prendre au référendum, c'est nier le principe de la démocratie, cela signifie que le peuple n'a plus rien à dire et que les élites décident pour lui.
Ma question est donc simple : la Hongrie a-t-elle le droit de décider elle-même du nombre de réfugiés qu'elle accueille ?
M. Jacques Toubon. - Il faut distinguer deux sujets, comme je l'ai fait dans mon étude publiée le 9 mai dernier sur les droits fondamentaux des étrangers et leur insuffisante mise en oeuvre en France. Un domaine relève de la souveraineté d'un pays, c'est la police des étrangers - entrée, séjour, éloignement. Cette compétence est reconnue aux États, mais elle n'est pas du tout absolue, puisqu'elle est encadrée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui est d'application directe - la CJUE en fait d'ailleurs couramment application.
En revanche, quand il s'agit des droits fondamentaux, dans la vie quotidienne, on se trouve enserré dans des dispositions s'imposant aux États. Ainsi, la personne qui s'installe dans un pays bénéficie de droits universels. C'est pourquoi j'ai mis en évidence le hiatus existant au pays des droits de l'homme entre la proclamation des droits et leur mise en oeuvre, dans le domaine de la santé, du logement ou encore de l'éducation.
La Hongrie peut donc décider si elle mettra ou non en oeuvre les prescriptions de l'Union européenne, mais cela signifierait simultanément qu'elle considère que toutes les autres règles de l'Union européenne, dont elle fait partie en tant qu'État membre, peuvent ne pas s'appliquer. L'Union européenne est effectivement à la fois un système d'accords intergouvernementaux et de règles supranationales donnant lieu à des contreparties.
Au Parlement européen, peut-être quelqu'un déposera-t-il un projet de résolution affirmant que les États n'appliquant pas la relocalisation ne pourront plus bénéficier des crédits de la politique de l'aide régionale ? La Commission européenne pourrait tout à fait le décider et le Parlement européen le voter. Donc, là aussi, la souveraineté est indirectement contrôlée.
Il y a une certaine incompréhension dans l'opinion publique : la plupart des gens confondent le régime juridique des droits fondamentaux s'appliquant à toutes les personnes, qu'elles soient ou non étrangères - en gros, les droits de l'homme -, et celui de certains pouvoirs de police qui appartiennent à la souveraineté de chaque État.
Pour ce qui concerne votre deuxième remarque, il n'est pas de ma compétence de dire ce qu'il faut faire des réfugiés de guerre ou des migrants économiques. Néanmoins, sachez qu'il est très difficile de distinguer entre les réfugiés en général, les réfugiés de guerre en particulier et les migrants économiques ou environnementaux. Un bon exemple est constitué par l'Érythrée - il y a beaucoup d'Érythréens à Calais -, où toutes les causes sont mélangées : une dictature féroce, la misère, les inondations, les séquelles d'un conflit armé.
Quant à votre proposition de faire évoluer le droit international selon les périodes historiques et que ce qui a été fait à la lumière de la Seconde Guerre mondiale, de la barbarie nazie et des mouvements de population qui les ont suivies devrait être désormais modifié, je serais plus réservé.
Si l'on mesure l'intensité des droits en fonction du nombre de personnes concernées, on met en cause le caractère absolu des droits de l'homme. Or il s'agit de droits visant à établir et garantir l'égalité entre toutes les personnes qui vivent à la surface de la Terre, sans se poser la question de leur nombre. On peut sans doute étudier de nouvelles conventions, mais pas à partir du principe selon lequel, en caricaturant votre pensée : s'il y a trop de migrants, il faut leur accorder moins de droits.
M. Jacques Legendre, président. - Il existe un groupe de travail sur les migrants, que je copréside avec M. Gaëtan Gorce, sur le phénomène global des migrations et qui distingue, d'une part, les réfugiés de guerre - un problème tragique mais limité -, qu'il ne faut pas renvoyer dans un pays en proie aux flammes et, d'autre part, l'explosion démographique de l'Afrique, avec laquelle nous avons des liens étroits et qui va conduire à d'importantes demandes d'immigration en Europe.
M. Jacques Toubon. - On pourrait parler dans ce cas de catastrophe naturelle, car il y a également une raréfaction des ressources. Prenons l'exemple du Niger, que vous connaissez bien, monsieur le président, ce pays comptera en 2030 50 millions d'habitants ; comment feront-ils pour vivre, manger, boire ?
M. Jacques Legendre, président. - En tant que président du groupe d'amitié d'Afrique de l'Ouest, je me rends régulièrement là-bas. Or, quand je vois la poussée démographique de ces pays, je me demande comment nous gérerons la confrontation entre des hommes jeunes voulant avoir ailleurs une vie meilleure et des pays comme les nôtres, où l'on peut se battre avec 12 % à 14 % de chômage, comme dans ma région. L'accueil sera délicat...
M. Jacques Toubon. - Il y a aussi des catastrophes naturelles au sens propre. En 2015, selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés, il y a eu deux fois plus de mouvements de population en raison de catastrophes naturelles qu'en raison des causes classiques des mouvements de population - guerre, répression, dictature, pauvreté. Les mouvements de population pour des raisons environnementales ont concerné 18 millions de personnes, et cela ne diminuera pas avec le réchauffement climatique...
M. Jacques Legendre, président. - Il y a, au Niger, 7 enfants par femme, Boko Haram sur une partie du territoire,...
M. Jacques Toubon. - Sans parler d'AQMI, de l'autre côté.
M. Jacques Legendre, président. - ... la zone sahélienne, la sécheresse, l'extension des zones sahariennes ; bref, tout cela produit une accumulation de problèmes et un mélange redoutable qui nous inquiètent tous.
M. Jacques Toubon. - En effet, et je ne crois pas que nos murs, quelle que soit leur matériau, puissent résister à cela. L'attitude intelligente et, me semble-t-il, conforme au progrès humain, consiste à trouver les voies pour prendre légalement en considération ces phénomènes à l'échelon international. Cela passe peut-être par un aggiornamento des règles internationales.
M. Jacques Legendre, président. - La politique menée à l'égard des migrants m'a d'ailleurs rappelé la situation des Shadoks et des Gibis. D'un côté, les ONG se mobilisent et défendent une vision humanitaire et, de l'autre, on demande à Frontex et aux services de police d'être aussi efficaces que possible dans l'érection de barrages. On appuie donc à la fois sur l'accélérateur et sur le frein ; il ne faudra donc pas s'étonner quand on fera une sortie de route...
M. Jacques Toubon. - En guise de référence littéraire, on pourrait aussi évoquer le roi Ubu... !
Cela dit, vous avez, dans votre assemblée, tous les moyens de mener une réflexion à ce sujet, et je suis à votre disposition pour vous assister dans cette tâche.
La réunion est levée à 17 h 25.