Mercredi 14 décembre 2016
- Co-Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Jean-Marie Bockel -La réunion est ouverte à 8 h 35.
Audition de M. Jean-Claude Piris, ancien jurisconsulte du Conseil européen
M. Jean Bizet, président. - Nous avons aujourd'hui le plaisir de recevoir Jean-Claude Piris, ancien jurisconsulte du Conseil européen. Les commissions des affaires européennes et des affaires étrangères du Sénat ont mis en place un groupe de travail afin de suivre les évolutions du Brexit et la refondation de l'Union européenne. Votre avis nous intéresse donc au plus haut point compte tenu des fonctions que vous avez occupées pendant un certain nombre d'années.
Nous avons des interrogations quant à l'organisation de l'Union européenne pour aborder la négociation relative à la sortie du Royaume-Uni qui promet d'être difficile. Chaque institution de l'Union européenne a, en ce sens, désigné ses négociateurs. Comment appréhendez-vous cette négociation ? Quel modèle serait envisageable pour mieux protéger demain les intérêts de l'Union ? Comment imaginer que perdurent, malgré cette sortie, des rapports étroits, constructifs et cohérents avec la Grande-Bretagne ? Quelles appréciations portez-vous sur le fonctionnement actuel des institutions européennes ? La fusion des fonctions de président du Conseil européen et de président de la Commission européenne est souvent évoquée. Qu'en pensez-vous ?
Le rôle des parlements nationaux étant essentiel dans ce domaine, le Sénat a ainsi développé la culture de la subsidiarité. Avez-vous un éclairage particulier à livrer sur la question ?
M. Jean-Marie Bockel, président. - Je supplée aujourd'hui Jean-Pierre Raffarin. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Il nous semblait utile de pouvoir vous entendre à la fois sur les conséquences du Brexit mais aussi sur la refondation de l'Union européenne. S'il n'est pas certain que le Brexit crée en ce sens une opportunité, il crée, en revanche, objectivement un risque.
Nous souhaitions pouvoir confronter nos lectures de l'article 50 du Traité sur l'Union européenne (TUE) et échanger sur le rôle dans ce domaine du Conseil européen, de la Commission européenne et des États membres, qui sont les premiers concernés et les interlocuteurs les plus légitimes dans la négociation du Brexit.
Nous attendons vos éclaircissements sur un certain nombre de points. Le sujet du calendrier de la sortie de la Grande Bretagne revient régulièrement au cours de nos auditions. Quel serait donc, selon vous, le calendrier optimal de gestion du Brexit ? Au-delà des aspects techniques, cette question soulève également l'approche politique avec laquelle cette sortie sera gérée.
À partir de quel moment la notification serait-elle trop tardive selon vous ? Que se passerait-il si à l'issue des deux années prévues par le traité aucun accord n'était trouvé entre les deux parties ?
Enfin, et peut-être plus brièvement, nous souhaiterions connaître vos idées sur la nécessaire refondation de l'Union européenne. Eu égard aux fonctions que vous avez exercées au service juridique du Conseil, vous avez certainement quelques recommandations à faire sur le fonctionnement des institutions européennes. Comment les améliorer ? Quels sont également les pièges à éviter, les « fausses bonnes idées », dont vous savez, grâce à votre expérience, qu'elles ne tiendraient pas leur promesse ? Nous vous écoutons avec attention !
M. Jean-Claude Piris, ancien jurisconsulte du Conseil européen. - Je vous remercie de votre invitation. Ayant travaillé à l'Union européenne, au service du Conseil européen et du Conseil pendant autant d'années, je ne peux pas être partialement français et tiens compte d'autres intérêts, comme ceux des autres États membres, par exemple. Je m'efforce, toutefois, d'être impartial.
À la suite du referendum du 23 juin dernier, la notification de sortie du Royaume-Uni n'est pas encore été rendue, mais elle a été promise par Madame May avant le 31 mars prochain. Il me semble qu'il s'agit d'une date limite car les élections au Parlement européen se tiendront au mois de mai 2019 et ce délai est un minimum pour les organiser. Je pense que cette date limite sera respectée par la Grande-Bretagne.
Un délai de deux ans court après la notification afin qu'un accord de sortie soit trouvé et je ne pense pas que ce délai sera prorogé par l'Union européenne, comme le permet pourtant l'article 50 du TUE, afin, là aussi, de ne pas perturber les élections au Parlement européen ainsi que la nomination de la Commission européenne qui interviendront après.
Le Royaume-Uni devrait donc quitter l'Union aux alentours du 1er avril 2019. C'est seulement après cette date que des négociations sur les relations futures entre l'Union et la Grande-Bretagne commenceront car les négociations prévues par l'article 50 précité ne peuvent porter que sur les modalités de retrait. L'accord doit, certes, tenir compte du cadre des relations futures, mais ne peut porter en lui-même de stipulations sur ce que seront les relations futures.
Le Royaume-Uni se trouve, en substance, face à de grandes questions auxquelles il doit répondre. Veut-il continuer à bénéficier pleinement et librement de l'accès au marché unique ? Mais la réponse à déjà été donnée par Madame May.
On s'interroge sur les conditions du retrait selon les modalités de l'article 50 mais se pose également la question du contenu des accords qui suivront ce retrait, ainsi que du délai de plusieurs années qui devait s'écouler entre la sortie et la signature de ces accords.
Si à sa sortie le Royaume-Uni ne dispose pas d'accord commercial préférentiel avec l'Union européenne, ces relations commerciales avec l'Union seront alors de facto encadrées par le droit commun de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette hypothèse aurait un impact très négatif pour le Royaume-Uni. Se pose donc la question de ce « trou » qui pourra être aménagé de différentes manières en période de transition.
En ce qui concerne un libre accès au marché intérieur de l'Union européenne pour le Royaume-Uni à l'issue de sa sortie, Madame May a déjà répondu par la négative. De son point de vue, « Brexit means Brexit ». Le résultat du referendum l'empêche, en ce sens, de continuer à participer à ce qu'est l'essence même de l'Union européenne alors qu'elle a été rejetée par le peuple britannique. Le marché intérieur est, en effet, indissociable de la libre circulation des personnes. Les décisions relatives au marché intérieur sont, en outre, adoptées par les seules institutions de l'Union européenne, interprétées par sa seule Cour de justice de (CJUE) et en vertu d'un droit qui prime sur le droit national du Royaume-Uni !
Le fait que chaque institution de l'Union ait désigné un négociateur ne me pose pas de problème et ne m'inquiète pas sur la tenue des négociations à venir. La réalité est que les deux premiers des vingt-quatre mois de négociations vont être consacrés à la rédaction de conclusions du Conseil européen qui seront adoptées à l'unanimité et constitueront les lignes majeures des négociations qui suivront. Des directives de négociations plus détaillées seront ensuite données par le Conseil à la Commission avant que cette dernière ne négocie avec la Grande-Bretagne. Il s'agit là de l'organisation juridique du processus, mais l'importance politique évidente de cette négociation conduit à ce que les chefs d'États et de gouvernement du Conseil européen ont déjà affirmé leur volonté de les suivre de très près. Le Parlement européen devra, à l'issue des négociations, approuver à la majorité simple l'accord qui sera pris en vertu de l'article 50 du TUE faute de quoi cet accord ne sera pas adopté.
Sans préjudice du contenu des accords qui seront pris en vertu de l'article 50, tous les membres britanniques des institutions de l'Union vont devoir les quitter. L'accord de l'article 50 pourra, lui, régler le sort des ressortissants des États membres de l'Union européenne installés sur le sol britannique ainsi que celui des ressortissants britanniques présents sur le sol des États membres de l'Union européenne. Il traitera aussi de certaines questions budgétaires. Il est d'ailleurs possible de s'attendre à des négociations assez âpres sur le sujet, notamment en ce qui concerne les fonds structurels, les subventions agricoles, la retraite des fonctionnaires ainsi que les programmes en cours. Les négociations de l'article 50 devront également régler le sort de toutes les procédures en cours qui ont été engagées mais non-terminées. Il sera sans doute prévu que ces procédures suivent leur cours durant une période donnée. On peut ici, par exemple, penser aux mandats d'arrêt, aux infractions aux règles sur la concurrence ou aux infractions concernant les aides d'État.
Il demeure vrai qu'il n'est pas sûr qu'un accord sur la base de cet article 50 soit finalement obtenu. Tout un courant de pensée est d'ailleurs aujourd'hui, à Londres, favorable à ce que le Royaume-Uni ne négocie pas sa sortie avec l'Union. Je pense que cette option est, toutefois, assez peu vraisemblable car cela correspondrait, de la part du Royaume-Uni, à une violation du droit international et de celui du droit communautaire. Cela amènerait, en outre, une confusion et une perte de sécurité juridique énorme pour les États comme pour les opérateurs économiques ou les individus.
Je crois donc, pour l'ensemble de ces raisons, à l'adoption d'un accord, tant par le parlement britannique que par le Parlement européen. La durée de cette adoption diminuera, néanmoins, d'autant la plage du délai de deux ans restant effectivement disponible pour les négociations qui devrait donc in fine se limiter à dix-huit mois.
L'absence d'adoption d'un accord sur la base de l'article 50 révèlerait l'existence d'une crise qui ne serait pas favorable à ce que puisse être adopté un accord commercial dont le Royaume-Uni semble pourtant avoir un grand besoin afin de ne pas voir ses relations commerciales avec l'Union européenne être régies par le droit commun de l'OMC.
Cette situation reviendrait à une application des règles générales du droit de l'OMC qui consistent notamment en l'application de la clause de la nation la plus favorisée et l'application des tarifs douaniers communs pour les exportations vers les autres États, dont ceux de l'Union européenne. Il n'existerait, en outre, plus de passeport financier pour les banques britanniques et le Royaume-Uni perdrait le bénéfice des accords de commerce obtenus par l'Union européenne auprès d'une soixantaine d'États tiers. Cela signifierait également que le Royaume-Uni serait contraint de créer instantanément une politique commerciale et des tarifs douaniers et ainsi négocier avec l'ensemble des États membres de l'OMC puisqu'il perdrait le bénéfice des listes négociées par l'Union européenne à l'OMC. Car, le Royaume-Uni est membre de l'OMC, mais en tant que membre de l'Union européenne ; cette dernière passe, pour l'heure, des accords avec des États tiers en son nom. La sortie du Royaume-Uni de l'Union changera cette situation.
L'hypothèse la plus probable est qu'après l'obtention d'un accord de sortie sur la base de l'article 50 du TUE, le Royaume-Uni cherche l'obtention d'un accord commercial avec l'Union européenne. Réalisant 48% de son commerce avec elle, cet accord devrait être une priorité passant avant l'obtention d'accords avec d'autres États non-membres de l'Union européenne. À terme, un accord de libre-échange ou une union douanière pourrait être visé afin d'échapper aux droits de douane inhérents à l'application des règles de l'OMC dans le cadre de ses relations commerciales avec les États membres. À l'issue d'un délai raisonnable nécessaire à son établissement, un tel accord devrait porter sur une majorité de biens et marchandises et pas sur les échanges de services.
Le délai d'attente afin d'obtenir cet accord sera vraisemblablement de plusieurs années pendant lesquels, faute d'accords en vigueur et n'étant plus membre, le Royaume-Uni se verra appliquer les règles de l'OMC dans ses relations avec l'Union. Ce serait relativement problématique pour le Royaume-Uni car si les tarifs douaniers de l'Union européenne sont, en moyenne, relativement faibles - autour de 3 ou 4 % - ils sont néanmoins ponctuellement élevés sur certains produits. Le tarif appliqué aux pièces de véhicules importées est par exemple de 10 %, alors que la production automobile anglaise est un élément important de l'activité industrielle et économique du Royaume-Uni. Un tel tarif aurait une influence indéniable sur les flux d'échange. Il est donc primordiale pour le Royaume-Uni de demander l'aménagement d'une période de transition.
Or, la presse britannique montre une certaine hostilité à l'idée de période de transition et le secrétaire d'État à la sortie de l'Union européenne David Davis a indiqué qu'un tel aménagement pourrait éventuellement se faire si l'Union européenne y tenait absolument ! Comme l'a finalement indiqué Monsieur Philip Hammond, chancelier de l'échiquier, un tel accord est nécessaire. Il s'agit, pour moi, d'une évidence et le gouvernement britannique le sait.
La question de la nécessité d'une période transitoire ne doit donc pas se poser du point de vue britannique. Se pose, en revanche, la question de savoir quelle doit être la nature de cette période. Deux solutions semblent ici envisageables.
La première serait le souhait, pour le Royaume-Uni, de conserver un accès total et plein au marché unique, au même titre que les États membres. Il s'agit d'une solution qui pourrait être acceptée par l'Union européenne, à la condition qu'au même titre que les États de l'Espace économique européen (EEE), le Royaume-Uni applique toute la réglementation et la législation de l'Union européenne, que ces règles priment sur leur droit national, qu'elles soient interprétées par la CJUE au sein de laquelle le Royaume-Uni ne comptera plus de juge et que les justiciables puissent faire sanctionner les éventuels manquements britanniques. Je ne peux pas présager de l'avis du Royaume-Uni sur une telle condition puisque son caractère transitoire et limité dans le temps pourrait rendre acceptables les sujétions qu'elle impose. Car ils seraient soumis aux règles relatives au marché intérieur sans bénéficier d'un quelconque pouvoir de décision en la matière. Si les « brexiters » pourraient rejeter cette solution pour des raisons politiques, elle serait toutefois d'un grand intérêt pour les opérateurs économiques britanniques, au premier rang desquels les banques.
La préservation d'une union douanière avec l'Union européenne pourrait également constituer une solution transitoire pour le Royaume-Uni. Au sein de cette solution, deux hypothèses se détachent. La première serait une union douanière sur le modèle turque. Cette union douanière évite tout droit de douane sur les biens et marchandises mais ne fait pas bénéficier la Turquie des accords de libre-échange conclus par l'Union européenne. Si l'Union passe un accord commercial avec, comme elle l'a fait, la Corée du Sud, la Turquie sera obligée de respecter cet accord en baissant les tarifs appliqués aux biens coréens importés sans que la Corée ne soit, de son côté, obligée d'appliquer les conditions plus favorables issues de l'accord aux biens que la Turquie exporte sur son territoire.
Dans cette première hypothèse, les britanniques resteraient libres de négocier avec des pays tiers. Ce n'est pas le cas dans le cadre de la deuxième solution possible où, quasiment en territoire douanier commun, les britanniques pourraient conserver le bénéfice des accords passés par l'Union européenne auprès des États tiers. Les britanniques perdraient donc la faculté de fixer leurs tarifs douaniers et de négocier avec ces pays tiers.
Ces accords sont cruciaux et ne relèvent habituellement pas de l'article 50 mais bien des articles 216 et 219 du TUE sur les accords internationaux. J'interprète, en revanche, la phrase de l'article 50 qui dispose que « l'Union négocie et conclut avec cet État un accord [...] en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union » comme pouvant servir de base à de telles mesures si leur objet est d'établir une transition.
S'il est évident qu'une telle période de transition est nécessaire au Royaume-Uni pour ne pas qu'il subisse un choc brutal, il apparaît que le besoin est moindre du point de vue de l'Union européenne. Elle pourrait donc potentiellement s'en servir comme d'un moyen de rétorsion. Mais le refus d'accorder l'accès au marché intérieur, s'il devait être dissocié de la soumission à la juridiction de la CJUE ou de l'acceptation de la libre circulation des personnes, ne relèverait pas de cette logique. Il s'agirait simplement d'appliquer sans discrimination les règles normales qui s'imposent à tous les pays tiers.
L'Union européenne n'est pas obligée d'accorder au Royaume-Uni une période transitoire mais je pense qu'il s'agit néanmoins d'une mesure qui servirait ses intérêts puisqu'elle ne compromettrait pas la bonne entente de l'Union et la Grande-Bretagne à long terme. Il en va de la santé de nos propres industries. Je rappelle, à ce titre, que les ailes des avions civils ou militaires de la société Airbus sont en grande partie fabriquées au Royaume-Uni. L'intérêt d'une solution transitoire semble donc partagé. Son obtention dépendra de l'ambiance des négociations de sortie, notamment sur le plan budgétaire. Cela dépendra aussi de la maîtrise du gouvernement britannique qui est, à l'heure actuelle, fortement divisé, et de la façon dont Madame May arrivera à fédérer derrière cette idée.
S'agissant, maintenant, de la « refondation de l'Union européenne », je pense qu'il est plus exact de parler d'avenir de l'Union européenne.
L'état de l'Union est, il est vrai, très mauvais. Je passe sur la gravité des crises de tout genre qui sont connues, comme la crise économique structurelle, la baisse de compétitivité dans le contexte de la mondialisation, la faible croissance, les délocalisations, un fort taux de chômage dans certains pays de l'Union ou la crise de confiance politique envers les gouvernements et les institutions. L'Union européenne fait souvent office de bouc-émissaire puisque les citoyens se sentent plus proches de leur État que de l'Union. Il faut, à ce titre, reconnaître qu'elle n'est pas parvenue à communiquer correctement sur sa place, sa fonction, ce qu'elle est et où elle va dans ce contexte difficile. À cette situation compliquée s'est encore ajoutée une crise de la sécurité, intérieure avec les problèmes de terrorisme, comme extérieure avec les récents évènements ukrainiens. Les crises de l'euro et de l'immigration ont eu, en outre, de sérieuses conséquences. C'est la première fois, depuis sa fondation, que les pays de l'Union européenne sont aussi divisés. Cette division est si forte qu'elle risque de porter atteinte au coeur même de l'Union, c'est-à-dire à ses valeurs.
Il est souvent dit que ces deux crises relèvent de la compétence de l'Union. Ce n'est pas véritablement le cas de la crise de l'euro car aucune stipulation des traités ne lui donne les moyens de la résoudre. La solidarité financière des États membres est ici, en revanche, en jeu puisqu'il s'agirait de demander aux contribuables des pays créditeurs de payer pour les contribuables des pays débiteurs. Quand bien même ce point serait résolu, il s'agirait également de déterminer à quel organe il reviendrait de prendre les décisions légitimement démocratiques pour fixer les conséquences de cette solidarité sur les budgets des États membres, en dehors de leurs propres parlements nationaux. Car si solidarité budgétaire il y a, ceux qui acceptent de payer ne le feront qu'en échange d'une faculté de contrôle. La crise migratoire est également complexe car elle a vocation à durer du fait, notamment, de la démographie peu dynamique des États membres de l'Union et de l'attrait que représente leur niveau de vie pour des populations plus modestes.
L'élection de Donald Trump nous montre également que les valeurs que nous pensions être communes ne le sont plus forcément. J'ai toutefois plus de confiance envers l'Europe qu'envers les États-Unis, du fait des différences de notre histoire. L'interdiction du port d'arme, de la torture, de la peine de mort, le droit à l'avortement ou au mariage homosexuel, la sécurité sociale pour tous et bien d'autres exemples nous montrent que l'Europe possède des valeurs et une conception de la vie en société qui diffèrent bien de celles des États-Unis. Car, sauf exceptions ponctuelles, ces points font l'unanimité au sein des États de l'Union. On constate, en outre, que le revenu médian aux États-Unis a diminué depuis quinze ans et qu'il en va de même de l'espérance de vie des cols bleus. Un gouffre s'est également créé entre le niveau des classes moyennes et les classes les plus aisées de la société américaine.
Quant à l'opportunité et la faisabilité des options politiques qui s'ouvrent à l'Europe je pense que la plupart des Européens comprennent qu'il est des défis qui, à l'échelle mondiale, ne sont pas réalisable par le plus grand des pays européens s'il est seul. Je pense ici au terrorisme, aux défis du climat, les crises financières, la puissance de négociation commerciale, entre autres. Or, les Européens souffrent, dans leur majorité, de la crise migratoire et du chômage au sujet desquels l'Union a affiché des ambitions sans toutefois parvenir à des résultats probants. Ceci explique la montée, en Europe, des nationalismes est des populismes.
Je ne pense pas, pour autant, qu'une « refondation » de l'Union européenne soit opportune. J'y ai pensé il y a quelques années au sujet de l'euro-zone au plus fort de la crise financière, mais je pense que le contexte a changé. Toute modification du traité de l'Union européenne est, en effet, strictement impossible à court et moyen terme car la très grande majorité des États membres ne souhaitent pas que l'on modifie leurs prérogatives et compétences.
Malgré cela, et compte tenu notamment de notre ignorance de la future politique américaine, nous avons plus que jamais besoin de l'Union européenne. Ses fondations nous permettent aujourd'hui de fonctionner et il est donc possible de faire face sans modifier les traités.
En 2010, je croyais qu'il était possible de faire de la zone-euro un noyau dur au point d'avoir écrit un petit livre où j'expliquais comment je pensais qu'il était possible d'y parvenir. C'est aujourd'hui une illusion à laquelle seule la France croit. En plus de l'absence de réponse à la solidarité budgétaire et à la légitimité démocratique des décisions que j'évoquais, force est de constater que les dix-neuf États de la zone euro représentent un groupe particulièrement hétérogène. Ils n'ont, entre autres, pas les mêmes ambitions européennes, ils n'ont pas le même niveau de dette et leurs économies n'ont pas les mêmes structures. Ils ne disposent pas, en outre, des mêmes politiques fiscales.
Certains pensent que le couple franco-allemand pourrait relancer le dynamisme de l'Union européenne. Je constate que c'est actuellement impossible car nos politiques budgétaires et économiques sont fondamentalement différentes et que tout dialogue sur ce point semble vain. Il est toutefois possible que les élections à venir dans les deux pays permettent des rapprochements sur certains aspects de politiques budgétaire, fiscale, économique, sociale, d'immigration ou de défense.
La création d'un « deuxième cercle » est également présentée comme une option. Je fais ici référence à quelques articles récents qui envisagent que soit donné au Royaume-Uni et à d'autres pays tiers le droit de participer au marché intérieur, au même titres que les États de l'EEE, en leur donnant en plus un droit de regard sur la législation de l'Union, ainsi que des options de dérogation. Ce projet semble inapplicable en fait comme en droit et irait dans la mauvaise direction d'un point de vue politique. L'heure est à la consolidation de l'Union. Il convient de réserver les compétences décisionnelles aux membres de l'Union européenne afin d'en consolider la cohésion et non pas de la diluer.
Le choix du protectionnisme serait une grave erreur pour l'Europe qui, contrairement aux États-Unis, voit l'équivalent de son Produit national brut (PNB) largement reposer sur son commerce extérieur. Même la France qui est un pays beaucoup moins marchand que d'autres États membres comme les Pays-Bas, reste particulièrement dépendant de ce pan de son économie. Il ne faut pas non plus chercher à défendre naïvement et coûte que coûte notre commerce extérieur en laissant à la marge les aspects environnementaux ou sociaux lors de la négociation d'accords commerciaux. Il convient également, à l'échelle nationale, de protéger les perdants de la globalisation en leur redistribuant une partie des richesses que la mondialisation concourt à créer.
La dernière option restant à l'Union européenne est, en mon sens la plus modeste, mais également la plus réaliste. Elle a pour préalable de reconnaître qu'il n'existe aucune tendance favorable à plus d'Europe et que, faute de grande réforme, il convient de naviguer au mieux en l'état actuel des traités afin de prendre des mesures essentielles dans les domaines où il faut agir. Parfaire l'union bancaire au sein de la zone euro compte parmi ces mesures. Il conviendrait également d'introduire l'idée d'un budget européen ou de rendre permanent et indépendant le président de l'Eurogroupe. Les efforts en matière d'immigration devraient également être poursuivis en continuant de contrôler les frontières extérieures et développer l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne (FRONTEX) dont vous recevez le directeur exécutif aujourd'hui.
Il serait aussi nécessaire d'accorder nos politiques commerciales et d'aide économique en direction des États qui sont à la source de l'immigration illégale au sein de l'Union européenne avec l'efficacité de leurs propres mesures de contrôle
On ne peut pas continuer de légiférer sur les sèche-cheveux et les poires de douche alors que la maison brûle ! Il s'agit sans doute de choses nécessaires, mais s'en préoccuper alors que des points essentiels restent en suspens revient, pour l'Union européenne, à prêter le flanc à la critique de ses citoyens.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Nous dénonçons tous cette réalité. N'est-elle pas la conséquence d'une logique de structure ?
M. Jean-Claude Piris. - Je ne le pense pas et tiens ici à rendre hommage au président Juncker et à son vice-président Timmermans qui ont fait décroître très significativement le nombre de législations proposées par la Commission. Il est vrai que l'envergure de la structure administrative de l'Union et de ses nombreuses directions générales conduit potentiellement à un afflux, mais il est également possible de le contrôler. Un « cran d'arrêt » a, en ce sens, été mis en place au niveau du secrétariat général et du cabinet du président. Cette diminution procède de l'application du principe de subsidiarité. Il vous revient aussi à vous, parlements nationaux, de mieux contrôler que vous ne le faites vos exécutifs. Les parlements danois, suédois ou néerlandais mettent, par exemple, en oeuvre un contrôle très poussé de l'action de leurs gouvernements à Bruxelles.
En conclusion, je pense que les mesures décrites dans cette dernière option sont nécessaires, mais pas suffisantes. Deux autres mesures essentiellement symboliques et politiques seraient essentielles pour rétablir la confiance des citoyens en l'Union européenne. Car ce qu'est l'Union et ce qu'elle va devenir reste encore assez flou et opaque, tant sur le plan de ses frontières que de ses pouvoirs. Certaines questions doivent donc recevoir des réponses claires. La première d'entre elles est de savoir si l'Europe a vocation à devenir un État fédéral. La réponse doit être non. Cette hypothèse n'est plus réaliste dans une Europe qui compte vingt-sept membres. La vocation de l'Union doit être de soutenir les États qui en sont membres. Elle doit aussi redonner du contenu à la souveraineté de certains de ces États qui, faute d'être assez puissants, n'ont plus vraiment la possibilité de l'exprimer.
Sur le plan géographique, il convient d'acter la fin d'une période d'élargissement qui s'est faite à la majorité des États membres, parfois poussés par les États-Unis. Les citoyens de l'Union ne connaissent, à l'heure actuelle, même plus les différents États membres et ne disposent, en outre, pas de visibilité sur les élargissements à venir. La promesse d'une adhésion ne doit plus être utilisée comme un argument de politique extérieure. Il en existe d'autres. Car à quoi bon élargir encore si le résultat doit être une perte de cohésion, une perte d'efficacité et une perte de confiance et de compréhension des citoyens ? Ces élargissements seraient préjudiciables aux actuels États membres comme aux nouveaux puisque l'Union ne serait plus assez forte pour les soutenir. Je soutiens l'idée que l'Europe affirme clairement qu'elle restera à 27 dans les 10 ou 15 années à venir.
M. Jean Bizet, président. - Vous êtes donc partisan d'une politique des petits pas et d'un approfondissement plutôt qu'un élargissement de l'Union européenne. C'est un discours qui commence à se répandre, comme le montrent les messages adressés à nos voisins turc et russe. Je pense également qu'il va être nécessaire de réenchanter l'Europe afin qu'elle soit de nouveau aimée de ses citoyens. C'est un immense défi face à la facilité avec laquelle les populismes la décrient. La paix et la prospérité apportées par l'Europe sont complètement oubliées et considérées comme naturelles.
L'European round table qui regroupe une cinquantaine des plus grosses entreprises européennes a récemment souligné la grande urgence à établir un marché unique du digital puisque cet élément est et sera au coeur de l'activité économique du 21ème siècle.
Le budget de l'Union ne comprend pas de fonds propres mais le concept de mobilisation de fonds privés sous caution de fonds publics a priori jamais décaissés est aussi la source d'un formidable effet de levier pour mettre en place un certain nombre de politiques, comme le montre le plan Juncker.
M. Richard Yung. - Vous semblez écarter clairement l'hypothèse d'une sortie sèche du Royaume Uni, sans accord. On sent pourtant que c'est pour le moment la ligne dure qui l'emporte à Londres. Les britanniques souhaiteraient à la fois l'accès au marché unique, le contrôle de la libre circulation des travailleurs et rejettent la juridiction de la CJUE. Il faudrait, tout de même, que soit entendu le fait que la situation d'un État qui s'est retiré de l'Union ne peut pas être meilleure que celle d'un État membre.
Les britanniques ont indiqué vouloir ratifier un accord entre États créant une juridiction ad hoc en matière de propriété industrielle et de brevet européen. Quid de la CJUE qui pourrait, in fine, avoir à connaître de certains des litiges présentés à ce tribunal ?
M. Didier Marie. - Lorsque sont évoquées les futures négociations de sortie de la Grande-Bretagne, les options possibles sont souvent analysées à la lueur des intérêts britanniques. Mais quels seraient les avantages et inconvénients que représenteraient ces différentes options pour l'Union européenne et pour ses États membres ? Car, lors de ces négociations, les intérêts des 27 pourront diverger. La plupart des États membres orientaux n'ont pas, en ce sens, les mêmes attentes que celles de la France, de l'Allemagne voire du Benelux.
Mme Gisèle Jourda. - La théorie des cercles concentriques que vous évoquez envisage la possibilité d'un rapprochement de la France, de l'Italie, de l'Espagne et de l'Allemagne autour des questions de défense à la suite du retrait de la Grande Bretagne. Pourriez-vous apportez un éclaircissement supplémentaire sur ce point ?
Ayant travaillé dans un groupe de la commission des affaires européennes sur le partenariat oriental et ayant été rapporteur au sujet de l'accord avec la Moldavie et chef de file sur l'Ukraine, je tiens à réagir aux propos formulés sur l'arrêt pendant 10 à 15 ans de la politique d'élargissement de l'Union européenne. Ces pays qui ont bénéficié d'un accord avec l'Union européenne et non d'une intégration ressentent une certaine frustration, notamment au regard du sort plus favorable qu'a connu la Pologne. L'intégration représente, pour eux, une réelle espérance. Ils aimeraient, en ce sens, pouvoir compter sur une politique lisible de l'Union en matière d'élargissement.
M. Jean-Claude Piris. - Je confirme que le marché du numérique est une priorité. Il est d'ailleurs perçu comme tel par la Commission Juncker. Le plan Juncker est en outre très positif et il est nécessaire d'en accroître la portée. La recherche est un autre point crucial. Des fonds sont déjà mobilisés à l'échelle de l'Union européenne mais capter des fonds privés supplémentaires ne peut être que bénéfique.
La négociation de la sortie du Royaume-Uni est extraordinairement dissymétrique. Contrairement à la Grande-Bretagne, pour qui l'intérêt de ces accords est majeur, l'Union européenne a peu de chose à y gagner ou à y perdre. Et les dirigeants comme les fonctionnaires du Royaume-Uni le savent très bien ! Ils savent également que cette sortie les mettra dans une situation moins bonne que celle qu'ils connaissent aujourd'hui. Il s'agit d'une évidence. Comme avant toute négociation, des gesticulations ont lieu. Si les Britanniques prétendent vouloir quitter l'Union en continuant à bénéficier des avantages et en se soustrayant aux inconvénients, je ne pense toutefois pas qu'ils croient eux-mêmes à la vraisemblance de leurs propos. Ces arguments sont peut-être aussi mis en avant pour pouvoir ensuite prétendre que l'Union européenne aura voulu « punir » la Grande-Bretagne par l'intermédiaire des conditions fixées par l'accord de sortie. Mais il s'agira, je le redis, d'appliquer simplement au Royaume-Uni ce que nous avons déjà appliqué aux Suisses, aux Norvégiens ou à Monaco.
Je conçois également que des forces plébiscitent une sortie sèche du Royaume-Uni, sans même un accord pris sur la base de l'article 50 du TUE. Mais une telle situation aurait pour conséquence une cacophonie juridique indicible et une série de contentieux contre le Royaume-Uni ! Le Royaume-Uni n'ayant pas respecté ses accords internationaux, il est même envisageable que les États membres pourraient interférer négativement dans les négociations qu'il sera tenu de déclencher à l'OMC ! Madame May est une dame raisonnable qui s'appuie maintenant plus sur Monsieur Hammond que sur Boris Johnson ce qui rend l'hypothèse d'une sortie sèche encore moins vraisemblable.
Le Royaume-Uni montre également par deux gestes récents qu'il s'intéresse à l'avenir post-Brexit. Le premier est la ratification de la convention évoquée sur les brevets. Pour répondre à la question, je ne sais pas comment ce dossier évoluera et s'il nécessitera que soit adopté un accord complémentaire spécial. Le second geste est l'acceptation de ce que le jargon bruxellois nomme la « lisbonnisation » d'Europol qui est désormais fondé sur une décision de l'Union européenne à la suite des modifications introduites par le Traité de Lisbonne.
La Grande-Bretagne a également exprimé à demi-mots son souhait de continuer à travailler avec certaines agences de l'Union européenne qui en compte une trentaine. Deux d'entre elles ont d'ailleurs leur siège au Royaume-Uni qu'il conviendra de déménager. Ces agences sont basées sur le modèle des agences fédérales américaines et effectuent leur activité au bénéfice des États membres. Certains États tiers comme la Norvège participent toutefois aux travaux de ces agences ainsi qu'à leurs programmes de recherche. Il est, à ce titre, possible d'accorder ce droit au Royaume-Uni à l'issue de sa sortie. Une telle participation implique de contribuer au financement de ces agences sans toutefois prendre part à certaines prises de décisions qui ne concernent uniquement que les États membres de l'Union européenne.
L'Union comme la Grande-Bretagne a intérêt à ce que des liens forts soient conservés en matière de sécurité intérieure et extérieure. Le Royaume-Uni possède, il est vrai, une excellente armée ainsi qu'un des meilleurs services d'espionnage et de contre-espionnage en Europe. Si je suis persuadé que ces liens se créeront, je suis également sûr que sa sortie engendrera, dans ce domaine également, une perte pour les britanniques. Car ils ne seront pas présents lorsque le sujet sera abordé par les chefs d'États membres aux Conseils européens. Il en sera de même au conseil des ministres de la défense ou au conseil des ministres des affaires étrangères. Leur absence sera également dommageable au niveau du Comité politique et de sécurité (CoPS), qui est l'équivalent du Comité des représentants permanents (CoRePer) en matière de politique étrangère, où des ambassadeurs permanents se réunissent une à deux fois par semaine. S'il est probable que des accords soient signés, il n'est, par exemple, pas sûr que la Grande-Bretagne conserve l'accès aux bases de données d'Europol qui ne sont, pour l'heure, pas transmises aux pays tiers.
À propos des intérêts de l'Union européenne dans la négociation de sortie, il me semble avoir déjà répondu à la question en évoquant la dissymétrie de cet accord. L'existence de droits de douane entre la Grande-Bretagne et l'Union européenne serait certes dérangeante pour l'Union, mais demeurerait parfaitement soutenable. Le Royaume-Uni a, lui, beaucoup plus à perdre. Ayant rejeté l'EEE, son millier de banques perdront par exemple le passeport bancaire. Si le choc de cette perte ne sera pas aussi violent que certains le pensent, il s'agira tout de même d'un inconvénient sérieux pour la Grande-Bretagne.
En ce qui concerne l'arrêt de l'élargissement de l'Union européenne, je répète qu'il existe d'autres moyens de politique étrangère que de promettre une entrée dans l'Union ! Certains États tiers demandent leur adhésion avec véhémence, parfois soutenus par des États voisins déjà membres, mais je pense sincèrement que l'exemple récent de la Hongrie ou de la Pologne n'est pas bon pour les valeurs de l'Union européenne. Or ces valeurs sont le bien le plus précieux de l'Europe.
Rappelons que l'Union européenne a été une révolution juridique. Pour la première fois en droit international des accords ont vu leur application garantie, sous peine d'une condamnation par une cour de justice pouvant être saisie par un justiciable lésé par un manquement. Les États membres ont ainsi appliqué à eux même le principe même de rule of law ou primauté du droit. Si ce principe est perdu, l'Union européenne le sera également. Il faut donc mettre fin rapidement à la remise en cause qui intervient depuis quelques années des valeurs fondamentales de l'Union européenne. C'est important !
M. Jean Bizet, président. - Merci pour ces explications. Ces propos intéressants nous ont permis de clarifier nos idées. Nous suivrons l'évolution de ce sujet avec attention. Les référendums deviennent de plus en plus délicats. La démocratie est passée au stade de l'ochlocratie et de la domination de l'émotion collective des peuples. Cette porte étant ouverte, les choses deviennent particulièrement difficiles à gérer.
La réunion est close à 9 h 35.
- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 14 h 10.
Audition de M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Nous vous remercions, monsieur le directeur, d'avoir répondu à notre invitation et d'être présent aujourd'hui en direct de Varsovie.
Les missions de Frontex sont plus essentielles aujourd'hui qu'hier, car elles ont été redimensionnées. Je rappelle que Schengen recouvre deux dimensions indissociables, la libre circulation à l'intérieur de l'espace européen et le contrôle de ses frontières à l'extérieur.
Permettez-moi, pour commencer, monsieur le directeur, de vous poser une série de questions, mes collègues en auront certainement beaucoup d'autres.
Comment se passe la mise en place de la nouvelle agence ? Quel bilan provisoire tirez-vous du déploiement du corps de garde-frontières et de garde-côtes ? Les États membres vous semblent-ils jouer le jeu ? L'Agence dispose-t-elle des moyens juridiques et matériels nécessaires à l'exercice de ses missions ? Quelle est votre analyse sur le projet de frontières intelligentes ?
M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le nouveau mandat de Frontex, en tant qu'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, est entré en vigueur le 6 octobre 2016. Pour le moment, la mise en oeuvre du mandat se passe comme prévu. Le pool de réaction rapide des 1 500 garde-frontières et garde-côtes a été mis en oeuvre le 7 décembre, conformément au délai prévu par le règlement. Les États jouent le jeu, ils ont la volonté de remplir leurs obligations, mais il faut dire qu'ils n'ont pas trop eu le choix puisqu'un règlement européen leur imposait un certain nombre de contributions. Nous avons également pu discuter avec eux des profils des garde-frontières et des garde-côtes de sorte que nous disposons dans le pool de suffisamment de marges de manoeuvre.
Je rappelle toutefois que ce pool ne constitue qu'une partie des gardes-frontières et des garde-côtes dont l'Agence a besoin. Avant l'entrée en vigueur du nouveau mandat, environ 4 800 garde-frontières étaient enregistrés dans la base de données des officiers régulièrement déployés lors des opérations de Frontex. Comme je me suis efforcé de l'expliquer à la fois au conseil d'administration de l'Agence, mais aussi la semaine dernière au conseil « Justice et affaires intérieures », les États ne doivent pas considérer que leur contribution, telle qu'elle est prévue dans le règlement, est un solde de tout compte. Les 1 500 garde-frontières et garde-côtes en réserve seront déployés en cas de déclenchement d'une action rapide, mais 1 400 garde-frontières ou garde-côtes assurent, en dehors de toute opération exceptionnelle, le fonctionnement normal de nos autres opérations. Ainsi l'opération Poséidon en Grèce mobilise-t-elle 650 agents, l'opération Triton en Italie 550 agents et les opérations en Bulgarie 200 agents. D'autres opérations aux frontières terrestres, autour des Balkans et dans les aéroports, mobilisent également des garde-frontières ou des garde-côtes. Je pense que les États l'ont compris, mais je m'efforcerai de le leur rappeler, car c'est un peu complexe. Ce point est tout à fait déterminant pour la soutenabilité de nos opérations habituelles.
Dans le cadre de son nouveau mandat, Frontex effectue une étude de vulnérabilité Un pool pour l'éloignement des étrangers en situation irrégulière, les escorteurs, a également été instauré. Enfin, un pool de moniteurs, constitué des autorités indépendantes de chaque État membre, a été créé. En France, cette autorité est le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Cette autorité est évidemment différente dans chaque État membre.
L'étude de vulnérabilité va monter en puissance tout au long de l'année 2017. Nous allons collecter les informations relatives aux équipements et aux personnels dédiés au contrôle des frontières de l'ensemble des États membres de l'Union européenne, sauf le Royaume-Uni et l'Irlande, et des États associés à Schengen. Nous allons également étudier la manière dont ces effectifs et ces équipements sont utilisés, leurs règles d'emploi, ainsi que les coopérations existantes aux frontières entre les différents services nationaux. Une telle collecte d'informations ne peut évidemment se faire qu'en bonne intelligence avec les États.
Sur le fondement de ces informations, nous établirons ensuite ce que nous avons appelé l'Etat de référence, lequel nous permettra de comparer les risques de façon mensuelle. Il s'agit de vérifier s'il existe un écart de sécurité ou un écart dans le contrôle ou la gestion des frontières, si par exemple un État, ou un groupe d'États, se trouve confronté à des risques et à des menaces nouvelles ou de plus en plus disproportionnées par rapport aux moyens qui sont déployés.
Il est évident que 2017 sera une année de rodage. Le dispositif sera probablement amélioré en 2018 et l'étude de vulnérabilité sera enrichie d'autres critères. Alors que nous avons agi dans l'urgence, nous serons capables en 2017, si une situation comme celle de la Grèce en 2015 venait à se reproduire, en Grèce ou ailleurs, de réagir plus tôt et de faire jouer à plein le nouveau mandat de l'Agence. Le directeur de l'Agence pourra préconiser des mesures qui s'imposeront aux États membres concernés. Si ces derniers ne les mettaient pas en place, le directeur de l'Agence pourrait alors porter la question à un niveau politique, comme le prévoit le règlement.
Dans le cadre de notre nouveau mandat, nous avons mis en oeuvre d'autres mesures prioritaires, notamment les retours d'étrangers en situation irrégulière. Nous avons augmenté le nombre de vols retour. Ainsi, 210 vols ont déjà été organisés cette année. Ce sont plus de 10 000 personnes qui ont été éloignées en 2016 par Frontex, contre 3 500 en 2015, soit le triple. Nous avons dépassé nos objectifs pour 2016 alors que l'année n'est pas terminée.
Nous sommes en train de développer de nouveaux outils nous permettant d'être en liaison quasiment en temps réel avec les États afin de pouvoir enregistrer leurs besoins. Nous pouvons ainsi regrouper sur un même vol les étrangers à éloigner vers un même pays, par exemple le Pakistan ou la Serbie, en provenance de différents États membres et être plus réactifs.
Au-delà de ces éléments prioritaires d'un point de vue politique, nous commençons à tirer toutes les conséquences du fait que nous sommes également garde-côtes et que nous devons mettre en place une stratégie de gestion intégrée des frontières extérieures. Nos discussions ont presque totalement abouti avec l'Agence européenne de contrôle des pêches et l'Agence européenne pour la sûreté maritime, avec qui nous allons très prochainement signer un accord de travail.
Nous sommes évidemment en lien très étroit avec trois directions générales de la Commission européenne : la direction générale Migrations et affaires intérieures, la direction générale Mobilité et transports et la direction générale Affaires maritimes et pêche. Nous avons avancé ensemble. Nous avons également organisé un événement au mois de novembre afin de rassembler les différentes autorités qui contribuent aux fonctions de garde-côtes dans les États membres et qui mettent en oeuvre l'action de l'État en mer. Différents services sont impliqués : les services de douane, les services policiers, des services répressifs, autant de services ayant une compétence d'enquête et une compétence judiciaire. Si on fait la somme des acteurs, plusieurs dizaines de services ont des moyens à la mer dans toute l'Union européenne.
À partir du début de l'année 2017, nous allons créer un atelier de travail regroupant des représentants des États membres, de la Commission européenne, et probablement d'autres agences de l'Union européenne, afin de tirer toutes les conséquences du rôle de Frontex en matière de sécurité, en particulier sur la gestion intégrée des frontières extérieures. Pour la première fois, notre mandat prévoit explicitement la lutte contre la criminalité organisée, y compris la prévention du terrorisme aux frontières extérieures. Nous travaillons en coopération avec les services douaniers à l'échelon européen, mais aussi avec les autorités nationales. Nous sommes donc en train de renforcer la coopération.
Notre nouveau mandat prévoit également la collecte des données personnelles lors des auditions de migrants. Le projet pilote mis en oeuvre en février 2016 à Catane dans le cadre de l'opération Triton a donné des résultats très positifs et a contribué à l'arrestation d'une cinquantaine de trafiquants. Notre nouveau mandat va nous permettre d'étendre la collecte des données individuelles à toutes les matières figurant aujourd'hui dans le mandat de l'agence. Concrètement, nous coopérons avec Europol dans le cadre des opérations conjointes, comme Poséidon en Grèce ou Triton en Italie. Lorsque, à l'issue des premiers contrôles que nous effectuons, nous soupçonnons des personnes de se livrer à des activités terroristes ou criminelles graves, nous les transférons à Europol, qui procède alors à des contrôles de sécurité renforcés dans des bases de données policières ou de renseignement spécialisées.
Les données ainsi collectées sont ensuite utilisées par Europol pour alimenter des enquêtes policières et judiciaires à l'échelle de l'Union européenne. En parallèle, nous alimentons les services de police et les services d'enquête de l'État hôte. Ainsi, nous transmettons les données personnelles que nous collectons en Italie à la fois à Europol et aux autorités de police désignées par l'Italie. Nous allons progressivement intensifier ces pratiques.
Vous m'avez également interrogé sur les ressources et les moyens financiers, juridiques et matériels de l'Agence.
Le budget de l'Agence est correctement calibré pour le moment. Cela étant dit, nous allons devoir faire un effort très important en termes de recrutement, une augmentation des effectifs de l'Agence d'environ 50 % étant prévue dans les douze prochains mois. Le marché pour le recrutement de ces personnels étant assez étroit, nous allons renforcer l'information en direction des États membres et des publics susceptibles de candidater à des postes à Frontex. La Commission européenne relaiera également les offres d'emplois dans les représentations de la Commission partout dans les États membres.
Le coefficient correcteur appliqué en Pologne est une difficulté. Un agent de l'Union européenne en poste en Pologne gagne 66 % de ce qu'il gagnerait à Bruxelles alors qu'un agent en poste à La Haye, à Europol, gagne 108 % de ce qu'il percevrait à Bruxelles : le différentiel est extrêmement défavorable à Frontex et ne permet pas d'attirer de nouveaux personnels. Aujourd'hui, les candidats à certains postes sont à 90 % polonais. Ce n'est pas dans l'intérêt des États membres, car cela ne permet pas des recrutements de candidats de nationalités diverses. C'est préoccupant.
Je m'en suis ouvert auprès de la Commission européenne et du Conseil « Justice et affaires intérieures » la semaine dernière. J'ai l'intention de m'en ouvrir également au Parlement européen pour voir ce que l'on pourrait faire, au moins pendant la période de recrutement intense de l'Agence, pour attirer des candidats d'autres nationalités.
Sachez ainsi que Frontex emploie aujourd'hui quinze Français, alors que la France compte 65 millions d'habitants en Europe, quinze Allemands, alors que l'Allemagne compte 80 millions d'habitants en Europe, et sept Lituaniens, alors que la Lituanie ne compte que 1,5 million d'habitants en Europe ! Il y a à peine deux fois plus d'employés français que lituaniens dans l'Agence alors qu'il y a soixante fois plus d'habitants en France. Il va falloir traiter ce problème, qui ne fait que s'aggraver.
Globalement, le nouveau mandat, tel qu'il a été voté par le co-législateur européen, est très favorable à l'Agence en termes de moyens juridiques. Il nous permet de grandes avancées, notamment en ce qui concerne la collecte des données personnelles, la sécurité et la gouvernance opérationnelle des frontières. Alors que l'Agence était une sorte de prestataire de services agissant uniquement là où les États commandaient une opération, elle joue désormais un rôle dans la gouvernance et le bon fonctionnement des frontières extérieures de l'espace Schengen. C'est ambitieux et cela va dans le bon sens.
Au cours de l'année 2017, nous déploierons des officiers de liaison auprès des États membres. Ils joueront un rôle de facilitateur et auront une connexion quotidienne avec un représentant de l'Agence dans chaque État membre. Ces officiers seront tout d'abord déployés dans des États situés en première ligne : la Grèce, l'Italie, peut-être l'Espagne et la Bulgarie. Le moment venu, un officier sera évidemment déployé en France.
Nous déploierons également des officiers de liaison hors de l'Union européenne. J'ai proposé au conseil d'administration de l'Agence, qui l'a accepté, de déployer un officier de liaison au Niger, à Niamey, au cours du printemps 2017. Il agira en étroite coopération avec les opérations de coopération civilo-militaires de l'Union européenne. Il travaillera évidemment avec les autres officiers de liaison ou les ambassades des États membres de l'Union européenne ayant des intérêts là-bas. Je pense que Frontex sera appelé à beaucoup travailler avec la France et l'Espagne, entre autres, dans toute la bande sahélienne et en Afrique de l'Ouest.
Le conseil d'administration a également validé ma proposition de déployer un officier de liaison dans les Balkans, à Belgrade. Nous en déploierons ensuite en Afrique du Nord, en Afrique de l'Ouest, dans la Corne de l'Afrique, ainsi que dans les pays de la Route de la Soie, du nom d'un projet européen, soit concrètement des pays comme l'Afghanistan, le Bangladesh et le Pakistan.
Telles sont les opérations de coopération internationale que l'Agence met en oeuvre dans le cadre de son nouveau mandat.
M. Xavier Pintat. - Quels principaux défis et risques identifiez-vous quant à la mise en oeuvre du nouveau règlement ? Si les arrivées en Méditerranée orientale sont maîtrisées par rapport à l'année dernière, elles se poursuivent en Méditerranée centrale, notamment à partir de la Libye ou de l'Égypte. Quelles actions envisagez-vous de mener avec les pays tiers pour y remédier ?
Le règlement du 14 septembre vous donne-t-il accès au Système d'information Schengen II (SIS II) ? À défaut, une amélioration est-elle envisagée ? Que vont devenir les accords de travail de Frontex avec les pays tiers ?
M. Fabrice Leggeri. - Frontex doit absorber ses nouvelles compétences et recruter les bons profils. Au-delà de l'équilibre des nationalités, nous devons former les agents que nous recrutons. Ainsi, nous avons recruté un ancien attaché de police d'un État européen comme officier de liaison en Turquie. Nous devons le former pour lui donner les casquettes Frontex et Union européenne. Cela prend du temps. Et la procédure de recrutement de l'Union européenne est particulièrement longue, rigoureuse et formaliste, pour éviter tout contentieux. C'est une urgence politique majeure : Bruxelles nous demande sans cesse d'aller plus vite, mais nous devons recruter et former. Un officier de liaison de Frontex envoyé en Allemagne ou en Italie doit savoir parler de Frontex en général ; il n'est pas un expert des données sur la traite des êtres humains, mais doit savoir évoquer le SIS, avoir du tact et de la diplomatie ainsi que du bon sens - y compris politiquement. Ces personnes ne se trouvent pas si facilement, et nous n'en avons pas au sein de l'Agence, qui a été créée il y a dix ans comme une agence technique.
Autre défi, nous devons nous assurer que le pool de réaction rapide sera pris au sérieux par tous les États membres. Nous pourrions réaliser un stress test, à l'instar des simulations bancaires : que faire si les créditeurs demandent en même temps le remboursement de leurs avoirs ? Nous pourrions demander la mise à disposition de 50 % du pool de réaction rapide dans les 5 jours, et de 100 % dans les 15 jours... Il ne faut pas pour autant traumatiser les États membres, mais être raisonnablement prêts, pour être plus forts collectivement. Nous devons avoir conscience d'une responsabilité partagée : tel est le sens du règlement du 14 septembre 2016. La compétence relève à la fois de l'Union et des États membres.
Les garde-frontières et les garde-côtes européens sont un réseau rassemblant tous les services nationaux et notre agence. Les États membres doivent s'approprier ce dispositif.
Les flux et les tendances à l'immigration irrégulière en Méditerranée orientale sont à un niveau extrêmement faible : moins de 100 migrants par jour dans les îles grecques actuellement, contre 2 500 avant l'accord entre l'Union européenne et la Turquie. La coopération avec la Turquie est cruciale pour l'Europe.
La Méditerranée centrale constitue la route migratoire numéro un, avec une augmentation de 20 % des migrants, en chiffres absolus, par rapport à l'année dernière. L'Italie revient en première ligne, avec des arrivées à 90 % en provenance de Libye, 10 % en provenance d'Égypte - mais cette dernière part augmente. Nous avons envoyé une mission en Égypte pour négocier un accord de coopération entre Frontex et ce pays, dans la lignée du déplacement du commissaire Dimitris Avramopoulos. La situation politique et sécuritaire libyenne n'autorise pas la même démarche. Nous avons maintenu des contacts avec nos interlocuteurs, et sommes en train de former des garde-côtes libyens. C'est notre travail, mais nous ne pouvons vérifier leur profil sécuritaire - d'autres États membres nous ont rassurés sur ce point. C'est une mission de moyen et long terme. Frontex négocie de nouveau avec la mission de l'Union européenne d'assistance aux frontières (EUBAM) en Libye - dont le mandat devrait être renouvelé en février - un plan de travail avec les futures autorités libyennes sur le contrôle aux frontières. Notre officier de liaison à Niamey se rendra régulièrement à Agadès. Nous développerons des actions dans la bande subsaharienne pour éviter que les flux migratoires atteignent le territoire libyen - là où ils sont difficiles à arrêter.
Les sénateurs français ont bonne mémoire : Frontex n'a pas accès, en tant que tel, au SIS II. Le nouveau règlement ne l'autorise pas, mais la Commission européenne travaille sur d'autres règlements pour développer une interopérabilité entre le SIS, le Système d'information des visas (VIS), le futur système entrées-sorties, et bientôt le système Etias (European Union Travel Information and Autorisation System), inspiré du système américain ESTA (Electronic System for Travel Authorization), qui concernera les ressortissants des pays tiers, non soumis à visa.
Un travail étroit est mené avec l'Agence européenne Eu-Lisa, qui gère techniquement le SIS. Nous tentons d'avoir accès au SIS II par le biais de nouveaux outils. À terme, notre agence bénéficiera des outils juridiques nécessaires, même si le combat n'est jamais gagné : certains craignent que Frontex ait accès à des bases de données personnelles ou que se développe un embryon de police fédérale européenne. Ce sujet progresse raisonnablement et positivement, mais nous devons être vigilants.
Les accords de travail de coopération internationale restent valables, et nous pourrons en conclure de nouveaux. Désormais, Frontex peut organiser des opérations en dehors de l'Union européenne, ce qui n'était pas possible à l'automne 2015 dans les Balkans. Maintenant, le pays tiers doit être consentant, la Commission européenne doit négocier un statut des forces sur le modèle de la Convention sur le statut des forces (SOFA) de l'OTAN, et un État membre de l'Union européenne, voisin de ce pays tiers, doit valider le plan opérationnel. Ainsi, une opération de Frontex en Serbie ou dans l'Ancienne république yougoslave de Macédoine serait possible grâce à une concertation avec la Grèce, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie, afin qu'un ou plusieurs de ces États valident le plan opérationnel. C'est le progrès le plus spectaculaire, qui verra probablement le jour dans les Balkans. Nous menons aussi des discussions fructueuses avec l'Espagne pour des opérations en Mauritanie et au Sénégal.
M. André Gattolin. - Félicitations pour vos réponses claires et précises. Il est important que les institutions européennes disposent ainsi de personnes compétentes et sachant communiquer.
Tant le droit de la mer que les zones économiques exclusives (ZEE) déterminent des frontières maritimes. La politique de la pêche est intégrée ; les frontières maritimes le seront-elles davantage ? Ce serait logique.
On parle de « frontières intelligentes », mais encore faut-il définir les frontières maritimes : le trait de côte, la zone économique exclusive, le droit de la mer obligeant à porter assistance aux personnes en danger les déterminent, dans une grande complexité. Vous devez dresser des cartographies minutieuses de ces différents niveaux de frontières ! Je suppose que c'est un work in progress...
À Rome, une délégation de la commission des affaires européennes a rencontré, sous la présidence de M. Bizet, des responsables politiques italiens et des Nations unies sur la situation dramatique des réfugiés en Italie. Si les flux de migrants se sont taris en Méditerranée orientale, ils ont explosé en Méditerranée centrale, atteignant un niveau supérieur au record de 2014. Nous sommes inquiets : l'Italie assure à elle seule 60 % des sauvetages en mer, les organisations non gouvernementales (ONG) 25 %, et Frontex seulement 15 %. Or sur 180 000 migrants arrivés en 2016, plus de 100 000 demandent l'asile en Italie, avec un coût important. Quel est le degré de solidarité général de l'Union européenne ? Cela pose aussi une question de sécurité, au regard de la crise politique grave et de la montée des populismes, ainsi que des soucis économiques et financiers en Italie. Il y a un risque profond de grande déstabilisation, voire de sortie de l'Union de ce pays essentiel à l'Europe.
Mme Fabienne Keller. - Monsieur le directeur, je propose que vous interveniez sur nos télévisions nationales, car vous parlez clairement et vous nous rassurez sur la gestion des frontières européennes. C'est sûrement parce que vous êtes alsacien...
Comment travaillez-vous avec le Service européen pour l'action extérieure (SEAE) ? En dépendez-vous hiérarchiquement ou avez-vous des relations de coopération ? Un officier de liaison a à la fois un rôle diplomatique et de gestion des flux...
Nous nous réjouissons de la création de garde-côtes et de garde-frontières européens, grâce au déblocage du Parlement européen. Comment travaillez-vous avec la police de l'air aux frontières de chaque État membre ?
Comment percevez-vous l'évolution des relations avec la Turquie ? Risque-t-on des flux migratoires importants de personnes rassemblées actuellement dans des camps turcs ?
M. Fabrice Leggeri. - Merci de la confiance que vous accordez à Frontex. Les frontières maritimes sont soumises à des subtilités juridiques, associant le droit souverain dans les eaux territoriales qui accorde cependant un droit de passage inoffensif, les ZEE, les eaux internationales... Nous allons vers une plus grande intégration - ou plutôt une plus grande coopération - pour utiliser les moyens à bon escient. Nous travaillons avec l'Agence européenne de contrôle des pêches et l'Agence européenne de sécurité maritime. Nous avons identifié la fonction de garde-côtes. En France, ce sont des militaires agissant pour l'État, mais qui obéissent aux instructions de différents ministères selon les sujets - pêche illégale, migrants, trafic de cocaïne ou pollution en mer... Cette logique s'applique aux services des différentes agences européennes : nous n'allons pas remplacer un État membre, mais nous apportons une plus-value en soutenant les États membres en ayant le plus besoin, grâce à des équipages interopérables. Ainsi, des inspecteurs des pêches sont présents sur les navires Frontex, dans le cadre de l'opération Triton. Ils transmettent leurs constatations tant à l'État membre qu'à l'Agence européenne de contrôle des pêches. Nous souhaitons développer ce modèle.
Comment articuler le droit de la mer et le devoir de sauver en mer, alors que nous connaissons une situation paradoxale ? Plus il y a de bateaux déployés par l'Union européenne, via Frontex, les missions militaires ou les ONG, plus il y a de morts en Méditerranée. Juridiquement, le devoir d'humanité et le droit de la mer sur le sauvetage des personnes en situation de risque en mer s'appliquent sans aucun doute. Mais dès que nous sauvons quelqu'un, devons-nous le conduire en Europe ou le renvoyer dans le pays d'origine ? En 2012, l'arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme a condamné l'Italie qui avait débarqué de nouveau des migrants en Libye - ce n'était ni sous le régime de Kadhafi, ni dans le contexte de chaos actuel.
Le règlement 656 du 15 mai 2014 de l'Union européenne oblige à évaluer individuellement chaque cas, pour savoir si la personne peut être débarquée dans un pays non membre de l'Union européenne - sous réserve qu'il soit sûr. Il peut s'appliquer à des opérations dans le détroit de Gibraltar envers le Maroc ou en mer Égée envers la Turquie. Nous pouvons être appelés par les autorités turques pour les aider à secourir 150 personnes dans leurs eaux territoriales. Le droit de la mer nous permet de le faire, mais, selon le règlement européen, comme c'est un bateau de Frontex, nous devons débarquer les personnes en Grèce. Notre système juridique diffère de celui des États-Unis. Il est assez paradoxal.
M. Jean Bizet, président. - Lors du colloque organisé au Sénat par notre collègue François-Noël Buffet sur « L'Europe face aux défis de la crise migratoire », où vous étiez intervenu, le contre-amiral Humeau avait déclaré que, tant que nous ne classifierions pas ces naufragés comme des migrants et non comme des naufragés, nous ne pourrions résoudre ce problème. Pouvons-nous faire évoluer cette situation ?
M. Fabrice Leggeri. - La situation n'a jamais été aussi paradoxale en Méditerranée centrale. Les garde-côtes italiens sont fiers de tous ces sauvetages. En 2016, Frontex a secouru 50 000 personnes sur 173 000, nous sommes donc plus proches des 30 % de sauvetages. Nos collègues italiens doivent aussi négocier leurs dotations avec le ministère des finances, et donner ces chiffres fait partie de leur tactique...
M. André Gattolin. - Ils ne sont pas dans une situation facile...
M. Fabrice Leggeri. - Effectivement. Il faudrait développer dans les pays du sud de la Méditerranée des services de secours en mer. Actuellement, Frontex intervient dans leurs eaux territoriales, et l'Union européenne se substitue à ces États. La situation est paradoxale, avec une évolution du modus operandi des groupes criminels libyens : désormais, aucun bateau quittant les côtes libyennes ne peut atteindre l'Italie : le carburant, l'eau ou la nourriture ne suffisent qu'à sortir des eaux territoriales libyennes pour se faire recueillir par les bateaux de Frontex, des États membres ou des ONG... Plus il y a de bateaux de secours, plus il y a de morts...
Le système d'entrées et de sorties de l'Union européenne, pour des smart borders - ou frontières intelligentes - a pour objectif d'enregistrer tous les étrangers entrant ou sortant de l'espace Schengen. À quoi cela sert-il ? En 2013, les premières propositions de la Commission européenne avaient pour objectif de contrôler les flux migratoires, mais sans partage des informations ni interconnexion. Depuis, la situation a évolué : les ressortissants de l'Union européenne peuvent aussi présenter des risques pour notre sécurité. C'est un outil nécessaire, moderne, qui n'est pas extravagant par rapport à ce que font d'autres pays. Ainsi, les États-Unis enregistrent les entrées, et se battent pour mettre en place un contrôle des sorties. Une loi l'impose depuis douze ans, ils devront l'appliquer plus rapidement. Or notre espace de circulation européen est de taille comparable... Comme touriste au Japon, j'ai dû donner mes empreintes digitales. Mon entrée et ma sortie ont été enregistrées. Ces données ne doivent pas se limiter à un contrôle statistique, mais aussi servir aux enquêtes des services de police. Il faudrait aussi une meilleure interopérabilité des fichiers, pour davantage d'ordre dans la protection des données personnelles : avoir des données personnelles disséminées dans cinq pays n'offre pas plus de garanties que leur rassemblement dans un seul système, au contraire... Le dispositif Etias devrait faire converger les systèmes.
Nous n'avons aucun lien hiérarchique avec le Service européen pour l'action extérieure. Notre agence est présidée par un conseil d'administration composé de représentants de tous les États membres et de la Commission européenne. Elle est indépendante, car elle ne reçoit pas directement de directives de ces États ou de la Commission, même si la Commission est gardienne des traités, si l'Agence est soumise au contrôle de la Cour des comptes européenne et à un contrôle accru du Parlement européen. Le directeur de Frontex rend compte à son conseil d'administration et au Parlement européen. Il dialogue aussi avec le Conseil de l'Union européenne.
Nous avons des accords de coopération avec l'Union européenne : nos officiers de liaison travaillent dans les ambassades de l'Union européenne. Ainsi, notre officier de liaison à Ankara a un statut diplomatique et rang de premier conseiller. Il rend compte à son chef de délégation, l'ambassadeur, ainsi qu'à Frontex pour toutes les questions opérationnelles, de la même manière qu'un attaché de police dans une ambassade française rend compte à l'ambassadeur et à son ministère de rattachement.
Nous suivons la ligne de politique internationale de l'Union européenne. Pour conclure des accords de travail avec nos partenaires en dehors de l'Union, nous devons consulter la Commission et le Parlement européen, et obtenir l'accord de notre conseil d'administration. Ce sont des mécanismes de sécurisation de notre politique internationale.
Avec les polices des différents États membres, les opérations conjointes de nos garde-côtes ou garde-frontières dans le cadre de Poséidon en Grèce ou Triton en Italie sont tactiquement sous commandement national. Stratégiquement, le plan opérationnel est signé par le directeur exécutif de Frontex, qui doit s'assurer de l'accord de l'État hôte de l'opération. Nous travaillons avec des officiers mis à disposition par les États membres pour une durée de quatre à six semaines ; nous les insérons dans les équipes en respectant la répartition des compétences. Ainsi, les garde-frontières et garde-côtes mis à disposition de Frontex sont placés auprès du ministère de l'intérieur italien. Cela n'interfère pas dans l'organisation nationale, même si nous devons parfois nous adapter à des particularités comme la coexistence d'une Guardia Civil et d'une police nationale en Espagne... Et si parfois des policiers de Frontex sont déployés à Roissy, ils sont placés auprès de la police aux frontières, qui est compétente. Nous pourrions travailler avec la gendarmerie nationale si les autorités nationales en décidaient ainsi.
Depuis la déclaration conjointe de mars 2016 avec la Turquie, le nombre de franchissements irréguliers de la frontière turco-grecque a diminué de 97 % - une baisse spectaculaire ! Frontex a un rôle dans la réadmission des migrants dans les îles grecques vers la Turquie. Actuellement, seuls 850 migrants irréguliers ont été renvoyés en Turquie, en raison de l'engorgement du système d'asile grec ; la Turquie serait prête à en recevoir davantage. Mais depuis cette déclaration de mars, tous les migrants demandent l'asile en arrivant en Grèce ; la Grèce ne peut prendre des mesures d'éloignement qu'une fois tous les recours administratifs et juridictionnels épuisés. Frontex a des accords de réadmission avec la Turquie, nos homologues turcs ne nous ont jamais fait défaut. Dans le cadre de l'accord de travail avec la Turquie, nous analysons les risques avec les différents services de garde-côtes et la police aux frontières, ainsi qu'avec le ministère des affaires étrangères ou les services consulaires. Ce sont des partenaires très professionnels et fiables au sein d'une coopération opérationnelle.
Selon certaines informations, des mouvements de migrants internes à la Turquie se rapprochaient ces derniers jours de la côte turque. Par le biais de notre officier de liaison, nous nous sommes enquis de ce qu'il se passait, nous avons échangé des informations avec nos interlocuteurs en Turquie. À en croire le résultat, en tout cas pour le moment, les Turcs ont été efficaces dans le contrôle de leurs frontières en termes de sorties. Pour l'Agence, il est donc important de coopérer avec la Turquie et cela se passe bien au quotidien. Pour le reste, il y a des questions politiques qui m'échappent en tant que directeur de l'Agence.
M. Jean Bizet, président. - Permettez-moi de vous poser une dernière question : avez-vous maintenant une connaissance un peu affinée des réseaux de passeurs ?
M. Fabrice Leggeri.- Il est un peu compliqué de connaître les réseaux de passeurs lorsque les trafiquants se trouvent en dehors de l'Union européenne. Ce que nous savons, c'est que des villes comme Istanbul, mais aussi Izmir et Bodrum en Turquie, étaient des plaques tournantes, mais c'est un peu moins vrai aujourd'hui compte tenu de la diminution drastique des flux de migrants. Les profils des passeurs et des trafiquants sont assez variables.
En Libye, en revanche, les réseaux sont visiblement très organisés. Les donneurs d'ordres ne sont pas ceux que rencontrent les migrants. Il arrive que des passeurs soient présents sur les bateaux arrivant en Italie et qu'ils soient débarqués et identifiés comme passeurs, mais ce ne sont pas les gros bonnets. Il s'agit plutôt de migrants irréguliers ayant rendu service pour obtenir gratuitement le passage. Un peu plus habiles que les autres, ils sont capables d'apprendre à manoeuvrer un bateau, d'utiliser un téléphone satellitaire et se voient dans le rôle de chef de bord d'une barcasse de migrants. Les grands décideurs, eux, ne se risquent pas à être présents sur les bateaux.
Mme Gisèle Jourda. - Monsieur le directeur, quelle est la situation des mineurs non accompagnés ?
M. Fabrice Leggeri. - La situation des mineurs non accompagnés est préoccupante à l'échelle de l'Union européenne. Des milliers de migrants mineurs, même s'il y a parfois une hésitation sur l'âge, sont arrivés en Europe au cours de l'année 2015 par des voies irrégulières.
Nous avons développé une formation pour les garde-frontières et les garde-côtes confrontés à ce problème. Les autorités nationales qui gèrent les hotspots en Grèce et en Italie sont vigilantes et fortement mobilisées sur cette question. Nous nous assurons que les personnes mineures et, de façon plus générale, les personnes vulnérables sont traitées correctement et protégées, mais leur situation reste préoccupante. Ces mineurs sont victimes de toutes sortes de trafics d'exploitation, y compris sexuelle. Cela fait partie des côtés sombres de la crise migratoire de 2015 et, malheureusement, cela continue.
M. André Gattolin. - Nous vous remercions, monsieur le directeur, et nous vous souhaitons bonne chance pour l'accomplissement de toutes vos missions. La commission des affaires européennes du Sénat est à vos côtés.
M. Fabrice Leggeri. - Merci.
La réunion est close à 15 h 20.