- Jeudi 6 juillet 2017
- Élargissement - Relations entre l'Union européenne et la Turquie : rapport d'information de MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt
- Justice et affaires intérieures - Réunion interparlementaire sur l'institution d'un mécanisme européen sur la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux : communication de MM. Philippe Bonnecarrère et Didier Marie
- Énergie - Paquet « Énergie » : proposition de résolution européenne et avis politique de MM. Jean Bizet et Michel Delebarre
- Questions diverses
Jeudi 6 juillet 2017
- Présidence de M. Jean Bizet, président -La réunion est ouverte à 9 h 30.
Élargissement - Relations entre l'Union européenne et la Turquie : rapport d'information de MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt
M. Jean Bizet, président. - Chers collègues, pardonnez l'horaire de cette réunion. Je devais présider un petit déjeuner du Cercle des Européens avec Mme Noëlle Lenoir, accueillant M. Roberto Viola, directeur général de la DG Connect à la Commission européenne, pour évoquer l'intelligence artificielle.
Commençons par l'examen du rapport d'information de Jean-Yves Leconte et André Reichardt sur les relations entre l'Union européenne et la Turquie. Ce pays traverse une période difficile, marquée par des attentats terroristes mais aussi par les conséquences de la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016. Le régime a pris des mesures qui paraissent l'éloigner des valeurs qui fondent l'Union européenne, dont le respect conditionne toute perspective d'adhésion. Jean-Yves Leconte et André Reichardt, qui étaient sur place en avril, vont évoquer la situation et nous donner leur appréciation des relations avec l'Union européenne. Ils nous diront aussi les difficultés qu'ils ont rencontrées et rencontrent toujours pour se rendre dans le Sud-Est de la Turquie - où il y a des choses à voir.
M. Jean-Yves Leconte. - Avec André Reichardt, nous sommes allés à Istanbul et à Ankara du 25 au 28 avril derniers pour nous rendre compte de l'évolution de la situation politique et voir quel pouvait être l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Turquie, juste après le référendum du 16 avril.
La Turquie vit aujourd'hui une situation difficile. Déjà victime du terrorisme de Daesh et du PKK, elle a dû faire face le 15 juillet 2016 à une tentative de coup d'État que le Gouvernement turc attribue au mouvement Gülen. Je rappelle qu'il y a eu plus de 200 morts et que le Parlement a été bombardé. Ceci s'ajoute aux 2 000 décès dus au terrorisme ces deux dernières années. Tout ceci témoigne de la fragilité du contrôle du pouvoir par le parti AKP. Face à ces menaces, les autorités turques ont dû réagir pour protéger l'ordre public. L'état d'urgence - qui n'a rien à voir avec le nôtre - a été décrété, ce qui nous paraît légitime au vu de la situation. Toutefois, les mesures prises dans ce cadre sont vite apparues comme disproportionnées, aussi bien pour l'Union européenne que pour le Conseil de l'Europe : confusion des pouvoirs exécutif et législatif puisque le Président de la République prend des décrets-lois, soumission de la justice au Président...
C'est la fin d'une success story pour la Turquie, qui s'est beaucoup développée grâce à une croissance impressionnante et au début des discussions d'adhésion à l'Union européenne. Je situerais le décrochage en 2007, lorsque M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkel ont signifié à la Turquie qu'elle n'avait pas de perspective européenne, transformant une autoroute en impasse. La Turquie a perçu les printemps arabes comme autant d'opportunités pour sa politique étrangère et son développement, tandis que les manifestations de la place Taksim à Istanbul en 2013 montraient que les appétences d'une partie de la population étaient plutôt proches de celles des Européens. Finalement, la réussite économique et sociale de l'AKP et de la Turquie a engendré une société à l'encontre du projet de l'AKP, d'où des tensions et des inquiétudes.
En 2015, le processus de paix engagé avec les Kurdes a eu pour conséquence de modifier la perception du parti qui les représentait : désormais considéré comme un parti social-démocrate, il a recueilli des suffrages bien au-delà de son électorat traditionnel, faisant perdre la majorité absolue à l'AKP. Dès lors, le pouvoir a décidé de cesser les négociations avec les Kurdes. La liberté d'expression a été limitée, des universitaires et des journalistes ont été inquiétés. La situation s'est aggravée après le coup d'État manqué du 15 juillet 2016. Depuis, plus de 154 000 fonctionnaires ont été révoqués, notamment dans l'éducation nationale et la justice, dont 10 000 policiers et 7 000 militaires, ce qui a affaibli l'appareil sécuritaire - d'où l'incapacité d'assurer notre sécurité dans le sud-est du pays...
L'attitude des pays de l'Union européenne et de l'OTAN vis-à-vis du coup d'État n'a pas répondu aux attentes du Gouvernement turc. Celui-ci a constaté plus d'échanges d'informations avec la Russie et l'Iran qu'avec l'Union européenne, ce qui a provoqué une rupture de plus dans la relation de confiance.
Toutes ces évolutions ont conduit l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à rouvrir la procédure de suivi pour la Turquie, en avril dernier.
Le 16 avril, les électeurs turcs étaient appelés à se prononcer sur le projet de loi constitutionnelle proposé par M. Erdogan, qui accroissait les pouvoirs du Président de la République, seul héritier du pouvoir exécutif, le poste de Premier ministre étant supprimé. Le Président souhaitait cette évolution institutionnelle depuis très longtemps ; dans son esprit, la tentative de coup d'État a montré la fragilité du régime précédent. En outre, à son arrivée au pouvoir, l'AKP ne comptait pas suffisamment de cadres dirigeants pour assurer la rupture avec la Turquie kémaliste. Elle a délégué des postes au mouvement Gülen, qui en a profité.
La Commission de Venise a critiqué cette nouvelle constitution qui, selon elle, ne respecte pas le principe de séparation des pouvoirs et ne crée pas de contre-pouvoirs efficaces face à un Président de la République omnipotent. Tout ceci porte une atteinte lourde à l'image de la Turquie.
Le Conseil de l'Europe et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui ont observé ces élections, ont dénoncé les conditions inégales de campagne des partis politiques. L'opposition a, quant à elle, dénoncé de nombreuses fraudes. Le résultat a été très tangent. Même si le « oui » a été proclamé victorieux, cela n'a pas du tout été un plébiscite.
Alors que l'adhésion à l'Union européenne est conditionnée par le respect des droits de l'Homme, de la démocratie et de l'État de droit, la situation actuelle en compromet à l'évidence la perspective. Toutefois, il faut reconnaître que les difficultés de ce processus sont bien antérieures à la dérive autoritaire du régime. En novembre 2015, seuls 15 chapitres sur 35 avaient été ouverts, dont un seul provisoirement clos. Huit chapitres sont aujourd'hui encore bloqués par l'Union européenne en raison du refus de la Turquie d'appliquer à Chypre l'accord sur l'Union douanière. Six autres chapitres sont bloqués de manière unilatérale par Chypre. À cela s'ajoutent trois chapitres que la Turquie ne souhaite pas ouvrir pour le moment. Dans cette situation, les marges de progression sont limitées. La négociation, pour ce pays de 80 millions d'habitants, consiste à étudier les conditions d'application de l'acquis communautaire. Or, sans perspective concrète d'adhésion, les discussions ne peuvent plus être sérieuses. Toutefois, le lien de dépendance entre la Turquie et l'Union européenne et le contexte migratoire qui a conduit à l'accord du 18 mars 2016 relatif aux réfugiés ont renoué le dialogue entre l'Union européenne et la Turquie. Certains Turcs ont l'impression que l'Union européenne ferme les yeux tant que le pays joue son rôle de porte fermée pour les migrants.
Le débat sur l'avenir du processus est engagé. Le 24 novembre 2016, le Parlement européen a adopté une résolution demandant le gel temporaire des négociations d'adhésion et le 24 avril 2017, le commissaire européen à l'élargissement, M. Hahn, a estimé qu'une évaluation approfondie, voire une redéfinition, des relations entre l'Union européenne et la Turquie était nécessaire.
À ces tensions avec l'Union européenne s'ajoutent les tensions diplomatiques entre la Turquie et certains pays membres de l'Union européenne, tels que la Bulgarie, l'Autriche, l'Allemagne et les Pays-Bas, souvent au sujet des diasporas turques et de la relation très particulière que la Turquie entretient avec elles. En tant que sénateur des Français de l'étranger, je sais combien ceux-ci vivent en osmose avec les pays dans lesquels ils vivent. En ce qui concerne les Turcs, là où les opinions publiques nationales étaient très critiques envers le référendum, les diasporas l'ont beaucoup soutenu, plus d'ailleurs qu'en Turquie. Tout cela pose des questions quant à leur intégration.
M. Erdogan s'est montré très critique à l'égard de l'Union européenne, estimant qu'elle cherchait des prétextes pour ne pas intégrer la Turquie et laissant entendre qu'elle serait antimusulmane. Il a, à plusieurs reprises, mentionné la perspective d'un référendum sur l'avenir du processus d'adhésion et le rétablissement de la peine de mort, ligne rouge absolue. En parallèle, les succès économiques de la Turquie, clé du succès politique de M. Erdogan, font qu'elle est pleinement intégrée à l'Union européenne.
Lors de notre déplacement, nous avons pu rencontrer des représentants des différents partis politiques. Le représentant de l'AKP a dénoncé les nombreuses promesses non honorées de l'Union européenne. Nous avons constaté un sentiment d'incompréhension et avons eu l'impression que nous n'avions pas eu la réaction appropriée à la tentative de coup d'État. Ce représentant a estimé que si l'Union européenne voulait rompre les négociations d'adhésion, elle devait le dire clairement. Or ni l'Union européenne ni la Turquie ne sont prêtes à assumer une telle responsabilité. Le représentant du MHP, parti de droite nationaliste et allié de l'AKP, a justifié le maintien de l'état d'urgence en qualifiant de « proportionnées » les mesures prises dans ce cadre, compte tenu de la menace. Il a appelé les autorités européennes à ne pas mettre un terme au processus d'adhésion à l'Union européenne. Les représentants du HDP, que nous avons rencontrés en Turquie, parti pro-kurde, affirment que M. Erdogan et son parti utilisent l'Union européenne à des fins de politique intérieure. Ces interlocuteurs encouragent l'Union européenne à rester fidèle à ses valeurs. La perspective d'adhésion doit être maintenue même si c'est à long terme et même si cela passe par un accord de libéralisation des visas - qui serait considéré comme une victoire de M. Erdogan. Les représentants du CHP nous ont, quant à eux, déclaré qu'ils partageaient les constats exposés dans la résolution du Parlement européen, mais pas ses conclusions. Comme l'ensemble de l'opposition turque, ils souhaitent que les négociations d'adhésion se poursuivent. Leur suspension est souhaitée par M. Erdogan qui couperait ainsi davantage la Turquie de l'extérieur pour mieux installer son autocratie. Ils dénoncent un manque de sincérité dans les deux camps, affirmant que l'Union européenne devrait ouvrir les chapitres 23 et 24 si elle veut vraiment discuter des droits de l'Homme et de la justice avec la Turquie ; ils condamnent cette stratégie du pourrissement mise en place par l'Union européenne et la Turquie. J'ajoute que le CHP organise une marche pour la justice d'Ankara à Istanbul qui mobilise 15 à 20 000 personnes par jour, contre le référendum et l'évolution inquiétante de la Turquie. Cela témoigne de la vivacité de la réaction turque vis-à-vis d'un pouvoir très fort. Cette réaction est la bienvenue.
Nous assistons à une explosion des conséquences des paradoxes de l'AKP. La Turquie a progressé, mais vers une société européenne, donc pas dans le sens du projet de société de l'AKP. Celui-ci a utilisé l'Union européenne pour faire sortir le kémalisme de l'État ; il n'en a plus besoin aujourd'hui. D'autres personnes ont soutenu l'AKP au début car ils pensaient que ce parti favoriserait l'adhésion à l'Union européenne. Dès lors, on peut se demander si cette situation est conjoncturelle ou si elle marque la fin d'une tendance pro-européenne remontant à la création de la République de Turquie par Atatürk et les réformes qui ont alors été effectuées dans le pays. Rien n'est encore totalement certain et la réaction de l'Union européenne face à la situation en Turquie sera déterminante pour l'avenir.
M. André Reichardt. - S'agissant de l'AKP, l'un des deux députés que nous avons rencontrés nous a dit en substance : « Nous avons compris que l'Union européenne, pour nous, c'était fini ; nous allons nous tourner vers autre chose. » Est-ce un coup de poker menteur ? En tout cas, il nous l'a asséné ainsi. Pourtant, le maintien des relations entre l'Union européenne et la Turquie est indispensable aux deux parties. Un représentant de la grande organisation patronale turque, la TÜSIAD, nous disait qu'il fallait que l'Union européenne et la Turquie continuent à travailler sur les questions économiques. Les trois sujets de discussion principaux sont aujourd'hui l'Union douanière, la lutte contre le terrorisme et la gestion des flux de migrants.
Concernant l'Union douanière, la Commission européenne a présenté un texte début mars pour obtenir l'autorisation d'ouvrir des négociations. Le commerce avec la Turquie a généré un solde positif de 17 milliards d'euros pour l'Union européenne en 2015, ce qui n'est pas négligeable. Ces négociations ont pour but de remédier aux différentes lacunes de l'accord douanier actuel. Cette révision du cadre de l'Union douanière devrait offrir à la Turquie des avantages liés aux accords bilatéraux conclus par l'Union européenne. En outre, la Turquie pourra s'adapter plus facilement aux exigences techniques de la législation européenne grâce à un nouveau système d'échange d'informations et de notifications. La révision proposée met enfin en place un mécanisme efficace de règlement des différends économiques entre les entreprises européennes et turques.
L'objectif est d'étendre le champ d'application de l'Union douanière aux produits agricoles, aux services et aux marchés publics pour développer les échanges, tout en harmonisant les règles relatives aux aides de l'État. En filigrane, l'idée préconisée par certains de nos interlocuteurs sur place est d'utiliser les négociations sur l'Union douanière pour faire pression sur la Turquie. La mise en oeuvre d'un accord serait partiellement conditionnée à des concessions du régime turc sur les droits de l'Homme. Les lendemains du coup d'État du 15 juillet 2016 ont montré combien l'appréciation turque sur la mise en application des droits de l'Homme est à tout le moins problématique.
L'autre sujet qui lie l'Union européenne et la Turquie est la lutte contre le terrorisme. Nos interlocuteurs sur place nous ont indiqué que la coopération dans ce domaine était plutôt satisfaisante. Nous sous sommes inquiétés de savoir comment la Turquie allait continuer à mener la lutte contre le terrorisme alors que de nombreux juges, policiers et soldats avaient été arrêtés ou limogés après la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016. Lors de notre séjour, des révocations étaient décidées, pour des milliers de fonctionnaires. L'un des députés que nous avons rencontrés, membre de la commission de la sécurité et du renseignement, nous a affirmé que la Turquie saurait faire face, sans nous dire comment.
Les autorités turques regrettent le manque de coopération de l'Union européenne dans la lutte contre le PKK, sachant que, pour eux, les Kurdes et Daesh sont placés sur un pied d'égalité en matière de terrorisme.
M. André Gattolin. - Le ministre turc des affaires étrangères nous l'avait dit explicitement.
M. André Reichardt. - Avec Jean-Yves Leconte, nous avons voulu faire une incursion sur la frontière turco-syrienne, ce qui nous a été déconseillé. Le Sud-Est de la Turquie nous a été particulièrement déconseillé. Or un certain nombre d'actions turques sur des villages de cette zone méritent à tout le moins que l'on s'y attarde. Cela vaudrait la peine de s'y rendre. Nous attendons toujours une réponse à la demande d'un déplacement sénatorial formulée par le président Larcher aux autorités turques.
Enfin, la gestion des flux de réfugiés reste un sujet de préoccupation pour les deux parties. L'accord du 18 mars 2016 entre l'Union européenne et la Turquie a fait l'objet d'une mission commune d'information au Sénat. Le rapport, présenté par M. Michel Billout, en dresse un bilan mitigé. Certes, le nombre d'arrivées a considérablement diminué, de deux milliers à une cinquantaine par jour. Mais seuls 1 798 migrants ont été renvoyés vers la Turquie, en raison de l'engorgement du service d'asile grec et de la réticence des autorités de l'asile grec à considérer la Turquie comme un « pays tiers sûr ».
La Turquie, quant à elle, dénonce aujourd'hui le nombre insuffisant de réinstallations de réfugiés syriens présents en Turquie dans les États de l'Union. Rappelez-vous le contenu de l'accord... Ce nombre s'élève à seulement à 6 254 sur les 72 000 prévues. La Turquie critique également la lenteur du versement des sommes accordées dans le cadre de la facilité de 3 milliards d'euros pour aider les réfugiés syriens sur le territoire turc. À ce jour, 2,2 milliards d'euros ont été engagés et environ 780 millions seulement ont été effectivement versés. Les responsabilités sont certainement partagées, puisqu'il ne s'agit pas d'un simple chèque.
Le point qui cristallise le mécontentement des autorités turques est la libéralisation du régime des visas. Il s'agit là d'une contrepartie prévue dans l'accord du 18 mars 2016, initialement pour le 30 juin 2016. Mais la Turquie devait remplir les 72 critères indiqués dans la feuille de route adoptée le 16 décembre 2013 et mettre en oeuvre l'accord de réadmission signé en 2012. Aujourd'hui, sept critères ne sont pas satisfaits, dont celui d'une réforme de la loi sur le terrorisme. C'est le plus problématique, compte tenu de la situation sécuritaire en Turquie. En outre, cette dernière a fait savoir qu'elle n'appliquerait l'accord de réadmission pour les ressortissants de pays tiers que lorsque le régime sans visa serait en place. C'est le chien qui se mord la queue ! La Commission européenne a bien déposé en mai 2016 un texte libéralisant le régime des visas avec la Turquie, mais il ne sera débattu que lorsque tous les critères prévus dans la feuille de route de 2013 seront remplis.
Aujourd'hui, il semblerait que la grande force du président Erdogan soit d'être capable de tirer profit des relations avec l'Union européenne, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Ses provocations répétées n'incitent guère à l'optimisme. Toutefois, aucun de nos interlocuteurs n'imagine clairement qu'il puisse prendre l'initiative de rétablir la peine de mort ou de rompre les relations avec l'Union européenne, puisqu'il sait aussi profiter des opportunités là où elles se trouvent. Ainsi, en dépit des tensions diplomatiques, les accords de lutte contre le terrorisme ou de limitation de l'afflux de migrants ne sont pas remis en cause.
Dans ce contexte particulièrement difficile, l'Union européenne doit rester fidèle à ses valeurs. Elle doit aussi se montrer solidaire du peuple turc en ne rompant pas le dialogue, tant avec la société civile qu'avec le pouvoir en place. Avec un président qui détient les pleins pouvoirs et dont on ne connait pas exactement les pensées profondes, nul ne peut dire de quoi l'avenir sera fait.
M. Jean Bizet, président. - Merci à nos deux rapporteurs pour leur travail sur ce dossier difficile sur lequel Simon Sutour, Hubert Haenel et Robert del Picchia se sont penchés dans le passé. La Turquie appellera toute notre attention pendant plusieurs années encore. Si je tire une conclusion de ces travaux, c'est bien que l'Union européenne doit rester fidèle à ses valeurs. Face aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Moyen-Orient, l'Union européenne représente un pôle de stabilité dans un monde turbulent.
Je souhaite que Jean-Yves Leconte et André Reichardt puissent retourner en Turquie et se rendre dans le sud-est du pays dans des conditions de sécurité convenables.
M. André Gattolin. - Félicitations aux deux rapporteurs, qui ont une grande maîtrise du dossier. Lorsque ce député de l'AKP parle de se tourner vers d'autres partenaires que l'Union européenne, il faut rappeler la logique de dépendance de l'Union européenne vis-à-vis de la Turquie liée à la triple opération de sous-traitance effectuée par celle-ci : sous-traitance intérieure - qui a beaucoup arrangé l'Allemagne notamment ; sous-traitance interne - en tant qu'atelier de l'Europe, pour le textile et d'autres industries ; sous-traitance migratoire.
Comme Jean-Yves Leconte, je pense que le référendum n'a pas été un franc succès pour M. Erdogan. On constate que la société résiste. Au-delà de la menace de Daesh et de celle, surévaluée, des Kurdes, le régime ne tient que par la croissance économique, comme le parti communiste en Chine. M. Erdogan restera au pouvoir tant que la croissance demeurera si élevée. En cela, l'Union européenne est complice.
On oublie un accord silencieux, ô combien stratégique : celui des États-Unis. L'alliance entre la Turquie et la Russie est mise en avant, mais la méfiance est de mise entre ces deux pays. En revanche, je ne vois pas le discours de l'administration Trump. Les États-Unis observent un silence de connivence et ne remplissent pas leur rôle historique.
Mme Nicole Duranton. - En tant que membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, je souhaite préciser que lors de la session d'avril dernier, la réouverture de la procédure de suivi à l'encontre de la Turquie a été votée. Après le coup d'État et la mise en oeuvre de l'état d'urgence, les autorités turques ont incarcéré des hommes politiques, des journalistes, des fonctionnaires ; après le référendum, le président Erdogan souhaite rétablir la peine de mort. Tout ceci va à l'encontre des valeurs du Conseil de l'Europe.
Il a été demandé aux autorités turques de lever l'état d'urgence dès que possible ; d'arrêter de promulguer des décrets-lois contournant la procédure parlementaire sauf si cette pratique s'avère strictement nécessaire en vertu de la loi sur l'état d'urgence ; de libérer tous les parlementaires en détention dans l'attente de leur procès ; de libérer tous les journalistes détenus ; de veiller à ce que les procès se tiennent dans le respect des garanties d'une procédure régulière ; de prendre d'urgence des mesures restaurant la liberté d'expression de la presse ; de mettre en oeuvre aussi rapidement que possible les recommandations de la Commission de Venise. La Turquie n'a pas entrepris de respecter ces engagements.
Je me suis rendue en Turquie en tant qu'observatrice du référendum. Si nous n'avons pas constaté d'irrégularités dans le processus de vote, les partisans du « non » ont dénoncé une campagne inéquitable, déclarant qu'ils ne pouvaient pas s'exprimer librement auprès de la presse. Nous l'avons consigné dans notre rapport. Depuis, le président Erdogan considère que les parlementaires qui se sont rendus en mission d'observation sont des terroristes.
M. René Danesi. - Je souhaite revenir sur le problème de l'intégration des diasporas dans les pays de l'Union européenne. La campagne du référendum a été presque frénétique en Allemagne et en France. Ce n'est pas la première fois que l'on constate un décalage. Les Tunisiens résidant en France ont très largement voté pour Ennahdha. Pourquoi ces diasporas sont-elles manifestement très éloignées des opinions publiques de leurs pays d'accueil ?
Le rapport n'émet pas d'appréciation qualitative sur le devenir possible de la Turquie. Personne ne croit que la Turquie puisse adhérer à l'Union européenne. Est-ce même souhaitable ? La seule perspective possible est celle d'accords sectoriels, dans le domaine de l'économie et de la sécurité. Le chancelier Kohl conseillait d'être toujours « une marche en dessous », « eine Stufe darunter ».
En conclusion, ce rapport est une excellente photo, mais sans légende. Il faut l'interpréter soi-même...
Mme Gisèle Jourda. - Ce rapport m'a rappelé le déplacement en Turquie que j'ai effectué avec Michel Billout et Jacques Legendre pour évaluer l'accord entre l'Union européenne et la Turquie. C'était après le premier attentat à Istanbul et j'avais senti que le feu couvait sous la cendre, mais nous ne pouvions imaginer la situation actuelle.
Lors de notre déplacement, les Turcs avaient mentionné leur souhait que les fonds liés à l'accord migratoire - vous dites que 780 millions d'euros ont été décaissés sur les trois milliards qui devaient l'être -ne transitent pas par les ONG qu'ils décriaient mais par le Croissant rouge. Les ONG que les rapporteurs ont rencontrées disent que c'est désormais le cas. Sur place, nous avions senti que les ONG étaient très critiques - le rapport le rappelle, pour elles, la Turquie ne constitue pas un « pays tiers sûr ». L'éclairage apporté par ce rapport d'étape est plus que pertinent.
Nous sommes très mitigés quant à la situation aux portes de l'Europe.
Lors de notre déplacement enfin, les Turcs brandissaient la menace de suspendre l'accord sur les réfugiés si cette politique ne se mettait pas en place selon leurs souhaits.
M. Claude Kern. - Je suis en phase avec les conclusions des rapporteurs.
L'industrie turque de l'armement lourd est très forte, elle s'appuie sur d'excellents ingénieurs. Les industriels européens se plaignent de cette concurrence déloyale sur les grands marchés, où les entreprises turques sont souvent moins-disantes, notamment grâce aux aides de l'État. Il est donc nécessaire de conserver des relations avec la Turquie.
Mme Patricia Schillinger. - Merci pour ce rapport. L'Alsace accueille une forte communauté turque ; depuis deux ou trois ans, je constate une dégradation des relations entre les associations turques et les parlementaires, ainsi qu'une forte radicalisation. J'ai été choquée par la pression exercée sur les Turcs français pour aller voter. Il y avait même des bus ! Il faut être très vigilant sur l'installation des commerces, le blanchiment d'argent, mais aussi la condition de la femme. Je n'ai jamais autant vu de femmes voilées. À Mulhouse, des enfants de six ans portent le voile, des gants, des lunettes. C'est inquiétant. J'appelle à plus de vigilance.
Les entreprises turques durent deux ans puis changent, elles ne paient pas les charges sociales. Le nombre de restaurants kebab a explosé. À Mulhouse, il y en a près de 200 pour 100 000 habitants ! C'est pareil en Allemagne.
Il faut aussi contrôler ce qui se passe dans les universités, alors que la jeune génération est confrontée au fanatisme et à la radicalisation.
M. Michel Billout. - Les rapporteurs nous offrent une photographie des relations toujours complexes entre l'Union européenne et la Turquie et je comprends qu'ils aient du mal à conclure, parce que nous assistons à une gigantesque partie de poker menteur entre l'Union européenne et la Turquie. André Gattolin a employé le mot « sous-traitance » pour qualifier cette relation, je parlerai plutôt d'interdépendance, du point de vue économique - la Turquie a besoin du marché européen pour écouler une partie de sa production et l'Union européenne est fortement intéressée par le marché intérieur turc qui ne cesse de croître -, mais aussi du point de vue de la gestion des flux migratoires.
L'Union européenne dénonce la situation des droits de l'Homme en Turquie et le traitement des populations kurdes : l'armée turque a perpétré des massacres sur les populations civiles - un rapport d'Amnesty International indiquait que 500 000 Kurdes turcs avaient été déplacés en moins d'un an, après avoir vu leurs biens détruits ou confisqués. Une telle situation aux portes de l'Europe est gravissime, mais l'Union européenne ne peut agir avec toute la fermeté nécessaire, précisément en raison de l'interdépendance économique que j'évoquais et de celle que nous avons créée sur la question migratoire.
Le rapport rappelle que la mission commune d'information à laquelle j'ai participé avait estimé « qu'il était de l'intérêt de l'Union européenne de préserver l'accord conclu avec la Turquie » pour endiguer le flux de réfugiés. Notre conclusion était motivée par le fait que la Grèce n'était pas en mesure de supporter de nouveaux flux migratoires, mais nous indiquions que l'Union européenne portait la responsabilité de la situation de blocage en Grèce, du fait de la fermeture de la frontière des Balkans et d'une politique migratoire non assumée. Dans nos conclusions, nous déconseillions à l'Union européenne de conclure de nouveaux accords de ce type, mais elle poursuit dans cette voie, notamment avec la Libye. Du coup, des situations complexes se créent où l'Union européenne s'expose au chantage.
Cette évolution est très préjudiciable à nos relations avec la Turquie, qu'il faut maintenir, tout en exerçant des pressions si nous ne voulons pas abandonner nos valeurs. Comme le disait André Gattolin, les meilleures pressions seront économiques. Je m'interroge ainsi sur l'opportunité de la conclusion d'un accord douanier dans ce contexte : il me semble qu'il faut rester prudent. Si Erdogan s'est maintenu si longtemps au pouvoir, c'est grâce à une réussite économique dont les Turcs lui savent gré : continuer de l'aider économiquement, c'est l'aider à rester au pouvoir. Je ne suis pas certain que ce soit l'intérêt de l'Union européenne, du point de vue des relations bilatérales, mais aussi du point de vue de la situation globale de la région. La façon dont Erdogan gère la question kurde n'est pas un problème purement turc, c'est un problème mondial. Les Kurdes jouent un rôle extrêmement important dans la perspective du règlement du conflit en Syrie et en Irak et on ne peut pas simplement tenter de les rayer de la carte.
M. Louis Nègre. - Il a fallu que j'attende d'être membre de la commission des affaires européennes du Sénat pour m'asseoir à côté d'une terroriste !
Je félicite les rapporteurs d'avoir su montrer l'ambivalence de nos relations avec la Turquie, au moins sur le plan économique. Cette ambivalence est à l'origine d'un certain nombre d'errements.
Il est clair que la Turquie considère le PKK comme une organisation terroriste, mais je n'ai pas bien compris quelle était sa position face aux terroristes de Daesh. Dans un premier temps, sa position n'a pas été absolument évidente et elle a évolué à partir du moment où les États-Unis, la coalition internationale et la Russie ont exercé une pression plus forte.
Cette ambiguïté pose un problème que le président de la commission a bien résumé : que voulons-nous ? Qui sommes-nous ? Quelles conclusions tirons-nous ? Certes, nous devons avoir des relations économiques avec tout le monde, mais évitons d'être naïfs !
Je n'ai pas affaire à la diaspora turque dans mon département, mais je sais que, tout en étant incluse dans la société, elle forme un îlot pratiquement étanche à nos valeurs. Tout le monde reconnaît l'existence de zones de non-droit dans notre pays, s'y ajoutent désormais des diasporas qui posent de surcroît des problèmes démocratiques. Je refuse de voir l'Union européenne se dissoudre dans un grand marché, comme les Britanniques le souhaitaient, car elle doit défendre ses valeurs fondamentales, qui sont humanistes. Quand vous voyagez dans des pays qui ne connaissent pas nos libertés, vous entendez dire que la force de l'Europe, ce sont ses valeurs.
Il faut faire du commerce avec tout le monde, mais en gardant les yeux ouverts, et en adoptant des positions beaucoup plus offensives sur un certain nombre de dossiers, à commencer par l'immigration. Nous nous laissons marcher sur les pieds parce que nous le voulons bien ! Les flux migratoires ne passent plus par la Turquie : l'accord conclu avec elle est-il toujours d'actualité ? Si nous continuons à verser des millions d'euros à la Turquie, il faut exiger d'elle que l'immigration incontrôlée soit stoppée. J'attire donc l'attention de notre commission sur la nécessité de réagir.
M. Didier Marie. - La présentation du rapport et les interventions de nos collègues montrent que la question des relations avec la Turquie est extrêmement sensible.
Tout d'abord, il faut toujours penser au respect des droits fondamentaux des Turcs eux-mêmes, qui vivent une situation très difficile.
Ensuite, Louis Nègre vient d'évoquer l'implication de la Turquie dans la lutte contre Daesh et sa position à l'égard du conflit en Syrie et en Irak. Par ailleurs, la Turquie est membre de l'OTAN et les dérives actuelles de son gouvernement peuvent créer un certain nombre de difficultés du point de vue de l'équilibre des relations internationales.
M. Erdogan tient grâce à une croissance annuelle de 5 %. Celle-ci lui a permis d'obtenir l'appui électoral des populations rurales d'Anatolie qui ont largement bénéficié du développement économique. Il a moins d'appuis dans les populations du littoral, les résultats du référendum l'ont montré. Quant aux 5 millions de Turcs qui vivent en Europe, ils ont voté massivement en faveur du oui. Cette diaspora bénéficie, elle aussi, de la croissance économique grâce aux investissements qu'elle réalise en Turquie.
M. Erdogan a adopté une stratégie qui vise à accroître sa mainmise sur le pays par un autoritarisme toujours plus assumé. Il cherche parallèlement à desserrer la contrainte liée à la relation avec l'Union européenne en investissant massivement dans les Balkans, dans le Golfe, en Égypte et dans les anciennes républiques soviétiques.
Nous assistons donc à la mise en place d'un schéma subtil : la dérive autoritaire manifeste pour contrôler le pays ne peut s'appuyer que sur une croissance économique forte ; les relations avec l'Union européenne ne vont pas s'arranger, il faut donc desserrer l'étau en développant le marché intérieur et en allant conquérir des marchés extérieurs.
L'Union européenne et la France doivent trouver un juste équilibre entre le maintien d'un dialogue avec le gouvernement turc et l'AKP et la dénonciation de la dérive autoritaire. J'estime que nous devons être intransigeants sur nos valeurs ; encore faudrait-il que l'Union européenne les défende suffisamment et les assume pleinement en son sein, faute de quoi il lui sera difficile de donner des leçons. Cette position doit aussi se traduire dans les relations bilatérales : il n'est pas question d'alléger le dispositif d'octroi de visas dès lors que M. Erdogan veut rétablir la peine de mort et ne respecte pas les sept critères évoqués par André Reichardt, notamment la reconnaissance de Chypre.
La question kurde n'a pas été suffisamment évoquée. Elle constitue un problème interne à la Turquie, mais aussi un problème régional très important qui détermine en grande partie la position de ce pays sur la scène irako-syrienne et ne pourra trouver de solution autre que politique. Malgré l'intransigeance affichée d'Erdogan, existe-t-il un espoir de le voir trouver à terme un accord avec le HDP et les Kurdes ?
M. Jean Bizet, président. - Le nombre de questions posées par nos collègues prouve l'intérêt qu'ils portent à ce sujet. Je donne la parole aux rapporteurs.
M. Jean-Yves Leconte. - J'aimerais partager l'optimisme de nos collègues sur les effets des pressions économiques. Il y a un paradoxe : la situation économique renforce Erdogan, mais elle fragilise son projet politique. En Russie, la crise économique a incité Poutine à adopter un discours encore plus nationaliste. Je ne crois pas que l'on affaiblira le gouvernement turc du simple fait de l'adoption de sanctions économiques.
Quant aux relations entre la Turquie et les États-Unis, il ne vous aura pas échappé qu'il existait une divergence sur le rôle des Kurdes dans la lutte contre Daesh et cette opposition peut peser lourd sur l'avenir de la relation bilatérale. De même, M. Gülen habite à Philadelphie et fait l'objet d'une demande d'extradition...
L'Allemagne considère que la Turquie devient un allié imprévisible et craint que sa qualité de membre de l'OTAN n'engage ses partenaires sur des terrains où ils ne souhaitent pas s'aventurer. D'autres membres de l'alliance s'interrogent sur la place de la Turquie, mais ce n'est pas encore le cas des États-Unis. L'armée turque tient beaucoup à sa participation à l'alliance, parce que c'est son rang qui est en jeu ; si jamais cette participation était remise en cause, elle pourrait changer d'attitude.
La diaspora turque est très diverse, comme le peuple turc. Dans le passé, elle a été structurée par le mouvement Gülen, en particulier dans les écoles, et l'AKP essaie maintenant de le remplacer. Au moment des élections ne s'expriment que les proches de l'AKP, parce que les autres ne veulent pas avoir de contacts avec les consulats, etc. La communauté kurde est également importante au sein de la diaspora et elle n'est pas allée voter. Je serai donc un peu moins pessimiste que nos collègues sur ce point.
En revanche, les schémas des investissements de la diaspora en Turquie, via des confréries et des associations, donnent parfois matière à de véritables prises d'otages, en créant une relation de dépendance de ces investisseurs à l'égard de réseaux politiques turcs. Cela explique en partie le fait que la diaspora soit si étroitement contrôlée, sans parler des moyens mis en oeuvre par l'État.
Dans sa relation avec la Turquie, l'Union européenne ne peut pas échapper à sa géographie. Soit elle se laisse prendre en otage, soit elle essaie de trouver un accord et une forme de complicité avec la Turquie. Aujourd'hui, nous sommes clairement otages de notre géographie.
J'insiste sur le fait que l'AKP a détruit beaucoup de ce que le kémalisme avait construit sur les ruines de l'empire ottoman. Il ne faut pas s'imaginer que, du jour où Erdogan ne sera plus au pouvoir, on retrouvera la Turquie du début des années 2000. Au contraire, on retrouvera toute la complexité byzantine.
En ce qui concerne la relation de la Turquie avec Daesh, on a pu avoir des doutes, mais la coopération franco-turque dans ce domaine a toujours été sérieuse, car il y a une grande différence entre les discours et les actes. La divergence d'appréciation sur le rôle des Kurdes est en revanche évidente : le gouvernement turc ne veut pas entendre parler de solution politique du problème kurde - la tentative de 2015 a fragilisé le pouvoir interne d'Erdogan.
En ce qui concerne les visas, je suis très partagé. On ne peut pas laisser la population turque se faire prendre en otage par son gouvernement. Au contraire, il faudrait essayer de dissocier cette question de la réponse à apporter à la dérive autocratique du régime.
On peut affirmer qu'il faut être intransigeant sur les valeurs, mais quand 80 millions de personnes, plus pauvres en moyenne que la population européenne, accueillent trois fois plus de réfugiés que l'Union européenne, ce discours n'est plus crédible. Notre position ne sera solide que si elle s'appuie sur des actes, notamment sur notre capacité à ne pas faire payer par les citoyens turcs le comportement de leur gouvernement. Même les partis d'opposition nous le disent : il faut favoriser les échanges, Erdogan dût-il en tirer un profit politique.
À titre personnel, je pense que nous ne pouvons pas échapper à notre géographie respective. Si nous ne nous accordons pas sur des objectifs communs, nous en resterons otage. Si cela passe par l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, ce sera la meilleure manière de soumettre toutes les entreprises aux mêmes règles et de mettre fin au dumping.
M. André Reichardt. - Je suis à peu près d'accord sur tout avec Jean-Yves Leconte, sauf peut-être sur les visas.
Nous étions en Turquie le jour où l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a décidé la réouverture de la procédure de suivi : nous avons pu constater que cette décision déplaisait fortement...
Pour répondre à René Danesi, il est évident que nous avons du mal à donner une conclusion à notre rapport, parce que, comme l'a dit Michel Billout, nous assistons à une gigantesque partie de poker menteur. Si Erdogan organise demain un référendum sur la peine de mort, on ne pourra plus parler de l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Turquie. Bien malin qui peut dire jusqu'où il ira.
J'étais de ceux qui pensaient qu'Erdogan était le problème, mais depuis que j'ai rencontré des membres de l'AKP, je ne le pense plus, car il me paraît finalement assez modéré. La situation est donc très complexe, c'est pour cela que j'ai indiqué qu'il ne s'agissait que d'un rapport d'étape.
La Turquie a d'énormes besoins pour faire face à la présence des réfugiés syriens. L'aide de l'Union européenne est donc essentiel et il faut reconnaître qu'elle est pour l'instant insuffisante. Les jeunes Syriens réfugiés ne sont que très insuffisamment scolarisés : c'est une véritable bombe à retardement.
Patricia Schillinger a évoqué la dégradation des relations entre les élus locaux français et les communautés turques. Il faut savoir que les plus actifs au sein de ces communautés sont les pro-Erdogan, parce que les autres se sont progressivement éloignés. Nous savons bien que les mosquées turques en France sont majoritairement dans la mouvance du ministère turc des affaires religieuses, le DITIB. Je note que, depuis le 1er juillet, le Conseil français du culte musulman est présidé par un Turc.
Enfin, l'Union européenne doit rester fidèle à ses valeurs, mais elle doit aussi se montrer solidaire du peuple turc. Il ne faut pas rompre le dialogue avec le pouvoir en place - même si on ne sait pas très bien où il va - et surtout pas avec la société civile.
M. Jean Bizet, président. - Je remercie nos deux rapporteurs. Ce sujet est très délicat, nous devons rester attentifs, nous montrer proches du peuple turc qui souffre, tout en gardant les yeux grands ouverts.
À l'issue de ce débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.
Justice et affaires intérieures - Réunion interparlementaire sur l'institution d'un mécanisme européen sur la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux : communication de MM. Philippe Bonnecarrère et Didier Marie
M. Jean Bizet, président. - Nous allons maintenant entendre la communication de Didier Marie sur l'institution d'un mécanisme européen sur la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux.
Avec Philippe Bonnecarrère, qui a malheureusement dû nous quitter pour une raison impérative, il a, en effet, participé, il y a quelques jours, à une réunion parlementaire sur ce thème qui se tenait dans les locaux du Parlement européen. Il était donc intéressant qu'ils nous rendent compte des débats qui se sont tenus à cette occasion, d'autant plus que ces échanges pourraient se concrétiser dans des initiatives législatives dont nous aurons à connaître.
M. Didier Marie. - Le 22 juin dernier, Philippe Bonnecarrère et moi-même avons participé, à Bruxelles, à une réunion interparlementaire organisée par la commission LIBE du Parlement européen sur le thème suivant : « L'établissement d'un mécanisme de l'Union européenne sur la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux - le rôle des parlements nationaux ». Vingt-neuf parlementaires nationaux issus de quatorze États membres étaient présents, ainsi que le représentant du vice-président Frans Timmermans.
Cette réunion comprenait deux parties, la première sur ce mécanisme et la seconde sur l'indépendance de la justice. Nous avons axé notre communication sur la première partie qui nous a semblé la plus intéressante, la plus novatrice et la plus importante politiquement.
L'article 2 du traité sur l'Union européenne précise les valeurs communes sur lesquelles l'Union européenne est fondée. Si celle-ci s'est dotée de mécanismes de contrôle et de gouvernance extrêmement sophistiqués et solides sur le plan législatif en matière économique et financière, nous n'avons pas mis en oeuvre de dispositifs de même nature pour ce qui concerne le respect des valeurs. Si l'article 7 du même traité prévoit un certain nombre de dispositions à l'égard des États membres qui ne respecteraient pas les valeurs fondamentales, il n'en reste pas moins que cet article est difficile à mettre en oeuvre, au point d'être perçu comme une « arme nucléaire », ce qui réduit beaucoup sa portée.
Dans le contexte des débats sur la situation en Hongrie puis en Pologne, la Commission européenne, en mars 2014, avait proposé la création d'un dispositif spécifique pour faire face aux menaces envers l'État de droit. Toutefois, le service juridique du Conseil avait contesté la compétence de la Commission en la matière. Le Conseil a ensuite opté pour une démarche privilégiant le dialogue et organise désormais en son sein un dialogue politique annuel sur l'État de droit - un premier cycle a eu lieu en novembre 2015 et un deuxième en mai 2016.
De son côté, le Parlement européen, le 25 octobre dernier, a adopté, sur le rapport de notre collègue Sophia in't Veld (Pays-Bas-ADLE), une résolution contenant des recommandations à la Commission sur la création d'un mécanisme de l'Union pour la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux.
Cette résolution invite la Commission à présenter, avant septembre 2017, une proposition concernant la conclusion d'un pacte de l'Union pour la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux, dit « pacte DEF », sous la forme d'un accord interinstitutionnel fixant les modalités de coopération entre les institutions de l'Union et les États membres. Un projet d'accord interinstitutionnel est d'ailleurs annexé à la résolution.
Ce pacte comprendrait un rapport annuel incluant des recommandations spécifiques par pays tenant compte des rapports de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe et des travaux de diverses autres institutions et ONG - on pourrait faire un parallèle avec le rapport par pays de la Commission sur le respect des critères de convergence de Maastricht. Ce rapport serait rédigé par la Commission après consultation d'un panel d'experts indépendants et porterait sur divers aspects tels que la séparation des pouvoirs, la liberté des médias, la liberté d'expression et de réunion, la transparence et la corruption, la sécurité juridique, l'égalité devant la loi et la non-discrimination ou encore l'accès à la justice, etc.
Le pacte prévoit par ailleurs un débat interparlementaire annuel s'appuyant sur ce rapport ; des modalités de traitement des risques potentiels et violations telles que prévues par les traités et des conditions d'activation du volet préventif ou correctif de l'article 7 ; et un cycle de politiques en faveur de la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux.
Ce pacte serait ouvert à l'adhésion des institutions et des organes de l'Union qui le souhaitent. Il comprendrait des aspects préventifs et correctifs et s'appliquerait non seulement aux États membres, mais aussi aux institutions de l'Union, dans le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Enfin, il veillerait à prévenir les violations des valeurs de l'Union, mais prévoirait aussi des sanctions devant être conçues comme dissuasives.
Le Parlement européen et les parlements nationaux joueraient un rôle important dans l'analyse de la situation des valeurs communes à l'Union et de leur respect.
Les interventions au cours de cette réunion interparlementaire ont été relativement nombreuses et l'on notera que les parlementaires hongrois et polonais, mais aussi tchèques, ainsi que ceux issus des rangs de l'extrême droite, notamment l'AfD, se sont, sans surprise, montrés très critiques, voire hostiles au mécanisme demandé par le Parlement européen.
Les principaux reproches adressés à ce mécanisme ont porté sur les atteintes à la souveraineté nationale, sur la définition des valeurs constituant le coeur de l'identité politique des nations, sur l'absence de prise en compte de la diversité des traditions nationales, sur les droits sociaux par exemple, avec les risques de partialité et de doubles standards que cela comporte.
Ont été également mentionnés les risques de doublons avec l'activité d'autres organisations ou institutions spécialisées sur la démocratie et les droits de l'Homme, à commencer par le Conseil de l'Europe et l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, mais aussi avec des mécanismes existants comme le mécanisme de coopération et de vérification (MCV) qui s'applique à certains États membres, comme la Roumanie et la Bulgarie. La confusion entre la responsabilité des femmes et hommes politiques et l'activité des experts qui n'ont pas de légitimité démocratique a aussi été invoquée, ainsi qu'une composition non satisfaisante du panel d'experts. La priorité donnée au vote des lois sur leur mise en oeuvre effective et la politisation du processus ont été dénoncées, de même que le caractère potentiellement arbitraire des critères de prise de sanctions.
Nous sommes intervenus pour saluer l'initiative du Parlement européen qui vise à mieux assurer la démocratie. J'ai toutefois mis en garde contre les doublons en rappelant qu'il existait déjà à la fois des mécanismes proches au sein du Conseil et des organisations spécialisées. Il faut, surtout dans ce domaine, que l'Union européenne reste compréhensible pour l'opinion publique, la multiplication des dispositifs ne contribuant pas à la clarté. J'ai aussi insisté sur l'existence, dans quasiment tous les États membres, d'atteintes aux droits de l'Homme : si l'Union veut être crédible sur le respect des droits fondamentaux partout ailleurs, il faut bien que ceux-ci soient respectés au sein des États membres. Les parlementaires polonais, hongrois ou tchèques ne se privent pas de relever que la France vit aujourd'hui sous un régime d'exception.
Par conséquent, une veille sur ces sujets est indispensable et elle reste insuffisante : lorsque le dialogue est épuisé, des procédures efficaces et contraignantes sont nécessaires. En tout état de cause, l'institution d'un tel mécanisme requiert l'association des parlements nationaux.
Face à ces critiques, notre collègue députée européenne Sophia in't Veld, qui présidait la réunion, a répondu qu'il fallait absolument éviter une politisation du mécanisme. Elle a considéré que le dispositif actuel de la Commission se traduisait par la mise en cause de certains États membres, sans aboutir à des résultats probants pour autant. C'est pourquoi elle a estimé que le nouveau mécanisme permettrait de traiter tous les États membres de la même manière et sur des bases objectives, à partir de normes partagées, les sanctions ne constituant qu'un dernier recours. Elle a également cherché à rassurer sur le rôle du panel d'experts qui ne consistera pas à définir les normes, puisque celles-ci existent déjà, dans les traités notamment, mais aussi dans la jurisprudence.
Enfin, elle a proposé que chaque parlement national désigne en son sein un rapporteur sur les questions de démocratie, d'État de droit et de droits fondamentaux. L'ensemble de ces rapporteurs formerait, en lien avec le Parlement européen, un réseau parlementaire qui pourrait se réunir au cours des mois qui viennent.
Plusieurs intervenants, le représentant de la Commission en particulier, ont insisté sur le dialogue régulier entre les parlements nationaux et le Parlement européen que ce mécanisme pourrait permettre d'instaurer, dans la perspective d'une meilleure compréhension mutuelle. Ce mécanisme permettrait aussi de compléter, au niveau parlementaire, le dialogue sur l'État de droit instauré par le Conseil en son sein ; le compléter, mais aussi l'améliorer, puisque ce dialogue ministériel a été considéré comme devant être recentré sur les résultats, avec l'objectif d'en faire une « revue par les pairs » sur une base annuelle.
Pour conclure, il me semble que notre commission doit rester vigilante sur ce dossier sensible et se réserver la possibilité de poursuivre son examen, en particulier lors de la présentation de la proposition de la Commission qui, au vu du dispositif envisagé, pourrait faire l'objet, le moment venu, d'un avis politique.
M. André Gattolin. - L'Union européenne est déjà dotée d'instances compétentes dans ce domaine. Il ne suffit pas de déclarer qu'un État membre ne respecte pas les conventions européennes, il faut aussi prendre des sanctions. De ce point de vue, on ne peut que dénoncer l'hypocrisie de la Hongrie et de la Pologne qui prétendent découvrir les principes fondamentaux qui sous-tendent des textes auxquels elles ont souscrit.
Lors de la dernière campagne pour l'élection présidentielle, certains candidats ont affirmé que la France devait dénoncer la Convention européenne des droits de l'Homme. Or cette convention est consubstantielle à l'Union européenne. D'ailleurs, c'est la Cour européenne des droits de l'Homme qui a condamné la Hongrie lorsque Viktor Orban a limogé le président de la cour constitutionnelle hongroise.
Par ailleurs, un Haut Représentant aux droits de l'Homme a été institué il y a quelques années. On se demande ce qu'il fait...
La Commission européenne est prompte à engager des procédures contre la Pologne, la Hongrie ou la Slovaquie pour refus du respect des quotas de migrants par ces pays, mais sur le respect des droits humains et des textes fondamentaux constitutifs de l'adhésion à l'Union, elle fait preuve d'un grand laxisme.
Je comprends bien que l'on ne veuille pas prendre le risque d'une implosion de l'Union européenne, mais ni la Pologne ni la Hongrie ne sortiront de l'Union car elles auraient trop à perdre. On laisse se créer des rapports de force où le fort se croit plus faible que le faible auquel il est confronté.
La vigilance ne doit pas rester symbolique : par exemple, l'utilisation des fonds que l'Union européenne verse pour encourager les processus démocratiques en dehors de l'Europe ne fait l'objet d'aucun contrôle ni d'aucune évaluation. J'ai demandé à un eurodéputé de se rendre à une réunion de contrôle concernant le Laos : la commission n'a pas pu statuer parce que le quorum n'était pas réuni et qu'aucun document n'avait été présenté. On verse de l'argent, on tient un discours très fort sur les droits humains à l'extérieur de l'Europe, mais on a du mal à faire respecter la liberté de la presse ou la liberté d'expression au sein même de l'Union européenne. Ces dysfonctionnements sont dus à une vigilance insuffisante de la Commission européenne sur ces questions.
M. Jean Bizet, président. - Merci. Nous pouvons partager cette communication en y ajoutant les commentaires d'André Gattolin.
M. Didier Marie. - Depuis quelques années, plusieurs pays s'éloignent de plus en plus de l'article 2 du traité sur l'Union européenne. Cela a été le cas en Pologne sur l'audiovisuel public et la remise en cause du tribunal constitutionnel ; en Hongrie, sur les ONG, interdisant aux universités, notamment américaines, de poursuivre leurs activités, ainsi que sur la liberté de la presse et le non-respect des engagements de l'Union européenne d'accueil des migrants. Progressivement, certains s'éloignent du socle des droits fondamentaux de l'Union européenne. Il faut en rappeler la portée, si l'on ne veut pas que l'Union européenne se contente d'être un grand marché. En outre, il ne peut pas y avoir d'économie florissante sans démocratie. Comme il existe des outils de gouvernance économique et financière, il faut des outils de gouvernance démocratique.
L'Union européenne a adopté des dispositifs, malheureusement extrêmement compliqués. L'article 7 du traité est un archétype de produit de la technocratie européenne. Pour que le Conseil constate un risque de violation, il faut une approbation du Parlement européen sur décision des quatre cinquièmes de ses membres, puis l'unanimité, puis une majorité qualifiée, et ainsi de suite, si bien que les sanctions prévues ne peuvent jamais être mises en oeuvre. La réflexion sur ce sujet est importante et pourrait s'avérer extrêmement utile si les dérives de certains pays se poursuivaient.
M. Jean Bizet, président. - La situation ne peut pas perdurer, au regard des sommes considérables allouées à ces pays, d'autant que celles-ci pourraient servir à des politiques que nous souhaiterions conforter.
Énergie - Paquet « Énergie » : proposition de résolution européenne et avis politique de MM. Jean Bizet et Michel Delebarre
M. Jean Bizet, président. - Je vous prie d'excuser M. Michel Delebarre, qui ne peut être des nôtres aujourd'hui. Je dois aussi le remercier pour sa confiance, puisqu'il m'a demandé de présenter aujourd'hui en notre nom commun la proposition de résolution qui traite de l'ensemble des thématiques majeures formant l'ossature du paquet « Énergie propre pour tous les Européens », que je désignerai sous l'appellation plus ramassée de « paquet hiver ».
J'ai déjà eu l'occasion de souligner l'ampleur exceptionnelle de ce paquet, concrétisée par quelque 5 000 pages de communications, analyses de l'existant, propositions de directive ou de règlement et études d'impact. Dans cet amoncellement de textes, on peut heureusement trouver trois lignes directrices : tout d'abord, la lutte contre le changement climatique ; ensuite, la place respective des pouvoirs politiques et des purs mécanismes de marché ; enfin, les rôles dévolus respectivement aux États membres et aux institutions de l'Union.
Nous parvenons progressivement à une Union européenne de l'énergie. Lorsque j'en parlais avec feu M. de Margerie, il n'y croyait pas. Aujourd'hui, le concept tend à prendre corps.
Depuis l'accord de Paris conclu le 12 décembre 2015 dans le cadre de la COP 21, la réduction des émissions de gaz à effet de serre est au premier plan des préoccupations environnementales. Dans le paquet hiver, la Commission européenne ne traite ce sujet majeur que sous l'angle des sources renouvelables d'énergie.
Je rappellerai aujourd'hui la conclusion de mon analyse du 16 février, lors de la présentation de la première résolution européenne, centrée sur le développement des énergies renouvelables et les mécanismes de capacité. Tout d'abord, la filière électronucléaire n'émet pas plus de gaz à effet de serre que l'électricité obtenue à partir de sources renouvelables. Ensuite, les sources intermittentes doivent être explorées de façon à en assurer la maîtrise technique, mais il est essentiel de contenir leur place dans l'ensemble du mix énergétique en attendant que le stockage et le déstockage soient opérationnels à grande échelle, à des coûts convenables. Je suis désolé du retard de la mise en oeuvre et des surcoûts de l'EPR. La question, éminemment politique « Quid de l'évolution et du remplacement des 58 centrales ? » devra être posée. Au-delà des sommes dépensées, c'est leur acceptation sociétale qui est loin d'être acquise. Je précise que 96 % de l'uranium utilisé pour faire fonctionner les centrales font l'objet d'un recyclage. Enfin, les moyens thermiques peuvent être améliorés, comme ils l'ont déjà été de façon permanente, afin de réduire encore leurs émissions de CO2. Pour combattre l'évolution du climat, faire évoluer les filières fossiles peut être plus économique et tout aussi efficace à court et moyen termes que modifier le mix au profit de filières encore immatures, qui, au fil du temps, mûriront. On l'a vu avec le photovoltaïque, dont les coûts ont fortement baissé.
Quelle place pour les pouvoirs publics et les purs mécanismes de marché, dénommés « energy only » ? Les mécanismes de capacité méritent d'être signalés en premier lieu, puisque ce thème a déjà été évoqué le 16 février. Je rappellerai que ces mécanismes trouvent une large part de leur justification dans l'essor constaté de l'énergie obtenue à partir de sources intermittentes. Cette énergie fatale perturbe le fonctionnement normal des marchés par excès brutal de l'offre. Elle déstabilise les autres producteurs d'électricité, ce qui menace la sûreté d'approvisionnement. Dans ce contexte, les mécanismes de capacité sont indispensables à la pérennité de l'approvisionnement dans des conditions économiquement acceptables. J'ai souvent posé la question de l'évolution énergétique de l'Allemagne. La décision de Mme Merkel, au lendemain de la catastrophe de Fukushima, de se concentrer sur les énergies renouvelables et d'abandonner le nucléaire sans concertation avec la France est troublante. C'est un pari excessivement lourd financièrement, avec des subventions supérieures à 22 milliards d'euros par an. Faute d'acceptation sociétale des lignes à très haute tension en Allemagne, l'éolien, très développé dans le nord du pays, ne peut approvisionner directement le sud du pays. D'où l'inondation des réseaux électriques polonais, tchèques, belges et luxembourgeois. Plus besoin de ligne intérieure, cela peut revenir dans le sud par l'extérieur. C'est malicieux ! Mais ce n'est pas l'Europe de l'énergie que nous souhaitons.
Favorable au principe « energy only », la Commission européenne veut miser sur des hausses illimitées sur les marchés de gros afin d'adresser aux investisseurs un signal-prix suffisamment ample pour assurer en permanence l'approvisionnement du marché. Ce faisant, elle néglige totalement l'importance des prix pour les consommateurs professionnels, a fortiori pour les particuliers. Il y a là un enjeu politique majeur. Michel Delebarre et moi-même ne pouvons souscrire à cette orientation.
Il en va de même pour la suppression pure et simple des tarifs réglementés de vente, souhaitée par Bruxelles. C'est pourquoi nous approuvons l'idée d'un tarif de référence élaboré par l'Autorité de régulation et économiquement contestable, qui serait obligatoirement proposé par l'opérateur historique et qui pourrait aussi l'être par ses concurrents. Nous avons organisé une longue audition avec le président de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), M. Carenco.
M. Daniel Raoul. - Quelle est la différence entre le tarif de référence et le tarif réglementé ?
M. Jean Bizet, président. - La différence tient à la place du droit européen : la détermination des tarifs réglementés de vente est réalisée au plan de chaque État membre - s'il le souhaite - selon une méthode qu'il propose et fait avaliser par Bruxelles. Les tarifs de référence seraient les résultats de méthodes identiques fixées par le droit de l'Union.
J'en viens à la place respective des États membres et des institutions de l'Union dans la sphère de l'électricité. D'abord, les interconnexions : reliant les réseaux de deux États membres, elles doivent conserver le régime en vigueur. Je rappelle qu'il en existe aujourd'hui 341 sur le territoire de l'Union européenne. Leur construction suppose un consensus entre les deux gestionnaires de réseau et les deux autorités de régulation directement concernées. Imposer des capacités minimum n'a pas de justification, sauf de remplacer l'analyse des professionnels par une décision uniforme de la Commission européenne.
Le rôle dévolu par le paquet hiver à l'Agence de l'Union européenne pour la coopération des régulateurs de l'énergie (ACER), ainsi que l'éventuelle création de centres de conduite régionaux, ont fait l'objet de votre part d'avis motivés tendant à opposer le principe de subsidiarité, adoptés respectivement le 5 avril et le 9 mai dernier. Je souhaite que les compétences de l'ACER soient maintenues en l'état. L'évolution souhaitable concerne plutôt la gouvernance de cette institution, où il est temps d'introduire une pondération démographique au sein du conseil des régulateurs. Parallèlement, ce conseil devrait pouvoir amender les propositions du directeur de l'agence. Il y aurait là un authentique progrès de la démocratie, qui est un fondement essentiel de la construction européenne.
M. Daniel Raoul. - Cela dérogerait aux règles actuelles.
M. Jean Bizet, président. - Ce ne sera pas simple.
Enfin, notre commission a opposé le principe de subsidiarité à la création de centres de conduite régionaux. Ces nouvelles instances réuniraient les gestionnaires de réseau de plusieurs États membres et disposeraient d'un pouvoir contraignant dans le domaine crucial la sécurité d'approvisionnement. Nous proposons aujourd'hui de repousser cette suggestion dans le cadre de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique soumis à votre approbation. Ces textes, identiques sur le fond, reprennent une partie de la résolution européenne, de l'avis politique et des avis motivés adoptés sur ce même ensemble en février, avril et mai.
Malgré ces critiques, je tiens à exprimer notre soutien au principe d'une Union de l'énergie. Rappelons quelques succès à l'actif de cette construction : les États membres sont passés d'un ensemble de monopoles nationaux historiques à un grand marché où les gestionnaires de réseau sont distincts des producteurs d'électricité, où des autorités de régulation assurent le caractère loyal de la concurrence avec des opérateurs alternatifs. Cette mutation profonde s'est réalisée sans porter atteinte à l'équilibre d'un ensemble gigantesque où le gestionnaire de réseau dispose de quatre secondes pour éviter qu'un déséquilibre momentané entre l'offre et la demande d'électricité ne se traduise par des coupures ou des délestages. Il convient de souligner pareille performance. À titre d'exemple, citons l'initiative Coreso, qui réunit une quinzaine de gestionnaires de réseaux, dont RTE, et contribue à stabiliser le réseau et le marché dont bénéficient plus de 40 % des citoyens européens.
Sur cette excellente lancée, l'union de l'énergie mérite d'être approfondie. Pour que cette orientation soit couronnée de succès, il importe de ne pas se tromper d'objectif, ni de moyens pour les atteindre. Ensuite, ne nions pas l'existence des États-nations, de leur histoire et de leurs traditions. En cas de défaillance, les citoyens se tournent aujourd'hui, et se tourneront demain, vers leurs autorités politiques nationales. Ils ne s'adresseront pas à des structures dirigées par des fonctionnaires européens.
L'énergie en général et l'électricité en particulier sont caractérisées par l'omniprésence de données extrêmement techniques dans un ensemble politique au sens noble du terme. Les choix stratégiques doivent donc rester l'apanage des représentants élus par le peuple !
Je reviens rapidement sur l'audition de M. Carenco. Concernant les « trois D » - décarbonisation, décentralisation et digitalisation-, je constate, pour les deux derniers, le développement d'une production d'énergie, surtout électrique, par les utilisateurs eux-mêmes, qu'ils la réinjectent ou non dans le réseau. Tôt ou tard se posera le problème d'une « ghettoïsation » de quelques particuliers qui voudront vivre en vase clos. Or on peut faire une analogie avec l'eau : vous pouvez disposer de votre propre puits et avoir malgré tout besoin du réseau. J'apprécie donc l'analyse de M. Carenco qui nous invite à garder un esprit de mutualisation indispensable à l'équilibre.
Le tarif de référence peut éviter la chute des grandes maisons, qui risquerait d'avoir des effets dramatiques pour la sécurité des approvisionnements. L'Union européenne de l'énergie peut jouer un rôle fondamental dans la réindustrialisation de l'Europe.
Nous avons apporté quelques modifications à la rédaction initiale de la proposition de résolution qui vous a été adressée.
M. André Gattolin. - Dont une que j'ai appréciée !
M. Jean Bizet, président. - Au point 10, notre collègue Michel Delebarre souhaitait supprimer la mention de l'émission de substances polluantes par la filière électronucléaire.
Les points 27 et 29 portent sur les biocarburants d'origine végétale, dont la production a permis le développement de toute une filière agricole qui emploie de 20 000 à 30 000 personnes. Ces biocarburants ont été au centre de nombreux débats, notamment lors de l'adoption des projets de loi de finances, car on leur reproche de contribuer à réduire la production alimentaire, animale ou humaine. Or, notre taux de dépendance protéique est passé de 78 % à 50 % grâce à la production de tourteaux, destinés à l'élevage, dont les biocarburants sont un sous-produit. Les producteurs attendent que nous leur garantissions une certaine lisibilité. Certes, il s'agit de carburants de première génération et tout le monde rêve de la deuxième génération, mais elle ne sera pas disponible avant 2030. Ne cassons pas la première génération : c'est elle qui permet de préparer la suivante.
La nouvelle rédaction du point 27 précise que « si l'on devait diminuer l'incorporation de biocarburants d'origine végétale, cela fragiliserait voire détruirait plus de 20 000 emplois directs dans les territoires ruraux tout en affaiblissant l'indépendance énergétique et protéique de la France et de l'Union européenne ».
Le point 29 revient sur la problématique de l'huile de palme : il ne faut pas que les cultures qui permettent de produire des biocarburants encouragent la déforestation ou le développement des importations, car ce n'est pas satisfaisant pour le développement durable.
M. René Danesi. - Il me semblait que l'usage de l'huile de palme était plus alimentaire qu'énergétique.
M. Jean Bizet, président. - L'huile de palme est aussi utilisée pour obtenir des biocarburants.
J'en ai fini avec les ajouts que nous avons apportés à notre proposition de résolution.
M. André Gattolin. - Il y a un mix que l'on n'étudie jamais : celui constitué par l'hydroélectrique et le nucléaire. En effet, en France, le nucléaire ne fonctionnerait pas le long du Rhône sans la régulation du fleuve apportée par les barrages hydroélectriques. Notre filière hydroélectrique est remarquable, mais on l'a laissée en déshérence : certains barrages ont cinquante ou soixante ans. Au Canada, on remplace déjà les turbines de barrages de la fin des années 1970 par de nouvelles turbines aux performances largement supérieures. En France, cet investissement n'est pas fait...
M. Daniel Raoul. - Et il ne le sera pas tant que l'on ne saura pas qui va gérer ces barrages !
M. André Gattolin. - Tous les analystes reconnaissent que l'énergie la plus écologique est l'électricité hydraulique, encore sous-exploitée en France.
Parmi les énergies conventionnelles, je reste un défenseur du gaz comme énergie de transition. C'est l'une des énergies les moins polluantes et les mieux régulées. Allez visiter le centre de commandement de GRDF à Bois-Colombes dans les Hauts-de-Seine : la gestion assistée par ordinateur permet de satisfaire de manière très fine les besoins en énergie. C'est autre chose que le pétrole !
Concernant l'Union de l'énergie, je rappelle que l'Union européenne a voulu, à un moment donné, exercer un droit de regard sur les grands contrats de fourniture d'énergie conclus avec les pays extérieurs. Je comprends que l'on rechigne à voir les instances « bureaucratiques » de Bruxelles jouer ce rôle, mais il faut un minimum de coordination de nos achats extérieurs d'énergie. On se souvient que la France, dans les années 1980, par la grâce de François Mitterrand, a puissamment contribué au développement des infrastructures en Algérie en payant le gaz 20 % plus cher. J'en reviens au projet Nord Stream 2 : les Russes vont vendre du gaz aux Allemands 25 % à 40 % moins cher que le gaz qu'ils vendent aux Polonais, en contournant bien sûr le réseau des gazoducs polonais. Est-il légitime de passer de tels accords ?
Je ne dis pas qu'il faut mettre en place un contrôle centralisé de la Commission, mais une instance européenne pourrait réfléchir à une mise en cohérence de ces accords, surtout pour les plus récents. En effet, on peut comprendre le ressentiment des Polonais à l'égard du reste de l'Europe sur la question énergétique, d'autant plus qu'ils paient les conséquences de leurs relations tendues avec la Russie.
M. Jean Bizet, président. - Ce point a déjà été évoqué. C'est effectivement choquant.
M. René Danesi. - Les achats à l'Algérie sont-ils surpayés ?
M. André Gattolin. - Le sujet n'a plus l'importance d'autrefois : l'Algérie ne fournit plus à la France que moins de 10 % de son approvisionnement en gaz.
À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a adopté, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne dans la rédaction suivante, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne :
Questions diverses
M. Jean Bizet, président. - Mardi dernier, les experts de la Commission européenne ont adopté une définition juridique caractérisant un perturbateur endocrinien, loin de faire l'unanimité. Il s'agit des substances agissant sur le système endocrinien et qui de ce fait induisent un effet néfaste sur la santé. Cette définition intègre les perturbateurs endocriniens présumés comme l'avait souhaité notre commission dans sa résolution adoptée le 19 janvier dernier, présentée par Mme Patricia Schillinger et M. Alain Vasselle. En effet, les évolutions successives du texte ont favorisé l'intégration comme perturbateurs endocriniens des substances pour lesquelles le lien entre la perturbation endocrinienne et l'effet indésirable présumé est biologiquement plausible. Cela représente une avancée incontestable par rapport au texte présenté initialement par la Commission européenne.
Malheureusement, à la demande des Allemands, la définition prévoit de ne pas considérer comme perturbateurs endocriniens les substances perturbant intentionnellement le système endocrinien de certains organismes nuisibles, s'ils n'ont pas d'impact sur les organismes non cibles. C'est le cas des nouvelles technologies phytosanitaires. Je rappelle que notre commission s'était prononcée contre cette dérogation.
Nous ne disposons pas d'étude d'impact évaluant les conséquences de celle-ci puisque la Commission européenne a accepté d'introduire cette dérogation dans le cadre d'une réunion de concertation. On voit une fois de plus ici les limites des procédures de comitologie où la Commission a seule le pouvoir d'amender son texte.
Face aux associations de défense de l'environnement qui contestent cette dérogation, le Gouvernement a indiqué que si des préoccupations s'exprimaient, il n'hésiterait pas à prendre des mesures nationales pour interdire la mise sur le marché national des produits contenant ces substances. Cela risque à nouveau d'entraîner une distorsion de concurrence au sein de l'Union européenne au détriment de nos agriculteurs, ce que je trouve regrettable, d'autant plus que notre résolution préconisait une plus grande cohérence entre les agences nationales et l'autorité européenne.
Intellectuellement et scientifiquement, le mécanisme endocrinien contre les nuisibles est séduisant, mais faisons-y attention.
M. André Gattolin. - Le ministre de l'écologie m'a confirmé qu'un fonds de 50 millions d'euros avait été débloqué pour étudier ces phénomènes.
M. Jean Bizet, président. - Merci.
La réunion est close à 11 h 50.