Jeudi 29 mars 2018
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Institutions européennes - Audition de Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes, sur les conclusions du Conseil européen des 22 et 23 mars 2018
M. Jean Bizet, président. - S'agissant des conclusions du récent Conseil européen, c'est d'abord le Brexit qui retient notre attention. Les vingt-sept ont validé les progrès enregistrés par les négociateurs sur l'accord de retrait, plus particulièrement en ce qui concerne les droits des citoyens, le règlement financier et la période de transition. Ils ont également réservé un accueil positif aux assurances écrites données par Mme May sur l'Irlande. Cette question reste la plus délicate en vue de la finalisation de l'accord de retrait. Nous entendrons vos explications avec intérêt.
Nous avons reçu hier M. Jean-Pierre Jouyet, et nous sommes toujours aussi interrogatifs quant à la solution irlandaise, parce que la proposition de la Commission européenne porte en elle le germe d'une potentielle réunification. Les réactions britanniques sont donc un peu crispées sur le sujet, mais c'est un peu moins le cas coté irlandais.
Pour ce qui est des relations futures, nous ne pouvons que partager la volonté des vingt-sept d'établir un partenariat aussi proche que possible et couvrant non seulement le commerce et l'économie, mais aussi des domaines comme la lutte contre le terrorisme, la sécurité, la défense et la politique étrangère. Il est aussi très important qu'ils aient réaffirmé la volonté de préserver l'intégrité du marché unique, le caractère indivisible des quatre libertés et l'autonomie de décision de l'Union. Comme le soulignent les lignes directrices, la situation d'un État tiers ne peut pas être identique à celle d'un État membre, les beaux esprits britanniques commencent à en prendre conscience. Nous l'avions indiqué dès le début des négociations. Là encore, nous serons attentifs aux précisions que vous voudrez bien nous apporter.
Le Conseil européen a par ailleurs abordé des questions cruciales, comme la stratégie du marché unique, le marché unique du numérique, l'union des marchés de capitaux ou encore l'union de l'énergie. On a noté que la Commission devrait faire un point sur la mise en oeuvre de la législation existante.
La fiscalité du numérique demeure un sujet controversé entre les États membres, mais il progresse. Un accord est souhaitable entre la proposition de la Commission européenne et celle de l'OCDE.
Nous attendons en outre la concrétisation du marché unique du numérique, la France ne dispose plus, en effet, que de quatre supercalculateurs, qui sont d'une génération ancienne, ce qui provoque une nette distorsion de concurrence. Seules, la France ou l'Allemagne ne feront pas le poids, il faut une volonté politique de chaque côté du Rhin pour avancer. Nous étions récemment à Berlin avec le président Gérard Larcher, et M. Altmaier, le ministre allemand de l'économie et de l'énergie, a demandé que nous avancions sur le sujet.
Le débat sur l'avenir de la zone euro n'était qu'un point d'étape. Mais des divergences apparaissent, notamment avec les pays du nord. Que peut-on retenir des discussions ?
Pouvez-vous, par ailleurs, nous éclairer sur les orientations retenues sur les questions commerciales ? Peut-on espérer voir l'Union à l'initiative en vue d'une relance du multilatéralisme ? Les États-Unis jouent un pas de deux sur le sujet, soufflant un jour le froid, un jour le chaud. Ils avancent ainsi des propositions rationnelles, tout en étouffant l'organe de règlement des différends.
Durant ce temps, nous ne devons pas être inactifs, car l'atermoiement des États-Unis nous permet d'élever les standards européens comme standards mondiaux. Cela nous offre une fenêtre de tir à l'adresse des États-Unis et de la Chine.
Quelles seront les réactions de l'Union aux mesures protectionnistes de l'administration américaine ? Voit-on se dessiner une stratégie européenne plus volontariste sur les accords commerciaux et qui veille davantage à défendre les intérêts européens et à exiger de façon systématique la réciprocité ?
Enfin, vous nous direz enfin ce qui ressort du Conseil européen s'agissant des relations avec les Balkans occidentaux, avec la Russie et avec la Turquie.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. - J'ai présenté la semaine dernière ce que nous attendions de ce Conseil européen, je me réjouis de revenir devant vous pour évoquer les grands sujets d'actualité qui ont été traités.
Ce Conseil s'est déroulé alors que l'Union européenne était mise au défi par les États-Unis, au travers de mesures commerciales, par l'attaque de Salisbury et par le comportement de la Turquie en mer Égée envers deux États membres.
Le Conseil européen au sens propre s'est tenu jeudi après-midi. Il a envoyé un signal politique sur l'importance du marché intérieur, principal levier de l'Union pour orienter les règles du jeu mondial. Pour les colégislateurs, c'est la dernière année de travail effectif, il leur faut aboutir sur les législations relatives au numérique, aux données, à l'énergie ou aux marchés des capitaux.
Le Conseil européen a soutenu notre approche d'une Europe qui protège. Nous avions mis en avant trois priorités : la politique industrielle, le social et le commerce. Sur ce dernier point, nous avons obtenu des avancées importantes : les conclusions demandent à la Commission de réfléchir à la mise en oeuvre des engagements pris par les États tiers et appellent les colégislateurs à mieux contrôler les investissements et à trouver un équilibre dans l'ouverture des marchés publics. Le Président de la République a également rappelé qu'il n'était pas souhaitable de passer des accords commerciaux avec des pays qui n'étaient pas signataires de l'accord de Paris.
La discussion entre les chefs d'État et de gouvernement s'est concentrée sur la décision des États-Unis d'augmenter les droits sur l'aluminium et l'acier, que le Conseil a regrettée. L'exemption temporaire accordée à l'Union européenne a été notée, mais il serait normal que nous bénéficiions d'une exemption permanente. Les raisons de sécurité nationale invoquée par les États-Unis ne sauraient en effet concerner des alliés. Les Américains nous semblent apporter une mauvaise réponse à une vraie question, relative à la surproduction mondiale et aux aides d'État, dont l'Union européenne n'est pas à l'origine.
Nous sommes restés unis pour refuser toute spirale de guerre commerciale, tout en affirmant que l'Union européenne ne sera pas la variable d'ajustement du commerce international et réagira si nécessaire. Nous soutenons la volonté de la Commission européenne de dialoguer selon les normes de l'OMC, tout en rappelant qu'il ne s'agit pas d'une négociation commerciale.
S'agissant de la refondation de l'Europe, les échanges ont porté sur la fiscalité du numérique et sur la proposition de la Commission européenne de taxer les GAFA à hauteur de 3 % des revenus générés par leurs activités numériques en Europe. Malgré les réticences de certains États membres, notamment les Pays-Bas et le Luxembourg, les choses avancent, car chacun reconnaît que la situation actuelle n'est pas satisfaisante. Beaucoup de participants ont plaidé avec la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne en faveur d'une action rapide, avant une solution plus ambitieuse, mais difficile à atteindre. Le Conseil de ministres évoquera cette question en avril, puis le Conseil européen y reviendra en juin.
Vendredi matin, les vingt-sept chefs d'État et de gouvernement se sont réunis en format « article 50 » sur la question de l'accord de retrait. Le texte obtenu est équilibré et reflète les progrès obtenus sur le règlement financier, sur les droits des citoyens ou sur la période de transition, qui s'étendra du 30 mars 2019 au 31 décembre 2020, dans les conditions que nous souhaitions : respect de l'acquis - c'est essentiel en matière de pêche, par exemple - et du principe selon lequel le Royaume-Uni ne participe plus au processus de décision.
Comme nous le souhaitons, le Conseil européen a rappelé fermement que rien n'est agréé tant que tout n'est pas agréé.
Il reste des points à trancher en ce qui concerne la gouvernance de l'accord, en particulier quant au rôle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), ainsi que la question irlandaise. Sur ce dernier point, un accord a été trouvé entre les négociateurs, qui a été repris par Mme May, sur l'idée, a minima, d'un rapprochement réglementaire entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande.
Mme May a ainsi admis que cette option ne pouvait être écartée, même si elle n'a pas la préférence du gouvernement britannique. Celui-ci n'a d'ailleurs pas avancé d'autre proposition sur la frontière irlandaise. Cet accord est un pas vers une réunification de l'Irlande, c'est incontestable, mais ceux qui s'en émeuvent au sein du DUP savent bien que le fonctionnement quotidien de l'Irlande du Nord est déjà très particulier.
Michel Barnier devra utiliser la volonté des Britanniques de conclure définitivement sur la période de transition pour clarifier ce qui reste à finaliser sur le retrait, en particulier sur l'Irlande.
Les vingt-sept ont également adopté les lignes directrices pour négocier le cadre général des relations futures. Nous aurions préféré le maintien de la Grande-Bretagne dans le marché unique ou dans l'union douanière, mais, compte tenu du refus par les Britanniques des quatre libertés et de leur volonté de passer leurs propres accords commerciaux, le seul modèle envisageable est un accord de libre-échange, avec un équilibre entre droits et obligations. Certains domaines, notamment les services financiers, devront faire l'objet de mesures autonomes de l'Union.
S'agissant de la coopération policière et judiciaire ou de la politique étrangère et de sécurité commune, nous devrons sans doute passer des accords spécifiques, en veillant à protéger l'autonomie de décision de l'Union européenne.
Les chefs d'État et de gouvernement ont pu se réunir à 19 en format « Sommet zone euro » vendredi matin. C'est en soi un signe positif.
La France défend une approche ambitieuse, visant à avancer à court terme sur l'union des marchés de capitaux et sur l'union bancaire, notamment en mettant en place le filet de sécurité commun. Nous voulons, à plus long terme, une zone euro plus responsable et plus solidaire, disposant d'une capacité budgétaire propre pour maintenir les investissements en cas de crise.
Le Conseil européen s'étant tenu quelques jours après la confirmation du gouvernement allemand, on ne pouvait donc attendre de progrès dans notre feuille de route partagée. La conférence de presse commune entre Mme Merkel et M. Macron a marqué la volonté du couple franco-allemand d'avancer, malgré les difficultés, sur des sujets sensibles. C'était essentiel après les critiques du Premier ministre néerlandais.
Les questions internationales ont été abordées au dîner. Les échanges ont surtout porté sur les suites à donner à l'attaque de Salisbury. Les chefs d'État et de gouvernement ont fait part de leur solidarité avec le Royaume-Uni, ont rappelé qu'il n'existait pas d'alternative plausible à la responsabilité de la Russie et ont décidé de se coordonner. Outre le rappel du chef de la délégation de l'Union européenne ainsi que de l'ambassadeur de la présidence bulgare à Moscou, des mesures d'une ampleur inédite ont été annoncées : dix-neuf États membres ont ainsi expulsé un total de cinquante-huit personnels russes. C'est la première fois que les États membres agissent ainsi en réponse à des incidents qui ne se sont pas produits sur leur propre sol. Il était essentiel de montrer notre capacité à réagir à ce qui est la première attaque chimique contre un pays allié depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
S'agissant des Balkans occidentaux, l'important était de distinguer le processus d'élargissement, qui est très exigeant et sur lequel nous sommes très fermes, et l'appui à ces pays, qui sera discuté à Sofia le 17 mai prochain.
Enfin, le Conseil européen a adressé un message clair et ferme à la Turquie, à la veille du sommet de Varna, au sujet de ses agissements en mer Égée et des ressortissants européens détenus en Turquie, parmi lesquels deux soldats grecs.
M. André Gattolin. - La déclaration finale montre bien l'importance du couple franco-allemand dans la dynamique européenne.
S'agissant de la période de transition, qu'en est-il de la question de la pêche ? Restons-nous dans le cadre de la zone économique exclusive (ZEE) européenne sur ce sujet ? Le milieu des marins pécheurs est éruptif et cela constitue un élément de pression important entre les mains de la Grande-Bretagne.
Sur l'Irlande, nous avions achevé la première phase des négociations un peu triomphalement. Les allers et retours du Royaume-Uni tiennent beaucoup à ses enjeux intérieurs, ils sont inquiétants, avec la pression d'un parti irlandais alors que le Sinn Fein lui-même ne joue pas la présence dans les débats.
Le rôle de l'Union européenne n'est pas de négocier avec les acteurs politiques d'Irlande du Nord, mais j'en viens à me demander s'il ne faudrait pas créer une sorte de mission diplomatique là-bas. Un nouveau découpage de l'Irlande n'est pas envisageable, et les blocages soulignent la conception fermée que le Royaume-Uni se fait de sa souveraineté.
Que pouvons-nous envisager ? Comment dialoguer avec nos collègues nord-irlandais pour comprendre ce qui se joue ? Dans ce théâtre déjà marqué par histoire, ce problème pourrait mener, dans cinq ou dix ans, à une nouvelle situation explosive.
M. Jean-Pierre Leleux. - La fiscalité du numérique a donc été évoquée pour la première fois au cours d'un sommet européen, avec cette proposition de taxer à hauteur de 3 % le chiffre d'affaires réalisé par les grands groupes en Europe. Ce premier pas est symbolique de la volonté de l'Europe de régler ce problème.
Quelle proposition concrète et pragmatique vous semble-t-il possible de mettre en oeuvre ? La proposition avancée n'apparaît pas équitable, dans la mesure où la taxe ne porterait pas sur les bénéfices, mais sur le chiffre d'affaires. Quelles propositions la France peut-elle avancer pour faire évoluer cette idée ?
La procédure d'alignement des règlements prévue par le traité de Lisbonne pose problème dans certaines filières. La Commission européenne avait songé à transformer la procédure d'alignement avec contrôle en procédure par acte délégué. La France aurait plutôt suggéré une procédure législative ordinaire de codécision. Pour les cosmétiques, la procédure législative ordinaire poserait des problèmes considérables. La procédure par acte délégué implique l'intervention du comité européen pour la sécurité des consommateurs, et elle fonctionne bien. Ce comité a été consulté six fois par an depuis 2014 pour modifier les annexes au règlement. Une procédure législative ordinaire serait beaucoup plus longue et compliquée. Qu'en pensez-vous ? Pour une filière où la France est aussi bien représentée, les autres pays suivront !
M. Didier Marie. - J'ai une double inquiétude, sur le cadre financier pluriannuel (CFP) et sur la réforme de la zone euro. Le Parlement européen a montré que le niveau actuel du budget ne suffirait pas pour maintenir les piliers et couvrir les nouvelles ambitions politiques du Conseil. Et la question des ressources propres ne fait l'objet que d'une ligne dans le futur CFP. Sur la réforme de la zone euro, la France a fait des propositions qui n'ont eu que peu d'écho. Le report à juin d'une initiative franco-allemande m'inquiète. Nous n'avons pas la majorité nécessaire au Bundestag, mais on nous annonce une feuille de route pour la réforme de la zone euro au prochain Conseil.
M. Philippe Bonnecarrère. - Je vois deux enjeux pour la France. Arriverons-nous à construire une ambition européenne ? C'est la volonté du Président de la République. L'approfondissement de la zone euro en est le premier point d'application. Pour la première fois, notre déficit est passé sous la barre des 3 %. Mais dans notre pays, dès qu'on atteint un résultat, on considère que tout va bien. Comment donner du sens à cet effort ? Le vote allemand sur les listes transnationales est perturbant. Pouvez-vous nous donner quelques garanties, d'ici à juin, sur notre capacité à continuer à construire ? Les pays de l'Est vont-ils cesser leur opposition ? Ils bloquent la réforme du droit d'asile, alors que l'Europe a fait preuve de vigueur dans sa réaction récente contre la Russie, et qu'elle se défend avec force contre les droits de douane américains. Sentez-vous que la France a la capacité d'agréger plus largement autour d'elle sur une ambition de reconstruction européenne ?
M. Jean Bizet, président. - Nous avons reçu le président de la confédération des PME. Une hypothèse serait - semble-t-il - qu'il n'y ait pas de frontière avec l'Irlande pour les petites entreprises uniquement. Nous avons marqué notre scepticisme, et notre inquiétude. Quel est le crédit de cette idée ?
Mme Nathalie Loiseau, ministre. - Pendant la période de transition, les droits de pêche dans les eaux britanniques demeureront identiques - tout comme l'accès au marché unique des produits de la mer pêchés des Britanniques. C'est en effet un levier important pour les Britanniques, mais aussi pour les Vingt-Sept, puisque l'écrasante majorité des produits de la mer pêchés des Britanniques sont exportés vers le marché unique. Oui, c'est un secteur inflammable, chez nous comme chez les Britanniques : cette décision a déclenché une vague de mécontentement chez leurs pécheurs, qui ont voté massivement pour le Brexit, car on leur avait promis qu'ils auraient le même accès à notre marché, mais qu'il n'y aurait plus de marins-pêcheurs européens dans leur zone.
M. Jean Bizet, président. - On leur aurait menti ?
Mme Nathalie Loiseau, ministre. - Theresa May navigue au plus serré et, en dépit de la faiblesse de sa majorité et des divisions de son Gouvernement, ramène progressivement ses compatriotes au réalisme - avec un certain talent, il faut le reconnaître. Déjà, elle parle de droits et d'obligations, et a annoncé que la situation consécutive au Brexit serait moins profitable qu'avant, ce qui n'avait été dit par aucun dirigeant britannique depuis le referendum.
L'absence de Gouvernement en Irlande du Nord n'aide pas, non plus que les va-et-vient britanniques. Qui voudrait prendre des responsabilités en Irlande du Nord actuellement ? Theresa May et le Taoiseach se sont beaucoup impliqués, mais le DUP a pris une position extrême sur l'enseignement de la langue : c'est une épée de Damoclès sur le processus lui-même - et sur l'accord. Chacun fait tout ce qu'il peut pour trouver une solution au problème de la frontière. L'idée de distinguer selon la taille d'une entreprise est maniée par David Levis. Il comparait aussi avec la frontière entre Suède et Norvège, en oubliant que des contrôles y sont réalisés ! Quant aux solutions technologiques qu'il évoque, la Commission n'y croit pas. C'est pourquoi Michel Barnier a inscrit dans le texte l'alignement réglementaire entre le Nord et le Sud : c'est tout ce que nous arrivons à concevoir pour le moment. Et cela implique des contrôles entre l'île et le reste du Royaume-Uni, ce qui est un sujet explosif. Michel Barnier aimerait avoir un interlocuteur irlandais, mais ce n'est pas le cas. Je me suis rendue en Irlande : aucun de mes interlocuteurs n'espérait un Gouvernement irlandais avant le Brexit.
La proposition de taxer les GAFA est un premier pas symbolique que nous avons tout intérêt à franchir. Ce n'est qu'une étape vers une règlementation plus globale et plus ambitieuse. Ainsi, nous pourrons amener les pays les plus réticents vers un principe de réalité : il n'est guère probable que les grandes plateformes fuient l'Union européenne à cause d'une taxe de 3%... Bien sûr, nous préférerions taxer les bénéfices mais, dans ce secteur, c'est très difficile. Il nous faut montrer à nos concitoyens que l'Europe protège et régule. Or ce sujet mobilise : la proposition de la Commission - faite largement à notre demande - a suscité le jour même un millier d'articles en Europe.
La « Lisbonisation » des procédures de comitologie, en particulier sur la filière des cosmétiques, est un sujet bien identifié en interministériel. Nous avons demandé qu'il soit sorti du processus de révision de la réglementation.
M. Jean Bizet, président. - Je vous propose que nous demandions à M. Leleux de travailler sur cette question.
Mme Nathalie Loiseau, ministre. - La Commission donnera sa position sur le prochain CFP le 2 mai. La question du niveau du budget n'a pas encore été abordée. Défense, sécurité, gestion des flux migratoires, innovation de rupture seront les priorités, mais il faudra garder toute leur place à des politiques plus anciennes, comme la PAC, et refuser le cofinancement national du premier pilier.
Pour les ressources propres, la Commission réfléchit au seigneuriage ; nous souhaitons que le produit de la taxe sur le numérique, qui avoisinerait les 5 milliards d'euros par an - soit la moitié du déficit laissé par le Brexit - soit affecté au budget européen ; et nous défendons l'idée d'une taxe environnementale à l'entrée. Le débat n'est pas clos : on parle aussi d'une taxe plastique. Et nous demandons la suppression de tous les rabais qui avaient découlé du chèque britannique.
M. Jean Bizet, président. - À combien se chiffrent-ils ?
Mme Nathalie Loiseau, ministre. - A trois ou quatre milliards d'euros.
M. Jean Bizet, président. - Avec les cinq milliards d'euros déjà évoqués, nous y sommes presque !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. - Cela donne de la marge, en effet.
L'Allemagne est prudente. Son contrat de coalition l'engage à participer à un nouvel élan pour l'Europe et à renforcer la zone euro. Le renforcement du MES divise entre partisans d'un mécanisme intergouvernemental et tenants de la communautarisation. Notre travail est de mettre nos partenaires devant la nécessité d'agir avant la prochaine crise. J'ai été frappé que le texte signé par les Pays-Bas et sept autres États-membres soit publié deux jours après les élections italiennes, comme si on pouvait ne pas écouter ce que disent les pays qui ont connu le plus dur de la crise, et qui prennent leurs distances avec l'Europe. Le Président de la République s'est rendu aux Pays-Bas, où il a rencontré longuement M. Rutte. On ne peut pas faire comme si le sentiment européen n'avait pas progressé dans le Sud du continent.
Construire une ambition est une nécessité : le statu quo nourrit le populisme. Les élections italiennes ont montré que les Italiens trouvent qu'il y a non pas trop d'Europe, mais pas assez. Le mouvement cinq étoiles a d'ailleurs infléchi son discours sur l'Europe à la fin de la campagne pour ratisser plus large. À présent qu'il espère gouverner, le changement est spectaculaire ! La présidence bulgare fait des propositions sur la réforme de l'asile. Il faut sortir du piège de la question des relocalisations - d'ailleurs, beaucoup a été fait - et distinguer entre une période d'afflux massif et une période plus calme pour se mettre d'accord sur les responsabilités de chacun. En tous cas, nous devons faire respecter les décisions du Conseil et de la CJUE par ceux qui ont décidé de s'en moquer, qui doivent comprendre que la solidarité ne s'exerce pas seulement par le versement inconditionnel de fonds de cohésion.
Avoir un déficit inférieur à 3 % du PIB signifie que nous tenons, pour la première fois depuis dix ans, nos engagements. Cela nous donne plus de crédibilité en Europe. Pour autant, nous sommes toujours en déficit, et la dette publique s'accroît. Un lycéen me disait récemment qu'il ne comprenait pas pourquoi sa génération aurait à payer le prix de décisions auxquelles elle n'a pas participé. Utile rappel !
M. Jean Bizet, président. - Au sommet de Varna, le Président Erdogan a réitéré son désir de voir la Turquie adhérer à l'Union européenne. C'est évidemment une posture. S'oriente-t-on vers un partenariat économique privilégié ? Il veut que la Turquie intègre l'union douanière, mais c'est exclu tant que Chypre est occupée et que la question des forages dans les eaux territoriales chypriotes n'est pas réglée. En tous cas, l'adhésion n'est pas envisageable tant ce pays s'est écarté de nos valeurs.
Mme Nathalie Loiseau, ministre. - Le Président de la République a dit à M. Erdogan en janvier à Paris que l'évolution intérieure de la Turquie, qui résultait de choix politiques souverains, éloignait ce pays de la perspective d'une adhésion à l'Union européenne. Le président turc le sait bien, et n'a d'ailleurs pas paru surpris, mais il ne souhaite pas porter la responsabilité de cette évolution. D'où la posture qu'il a prise à Varna. Il voudrait que nous prenions l'initiative de la rupture. Et la présidence autrichienne du second semestre semble tentée de le faire. La France considère qu'il faut soutenir les pro-européens en Turquie et ne pas les abandonner au milieu du gué. Pour autant, nous sommes très fermes sur le contenu d'un partenariat renforcé, qu'il s'agisse de l'union douanière ou de la libéralisation des visas, fortement exigé par nos partenaires turcs, qui n'ont cependant pas rempli leurs obligations sur ce point. Il y a Chypre, des incidents en mer Égée, et deux militaires grecs ont été arrêtés après avoir franchi la frontière par erreur : cet incident, qui aurait pu se régler en quelques heures, n'est toujours pas résolu. Aussi le Conseil européen a-t-il voulu manifester sa solidarité envers la Grèce et Chypre. Le président Juncker, sur un ton bonhomme, n'a parlé que de partenariat. Le président Tusk, lui, a déclaré sans fioritures que « sur aucun sujet, il n'y a eu aucun progrès »...
M. Jean Bizet, président. - Merci.
La réunion est close à 10 h 10.