Mardi 7 mars 2017
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 17 heures 05
Institutions européennes - Débat préalable au Conseil européen des 9 et 10 mars 2017
M. Jean Bizet, président. - L'ordre du jour appelle le débat préalable au Conseil européen des 9 et 10 mars 2017.
Ce débat préalable se déroule dans un cadre inhabituel, en raison de la suspension des travaux parlementaires en séance publique à l'approche des échéances électorales.
Il est essentiel que ce débat ait lieu, car les enjeux du prochain Conseil européen sont importants. Le président du Sénat et la conférence des présidents ont bien voulu accepter qu'il soit organisé sous la forme d'une réunion de la commission des affaires européennes élargie à l'ensemble des sénateurs. Je remercie très sincèrement M. le secrétaire d'État Harlem Désir de sa disponibilité. Un compte rendu de nos débats, qui seront retransmis en direct sur le site internet du Sénat, sera publié au Journal officiel.
Ma première interrogation porte sur l'élection du président du Conseil européen, à laquelle celui-ci doit, en principe, procéder. Le renouvellement de M. Donald Tusk semble se heurter à l'opposition de son propre pays, la Pologne, pour des raisons de politique intérieure. Que pouvez-vous nous dire sur ce point, monsieur le secrétaire d'État ? Je précise que nous recevrons, les 21 et 22 mars, M. Marek Rocki, président de la commission des affaires étrangères et européennes du Sénat polonais.
Les chefs d'État et de Gouvernement auront, le 10 mars, une discussion informelle à vingt-sept en vue de préparer la déclaration du sommet de Rome du 25 mars. La Commission européenne a, quant à elle, présenté son Livre blanc. À travers le groupe de suivi que j'ai coprésidé avec Jean-Pierre Raffarin, le Sénat a beaucoup travaillé en vue de promouvoir le sursaut européen que nous appelons de nos voeux. Nous rendrons public notre rapport le 15 mars. Nous en discuterons ce même jour avec les ambassadeurs en poste à Paris. Il s'agira d'une feuille de route pour un sursaut du projet européen, que nous adresserons aux vingt-sept dirigeants, en vue du prochain sommet de Rome.
L'Europe doit se concevoir et agir en tant que puissance. Nous voulons aussi une Europe compétitive et créatrice d'emplois. En particulier, la politique de la concurrence doit être mise au service de la reconquête industrielle. Enfin, l'Union doit être recentrée sur l'essentiel, c'est-à-dire sur les domaines où sa plus-value est réelle. Simplification et subsidiarité doivent devenir des impératifs.
Que pouvez-vous nous dire sur la préparation du sommet de Rome ? Dans le détail, le Sénat a des attentes fortes sur plusieurs dossiers en cours. Nous demandons - c'est désormais une exigence incontournable - que l'Union fasse prévaloir la réciprocité dans les relations commerciales. Elle doit utiliser ses instruments de défense chaque fois que nécessaire. Nous voulons de vraies avancées pour le marché unique, en particulier dans le domaine du numérique, sujet sur lequel le Sénat travaille depuis longtemps déjà.
En outre, la gravité de la situation migratoire appelle des résultats concrets, notamment pour assurer un contrôle effectif des frontières extérieures et développer les partenariats avec les pays d'émigration ou de transit.
Après des discussions déjà approfondies, il faut désormais avancer sur la mise en place du parquet européen, en lançant une coopération renforcée entre États volontaires.
Par ailleurs, la situation dans les Balkans occidentaux nous préoccupe. Il nous paraît sage de prévoir une pause dans l'élargissement, mais l'Union doit continuer à agir pour stabiliser la région.
Enfin, il faut avancer dans le domaine de la défense.
Vous nous direz, monsieur le secrétaire d'État, ce que l'on peut espérer du prochain Conseil européen dans ces différents domaines.
Le Conseil européen débattra également de la mise en oeuvre des réformes structurelles par les États membres et des priorités du semestre européen. Je relève au passage que, au vu des rapports par pays publiés par la Commission européenne, la France demeure sur la liste des pays connaissant des déséquilibres économiques excessifs, au côté de la Bulgarie, de la Croatie, de Chypre, de l'Italie et du Portugal. Quelles conclusions peuvent sortir de la réunion à venir sur la mise en oeuvre du semestre européen ?
Enfin, même si le sujet n'est pas formellement inscrit à l'ordre du jour de ce Conseil européen, il est difficile de ne pas évoquer le Brexit. Notre groupe de suivi vient de publier un rapport d'étape qui énonce les recommandations du Sénat pour la négociation. Celle-ci devra préserver l'unité et la cohésion des Vingt-Sept. Les parlements nationaux devront être informés et consultés. Ils devront ratifier l'accord sur les relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union. Nous considérons aussi qu'un État ne peut prétendre obtenir plus d'avantages en étant en dehors de l'Union européenne qu'en étant à l'intérieur de celle-ci.
Les quatre libertés sont, à nos yeux, indissociables et constituent la contrepartie de l'accès au marché intérieur. Il ne saurait être envisagé de contourner cette indissociabilité des quatre libertés en segmentant par secteur l'accès au marché unique, tant dans l'accord de retrait que dans un accord fixant le cadre des relations futures entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Quelle est votre appréciation, monsieur le secrétaire d'État, sur la négociation qui s'annonce ?
Après ce rapide tour d'horizon, je cède la parole au président Raffarin.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je pourrais presque me dispenser d'intervenir, car je partage en tous points les propos que vient de tenir le président Bizet. Ils retracent notamment les résultats des réflexions engagées par le groupe de suivi réunissant nos deux commissions.
Le Conseil européen des 9 et 10 mars intervient dans un contexte marqué par de très lourds enjeux. La décision britannique de quitter l'Union a constitué un choc puissant. Elle nous paraît être un non-sens géostratégique au regard de la montée des menaces et de l'émergence des États-continent. Est-ce au moment où les autres continents se font respecter dans le monde que nous allons chercher à déconstruire le nôtre ? Telle n'est pas notre position !
Jean Monnet l'avait annoncé, l'Europe sera forgée par des crises et sera la somme des solutions apportées. Il nous appartient donc de trouver des solutions qui soient à la hauteur des enjeux.
Au fond, même si ce n'était pas son intention, Donald Trump va nous aider ! En effet, si sa vision bilatérale de l'Europe cherche peut-être à valoriser l'Europe insulaire, elle va en tout cas remobiliser l'Europe continentale, et donc renforcer notre solidarité. J'ajoute que ses propos initialement ambigus sur l'OTAN ne font que consolider notre volonté de bâtir une défense européenne.
Le groupe de suivi du Brexit, commun à nos deux commissions, a souligné la nécessité pour l'Europe de se concevoir et d'agir en tant que puissance. Cessons d'avoir des complexes sur le sujet ! Le Brexit est d'abord une affaire créée par les Britanniques, qui concerne les Britanniques, et c'est eux qui devront payer la première addition, puisque la situation nouvelle ne pourra naturellement pas leur être plus profitable que l'ancienne. Il y a là une vérité, un équilibre à affirmer.
Cela implique pour nous d'adopter une approche complexe, puisqu'il faut renforcer l'effort de défense à la fois par l'Europe de la défense et par nos relations avec le Royaume-Uni, notamment en poursuivant la mise en oeuvre des accords de Lancaster House. Nous voyons bien qu'il nous faut mener avec les Britanniques un certain nombre de travaux pour assurer la sécurité intérieure, lutter contre le terrorisme et apporter des réponses européennes à la crise migratoire.
Les questions de défense nous paraissent essentielles. Dans ce domaine, le Conseil européen abordera les quatre points suivants : les coopérations structurées permanentes, la revue de la politique de sécurité et de défense commune, la PSDC, la planification et la conduite des opérations et le financement de ces politiques.
Les coopérations structurées permanentes sont la clé d'avancées rapides et pertinentes. La France souhaite qu'elles soient ouvertes, au-delà des pays fondateurs. Dans cette perspective, le sommet informel entre notre pays, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne organisé lundi à Versailles s'est tenu en vue d'une préfiguration de ce format. Nous pouvons donner une impulsion qui permette aux autres États membres de nous rejoindre lorsqu'ils le souhaiteront. De ce point de vue, l'étape de Versailles nous paraît significative.
Nous devons poursuivre notre effort en vue de consacrer 2 % de nos PIB à la défense, afin de développer nos coopérations capacitaires. La défense européenne sera le pilier européen de l'OTAN, et la coopération avec Londres devra être maintenue.
Affirmons clairement notre indépendance stratégique et capacitaire ! La revue annuelle coordonnée de défense constitue elle aussi un pas dans la bonne direction. Nous nous interrogeons cependant sur le financement, s'agissant notamment de l'Agence européenne de défense renouvelée. Il sera aussi, sans doute, difficile de mobiliser des moyens à la hauteur des ambitions affichées par le plan Juncker.
Enfin, concernant les structures de planification et de conduite des opérations, soyons ambitieux, soyons moteurs pour l'Europe ! Il nous semble que les positions franco-allemandes de septembre 2016, qui ont été rapidement partagées par l'Italie et l'Espagne, étaient plus ambitieuses que ce qui nous est proposé aujourd'hui. Puisque le Royaume-Uni sort de l'Union, pourquoi conserver certaines inhibitions et limiter le fonctionnement de ce que nous n'osons pas appeler un « quartier général » ? Peut-être le moment est-il venu de revenir à cette idée. J'aimerais connaître, monsieur le secrétaire d'État, votre position sur ce sujet.
Le 25 mars prochain sera célébré le soixantième anniversaire du traité de Rome. Il nous paraît essentiel de répondre clairement aux aspirations des peuples européens en matière de défense et de sécurité.
Dans les travaux conduits en commun par la commission des affaires européennes et celle des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, nous avons mis en avant la nécessité d'une Europe compétitive, d'une Europe puissance, d'une Europe de proximité. Au fond, nous avons abordé ces travaux sur le Brexit avec sinon un certain pessimisme, du moins une certaine inquiétude. Nous les avons poursuivis en menant une réflexion sur la fondation de l'Europe : c'est dans ce retour à la source que nous avons trouvé des raisons d'espérer ! L'Europe est grande quand elle surmonte la crise. (Applaudissements.)
M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Michel Bouvard, au nom de la commission des finances.
M. Michel Bouvard. - Monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je vous prie de bien vouloir excuser Michèle André, présidente de la commission des finances, et Albéric de Montgolfier, rapporteur général, qui effectuent cette semaine un déplacement consacré à la compétitivité des places financières, thème sur lequel notre commission a engagé des travaux voilà plusieurs semaines déjà.
Il me revient donc d'intervenir au nom de la commission des finances dans ce débat préalable au Conseil européen de mars, au cours duquel seront aussi évoqués l'emploi, la croissance et la compétitivité.
Le rapport publié en février dernier par la Commission européenne dans le cadre de la procédure de déséquilibres macroéconomiques apparaît, à bien des égards, comme un bilan économique et budgétaire du quinquennat qui s'achève.
Force est de constater que ce bilan est plus que mitigé. Selon la Commission européenne, la croissance économique française affiche un dynamisme limité au regard de celui de nos partenaires européens. La balance commerciale, bien qu'ayant connu une amélioration grâce au recul des prix énergétiques, demeure dégradée. La productivité piétine. En dépit de la consolidation de la compétitivité-coût, les écarts apparus dans ce domaine au détriment de notre pays n'ont pu être comblés au cours des années écoulées. Le taux de chômage, après avoir atteint un point haut en 2015, a certes amorcé une décrue. Pour autant, le chômage de longue durée, quant à lui, continue sa progression, à rebours de ce que l'on observe dans les autres pays de l'Union. Enfin, la dette publique s'approche peu à peu de 100 % du PIB et la Commission européenne doute du caractère durable du retour du déficit public en deçà de 3 % du PIB, à supposer que cet objectif soit atteint en 2017.
De telles conclusions peuvent paraître sévères, d'autant qu'elles résultent non pas d'une appréciation émanant d'une instance politique, mais d'un travail « technique » réalisé par les services de la Commission européenne.
Comment expliquer que la France présente de si faibles performances ? À cet égard, la Commission européenne souligne les faiblesses structurelles de l'économie française. Bien qu'elle ait permis un ralentissement de la hausse des coûts du travail, la mise en oeuvre de mesures positives telles que le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, le CICE, et le pacte de responsabilité n'a pas suffi à faire disparaître l'écart avec nos principaux concurrents européens.
Sur ce point, l'exécutif européen rejoint les constats formulés par la commission des finances. Dans un rapport d'information sur les enjeux inhérents au temps de travail publié en janvier 2016, Albéric de Montgolfier avait montré que les baisses de charges engagées par le Gouvernement, bien que nécessaires, n'étaient pas suffisantes pour conforter la compétitivité-coût de notre pays, en particulier dans la durée.
Dans ces conditions, il est sans doute également regrettable que les ambitions initiales de la réforme du droit du travail difficilement adoptée par l'actuelle majorité gouvernementale aient régressé au fil des débats. Comme le relève la Commission, notre marché du travail reste segmenté, au détriment des personnes les plus fragiles, qui se trouvent de facto prisonnières de la « trappe » du travail temporaire et des contrats de courte durée.
Par ailleurs, en dépit de leur ampleur, le CICE et le pacte de responsabilité n'ont que faiblement contribué à la reconstitution des marges des entreprises, celle-ci ayant principalement résulté de la baisse des prix énergétiques et des taux d'intérêt. En effet, les baisses de charges ont été en partie contrebalancées par les hausses d'impôts décidées au début du quinquennat. Ainsi que l'a fait apparaître un récent rapport de la commission des finances portant sur l'évolution des prélèvements obligatoires entre 2012 et 2016, la réduction de la fiscalité des entreprises opérée au cours de cette période par le Gouvernement s'est élevée à près de 13 milliards d'euros, soit un quantum bien inférieur aux 41 milliards d'euros souvent évoqués. Or la faiblesse des marges des entreprises est sans doute l'un des facteurs qui participent à la stagnation de la compétitivité hors coûts de notre économie.
En définitive, la situation actuelle de la France n'est pas sans lien avec la modestie, soulignée par le Haut Conseil des finances publiques, des réformes structurelles menées au cours des dernières années. Le président Bizet le rappelait il y a quelques instants, la France figure maintenant sur la liste des pays présentant des déséquilibres économiques excessifs, qui ne comprend que quelques pays de la grande couronne méditerranéenne, tels que la Bulgarie, la Croatie, le Portugal et Chypre. Parmi les grandes économies du continent européen, seule l'Italie se trouve dans une situation comparable à la nôtre.
Il convient également de relever que la faiblesse de la croissance française pourrait avoir des incidences fortes sur nos finances publiques. En premier lieu, une moindre hausse du PIB viendrait minorer la progression des recettes publiques. À ce titre, la Commission européenne anticipe une croissance de 1,4 % en 2017, alors que la prévision du Gouvernement s'établit à 1,5 %. En second lieu, l'atonie de l'économie française, en ce qu'elle constitue un risque aux yeux des investisseurs, pourrait contribuer à renforcer une augmentation des taux d'intérêt attendue à moyen terme, sans parler des craintes relatives à l'éventuelle élection d'une présidente d'extrême droite.
L'incertitude qui entoure l'évolution des recettes et des taux d'intérêt est d'autant plus préoccupante que la France ne dispose que de marges de manoeuvre budgétaires extrêmement limitées. Entre 2012 et 2016, le déficit public n'a été réduit que de 1,5 point, passant de 4,8 % à 3,3 % du PIB. Cette réduction du déficit a résulté, d'une part, de l'augmentation du taux des prélèvements obligatoires de près de deux points de PIB entre 2011 et 2016, et, d'autre part, d'une stabilisation de la part de la dépense publique dans la richesse nationale sur l'ensemble du quinquennat.
Alors que la consolidation des comptes publics a principalement reposé sur les recettes, la Commission européenne indique, quant à elle, que les économies réalisées en dépenses ont reposé, pour l'essentiel, sur la diminution de la charge de la dette et sur le recul des investissements, ce que corroborent d'ailleurs les travaux de la Cour des comptes.
Aucune réflexion véritable ne semble donc avoir été engagée sur la structure et la qualité de la dépense publique. Sur ce point, la Commission évalue à seulement 2 % les économies réalisées entre 2015 et 2017 qui seraient liées aux revues de dépenses menées par le Gouvernement.
Monsieur le secrétaire d'État, pouvez-vous nous indiquer si le Gouvernement sera amené à réviser sa prévision de déficit public pour 2017 dans le prochain programme de stabilité et dans quelle mesure celui-ci tiendra compte des différents risques affectant la situation budgétaire de la France ?
Par ailleurs, je souhaiterais aborder un autre sujet, qui n'est pas explicitement inscrit à l'ordre du jour du prochain Conseil européen mais qui intéresse la commission des finances : le renforcement de l'union économique et monétaire.
Des déclarations du Président de la République et de la Chancelière allemande semblent aller dans le sens d'un approfondissement de certaines politiques européennes autour d'un « noyau dur » de pays volontaires. Ce « noyau dur » correspondrait-il à la zone euro ? Le Gouvernement français semble plaider en faveur d'une solidarité accrue au sein de l'union monétaire avec, à terme, la création d'un budget propre. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur la manière dont nos partenaires européens apprécient ces initiatives ? Qu'est-il réellement possible de faire en dehors d'une révision des traités ?
Enfin, monsieur le secrétaire d'État, vous serait-il possible de nous indiquer l'état d'avancement des discussions récemment engagées avec la Grèce dans le cadre du programme d'assistance financière ?
Je vous remercie par avance, monsieur le secrétaire d'État, de vos réponses, auxquelles la commission des finances sera très attentive.
M. Jean Bizet, président. - Je vais d'abord donner la parole à M. le secrétaire d'État. Un représentant de chacun des groupes politiques pourra ensuite s'exprimer. Après que M. le secrétaire d'État aura répondu, nous aurons un débat interactif. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Harlem Désir, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes. - Monsieur le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, monsieur le président de la commission des affaires européennes, monsieur le vice-président de la commission des finances, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux d'abord vous remercier de l'organisation de ce débat préalable au Conseil européen dans ce format particulier associant plusieurs commissions.
Le Conseil européen qui se tiendra jeudi et vendredi à Bruxelles consacrera une grande place aux questions économiques, comme c'est traditionnellement le cas lors du Conseil européen de printemps. Il abordera cependant beaucoup d'autres sujets importants que vous avez déjà mentionnés.
Ce Conseil aura un ordre du jour large, d'abord en raison du contexte, puisque ce sera le dernier avant les célébrations du soixantième anniversaire du traité de Rome. Il intervient en outre après la publication du Livre blanc de la Commission européenne, qui établit des scénarios d'avenir en vue d'alimenter le débat et la réflexion. Enfin, il se tiendra à la veille du déclenchement par le Royaume-Uni de la procédure de sortie de l'Union européenne. La Chambre des Lords émettra un vote en fin de journée et la Chambre des Communes votera de nouveau dans les prochains jours.
Ajoutons que l'Union a décidé, à Bratislava, de se fixer une feuille de route sur quelques grandes priorités. Dans le même esprit, le Conseil européen de mars sera sous-tendu par l'exigence de résultats concrets selon des priorités claires : la protection, la sécurité, l'investissement, l'emploi, afin de pouvoir se projeter dans l'avenir.
La croissance, l'emploi et la compétitivité constituent le premier sujet à l'ordre du jour. Le Conseil européen débattra en présence du président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, qui livrera ses analyses.
La situation économique actuelle des États membres est marquée par une reprise de la croissance encourageante, aussi bien dans la zone euro qu'au sein de l'Union dans son ensemble. Le chômage reste cependant trop élevé, même s'il enregistre une décrue significative, atteignant son niveau le plus bas depuis 2009. L'investissement progresse dans toute l'Europe, mais il doit encore être soutenu dans la durée. Dans certains États membres, il retrouve tout juste le niveau qui était le sien avant la crise de 2008, alors que dans d'autres le PIB est toujours inférieur à ce qu'il était avant celle-ci.
Tous les États membres ont fait des efforts de réduction des déficits. L'assainissement de leurs finances publiques a été engagé. À présent, il faut consolider cette dynamique générale, en gardant à l'esprit le contexte actuel d'incertitude internationale et les fragilités qu'il implique. Tout doit être fait pour renforcer la reprise et assurer sa durabilité pour ce qui concerne l'Union européenne.
En conséquence, le Conseil européen encouragera la poursuite des réformes pour la modernisation de nos économies et le soutien à l'investissement, notamment via le plan Juncker, qui doit être étendu. Sa capacité de soutien aux investissements dans les secteurs clés de nos économies, tels le numérique, la transition énergétique, les transports ou le développement durable, sera ainsi portée de 315 milliards à 500 milliards d'euros.
Le renforcement du marché unique, en particulier dans les domaines du numérique et de l'énergie, sera également débattu. En ce qui concerne le numérique, beaucoup de bénéfices restent à attendre en termes d'innovations, si l'on parvient à abattre un certain nombre de barrières entre les États membres. À cet égard, nous faisons face à des problèmes de régulation, tenant pour la France aux droits d'auteur et au financement de la création. Il faut travailler sur ces sujets et accélérer la prise de décision.
Concernant l'analyse de la situation économique française par la Commission européenne, elle confirme que le déficit français sera bien sous la barre des 3 % du PIB en 2017, ce qui serait une première depuis 2007. Selon ses estimations, notre déficit s'établira à 2,9 % du PIB. La Commission européenne brosse un tableau positif de la situation française. À ses yeux, notre croissance est bien orientée. Le taux de croissance français était de 1,9 % en 2016 : selon ses prévisions, il s'élèvera à 1,4 % en 2017 et à 1,7 % en 2018. Elle estime que le chômage devrait baisser, grâce, en particulier, au pacte de responsabilité, au crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi et au plan d'urgence pour l'emploi, adopté l'année dernière. Elle prévoit également une amélioration des exportations. Il n'est donc pas prévu de révision des éléments inscrits en loi de finances.
Le commerce sera un autre des grands sujets économiques dont le prochain Conseil européen débattra. En effet, le soutien à la croissance et à l'emploi passe également par la politique commerciale de l'Union européenne. Celle-ci est la première puissance commerciale au monde, et elle le restera après le Brexit.
Nous devons renforcer notre politique commerciale commune pour promouvoir nos intérêts, mais cela dans des conditions régulées. La France est favorable à l'ouverture des échanges, sur la base de la réciprocité, de la transparence, du respect des services publics et de normes sociales et environnementales élevées. À cet égard, nous considérons que le CETA est un bon accord, qui a permis de lever nombre des craintes exprimées lors des débats sur les accords de commerce, notamment l'accord envisagé avec les États-Unis, le TTIP.
La négociation de plusieurs accords commerciaux bilatéraux est en cours. Celle d'un accord avec le Japon, par exemple, est très avancée. D'autres discussions pourraient être ouvertes, en particulier avec des pays de l'espace Asie-Pacifique, sachant que les États-Unis ont renoncé au TPP, dont la négociation avait été engagée sous l'administration Obama.
Nous souhaitons que ces futurs accords permettent à l'Union européenne de nouer des partenariats très forts avec de grands États d'autres régions du monde, telles que l'Asie ou l'Amérique latine, sur les mêmes bases que le CETA en matière de régulation.
Le Conseil européen rappellera également le rôle très important que l'Organisation mondiale du commerce, l'OMC, doit continuer à jouer dans la régulation multilatérale des échanges commerciaux, à l'heure où les États-Unis semblent vouloir s'affranchir des règles fixées par cette instance. Le Conseil européen insistera sur l'importance d'adopter au plus tôt les nouveaux instruments de défense commerciale renforcée, actuellement soumis à l'examen du Parlement européen et du Conseil, pour lutter contre les pratiques de concurrence déloyale et protéger nos industries.
Comme l'a fait récemment observer M. Raffarin, des opportunités s'ouvrent à nous dans un monde où d'autres ont fait le choix de l'isolationnisme, mais il faut faire en sorte que la négociation de ces accords de commerce soit menée dans l'intérêt de l'Union européenne, sur la base de principes permettant d'influer sur les règles à l'oeuvre à l'échelle mondiale et sur le comportement des autres acteurs.
De plus, en matière économique, le prochain Conseil européen réaffirmera la nécessité et l'urgence d'achever l'union bancaire. Nous débattons avec certains de nos partenaires du troisième pilier et de la garantie des dépôts.
Enfin, nous sommes absolument convaincus que l'Europe doit rester un espace de progrès social. À ce titre, il importe de lutter contre le dumping social. La création d'un socle européen de droits sociaux doit pouvoir être débattue et adoptée au plus tôt, comme le préconise la Commission européenne. La semaine dernière, sur l'initiative de M. le Premier ministre, Bernard Cazeneuve, la France a organisé une conférence sociale européenne, à laquelle ont participé de nombreux ministres du travail et des affaires sociales, en amont de l'élaboration de la proposition que doit formuler la Commission européenne sur ce socle européen des droits sociaux. La Suède se propose d'organiser à Göteborg en novembre 2017, avec la Commission, un sommet social qui contribuera à doter l'Europe d'un pilier social de grande envergure. Il va sans dire que la France apporte tout son soutien et toute sa contribution à cette démarche.
Le deuxième grand thème du prochain Conseil européen sera celui de la sécurité et de la défense, dans le prolongement des débats et des décisions qui se sont succédé depuis le Conseil de décembre dernier et, au-delà, depuis l'été 2016, c'est-à-dire depuis les propositions formulées en particulier par les ministres français et allemand de la défense et des affaires étrangères, avec le soutien d'autres États membres, notamment l'Italie et l'Espagne. Hier, le sommet de Versailles, réuni sur l'initiative du Président de la République, a porté en particulier sur nos ambitions dans ce domaine.
Depuis l'été dernier, d'importants progrès ont été accomplis dans la perspective de l'émergence d'une Europe de la défense. Tous les États membres le reconnaissent désormais, il est nécessaire que l'Europe développe son autonomie stratégique, dans le respect de nos engagements au sein de l'OTAN. Ces deux impératifs ne sont plus mis en contradiction.
À cette fin, des engagements supplémentaires doivent être pris pour développer nos capacités, renforcer notre base industrielle et technologique, accroître les financements dans le domaine de la défense, assurer une meilleure coordination de nos opérations militaires. Il s'agit en effet, monsieur le président de la commission des affaires étrangères et de la défense, de pouvoir disposer à l'avenir d'un quartier général européen ou, pour employer l'expression utilisée à l'heure actuelle, d'une « capacité permanente de planification et de conduite des opérations militaires ».
Si, à l'avenir, nos objectifs de sécurité, de stabilité et de paix imposent à l'Union européenne de projeter des troupes, l'effort ne doit plus reposer sur un seul État membre - la France s'est trouvée dans cette situation pour intervenir en République centrafricaine - appuyé, dans un second temps, par d'autres pays européens. Si une volonté commune existe, nous devons pouvoir mettre en oeuvre des opérations militaires conjointes, dans le cadre, bien entendu, des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, en nous fondant sur des capacités permanentes d'évaluation et de coordination.
Une première forme de quartier général va maintenant être mise en place : la décision a été prise hier, lors de la réunion des ministres des affaires étrangères. Cette structure permettra de mener les opérations non exécutives, en particulier les opérations de formation des armées - les EUTM -, par exemple au Mali, en Somalie ou en République centrafricaine. C'est là une étape extrêmement importante vers la constitution d'un véritable quartier général européen et la conduite d'opérations et de missions extérieures totalement européennes.
L'investissement doit également être au coeur de nos priorités en matière de défense. De nouvelles ressources doivent être mobilisées pour investir dans les capacités stratégiques et développer la base industrielle et technologique de l'Union européenne. La question du financement est centrale. Le plan d'action proposé par la Commission européenne en matière de défense doit se traduire par le déploiement d'un fonds européen de défense, au sujet duquel le prochain Conseil européen devra demander à la Commission de formuler des propositions précises. Ce sont là des sujets sur lesquels le Conseil aura à prendre des décisions au cours des prochains mois, en particulier au cours de sa réunion de juin 2017.
Nous demandons aussi que la Banque européenne d'investissement puisse, à l'avenir, soutenir des projets et des industries dans le domaine de la défense. Sur ce point, le débat doit encore être approfondi avec certains de nos partenaires.
Enfin, il faut effectivement mettre en place la coopération structurée permanente. Cette dernière permettra aux États membres qui le souhaiteront d'avancer ensemble dans ces domaines, même si d'autres, pour des raisons qui leur sont propres, ne veulent pas participer à cette démarche.
Dans le même temps, l'Union européenne devra poursuivre son action de lutte contre le terrorisme. Il s'agit notamment de renforcer le contrôle de nos frontières extérieures communes, en particulier en adoptant le système d'entrée et de sortie d'ici au mois de juin prochain, en accélérant les travaux sur le projet de système européen d'autorisation et d'information concernant les voyages, ou ETIAS, équivalent européen de l'ESTA américain, et en continuant à développer l'utilisation conjointe des fichiers européens.
Le troisième grand sujet qui sera débattu lors du Conseil européen est celui des migrations.
Dans ce domaine également, d'importants progrès ont été accomplis au cours des dix-huit derniers mois. L'Europe n'est plus dans la même situation qu'à l'été 2015 : le renforcement des contrôles aux frontières extérieures, la mise en place des hotspots pour l'enregistrement des migrants en Italie et en Grèce, le renforcement de l'agence FRONTEX, transformée en agence européenne des gardes-frontières et des gardes-côtes, la coopération avec les pays d'origine et de transit, l'accord conclu entre l'Union européenne et la Turquie le 18 mars 2016 ont permis une réduction importante des flux migratoires en provenance de la Méditerranée orientale.
Toutefois, la situation reste extrêmement difficile en Méditerranée centrale, au large de la Libye. Le Conseil européen de mars devra donc appeler à poursuivre la mise en oeuvre des décisions prises lors du récent sommet de Malte et à appuyer l'accord que l'Italie a conclu avec la Libye avec le soutien de l'Union européenne pour la formation de garde-côtes libyens dans le cadre de l'opération Sophia. Au reste, des moyens seront donnés aux gardes-côtes libyens, qui ont commencé à prévenir le départ d'un certain nombre de bateaux mis à la mer par les réseaux criminels de passeurs qui, chaque mois, exposent au danger du naufrage des milliers de migrants.
Le rapport du Premier ministre maltais a montré qu'un grand nombre de décisions étaient déjà en train d'être appliquées. Nous nous en félicitons, mais il faut poursuivre l'action engagée pour traiter les causes profondes des migrations, au travers de partenariats migratoires conclus avec les pays d'origine et de transit. Dans ce cadre, une action très importante a été mise en oeuvre, notamment avec le Niger. L'Union européenne devra consentir encore beaucoup d'efforts.
En outre, le Conseil européen se penchera sur la situation dans les Balkans occidentaux.
Vous le savez, l'Union européenne est très engagée pour promouvoir la stabilité dans cette région, renforcer les liens économiques et politiques avec les pays qui la composent, encourager leur intégration régionale. C'est la perspective européenne qui est le moteur des réformes, même si tous ces pays sont encore très éloignés d'une adhésion à l'Union européenne.
La France appellera le Conseil et la Commission à apporter tout le soutien nécessaire aux pays des Balkans. Nous avons nous-mêmes accueilli un sommet des pays balkaniques sur l'initiative du Président de la République. L'Italie accueillera un sommet similaire au mois de juillet prochain, à Trieste. Il y a un enjeu de sécurité et de stabilité pour une région qui reste fragile.
Enfin, ce Conseil européen permettra, j'en suis convaincu, d'entériner un accord sur le lancement d'une coopération renforcée concernant la création du procureur européen. À ce jour, dix-sept États membres se sont déjà prononcés en faveur de celle-ci.
Évidemment, le Conseil européen abordera aussi la question du renouvellement du mandat de son président. M. Tusk, dont le mandat arrive à échéance à la fin du mois de mai, en brigue un second. Le fait que l'État membre dont il est issu, la Pologne, s'oppose à sa candidature ne suffit pas à empêcher celle-ci, les candidats n'ayant pas à être présentés formellement par leur pays d'origine. J'ajoute que, pour cette désignation, la règle applicable n'est pas l'unanimité, mais la majorité qualifiée. Cela étant, d'autres considérations peuvent jouer. Bien sûr, je ne saurais préjuger du résultat de cette discussion.
Ce Conseil européen sera le dernier organisé avant les célébrations du soixantième anniversaire du traité de Rome. Au lendemain de sa tenue, les Vingt-Sept se retrouveront, le vendredi matin, pour préparer la déclaration qui sera adoptée à Rome. Cette réunion de Rome doit être l'occasion, pour les chefs d'État et de gouvernement, de rappeler les acquis de la construction européenne, de réaffirmer l'attachement aux principes et aux valeurs qui lui ont permis de se développer, lesquels restent d'actualité, et surtout d'affirmer leur détermination à agir ensemble pour faire face aux incertitudes du monde d'aujourd'hui.
L'Union européenne doit être une protection, non seulement pour la paix et pour notre sécurité collective, avec l'Europe de la défense, mais aussi pour notre sécurité intérieure, avec la protection des frontières et la lutte contre le terrorisme. Elle doit également constituer une protection pour notre économie, avec le soutien à nos industries et la politique commerciale. Enfin, elle doit assurer, à l'échelle européenne, la protection de notre modèle social, notamment avec le socle européen des droits sociaux.
Nous devons combattre avec la plus grande vigueur les populismes, les propagandistes de la régression et du repli qui nous proposent de devenir encore plus petits dans un monde de géants, de pays continents, à l'heure où, au contraire, l'unité est plus indispensable que jamais.
Certains pays voudront sans doute aller plus loin et plus vite que les autres dans certains domaines, y compris ceux qui seront évoqués lors du prochain Conseil européen. C'est pourquoi l'Europe différenciée est une nécessité. Selon nous, c'est la leçon qu'il faut tirer des scénarios proposés par M. Juncker dans le Livre blanc qui a été publié par la Commission.
Pour certains États membres, dont la France, les valeurs, la solidarité de destins qui lient les Européens font que l'Europe est bien plus qu'un marché ou une monnaie : elle est un enjeu stratégique pour notre avenir, dans un monde incertain. L'Europe doit donc s'assumer comme une puissance politique du monde de demain qui veut maîtriser son destin, assurer et défendre ses intérêts et ses valeurs. À ce titre, monsieur Bizet, je rejoins tout à fait vos propos.
Ce sont aussi ces valeurs et l'intérêt de l'unité européenne qui devront conduire notre action lors des négociations avec le Royaume-Uni. Nous pouvons nous féliciter que les autorités britanniques aient décidé d'activer l'article 50 avant la fin du mois de mars. Cela montre que la France et ses partenaires ont eu raison d'émettre, après le référendum britannique, un message de clarté et de fermeté, en précisant qu'aucune prénégociation ne pourrait être engagée avant l'activation de la procédure de sortie de l'Union européenne.
Nous sommes prêts à l'ouverture des négociations, de même que la Commission européenne. La commission des affaires européennes du Sénat a déjà eu l'occasion de rencontrer son négociateur, Michel Barnier. L'Europe défendra ses intérêts. Elle veillera au respect des principes que les Vingt-Sept ont réaffirmés avec force à plusieurs reprises, notamment le 15 décembre dernier. Un État tiers, comme le sera, demain, le Royaume-Uni, ne saurait bénéficier d'une situation plus favorable qu'un État membre.
Nous ne doutons pas que de très bonnes relations pourront être établies avec le Royaume-Uni. De toute évidence, ce pays restera un partenaire dans de très nombreux domaines, notamment économiques, stratégiques, de sécurité et de défense.
Toutefois, la négociation devra être menée de manière ordonnée. Tout d'abord, il faudra discuter des conditions de la séparation, y compris de son aspect financier. Ensuite, il conviendra de définir les relations futures, en gardant à l'esprit que, dans la perspective de l'accès au marché intérieur, les quatre libertés de circulation des services, des marchandises, des capitaux et des personnes sont indissociables. En particulier, on ne peut prétendre accéder au marché intérieur si l'on refuse la liberté de circulation des personnes. Un autre type d'accord économique devra donc être mis en place, afin de préserver les intérêts économiques de l'Union européenne. Un certain nombre de conséquences en découleront, notamment en matière de régulation des marchés financiers. Ainsi, la compensation en euros, qui pouvait jusqu'à présent s'exercer au Royaume-Uni, sera désormais assurée sur le territoire de l'Union européenne.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous devons être fiers de ce que l'Europe a accompli depuis soixante ans. Si l'on met en regard les soixante années qui ont suivi la signature du traité de Rome, en 1957, et les soixante années qui l'ont précédée, on perçoit ce que signifierait une remise en cause de l'Union européenne ou une sortie de celle-ci. On mesure l'aventurisme dont font preuve ceux qui proposent un tel remède.
Néanmoins, de toute évidence, beaucoup reste à faire pour réconcilier les citoyens avec l'Europe, pour renforcer la capacité de l'Union européenne à agir dans des domaines prioritaires, sans se disperser. Pour que l'Europe soit une véritable puissance dans le monde de demain, nous avons besoin de l'engagement du Sénat et, plus largement, du Parlement français, au côté des parlements des autres pays les plus attachés à la construction de l'Union européenne. (Applaudissements.)
M. Richard Yung. - Très bien !
M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du RDSE.
M. Jean-Claude Requier. - À quelques jours du soixantième anniversaire du traité de Rome, et alors que nous traversons une période de doute, il n'est pas inutile de rappeler que l'Union européenne doit demeurer notre horizon.
En effet, dans le monde tel qu'il est aujourd'hui, avec ses multiples défis, l'addition des forces est une nécessité et une condition de la survie économique de la plupart des États membres de l'Union, contrairement à ce que certains voudraient faire accroire.
Pour autant, il est clair que l'Union européenne doit se réformer. Dans cette perspective, on peut accueillir avec intérêt le Livre blanc sur l'avenir de l'Europe rendu public mercredi dernier par Jean-Claude Juncker. Ce document présente des pistes allant du statu quo au fédéralisme. De même, on peut se féliciter des bonnes intentions formalisées lors du sommet de Bratislava.
Pour l'heure, le prochain Conseil européen doit poursuivre les chantiers et les réflexions entamés au cours des derniers mois.
Certes, on pourrait penser que la phase la plus aiguë est derrière nous, mais le traitement de la crise migratoire doit rester une priorité. Les outils mis en place pour gérer l'afflux de migrants ont fonctionné. C'est une bonne chose. Je songe notamment à l'accord avec la Turquie, qui a produit ses effets.
On doit néanmoins considérer la question migratoire comme un problème pérenne, auquel il faut apporter des solutions durables. La crise syrienne n'a fait qu'aggraver un phénomène régulier, engendré non seulement par les conflits, mais aussi par les écarts de richesse entre le Nord et le Sud. Parmi les dernières arrivées, on compte davantage de migrants en provenance du Niger et d'Érythrée. Il est donc important que les partenariats prévus avec cinq pays d'Afrique se concrétisent rapidement, comme c'est déjà le cas, semble-t-il, pour le Mali.
La crise des migrants renvoie bien entendu à la question de la protection des frontières extérieures de l'Union européenne. Je ne reviendrai pas sur le renforcement de l'agence FRONTEX, dont tout le monde s'accorde à dire qu'il était bienvenu. Bien sûr, il faut également s'interroger sur l'avenir de l'espace Schengen. C'est d'ailleurs ce que nous faisons au Sénat, au travers de la commission d'enquête que j'ai l'honneur de présider et où siègent de nombreux membres de la commission des affaires européennes. Nous aurons bientôt l'occasion de dévoiler nos conclusions, qui, je l'espère, rencontreront un écho favorable à l'échelle européenne.
En tout cas, il est certain qu'il faudra réviser le code Schengen, même si, contrairement à une idée reçue, celui-ci est déjà relativement flexible : on a pu le constater après les attentats de novembre 2015 à Paris. À ce stade, je souhaite simplement que l'éventuelle révision du code Schengen ne s'étale pas sur des mois ou des années, comme ce fut le cas pour le fichier PNR.
J'en viens aux problèmes de sécurité, qui seront également à l'ordre du jour du prochain Conseil européen.
La transformation d'Europol en agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs et l'entrée en vigueur du règlement du 11 mai 2016 devraient faciliter l'échange d'informations cruciales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et contre la criminalité en général.
Toutefois, monsieur le secrétaire d'État, est-on certain que les administrations nationales suivent bien les décisions prises à l'échelle de l'Union ? On sait qu'il y a de bons élèves -la France en fait partie - et de mauvais quand il s'agit de partager des informations pourtant cruciales pour la sécurité de nos concitoyens.
Sur le front de la sécurité extérieure, on déplore également une mobilisation inégale en faveur d'une défense européenne réellement efficiente. Pourtant, comme vous l'avez rappelé en décembre dernier devant les sénateurs, « l'Europe doit se donner les moyens d'assumer davantage de responsabilités en matière de défense », sans que M. Trump nous le demande ! À ce propos, je me réjouis que le vice-président Mike Pence se soit récemment rendu à Bruxelles pour tempérer les propos du président américain, en rappelant la nécessité du partenariat entre les États-Unis et l'Europe.
Cependant, au-delà de ce réglage diplomatique, il faut bien constater que la défense européenne demeure à un stade par trop incantatoire, même si je relève des décisions encourageantes : je pense notamment à la création du fonds européen de défense, qui découle de l'acceptation du concept d'autonomie stratégique de l'Union européenne, cette orientation n'étant pas incompatible avec le maintien dans l'OTAN.
Enfin, mes chers collègues, permettez-moi d'avoir, en tant que sénateur du Lot, une pensée pour Maurice Faure, qui fut l'un des signataires du traité de Rome. Il était alors jeune secrétaire d'État : ce sont des fonctions qui peuvent mener loin ! (Sourires.)
Je conclurai en évoquant le volet économique, qui fut la première raison d'être du projet européen.
Le Conseil européen abordera notamment la question de la croissance. À cet égard, on peut toujours se demander si l'on ferait mieux à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'Union. Le Royaume-Uni va en faire l'expérience : attendons de voir... Cela étant, si l'on s'en tient aux chiffres, on remarque que l'Union européenne, avec un taux de croissance de 1,9 % en 2016, a fait mieux que les États-Unis et le Japon.
Pour autant, cette tendance demeure fragile, et l'Union européenne doit déployer tous les instruments dont elle dispose pour la conforter.
La convergence des politiques budgétaires commence à porter ses fruits, même si elle tient à l'écart du rebond de croissance les pays ayant mené une politique d'austérité. C'est pourquoi le dernier conseil Ecofin a rappelé la nécessité de stimuler l'investissement. Le doublement du plan Juncker va dans ce sens.
L'Union européenne doit également renforcer sa politique commerciale et se battre pour mieux exporter ses produits vers le reste du monde, où les obstacles sont nombreux. Certains pays, qui se targuent d'être libéraux, pratiquent un protectionnisme déguisé en recourant à des barrières réglementaires. Est-il normal, par exemple, que les pommes françaises se vendent partout dans le monde sauf aux États-Unis ?
La question de la compétitivité est plus délicate encore, car les États membres n'appliquent pas encore tous les mêmes standards sociaux. La pratique du détachement de travailleurs en est l'illustration. C'est d'ailleurs le constat d'une avancée des États membres à des rythmes différents qui alimente les discussions, à l'instar de celles qui se sont tenues hier, à Versailles, au sujet d'une Europe à plusieurs vitesses. Il s'agit là d'un vaste débat, sur lequel nous aurons l'occasion de revenir, et qui doit être mené avec diplomatie, pour ne pas froisser les susceptibilités et pour préserver les bénéfices de l'élargissement. (Applaudissements.)
M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour le groupe de l'UDI-UC.
M. Philippe Bonnecarrère. - Monsieur le secrétaire d'État, je tiens tout d'abord à saluer la bonne volonté et la disponibilité dont vous avez toujours fait preuve envers le Parlement. Vous avez répondu à nos diverses invitations et vous vous êtes montré attentif aux questions que nous vous avons soumises. Je vous en donne volontiers acte.
Comme tous mes collègues du groupe UDI-UC, j'attache une très grande importance à la construction européenne. Cette question déterminera dans une mesure importante les positions que nous serons conduits à prendre dans le cadre de l'élection présidentielle.
À cet égard, au nombre des éléments à nos yeux essentiels figure le respect des engagements pris par notre pays.
Monsieur le secrétaire d'État, je ne partage pas forcément le bilan que vous venez de faire de l'action menée au cours de ce quinquennat au regard de nos engagements européens, qu'il s'agisse du respect des différents ratios budgétaires ou de la difficulté, voire de l'impossibilité, pour notre pays, de se réformer. Il est peut-être un peu facile, notamment en ce qui concerne les critères budgétaires, de se borner à tirer les conséquences de la baisse des taux d'intérêt, des mesures prises à l'égard des collectivités locales ou de la diminution de notre contribution au budget européen. La réalité, c'est que notre pays s'est très peu réformé durant ce quinquennat et ne s'est pas mis en mesure de respecter ses engagements européens. Ce dernier point me paraît d'ailleurs être l'un des critères les plus importants dans la perspective de l'élection présidentielle.
Vous avez souligné l'importance du couple franco-allemand, monsieur le secrétaire d'État, mais pour que ce couple soit solide, encore faut-il, j'y insiste, que nous respections nos engagements. Il est tout à fait illusoire de parler de couple franco-allemand quand notre pays connaît une croissance de 1,1 % alors que celle de l'Allemagne atteint 1,9 %. La modernisation de la société française est à mon sens indissociable des positions que nous prenons au sein des instances européennes.
Je partage vos propos concernant la politique commerciale de l'Europe, tout en invitant à la cohérence entre les positions que nous pouvons exprimer sur ce point et le contenu des plateformes électorales : il s'agit d'être pédagogues et de traiter vraiment nos concitoyens en adultes.
Notre groupe partage ce qui a été dit concernant l'importance de mettre en place une politique européenne de défense. Nous sommes assez sensibles sur ce sujet à la logique du « pas à pas ». Si nous connaissons le poids des souverainetés dans ce domaine, des points nous paraissent pouvoir être tranchés, qu'il s'agisse de la coordination industrielle ou de ce que j'appellerai les éléments de revue capacitaire.
Sans vouloir refroidir l'enthousiasme général pour la mise en oeuvre d'une politique européenne de défense, j'observerai que celle-ci ne doit pas servir à masquer nos responsabilités franco-françaises. Pour être crédible dans la construction d'une politique européenne de défense, notre pays doit faire sa part en matière de disponibilité de ses équipements militaires ou d'effort pour tendre vers 2 % du budget consacrés à la défense. Bien que ce dernier point paraisse faire consensus, nous sommes encore loin d'une remontée en puissance.
Je partage les points de vue qui viennent d'être exprimés sur l'effort à faire en matière de protection des frontières européennes. Le chantier est encore considérable pour que, au-delà des principes, soient atteints les résultats que nos concitoyens sont en droit d'attendre.
Au-delà des grandes déclarations qui seront faites à l'occasion du soixantième anniversaire du traité de Rome, il convient à mon sens, je le redis, d'avancer pas à pas. Il me semble que notre pays ne pourra se permettre de telles déclarations sur la scène européenne que lorsqu'il aura retrouvé sa crédibilité.
Définir une politique européenne est essentiel ; je la souhaite la plus ambitieuse possible, mais elle ne pourra être mise en oeuvre que si nous réalisons enfin l'effort de modernisation qui n'a pas été accompli durant ce quinquennat.
M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. André Gattolin, pour le groupe écologiste.
M. André Gattolin. - D'abord, une crise migratoire nourrie par des instabilités géopolitiques aux portes de l'Europe ; ensuite, des tensions récurrentes avec la Russie et la Turquie, une menace terroriste persistante, une zone euro affaiblie, marquée par l'atonie de son économie, un vote britannique ouvrant sur la sortie de la seconde économie de l'espace européen et, désormais, une administration américaine qui ne cache pas son aversion à l'endroit de l'Union européenne : jamais, depuis sa naissance, le 25 mars 1957, l'Union européenne n'aura été confrontée simultanément à autant de crises inédites qui, potentiellement, oblitèrent son avenir.
« J'ai toujours pensé que l'Europe se ferait dans les crises, et qu'elle serait la somme des solutions qu'on apporterait à ces crises », écrivait Jean Monnet en 1976 dans ses Mémoires.
Aujourd'hui, à quelques jours du soixantième anniversaire des traités de Rome, et face au doute et à la défiance qui se sont immiscés au coeur de nos opinions publiques, nous devons nous assurer que les menaces évoquées par Jean Monnet se transforment bien en une garantie de surpassement, en vue de l'émergence d'une Europe plus forte parce que plus intégrée, plus juste parce que plus solidaire, et plus légitime aux yeux de nos concitoyens parce que plus démocratique dans son fonctionnement et dans ses orientations politiques. Le défi est de taille, et notre responsabilité historique.
Tout cela, me direz-vous, mes chers collègues, n'est pas à l'ordre du jour officiel du sommet qui se tiendra jeudi et vendredi prochains. C'est vrai, même si certains points que j'ai évoqués au début de mon intervention sont partiellement inscrits au menu des discussions. On sait en outre d'expérience - M. le secrétaire d'État ne me contredira pas - que, en de telles occasions, les discussions informelles entre chefs d'État et de Gouvernement qui se tiennent en marge du sommet sont souvent les plus importantes. Ne doutons pas qu'elles tourneront très largement autour de deux événements récents, qui renvoient tous deux à la question fondamentale que je viens d'exposer : le premier est la présentation mercredi dernier devant le Parlement européen du Livre blanc de la Commission européenne sur l'avenir de l'Europe ; le second est le mini-sommet à quatre qui s'est tenu hier à Versailles sur l'initiative de la France.
Je reviendrai d'abord sur le contenu du document produit sous la houlette de Jean-Claude Juncker, qui se présente lui-même comme le président de la « Commission de la dernière chance ». Pour rester bienséant, on peut dire qu'il est bien flou quant aux options à prendre pour sortir l'Union du bourbier dans lequel elle s'enfonce. Il est en tout cas très décevant de la part d'un homme qui murmure aux oreilles des chefs d'État et de gouvernement qui se succèdent en Europe depuis plus de trente ans, et qui se trouve aujourd'hui à la tête de la Commission.
Rien n'est dit, dans ce texte, qui permette de comprendre pourquoi et comment le projet européen en est arrivé à cette situation très délicate. Il ne comporte aucun diagnostic sur la défiance, et parfois même l'hostilité, à l'endroit de l'Union désormais ancrée chez une partie des citoyens européens. En tout et pour tout, ce document, qui prétend constituer une sorte d'acte de naissance de l'Europe sans le Royaume-Uni, se contente d'énumérer sans trop les décrire cinq scénarios possibles à l'horizon 2025 pour l'Union. Loin d'avoir l'allure d'une ambition, l'exercice ressemble plutôt à un jeu de bonneteau à cinq cartes, un jeu de dupes visant à dépouiller les joueurs naïfs qui s'y prêteraient : le « bonneteur » en chef sait d'avance qu'il pourra compter sur la complicité de quelques « barons » pour sortir gagnant d'un jeu où tout bouge pour qu'au fond rien ne bouge en Europe.
Les cinq scénarios se présentent ainsi : le premier consiste à ne rien changer ; le deuxième, à recentrer le projet sur le marché unique ; le troisième , construire une Europe à plusieurs vitesses ; le quatrième, à rester à vingt-sept en se concentrant sur quelques domaines consensuels ; le cinquième et dernier, à effectuer ensemble un grand saut fédéral.
Les scénarios un, deux et quatre sont, dans la configuration actuelle de l'Union, plus ou moins les mêmes, et leur mélange correspond assez bien à la culture, pour ne pas dire à l'idéologie, qui prévaut aujourd'hui au sein de la Commission. Ils proposent quelques petits rafistolages sur quelques sujets secondaires, pour ne pas donner l'impression absolue que rien ne bouge, tout en satisfaisant les pays du groupe dit « de Viegrad ».
À l'inverse, le cinquième scénario, actuellement irréalisable, est celui de l'utopie européenne : faire tous ensemble le grand saut fédéral, un rêve aux allures de cauchemar pour tous les eurosceptiques, et invendable à tous les gouvernements et à toutes les opinions publiques des vingt-sept pays de l'Union.
Comme souvent au bonneteau, reste l'option du milieu, soit le troisième scénario. Il est sans doute le plus réaliste, en l'état actuel des choses, pour les pays membres qui souhaitent réellement avancer et entraîner derrière eux ceux qui craindront de ne plus en être. Mais, dans le texte de la Commission, ce scénario est si mal et si incomplètement décrit qu'il a toutes chances de s'attirer l'hostilité d'une majorité des États de taille moyenne entrés assez récemment au sein de l'Union.
Mes chers collègues, vous l'aurez compris, même si je ne suis nullement de ceux qui font porter à la Commission la responsabilité de tous les maux de l'Union, je trouve que son Livre blanc sur l'avenir de l'Europe n'est pas à la hauteur d'une institution qui aime à se présenter comme le « gouvernement de l'Union ».
En comparaison, je trouve bien plus d'intérêt au mini-sommet qui s'est tenu hier à Versailles dans un format inédit, sur l'initiative du président François Hollande, avec la chancelière allemande Angela Merkel et les chefs des gouvernements espagnol, Mariano Rajoy, et italien, Paolo Gentiloni, afin de réfléchir à un élan politique à quatre.
Je suis d'autant plus intéressé par cette initiative qu'elle n'est pas sans rappeler une de mes propositions fétiches, que j'ai d'ailleurs déjà développée devant vous en juin dernier, quelques jours avant le vote en faveur du Brexit.
Si, de la réunion d'hier, peu de choses ont filtré, sinon l'idée d'une initiative commune en matière de défense européenne, c'est sans doute parce qu'il convient de ne pas trop brusquer un certain nombre d'États qui voient d'un mauvais oeil ce type de démarche. Monsieur le secrétaire d'État, peut-être pourrez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
Face au blocage institutionnel actuel et à l'insuffisance du moteur franco-allemand, ce rapprochement peut constituer un véritable véhicule pour aller de l'avant et éviter un délitement généralisé de l'Union. En effet, sur le fond, il doit être perçu non pas comme un outil d'exclusion des autres pays, mais plutôt comme une force d'entraînement. Ce format à quatre ne demande naturellement qu'à s'ouvrir, à condition que ce soit sur des bases claires et dûment acceptées par les États qui s'y rallieront.
En effet, pour l'heure, le modèle de l'Union est le pire des modèles fédéraux et fédéralistes que je connaisse : celui où le plus petit des États membres peut apposer un veto absolu sur des sujets aussi stratégiques que la défense, la sécurité intérieure, la fiscalité ou l'existence d'un budget réellement à la hauteur des enjeux.
Notre architecture institutionnelle actuelle est totalement baroque. Valables pour six, dix, voire douze pays, nos institutions ne le sont clairement pas pour vingt-huit ou vingt-sept États membres, dès lors qu'il faut passer à autre chose que la simple construction d'un grand marché unique.
Pour remettre les choses en ordre de marche et avancer, la définition d'une méthode et d'objectifs communs aux quatre pays les plus importants de l'Union n'est pas seulement indispensable : c'est un préalable pour donner une nouvelle légitimité démocratique au processus. Ensemble, l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Espagne représentent près de 58 % de la population de l'Union à vingt-sept, et plus des deux tiers de son PIB. Ces quatre pays ont jusqu'à présent toujours joué le jeu de l'intégration.
À l'aube de ses soixante ans, l'Europe doit faire preuve d'audace et d'autorité politique, et ne pas se soucier uniquement de facilitations économiques. Si nous voulons une Europe forte, juste et résolument démocratique, c'est de nos pays, notamment de la France, que doit venir cette audace. (Applaudissements.)
M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Richard Yung, pour le groupe socialiste et républicain.
M. Richard Yung. - Je n'ai pas fait la même lecture que notre collègue Michel Bouvard du rapport de la Commission européenne sur la situation et les perspectives économiques de la France.
Je note d'abord que la Commission indique que la France sortira de la situation de déficit aggravé l'an prochain. Le Gouvernement prévoit un déficit de 2,7 % du PIB, contre 2,9 % pour la Commission, mais on est dans les clous !
La Commission souligne l'amélioration de la compétitivité de nos entreprises, celle-ci ayant retrouvé aujourd'hui son niveau d'avant la crise de 2008. Ce point est essentiel, car de leur compétitivité dépendent la capacité d'investissement et la capacité d'exportation des entreprises françaises. Or nous savons qu'elles ont une faiblesse en la matière.
En ce qui concerne la balance commerciale, je rappelle que son déficit, qui était de 74 milliards d'euros en 2012, est de 43 milliards d'euros aujourd'hui. Certes, c'est encore beaucoup trop. Contrairement à ce que l'on croit souvent, ce déficit est dû non pas à l'énergie, mais aux produits manufacturés, d'où l'importance d'améliorer notre compétitivité. Je pourrais donner un certain nombre d'exemples de réformes importantes mises en oeuvre à cette fin. Je pense en particulier aux 40 milliards d'euros d'allégements de charges et de taxes accordés aux entreprises : ce n'est tout de même pas négligeable !
Il me semble donc que la Commission européenne a une vision plus optimiste que vous ne l'avez dit, monsieur Bouvard.
M. Michel Bouvard. - Nous avons pourtant lu le même rapport !
M.
Richard Yung. - S'agissant de la zone euro,
les projets sont nombreux. Il est notamment question d'utiliser les
750 milliards d'euros du Mécanisme européen de
stabilité
- à l'échelle de l'Union, ce n'est pas
une somme monstrueuse - pour créer un fonds monétaire
européen susceptible d'aider les États en situation de
déficit provisoire, voire d'émettre de la dette et d'avoir une
licence bancaire. Cette idée a été soutenue par la France,
mais beaucoup moins par l'Allemagne, c'est le moins que l'on puisse dire...
Monsieur le secrétaire d'État, pensez-vous que cette idée
progresse ou qu'elle va progresser dans les mois qui viennent ?
De même, peut-on espérer voir bouger les choses s'agissant de l'instauration d'un budget européen qui pourrait être alimenté de différentes manières, via une partie des allocations chômage et une part de fiscalité, par exemple ?
L'idée importante qui ressort du sommet de Versailles est de recourir à des majorités différenciées, que l'on appelait jadis des majorités coordonnées. Il me semble que cela peut effectivement permettre d'avancer, mais ces majorités seraient-elles différenciées selon le type de problème à traiter, c'est-à-dire à géométrie variable selon le sujet - énergie, politique agricole, réforme de l'impôt sur les sociétés, notamment -, ou s'agit-il de placer un « noyau dur » comprenant un certain nombre de pays au coeur de la manoeuvre ? Quelle est la position de la France sur ce sujet ?
Concernant le Brexit, il est encore un peu tôt pour entrer dans les détails, puisqu'on attend le vote de la Chambre des Lords, qui sera suivi d'un nouveau vote de la Chambre des Communes, mais le calendrier prévu sera sans doute tenu.
Je m'interroge sur la note que le Royaume-Uni va devoir acquitter. On parle de 50 milliards à 60 milliards d'euros, excusez du peu ! Je rappelle que la campagne de M. Johnson reposait sur la promesse de réaffecter les 500 000 euros prétendument gaspillés par l'Union européenne chaque semaine au financement du système de santé britannique. Je ne sais pas comment il va expliquer aux lecteurs du Daily Telegraph que leur pays va devoir payer une telle note : ce sera intéressant à suivre ! J'ai compris que le négociateur européen faisait de ce point l'un des premiers à débattre, de manière que les Britanniques ne se trouvent pas en situation de remettre le règlement de cette note à un avenir hypothétique, une fois un accord obtenu sur les autres sujets. Monsieur le secrétaire d'État, que pouvez-vous nous dire sur cette question ?
M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Pascal Allizard, pour le groupe Les Républicains.
M. Pascal Allizard. - Messieurs les présidents, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le fait que ce débat se tienne dans un format assez inhabituel ne doit pas nous faire perdre de vue les incertitudes qui pèsent sur l'avenir du projet européen, à quelques jours du soixantième anniversaire du traité de Rome.
La question européenne s'invite aussi dans la campagne présidentielle française et, sur le fond, il faut s'en féliciter.
Toutefois, à force de présenter le sujet comme source de complication pour les citoyens européens, l'avenir de l'Europe est aujourd'hui un thème clivant et très sensible. L'euroscepticisme gagne du terrain dans de nombreux pays, y compris le nôtre, et les populistes semblent avoir encore de beaux jours devant eux, du moins si l'objet de leur vindicte, l'Union européenne, ne se désintègre pas avant.
La crise migratoire demeure un sujet de préoccupation qui cristallise les passions et les peurs. Dans plusieurs États européens, la question de l'identité redevient centrale, la crainte de la submersion par des flots migratoires incontrôlables fait l'objet de toutes les instrumentalisations.
Passé le temps de la sidération, l'Europe tente de réagir, même si son action a vite montré ses limites. L'accord avec la Turquie, dont on connaît les conditions discutables, et la fermeture de la route des Balkans ont eu pour effet de scléroser les flux venant de Méditerranée orientale, mais sur d'autres routes continuent d'affluer migrants et réfugiés.
Le chaos institutionnel et sécuritaire libyen a facilité l'implantation de réseaux de passeurs dont l'activité se renforce encore en Méditerranée centrale, et l'arrivée du printemps pourrait annoncer une recrudescence supplémentaire.
Quant à la voie de la Méditerranée occidentale, elle risque de reprendre du service, comme en atteste l'intensification de la pression migratoire autour de l'enclave espagnole de Ceuta. L'Union européenne serait d'autant plus fondée à mieux sécuriser la route occidentale qu'elle constitue la « voie royale » pour un autre fléau qui sape l'Europe : le trafic de stupéfiants.
Caprice du destin, plus de 1 750 migrants ont été secourus au large de la Libye à la veille du sommet européen de Malte. À cette occasion, les Européens ont confirmé leur détermination à réduire les flux de migrants en Méditerranée centrale et à casser le modèle économique des passeurs, tout en restant attentifs à la route de la Méditerranée orientale.
Concernant l'opération européenne Sophia, elle a permis, à l'évidence, de sauver des milliers de vies en mer. En soi, c'est une bonne chose, mais que pèsent quelques navires et moyens militaires face à la déstabilisation des États par la guerre, la famine ou la crise économique, et aux 4,5 milliards d'euros de revenus tirés du trafic des migrants en Libye, soit plus du tiers du PIB de ce pays ?
Comme le notait un récent rapport de collègues députés, Sophia restera « par nature dérisoire ». Elle a certes permis une connaissance précise des réseaux de passeurs et perturbé l'organisation des trafics. Pour autant, du bilan mitigé de 2016, on peut conclure que la pression sur les réseaux est loin d'être suffisante. Les passeurs se sont adaptés au dispositif européen en se contentant de guider les migrants hors des eaux territoriales, prenant même des contacts directs avec les ONG...
Le sommet de Malte a confirmé la volonté européenne de soutien à la Libye, car la ligne de protection de l'Union vers le Sud ne peut plus être la seule frontière maritime italienne. Il convient dès lors de soutenir les garde-côtes libyens pour oeuvrer dans leurs eaux territoriales. Cette tâche sera longue et nécessitera qu'ils puissent disposer rapidement de navires adéquats. Formés, mieux rémunérés pour éviter la corruption, les gardes devront aussi être protégés des menaces de mort dont ils font l'objet de la part des trafiquants. C'est seulement à ce prix que l'action de l'Europe pourra prendre une autre dimension le long de cette côte libyenne où, en haute mer, le contrôle de l'embargo des Nations unies sur les armes doit également s'intensifier.
L'autre enjeu se situe à terre, où des milliers de migrants attendent. L'Europe entend soutenir le développement des communautés locales dans les zones libyennes situées sur les routes migratoires. Elle souhaite aussi mettre en place des structures et des conditions d'accueil adaptées pour les migrants. Mais ces centres ne deviendront-ils pas de simples escales logistiques pour migrants ? Ne tomberont-ils pas sous la coupe des réseaux de passeurs et des mafias locales ?
Enfin, les mesures d'aide au retour volontaire sont-elles véritablement efficaces ?
Il y a là, monsieur le secrétaire d'État, beaucoup de questions aux réponses difficiles, pour ne pas dire incertaines.
Au cours de ce Conseil européen sera évaluée la mise en oeuvre des conclusions de décembre 2016 relatives à la sécurité extérieure et à la défense. C'est aujourd'hui un thème central pour les Européens, dans une époque marquée par une multiplication des conflits et des menaces terroristes. La pression augmente sur les frontières extérieures de l'Union européenne.
À l'heure où la présidence américaine annonce un budget militaire sans précédent, où la Chine modernise sa défense à un rythme soutenu, quelle doit être la position européenne ? Sans doute pas de se lancer dans une course stérile aux armements qui ne réglerait pas les problèmes, ni de croire que le seul effort de coopération serait suffisant.
Dans ce contexte, la décision de l'Union européenne et de l'OTAN de renforcer leurs relations et de coopérer plus étroitement rappelle que notre sécurité est interconnectée ; elle ne signifie pas que nos intérêts soient toujours communs et n'empêche pas les arrière-pensées.
Le renforcement de la présence militaire de l'Alliance atlantique en Pologne et dans les pays baltes notamment, entériné lors du sommet de l'OTAN de Varsovie en 2016, représente-t-il une véritable sécurité pour les Européens ou un facteur de crispation avec la Russie ? La question reste posée. L'adhésion du Monténégro aurait certes du sens pour la stabilité des Balkans, mais, là encore, la Russie se braque et, déjà, la Géorgie s'impatiente de rejoindre l'Union européenne et l'OTAN. Pouvons-nous poursuivre dans cette voie ?
Pour bâtir une « Europe puissance », il est légitime de vouloir construire un outil de défense plus solide, notamment en mobilisant des ressources supplémentaires, et cela est plus cohérent en vue d'assumer davantage la responsabilité de notre sécurité.
Il y a aussi un enjeu industriel, rappelé par plusieurs de mes collègues. Nous ne pouvons pas accepter d'être dépendants de puissances étrangères ni de risquer de perdre de nos compétences. Quel paradoxe de voir, alors que notre industrie de défense est exportatrice, certains de nos partenaires européens se tourner presque systématiquement vers les États-Unis pour les grands contrats ! Je pense aux avions F-16 achetés par la Roumanie ou la Pologne et aux avions F-35 acquis par l'Italie.
L'Europe est bien à la croisée des chemins. Il y a quelques jours, le président Juncker a présenté le Livre blanc de la Commission sur l'avenir de l'Union européenne, qui trace cinq scénarios possibles pour l'évolution de l'Union à l'horizon 2025. Mais, il faut bien l'admettre : d'une part, une Europe a minima apparaîtrait comme un échec au regard de la construction déjà accomplie ; d'autre part, le statu quo n'est plus possible.
Des élections générales en France, en Allemagne et aux Pays-Bas sortiront des gouvernements qui, avec leurs homologues, seront amenés à faire un choix décisif pour l'avenir de l'Union européenne. L'enjeu de ces élections dépasse donc le seul cadre national.
Beaucoup d'espoirs sont placés dans le couple franco-allemand pour servir de « noyau dur » et de moteur à une Europe rénovée. D'un point de vue politique, la France, dont l'économie stagne, sera-t-elle à même de faire jeu égal avec l'Allemagne, qui, par ailleurs, a enregistré en 2016 un excédent commercial de 252 milliards d'euros quand la France accusait un déficit de 48 milliards d'euros ?
Le projet européen doit s'accompagner de nouvelles perspectives en matière économique. Nous suivrons donc avec intérêt les discussions de ce Conseil européen concernant l'emploi, la croissance et la compétitivité.
L'avenir de la zone euro suscite aussi l'inquiétude tant les divergences entre les économies de ses membres sont réelles. De plus, le cas grec est loin d'être purgé. Comme le notait dernièrement le Fonds monétaire international, « la dette grecque est totalement intenable [...] et les besoins de financement vont devenir explosifs sur le long terme ». Ainsi, sans mesures d'allégement, la dette grecque devrait atteindre 275 % du PIB du pays.
Malgré tous ces vents contraires, je vois plutôt dans les bouleversements actuels une chance pour les États de bonne volonté de redonner à l'Europe une ambition et des moyens. Il s'agit de considérer, à l'instar du président de la Commission européenne, que « c'est le début du processus, non la fin ».
M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. le secrétaire d'État, pour répondre aux différentes interventions que nous venons d'entendre.
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Je remercie tous les intervenants de leurs questions et de leurs analyses.
Comme l'a dit Jean-Claude Requier, l'Union européenne devra se réformer. À cet égard, la question d'une Europe à plusieurs vitesses, qui a été évoquée hier lors du sommet de Versailles, est très importante. On ne saurait envisager que rien ne bouge. Je ne crois pas du tout que l'on puisse interpréter ainsi le Livre blanc du président de la Commission européenne, même si l'un des scénarios présentés est que l'on en reste là : ce n'est évidemment pas celui que retient M. Juncker, comme il l'a indiqué lui-même devant le Parlement européen, bien que cette vision puisse être défendue par certains États membres. Il a simplement voulu, me semble-t-il, mettre toutes les cartes sur la table. Cela étant, je ne suis pas son porte-parole !
Le choix d'un État membre de quitter l'Union a été le révélateur d'une crise de confiance interne, même si la relation du Royaume-Uni à la construction européenne présente des particularités depuis l'origine. Après avoir d'abord refusé de rejoindre l'Union européenne, le Royaume-Uni avait finalement décidé d'en devenir membre, sans participer pour autant à toutes les politiques communes. Nombre des éléments de défiance qui se sont exprimés lors du référendum britannique se retrouvent ailleurs dans l'Union européenne. Il en va de même de la démagogie. Un certain nombre de mouvements populistes anti-européens d'autres pays se réclament d'ailleurs de ce précédent et proposent l'organisation de référendums en vue de sortir de l'Union européenne.
Il existe donc des difficultés internes, s'agissant par exemple du fonctionnement de la zone euro, comme vient de le rappeler à l'instant M. Allizard en évoquant les divergences entre les économies des États membres. Certes, nous avons avancé avec le troisième programme d'ajustement économique pour la Grèce, visant à éviter l'effondrement économique de ce pays et sa sortie de la zone euro, mais il est clair que, dans nombre de pays, les problèmes de convergence économique que l'appartenance à l'union économique et monétaire était censée devoir régler demeurent, d'où les débats sur les mécanismes à mettre en oeuvre, outre ceux qui existent déjà, comme le Mécanisme européen de stabilité. Faut-il une autre capacité budgétaire ? Faut-il des instruments d'intervention plus puissants, avec un champ plus large ? Faut-il transformer le MES en fonds monétaire européen, comme l'a suggéré M. Yung ? Pour notre part, nous y sommes plutôt favorables, mais il faut préciser ce que cela peut réellement signifier : certains partenaires pourraient accepter l'idée de faire évoluer le mandat de cet outil, dont la capacité de mobilisation est très puissante - il permet de déployer un programme d'aide de plus de 80 milliards d'euros au bénéfice de la Grèce -, mais ils considèrent qu'il faudrait aussi renforcer les conditionnalités. Dès lors, on risque de voir resurgir des problèmes que l'on a plutôt tenté, dernièrement, de régler par de la flexibilité. En effet, ce sont notamment les choix très courageux, très clairs et très forts de Mario Draghi et la politique monétaire mise en oeuvre par la BCE qui ont permis de sortir de la crise, en injectant des liquidités, en faisant baisser les taux d'intérêt, en soutenant les prêts interbancaires et, par là même, les prêts du système bancaire à l'économie, en faisant baisser le cours de l'euro par rapport à celui du dollar, en dépit de certaines résistances.
Il faut trouver un équilibre entre la politique monétaire, le soutien aux investissements et les réformes structurelles. Nous avons réussi à faire évoluer l'approche retenue. De ce point de vue, le débat franco-allemand a été utile, monsieur Bonnecarrère. Tout le monde aujourd'hui comprend que la politique d'austérité a aussi eu un effet récessif, en particulier dans les pays d'Europe du Sud. Elle a été appliquée beaucoup trop longuement, beaucoup trop brutalement, même si des ajustements étaient nécessaires.
Si nous créons des outils pour mieux financer la convergence économique, mieux répartir les investissements au sein de la zone euro et permettre à des pays de rattraper leurs retards, il faut veiller à ne pas instaurer des conditionnalités qui se révéleraient impossibles à satisfaire, au point que ces outils ne pourraient en définitive pas être utilisés, sauf à ce que les pays concernés mettent en place des ajustements dont l'effet récessif serait tel qu'ils induiraient des problèmes économiques ou politiques, au risque de provoquer ou d'accentuer des crises.
Ainsi, les pays d'Europe du Sud qui ont été soumis à cette pression ont connu des crises politiques. En Grèce, c'est finalement un gouvernement mené par le parti Syriza qui, contre toute attente, met en oeuvre une politique d'assainissement et de redressement économique et financier du pays. En Espagne, ce n'est que plus d'un an après les élections qu'un accord stable a pu être trouvé pour former un gouvernement. Au Portugal, la situation s'est réglée plus facilement, mais sans majorité absolue.
Tous ces éléments rendent le débat assez difficile, mais chacun s'accorde à dire que des réformes sont indispensables.
Il est absolument nécessaire d'accepter le fait que l'Europe sera à plusieurs vitesses. Ceux des pays de l'Union européenne qui ont choisi d'avoir une monnaie commune ont besoin d'une forte coordination de leurs politiques économiques. Pour ceux des pays de l'Union européenne qui considèrent que l'Europe a un rôle important à jouer à l'échelon international, parce qu'ils ont eux-mêmes une politique étrangère et une politique de défense ou qu'ils ont conscience qu'ils doivent pouvoir peser davantage, avec leurs partenaires, dans les grands débats internationaux, dont dépendent notre sécurité, notre avenir, la stabilité du monde, il n'est pas possible d'en rester là et d'accepter l'idée que l'Europe ne puisse être qu'un simple marché intérieur, aussi important soit-il.
À cet égard, la France, contrairement à ce qu'on a pu parfois laisser entendre, n'est pas du tout hostile à un approfondissement du marché intérieur dans des domaines qui n'existaient pas lorsque le marché commun a été créé, en 1957. Je pense en particulier au numérique, à l'union de l'énergie, absolument indispensable, ou à certains services.
Le président Raffarin et André Gattolin ont rappelé la célèbre formule de Jean Monnet, selon laquelle l'Europe avance en surmontant les crises. Cela relève de l'idée générale des pères fondateurs que l'Europe est une dynamique. Elle est confrontée à des problèmes, à des défis, à des crises, parfois plus simplement à une nécessité, comme celle de la reconstruction après-guerre. On a commencé par bâtir l'Europe du charbon et de l'acier. On a ensuite essayé de construire une communauté européenne de défense, mais cela n'a pas marché, et on s'est alors de nouveau tourné vers l'économie, avec la mise en oeuvre du marché commun et de politiques communes, telles la politique agricole et la politique du commerce, jusqu'à en arriver à la situation actuelle et à la monnaie unique. Soit la résolution de ces problèmes débouche sur des avancées, soit notre continent se déconstruit et ses faiblesses s'aggravent.
En rester là n'est donc pas une option. Pour autant, faut-il, pour avancer, forcément s'engager dans un grand débat institutionnel et une réforme des traités ? Non ! Surmonter les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui relève d'abord d'une volonté politique et de la capacité à se concentrer sur quelques priorités. Les outils institutionnels, notamment parce qu'ils permettent des coopérations différenciées, n'ont pas besoin d'être changés. La question qui se pose est celle de leur champ d'application : doit-on mettre en oeuvre des coopérations différenciées sur tous les sujets sur lesquels il faut avancer ? Non ! Dans de nombreux secteurs, il est possible de convaincre tous les États membres de participer ; c'est d'ailleurs nécessaire. Je pense à l'énergie : nos objectifs dans ce domaine étant à la fois économiques et climatiques, il faut avancer à vingt-sept. Il ne serait pas satisfaisant que certains États ne fassent pas d'efforts pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et pour passer du charbon à un autre mix énergétique. Cela créerait même des distorsions de concurrence.
Dans le domaine social, certains progrès pourront être obtenus plus rapidement au sein de la seule zone euro, notamment en matière d'harmonisation fiscale. En revanche, si l'on veut lutter contre le dumping social et, par exemple, mieux organiser le détachement des travailleurs, on ne peut pas s'en tenir à la zone euro : il faut associer à la démarche des pays qui ont adhéré plus tardivement à l'Union européenne et dont les niveaux de développement et de salaires sont plus bas. Nous n'entendons pas nous opposer à la liberté de circulation des travailleurs, mais nous voulons que le droit social applicable soit celui du pays où le travail est effectué.
Dans beaucoup de domaines, la coopération différenciée ne vaut donc pas. Il ne s'agit pas de créer une Europe à la carte, de pratiquer ce que les Britanniques appellent le cherry picking, en renonçant à toute cohérence d'ensemble pour l'Union européenne.
En revanche, la Commission ne doit pas se disperser, comme cela a pu être le cas au cours des quinze dernières années, multiplier les initiatives législatives dans tous les domaines, réglementer la taille des bouteilles d'huile d'olive ou la contenance des chasses d'eau. À cet égard, la France et l'Allemagne, ainsi que le président de la Commission, ont permis une prise de conscience très importante. Il faut se concentrer sur des domaines dans lesquels nous pouvons agir ensemble, à l'échelle continentale. Ceux qui veulent aller de l'avant doivent alors pouvoir le faire. Ainsi, en matière de défense ou de politique étrangère, mais aussi dans un certain nombre de domaines industriels, il peut être nécessaire d'assumer l'existence d'une Europe différenciée. Nous ne pouvons pas être bloqués par ceux qui ne sont intéressés que par le marché intérieur.
Je tiens à remercier Philippe Bonnecarrère des mots très aimables qu'il a eus à mon égard. Je me félicite de la qualité des échanges que j'ai pu avoir avec le Sénat. Ces échanges ont été pour moi non seulement un devoir, mais aussi un plaisir. Ils ont été utiles et enrichissants, en tout cas pour le Gouvernement. Même en cas de désaccord, ils sont demeurés courtois. Je me suis toujours efforcé de répondre aux questions qui m'étaient posées et je vous remercie d'avoir fait preuve d'indulgence quand il ne m'a pas été possible de le faire.
Monsieur Bonnecarrère, le couple franco-allemand a joué et joue un rôle très important pour faire avancer la zone euro. Même si la France et l'Allemagne, on le voit s'agissant de l'union bancaire, peuvent parfois avoir des approches différentes, nous devons continuer d'avoir pour objectif de faire des propositions ensemble.
C'est le dialogue entre la France et l'Allemagne qui a permis de trouver une solution pour la Grèce. Une mission technique est actuellement conduite sur place, monsieur Bouvard, par les représentants des institutions - on ne parle plus désormais de « troïka » -, afin de vérifier que la deuxième revue du programme en cours pourra être effectuée. Nous espérons que la Grèce pourra bénéficier d'un appui plus important encore de la BCE, et surtout qu'elle pourra faire face à ses échéances de remboursement de prêts au mois de juillet prochain, dont les montants sont élevés. Pour cela, il ne faut pas prendre de retard. La situation économique en Grèce s'est améliorée depuis la mise en oeuvre de ce plan. C'est là une réponse à ceux qui disent que l'Europe n'est pas solidaire et que la façon dont la Grèce a été traitée n'était pas respectueuse : ce n'est pas vrai, même si les efforts et les réformes demandés étaient très durs et les premiers programmes probablement mal définis. Comme je l'ai déjà dit, certains programmes d'ajustement ont eu des effets récessifs. La perte de pouvoir d'achat a été beaucoup trop brutale pour de nombreuses catégories de la population. Cela étant, je pense que le plan actuellement mis en oeuvre est en train de produire des résultats. J'espère qu'un accord pourra être trouvé ; la France, en particulier Michel Sapin, joue à cet égard un rôle très actif au sein de l'Eurogroupe, de même que le commissaire européen Pierre Moscovici. Le taux de croissance de la Grèce a été plus élevé que prévu en 2016. Son excédent primaire a été de 2,5 %, alors que le programme prévoyait un objectif de 0,5 %. Cela ne signifie pas que tous les problèmes sont réglés, loin de là, mais on voit que, en Grèce comme dans le reste de la zone euro, les effets de l'accélération de la croissance se font sentir.
Il faut évidemment encourager les investissements, grâce à des dispositifs d'accompagnement. La semaine dernière, je me suis rendu en Grèce avec le Premier ministre. Bernard Cazeneuve a rencontré le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, et de nombreux membres du Gouvernement grec, mais aussi des représentants des entreprises françaises, afin de les inciter à continuer d'investir dans ce pays, pour y créer de l'activité et de l'emploi.
Sur les grandes questions internationales également, le couple franco-allemand est un élément moteur. Je pense à l'Ukraine, avec les accords de Minsk et le format Normandie, à la réponse européenne à la menace terroriste, au contrôle de nos frontières, à la réforme du code Schengen, que Jean-Claude Requier a évoquée et qui a déjà commencé, à l'alimentation des fichiers communs, ceux d'Europol, mais aussi le SIS, le système d'information Schengen. Sur ce sujet, Jean-Claude Requier a entièrement raison : il faut que tous les États membres inscrivent dans ce fichier toutes les informations de sécurité sur les personnes présentant des risques. Ce fichier est le seul qui puisse être consulté systématiquement. À l'avenir, il faudra aussi, probablement, que l'on puisse utiliser Eurodac à des fins de sécurité, car il contient des données biométriques tout à fait précieuses. Enfin, Europol devra être beaucoup plus mobilisé par tous les États membres.
Dans tous ces domaines, la coopération franco-allemande a joué un rôle clé. Sans la force de l'engagement du couple franco-allemand, sans le sens des responsabilités de nos deux pays, je pense que l'Europe n'aurait pas tenu dans la tourmente qu'elle a traversée.
Vous avez été nombreux à évoquer le sommet de Versailles. Il a été marqué par le sens des responsabilités commun aux quatre plus grands pays de l'Union européenne, par une volonté très forte, reposant sur une vision partagée du monde dans lequel nous vivons, des valeurs que nous avons à y défendre et de nos intérêts communs. Soixante ans après la signature du traité de Rome, nous devons faire avancer le projet européen.
Ce format n'a pas vocation à déboucher sur la constitution d'un groupe fermé ou d'un directoire. Ces quatre grandes économies de l'Union européenne, à l'invitation du Président de la République, ont simplement voulu aider à préparer le sommet de Rome, afin qu'il soit un succès, et mettre leur force au service de la relance du projet européen. J'espère que cette dynamique se poursuivra au-delà de l'élection présidentielle et que, quelle que soit l'issue de celle-ci, notre pays restera un moteur non seulement de la construction européenne, mais également de l'ambition européenne. (Applaudissements sur de nombreuses travées.)
M. Michel Raison. - Monsieur le secrétaire d'État, nous pouvons difficilement nous quitter sans avoir parlé un peu d'agriculture.
Le traité instituant la Communauté économique européenne a été signé il y a soixante ans. À l'échelle de la construction des pays du continent européen, soixante ans, c'est assez court. On voudrait toujours que les choses aillent plus vite, qu'elles soient d'emblée parfaites, mais ce n'est pas possible.
La politique agricole commune a porté ses fruits dès l'origine. Par la suite, il a bien fallu la faire évoluer. Un premier virage a été pris en 1992, avec le début d'une libéralisation de la politique agricole commune et de la réduction des systèmes de régulation. Soit ! Le problème est que, depuis lors, nous n'avons jamais véritablement réformé la politique agricole commune. Nous l'avons peu à peu adaptée, nous avons posé quelques emplâtres par-ci, par-là. Nous l'avons également beaucoup verdie. Je ne remets pas en cause ce verdissement, qui était certainement nécessaire, mais cela ne peut pas constituer le pilier unique d'une politique agricole.
Ma question est simple : va-t-on véritablement se pencher sur la question de l'objectif assigné à l'économie agricole en Europe et définir la politique adéquate pour atteindre celui-ci, comme cela a été fait en 1958 ? L'objectif, à cette époque, était de parvenir à l'autosuffisance alimentaire de l'Europe. La politique agricole correspondante avait été mise en oeuvre ; bien conçue, elle a fonctionné.
Aujourd'hui, l'objectif est différent. Il en résulte des fluctuations des prix beaucoup plus fortes et des distorsions de concurrence entre les agriculteurs des différents pays, dont la situation n'est cependant jamais brillante.
Il faudrait complètement repenser la politique agricole commune, partir d'une feuille blanche, en s'inspirant de ce qui se fait aux États-Unis, comme le préconisent de nombreux observateurs et M. le président de la commission des affaires européennes. Sinon, nous irons droit dans le mur ! Cessons de bricoler, faisons abstraction de ce qui existe aujourd'hui et rebâtissons la politique agricole commune.
M. Jean Bizet, président. - Monsieur le secrétaire d'État, je voudrais, avec sa permission, compléter la question de notre collègue.
L'Europe entend-elle faire de l'agriculture une activité véritablement stratégique, sachant que les États-Unis dépensent pratiquement 450 dollars par habitant pour mettre en place une politique agricole, contre seulement 250 euros pour les Européens ? À l'heure où nos amis Britanniques quittent l'Union européenne, le solde net est de 10 milliards d'euros. Pour mettre en place une politique agricole, il faut de l'argent, beaucoup d'argent. À cet égard, le « paquet Monti » ne nous satisfait pas forcément. Les mesures prévues ne sont pas de nature à alimenter le budget européen à la hauteur des besoins. L'agriculture est-elle une activité stratégique pour l'Europe, dans un contexte mondial extrêmement concurrentiel ?
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - La question soulevée par Michel Raison, dont j'ai souvent eu l'occasion de débattre avec vous, monsieur le président, sera au coeur des travaux d'élaboration de la nouvelle PAC. Un accord devra intervenir d'ici à 2020, compte tenu du fait que nous allons changer de cadre financier, et tout le monde est conscient que la politique agricole doit évoluer.
La politique agricole commune est un acquis. Je pense qu'il ne faut pas accepter l'idée d'une renationalisation, avancée par certains, pour de multiples raisons. Les agriculteurs, que je suis allé rencontrer, comme nombre d'entre vous, au salon de l'agriculture, sont attachés à la politique agricole commune, même s'ils sont les premiers à estimer qu'elle doit encore évoluer.
On l'a vu lors de la crise du lait, il est en tout cas nécessaire de maintenir des systèmes de régulation. On ne reviendra pas aux quotas laitiers, mais nous avons tout de même obtenu, grâce à l'insistance de Stéphane Le Foll, que des mesures de régulation soient de nouveau mises en place. Nos capacités de réponse aux crises sont actuellement insuffisantes. Sans aller jusqu'à copier le Farm Bill, on peut effectivement s'inspirer de ce que d'autres font, en concevant un système de soutien à nos agriculteurs qui tienne davantage compte des fluctuations des prix, des crises de marché, des situations internationales. Ces éléments doivent être versés au débat sur la réforme de la politique agricole commune.
Stéphane Le Foll a engagé une réflexion dans cet esprit. Sans partir d'une feuille blanche, il faut tout repenser et débattre de façon très ouverte avec nos partenaires, en tirant les leçons du fonctionnement actuel de la PAC pour renforcer la régulation à l'avenir.
M. Jean Bizet, président. - Avant de clore ce débat, je voudrais, à la suite de Philippe Bonnecarrère, saluer votre sens de l'écoute et l'attention que vous nous avez toujours prêtée dans l'exercice de vos fonctions de secrétaire d'État aux affaires européennes. Nous savions votre engagement européen, qui ne date pas d'hier, et nous avons pu mesurer votre parfaite connaissance des institutions européennes et de leurs rouages, quelque peu complexes de prime abord.
Notre réflexion européenne se caractérise par sa transversalité, au-delà des sensibilités politiques des uns et des autres. Puisque nous traversons une période quelque peu agitée où certains partis ne parlent que de souverainisme, je conclurai par une formule empruntée à M. Juncker : plus on veut être souverain, plus on doit être européen.
Merci, monsieur le secrétaire d'État, de nous avoir accompagnés pendant ces quelques années. (Applaudissements.)
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Je vous remercie, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 heures.