- Mardi 14 février 2017
- Article 13 de la Constitution - Audition de M. Jean-Pierre Bayle, candidat proposé par le Président de la République pour occuper les fonctions de Président de la commission du secret de la défense nationale
- Vote sur la proposition de nomination par le Président de la République aux fonctions de Président de la commission du secret de la défense nationale
- Question diverse
- Dépouillement du vote simultanément avec la commission de la défense de l'Assemblée nationale
- Mercredi 15 février 2017
- Projet de loi autorisant l'adhésion de la France au deuxième protocole relatif à la convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé - Examen du rapport et du texte de la commission
- Contrat d'objectifs et de moyens 2017-2019 de l'Institut français - Communication et examen du projet d'avis de la commission
- Question diverse
- Audition conjointe sur la Russie de M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) et de Mme Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie-CEI de l'IFRI
- Audition de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur le Brexit et la refondation de l'Union européenne
Mardi 14 février 2017
- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -La réunion est ouverte à 15 h 35
Article 13 de la Constitution - Audition de M. Jean-Pierre Bayle, candidat proposé par le Président de la République pour occuper les fonctions de Président de la commission du secret de la défense nationale
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes heureux d'accueillir M. Jean-Pierre Bayle. En application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, nous procédons à son audition en tant que candidat aux fonctions de président de la commission du secret de la défense nationale (CSDN), cette nomination par décret en Conseil des ministres ne pouvant intervenir qu'après l'audition du candidat devant les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat, audition qui doit être suivie d'un vote. Les modalités de cette audition et du vote ont été précisées par la loi organique et la loi ordinaire du 23 juillet 2010.
L'audition est publique et nous l'avons également ouverte à la presse. Elle fait l'objet d'un enregistrement et d'une diffusion audiovisuels. À l'issue de cette audition, je raccompagnerai M. Jean-Pierre Bayle et demanderai aux personnes extérieures de bien vouloir quitter la salle afin que nous puissions procéder au vote qui se déroulera à bulletins secrets, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. La retransmission de la réunion sera également interrompue.
En application de l'article 3 de la loi du 23 juillet 2010, il ne peut y avoir de délégation de vote ; en application de l'article 6, qui modifie l'article 5 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, le dépouillement doit être effectué simultanément à l'Assemblée nationale et au Sénat. L'assemblée nationale procédant juste après nous à cette audition, nous attendrons pour procéder au dépouillement ; celui-ci pourra avoir lieu en fin d'après-midi à l'issue de la séance des questions d'actualité au Gouvernement.
Je vous rappelle enfin que l'article 13 de la Constitution dispose que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.
Le secret de la défense nationale est un sujet majeur. Nous en avons longuement débattu, et parfois vigoureusement, lors de l'examen des textes relatifs au renseignement... Ce sont des questions qui intéressent tous les membres de cette commission - compétente également en matière de défense - et ceux de la délégation parlementaire au renseignement.
Je cède à présent la parole à M. Jean-Pierre Bayle, qui répondra aux questions de nos collègues après s'être présenté.
M. Jean-Pierre Bayle, candidat proposé par le Président de la République pour occuper les fonctions de Président de la commission du secret de la défense nationale. - Ce n'est pas sans une certaine émotion que je parle devant vous car je retrouve des visages que j'ai connus il y a déjà quelques années.
Tout d'abord, quelques considérations sur le secret défense et sur le rôle de la commission du secret de la défense nationale.
Le régime de protection du secret de la défense nationale est mis en oeuvre par le pouvoir exécutif, seul habilité en la matière à prendre les décisions concernant son périmètre et sa consistance. Ce régime, dérogatoire à certaines de nos traditions juridiques et administratives, se heurte, dans son principe même, à deux exigences qui marquent de plus en plus notre espace public et qui n'ont cessé de s'affirmer au cours des dernières décennies : la transparence et le contrôle. Or par définition, le régime du secret est l'antithèse de la transparence. De fait, avant 1998, si la déclassification d'informations en vue de leur transmission à la justice était théoriquement possible, elle ne se produisait jamais...
Dans les années 1980 et 1990, plusieurs « affaires » avaient montré que le régime du secret de la défense nationale était utilisé à d'autres fins que la protection de la sécurité nationale. On entendait évoquer la raison d'État. À partir de là existait le risque que les excès ou les abus ne finissent par emporter le dispositif même dont on abusait.
Il fallait donc prévenir ce risque.
C'est ce qu'a fait le législateur, sur la proposition du Gouvernement, en imaginant de manière parfaitement consensuelle, une construction subtile et raisonnable, qui a donné lieu à la loi du 8 juillet 1998 créant la commission consultative du secret de la défense nationale. La loi de 1998 a défini une procédure, accessible aux seules juridictions françaises, permettant à celles-ci d'obtenir la communication après déclassification d'informations antérieurement protégées, communication qui interviendrait dans la mesure où ces informations pouvaient être utiles à leurs investigations et où leur déclassification présenterait un inconvénient moindre que celui de laisser la justice dans l'ignorance d'éléments utiles à l'exercice de ses missions.
Mais il ne s'agissait pas pour autant de mettre exactement sur le même plan les exigences du fonctionnement de la justice et celles de la préservation des intérêts fondamentaux de la Nation. Il est clair que si, concrètement, une opposition frontale devait apparaître entre les unes et les autres, la nécessité de la préservation de la sécurité nationale devait l'emporter.
L'innovation a consisté à ne pas laisser le pouvoir exécutif seul face aux demandes des juridictions. Entre les deux a donc été instituée la commission consultative du secret de la défense nationale investie de la responsabilité d'agir comme témoin du fait que, si des informations devaient être protégées et rester protégées, c'était bien en vertu de nécessités vérifiées et objectives de préservation des intérêts nationaux. À cette commission, instituée comme autorité administrative indépendante (AAI), devait être attachée une autorité morale reconnue et respectée, condition essentielle de l'efficacité globale d'un dispositif conçu comme répondant au besoin d'organiser un contrôle externe du maniement par le pouvoir exécutif du régime de protection du secret de la défense nationale. Le statut de la commission, les conditions de sélection et de nomination de ses cinq membres (trois magistrats et deux parlementaires) offraient les garanties nécessaires à cet égard.
L'expérience des 17 années de fonctionnement de la commission a répondu aux attentes que le législateur avait fondées dans sa création : plusieurs preuves en attestent. L'insertion de la commission depuis 2009 dans le cadre de la loi de programmation militaire dans le régime des perquisitions faites dans des lieux où sont conservés les supports et informations protégées n'aurait sinon pas pu intervenir. De même, l'extension en 2015 au Parlement, là aussi dans le cadre de la loi de programmation militaire, de la procédure instituée en 1998 pour les seules juridictions n'aurait pas été concevable sans cela. Pas plus qu'il n'aurait été possible de maintenir la CCSDN, perdant son caractère consultatif, dans l'ensemble des AAI tel qu'arrêté par la loi du 20 janvier dernier.
Il faut enfin rappeler que le Conseil constitutionnel a statué par une décision du 10 novembre 2011, sur la conformité à la Constitution de l'ensemble du régime législatif du secret de la défense nationale, et a conclu à cette conformité en mettant au premier plan l'existence, le statut et la mission de la CCSDN, lesquels permettent d'établir l'indispensable conciliation entre l'objectif constitutionnel de protection des intérêts fondamentaux de la Nation et l'objectif, de même valeur constitutionnelle, d'exercice des missions fondamentales de la justice.
Là où une défiance assez forte existait, une plus grande confiance a pu s'établir. Les critiques adressées au dispositif de protection du secret n'ont pas disparu - et ne disparaîtront vraisemblablement jamais - mais elles sont maintenant fortement atténuées. Cette évolution positive tient en grande partie à l'esprit dans lequel la commission s'est attachée à remplir sa mission, notamment par une application scrupuleuse des critères d'appréciation que la loi a elle-même définis et qui la conduisent à rechercher le meilleur équilibre possible entre les exigences, éventuellement contradictoires, qu'il s'agit de concilier. Cette évolution positive tient aussi au fait que les affaires sont examinées au sein de la commission dans la recherche du consensus et dans l'exclusion de toute considération d'ordre politique. On attend de la commission qu'elle rende des avis objectifs en confrontant au cas par cas et affaire après affaire les préoccupations contradictoires qui peuvent être mises en jeu.
La commission rend des avis et ne prend pas elle-même les décisions. Celles-ci restent dans la main du pouvoir exécutif et doivent y demeurer. Le fait cependant que la plupart des avis de la commission, même les plus détaillés, soient suivis à la lettre par le Gouvernement est un autre signe de l'autorité morale qu'elle s'est acquise. S'il arrive que des divergences d'appréciation existent - elles sont rares -, elles ne font que révéler l'exercice par chacun, des responsabilités qui lui incombent. Si elles n'existaient pas, certains ne manqueraient pas d'y trouver matière à critique, soit en accusant la commission de donner au Gouvernement les avis qu'il souhaite recevoir, soit en accusant le Gouvernement de se défausser de son rôle.
À cet instant, il convient peut-être de vous livrer quelques données statistiques retraçant l'activité de la Commission depuis sa création. De 1999 à 2016, la commission a rendu 279 avis. Le ministre de la défense est à 60 % à l'origine des demandes, vient ensuite le ministre de l'intérieur (18 %), le Premier ministre (10 %), le ministre de l'économie et des finances (5 %), le ministre des affaires étrangères (2 %), la Présidence de la République (1 %) et la commission des interceptions de sécurité (moins de 1 %). Les avis ont été à 43 % totalement favorables, à 21 % défavorables et partiellement favorables à 33 %. Enfin, les ministres ont quasiment toujours suivi les avis de la commission (94 % suivis, 3 % non suivis, et 2 % partiellement).
Depuis 2013 la commission a pris l'habitude de mentionner dans les avis eux-mêmes le fait que certains avis défavorables ou partiellement défavorables ont été rendus en considération du fait que les informations contenues dans les documents examinés étaient sans rapport possible avec l'objet des requêtes judiciaires.
On pourrait s'étonner de la proportion assez élevée des avis favorables. Cela signifie-t-il que l'on classifie trop ou trop longtemps, des documents qui ne méritaient pas ou plus de l'être ? La lecture des rapports d'activité de la commission est instructive à cet égard. Sans écarter l'idée qu'il existerait en effet une part éventuellement superflue de classification, la commission attire surtout l'attention sur le fait qu'il serait en pratique très pénalisant et très artificiel pour ceux qui produisent des documents classifiés de s'obliger, sur un sujet donné, à distinguer dans des documents distincts ce qui relève de la protection et ce qui pourrait ne pas en relever. Il faut veiller, au-delà de la volonté clairement affirmée de fournir à la justice le maximum d'éléments demandés, à ne pas engager un processus de judiciarisation systématique de l'action de nos forces militaires notamment lorsque celles-ci mettent en péril la vie des soldats sur des théâtres d'opérations, mais veiller aussi à ne pas nuire à l'activité de nos services de renseignement.
Des progrès importants ont aussi été relevés par la commission en ce qui concerne l'exhaustivité des transmissions qui lui sont faites dans le cadre des demandes d'avis qui lui sont adressées, à la faveur notamment de la mise en oeuvre du pouvoir d'investigation confié par la loi au président de la commission, mais il semble que quelques marges de progrès existent encore. Tout est cependant affaire d'espèce.
Il est important aussi de continuer à entretenir le dialogue étroit et constructif qui s'est établi avec les entités et services concernés, dialogue qui fournit des éléments d'éclairage et d'appréciation très utiles.
Il reste néanmoins quelques attentes dans la réduction des délais de transmissions des saisines par les autorités administratives après requête en déclassification. le dernier rapport d'activité de la commission mentionne ainsi le caractère inacceptable de ce délai moyen de cinq mois observé ces dernières années.
Une autre amélioration attendue concerne la mise à jour, qui devrait être annuelle, de la liste des locaux abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale.
Enfin, concernant son fonctionnement, il faut relever que la CSDN est la seule autorité administrative indépendante qui ne bénéficie pas, contrairement à ce que la loi prévoit, de l'identification budgétaire des moyens en personnel nécessaires à son fonctionnement. Ses demandes en la matière, formulées depuis deux ans, n'ont pour le moment pas encore abouti en termes d'arbitrage gouvernemental.
Comme je l'ai dit, le fonctionnement de la CSDN est caractérisé par la recherche de propositions consensuelles, ce que le mode de désignation de ses membres permet plus facilement que dans d'autres structures. Je suis aujourd'hui devant vous pour vous assurer que, si vous agréez ma nomination, je resterai très attaché à cette démarche collégiale, comme je serai aussi très attentif à la préservation de l'indépendance des travaux de la commission et de son activité.
J'ai été sénateur de 1983 à 1992, benjamin de la Haute assemblée à mon arrivée, très investi dans les domaines de la politique étrangère et de la défense, ce qui m'a permis d'être vice-président de votre commission des affaires étrangères à une période de profonds bouleversements, notamment entre 1989 et 1992. Les nombreuses missions et rapports auxquels j'ai participé témoignent de mon intérêt et de ma mobilisation concernant les sujets liés à la défense nationale.
Plus tard, à la Cour des comptes, j'ai pu exercer pendant quatre ans et demi la responsabilité de président de chambre, assurant successivement la présidence de deux chambres de la Cour, ce qui était inédit, la 5ème chambre d'abord compétente en matière de cohésion sociale, d'emploi, de formation professionnelle, d'associations faisant appel à la générosité publique ; puis pendant trois ans de la 4ème chambre en charge des ministères régaliens - justice, intérieur, affaires étrangères - des pouvoirs publics - services de la Présidence de la République, services du Premier ministre - et du jugement des appels des chambres régionales des comptes. Dans le cadre de ces différentes responsabilités, j'ai toujours privilégié la recherche de l'intérêt général, avec le double souci d'associer la rigueur des analyses à l'objectivité des jugements.
Retraité depuis octobre 2016, je reste médiateur des juridictions financières (Cour et chambres régionales des comptes) et président d'une formation de jugement à la Cour nationale du droit d'asile (Cnda). Je suis aussi membre de la Commission de déontologie des conseillers de Paris.
La proposition initiale du Premier président de la Cour concernant ma nomination (membre puis président de la CSDN) pour remplacer ma collègue Evelyne Ratte, présidente de chambre à la Cour, dont le mandat a pris fin en janvier, a été validée par les autres chefs de juridiction concernés, à savoir le Vice-président du Conseil d'État et le Premier président de la Cour de Cassation, avant l'accord donné par le Président de la République à cette nomination.
C'est maintenant à vous de juger si cette proposition vous agrée. Si tel est le cas, j'aurai l'occasion de vous rencontrer dans quelques mois pour vous présenter le rapport d'activité de la commission, devenu annuel pour toutes les AAI depuis la loi du 20 janvier 2017.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je rappelle que la commission est composée, outre de trois magistrats issus respectivement du Conseil d'État, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, de M. Jean Glavany, député, et de M. Dominique de Legge, sénateur.
M. Christian Cambon. - Merci, monsieur Bayle, de votre présentation. La lecture de votre curriculum vitae et vos mérites personnels laissent à penser que vous serez à la hauteur de ces responsabilités ; cette audition vise à nous faire mieux connaître vos sentiments sur certains points précis.
Le secret de la défense nationale a été compromis ces dernières années, parfois par de très hautes autorités. Qu'en pensez-vous ? Êtes-vous favorable à plus de transparence ou à une meilleure protection du secret ? Sous le feu des médias et des réseaux sociaux, il est désormais plus difficile de garder secret quoi que ce soit...
Vous savez la faiblesse des moyens de la commission, dont le budget doit avoisiner les 175 000 euros annuels environ et l'effectif un unique ETP... En réalité, les missions de la commission sont assurées matériellement par les services du premier ministre. Mais n'y a-t-il pas là une confusion dangereuse, puisque la commission contrôle le Gouvernement ? Cette commission n'est-elle pas juge et partie ?
Votre curriculum vitae montre que vous assumez encore un certain nombre de fonctions : médiateur de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes, président de section à la Cour nationale du droit d'asile, membre de la commission de déontologie des conseillers de Paris... Or vous êtes ici dans une maison où le cumul est montré du doigt ! Une telle accumulation de responsabilités est-elle souhaitable ? J'ajoute que la fonction pour laquelle vous êtes pressenti est assortie d'une rémunération mensuelle de 4 000 euros...
M. Daniel Reiner. - Merci, monsieur Bayle, d'avoir rappelé le fonctionnement de cette commission, qui ne nous occupe pas quotidiennement puisque le Sénat y est représenté par un collègue de la commission des finances. Nous nous intéressons néanmoins très vivement à la question du secret défense, particulièrement à l'ordre du jour - je pense à de récents articles de presse -, car il protège nos troupes, nos soldats chargés d'administrer la violence légale sur des théâtres où les conflits deviennent hybrides, et s'écartent pour ainsi dire de la guerre telle que la codifie la convention de Genève. Le ministère de la défense vient d'ailleurs d'organiser un colloque sur le droit et les Opex, réflexion à laquelle les Américains et les Anglais ont été associés.
Le ministre de la défense, mais aussi celui de l'intérieur ou des affaires étrangères, est amené à recevoir des demandes de juridictions françaises ou étrangères sur lesquelles il est important qu'il prenne une décision sur l'opportunité de lever le secret défense. La création de cette commission consultative, composée de manière très raisonnable, a été un grand progrès pour éclairer la décision ministérielle. Celle-ci continue d'appartenir au ministre mais il suit le plus souvent l'avis de la commission, ce qui est rassurant.
Notre groupe votera sans difficulté pour votre candidature, qui nous agrée tout à fait. Votre carrière plaide pour le grand commis de l'État que vous êtes. Mais votre avis général sur l'évolution du droit des Opex, et sur la nécessaire protection qu'il convient d'apporter à nos militaires, nous intéresse.
M. Jean-Marie Bockel. - Dans une société de plus en plus exigeante à l'égard de toutes les formes de secret, y compris celles qui semblent a priori légitimes, pensez-vous qu'une motivation, même succincte, des avis de la commission puisse constituer un progrès ?
Les délais de saisine de la commission par les autorités administratives étant souvent assez longs, seriez-vous favorable à ce que le Parlement, voire les juridictions, puissent saisir directement cette dernière ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Monsieur Bayle, vous avez démontré votre parfaite connaissance de l'histoire, des prérogatives et du fonctionnement de la commission. Vous avez aussi rappelé l'importance de ses avis, qui sont le plus souvent suivis par l'exécutif.
De façon plus personnelle, comment envisagez-vous votre rôle de président ? Pourriez-vous aussi nous entretenir plus précisément de votre expérience en matière de défense et de sécurité ?
M. Yves Pozzo di Borgo. - Christian Cambon a employé le terme de « cumulard ». Certes, vous exercez divers fonctions mais ce n'est pas avec le montant de votre indemnité que vous vous enrichirez !
En écoutant votre propos liminaire, j'avais l'impression que vous étiez déjà membre de cette commission depuis des années. Votre compétence ne fait aucun doute, d'autant que vous avez été vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat !
Cette commission, outre des membres des trois « corps mousquetaires », Conseil d'État, Cour de cassation et Cour des comptes, qui sont représentés partout ou presque - on manque parfois d'imagination... -, comprend déjà un député et un sénateur appartenant aux deux principaux courants de la vie politique française. Au regard de vos engagements politiques antérieurs, monsieur Bayle - vous avez été sénateur socialiste -, serez-vous suffisamment libre pour exercer ce poste ? Je pose toutefois cette question sans insistance particulière, reconnaissant que vous avez exercé en toute indépendance vos fonctions à la Cour des comptes.
M. Jean-Pierre Bayle. - Monsieur Cambon, vous m'avez interrogé sur la doctrine de la commission concernant une suspicion de compromission du secret-défense à un très haut niveau. Je crois comprendre votre allusion... L'indépendance de la commission lui permettrait, le cas échéant, de rendre un avis sur une telle situation, certes hors normes, mais dont le traitement ne se heurterait à aucun obstacle constitutionnel, législatif ou réglementaire.
Le problème des moyens alloués à la commission se pose, en effet. C'est la seule AAI dont les personnels ne sont pas rémunérés directement, budgétairement parlant. Le problème a d'ailleurs été soulevé dans les deux derniers rapports d'activité de la Cour des comptes.
Vous avez ensuite évoqué mes nombreuses missions. Ma responsabilité de président d'une formation de jugement à la Cour nationale du droit d'asile n'entraîne aucune contrainte particulière, car elle est fonction de ma disponibilité pour présider les audiences. Je peux donc décider de ne siéger qu'une ou deux journées par mois, voire aucune. Ma fonction de médiateur des juridictions financières, que j'exerce depuis trois ans, se limite à rendre des arbitrages dans des conflits strictement internes à ces juridictions. Quant à la commission de déontologie des conseillers de Paris, elle ne se réunit que trois ou quatre fois par an.
M. Jean-Pierre Bayle. - Cette commission, présidée par un avocat général à la Cour de cassation, effectue surtout un travail de défrichage, selon une démarche déontologique qui tend à essaimer vers d'autres collectivités, en particulier les régions PACA ou Île-de-France.
Monsieur Reiner, il est hors de question de mettre en danger la vie des militaires qui interviennent dans des opérations extérieures. La commission évolue sur une ligne de crête, mais elle a toujours été claire sur ce point.
Monsieur Bockel, la possibilité pour le Parlement de saisir directement la commission constituerait une évolution fondamentale. Depuis 2009, les présidents des commissions permanentes de l'Assemblée nationale ou du Sénat chargées des affaires de sécurité intérieure, de la défense ou des finances peuvent saisir les ministres concernés. Mais si, demain, le Parlement pouvait saisir directement la commission, les différents magistrats en charge des enquêtes judiciaires devraient pouvoir faire de même, au nom du parallélisme des formes. La vocation de la commission est de former un filtre républicain entre les saisines et la garantie du secret de la défense nationale et il convient, selon moi, de préserver ce subtil équilibre. J'observe également que le Parlement n'a pas encore fait usage de ses prérogatives en la matière.
Madame Conway-Mouret, les textes attribuent au président de la commission certaines prérogatives, notamment celle d'effectuer les perquisitions dans les lieux abritant des documents classifiés. Il est aussi chargé de faire fonctionner la commission. Celle-ci ne se réunit pas très régulièrement, mais sans prévisibilité. La Commission ne s'est pas réunie depuis novembre dernier, mais elle se réunira après-demain, les dossiers ayant déjà été examinés préalablement par les services de la commission, notamment son secrétaire général, issu du corps préfectoral.
Mes fonctions de vice-président de la commission des affaires étrangères du Sénat ont été jalonnées d'expériences marquantes et me laissent, aujourd'hui encore, des souvenirs très forts. Je me souviens en particulier d'un déplacement en URSS avec le président Jean Lecanuet en juillet 1989, au cours duquel nous avons été conduits, les yeux presque bandés, sur un site de lancement de missiles à 250 kilomètres de Moscou. À l'époque, les responsables militaires soviétiques souhaitaient entendre les parlementaires français sur la transformation de ces missiles en machines à laver, en landaus ou en réfrigérateurs !
J'ai eu l'occasion d'effectuer de très nombreuses missions dans les différentes unités de l'armée, en particulier une visite avec Paul Alduy aux unités de la division Daguet juste avant la première guerre du Golfe, au moment où, à Paris, le ministre de la défense menaçait de démissionner...
Je me souviens aussi de plusieurs missions menées avec le Président de la République de l'époque, notamment à Baden-Baden, à Djibouti et dans d'autres contrées.
Monsieur Pozzo di Borgo, sur mes amitiés socialistes, il y a une vie après la politique ! Après avoir passé neuf très belles années de ma vie dans cette assemblée, j'ai choisi une autre voie, sans perspectives électorales et sans aucune appartenance politique qui puisse faire douter de mon indépendance.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie de ces précisions, monsieur Bayle.
Vote sur la proposition de nomination par le Président de la République aux fonctions de Président de la commission du secret de la défense nationale
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous allons à présent procéder au vote, qui se déroulera à bulletins secrets comme le prévoit l'article 19 bis de notre règlement. Je vous rappelle qu'en application de la loi du 23 juillet 2010, il ne peut y avoir de délégation de vote.
Je procéderai ensuite, avec Mme Aïchi et M. Paul, au dépouillement des bulletins, à partir de 17h45, en salle A120. Je vous rappelle que nous sommes en contact avec la commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale afin de procéder de manière simultanée.
Je vous rappelle également que l'article 13 de la Constitution dispose que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins les trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.
Question diverse
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, comme vous le savez, chacun est invité à faire part de son intérêt à participer aux auditions des différents groupes de travail ; Claude Haut m'a fait savoir qu'il souhaiterait suivre le groupe « modernisation de la dissuasion » ; je propose donc que nos rapporteurs l'associent à leurs travaux sur le territoire national. Il n'y a pas d'opposition ?
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 16 h 25.
- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -
La réunion est ouverte à 17 h 55
Dépouillement du vote simultanément avec la commission de la défense de l'Assemblée nationale
La commission procède au vote et au dépouillement simultané du scrutin sur la proposition de nomination par le Président de la République aux fonctions de Président de la commission du secret de la défense nationale.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous allons procéder au dépouillement. Mes chers collègues, les résultats du vote à bulletin secret sur la proposition de nomination de M. Jean-Pierre Bayle au poste de président de la commission du secret de la défense nationale sont les suivants :
- nombre de votants : 36
- bulletins blancs ou nuls : 9.
- suffrages exprimés : 27
- pour : 17
- contre : 10
La commission se prononce donc en faveur de la nomination de M. Jean-Pierre Bayle, en tant que Président de la commission du secret de la défense nationale.
La réunion est close à 18 h 10.
Mercredi 15 février 2017
- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -La réunion est ouverte à 10 heures.
Projet de loi autorisant l'adhésion de la France au deuxième protocole relatif à la convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé - Examen du rapport et du texte de la commission
La commission examine le rapport de Mme Michelle Demessine et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 373 (2016-2017) autorisant l'adhésion de la France au deuxième protocole relatif à la convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Monsieur le Président, mes chers collègues, le deuxième Protocole relatif à la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé a été adopté en 1999. Il n'avait jusqu'ici pas fait l'objet d'une procédure d'adhésion par la France. Nous examinons aujourd'hui, après l'Assemblée nationale, le projet de loi autorisant sa ratification.
Après la Seconde guerre mondiale, la communauté internationale a progressivement développé des instruments juridiques pour sanctionner les atteintes aux biens culturels durant les conflits armés. La convention de La Haye de 1954, texte fondateur, a permis aux tribunaux internationaux de prononcer des condamnations pénales contre des personnes ayant détruit des biens culturels, en ex-Yougoslavie ou au Mali. Un deuxième protocole lui a été adjoint en 1999. C'est lui que nous examinons aujourd'hui.
Avant de vous présenter ses dispositions et les changements qu'il implique pour notre pays, je voudrais vous présenter les circonstances qui ont motivé l'adhésion tardive de la France, 17 ans après l'élaboration du Protocole n° 2.
Nous avons tous le souvenir des premières destructions délibérées de monuments historiques au début des années 2000, notamment celle des Bouddhas de Bâmiyân par les talibans afghans. Depuis 2012, vous le savez mes chers collègues, ces dégradations ont pris un caractère extrêmement préoccupant. On ne compte plus les monuments uniques au monde ou les sites archéologiques détruits par les extrémistes, des mausolées maliens de Tombouctou au Tétrapyle de Palmyre, en passant par les ruines assyriennes de Nimrod. Ces monuments inestimables ont été vandalisés et détruits à l'explosif de manière délibérée, au nom d'une prétendue lutte contre « l'idolâtrie » et le « paganisme ».
Même si - ne soyons pas naïfs - les destructions de biens culturels ne sont pas une nouveauté en période de guerre, il y a donc bien une situation d'urgence liée à l'actualité. Pourquoi la France a-t-elle alors attendu 17 ans ?
Comme d'autres grands pays, la France considérait à l'époque que les stipulations du protocole allaient beaucoup plus loin que celles figurant dans la Convention de La Haye de 1954. Les deux principaux points de blocage étaient les suivants :
- premièrement, l'alinéa b) de l'article 13-2 du protocole stipule qu'il est nécessaire, je cite, « d'éviter, ou, en tout cas, de réduire au maximum les dommages causés à un bien culturel à protection renforcée » ;
- deuxièmement, l'alinéa c) de l'article 13 exige qu'un éventuel ordre d'attaque mettant en cause l'intégrité de biens culturels soit donné « au niveau le plus élevé du commandement opérationnel » après « un délai raisonnable pour redresser la situation », condition qui paraît un peu vague.
Ces deux dispositions posaient des difficultés d'application opérationnelle au regard des règles d'engagement de nos forces armées.
Néanmoins, plusieurs évolutions techniques et juridiques rendent l'adhésion à présent possible. Je précise d'emblée que la France a l'intention de formuler des « réserves interprétatives » lui permettant de lever totalement les difficultés identifiées :
- tout d'abord, les nouveaux moyens technologiques (la précision des armes notamment) que les forces armées françaises ont désormais à leur disposition, sont compatibles avec la disposition qui impose « d'éviter ou, en tout cas, de réduire au minimum les dommages causés » aux biens culturels ;
- ensuite, notre droit pénal est aujourd'hui conforme à l'essentiel des stipulations du protocole de 1999 ;
- enfin, le gouvernement a d'ores et déjà formulé des « réserves interprétatives » sur les articles 13, 15 et 16, permettant d'écarter les interprétations les plus restrictives des notions de « légitime défense immédiate » et de « nécessité militaire impérative ».
Pour éclairer ces éléments, laissez-moi à présent vous présenter les principaux apports du Protocole II par rapport aux instruments précédents :
- premièrement, il autorise la prise en compte des conflits non internationaux ou asymétriques, qui constituent à présent l'essentiel des combats dans lesquels sont engagées nos forces ;
- deuxièmement, il impose une plus grande exigence quant aux mesures préventives, en temps de paix, de protection du patrimoine culturel via « l'établissement d'inventaires » ou encore « de mesures d'urgence contre les risques d'incendie ou d'écroulement » ;
- troisièmement, il prévoit un encadrement juridique plus strict de la notion de « nécessité militaire impérative », qui seule permet des atteintes licites aux biens culturels en temps de guerre. Cette notion n'était pas définie dans la convention de 1954. À présent, pour viser licitement un bien culturel, il faut qu'il soit « par sa fonction (...) transformé en objectif militaire » et qu'« il n'existe pas d'autre solution possible pour obtenir un avantage militaire équivalent » ;
- quatrièmement, il crée une nouvelle catégorie de protection des biens culturels, la « protection renforcée », pour les biens revêtant « la plus haute importance pour l'humanité ». Un nouveau « Comité pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé » aura le pouvoir d'inscrire des biens culturels sur une liste de « protection renforcée ». La « protection renforcée » interdit toute attaque ou utilisation militaire de ces biens ; elle peut toutefois être levée si le bien devient en soi un « objectif militaire ». À titre d'exemple, sur les théâtres d'opération des forces armées françaises, seul le tombeau des Askia au Mali est concerné par la protection renforcée ;
- cinquièmement, il instaure des obligations strictes en termes de poursuites pénales contre les auteurs d'atteintes graves aux biens culturels. L'article 16 oblige notamment les États adhérents à adopter une compétence large de leur justice pour la répression des atteintes aux biens culturels, incluant des non-ressortissants qui se trouveraient uniquement « présents » sur leur territoire. Cette hypothèse va plus loin que la clause de compétence quasi-universelle prévue dans notre droit pénal et a fait l'objet d'une réserve interprétative du Gouvernement français : seules les personnes ressortissantes d'un État partie au protocole et « résidant habituellement en France » pourront être inquiétées par le parquet, qui aurait le monopole du déclenchement des poursuites.
Les implications pour notre droit pénal et notre organisation administrative sont minimes. Elles comprennent :
- un élargissement limité des incriminations en matière d'atteintes aux biens culturels ;
- un élargissement de la compétence extraterritoriale de la justice française dans les limites de ce que notre droit pénal prévoit déjà pour d'autres traités internationaux, comme je l'ai déjà évoqué ;
- le renforcement ou l'actualisation des plans de sauvegarde des monuments ;
- l'élaboration d'une liste française de biens bénéficiant de la « protection renforcée », dont la logique voudrait qu'elle soit d'abord composée des 38 biens culturels français inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l'UNESCO.
Nous avons consulté le ministère de la défense sur les éventuelles difficultés qui pourraient être posées à nos forces armées par la nécessité d'appliquer ce protocole. Il apparaît en pratique que nous appliquons déjà ses prescriptions depuis plusieurs années et que l'armée de terre en particulier a été « moteur » sur ce sujet. Par exemple, il existe des listes de biens culturels en Irak et en Syrie qui sont intégrées à nos « strike lists » et qui ne peuvent être ciblés qu'avec l'autorisation du Chef d'état-major des armées, ce qui n'est encore jamais arrivé. En outre, il existe déjà depuis 2014 un « Memento sur la protection des biens culturels en cas de conflit armés », élaboré par le Centre de doctrine d'emploi des forces du ministère de la défense, qui constitue un document unique au sein de l'OTAN et qui est en cours de traduction pour être diffusé au sein de cette Organisation.
La signature du présent protocole constitue ainsi une démarche logique et conséquente de notre pays devant la gravité exceptionnelle des atteintes aux biens culturels que l'on constate dans les conflits contemporains. La France est en première ligne de ce combat, comme l'a montré son engagement aux côtés des Émirats arabes unis lors de la « Conférence internationale sur le patrimoine en péril » de décembre dernier. Il faut espérer que notre adhésion aura un effet d'entraînement sur d'autres grands pays.
Votre rapporteure vous invite donc à adopter le présent projet de loi, qui a été adopté par l'Assemblée Nationale le mardi 7 février 2017. Il sera examiné demain en séance publique, en procédure simplifiée.
Mme Nathalie Goulet. - C'est une convention qui va nous donner à tous bonne conscience...Je pense qu'il faut faire le lien avec la conférence d'Abu Dhabi de décembre 2016 et avec les dispositions sur les « Musées refuge » de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création : la question du déplacement des oeuvres d'art ou de leur utilisation pour le financement du terrorisme est connexe à celle de la protection des biens culturels. Il faut appliquer ces mesures de manière opérationnelle et pratique, afin notamment de pouvoir protéger des biens dans les pays voisins des conflits.
M. Daniel Reiner. - Nous sommes attachés à l'art et il faut rappeler l'importance de l'art lorsque la politique ou la guerre le menacent. De tout temps, au cours des conflits, on a rasé des villes ou détruit des oeuvres. Il faut montrer qu'on peut faire naître l'avenir sans raser le passé ! La France aurait pu ratifier ce protocole plus tôt, étant à la tête des pays qui s'intéressent à ces sujets. Il s'agit de faire école auprès des populations locales, pas toujours conscientes elles-mêmes de la valeur de leur patrimoine, mais aussi auprès de pays pour qui cela n'est pas une priorité actuellement.
Mme Michelle Demessine. - Je suis d'accord avec Mme Nathalie Goulet : il faut faire davantage pour lutter contre le pillage, ce qui est d'ailleurs l'objet du premier protocole de 1954 ainsi que de la convention de 1970 contre le trafic illicite des biens culturels. On est au début d'une nouvelle prise de conscience. Les biens culturels sont utilisés comme des buts de guerre car c'est un moyen d'atteindre l'intégrité des hommes eux-mêmes ! En tout cas, notre pays a déjà une pratique très développée en la matière même si certaines dispositions du protocole nous gênaient. Les quelques réserves d'interprétation émises par le Gouvernement permettent de lever ces difficultés.
Suivant l'avis de la rapporteure, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.
Contrat d'objectifs et de moyens 2017-2019 de l'Institut français - Communication et examen du projet d'avis de la commission
M. Jacques Legendre. - La commission est appelée à émettre un avis sur le projet de contrat d'objectifs et de moyens 2017-2019 de l'Institut français. Nous avons auditionné la semaine dernière, avec Hélène Conway-Mouret, M. Bruno Foucher, président de l'Institut français, et entendu des représentants des deux ministères de tutelle - affaires étrangères et culture.
L'Institut français a été créé par la loi du 27 juillet 2010, afin de concourir, en faisant appel au réseau culturel français à l'étranger, à la politique culturelle extérieure de la France. Il a hérité des missions de l'association CulturesFrance, pour la promotion des échanges artistiques et le développement culturel des pays du sud. Il a, en outre, été chargé de nouvelles missions, en matière de promotion de la langue française, du savoir et des idées, et pour la formation des agents du réseau culturel français.
Je souhaiterais rappeler, pour commencer, le rôle que nous avions envisagé pour l'Institut français lors du vote de la loi de 2010, et à l'issue du rapport commun, adopté en 2009 par les commissions des affaires étrangères et des affaires culturelles, dont j'étais rapporteur avec le président Josselin de Rohan.
Nous avions alors préconisé, à l'unanimité, le rattachement du réseau culturel public à un opérateur unique, afin de favoriser l'émergence d'une structure publique française, portant l'image de la France à l'étranger, sur le modèle du British Council ou du Goethe Institut.
Ce rattachement aurait consisté à attribuer aux établissements culturels du réseau le statut de représentations locales de l'agence chargée de l'action culturelle extérieure. La loi de 2010 prévoyait, à cette fin, une expérimentation sur douze postes pendant trois ans.
Cette expérimentation a été abandonnée en 2013 par le ministère des affaires étrangères, alors même qu'elle n'avait duré, dans les faits, que quelques mois, dans des conditions très éloignées du schéma envisagé. La clause de réversibilité prévue par la loi a empêché la mise en place des changements attendus.
Le rattachement a suscité des réticences tant du réseau associatif des alliances françaises que du réseau diplomatique. Ceux-ci ont craint, à tort ou à raison, de subir une certaine marginalisation dans la définition de la politique culturelle extérieure.
Nous ne pouvons évidemment pas faire grief de cet échec à l'actuel projet de contrat d'objectifs et de moyens, que nous devons juger dans son contexte actuel. Mais il convenait, je crois, avant d'examiner ce texte, de rappeler les ambitions qui étaient initialement les nôtres pour le rayonnement culturel international de la France.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Notre collègue Jacques Legendre vient de rappeler la genèse de l'Institut français, qui a su impulser une nouvelle dynamique à l'action culturelle extérieure.
Plusieurs événements, dont l'abandon de l'expérimentation du rattachement en 2013, puis des changements de président et malheureusement le décès de M. Denis Pietton, sont venus retarder la présentation du projet de COM.
Depuis sa création en 2011, l'Institut français a su imposer sa « marque » et améliorer sa visibilité. La réforme du réseau, engagée au même moment, y a contribué, avec la fusion entre les services de coopération et d'action culturelle et les établissements à autonomie financière. Une nouvelle identité commune s'est imposée, sous la marque « institut français », faisant pendant à la marque « alliance française ».
Cette période a, en outre, permis à l'Institut français de consolider son rôle de soutien et de formation, en appui au réseau tant public qu'associatif.
Une convention de partenariat tripartite a été signée en 2012 entre l'Institut français, le ministère des affaires étrangères et la Fondation Alliance Française, afin de renforcer les synergies entre les deux composantes majeures de l'action culturelle. Cette convention doit être prochainement renouvelée.
Les collectivités territoriales sont, par ailleurs, des partenaires importants de l'Institut français : en 2015, plus de 350 projets ont été menés au sein du réseau culturel, en partenariat avec 26 collectivités.
L'Institut français exerce aujourd'hui un large spectre d'activités :
- Il concourt à l'animation du réseau culturel, au travers d'un dialogue sur la programmation culturelle et artistique avec les postes, et grâce à un soutien financier issu de fonds ou d'appels à projets, dans des domaines très divers.
- Il a formé, en 2015, 1265 agents du réseau dont 40 % d'agents recrutés locaux.
Le projet de contrat d'objectifs et de moyens conforte l'Institut français dans ses missions traditionnelles.
S'agissant des objectifs stratégiques, l'accent est mis, dans le prolongement de l'histoire de l'Institut français et de ses prédécesseurs, sur la promotion de la création contemporaine, de l'émergence artistique, de la jeune création et des expressions innovantes.
Le soutien au développement international des industries culturelles et créatives françaises est privilégié, en cohérence avec l'attention portée par le ministère à la diplomatie économique.
La promotion du français est également une priorité, au motif, invoqué par M. Bruno Foucher lors de son audition, citant Tristan Tzara, que « la pensée se fait dans la bouche », c'est-à-dire que la langue a elle-même une fonction créatrice et qu'elle est susceptible de transmettre certaines valeurs.
L'intention n'est toutefois pas, de la part de l'Institut français, d'exporter une façon unique de penser. Il s'agit plutôt de privilégier le dialogue, les échanges et le débat d'idées, c'est-à-dire une démarche d'ouverture à l'altérité, conçue comme constitutive de la culture française.
La deuxième « Nuit des idées », organisée le 26 janvier 2017, illustre cette démarche, de même que l'organisation des « Saisons croisées » (France-Corée du sud en 2016, France-Colombie en 2017), et la participation prochaine à la Foire du livre de Francfort, dont la France sera l'invitée d'honneur en 2017.
Le développement des outils numériques est encouragé ; dans ce domaine, les deux prochaines années doivent voir la mise en place du projet « IF 360 », qui donnera à des publics du monde entier accès à la production culturelle française.
Le projet de contrat d'objectifs et de moyens invite, en outre, l'Institut français à multiplier les synergies et partenariats.
Nous ne pouvons, je pense, qu'approuver cette volonté d'accroître l'effet de levier des actions de l'Institut français, de renforcer la dimension économique et partenariale de son action, tout en conservant sa vocation première, au service de la création contemporaine française et de la découverte de nouveaux talents.
J'en viens au ciblage géographique des actions de l'Institut français, qui est l'un des axes majeurs du projet de COM.
Sans renoncer à l'universalité de la politique culturelle extérieure française, qui est réaffirmée, le projet de COM adapte les moyens et modes d'intervention par pays. Trois types de pays sont distingués :
- Dans 39 « pays et territoires prioritaires à partenariats de long terme », des contrats cadre triennaux seront signés avec l'Institut français : une dizaine de ces conventions doivent être signés dès 2017. Ces pays, répartis sur tous les continents, sont considérés à fort potentiel du fait de leur qualité de pays prescripteur, émergent, en développement, ou encore en raison des enjeux politiques qu'ils représentent. Figurent ainsi, parmi ces 39 pays et territoires, en raison de leurs enjeux politiques : Cuba, l'Iran, les Territoires palestiniens et l'Ukraine.
- Le « deuxième cercle » de l'action culturelle extérieure sera constitué de « zones géographiques stratégiques », dans lesquelles seront identifiés des « thèmes prioritaires » et où seront développés des projets mutualisés ainsi qu'une expertise à dimension régionale. Par exemple : l'Europe du nord, de l'est et des Balkans, plusieurs zones en Afrique, et des Pays du Golfe, d'Asie du sud-est et d'Amérique du sud, qui ne figurent pas dans la liste des pays prioritaires.
- Enfin, l'ensemble du réseau culturel à l'étranger bénéficiera des ressources numériques développées par l'Institut français.
Cette stratégie de ciblage vise à donner plus de lisibilité et d'efficacité à l'action de l'Institut français. L'universalité risquerait en effet de n'être qu'un vain mot, si elle devait aboutir à une forme de « saupoudrage ».
Toutefois, Jacques Legendre y reviendra, ce ciblage géographique ne peut constituer une vraie vision stratégique que si les moyens sont au moins stables, voire en augmentation ; à défaut il ne se révèlerait être qu'un mode de gestion de la pénurie de moyens, plutôt qu'un principe positif d'action.
Par ailleurs, il convient je pense d'approuver la volonté, exprimée par Bruno Foucher lors de son audition, de conserver une certaine flexibilité dans les priorités retenues, qui doivent demeurer adaptables en fonction des évolutions politiques.
Enfin, nous avons souhaité, en examinant ce contrat d'objectifs et de moyens, ouvrir quelques pistes supplémentaires de réflexion, notamment dans l'hypothèse d'un redressement des moyens, qui permettrait à l'Institut français de se projeter de façon plus positive vers l'avenir.
En premier lieu, la reconfiguration des relations de l'Institut français avec le réseau pourrait être l'occasion d'une réflexion globale sur l'adaptation des dispositifs, c'est-à-dire sur la concordance entre l'offre de culture française et la demande exprimée, probablement différente dans chaque pays.
Il pourrait s'agir, par exemple, de mettre en place des indicateurs plus qualitatifs, s'agissant des relations de l'Institut français et du réseau, au-delà de l'indicateur quantitatif prévu (« nombre de conventions de partenariat établies entre l'Institut français et les postes des pays à fort potentiel »).
En deuxième lieu, le contrat d'objectifs et de moyens évoque peu les modes de diffusion des actions de l'Institut français ainsi que son impact auprès des publics français et étrangers.
Aucun indicateur prévu par le COM ne permet d'évaluer, même imparfaitement, l'impact de notre diplomatie culturelle auprès des publics français et étrangers.
En particulier, bien qu'ils constituent des partenaires réguliers, comme l'a confirmé M. Bruno Foucher, les opérateurs de l'audiovisuel extérieur français ne sont pas évoqués par le COM. Les relations entre l'Institut français et TV5 Monde sont régies par une convention qui doit être prochainement reconduite. Les relations avec France Médias Monde sont l'objet d'un accord cadre. Ces collaborations sont essentielles, par exemple autour des Saisons croisées, ou à l'occasion du Pavillon des cinémas du monde organisé lors du Festival de Cannes. Elles sont de nature à démultiplier de façon importante l'impact des activités de l'Institut français.
Les partenariats avec ces médias doivent bien sûr être reconduits. Il serait, par ailleurs, utile de publier des indicateurs sur le nombre et l'effet de ces collaborations entre l'Institut français et les opérateurs de l'audiovisuel extérieur. Nous le signalons dans notre avis sur le COM.
M. Jacques Legendre. - Les objectifs du texte qui nous est proposé sont louables, parfois même ambitieux. Nous vous proposerons de les approuver.
Néanmoins, ce texte est profondément déséquilibré, puisqu'il s'agit, en réalité, d'un contrat d'objectifs sans moyens suffisants.
Rien ne laisse augurer, dans le texte qui nous est soumis, de la relance pourtant nécessaire de l'action culturelle extérieure de la France.
En loi de finances 2017, comme nous vous l'avions indiqué avec Gaëtan Gorce, lors de la présentation des crédits du programme 185, l'augmentation des crédits destinés à l'indispensable sécurisation des réseaux a masqué, de fait, une poursuite de la diminution des moyens de la diplomatie culturelle et d'influence, à tous les niveaux.
La dotation du ministère des affaires étrangères à l'Institut français, qui représente 71 % de son budget, a diminué de 3 %. Cela représente une baisse de 8 % des crédits d'intervention de l'établissement public.
Depuis 2011, les crédits totaux de l'Institut français ont diminué de 25 % et ses crédits d'intervention de 34 %, car la montée en puissance progressive des partenariats n'a pas compensé cette baisse
Il devient évident que la diminution des crédits d'intervention de l'Institut français risque de le contraindre à restreindre le champ de ses actions, pour des raisons moins stratégiques que purement matérielles.
Du côté du ministère de la culture et de la communication, l'Institut français est considéré comme un dispositif quelque peu marginal. La subvention versée s'élève à 1,4 million d'euros. En y incluant les subventions exceptionnelles, telles que celle qui sera allouée pour l'organisation de la Foire de Francfort, ce ministère devrait verser en tout 2,3 millions d'euros à l'Institut français en 2017.
Or l'effort consenti par le ministère de la culture et de la communication à l'international est évalué, au total à 390 millions d'euros.
Dans ce contexte, il paraîtrait légitime que le ministère de la culture, au titre de sa tutelle conjointe, contribue davantage au budget de l'Institut français, non seulement pour abonder ses crédits d'intervention, mais aussi pour partager avec le ministère des affaires étrangères ses frais de structure.
Cette augmentation de la contribution du ministère de la culture devrait bien sûr permettre une augmentation du budget global de l'Institut français, et non venir compenser la baisse des moyens alloués par le ministère des affaires étrangères.
Le ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche pourrait également se considérer comme davantage concerné qu'il ne l'est actuellement par l'action de l'Institut français.
Quant aux marges de manoeuvre dans le domaine des partenariats, elles ne doivent pas être surestimées :
- le dynamisme des partenariats est conditionné par celui des crédits publics
- la concurrence est vive de la part des acteurs culturels étrangers et français
- le mécénat fonctionne mieux dans certaines parties du monde que dans d'autres, et il est susceptible de limiter la liberté d'action de l'opérateur voire d'engendrer une certaine dépendance.
Or, que prévoit le COM dans son volet « moyens » ? Peu de choses.
Son annexe 2 précise le montant de la subvention du ministère des affaires étrangères pour 2017, déjà connue, qui s'élève à 28,7 millions d'euros. Aucune évolution prévisionnelle des crédits n'est esquissée pour les années suivantes.
Aucun montant n'est fourni, même pour 2017, s'agissant de la dotation du ministère de la culture.
Évidemment, même si le COM comportait des prévisions de ressources, celles-ci ne sauraient prévaloir sur l'annualité des lois de finances, principe qui impose que les prévisions pluriannuelles puissent toujours être remises en cause.
Néanmoins, un contrat d'objectifs et de moyens doit normalement permettre à un opérateur de bénéficier d'une visibilité quant à l'évolution de ses ressources, en contrepartie d'engagements sur des objectifs de résultat.
Une telle visibilité serait d'autant plus légitime, s'agissant de l'Institut français que celui-ci est lui-même invité à s'engager dans des contrats cadre triennaux avec le réseau.
Le COM s'apparente donc plus à une lettre de mission qu'à un véritable « contrat », tant les engagements de part et d'autre sont déséquilibrés.
A défaut de prévisions de ressources, le projet de COM porte une grande attention à la « consolidation des capacités de pilotage » de l'Institut français.
Il lui est demandé de poursuivre la diversification de ses ressources, pour parvenir à 17 % de ressources propres en 2019.
Cette consolidation du pilotage de l'Institut français est souhaitable, notamment concernant la nécessaire diminution de ses importantes charges de structure. Des engagements fermes ont été pris, sur le plan de l'immobilier, alors que la structure et les missions de l'Institut français n'étaient pas encore durablement définies. Les coûts de structure de l'Institut français doivent être adaptés au contexte actuel.
La consolidation du pilotage ne suffira toutefois pas à dégager les ressources nécessaires à la relance de la diplomatie culturelle que nous appelons de nos voeux.
En conclusion, la dimension culturelle est une composante essentielle de la diplomatie dans le contexte actuel. Cette dimension est de plus en plus concurrentielle, de nombreux pays ayant décidé d'investir ce champ de l'influence, dans lequel la France a été historiquement pionnière.
Nous bénéficions d'atouts importants, dont un réseau culturel de dimension universelle, et un opérateur, l'Institut français, qui a su trouver une voie constructive et mettre en oeuvre une action reconnue pour sa qualité, sa richesse et sa dimension innovante.
Néanmoins, sans moyens suffisants, notre réseau risque de se retrouver dans la situation d'une armée sans munitions. C'est pourquoi il me paraît urgent d'organiser une remontée en puissance de notre diplomatie culturelle.
En conséquence, il me paraît difficile d'être pleinement favorable à ce COM, dont nous approuvons pourtant la totalité des objectifs. Nous devrons être vigilants quant à l'évolution des crédits de l'Institut français lors du prochain débat budgétaire. Je vous propose donc de faire parvenir aux tutelles de cet opérateur un avis qui soutienne les orientations du COM mais dénonce l'absence de moyens suffisants pour les mettre en oeuvre.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Ce sujet est essentiel. La diplomatie mondiale évolue dans cette direction. La dimension culturelle est la première des dimensions de l'influence de la France. C'est par cette dimension que se font beaucoup de nos entrées partenariales. Des pays qui ne jouaient pas cette carte précédemment le font maintenant. La France bénéficie d'un capital très important grâce à son histoire, à ses valeurs, à ses créateurs, alors que notre politique dans ce domaine est relativement modeste, la société civile participant activement à cette dynamique.
J'approuve l'idée de nos rapporteurs de faire de cet avis un rapport de notre commission, adressé aux tutelles, pour approuver les orientations du COM mais demander aussi que ce sujet soit porté à l'avenir avec beaucoup d'attention, concernant par exemple le mécénat, qui pourrait être organisé plus clairement pour répondre à la concurrence. Notre politique étrangère doit valoriser cette dimension culturelle qui est au coeur de nos atouts.
M. Daniel Reiner. - Nous partageons l'analyse des rapporteurs sur ce projet de contrat d'objectifs et de moyens. Les objectifs qui y figurent sont plus que louables. Ils correspondent à l'idée que l'on se fait de l'influence de la France à l'étranger ; mais les moyens ne sont en effet pas à la hauteur de ces objectifs.
La France bénéficie de son histoire et de l'image de la « France éternelle ». La demande d'apprentissage du français est forte. Nous le constatons par exemple en Iran. Mais nous rencontrons des difficultés matérielles à y répondre.
Nous approuvons également la volonté, inscrite dans le COM, de professionnaliser le réseau et de définir des priorités géographiques. En revanche, l'insuffisance des moyens est patente. Le ministère de la culture prend, en particulier, une part très insuffisante.
Le groupe socialiste approuve donc les objectifs affichés, qui correspondent à ce que nous avions souhaité faire de l'Institut français, au Sénat, lors de sa création. Nous sommes sur la bonne voie. Nous approuvons également le constat de l'absence de moyens. Un effort doit être fait, tant au ministère des affaires étrangères qu'au ministère de la culture.
Par ailleurs, il serait nécessaire de clarifier la relation avec le réseau, car la tentation existe, de la part des ambassades, de vouloir s'approprier le domaine culturel. Peut-être faudrait-il mieux définir la part des uns et des autres, afin que l'Institut français dispose d'une marge d'autonomie et d'une continuité accrues dans son action.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Vous avez évoqué, Monsieur le président, l'importance du mécénat. Il est vrai que dans un grand nombre de pays, celui-ci est florissant car il fait partie de la culture. C'est le cas dans les pays anglo-saxons. Sur d'autres continents, il est difficile de solliciter toujours les mêmes entreprises, pour toutes les actions des postes. Les partenariats me paraissent plus appropriés, dans un premier temps ; ils peuvent être complétés, dans un second temps, par des actions de mécénat.
Nous regrettons également la faiblesse de l'interministériel. L'apport financier du ministère de la culture est très modeste. Le dialogue avec le ministère de l'éducation nationale est insuffisant. Or celui-ci a aussi une mission de transmission de la langue. Nous avons besoin d'un changement culturel dans la répartition entre les différents ministères. Le ministère des affaires étrangères est protecteur de son réseau mais, aujourd'hui, il n'a plus les moyens d'agir seul.
M. Jacques Legendre. - L'éducation nationale devrait en effet être davantage impliquée, de même que l'enseignement supérieur et la recherche. Les missions archéologiques étaient, par exemple, une tradition de notre action culturelle.
La dimension géographique pourrait être approfondie. Des pays dévastés, en reconstruction, comme la RCA, n'ont pas d'institut français. Or il est difficile de compter, dans un tel contexte, sur des crédits issus de la voie associative, c'est-à-dire des alliances françaises. C'est l'existence même de locuteurs francophones dans ces pays qui est en menacée.
Ce dossier touche à des questions essentielles. Ne nous y trompons pas : si nous faiblissons sur notre diplomatie culturelle, nous nous amputons d'un moyen d'action essentiel et portons tort à l'image même de la France.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Nous sommes là, en effet, sur un sujet très important. Je retiens aussi l'idée d'une gouvernance plus autonome, pour améliorer la cohérence des dispositifs.
La Commission adopte à l'unanimité l'avis présenté par les rapporteurs sur le contrat d'objectifs et de moyens 2017-2019 de l'Institut français et autorise sa publication sous forme d'un rapport d'information.
Question diverse
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Comme vous le savez, je me rendrai prochainement avec plusieurs d'entre vous en Russie, à l'invitation du Conseil de la Fédération, pour participer à un Dialogue stratégique consacré à l'examen de son rapport sur le thème des relations France-Russie, qui répond à notre propre rapport.
Je tenais à vous informer de l'initiative que j'ai prise, à cette occasion, de proposer à M. Konstantin Kossatchev, président du comité des affaires internationales, un protocole de coopération destiné à formaliser les relations interparlementaires entre nos deux commissions et à les inscrire dans la durée. Cet accord fixe notamment les modalités de l'organisation, si possible chaque année, du Dialogue stratégique que nous conduisons avec nos homologues, alternativement en France et en Russie. M. Kossatchev ayant validé le principe et le contenu de ce protocole, nous sommes convenus de le signer à l'issue de notre prochaine rencontre à Moscou.
Audition conjointe sur la Russie de M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) et de Mme Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie-CEI de l'IFRI
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - L'an passé, nous avons publié un rapport intitulé : « France-Russie : pour éviter l'impasse ». À la suite de ce rapport, nous avons eu des contacts avec le Conseil de la Fédération, et nous nous rendrons en Russie à la fin du mois pour poursuivre nos discussions sur nos rapports respectifs. Nous sommes dans une phase de diplomatie parlementaire en cohérence avec la diplomatie de notre pays : nous voulons essayer de comprendre ce qui se passe dans ce pays et quelle est sa stratégie internationale, notamment vis-à-vis de l'administration américaine naissante et trébuchante.
Le président de la Russie semble toujours tenté de gagner à l'extérieur les points qu'il ne peut obtenir à l'intérieur. Dans un pays nationaliste où le rêve de la grande Russie reste prégnant, ces sujets sont bien sûr très liés.
Nous vous remercions pour votre présence, et pour le travail de l'IFRI qui est toujours très utile à notre réflexion.
M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI). - Merci pour votre invitation.
Trois remarques liminaires pour lancer cette discussion : nous sommes face à un retournement du risque politique. Alors que les pays émergents, notamment la Russie, semblaient les pays les plus exposés aux risques, ce sont aujourd'hui les pays occidentaux qui semblent les plus instables, à commencer par États-Unis, alors que les régimes autoritaires chinois et russes apparaissent comme stables et cohérents. Il nous faut donc éviter deux travers : sous-estimer la Russie et son influence internationale au cours des années 2000, mais aussi surestimer la Russie et ne voir dans son comportement que cohérence, constance et efficacité.
La Russie est une puissance alerte mais aussi une puissance en alerte, à l'affut des erreurs stratégiques commises par les autres pays. Les succès de la politique étrangère russe proviennent bien souvent d'erreurs commises par ses adversaires.
Le cadre franco-russe ne permet pas de saisir de façon globale l'évolution de la Russie. Ainsi, la lutte contre le djihadisme créé un espace de convergence entre Moscou et Paris, mais implique un fort effet de trompe-l'oeil sur certaines divergences tout aussi profondes, concernant notamment la sécurité européenne et l'importance du droit international comme fondement des relations internationales. Alors que Paris et Moscou ont pendant des années souhaité l'avènement d'un monde multipolaire, ils sont aujourd'hui comblés au-delà de toutes leurs espérances sauf que ce monde n'a pas abouti à une approche plus coopérative mais plus conflictuelle.
Lors de la Conférence de Munich de 2007, le président Poutine a prononcé un discours fondateur s'insurgeant contre l'unilatéralisme des États-Unis et considérant qu'ils avaient saccagé le droit international suite à l'intervention en Irak. Dix ans après, la situation est comparable, sauf que la Russie a, à son tour, saccagé le droit international avec l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass. Depuis Munich, il y a eu, en 2008, la campagne de Géorgie, en 2011, la campagne de Libye, en 2012, la réélection du président Poutine, en 2013, la proposition russe sur les armes chimiques en Syrie, en 2014, l'annexion de la Crimée, en 2015, le début de l'intervention russe en Syrie, en 2016, la reprise d'Alep et le maintien du régime de Bachar el-Assad tandis que Palmyre était reprise par Daech.
Comment la Russie va-t-elle s'adapter à la nouvelle situation internationale, perturbée par l'élection du président Trump et à ses premiers pas difficilement compréhensibles ? Trump a annoncé un rapprochement géopolitique avec la Russie et une confrontation géoéconomique avec la Chine. Or, la démission du général Flynn démontre que le facteur russe perturbe l'administration américaine.
La Russie est-elle un élément de stabilisation ou de déstabilisation du système international ? À nos yeux, il faut prendre la Russie au sérieux lorsqu'elle évoque un chaos piloté, formule qui fait fortune à Moscou : le Kremlin veut détruire les règles et pratiques de l'ordre international ancien, mais nous nous interrogeons sur sa capacité à piloter et contrôler cette situation chaotique. Ses capacités semblent faibles, pour ne pas dire inexistantes.
Quels sont les récents gains de la Russie ? En premier lieu, à la faveur de la campagne de Syrie, elle est sortie de l'isolement dans lequel elle avait été plongée après l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass. Cette sortie a été possible grâce à l'intensification de sa relation avec la Chine et à son investissement politique dans le format des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). La Russie est parvenue à maintenir l'illusion d'une sorte de triangle stratégique composé de Washington, Pékin et Moscou, alors qu'elle dispose de moyens équivalents aux nôtres : ses moyens militaires sont en effet comparables à ceux de la France, sauf dans le domaine nucléaire. Elle a également montré des capacités de manoeuvre et de rebond militaire et diplomatique.
Deuxième succès : la Syrie. L'intervention russe a modifié les rapports de force sur le terrain, ce qui lui a permis de sauver le régime de Bachar el-Assad. Cette intervention a été rendue possible par le retournement de la Turquie. Entre décembre 2015 et la tentative de coup d'État en juillet 2016, la relation entre ces deux pays a profondément évolué, tandis que se développait une coopération ambigüe entre la Russie et l'Iran. Ce succès a trouvé son écho médiatique avec l'accord d'Astana qui, de façon symbolique, n'a pas associé les occidentaux.
Troisième succès : la Russie a été capable de construire un contre-discours idéologique sur la mondialisation que les occidentaux portaient depuis la chute du Mur. La Russie a répondu à la notion de promotion de la démocratie des années Bush par la notion de démocratie souveraine.
La Russie a su exploiter la perte de leadership moral de l'Occident, surtout des États-Unis. Enfin, elle bénéficie d'un effet d'aubaine avec la suppression du partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP) par l'administration Trump.
J'en viens aux moyens utilisés par la Russie. L'outil militaire russe a été modernisé. Ce pays a relancé ses dépenses militaires de façon significative, en y consacrant 4 % de son PIB. Si 2017 marque une décrue des dépenses militaires, ses forces ont été modernisées et elles ont fait la preuve d'une agilité certaine et d'une capacité d'effet levier : pour preuve, les 4 500 hommes projetés en Syrie, avec les conséquences que l'on sait.
La Russie mène donc des guerres limitées sous protection et même intimidation nucléaire, pour obtenir des gains diplomatiques.
Ce pays est également passé maître dans ce qu'il est convenu d'appeler la guerre hybride, qui consiste à articuler divers champs, à mobiliser les ressources psychologiques par des opérations d'influence de grande ampleur. Donc, il mobilise ses ressources humaines, militaires, ses services de renseignement, mais aussi ses relais culturels et humanitaires pour produire un discours médiatique qui permet de brouiller les perceptions aussi bien de ses adversaires que de ses partenaires.
Dernier élément utilisé, tout à fait classique pour la diplomatie soviétique et post-soviétique : l'articulation entre les exportations d'armes et l'utilisation de l'arme énergétique : la Russie s'est ainsi ralliée à l'accord de l'OPEP pour réduire sa production de pétrole à partir de novembre avec, pour conséquence, la remontée des cours.
J'en viens aux objectifs russes. La sécurité reste la principale préoccupation de la Russie, avec la stabilisation de son voisinage et la constitution d'un glacis, ce qui est conforme à sa culture stratégique, d'où l'importance centrale de l'Ukraine mais aussi de la Biélorussie. En réalité, le délitement de l'empire se poursuit depuis vingt ans, avec la multiplication probable de conflits gelés qui vont nous occuper pendant encore une génération. Autre problème : le djihadisme. De nombreux cadres de l'État islamique sont russophones et la Russie veut les éradiquer sur le théâtre syro-irakien pour éviter tout retour, ce qui est un élément de complexité dans ses relations avec la Turquie.
Autre priorité : affaiblir, voire rompre, le lien transatlantique. L'élection du président Trump est une aubaine, car ce lien semble se défaire de lui-même, sans même qu'une intervention extérieure soit nécessaire. Le Kremlin souhaite démontrer que l'article 5 qui lie les partenaires de l'OTAN n'est pas aussi fort qu'il ne le paraît.
Troisième priorité : maintenir l'illusion de l'existence d'un triangle stratégique entre Moscou, Washington et Pékin. Le président Poutine voudrait se poser en arbitre des relations entre les États-Unis et la Chine, si les relations entre ces deux pays venaient à s'envenimer.
Pour conclure, la relation euro-russe se caractérise par quatre dimensions. Une affinité culturelle et historique profonde ; une complémentarité économique réelle ; une confrontation politique également évidente ; une compétition stratégique de plus en plus visible. Notre problème tient à ce que nous privilégions un ou deux de ses aspects sans prendre en compte leur ensemble. En réalité, nous devons les articuler simultanément si nous voulons anticiper au mieux la trajectoire de la Russie.
Mme Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie-CEI de l'IFRI. - Sur le plan intérieur, l'année 2016 a été plutôt favorable sur le plan économique. La Russie a résisté bien mieux que prévu à la récession, grâce au cours du pétrole qui est resté stable du fait de l'accord conclu en novembre dernier lors de la réunion de l'OPEP. Le cours du rouble, très lié à celui du pétrole, est plus élevé qu'attendu. Le cours flottant du rouble, la réduction des dépenses budgétaires et l'utilisation du fonds de réserve ont facilité les processus d'adaptation de l'économie.
Le PIB ne s'est réduit que de 0,9 % alors qu'en 2015, cette baisse avait été de 3,7 %. Le dernier rapport de la Banque mondiale prévoit une croissance de 1,5 % du PIB pour 2017.
Lors des élections législatives de septembre 2016, le parti Russie Unie a obtenu la majorité constitutionnelle à la Douma ; la popularité du parti et de la présidence n'a pas été contestée, bien que le taux de participation de 47 % ait été plus faible que d'habitude.
Les derniers sondages indépendants montrent que plus de 60 % des citoyens russes souhaitent que Vladimir Poutine soit élu président une quatrième fois. Étrangement, le régime n'affiche pas une sérénité sans faille ; il donne plutôt des signes de nervosité. Ainsi, aucun pilier du régime n'est certain de son avenir. Plusieurs arrestations et limogeages ont eu lieu, depuis un an, au sein des services de sécurité. Récemment, des agents du renseignement ont été accusés de haute trahison et arrêté de façon spectaculaire. Cette affaire est sans doute liée à la publication de communications électroniques de personnalités haut placées. Quel que soit son degré de proximité avec le président Poutine, personne n'est assuré de son avenir. En témoigne l'arrestation l'année dernière du directeur des douanes M. Andreï Belianinov, ou l'arrestation d'un ministre très en vue, Alexeï Oulioukaïev, en automne dernier. Ce type d'affaires peut se multiplier à l'approche de l'élection présidentielle.
Ces deux dernières semaines, divers gouverneurs ont été remplacés. Cinq démissions ont eu lieu, la dernière datant de ce matin même. On observe aussi des tensions entre le centre et les régions : le leader du Tatarstan s'est permis de critiquer les autorités fédérales, ce qui est exceptionnel, en raison d'une répartition inégale des fonds et des ressources fiscales entre les régions. Il a été fortement réprimandé par Dmitri Medvedev.
L'élection présidentielle aura lieu en mars 2018 : le Kremlin aurait pu provoquer une élection anticipée, pour rapprocher celle-ci des élections législatives, mais il ne l'a pas souhaité. Le numéro deux de l'administration présidentielle, Sergueï Kirienko, est en charge de la préparation politique de cette élection. En décembre dernier, lors d'une réunion avec les vice-gouverneurs des régions, il semble avoir fixé des objectifs chiffrés pour les élections : 70 % de participation et 70 % de votes dès le premier tour pour Vladimir Poutine, tout en réduisant le recours à « la ressource administrative », manière délicate de signifier une limitation des falsifications. Il sera difficile d'assurer un taux de participation élevé. En revanche, les candidats seront sans doute les mêmes qu'il y a 20 ans. Le leader du parti communiste, M. Gennady Ziouganov aura 73 ans et M. Vladimir Jirinovski, 71 ans. Nous ne savons pas encore si M. Grigori Iavlinski, chef du parti d'opposition Iabloko, prendra part à cette élection, car le Kremlin n'a pas encore « approuvé » sa participation. Le scénario le plus conservateur et sans intrigue semble donc avoir été privilégié. Évidemment, le Kremlin pourra toujours sortir de sa manche un candidat comme il l'avait fait en 2012 avec Mikhaïl Prokhorov, arrivé deuxième.
Le leader de l'opposition, Alexeï Navalny, a lancé sa campagne de son côté : la question de sa participation a été examinée par l'administration présidentielle et n'a pas encore été tranchée : cela permettrait d'augmenter le taux de participation mais ce candidat a obtenu 25 % lors des élections à la mairie de Moscou en 2013, sans même avoir eu accès aux médias russes. Un nouveau procès a été orchestré en urgence contre lui, qui reproduit le verdict précédent, soit cinq ans d'emprisonnement avec sursis. Or, si la Constitution russe interdit aux personnes condamnées à de la prison ferme de participer aux élections, tel n'est pas le cas pour celles condamnées à du sursis. On ne sait donc encore comment le Kremlin assurera un taux de participation élevé pour légitimer la réélection de M. Poutine tout en limitant les risques.
J'en viens aux incertitudes économiques. Évidemment, l'économie russe reste très dépendante des cours des matières premières et sa croissance est limitée par les contraintes structurelles. Le rouble fort attire les capitaux spéculatifs mais ils peuvent s'évaporer au moindre problème. Le Kremlin a conscience de ces fragilités et a réduit ses dépenses militaires en mettant l'accent sur les forces spéciales, la cyber-sécurité et les forces aériennes au détriment des forces traditionnelles. Ainsi, la Russie est passée du troisième au sixième rang mondial pour les dépenses militaires.
En matière économique, l'absence de pilotage politique est manifeste. La Banque centrale, sous la direction d'Elvira Nabiullina, semble seule à la barre. Certains discours mettent l'accent sur le besoin d'attirer les investisseurs étrangers tandis que d'autres insistent sur la nécessaire protection contre la globalisation. Une partie des élites russe se sent en guerre contre l'Occident. À la lecture des publications économiques, il est frappant de constater le nombre d'articles qui dénoncent la globalisation, décrite comme le prolongement de la guerre froide et dont le but serait d'anéantir la Russie. Ainsi en est-il de la revue sur la pensée militaire, revue officielle du ministère de la défense. Nombre de cercles et de groupes russes appellent à la mobilisation de la société et de l'économie pour répondre à cette « guerre ».
En l'absence de réformes, la lutte contre la corruption est très aléatoire, frappant certaines personnes sans remettre en cause le système. Les comportements de prédation et de rente prospèrent dans les entreprises publiques jusqu'à l'Académie des sciences.
L'affaire de la privatisation de Rosneft ne répond à aucun des critères fixés par le président Poutine en matière de transparence et de meilleure efficacité des actifs. Cette privatisation n'a pas contribué à l'arrivée d'un investisseur stratégique et elle a été faite dans une totale opacité : on ne sait pas aujourd'hui à qui appartiennent les 19 % d'actifs de Rosneft qui ont été vendus. L'influence personnelle d'Igor Setchine semble s'accroître : la question est de savoir s'il pourra exporter du gaz, monopole détenu jusqu'à présent par Gazprom.
J'en viens aux tensions sociales qui s'accumulent. Depuis 2013, les revenus réels de la population ont diminué de 10 %. L'année dernière, 20 millions de personnes, soit 14 % de la population, vivaient en-dessous du seuil de pauvreté. Les clivages sociaux et régionaux sont extrêmement importants. Certaines régions semblent bénéficier d'un régime à part au sein de la Russie : la Tchétchénie vit ainsi sous la charia et, depuis le meurtre du chef de l'opposition, Boris Nemtsov, Ramzan Kadyrov préside sans aucun contre-pouvoir.
La société subit une politique de verrouillage policier et les mentalités redeviennent archaïques. Ainsi en est-il de la récente loi décriminalisant les violences familiales. Certaines pratiques soviétiques renaissent, avec de multiples abus. Voyez les récents propos antisémites publiquement tenus par deux députés. L'église s'immisce de plus en plus dans les politiques scolaires et culturelles. En ce moment, des manifestations ont lieu à Saint-Pétersbourg contre le transfert à l'église orthodoxe russe de la cathédrale de Saint-Isaac.
La population se préoccupe de plus en plus de la politique intérieure : l'état des routes, les taxes, les tarifs et les services publics lui importent. La société est atomisée et des germes de contestation émergent, dans la ligne des manifestations de 2011 et de 2012. La politique extérieure est de moins en moins un sujet de préoccupation de la population. Après l'élection de Trump, les Russes ne voient plus d'ennemis à l'extérieur et 30 % pensent que les autorités ont recours à cet « ennemi extérieur » à des fins de politique intérieure.
Le régime souhaite préserver la stabilité, et donc sa propre survie. La priorité donnée à la sécurité se fait au détriment du développement dans de multiples domaines : formation, recherche, technologies, innovations, infrastructures. Il n'y aura sans doute pas de réforme de modernisation sous la présidence de Poutine qui craint d'ouvrir la boite de Pandore. Tocqueville avait raison en disant dans « L'Ancien régime et la Révolution » que les régimes autoritaires ne sont jamais aussi vulnérables que lorsqu'ils essayent de se réformer. Ce qui s'apparente à la stabilité à court terme risque de s'avérer une impasse au développement à moyen et long terme.
M. Robert del Picchia. - Avec mes collègues, nous étions hier à l'ONU où nous avons rencontré notre ambassadeur qui connait bien les États-Unis. Il nous a dit que l'ambassadrice américaine a déjà exprimé le souhait de son pays de mettre fin à certains financements. On pouvait penser que les Russes allaient prendre la relève, or ce sont les Chinois qui investissent les postes à l'ONU. Les Chinois semblent donc prendre l'ascendant sur les Russes à l'ONU.
Cela signifie-t-il que les Russes s'éloignent du multilatéral pour privilégier le bilatéral ?
Que pensez-vous des sanctions internationales ? Dans notre rapport, nous proposions leur levée partielle et sous condition, en commençant par lever les sanctions à l'encontre des parlementaires : à Saint-Pétersbourg, 850 parlementaires vont se réunir en septembre prochain à l'occasion d'une réunion de l'Union interparlementaire (IUP). Les Russes ont déclaré que tous bénéficieraient de visas, y compris ceux qui sont sous sanction.
Enfin, qu'avez-vous retenu du rapport du Conseil de la Fédération qui a fait écho à la publication de notre rapport ?
Mme Josette Durrieu. - Merci pour l'excellence de vos deux présentations. Vous avez dit que la Russie était une puissance alerte et en alerte. Les Balkans peuvent-ils être une nouvelle zone de déstabilisation ? Je pense notamment à la Serbie et au Monténégro.
Au Moyen-Orient, les Russes se sont repositionnés, grâce au changement stratégique de la Turquie. Si la paix est négociée entre les Russes, les Turcs et les Iraniens, cela implique-t-il l'intégrité territoriale de la Syrie avec Bachar el-Assad et l'absence de concessions pour les Kurdes ?
Quelles sont les menaces pour la Russie ? S'agit-il de menaces contre le pays ou contre le régime ? Quid des menaces terroristes ? Quelle est la définition de la souveraineté de l'État pour les Russes ? Avant Saint-Pétersbourg, nous allons nous rencontrer en avril à Dhaka, où est prévue, à la demande des Russes, une conférence sur le respect de l'intégrité et de la souveraineté des États.
M. Christian Cambon. - Quel diagnostic portez-vous sur la relation franco-russe ? Nous avons eu une bonne coopération dans le cadre du protocole de Minsk, même s'il est hélas enlisé aujourd'hui. Mais il y a eu aussi beaucoup de gestes maladroits et d'humiliations : le président de la République qui ne voulait pas recevoir le président Poutine si celui-ci venait inaugurer le centre culturel de Paris, l'affaire des BPC mistrals, les sanctions, certaines déclarations de l'ancien ministre des affaires étrangères, M. Laurent Fabius. Quel devrait être notre message à l'occasion de notre déplacement ? Quelles sont les exigences à formuler ?
Les relations avec l'Union européenne vont devenir multiformes, avec le Brexit et la position de l'Allemagne.
M. Jean-Paul Émorine. - Que représentent financièrement les conséquences de l'embargo au niveau international mais aussi français ? Que fait la Russie pour compenser cet embargo ? L'ambassadeur de Russie en France nous a ainsi dit que son pays construisait beaucoup de poulaillers et de porcheries pour compenser les importations de viande touchées par l'embargo.
M. Jacques Legendre. - Depuis une dizaine de jours, les affrontements ont repris dans le Donbass. Les Russes veulent-ils reprendre le contrôle de l'Ukraine ou bien ne s'agit-il que d'affrontements locaux ?
M. Pascal Allizard. - J'aimerais avoir votre avis sur la situation dans le Caucase. Avec Mme Jourda, nous avons publié un rapport il y a quelques mois sur la politique de voisinage de l'Union européenne. La Route de la Soie passe par la Géorgie et la mer Noire. Or, la Russie peut couper du jour au lendemain cet accès. Quels sont les risques ?
Vous avez parlé du Tatarstan, république dont l'indépendance est relative et toujours contestée par Moscou. Du fait de leur pétrole, les Tatars souhaitent développer leur économie : y seront-ils autorisés ?
M. Cédric Perrin. - Le président Poutine a déclaré que le démantèlement de l'URSS avait été une des plus grandes catastrophes du XXème siècle. Il veut permettre le retour de la Russie dans la « cour des grands ». Pouvez-vous nous parler du soft power russe, de la façon dont ce pays tente d'influencer l'opinion internationale ?
M. Daniel Reiner. - Depuis au moins deux ans, les forces militaires russes se font pressantes aux portes de l'OTAN, qu'il s'agisse des côtes de la Norvège, de celles du Royaume-Uni ou de la France. Je pense aussi au survol lundi dernier par des bombardiers stratégiques. De même, certains sous-marins se trouvent à des endroits où ils ne devraient pas être. Quel est le sens politique de ces gesticulations ?
L'ambassadeur russe en France nous a dit que nous avions eu tort de lancer l'opération Harmattan en Libye. Mais, depuis quelques temps, ils ont pris le contre-pied des occidentaux en soutenant le général Haftar et probablement en lui fournissant des armes. À quel jeu politique joue la Russie dans ce pays ?
M. Claude Malhuret. - Syndrome obsidional, paranoïa : rien n'a changé depuis les Lettres de Russie du marquis de Custine, qui semblent décrire la Russie d'aujourd'hui. À la différence de la Chine et d'autres pays comparables, la Russie est en train de manquer pour la troisième fois l'occasion de relancer son développement. Ce sont les tsars qui ont laissé passer la première occasion, la seconde a été perdue avec le désastre communiste, et la troisième est gâchée de nos jours, car toute l'énergie est dirigée vers l'extérieur, avec cette obsession de la désintégration de l'empire. Aucun effort n'est fait pour développer l'économie ni en matière d'éducation ; la corruption est généralisée ; les ressources, dont la moitié proviennent des hydrocarbures, sont bradées. Bref, c'est le Nigéria sous la neige et avec des bombes atomiques ! Tout cela profite à la Chine, dans les bras de laquelle la Russie se jette, pour le plus grand plaisir de Xi Jinping. Y a-t-il une chance pour que cette troisième occasion soit saisie ? Pour que les élites russes s'aperçoivent que cela ne peut pas continuer comme ça ? Qu'il n'est pas réaliste de prétendre affronter les États-Unis avec 150 millions d'habitants et un PIB inférieur à celui de l'Italie ?
La désinformation russe a retrouvé le niveau qu'elle avait aux meilleures années de l'URSS - c'était la seule chose qui fonctionnait bien - avec en prime l'adaptation aux nouvelles technologies. Elle a eu un impact aux États-Unis, et commence à en avoir en France, comme l'explique bien le New York Times d'hier. La Russie ne séduit pas seulement les partis extrémistes, de droite ou de gauche, qui adorent par principe les dictateurs, mais aussi les partis démocratiques, y compris le mien, où je crois désormais entendre le claquement des talons de Daladier sur les trottoirs de Munich - soit dit sans vouloir aucunement comparer M. Poutine à Hitler, naturellement. À l'approche des élections présidentielles, les manoeuvres ont commencé : attaque des serveurs de M. Macron, actions similaires en Allemagne, aux Pays-Bas, ou ailleurs. Dans quelle mesure les Russes peuvent-ils nuire à nos processus électoraux ? Comment nous protéger ?
Mme Gisèle Jourda. - En quoi l'élection de M. Trump conforte-t-elle l'ambition historique de la Russie ? Après l'ingérence russe dans les élections américaines, comment qualifieriez-vous le lien entre MM. Poutine et Trump ?
M. Thomas Gomart. - Questions pertinentes ! Pour les Russes, un monde multipolaire n'implique pas le développement du multilatéralisme. La Russie bloque le fonctionnement de certaines organisations multilatérales, par exemple en multipliant les recours à son droit de véto au Conseil de sécurité de l'ONU. C'est aussi dans ce cadre que nous voyons la substance de la relation franco-russe : la Russie a démonté systématiquement plusieurs tentatives françaises de faire voter une résolution. À la différence de la Chine, la Russie n'a jamais consacré de contingents importants aux opérations de maintien de la paix de l'ONU. En tout, une centaine de soldats russes y participent. La Chine y envoie environ 8 000 personnes, car elle y voit le moyen de faire monter en gamme ses forces armées sur des opérations peu difficiles, leur principale faiblesse étant le manque d'aguerrissement.
Les sanctions sont devenues le point de fixation de la relation entre la Russie et l'Union européenne, et même l'Occident. Elles pénalisent nos entreprises en les plaçant sous le joug de décisions prises à Washington, certes. Mais pouvait-on imaginer une absence de réponse à l'annexion de la Crimée et à la déstabilisation du Donbass ? Pouvait-on accepter qu'un pays membre du Conseil de sécurité de l'ONU en envahisse un autre et le déstabilise sans conséquences ? La réponse est dans la question. Étions-nous prêts à aller plus loin que de simples sanctions ? Même remarque. Les sanctions étaient donc le seul choix. Elles sont en réalité très légères, et leur impact a été défini avec soin pour qu'elles soient ciblées. Certaines pourraient être levées, mais celles qui sont liées à l'annexion de la Crimée ne sauraient l'être, sauf à reconnaître que le mémorandum de Budapest peut être violé sans conséquences.
Il est vrai que le précédent de l'Iran - qui a fait l'objet d'un excellent rapport d'information à l'Assemblée nationale de M. Lellouche et Mme Berger - montre qu'une épée de Damoclès est suspendue à Washington, qui menace de tomber sur nos entreprises. En fait, c'est le prix que les Américains nous font payer pour notre propre sécurité. Que l'Europe relance ses dépenses militaires, elle limitera son exposition à ce type de situation.
Mme Tatiana Kastouéva-Jean. - En 2007, M. Poutine avait fait à la conférence de Munich un discours très virulent contre les États-Unis, dénonçant leur domination sur le monde et le contournement du Conseil de sécurité. Dix ans plus tard, la Russie se permet les mêmes comportements qu'elle avait dénoncés, et contredit ainsi son propre discours. Elle affaiblit les institutions multilatérales en mettant en avant d'autres structures plus ou moins informelles, comme celles qui rassemblent les BRICS. Mais il semble que sa stratégie soit en passe d'évoluer, à en croire certaines publications du club Valdaï, peu suspect d'être dans l'opposition au Kremlin. Les Russes reviennent vers les institutions multilatérales auxquelles participe l'Occident car au fond, ce qui fait de leur pays une grande puissance est son droit de véto au Conseil de sécurité. Diminuer le pouvoir de ce Conseil diminue l'emprise de la Russie sur les affaires du monde.
Le discours des Russes sur les sanctions est très ambigu. D'un côté, ils les exhibent comme un signe d'hostilité à leur endroit, de l'autre, ils louent leur utilité pour leur économie, qui se trouve ainsi stimulée puisqu'il leur faut développer des substituts aux importations. Quant à l'embargo, comme il a été décidé par le gouvernement russe, aucun chiffre n'est publié sur son coût. D'ailleurs, les Russes ne parlent que des sanctions occidentales. Et une certaine confusion règne : beaucoup d'entre eux croient que l'embargo leur est aussi imposé par l'Occident. Il est vrai que dans certains secteurs, comme l'agroalimentaire ou l'industrie pharmaceutique, des aides d'État permettent à des entreprises russes de profiter de la situation pour développer des substituts locaux aux produits d'importations. Mais les résultats ne sont pas toujours à la hauteur. Ainsi, les races bovines présentes en Russie ne permettent pas de produire de bons fromages. Les substituts portent donc le nom de « produit ressemblant à » ou « à base de » fromage... Et des substances nocives sont parfois utilisées : la consommation d'huile de palme a explosé depuis le début de l'embargo.
Le rapport du Conseil de la Fédération m'a surtout semblé être une occasion pour les Russes de faire la liste de leurs griefs contre l'Occident, d'une manière compacte, impénétrable, n'offrant pas la moindre place à la remise en question de soi-même et de son comportement. Alors que la Russie distinguait en général entre Europe et États-Unis, elle enfonce pour la première fois un coin dans l'Union européenne en critiquant les actions de l'Allemagne en son sein, et notamment sa gestion de la crise migratoire, qu'ils qualifient d'égoïste, en mettant en relief les conséquences des décisions allemandes sur les autres États membres.
M. Thomas Gomart. - J'ajoute qu'on observe aussi à l'OSCE une attitude peu coopérative de la Russie, qui cherche à détruire le consensus démocratique sur lequel cette organisation est construite. Quant aux sanctions, elles ont été prises par l'Union européenne en tant que telle, ainsi que par la Norvège, l'Australie, le Canada, le Japon et la Suisse. Si M. Trump souhaite affaiblir encore l'Union européenne, il peut les lever unilatéralement. Nous verrons alors ressurgir en Europe les mêmes clivages qu'en 2003.
Les Balkans sont une zone de confrontation. Les diplomates américains qui nous expliquaient comment gérer la période de transition actuelle ont beaucoup insisté sur le Monténégro. Les liens entre la Russie et la Serbie sont anciens, et matérialisés notamment par la base de coopération humanitaire à Nis. La force d'attraction de la Russie sera-t-elle suffisante pour que ces pays changent de pied et renoncent à adhérer à l'Union européenne ? Rien n'est moins sûr. Les Balkans sont aussi traversés par la route migratoire qui vient de la Turquie. Et nous connaissons l'influence de la Russie sur l'appareil d'État turc.
M. Lavrov affirme que la Syrie doit conserver ses frontières actuelles, issues des accords Sykes-Picot, ce qui entretient l'illusion que Bachar el-Assad pourra retrouver le contrôle complet de son territoire. Or les Kurdes sont très actifs. Que ferons-nous si la Turquie, membre de l'Otan, se livre à des exactions contre eux ?
Il est très difficile de s'entendre avec les Russes sur le fait qu'il existe des mouvements spontanés d'insurrection contre un pouvoir autoritaire, comme les révolutions de couleur ou les « printemps arabes ». Pour eux, ces phénomènes sont téléguidés de l'extérieur ou pilotés par des services de renseignement.
La Russie explique que le djihadisme a été alimenté par les Occidentaux, et notamment par les Américains lors de leur intervention en Afghanistan, dans les années 1980. Ils oublient de rappeler qu'ils les y ont précédés, et que la quasi-alliance sino-américaine qui s'y est nouée à l'époque était dirigée contre eux ! Le régime russe actuel repose en partie sur un pacte entre MM. Poutine et Kadyrov. La première guerre de Tchétchénie, entre 1994 et 1996, correspond au point bas de l'abaissement géopolitique de la Russie. Elle aboutit à une défaite humiliante pour les forces russes. En 1999 et en 2000, l'accès au pouvoir de M. Poutine est lié à des opérations de lutte contre le terrorisme tchétchène : M. Poutine offre à son armée une revanche en Tchétchénie, dont M. Kadyrov devient ensuite l'acteur principal. Signalons qu'en juin 2015, après l'attentat contre Charlie Hebdo, 800 000 personnes ont manifesté contre ce journal à Grozny.
La Russie a été massivement frappée par le terrorisme dans les années 1990. Pour elle, la guerre contre le terrorisme a commencé dès 1996, avec la lutte à mort contre M. Bassaïev. Au cours des années 2000, la Russie a été le troisième pays le plus frappé par le terrorisme, après l'Afghanistan et l'Irak. Le problème a été réglé en laissant carte blanche à M. Kadyrov. Mais nombre de djihadistes du Caucase du Nord sont sortis du pays et ont transité par la Turquie, malgré les opérations menées par ce pays pour les neutraliser. Les autorités russes font tout pour qu'ils ne reviennent pas sur le territoire de la Fédération.
Pour des raisons historiques évidentes, la relation franco-russe n'a rien à voir avec la relation germano-russe. C'est une relation teintée de romantisme, à l'image de la saga du Normandie-Niemen, dont le dernier aviateur, Gaël Taburet, est mort hier. On est souvent tenté de mobiliser les beaux symboles qui l'émaillent, mais la réalité est que nous avons de profondes divergences. Le discours de propagande russe dans notre pays va évidemment monter en puissance dans les prochaines semaines. La relation franco-russe s'est bien développée sur le plan économique depuis quinze ans, avec de très beaux succès de nos entreprises. Et nous avons réussi à trouver des convergences sur plusieurs dossiers politiques. Le problème de fond est le suivant : cette relation franco-russe est-elle prioritaire par rapport à la relation entre l'Union européenne et la Russie ? Pour Moscou, la réponse est évidemment oui, puisque la stratégie est de bilatéraliser les relations, dans le cadre d'une approche renvoyant au concept de concert européen, comme au dix-neuvième siècle. En bilatéral, peu de pays peuvent tenir tête à la Russie : l'Allemagne, essentiellement, et la France et l'Angleterre sans doute aussi.
Mme Tatiana Kastouéva-Jean. - Dans une note sur les facteurs intérieurs de la politique extérieure russe, je soulignais qu'après la chute de l'Union soviétique, les Russes n'ont pas eu la même relation avec la paix, puisqu'entre la guerre de Tchétchénie et le terrorisme massif, ils n'en ont pas connu les dividendes. Les préoccupations sécuritaires peuvent être légitimes, mais leur sens a dérivé vers une assimilation entre sécurité du pays et sécurité du régime, et de la personne de M. Poutine : M. Volodine a déclaré au club Valdaï il y a deux ans que sans Poutine, il n'y avait pas de Russie. Prioritaires, les dépenses de défense augmentent dans l'opacité, au détriment des budgets de la santé publique ou de l'éducation.
Qu'est-ce que la souveraineté ? C'est, d'abord, la maîtrise du territoire et la préservation de son intégrité - pendant les années de transition, les Russes ont eu quelques frayeurs sur ce point. C'est ensuite la capacité à définir sa politique de manière indépendante. « Dieu soit loué, nous n'avons pas d'alliés », s'est un jour exclamé M. Poutine, se félicitant ainsi de n'avoir pas à tenir compte d'autres avis. En cas de problème, le multilatéralisme vole en éclat, la Russie prend ses décisions seule et ses alliés en sont informés par les journaux. C'était le cas avec l'instauration de l'embargo ou l'articulation entre le projet chinois de Route de la Soie et l'Union eurasiatique. Troisième aspect de la souveraineté : la capacité à organiser son voisinage proche sans avoir à composer avec des influences étrangères.
L'administration de M. Trump a donné des signes contradictoires sur le dossier ukrainien, affichant à la fois son soutien à l'Ukraine et sa volonté de renouer le partenariat avec la Russie. Du coup, chaque partie est tentée par l'escalade pour s'assurer la meilleure position de négociation possible. Les accords de Minsk sont bloqués, et l'on voit mal comment résoudre le problème. Pour Kiev, c'est une question de principe : céder sur le statut autonome du Donbass et l'organisation d'élections, c'est risquer d'être destitué par la rue. J'observe dans la presse ukrainienne une ébullition d'idées sur la manière de faire évoluer le processus de Minsk. Ainsi, l'ancien gouverneur de la région de Donetsk a proposé d'inviter les casques bleus à séparer les belligérants.
Les trois obstacles majeurs sont l'impossibilité d'assurer la sécurité sur les lignes de front, dans les Républiques autoproclamées, l'absence d'interlocuteur légitime du côté des séparatistes, puisque la Russie considère le conflit comme une guerre civile à laquelle elle n'est pas partie, et surtout le manque total de confiance entre les deux parties de l'Ukraine, puisque chacune se considère comme trahie. Il est vrai que Kiev a adopté une approche punitive au lieu de créer des liens avec la population de ces régions.
M. Thomas Gomart. - Sur les démonstrations de force de la Russie, je vous invite à lire le compte rendu de l'audition des ambassadeurs de Norvège, de Suède et de Finlande devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale au début du mois. La préoccupation de ces trois alliés - dans le cadre de l'Union européenne ou de l'OTAN - est palpable. Il y a en effet des tests en permanence, cela préoccupe nos autorités militaires et mobilise des forces. Que cherche la Russie ? À évaluer nos capacités de réaction et la cohésion de l'OTAN, certainement. Mais surtout, à obtenir un ascendant psychologique. C'est le mode de fonctionnement du président Poutine. Cette intimidation stratégique passe aussi par le facteur nucléaire.
Pour comprendre l'influence russe dans la campagne électorale américaine, il faut se placer dans un cadre chronologique remontant jusqu'à 1996. Cette année-là, l'action conjuguée de trois oligarques - MM. Berezovski, Gusinsky et Khodorkovski - sous l'influence américaine, a fait réélire M. Eltsine, alors que celui-ci était à 5 % dans les sondages. Pour M. Poutine et son entourage, il s'agissait là d'une ingérence directe dans les affaires intérieures de la Russie. Vingt ans plus tard, le bac se retourne sur le cochon, et la Russie exerce ouvertement une influence sur les élections américaines.
C'est aussi en 1996 qu'ont commencé les négociations secrètes entre Russes et Américains sur la gestion du cyberespace. La Russie souhaitait qu'il soit régulé par l'ONU, quand les Américains, qui y voyaient un outil de promotion de la démocratie et de domination économique, s'y opposaient. Ce processus s'est fracassé sur l'affaire Snowden. Nous sommes désormais dans une guerre ouverte pour le contrôle du cyberespace, dans laquelle la Chine joue aussi un rôle de premier plan.
Bien sûr, il serait absurde d'expliquer le phénomène Trump, qui répond à une évolution sociologique profonde des États-Unis, dont les classes moyennes ont été laminées, et constitue le prolongement du mouvement des Tea parties, par l'action de la Russie. Pour autant, on ne saurait exonérer la Russie qui, comme d'autres puissances, s'est efforcée de faire tomber la pièce du bon côté au dernier moment. En France, on voit bien que la Russie soutient le Front national et que celui-ci tient lieu de ce qu'était le PCF pendant la Guerre froide. Le programme de Mme Le Pen invite à une alliance stratégique avec la Russie. Pour autant, il serait absurde d'expliquer la progression du Front national depuis trente ans par ce soutien. Mais ne nous leurrons pas : la Russie va essayer de faire en sorte que la pièce tombe du bon côté - pour elle.
La question sur la Libye renvoie à la relation de la Russie avec l'Égypte, qui enregistre un regain dans la coopération militaire sur fond d'une grande similitude dans le style de gouvernement. Oui, il y a eu une mise en scène sur un navire russe, mais je ne sais pas exactement quel type de soutien est apporté aux forces du général Haftar. En tous cas, pour la Russie, tout vide stratégique est une opportunité à saisir.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci. La situation est complexe et entre la Chine, l'Afrique et l'élection de M. Trump - sans parler du Brexit - c'est à n'en pas douter une nouvelle donne qui s'installe sous nos yeux.
Présidence de MM. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 16 h 40.
Audition de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur le Brexit et la refondation de l'Union européenne
Cette audition est commune avec le groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne et la commission des affaires européennes.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Cette réunion conjointe avec la commission des affaires européennes a lieu dans le cadre de notre groupe de suivi sur le Brexit, qui s'est saisi de deux grands sujets : la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, mais aussi les grands axes, dans cette perspective, d'une refondation de l'Europe. Notre groupe de suivi vient d'adopter son rapport d'étape sur le Brexit. Nous avons eu de nombreux contacts, y compris en Allemagne et au Royaume-Uni.
Nous entendons tenir une position forte. Loin de l'idée que le Brexit serait un problème pour l'Union européenne, nous affirmons clairement que ce problème est celui du Royaume-Uni, quand notre souci est bien plutôt celui de l'unité de l'Europe. Gardons-nous de nous laisser prendre en otage par ce débat. Lorsque Mme May dit qu'il n'y aura pas de deal en cas de mauvais deal, nous ne voyons pas là une menace. Nous sommes certes attachés à préserver de bonnes relations avec le Royaume-Uni, qui engagent en particulier des questions de défense et de sécurité, et c'est pourquoi nous souhaitons un bon accord, mais sans pour autant donner le sentiment que nous serions les victimes d'une absence d'accord. Ne soyons pas faibles dans cette négociation difficile. Clairement, le nouveau statut du Royaume-Uni dans l'Europe ne saurait être meilleur demain qu'il n'était hier.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Après le Brexit, il faut repenser le fonctionnement de l'Union européenne, et affirmer une stratégie. Les Etats-Unis, la Russie rêvent d'une Europe affaiblie, divisée. Nous voulons, au rebours, une Europe puissance, une Europe stratège, qui sache aussi rendre plus de poids aux parlements nationaux, en vertu du principe de subsidiarité. Nous voulons un couple franco-allemand qui, une fois passés les recadrages électoraux qui vont s'opérer de part et d'autre du Rhin, retrouve un nouvel élan. Nous voulons des avancées concrètes sur les politiques clé que sont l'énergie, le numérique, mais aussi sur la politique de la concurrence qui, écrite il y a près de soixante ans, au lendemain de la signature du traité de Rome, ne correspond plus à l'économie du XXIème siècle. Nous souhaitons, à la faveur de cette rencontre, monsieur le ministre, connaître votre appréciation sur le fonctionnement actuel et futur des institutions de l'Union européenne.
M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui. Le travail du Parlement est essentiel, parce que la question de l'avenir de l'Union européenne se pose de toute façon : la décision britannique n'est qu'une circonstance stimulante.
Face aux risques qui sont devant nous, dans le monde incertain voire dangereux où nous vivons, alors que les grandes lignes de la politique internationale de la nouvelle présidence américaine restent encore floues, tandis que l'attitude de la Russie est celle que l'on connaît et que des rééquilibrages s'opèrent, notamment dans les relations avec la Chine, quelle place pour l'Europe ?
Oui, l'Europe est en danger, mais les peuples européens, qui semblent, avec la montée des partis populistes, s'en détourner, n'ont pas été saisis par la contagion immédiate du Brexit, auquel ils ont, au contraire, opposé un réflexe de défense, de survie. Ceux qu'on aurait pu penser tentés d'emprunter le même chemin n'ont pas voulu prendre ce risque. Cela ne veut pas dire, pour autant, que tout est réglé : il existe une attente forte, à laquelle nous devons répondre.
Pour avoir vécu le référendum de 2005, nous savons quelles sont les interrogations de nos concitoyens, mais en cette fin de cycle, marquée par le retour des nationalismes, nous avons plus que jamais besoin de consolider l'ensemble européen qui a permis, après la seconde guerre mondiale, de garantir la paix, de construire la prospérité, de réunifier les peuples européens divisés, et qui porte une espérance, une flamme qu'il nous faut retrouver. Telle est notre responsabilité.
Lorsque j'ai pris mes fonctions, il y a un an, j'ai rencontré mon homologue allemand d'alors, Frank-Walter Steinmeier. Nos échanges nous ont convaincus de la nécessité d'une initiative franco-allemande, qui fut livrée sous forme d'une contribution publique, au moment du Brexit, mais dans l'élaboration de laquelle nous nous étions engagés bien avant. Le débat sur la Défense européenne a repris - et les déclarations du président américain sur l'Otan le rendent d'autant plus d'actualité - aboutissant à un certain nombre de décisions adoptées par le Conseil européen, pour lesquelles, là-aussi, des initiatives franco-allemandes avaient été présentées.
Le fait est que tout le monde regarde du côté du couple franco-allemand. Et si l'on nous reproche parfois de décider pour les autres, on s'inquiète, par-dessus tout, lorsque nous restons silencieux. C'est là une réalité singulière, liée à l'histoire, puisque tout est parti de la main tendue à l'Allemagne par la déclaration Schuman. On connaît la suite, mais on sait aussi que depuis lors, l'Europe a dû faire face à de nouveaux enjeux. Je pense, récemment, à la crise migratoire, à la montée de la menace terroriste à laquelle nous devons répondre dans la durée.
Tout est prêt pour que la négociation sur le Brexit commence. Rien ne peut réellement commencer tant que les Britanniques n'ont pas officiellement demandé à quitter l'Union, mais Mme May s'est engagée à activer l'article 50 du traité d'ici la fin mars, peut-être même dès le Conseil européen des 9 et 10 mars si la procédure parlementaire engagée le permet, c'est un gage.
Dans cette attente, nous avons fixé, dès le 29 juin, après le vote britannique, des principes clairs, rappelés le 15 décembre dernier : il ne saurait y avoir de négociation bilatérale ou sectorielle en-dehors du cadre fixé par l'article 50 du traité. Tout accord sur la relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne devra reposer sur un équilibre entre droits et obligations ; en particulier, le maintien d'une participation du Royaume-Uni au marché unique devra obligatoirement passer par l'acceptation des quatre libertés, y compris la liberté de circulation des travailleurs. Pour promouvoir ces principes, l'entente franco-allemande a été, là aussi, essentielle.
Nous nous sommes également accordés sur les principales méthodes de travail qui présideront aux négociations, afin que celles-ci soient efficaces et transparentes. Cette organisation permettra à chaque institution de jouer pleinement son rôle. Dès la notification par le Royaume-Uni, le Conseil européen adoptera des orientations qui fixeront les principes de négociation de l'Union européenne. Une réunion extraordinaire des chefs d'Etat et de gouvernement pourrait être organisée à cette fin, probablement début avril. Puis la Commission présentera des recommandations au Conseil des ministres de l'Union européenne, lequel adoptera une décision autorisant l'ouverture des négociations, ainsi que des directives de négociation, et désignera la Commission comme négociateur de l'Union.
A la tête de l'équipe de négociation, Jean-Claude Juncker a désigné notre compatriote Michel Barnier, dont vous connaissez l'expérience tant sur la scène nationale que comme ancien commissaire européen à la politique régionale puis en charge du marché intérieur. Je pense, au terme d'un échange que j'ai eu avec lui, qu'il est sur le bon chemin : sa méthode est rigoureuse et il attend un mandat aussi clair que possible afin de poursuivre son travail. Je me félicite de ce choix.
Des dispositions spéciales ont également été prises afin que chaque institution joue pleinement son rôle. Un groupe de travail dédié sera créé à Bruxelles, qui permettra aux Etats membres d'être informés en permanence des travaux menés par l'équipe de Michel Barnier, le Parlement européen étant également informé à échéances régulières.
A l'échelon national, nous nous sommes organisés. Le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) conduit depuis l'été un important travail de cartographie des intérêts français tant au titre de la négociation de retrait qu'à celui du cadre des relations futures. Le ministère des affaires étrangères et des relations internationales a créé, quant à lui, une task force dédiée, pilotée par la direction de l'Union européenne. Nous disposons donc des outils pour défendre les intérêts français. Pouvoir compter sur le SGAE, qui mène un travail interministériel dans des conditions remarquables, est sans conteste un avantage, sur lequel tous les gouvernements ne peuvent pas compter.
En dépit du début de clarification que j'évoquais, il ne faut pas sous-estimer, cependant, les contradictions qui marquent la position britannique. Certains y verront une simple tactique, mais j'ai pu observer, au cours des mois passés, que cette position est bel et bien entachée de beaucoup de confusion, de divisions, y compris au sein des différentes familles politiques. Dès le 17 janvier, cependant, il y a eu un début de clarification, confirmé par le livre blanc présenté au Parlement.
Si Mme May maintient sa position, cela signifie clairement que le Royaume-Uni renonce au marché intérieur, car nous avons été clairs : dès lors qu'elle affiche un refus du principe de libre circulation des personnes et rejette la juridiction de la Cour de justice européenne, le Royaume-Uni doit sortir du marché intérieur. Pour autant, il faut rester vigilants, car Mme May souhaite négocier un accord de libre-échange qui ressemble à s'y méprendre à un accès sur mesure au marché intérieur. Les difficultés commencent. Elles commencent enfin, serais-je tenté de dire, mais il ne faut pas les sous-estimer.
La volonté de quitter l'Union douanière pour conclure des accords de libre-échange avec des Etats tiers a également été exprimée, mais elle s'accompagne du souhait de bénéficier de certains avantages de l'Union douanière. Il nous faudra donc le rappeler inlassablement : les quatre libertés ne sont pas divisibles et doivent être pleinement acceptées, à chaque étape. Il y va de nos intérêts, de ceux de l'Europe et de son avenir. Il ne faut pas être naïfs, et laisser Mme May se livrer à ce que l'on a appelé le « cherry picking ». Lorsque Boris Johnson nous accuse de vouloir punir la Grande Bretagne, je me récrie ! Tel n'est pas notre état d'esprit. Il ne s'agit pour nous de rien d'autre que de préserver l'avenir de l'Europe, et Mme Merkel, avec ses mots, ne dit pas autre chose : pas de négociation particulière, dit-elle en s'adressant à tous les Etats de l'Union, mais aussi aux Etats-Unis, pour parer à la tentation de négocier des accords de défense avec des contreparties. L'Allemagne comme la France adresse aussi le message aux organisations professionnelles, car la tentation est grande, dans des secteurs comme celui des services ou de l'automobile, de s'arranger avec ses homologues britanniques, pour demander ensuite à l'Union européenne d'avaliser. Cela serait dangereux : il nous faut garder une vision globale du processus de négociation.
Nous devons être clairs : quand on décide de ne plus appartenir à un groupe, on ne peut plus bénéficier des avantages qu'il offre. Il existe des règles, des engagements. Les Etats membres ont réussi, jusqu'à présent, à maintenir l'unité : il faut la préserver dans la durée.
Confrontés au Brexit et à la persistance des crises - menace terroriste, crise migratoire, montée des nationalismes, remises en cause du projet européen - nous devons faire face. Certains aujourd'hui voient l'Union européenne, comme une machine de guerre conçue pour concurrencer économiquement les Etats-Unis, en oubliant qu'elle a été conçue pour reconstruire l'Europe, et qu'elle a permis d'assurer la paix sur le continent, ce que tous les présidents américains avant M. Trump ont appuyé. Comme je l'ai dit et le redirai à mon homologue Rex Tillerson, il est de l'intérêt des Etats-Unis que l'Europe se porte bien et contribue à l'équilibre du monde.
Quelles que soient les réponses que l'Union européenne ait apportées à l'érosion de la confiance des peuples, les citoyens européens ont eu le sentiment, de sommet en sommet, que les annonces ne se concrétisaient pas. Cela ne veut pas dire, pour autant, que les Européens veulent moins d'Europe. Ce qu'ils veulent, ce sont des réponses concrètes, et pas de simples proclamations. Ce qui s'est fait à Bratislava en septembre et que le sommet de La Valette, le 3 février, a confirmé, va dans le bon sens. Les Vingt-sept ont dit leur volonté d'aller de l'avant. « Ce qui se joue, c'est le destin même de l'Union européenne. Ce n'est pas seulement le regard sur le passé qu'il faut porter, c'est une volonté pour l'avenir qu'il faut définir » a déclaré, à Malte, le Président Hollande. Il importe que les chantiers ouverts soient confirmés le 25 mars prochain, à l'occasion du 60ème anniversaire de la signature du traité de Rome.
Nous avons besoin d'une unité dans le verbe, dans l'expression politique, mais aussi dans l'action. L'Europe, tout d'abord, doit véritablement protéger ses citoyens, ce qui passe par la maîtrise de nos frontières extérieures. Elle doit aussi assurer notre sécurité, en organisant notre propre défense, non pas contre l'Alliance atlantique mais en complément de celle-ci. Nous y parviendrons en renforçant nos capacités, en coordonnant nos programmes, en nous dotant d'instruments de planification, en augmentant nos moyens financiers - la création d'un fonds a été décidée, il faut le mettre en oeuvre -, en favorisant une politique industrielle et de recherche européenne. Nous sommes engagés dans cette voie, il faut poursuivre.
L'Europe est une puissance économique, c'est une puissance commerciale, exportatrice, une puissance qui compte plus de 570 millions d'habitants. Il est normal que cet ensemble préserve ses intérêts dans les négociations commerciales, en faisant valoir le principe de la réciprocité. Certaines mesures ont déjà été prises. Je pense, en matière de concurrence, aux réactions suscitées par les exportations d'acier chinois. Il faut ouvrir d'autres chantiers encore, mais en se gardant d'un danger, celui du repli. Je suis frappé par les débats autour de l'accord de libre-échange avec le Canada, le CETA. Autant nous avons été en désaccord avec les Américains sur le projet de traité avec les Etats-Unis, le TTIP, trop déséquilibré, autant le Canada s'est montré beaucoup plus réceptif dans la négociation, tandis que l'Europe a su, de son côté, faire évoluer ses positions et se montrer plus exigeante sur certains points : accès à tous les marchés publics, protection de l'origine géographique des produits, préservations de nos normes sociales et environnementales - on ne saurait prétendre que nous allons être inondés de produits OGM en provenance du Canada, car nous avons obtenu le contraire. Quant à la gestion des conflits, il a été décidé qu'elle ne passerait pas par les tribunaux arbitraux, privés, avec les risques de conflit d'intérêts qu'ils comportent aujourd'hui, mais serait confiée aux magistrats indépendants des tribunaux publics. C'est une avancée qui fera référence dans d'autres négociations.
Il ne suffit pas de suspendre les négociations sur le TTIP, mais encore faut-il, au-delà, savoir ce que l'on veut. Veut-on mettre fin aux relations économiques internationales, aux exportations ? Si l'on entend, au rebours, poursuivre les échanges économiques internationaux, cela ne saurait se faire sans règles. Nous devons être capables de bien préserver nos intérêts, et les plus libéraux des gouvernements en Europe sont en train d'évoluer, en particulier depuis la crise de 2007.
L'Europe doit être porteuse d'un projet politique et pas seulement économique et commercial. A nous Européens de porter à l'échelle de ce monde incertain la nécessité de la régulation mondiale. Le G20, sous la présidence de l'Allemagne, a retenu, notamment grâce aux propositions françaises, un agenda très chargé. L'Afrique y figure : c'est un sujet mondial, qui appelle le règlement de questions aussi lourdes que la sécurité, le développement, la lutte contre la pauvreté, l'accès à l'énergie. Des questions dont tout le monde doit se préoccuper, car elles appellent des solutions internationales. Aller vers moins de régulation mondiale, c'est aller vers le danger. Nous devons être porteurs de cette exigence. Certaines décisions ont déjà été prises par le G20, sur les paradis fiscaux, l'évasion et la fraude fiscale, notamment, mais craignons un retour en arrière, alors qu'il faudrait aller plus loin, vers un projet de civilisation, que l'Europe peut et doit porter.
Je ne suis tenté ni de proposer, pour sortir de la crise de confiance que traverse l'Europe, un nouveau traité ni d'appeler à une révolution institutionnelle. Non point qu'il ne faille rien changer à l'équilibre des institutions, ni aux relations avec les parlements nationaux, qui vous préoccupent à juste titre, mais j'estime que c'est quand s'exprime une volonté politique que les choses évoluent. Un exemple : en matière de lutte contre le terrorisme, le processus de décision s'est accéléré face au danger, et une décision sur le PNR (Passenger Name Record) a enfin vu le jour. Je pense de même aux gardes-frontières européens, au renforcement de Frontex : en six mois, des décisions ont été prises sur des sujets qui faisaient l'objet de débats depuis des années. Preuve que ce qu'il faut à l'Europe, c'est moins de technocratie et plus de politique. Cessons de déléguer à l'excès à l'administration et prenons, comme politiques, nos responsabilités, agissons, engageons-nous. C'est ainsi que l'on retrouvera la confiance. Peut-être faudra-t-il envisager, dans la durée, une refonte des traités, mais en faire une question préalable serait périlleux.
Permettez-moi, pour finir, d'évoquer un échange que j'ai eu avec M. Kaczyñski, chef du parti au pouvoir en Pologne, qui m'a dit n'être ni du côté de Trump, ni du côté de M. Farrage, ni de celui de Mme Le Pen, mais être un patriote polonais, favorable à la justice sociale. L'Europe ne fonctionne pas, a-t-il ajouté, car les Etats et les parlements nationaux y manquent de pouvoir. Et d'appeler à un nouveau traité, qui soumettra toute décision européenne à l'approbation nationale. Telle n'est pas ma conception, je vous le dis tout net.
En revanche, nous pouvons construire une Europe plus efficace, mieux liée aux enjeux du futur, renforcer la zone euro - en tout état de cause, nous avons besoin de plus de politique et de plus de volontarisme.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous avons besoin de plus de clarté, également, de politiques énoncées plus clairement.
M. Christian Cambon. - A Londres, plusieurs de nos interlocuteurs nous ont déclaré qu'ils préféraient pas d'accord, plutôt qu'un mauvais accord. Or, les experts précisent que la facture des seuls engagements pris par la Grande-Bretagne pourrait représenter entre 40 et 60 milliards d'euros ; comment sortir de cette contradiction entre des Britanniques qui veulent sortir de l'Europe sans payer - parce que leur vote s'explique pour beaucoup par leur volonté de ne plus payer pour les Européens - et les Vingt-Sept, qui ne veulent pas payer à la place des Britanniques pour les programmes déjà lancés ?
Paul Magnette, ensuite, ministre-président de Wallonie, a récemment déclaré que pour sauver l'Europe, il faudrait peut-être que ceux qui la critiquent la quittent, au premier chef les pays de l'est européen : qu'en pensez-vous ?
M. Gilbert Roger. - Quelles conséquences le Brexit a-t-il sur l'Irlande ?
M. Jean-Yves Leconte. - Le caractère indissociable des quatre libertés est trop souvent présenté comme un dogme, alors qu'il faut expliquer leur avantage. Ainsi, la liberté de services et d'installation des salariés a constitué un moyen de mutualiser les compétences et d'amortir les chocs d'emploi - depuis 2008, les salariés européens qui ont changé de pays de résidence représentent le quart du nombre de chômeurs européens, il faut le faire savoir. Ceux qui sont allés en Grande-Bretagne ne doivent pas perdre les acquis obtenus pendant que la Grande-Bretagne était partie intégrante de l'Union, il faut y veiller très attentivement dans la négociation, y compris dans les règles de certains fonds de pension britanniques. La mobilité est un acquis, il ne faut pas la pénaliser.
Que se passera-t-il, ensuite, après le Brexit ? L'accord passé entre la Grande-Bretagne et l'Union sera-t-il dans tous les cas ratifié par les parlements nationaux ? Dans quel calendrier ?
Mme Fabienne Keller. - Le Brexit défie la cohésion des Vingt-Sept, parce qu'ils ont des intérêts divergents sur les thématiques qui vont être abordées : comment préserver cette cohésion, tout en poursuivant notre intérêt national ? Quelle initiative le couple franco-allemand vous paraît-il pouvoir prendre pour l'Europe ? Je plaide pour un parlement mixte, qui harmoniserait les normes en matière économique, de droit du travail, en matière fiscale... et qui trouverait sa place naturelle à Strasbourg.
M. Jean-Marc Ayrault, ministre. - Le Gouvernement est très engagé pour défendre les sessions du Parlement européen à Strasbourg, nous avons refusé par exemple que le vote du budget ne s'y tienne pas - c'est un symbole mais un acte politique, nous refusons de laisser s'installer un état de fait où les équipements à Strasbourg seraient délaissés.
Je crois au dialogue, au contact. Sigmar Gabriel est venu à Paris dès le lendemain de sa nomination; je l'ai senti ému par ses nouvelles fonctions, je l'ai amené au salon de l'horloge, de façon informelle - c'est intéressant d'entretenir des liens forts, directs, surtout quand les bases peuvent être remises en cause.
Les pays de l'est européen n'auraient qu'à partir, s'ils ne sont pas contents de l'Union européenne ? Je ne partage pas ce point de vue de Paul Magnette, je crois que nous devons faire de la pédagogie, parler à ces pays - qui sont, en plus, ceux qui bénéficient le plus des programmes européens de soutien. J'ai reçu les représentants des trois Etats baltes à Paris, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la reprise de nos relations internationales... Nous n'y avons bien sûr pas tout réglé, mais elle a été vécue comme une étape importante. Le général de Gaulle n'avait pas accepté l'annexion des Etats baltes par l'URSS, le président Mitterrand a renoué les relations dès que cela était possible : les Baltes ne l'ont pas oublié. Les choses sont plus difficiles avec l'actuel gouvernement polonais, mais la société civile polonaise se mobilise : c'est un facteur d'espoir. Il faut dialoguer, accepter qu'il y ait des divergences. Quant à la Roumanie, le décret dont on parle a constitué une faute politique, mais l'opinion ne l'accepte pas, la mobilisation actuelle est aussi un facteur d'espoir. Vous noterez que Paul Magnette, en engageant le débat sur le Ceta au Parlement wallon, a obtenu des améliorations dans le sens que les Wallons souhaitaient : quand le débat citoyen est suffisamment préparé, il obtient des résultats, c'est une leçon à retenir.
Certains de vos interlocuteurs britanniques vous disent qu'ils préfèrent pas d'accord, plutôt qu'un mauvais accord ? C'est une opinion, mais la réalité est qu'un accord est dans l'intérêt de tous. La sortie de l'Union entraîne un prix à payer, il y aura une négociation, la cohérence des Vingt-Sept sera nécessaire.
Le caractère indissociable des quatre libertés n'est pas un dogme, vous avez raison de rappeler qu'il faut dire pourquoi - et je vous rejoins sur les droits acquis, en particulier pour les retraites.
Quant à la ratification de l'accord passé entre l'Union et la Grande-Bretagne, cela dépendra du contenu du texte - voyez dans le Ceta, certains éléments doivent faire l'objet d'une ratification, d'autres pas.
L'harmonisation des normes franco-allemandes ? Oui, il y a de quoi faire, un travail concret sur le plan social, fiscal, bancaire... mais c'est un travail à organiser.
Avec l'Irlande, il faudra trouver une solution, le problème est particulier; je m'y rendrai prochainement, je crois que nous devons aider les Irlandais à passer ce moment d'angoisse tout à fait compréhensible. Ceux qui ont organisé le référendum sur le Brexit ont pris un grand risque pour leur pays - l'Ecosse, ainsi, envisage un référendum sur le maintien dans l'Union européenne.
Mme Leila Aïchi. - Le Brexit a-t-il un impact sur les accords militaires de Lancaster House ?
M. Jean-Marc Ayrault, ministre. - Non, il n'a pas d'incidence sur l'ensemble des traités bilatéraux. Les traités de Londres, dits de Lancaster House, doivent être préservés.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous rejoignez notre analyse sur le fond, consistant à dire que le Brexit nous oblige à réfléchir aux voies d'une refondation européenne, qui passe par le fait de replacer la construction européenne au centre de notre agenda politique et à refuser que les Américains ne jouent des divisions européennes. Nous cherchons les moyens de réconcilier l'opinion avec l'idée européenne - ce sera l'objectif de nos deux rapports. Le Brexit accélère un mouvement que nous savions nécessaire. Je vous remercie pour vos propos.
La réunion est close à 17 h 35.