Mardi 4 décembre 2018
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Manifestations à Paris et dans plusieurs villes de France - Audition de MM. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur, et Laurent Nunez, secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur
M. Philippe Bas, président. - Mes chers collègues, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, j'ai décidé de procéder à cette audition en raison des événements d'une gravité exceptionnelle que nous avons connus ces dernières semaines, en particulier samedi dernier, que le préfet de police, que je salue aussi, a lui-même qualifiés de « sans précédent ».
Le mouvement social profond qui se manifeste dans notre pays a un caractère national : toutes les régions sont concernées. Les formes d'action sont également totalement nouvelles et sont en général, il faut le dire, pacifiques. Cette expression populaire prend des formes dont notre société n'a jusqu'à présent pas fait l'expérience. Ces rassemblements, largement spontanés, n'ont rien à voir avec les manifestations syndicales ou politiques qui ont pu émailler notre histoire. Les préfets n'ont pas d'interlocuteurs pour l'organisation de ces attroupements, rassemblements et manifestations. Il n'y a pas de service d'ordre organisé par les manifestants eux-mêmes pour contribuer au bon déroulement de ces manifestations, en coopération avec la police et la gendarmerie. Les abcès de fixation sont multiples et mobiles, et ne sont donc pas toujours prévisibles.
Comme on pouvait le prévoir, des groupes violents se sont greffés sur ces rassemblements pacifiques, agissant comme des essaims de frelons, avec leur cortège de pillards. Dans ces conditions, samedi dernier, vos dispositifs de sécurité se sont retrouvés dépassés et débordés à Paris, mais pas seulement.
Nos forces de sécurité, dont je tiens à saluer le professionnalisme, mais aussi le sang-froid et l'engagement, ont été gravement tenues en échec. Aussi, nous sommes très inquiets à la perspective que de nouveaux rassemblements susceptibles de dégénérer plus gravement encore puissent avoir lieu au cours des jours qui viennent, et je sais que vous l'êtes aussi, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État.
C'est la raison pour laquelle nous avons décidé d'organiser cette audition, qui s'inscrit dans le cadre normal de l'exercice du pouvoir de contrôle du Parlement. En vertu de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». La société, c'est la représentation nationale, qui exprime son exigence ; cette mission est tout à fait essentielle pour nous, au même titre que la mission législative ou le vote du budget de l'État. À cet égard, je rappelle que nous avons procédé à l'audition de M. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l'intérieur, sur la situation à Calais, puis sur le fichier des cartes nationales d'identité, dont la mise en place soulevait beaucoup d'inquiétudes, M. Bruno Le Roux, alors ministre de l'intérieur, en mars 2017, sur l'« affaire Théo », puis, plus récemment, Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, sur le grave mouvement social qui a eu lieu au début de l'année dans les prisons françaises. Nous nous inscrivons donc dans une forme de travail parlementaire qui nous est habituelle, même si les événements justifiant cette audition sont tout à fait exceptionnels par leur gravité et l'inquiétude qu'ils provoquent auprès de nous tous, quelles que soient les responsabilités que nous exerçons.
Monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, je vous propose de commencer par un exposé introductif, avant de laisser ensuite la parole aux membres de la commission des lois, puis à nos collègues, nombreux, qui ont tenu à assister à cette audition, si le temps le permet. Je tiens auparavant à vous remercier d'avoir répondu immédiatement à la demande que nous avons formulée dimanche matin, et j'ai apprécié le cadre coopératif dans lequel nous avons pu préparer cette audition - je tiens à le souligner parce que j'y attache beaucoup d'importance.
Enfin, je veux vous dire que, dans mon esprit, deux volets sont reliés l'un à l'autre, d'une part, l'analyse des événements de samedi dernier et des semaines précédentes et, d'autre part, les conséquences que vous en tirez pour que nos forces de sécurité soient en mesure de faire face à tout nouveau risque de dérapage à l'occasion d'autres manifestations.
M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur. - Nous allons tenter de vous répondre à deux voix, avec Laurent Nunez. Nous évoquerons la situation, telle que nous l'avons observée, et vous ferons part des enseignements nécessaires à en tirer pour adapter notre réponse si de tels événements devaient se reproduire samedi prochain.
Au-delà de votre droit constitutionnel à demander que les ministres rendent compte au Parlement, dans le cadre de sa mission de contrôle, il me semble que l'émotion nationale est telle que nous devons vous présenter en toute transparence la situation telle que nous l'observons et l'analysons. Nous sommes dans une démarche de totale transparence avec vous. Toutefois, nous n'évoquerons que les modalités de préparation du dispositif pour samedi prochain, car ce dernier n'est pas encore totalement arrêté à ce jour. Je poursuis mes consultations : j'ai rencontré la maire de Paris hier, les maires d'arrondissement, l'ensemble des organisations syndicales de la police ce matin et je rencontrerai les représentants des gendarmes après cette audition pour affiner le dispositif. Nous vous présenterons les évolutions que nous souhaitons voir mises en oeuvre.
En effet, la France a connu le week-end dernier des événements d'une extrême gravité, ainsi que vous les avez qualifiés, monsieur le président. Avec celles et ceux qui m'accompagnent ce soir, nous avons vécu cette violence à chaque instant. Les attaques immédiates ont été beaucoup plus violentes que tout ce que l'on a pu connaître lors de toutes les manifestations au cours de ces trente dernières années au moins, à Paris, mais aussi en province.
Je veux préciser que, même si ces incidents ont été très graves, nos forces de l'ordre, qui se sont heurtées à des scènes de guerre, n'ont pas été mises en échec : à dix-neuf heures, Paris était maîtrisé. Je sais que ce n'est pas satisfaisant de dire cela, mais je veux apporter un soutien massif, net et clair à nos forces, qui ont pu se trouver à certains moments - je l'assume totalement et j'en prends ma part de responsabilité - dépassées. À cet égard, permettez-moi de citer les propos d'un représentant syndical, que nous avons rencontré ce matin : nous avons lutté face à des gens qui n'ont pas de limites ; nous, nous avons eu une limite, elle s'appelle la démocratie. C'est parce que nos forces de l'ordre ont systématiquement cherché des réponses proportionnées face à la violence, face à des femmes et des hommes qui voulaient blesser, voire tuer dans certains cas, qu'elles n'ont pas toujours tenu. Mais elles ont bien fait de reculer : quand la vie d'un policier ou d'un gendarme est en cause, il doit se protéger - si je ne devais donner qu'une seule instruction, ce serait celle-là -, et je sais que nous sommes tous rassemblés sur ce sujet. Face à ces actes odieux, les forces de l'ordre ont fait preuve de détermination et de sang-froid.
Je vous livre le bilan parisien de la journée du 1er décembre : 412 personnes ont été interpellées - un niveau jamais atteint dans l'Histoire - ; 378 personnes ont été placées en garde à vue ; 163 personnes ont été déférées au parquet de Paris les 2 et 3 décembre ; 73 personnes ont été jugées dès lundi en comparution immédiate ; 20 comparutions immédiates sont actuellement en cours depuis le début de l'après-midi au tribunal de Paris ; 15 condamnations à des peines de prison ferme ont d'ores et déjà été prononcées ; 8 mandats de dépôt ont été exécutés dans le cas de condamnations ou de renvoi de l'audience. Jamais autant de personnes n'avaient été placées en garde à vue dans le cadre d'un événement revendicatif à Paris. J'ai demandé aux services de police d'accélérer leur travail d'enquête pour interpeller, dès que possible, tout casseur formellement identifié. Ce travail méticuleux portera ses fruits et permettra de ne laisser aucun de ces actes impunis, j'en suis convaincu.
Nous intervenons évidemment à chaud, trois jours à peine après les événements du 1er décembre, quelques jours avant de possibles nouvelles actions prévues le 8 décembre, quelques heures aussi après l'annonce d'un certain nombre de mesures par le Premier ministre. Je veux profiter de cette audition pour porter avec vous un message essentiel : l'appel au calme. J'invite les gilets jaunes raisonnables, ceux qui ne soutiennent pas l'action violente, à se désolidariser des extrêmes et à ne pas se rassembler à Paris samedi prochain, ni dans les lieux ayant fait l'objet de tensions.
La préfecture du Puy-en-Velay a été attaquée, on a voulu y mettre le feu alors que des fonctionnaires étaient en son sein et on a empêché les services d'incendie et de secours d'y accéder.
Samedi, nous avions fait un choix qu'aucun ministre de l'intérieur n'avait jamais fait, celui non pas d'autoriser la manifestation sur les Champs-Élysées, mais de laisser la possibilité, comme une main tendue, aux gilets jaunes, qui en avaient fait un lieu symbolique, d'y manifester. Quelque 750 personnes ont accepté cette proposition, à la condition que leurs sacs soient fouillés pour éviter des armes par destination. C'était la seule condition ; toutes les rues adjacentes étaient ouvertes, même lorsque la tension a été la plus forte sur la place de l'Étoile. Celles et ceux qui ont fait le choix de ne pas venir manifester pacifiquement sur les Champs-Élysées, je vous le dis, doivent assumer la coresponsabilité d'avoir été aux côtés des casseurs et d'avoir très souvent empêché nos forces de l'ordre d'agir. Une intervention trop brutale de nos forces aurait pu créer un mouvement de violence, y compris chez les personnes qui ne commettaient pas d'actes de violence. Aussi, je souhaite vraiment saluer l'action des forces de l'ordre.
J'ai rencontré chaque jour, depuis dix-sept jours, les forces de police et de gendarmerie, et je sais leur engagement. J'ai découvert chez eux la crainte de mal faire, la volonté de toujours trouver le geste proportionné, même face à la violence. Quand vous êtes ministre, vous êtes dans un bureau, vous êtes avec des femmes et des hommes compétents qui ont toute votre confiance, mais, à un moment donné, vous ne devez jamais négliger que votre décision impliquera une femme ou un homme, qui, sur le terrain, court un risque pour sa vie. C'est aussi cela la réalité de l'action politique, et ce n'est pas à vous sénateurs, qui connaissez le terrain mieux que quiconque, que je vais l'apprendre.
Je veux rendre un hommage appuyé aux unités de terrain, à ces femmes et à ces hommes dont le maintien de l'ordre n'est pas forcément la spécialité, qui se sont retroussé les manches - pardonnez-moi cette expression - pour venir sur le terrain. Pour prendre l'exemple de Paris, on comptait près de 3 000 personnes mobiles en dehors des forces statiques. C'est cela aussi la réalité. Je veux évoquer le sang-froid de ceux qui ont agi à La Réunion, à Charleville-Mézières, à Toulouse, à Saint-Étienne, à Bordeaux ; la liste n'est pas exhaustive. J'ai échangé, par exemple, dimanche après-midi avec le chef qui était sur le site de Narbonne : retranché avec ses collaborateurs, alors que l'on mettait le feu à l'ensemble du dispositif de péage et qu'ils recevaient des cocktails Molotov, il a fait un choix, celui de partir. Il a bien fait ; je lui ai dit qu'il avait toute ma confiance d'avoir sauvé ses hommes ; c'est cela l'essentiel. Il importe de ne jamais l'oublier ; je pense à eux, à leurs proches. Gardons à l'esprit que le mouvement des gilets jaunes se distingue très fortement des mouvements revendicatifs que l'on a pu connaître par le passé, et ce pour plusieurs raisons.
Laurent Nunez évoquera maintenant l'évolution du mouvement et la dérive observée.
M. Laurent Nunez, secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur. - Vous l'avez souligné vous-même, monsieur le président, le mouvement des gilets jaunes se distingue très fortement des mouvements revendicatifs que l'on a pu connaître par le passé, et ce en raison de plusieurs caractéristiques, qui rendent d'ailleurs toute comparaison très difficile. On a entendu beaucoup de commentaires a posteriori, mais, franchement, il y a très peu de précédents de cette organisation, qui témoigne d'une évolution et d'une dérive.
Vous avez indiqué, monsieur le président, que le mouvement était majoritairement pacifique. Ce fut peut-être vrai au début, mais ce le fut moins ensuite et cela l'est encore moins ces derniers jours.
Voici les quelques étapes essentielles du mouvement.
Samedi 17 novembre : démarrage de l'appel à la mobilisation nationale. 282 000 personnes ont participé, au cours de cette journée, à des actions et des rassemblements dans tout le pays. Dans la grande majorité des cas, effectivement, les actions sont restées pacifiques et bon enfant malgré, déjà, l'apparition d'actes de blocage et de tensions sur certains points de blocage, qui étaient très majoritairement liés à la désorganisation et au mode opératoire choisi par les organisations. En effet, sans organisateur, il n'y a pas de déclaration de manifestation. Les blocages de voies publiques mis en place ont mis en danger les manifestants et les usagers. D'ailleurs, une personne a trouvé la mort lors de la première journée, et nous avons déploré 388 blessés.
Le mouvement a perdu de son intensité durant la semaine qui a suivi. Le dimanche, 46 000 personnes étaient mobilisées sur l'ensemble du territoire national. Lundi, 27 000 personnes étaient mobilisées. Le mardi, 34 000 personnes, et le mercredi, 15 000 personnes, un socle qui s'est maintenu jusqu'à la journée du samedi 24 novembre.
Samedi 24 novembre, le mouvement a basculé dans la violence. 166 000 participants ont été dénombrés sur l'ensemble du territoire. Des violences, des exactions, des destructions et des pillages ont été commis dans le quartier des Champs-Élysées. Je le redis, face à la désorganisation du mouvement, contrairement à ce qui se passe systématiquement, notamment à Paris, où les manifestants prennent l'attache du préfet de police, nous avons proposé que le rassemblement ait lieu sur le Champ-de-Mars, un espace où la sécurisation est beaucoup moins complexe.
Nous avions également prévu un périmètre d'exclusion puisqu'il y avait un appel manifeste à se rendre à l'Élysée, à l'Assemblée nationale : toute circulation et tout accès piétonnier étaient interdits aux abords de ces sites. Très tôt le matin du 24 novembre, des éléments identifiés proches de l'ultra-droite ont attaqué le périmètre de protection mis en place en bas des Champs-Élysées autour des institutions de la République, plus précisément sur le rond-point des Champs-Élysées. Puis, par un effet de contagion ou d'opportunisme, le même que nous avons constaté le 1er décembre, sur lequel je reviendrai ultérieurement, d'autres groupes ont multiplié les attaques contre les forces de l'ordre sur l'avenue des Champs-Élysées, puis contre certaines enseignes commerciales en fin d'après-midi à Paris. Ce sont 103 interpellations qui ont alors été réalisées.
Tout au long de la semaine, la mobilisation n'a cessé de décroître, alors que les points de tension, eux, se multipliaient. Entre 12 000 et 17 000 personnes, selon les jours, ont été recensées sur les différents points de blocage.
Comme l'a souligné le ministre de l'intérieur, la journée de samedi dernier a connu un pic d'une extrême violence dans plusieurs quartiers de la capitale, mais aussi en province. J'insiste sur le fait que plusieurs quartiers de la capitale ont été touchés. Différents mouvements se sont déroulés en de nombreux endroits de la capitale, ce qui est inédit, avec manifestement la volonté de déstabiliser le dispositif de sécurité, de le désorganiser, d'attirer nos effectifs sur certains points, puis les ramener sur d'autres. Bref, à un moment, nous avons eu à gérer cinq grands lieux de rassemblement, avec plusieurs points d'attaque. Disons clairement les choses : il s'agissait d'attaques dirigées contre nos forces de l'ordre, contre les institutions, avec, toujours, la volonté de s'approcher au plus près du siège de celles-ci. Nous avons comptabilisé 136 000 participants sur l'ensemble du territoire. Nous avons procédé à 682 interpellations, dont 412 à Paris, un chiffre jamais atteint par le passé, comme l'a relevé le ministre de l'intérieur. Par ailleurs, 207 gilets jaunes ont été blessés, ainsi que près de 300 policiers et gendarmes. J'insiste sur ce chiffre : comme l'a souligné là encore le ministre de l'intérieur, les forces de l'ordre n'ont donc pas été mises en échec, le nombre de blessés ayant été relativement faible face à la violence déployée. Cela n'a, en revanche, pas été le cas en province, où les blessés ont été beaucoup plus nombreux.
La radicalisation violente du mouvement est aujourd'hui incontestable. Il a basculé dès la première semaine, avec un changement très net de sa physionomie. Sur le plan sociologique, le public de personnes âgées, commerçants et salariés s'est réduit, alors que les plus jeunes, souvent sans emploi, également plus agressifs, sont restés.
Sur le plan géographique, le mouvement qui concernait au départ uniformément la France s'est concentré à l'ouest d'une ligne allant d'Amiens à Grenoble. Sur le plan des perturbations, alors que les voies de communication constituaient au départ la cible majoritaire, on a progressivement assisté à un déplacement du mouvement vers les centres économiques, les dépôts pétroliers, les centres logistiques. Samedi dernier, un nouveau palier a été franchi, avec des exactions à l'encontre des symboles de l'État - préfectures, mairies, trésoreries et permanences parlementaires -, sans oublier les nombreuses agressions de journalistes, qui ont retenu toute notre attention.
Je note l'incapacité du mouvement à se structurer, à faire émerger un ou plusieurs leaders capables de dialoguer avec les institutions, alors que ce dialogue est pourtant essentiel. Comme je l'ai dit, sans organisateur, l'État se retrouve seul à encadrer un mouvement totalement désorganisé, qui se transforme en attroupements. Dans le cadre de manifestations traditionnelles, des services d'ordre sécurisent le cortège : samedi dernier, certaines manifestations avaient leur service d'ordre ; c'était aussi le cas le 24 novembre dernier. Ces services permettent d'assurer à la fois la sécurité des personnes et des biens et la liberté d'expression. Permettre l'exercice de cette liberté dans des conditions de sécurité est, avec Christophe Castaner, l'une de nos missions principales.
Vous connaissez les conséquences dramatiques de cette désorganisation : 3 décès, qui ont tous été occasionnés dans le cadre des barrages routiers ; 1 032 blessés, dont 39 graves. Les actions, d'une rare complexité, avec de nombreux barrages routiers, toujours imprévisibles, ont nécessité une mobilisation des forces de l'ordre en des points très éclatés, avec, parfois, des tensions entre manifestants. D'ailleurs, un certain nombre de gilets jaunes ont demandé une protection des forces de l'ordre aux services de l'État en raison des menaces dont ils faisaient l'objet.
Cette désorganisation permet bien évidemment toutes sortes d'infiltrations. Samedi dernier, nous avons constaté la présence de groupes de casseurs d'ultra-droite et d'ultra-gauche, et des manifestants ont prêté main-forte à ces différents groupes de manière assez complaisante. On s'est retrouvé face à quelques milliers de casseurs dans les rues de la capitale, un fait totalement inédit : autant de casseurs sur autant de points dans la capitale, cela ne s'est jamais produit - nous en tirerons bien sûr toutes les conséquences. Bien malin qui pouvait dire que ce scénario était prévisible ! Cette violence s'est aussi accompagnée d'actions visant à obstruer les services de secours. Les pompiers ont été empêchés d'éteindre l'incendie qui commençait à embraser la préfecture du Puy-en-Velay ; à Paris, les sapeurs-pompiers ont fait systématiquement l'objet d'attaques quand il s'est agi d'éteindre un feu, voire de porter secours. C'est dire la gravité de la situation.
Ces dernières heures, la mobilisation sur le terrain est plus erratique, même si les appels à l'action, parfois violente, se multiplient sur les réseaux sociaux.
Enfin, nous enregistrons une mobilisation des lycéens, qui s'est accrue dans certaines villes, notamment en Île-de-France, et qui est devenue plus violente, sans doute par mimétisme.
M. Christophe Castaner, ministre. - Pour conclure, je voudrais rappeler que la stratégie mise en cause respecte les principes généraux du maintien de l'ordre public en France avec la double exigence de permettre la libre expression des opinions et de préserver les vies humaines en cas de trouble.
Permettez-moi de revenir sur un principe fondamental, celui de la liberté de s'exprimer, la liberté de manifester ses opinions, la liberté de se rassembler, de défiler. Chaque manifestation doit faire l'objet d'une déclaration, à adresser au préfet, non pas pour être autorisée, mais pour être enregistrée et préparée.
Le premier ordre que j'ai donné à nos forces dès le premier jour de la manifestation était d'aller systématiquement au contact des manifestants pour les protéger eu égard à la multiplication d'initiatives, dans près de 2 100 points partout en France. Le rôle de nos forces était de les protéger ; c'est leur rôle, mais c'est beaucoup plus difficile quand ce n'est pas prévu. L'anticipation est un art bien plus difficile que le commentaire ! La première action de nos forces de sécurité a toujours été de protéger les manifestants, pour leur sécurité, mais aussi pour leur liberté de manifester.
Traditionnellement, lorsqu'un rassemblement est significatif, le préfet et les services de police l'organisent. Vous le savez, nous n'avons pas été en mesure de le faire. Le préfet peut prendre des mesures qui limitent la liberté de manifestation, mais, pour interdire, il faut une situation de risque insupportable - c'est le terme employé par la jurisprudence - et montrer que nous n'avons pas les moyens d'assumer la sécurité de la manifestation. Traditionnellement, nous organisons un itinéraire spécifique pour éviter certains quartiers. Cela relève d'une question de proportionnalité, qui s'apprécie au cas par cas. En cas de trouble manifeste à l'ordre public, pour des manifestations nationales ou internationales, le suivi est encore plus attentif, mais, là encore, il est difficile de s'organiser.
Je pense en particulier aux rassemblements auxquels sont susceptibles de participer des individus de la mouvance d'ultra-droite et d'ultra-gauche. Les plus activistes font l'objet d'un suivi opérationnel par les services spécialisés, notamment ceux qui ont participé aux actions violentes de Notre-Dame-des-Landes. Je ne dévoile pas un secret d'État : ces derniers le savent. Je pense même que cette information a une vertu pédagogique. Il n'y a pas eu de relâchement de la surveillance ces derniers mois.
Nous avons face à nous, dans le cadre de ce mouvement, des personnes qui ne sont pas connues. Effectivement, le renseignement n'est pas en mesure de les identifier, d'autant que les manifestants ont très vite changé leurs habitudes : ils sont passés de réseaux ouverts, de type Facebook, à l'utilisation de messageries cryptées pour organiser les manifestations et les attaques. Ce que nous avons vécu ce week-end en France avec des cibles très précises, notamment d'enseignes commerciales appartenant à un groupe que je ne citerai pas, avait un objectif politique, tout comme l'éclatement des cortèges à Paris sur plusieurs sites. Tout avait été particulièrement organisé.
Nous n'étions pas en mesure d'interdire la manifestation du 1er décembre, mais nous avions mis en place un dispositif, sur lequel nous répondrons à toutes vos questions. Nous avons néanmoins préparé cette manifestation avec un double objectif : premièrement, permettre aux manifestants pacifiques de s'exprimer en toute sécurité sur le site des Champs-Élysées ; deuxièmement, réduire au maximum le risque pour les manifestants comme pour les membres des forces de l'ordre. Ce double objectif tenait compte des événements survenus une semaine plus tôt. C'est la raison pour laquelle l'espace des Champs-Élysées avait été proposé. J'ai évoqué le geste politique dont j'assume la responsabilité et qui peut m'être reproché, tout comme j'assume que nos forces ont su se battre dans des situations absolument insupportables. Nous voulions une position d'équilibre. En tant que ministre de l'intérieur, je fixe un cap, des priorités et j'affecte des moyens. La manoeuvre, en revanche, revient aux préfets sur le terrain : préfet de police de Paris, et presque tous les préfets de France qui avaient été mobilisés.
L'un des grands principes de l'ordre public, c'est la faculté d'adaptation : c'est pourquoi nous avions proposé un espace dédié samedi dernier. Au fond, cela avait du sens : les manifestants non violents sont allés sur ce site, les autres l'ont attaqué frontalement. J'étais sur place à 8 heures 30 avec le préfet de police, et l'attaque a eu lieu à 8 heures 50. Tous les accès possibles aux Champs-Élysées ont fait l'objet d'attaques, c'est-à-dire ont été physiquement forcés par des personnes munies d'objets d'attaque.
Je voudrais évoquer rapidement samedi prochain : nous souhaitons faire preuve d'adaptation, nous allons mobiliser en France des forces supplémentaires par rapport aux 65 000 hommes qui l'ont été. Nous sommes en train d'examiner tous les scénarii juridiques et n'en excluons aucun, à condition qu'ils soient efficaces. Je ne peux pas vous dévoiler le dispositif, mais nous voulons prendre en compte la mobilité extrême des casseurs, l'appel croissant à la violence sur certains réseaux sociaux et l'impact des annonces du Gouvernement. Un dépôt pétrolier en Bretagne, par exemple, a été libéré cet après-midi par les manifestants, lesquels ont estimé que les annonces et le moratoire étaient suffisants pour lever le blocage.
Le dispositif de maintien de l'ordre sera donc revu en conséquence, avec une mobilité, une réactivité et une fermeté réaffirmées.
M. Philippe Bas, président. - Merci, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, de vos premières explications que nous avons écoutées avec grande attention. Je vous remercie également d'avoir rappelé un certain nombre de principes républicains, que nous partageons avec vous.
J'ai commencé mon propos en rappelant la reconnaissance que nous portons aux forces de l'ordre et qui s'étend, bien sûr, à leur hiérarchie. Pour autant, nous avons une appréciation quelque peu différente. Vous semblez considérer que nos forces de sécurité n'ont pas été tenues en échec : à partir de combien d'agressions l'auraient-elles été ? Malgré toutes les contraintes et nouveautés que j'ai, d'entrée de jeu, rappelées et que vous avez ensuite énoncées, l'ordre public n'a pas été assuré. Même si à Paris les manifestations ne se sont pas prolongées tard dans la nuit, on peut tout de même considérer, en partageant l'émotion de nos compatriotes, qu'il s'est produit des événements tout à fait exceptionnels.
Chacun s'est interrogé en bonne foi et en conscience sur le dispositif qui a été mis en place, pas seulement sur le volume des effectifs, mais sur les modes d'organisation retenus. Qu'aurait-il fallu faire pour éviter, ou du moins limiter, les violences ? Avez-vous manqué de moyens ? Les méthodes d'action retenues devaient permettre de prendre en charge des événements d'une nature très particulière, mais pas totalement imprévisible puisque le mouvement était commencé depuis quinze jours déjà. Qu'est-ce qui n'allait pas dans le dispositif que vous avez mis en oeuvre ? Le préalable pour s'adapter à ce qui pourrait se produire dans les jours à venir, c'est quand même de faire un diagnostic honnête - et je ne doute pas que vous le fassiez - sur ce qui a fait défaut.
Vous avez évoqué un point qui m'a inquiété : face à de tels rassemblements, vous n'avez pas les moyens d'assurer la mise en sécurité de la manifestation. Je comprends ce que vous avez voulu dire, mais nous ne pouvons pas nous résigner à ce que, dans notre pays, des hordes sauvages formant des petits groupes aillent dans des rues de Paris, de Toulouse, du Puy-en-Velay et ailleurs commettre de telles agressions. Nous avons une pleine conscience de la difficulté de la tâche. Pour autant, il me paraît indispensable de faire un retour en arrière pour comprendre ce qu'il aurait fallu faire pour éviter que cela ne dégénère autant.
M. Christophe Castaner, ministre. - D'abord, je voudrais qu'il n'y ait pas d'ambiguïté et pas de polémique sur le terme « échec ». Je serai prêt à prendre ma part d'un procès en échec, mais je refuse, en tant que ministre de l'intérieur, de dire à mes troupes qu'elles ont été tenues en échec quand elles se sont battues. Ici, nous sommes dans une instance politique et je comprendrais parfaitement le reproche sur la fonction politique, si vous pensez que c'est le ministre qui est à la manoeuvre. Je suis un chef qui assume ses responsabilités et qui protège toujours ses troupes.
Vous m'avez interrogé sur ce qui a pu manquer. Des moyens, oui, c'est du domaine du possible, mais aussi des interlocuteurs. Quand on évoque l'incapacité de mettre en sécurité, c'est la phase amont de la manifestation. Quand on a un interlocuteur, on organise la manifestation et on la met en sécurité. En aval, face à un conflit, un cambriolage, une émeute ou un attroupement au sens juridique du terme, c'est l'arrêt, l'interpellation, la confrontation : cela a été fait de façon systématique.
En revanche, le dispositif présentait deux fragilités.
L'une, structurelle, concerne l'évolution des moyens de nos forces de sécurité mobiles : durant ces dix dernières années, elles ont connu une très forte baisse des effectifs. J'assume ma part de responsabilité pendant cinq de ces dix années. Il y a dix ans, l'effectif des forces mobiles était de 32 000 ; aujourd'hui, il est de 26 800. Les gendarmes ont fermé 15 escadrons de gendarmerie mobile, les compagnies de CRS, pour les deux tiers, sont passées de 4 à 3 sections. Cela constitue une fragilité quand il faut répondre à toutes les attaques qui ont eu lieu sur l'ensemble du territoire. Nous avons fait le choix de ne pas dépeupler la province : c'est un arbitrage que j'assume aussi et qui implique effectivement d'anticiper ce qui n'est pas connu. L'exercice est compliqué, je ne dis pas que c'était impossible et que j'ai fait au mieux.
L'autre fragilité concerne notre process d'intervention, qui a pu manquer de mobilité par rapport aux événements que nous avons connus. Nous allons donc revoir nos modes d'action. Par exemple, nos troupes disposaient, pour se protéger physiquement, d'équipements lourds. Nous avons besoin de renforcer la mobilité, et nous le ferons pour samedi prochain.
Je ne sais pas s'il y aura une mobilisation samedi prochain et où elle aura lieu. J'ai rencontré hier les maires d'arrondissement qui m'ont fait état d'échos d'appels à la manifestation dans des arrondissements qui n'étaient jusqu'à présent pas concernés. Nous avions pourtant prévu, samedi dernier, cette mobilité : des troupes étaient mobilisées sur le site des Champs-Élysées, mais aussi en différents lieux de Paris. Tous les lieux sensibles faisaient l'objet d'un suivi de mobilisation possible.
Pour l'Arc de Triomphe, deux forces étaient mobilisées : c'est l'effectif pour les grands événements, qui rassemblent quelquefois un million de personnes sur les Champs- Élysées. Ils ont toujours su tenir ; là, ils ont été attaqués avec une violence telle qu'ils ont dû reculer six fois avant de reconquérir le lieu. Ce n'est pas un échec.
M. Laurent Nunez, secrétaire d'État. - Je veux rappeler le dispositif de samedi dernier, qui portait sur trois terrains.
D'abord, la protection des institutions, qui a donné lieu à l'établissement d'un périmètre par la préfecture de police, avec des forces mobiles et des effectifs. Ensuite, les Champs-Élysées, où nous avons autorisé la tenue d'une manifestation. Enfin, comme la question de la prévision a été abordée, nous avions évidemment pensé que des casseurs pouvaient venir, d'autant que cela s'était produit la semaine précédente.
Comment a-t-on répondu à ces trois impératifs ?
Pour la protection des institutions, des barrages avaient été mis en place. Ils ont été attaqués toute la journée ; parfois, nous n'étions pas loin de céder, mais cela ne s'est pas produit parce que les policiers et les gendarmes ont fait preuve d'un grand courage et de détermination, et il faut les saluer. C'était notamment le cas rue de Rivoli, où des personnes ont essayé de franchir le point de barrage pour se rendre vers les institutions. Nous avons tenu le périmètre de protection des institutions.
Sur les Champs-Élysées, le dispositif a fonctionné pour 700 personnes. Nous n'allions pas dégarnir les Champs, sinon on aurait assisté aux mêmes scènes que la semaine précédente.
Pour les groupes qui attaquaient, un dispositif mobile a été déployé, ce qui a permis de rétablir l'ordre à 19 heures. Nous allons travailler sur la mobilité pour essayer d'être encore plus efficaces sur les groupes de casseurs mobiles.
Monsieur le président, je me permets de vous reprendre sur le terme de « manifestation ». Nous avions à faire non pas à une manifestation, mais à une somme d'attroupements. D'un point de vue juridique, l'attroupement est la constitution d'individus, qui menacent l'ordre public et qui parfois sont armés. Ils étaient tous armés et équipés de masques à gaz. Pour des manifestants, ils étaient bien équipés...
M. Michel Delpuech, préfet de police de Paris. - Pour illustrer d'une manière plus concrète encore les propos du ministre et du secrétaire d'État, le périmètre d'exclusion qui couvrait les institutions de la République représentait environ 19 forces mobiles : elles étaient nécessaires, tant la tentation de forcer les barrages qui protègent le coeur de l'État, et en particulier le palais de l'Élysée, était extraordinairement forte.
Par ailleurs, les accès contrôlés aux Champs-Élysées ne constituaient pas une situation totalement nouvelle à Paris : c'est ce que nous mettons en place, par exemple, chaque année le 31 décembre. Cela représentait 24 points, pour le filtrage et le contrôle systématique des sacs et des bagages, ce qui a été fait, sinon nous aurions eu les mêmes scènes que la semaine précédente.
Pour le périmètre d'exclusion et le périmètre contrôlé, ce sont plus de 1 800 CRS, gendarmes mobiles ou moyens de la préfecture de police qui ont été engagés. Pour le reste de Paris, plus de 2 000 fonctionnaires ou militaires étaient présents, dès le matin. S'agissant des unités qui étaient envisagées pour les Champs-Élysées, l'ordre a été donné dès 9 h 15 de se projeter ailleurs.
J'ajoute que plus de 660 fonctionnaires de la direction de sécurité de proximité ont été engagés. Ce sont eux qui ont procédé à l'immense majorité des interpellations. J'ai mobilisé également des moyens de la police judiciaire en civil pour procéder à ces interpellations, dans le périmètre autre que le périmètre contrôlé ou protégé. Ce qui a pu être dit ici ou là sur la disproportion des moyens entre le périmètre d'exclusion, le périmètre contrôlé et le reste de la capitale n'est pas conforme à la réalité. Plus de 2 000 effectifs mobiles ont été mobilisés, auxquels il faut ajouter les moyens dédiés à la circulation, pour éviter que les véhicules ne se rendent dans les endroits tendus.
M. Marc-Philippe Daubresse. - J'ai deux compagnies de CRS basées dans ma commune depuis longtemps. Leurs membres sont admirables de courage et épuisés, mais ils ne comprennent pas toujours la stratégie qui guide les ordres qui leur sont donnés. Plusieurs ont vécu cette journée avec un sentiment d'échec, que vous vous expliquez plutôt par la désorganisation du camp adverse, ce qui n'est pas le moindre paradoxe.
Cette journée présentait un risque important de
débordements. En témoigne votre choix de filtrer l'accès
aux Champs-Élysées et de protéger en priorité les
institutions
- l'Élysée, les ministères. Selon
les informations qui nous ont été données, environ
4 000 CRS et gendarmes ont été mobilisés ;
12 000 grenades auraient été tirées, en
commençant tôt le matin, ce qui n'est pas courant dans ce genre de
manifestations. Pouvez-vous nous confirmer ces chiffres ?
Quelles évaluations aviez-vous sur le nombre et le profil des manifestants attendus ? Ont-elles coïncidé avec la réalité des faits ? La menace a-t-elle été sous-estimée par vos services et vos effectifs de renseignement, trop concentrés, par exemple, sur la lutte contre le terrorisme ?
Les effectifs mobiles sur le terrain étaient-ils insuffisamment nombreux par rapport aux forces statiques pour faire face aux centaines de casseurs qui ont pillé l'Arc-de-Triomphe, un symbole de la nation s'il en est, et les rues adjacentes ?
Vous avez parlé hier de doctrine en la matière, monsieur le ministre, et de dispositifs de type « fan zone ». Pensez-vous vraiment que cela était réellement adapté ? Allez-vous les changer pour l'avenir ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Nous avons répondu sur la question de la mobilité, qu'il nous faut évidemment renforcer. Le dispositif de la « fan zone » était-il efficace ? Oui, dans la mesure où il ne s'est rien passé sur les Champs-Élysées. Mais, effectivement, il y a eu cet effet de déport.
Sur la question du renseignement, je ne voudrais surtout pas laisser l'impression que le résultat est satisfaisant. On voit bien qu'il faut réorganiser notre système.
La doctrine, ce sont les grands principes que j'ai rappelés : le dispositif opérationnel, qui relève des préfets à Paris comme partout en France, doit être adapté aux situations au cas par cas. Le renseignement est essentiel pour cela.
Nous étions confrontés à une difficulté : on ne connaît pas les organisateurs de ces manifestations, et on a très peu d'informations sur eux, contrairement aux organisateurs traditionnels de manifestations. En revanche, je vous fais part d'une conviction : je ne fais plus la distinction entre les manifestants et les casseurs. Il était possible de manifester dans des conditions respectueuses du droit. Certains ont mis un camouflage de gilet jaune et sont venus pour casser ou piller un peu plus tard dans la journée ; d'autres étaient là pour manifester, mais ont été emportés par le mouvement de folie et ont contribué aussi à ces exactions. Comme les professionnels du désordre savent ne pas se faire attraper, l'essentiel des interpellés sont des manifestants qui ne sont pas référencés comme ultra-quelque chose.
M. Laurent Nunez, secrétaire d'État. - S'agissant du renseignement, admettez que nous sommes face à une population nouvelle. Nous connaissons bien les groupes d'ultra- droite et d'ultra-gauche, qui sont d'ailleurs suivis par plusieurs services de renseignement, de manière efficace et partagée. Nous allons maintenant travailler sur cette nouvelle population.
Nous entendons dire que les CRS auraient pu être affectés à des missions de maintien de l'ordre et qu'il est dommage d'utiliser ces forces mobiles pour tenir un périmètre et affronter une horde de manifestants. Je rappelle qu'il s'agit d'une action d'ordre public. Il n'est pas exact de dire que l'emploi de forces mobiles pour la tenue de périmètres de protection d'un certain nombre d'institutions ne relève pas de l'ordre public.
Nous n'imputons pas uniquement ce qui s'est passé à la désorganisation, mais aussi surtout la grande violence des manifestants. Ne nous méprenons pas : on était loin de la revendication des gilets jaunes ; par les symboles qu'ils ont attaqués, ils voulaient s'en prendre à la République. C'est à nous tous qu'ils en veulent. Nous n'avons pas eu l'impression d'avoir en face de nous de simples manifestants.
M. Philippe Bas, président. - Mais vous utilisez vous-même le terme de « manifestants ». Vous comprendrez qu'on emploie parfois un vocabulaire qui désigne, selon son sens courant, une personne qui manifeste d'une manière ou d'une autre, avec des formes d'expression parfois violentes, que nous désapprouvons tous, son mécontentement.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Je tiens d'abord à rendre hommage aux forces de l'ordre et à leur engagement indéfectible, et faire part de notre grande attention aux victimes et aux commerçants et adresser, en tant qu'élue de Paris, un grand remerciement aux 400 agents de la ville qui, dans la nuit, l'ont remise en état. Ils ont dû évacuer 150 carcasses brûlées et 900 mètres cubes de gravats et de débris.
Monsieur le ministre, vous avez été maire, vous avez travaillé à Paris ; monsieur le secrétaire d'État, vous avez été directeur de cabinet du préfet de police : vous connaissez bien tous les deux ce qui se passe lorsque nous voulons travailler de manière intelligente entre élus locaux. Dans le cadre du maintien de l'ordre, le travail commun entre l'État et les collectivités est indispensable pour identifier les zones à sécuriser, informer et prévenir les habitants. C'est d'ailleurs la pratique habituelle, à Paris, avec la préfecture de police.
Or, à la veille du 1er décembre, de manière totalement inédite, ce n'est pas ce qui s'est produit. La mairie de Paris n'a pas été associée, pas plus que les mairies d'arrondissement. Cela signifie qu'il n'y a pas eu de concertation, d'information et de prévention. Votre cartographie a été diffusée la veille à 19 h 48. Les véhicules des habitants n'ont pas pu être évacués. Pourquoi avez-vous procédé ainsi ?
Vous avez indiqué avoir peu de renseignements : avez-vous demandé aux préfets territoriaux les informations sur les déplacements qui étaient envisagés ?
Avez-vous, monsieur le ministre, décidé personnellement de ce dispositif de la « fan zone », qui à l'évidence n'était pas adapté ? Considérez-vous, avec le recul, qu'il était opportun ?
Enfin, les dégâts sont considérables. Or, vous le savez, les assurances excluent très souvent ce type de circonstances. L'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure prévoit une responsabilité sans faute de l'État qui permet d'indemniser les victimes, les propriétaires de marchandises, les commerçants, la Ville de Paris. Pouvez-vous devant la représentation nationale vous engager à ce que l'État prenne ses responsabilités financières ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Je suis attaché au travail en commun. J'ai pris l'initiative, dès ma prise de fonction, de rencontrer Mme la maire de Paris et j'ai arrêté avec elle les quelques sujets sur lesquels il était encore nécessaire de renforcer notre discussion permanente.
La sécurité de Paris n'a pas été un des points évoqués globalement, parce que, comme elle l'a réaffirmé hier au ministère quand je l'ai reçue, les liens avec la préfecture de police et le préfet de police sont extrêmement étroits, notamment s'agissant de la décision de fermer les Champs-Élysées. La maire de Paris a été associée, elle ne l'a pas démenti hier. Le préfet de police m'a présenté trois scénarii, et j'ai voulu savoir quel était le sentiment de la maire de Paris : elle était favorable à la solution retenue. Je pense que c'était une bonne solution, ou alors il fallait fermer hermétiquement les Champs-Élysées. Je rappelle que le dispositif de la « fan zone » est un modèle, mais qu'il ne s'applique évidemment pas à ce sujet.
En revanche, nous avons certainement manqué de communication avec les mairies d'arrondissement. Pour ce qui me concerne, je pensais qu'informer la mairie de Paris, dans sa globalité et son unité, me semblait suffisant. Cela n'a pas été le cas. J'ai entendu les propos de Mme la maire de Paris et des maires d'arrondissement : je reconnais qu'il faut améliorer le dispositif. J'ai donc proposé que, cette semaine, une fois les grands principes arrêtés, le préfet de police puisse rencontrer les élus et présenter le dispositif. L'objectif est que cela puisse être fait jeudi soir : nous devons attendre de connaître la mobilisation.
J'en viens à l'information sur les déplacements : nous avons demandé non seulement aux préfets, mais aussi à celles et ceux qui peuvent avoir des informations, de faire un point sur les réservations de trains et de bus. Très peu avaient été effectuées. Là encore, il ne s'agissait pas des organisateurs habituels. Nous avions donc très peu d'informations. Une société avait été sollicitée pour louer des bus pour 800 personnes, mais cela a été annulé à la dernière minute ; il avait été demandé à la SNCF d'affréter un train, mais, là aussi, cela a été annulé. Voilà la réalité de l'information.
Sur l'assurance, il appartient à l'État de dédommager ce qui n'est pas couvert par les assurances : c'est donc de l'argent public, l'argent de l'impôt. Une lettre a été adressée dès dimanche avec l'ensemble des victimes identifiées, qui ont été reçues dans les jours qui ont suivi. Je tiens à dire à celles qui n'ont pas encore été identifiées que les services de la préfecture de police se tiennent à leur entière disposition.
M. Loïc Hervé. - Le saccage de l'Arc de Triomphe, ce sanctuaire de la République française, a choqué nos compatriotes et les a touchés, comme nous tous, au coeur. Quel dispositif de protection était prévu autour de la flamme du soldat inconnu, sur la dalle sacrée et pour interdire l'accès à l'intérieur de l'Arc, qui a été lui-même saccagé ?
Vous avez évoqué à plusieurs reprises une typologie des casseurs, qui compteraient des individus d'ultra-gauche, d'ultra-droite et des gilets jaunes non alignés. Parmi les personnes interpellées et les personnes condamnées, quelle est la proportion de chacun d'entre eux ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Deux unités étaient prévues pour protéger ce sanctuaire, qui a été profané par la violence des attaques. C'est un haut niveau de protection, en principe. Les portes sont des portes renforcées qui, à ma connaissance, n'avaient jamais été récemment forcées. Face à la violence des attaques, ces deux unités ont dû reculer. Les maires d'arrondissement m'ont demandé pourquoi le périmètre de contrôle mis en place sur les Champs-Élysées n'incluait pas la place de l'Étoile. D'abord, sa limite aurait de toute façon fait l'objet d'une attaque. Et les manifestants cherchaient un lieu symbolique : 500 d'entre eux ont d'ailleurs tenté d'attaquer le Sénat, et ont été repoussés par nos forces. Je ne citerai pas d'autres sites, de peur de donner des idées et d'en faire les prochaines cibles. Pour bloquer la place de l'Étoile de la même façon que les Champs-Élysées, il aurait fallu mobiliser en statique douze forces supplémentaires, pour les douze avenues. Nous les avions, mais elles ont été retirées du dispositif d'agilité.
M. Michel Delpuech, préfet de police de Paris. - Sur 412 interpellés, 16 figuraient dans nos fichiers comme étant d'ultra-droite ou d'ultra-gauche. Pour le reste, il y a eu deux temps. Avant la nuit, les trois quarts des personnes interpellées étaient des hommes âgés de 35 à 55 ans, originaires de province et exerçant divers métiers. À partir du début de la soirée jusqu'à tard dans la nuit, ceux-ci ne représentent plus que 20 % des interpellés. Le reste était constitué des personnes ne venant pas de province, et se livrant à ce que le procureur de la République a diplomatiquement qualifié de « délinquance d'opportunité et d'appropriation ». Dans la presse, la chronique des comparutions immédiates reflète bien cette sociologie. Certes, il y a eu, très tôt, des allumeurs de feu. Mais ensuite, une espèce de mimétisme et de désinhibition a confronté nos forces de l'ordre à des phénomènes de violence qu'elles n'avaient jamais vus et qui venaient de tous. On a par exemple interpellé la veille, dans une gare parisienne, une personne, depuis condamnée à de la prison ferme et incarcérée, qui portait sur elle un véritable arsenal : une fronde, des billes d'acier... On a interpellé des personnes munies de marteaux ou d'outils de jardinage pour les jeter sur les forces de l'ordre !
M. Alain Marc. - Nos policiers et nos gendarmes ont dû subir les assauts d'individus déchaînés et ils ont fait preuve d'un courage extraordinaire. Votre doctrine, c'est de ne pas aller au contact et, surtout, de ne pas faire de morts. Le Président de la République est attaché aux symboles, nous aussi. Quel signal envoyez-vous à nos concitoyens, qu'ils soient gilets jaunes ou non, lorsque notre Arc de Triomphe est saccagé ? Allez-vous enfin changer la doctrine d'emploi de nos gendarmes et de nos policiers ? Dans certains pays voisins, dont on ne peut pas dire que les forces de l'ordre soient particulièrement fascisantes, elle est bien différente. Je pense, par exemple, à l'Allemagne.
Parmi les personnes arrêtées et déférées, combien feront réellement de la prison ferme ? Je souhaite que, dans quelques mois, vous communiquiez ces chiffres à notre commission des lois. Après de telles images, nos forces de l'ordre et les Français ont le droit de savoir le sort qui sera réservé par la justice aux individus les plus violents.
M. Philippe Bas, président. - Je vous suggère en effet, monsieur le ministre, de prendre l'engagement d'informer la commission des lois, par exemple dans six mois, puis dans un an, du nombre effectif de sanctions impliquant de la prison ferme.
M. Christophe Castaner, ministre. - Déjà, huit personnes sont sous écrou, et les procédures se poursuivent. Pour la suite, la garde des sceaux sera sans doute mieux placée pour évoquer cela avec vous.
Si notre doctrine était de ne pas aller au contact, elle aurait été violée à de nombreuses reprises la semaine dernière ! Notre doctrine est d'éviter de faire des morts, en particulier au sein de nos forces. Je partage votre émotion à propos de l'Arc de Triomphe, mais, face au risque d'avoir un mort, le chef qui demande à ses troupes de se replier a raison de le faire. Pour autant, la doctrine n'empêche pas d'aller physiquement au contact.
M. Laurent Nunez, secrétaire d'État. - Nous avons une stratégie opérationnelle, qui est en effet de ne pas aller au contact, de ne pas se montrer pour ne pas susciter des violences qui feraient des blessés. Mais, quand il y a des attroupements violents, et c'était le cas samedi, on n'attend pas, ne serait-ce qu'une minute, pour intervenir !
M. Alain Marc. - Ce n'est pas ce qu'on a vu sur les images.
M. Laurent Nunez, secrétaire d'État. - Nous sommes intervenus immédiatement dès les premières exactions. Ne confondez donc pas notre stratégie de maintien à distance quand tout se passe bien, pour ne pas provoquer de blessés, avec le fait que, dès qu'il y a des violences et des débordements, les consignes sont toujours d'intervenir.
Mme Catherine Troendlé. - Les incidents au cours, ou en marge, des manifestations publiques, ne cessent depuis plusieurs années de s'aggraver. Ils sont, la plupart du temps, le fait de groupes de casseurs qui se fondent au cortège pacifique dans le seul but de commettre des dégradations et des actes de violence. Nous savons tous que, face à ces phénomènes de violence, des outils préventifs sont nécessaires. C'est justement dans cette optique que le Sénat a adopté le 23 octobre dernier une proposition de loi de Bruno Retailleau visant à prévenir les violences dans les manifestations et à sanctionner leurs auteurs. Ce texte, qui comporte un important volet préventif, crée notamment une interdiction administrative individuelle de manifester à l'encontre d'individus pour lesquels il existerait des raisons sérieuses de penser qu'ils sont susceptibles de commettre des actes de violence.
Ayant été rapporteur de ce texte, je considère qu'il est équilibré, applicable et efficace, et je regrette profondément que votre gouvernement ait refusé en séance publique de prendre position sur les mesures qu'il proposait. Que faites-vous, monsieur le ministre, pour doter nos autorités administratives des instruments nécessaires à la prévention de ces actes inacceptables ? Vous avez dit vouloir créer un groupe de travail afin de prolonger la réflexion sur cette proposition de loi, et ce groupe de travail devrait rendre ses conclusions en janvier prochain. Que de temps perdu !
M. Philippe Bas, président. - Nous avons adopté cette proposition de loi, elle est à votre disposition, il suffit de l'inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale et, si vous voulez l'amender, nous n'aurons pas d'amour propre d'auteur ! Nous vous faisons gagner du temps, puisque le travail est prêt.
M. Christophe Castaner, ministre. - Ce texte nous semblait intéressant, mais devait être complété.
M. Laurent Nunez, secrétaire d'État. - Un groupe de travail, constitué des principaux responsables des forces de l'ordre, l'étudiera. Un certain nombre de mesures qui y figurent nous semblent aller dans le bon sens, mais elles méritent d'être retravaillées, notamment pour être constitutionnelles. Il s'agit tout de même de créer un fichier des personnes qui manifestent, de savoir si nous pouvons transformer en délit la contravention qui consiste à manifester le visage dissimulé... Il n'y a rien de pire que de voir des dispositions censurées par le Conseil constitutionnel ou annulées par le Conseil d'État ! Le début de l'année 2019 semble un délai très raisonnable et, soyons sérieux, aucune des mesures prévues dans ce texte n'aurait eu d'effet sur cette population que, majoritairement, nous ne connaissons pas.
M. Philippe Bas, président. - C'est discutable.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je vous prie d'excuser certains d'entre nous, qui vont devoir quitter cette audition car, en même temps, se tient en séance publique un débat sur les crédits de la Présidence de la République, qui concerne particulièrement notre commission des lois.
On ne peut pas s'empêcher de penser que, si ce qui a été dit ce midi avait été dit il y a quinze jours, la situation ne serait peut-être pas ce qu'elle est : lorsque les choses s'enveniment, elles s'enveniment ! Et, pour dire « Je vous ai compris », il faut vraiment avoir compris, et prendre des dispositions en conséquence.
Quant à votre stratégie, il faut bien admettre que ce n'est pas un grand succès : 5 000 membres des forces de l'ordre, 5 000 manifestants, et ce qu'on a vu à la télévision... Il faut en changer complètement si des événements du même type se reproduisent. N'y a-t-il pas des carences au niveau des services de renseignement ? Il semble que vous ayez manqué d'informations exactes sur les groupes organisés : un responsable syndical nous a dit : « à 18 heures, on avait le sentiment d'être complètement dans le vide. » Vous avez évoqué les appels violents sur les réseaux sociaux ; cela relève de la justice. Avez-vous engagé des actions judiciaires contre les personnes qui prévoient de mettre en oeuvre des actions violentes et l'annoncent sur les réseaux sociaux ?
M. Christophe Castaner, ministre. - En effet, l'ordre public est en cause quand il y a une difficulté politique. Il n'y avait pas 5 000, mais 10 000 manifestants dispersés sur différents sites, avec des modes opératoires divers. Quant aux services de renseignement, ils sont perfectibles et, face à des individus nouveaux et à des situations inédites, nous devons changer nos modes opératoires. Nous allons les adapter fortement pour samedi prochain, et le Président de la République nous a demandé de revoir la doctrine d'emploi des forces de l'ordre en France pour l'adapter aux évolutions récentes. Je viendrai la présenter devant votre commission des lois.
M. Jean-Pierre Sueur. - Et les réseaux sociaux ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Pour chaque signalement d'un appel à la violence, nous tentons d'identifier les auteurs et notre réponse varie, selon le cas, entre la mise en oeuvre de l'article 40 du code de procédure pénale et l'engagement d'une procédure. La difficulté est que certaines personnes appellent à la manifestation sans pour autant en assumer l'organisation. Le statut de co-organisateur de manifestation est complexe à organiser.
M. Jacques Mézard. - Je ne crois pas à la génération spontanée. À Paris, cinq groupes ont orchestré leur action sur cinq lieux différents. Avez-vous les moyens techniques, technologiques et juridiques nécessaires pour accueillir les renseignements et préserver l'ordre public ? L'usage des messageries cryptées, par exemple, s'est beaucoup répandu.
Ce qui s'est passé à Paris est absolument inacceptable, mais il y a eu aussi des événements très graves en province, par exemple au Puy-en-Velay, une préfecture moyenne. Ceux-ci ont laissé beaucoup d'amertume chez nos concitoyens, qui se demandent si nous avons toujours les moyens nécessaires. Depuis des années, et il s'agit d'une responsabilité collective, les gouvernements ont réduit le nombre de policiers et de gendarmes dans les départements et dans les villes moyennes, situation dont vous héritez aujourd'hui. Avez-vous les moyens pour intervenir en répondant au besoin de mobilité ?
M. Christophe Castaner, ministre. - À Paris, des cortèges se sont déplacés sur cinq trajets, mais ensuite les casseurs ont multiplié les foyers d'agitation. En particulier, lorsqu'il y avait une confrontation et du combat avec nos forces, un petit groupe partait 500 mètres plus loin mettre le feu - en tout, six immeubles ont été incendiés - pour obliger les pompiers à intervenir et nos forces à les protéger, puisque les pompiers étaient systématiquement attaqués.
La province est aussi fragile que Paris et doit être tout autant défendue. Les forces y sont en plus grand nombre, mais elles sont réparties sur le territoire, ce qui pose le problème de la mobilité et de la projection, et elles n'ont pas forcément l'habitude de telles confrontations. Pour autant, elles ont sauvé de la destruction des bâtiments publics - et certainement des vies - en s'interposant, sans toujours disposer du matériel adapté.
M. Michel Delpuech, préfet de police de Paris. - À la tombée de la nuit, l'activité était très dense sur le plateau de l'Étoile et les avenues qui en partent, avec des tentatives renouvelées de nous attirer loin dans ces avenues - Foch, Wagram et Kléber notamment - en y dressant des barricades et en mettant le feu à des véhicules. Nous avons dû demander aux grands magasins de fermer. Il y a eu un rassemblement place Saint-Lazare, avec une sorte de conjonction contre-nature entre des Antifas de banlieue et des gilets jaunes arrivés depuis l'Étoile, dont un groupe de 5 000 personnes descendant à vive allure l'avenue de l'Opéra - c'était impressionnant à voir - avant de se séparer en deux rues de Rivoli. Une partie s'est dirigée au jardin des Tuileries et a essayé de forcer le barrage qui tenait le périmètre de protection des institutions, et une autre est allée à l'Hôtel de Ville et jusqu'à la place de la Bastille, tandis que d'autres manifestants essayaient de monter place de la République... Même, 200 personnes ont tenté de pénétrer au musée du Louvre, qui a dû fermer en catastrophe !
Voilà à quelle multiplicité de fronts, à quelle mobilité extrême et imprévisible, à quels comportements extrêmement violents et déterminés nos hommes ont dû faire face.
M. Pierre-Yves Collombat. - N'ayant aucune compétence en matière d'emploi de la force publique, je voudrais aborder le problème sous un autre angle. Ce qui se passe ne m'étonne pas. C'est le résultat du lent délitement de notre tissu social et politique depuis des années. Ce fut une entreprise de longue haleine, qui a comporté la suppression des corps intermédiaires, et dont le résultat est cette espèce de déliquescence générale. Comment peut-on dire, face à un mouvement comme celui-ci, qu'on va discuter, mais sans changer de politique ? Cela n'incite pas trop à la modération ! À chaque événement important, comme celui de Notre-Dame-des-Landes, on redécouvre la violence. Pardon, mais Mai 68, c'était quand même autre chose en termes de violence et de maintien de l'ordre ! D'ailleurs, il y a été mis fin par une réponse politique. Tant que l'on continue comme cela, monsieur le ministre de l'intérieur, vous aurez du travail devant vous !
M. Philippe Bas, président. - C'est une question politique, monsieur le ministre : difficile de maintenir l'ordre sans apporter une réponse politique au mécontentement qui s'exprime !
M. Christophe Castaner, ministre. - Je crains que la réponse politique que je pourrais apporter ne diverge de celle qui pourrait vous satisfaire et satisfaire mon camarade Pierre-Yves Collombat, que je connais depuis longtemps puisque nous avons été maires dans la même région.
Mme Esther Benbassa. - Quelles fréquentations !
M. Christophe Castaner, ministre. - En tout cas, le Premier ministre n'a pas dit ce matin qu'il refusait de changer de politique. Au contraire, il a appelé à une discussion politique au meilleur niveau, au plus près du terrain, et dans laquelle je ne doute pas que vous vous engagerez tous. Il est indispensable de revoir l'ensemble des sujets qui relèvent de la fiscalité, et j'invite les gilets jaunes à saisir cette main tendue. Le mouvement des gilets jaunes se heurte à un problème de représentation : nous avons eu des demandes de protection pour certains de leurs porte-parole ! La seule voie est de multiplier les débats, afin que chacune et chacun puisse être écouté, et que nous soyons, nous, attentifs et non pas dans une position de fermeture : on n'ouvre pas une discussion en fermant la porte.
Nous n'avons pas découvert la situation à Notre-Dame-des-Landes : il n'y a aucune mauvaise surprise.
M. Pierre-Yves Collombat. - Depuis le temps que cela durait, on avait eu le temps de voir...
M. Christophe Castaner, ministre. - Nous y avons mobilisé des moyens importants et sommes intervenus de manière méthodique, toujours dans le but de ne pas faire de blessés graves ou de morts.
Mme Nathalie Delattre. - Les forces de l'ordre disposaient-elles de caméras embarquées ? Combien y en avait-il ? Les images sont-elles exploitées pour conduire à des arrestations ou des condamnations ? Selon la presse, un fusil d'assaut G36 aurait été dérobé aux forces de l'ordre : a-t-il été retrouvé ? D'autres armes ont-elles été subtilisées ? Le Figaro indique que le président Macron a promis une prime exceptionnelle aux forces de sécurité intérieures. Notre collègue Alain Marc a récemment interrogé le Gouvernement sur les heures supplémentaires, sujet abordé dans le rapport de notre commission d'enquête sur l'état des forces de sécurité intérieure. Vous lui avez répondu que seuls les CRS perçoivent une indemnisation à ce titre, ce qui représente 23 millions d'euros. Pour les autres forces, cela représente une dette de 250 millions d'euros. Vous aboutissiez à la conclusion que le paiement des heures supplémentaires n'est pas compatible avec le contexte budgétaire actuel : comment tiendrez-vous, dès lors, cette nouvelle promesse ?
M. Michel Delpuech, préfet de police de Paris. - Les images enregistrées par la préfecture sont bien sûr mobilisées par les enquêteurs, voire utilisées pour enrichir les procédures. Il était également demandé aux unités sur le terrain de s'équiper de caméras d'épaule avec, pour les unités dépendant de la préfecture, un renvoi en temps réel au plan zonal. L'exploitation du plan de vidéoprotection et des images est systématique.
M. Christophe Castaner, ministre. - Un fusil d'assaut a effectivement été volé dans l'un de nos véhicules, dans une attaque pour laquelle le procureur de la République a retenu la qualification de tentative d'homicide. L'arme n'a pas été retrouvée.
Les primes exceptionnelles sont l'objet de discussions entamées ce matin avec les partenaires sociaux, et nous verrons aujourd'hui même avec les gendarmes comment en définir les modalités. Elles ne seront pas, de toute façon, à la hauteur de leur engagement... Le stock, pour l'ensemble des forces, atteint 24 à 25 millions d'heures supplémentaires. Pour éponger les heures dues, un départ à la retraite est parfois avancé de sept ans. Ce stock représente 250 millions d'euros. C'est le sujet prioritaire que nous évoquerons au premier trimestre 2019 avec les partenaires sociaux qui viennent d'être élus, avec l'organisation du temps de travail. Comment éviter l'augmentation du stock d'heures supplémentaires dues tout en maintenant un bon niveau de présence sur le terrain ? J'aimerais pouvoir prendre l'engagement d'un apurement de cette dette sur la durée du quinquennat, mais je ne suis pas financièrement en mesure de le faire, malgré l'augmentation des crédits de mon ministère. C'est cependant un objectif sur lequel je travaille et dont je m'entretiens avec le Président de la République et le Premier ministre.
M. Henri Leroy. - Le dispositif de maintien de l'ordre reposait samedi sur un encagement des Champs-Élysées, vorace en postes statiques, aux dépens des groupes mobiles d'intervention. On a vu le résultat. Vous avez indiqué à l'Assemblée nationale vouloir repenser la doctrine d'intervention afin de mettre en oeuvre une réponse graduée. Pourquoi n'avoir pas utilisé le schéma prévu pour le cas de guérilla urbaine ? Pourquoi n'avoir pas équipé les policiers et gendarmes en conséquence ? Si la phase IV de cette mobilisation a lieu le week-end prochain, que prévoyez-vous pour protéger les commerçants, les citoyens, les manifestants, les forces de l'ordre ? Sans dévoiler les détails, vous pouvez nous annoncer les principes : ce serait un message positif aux citoyens...
M. Laurent Nunez, secrétaire d'État. - Le dispositif mis en place samedi a permis d'empêcher les scènes et dégradations vues précédemment sur les Champs-Élysées, il n'a pas limité la mobilité sur le reste du périmètre. Certes, les attaques se sont produites en plusieurs lieux, ce qui est inédit. Le dispositif sera amélioré, dans le sens d'une plus grande mobilité, d'une plus grande diffusion des forces ; je ne peux vous en dire plus.
M. Jérôme Durain. - Vous avez dit refuser, pour sauver un bâtiment, eût-il la puissance symbolique de l'Arc de Triomphe, de mettre en péril la vie d'un policier. Je partage cette philosophie, et salue le dévouement de nos forces de l'ordre. Aucune taxe ne justifie la mort d'un policier ou d'un manifestant ! Or 339 grenades lacrymogènes instantanées GLI-F4 ont été lancées : notre pays est le seul en Europe à les employer, leur dangerosité est bien connue - du reste vous n'en commandez plus, mais vous utilisez le stock. Dans les tensions sociales extrêmes que nous traversons, y recourir, au risque d'un bras arraché ou d'un décès, ne risque-t-il pas de provoquer des drames plus importants encore ?
M. Michel Delpuech, préfet de police de Paris. - L'utilisation de GLI est tout à fait exceptionnelle. En dix-huit mois à la préfecture, j'ai donné mon accord seulement par deux fois : le 24 novembre et le 1er décembre derniers, car elles étaient, selon les forces de l'ordre sur le terrain, le seul moyen, compte tenu des menaces et du contexte, de dégager les lieux, soulager la pression et se protéger.
M. François-Noël Buffet. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué l'hypothèse d'un recours à l'état d'urgence. Êtes-vous toujours dans cet état d'esprit ?
M. Christophe Castaner, ministre. - J'ai dit que ce n'était pas, à mes yeux, un tabou. Les médias ont traduit mes propos par : « Il veut instaurer l'état d'urgence. » Je suis pour l'efficacité, et j'ai demandé à mes services une analyse : le recours à l'état d'urgence ne semble pas utile. Du reste, une partie des moyens de l'état d'urgence est entrée dans le droit commun. C'est un outil politique et juridique, qui doit être pesé au trébuchet.
M. François Grosdidier. - Je salue le professionnalisme, la maîtrise, le courage des forces de l'ordre ; personne ne veut créer une mauvaise querelle. Mais pourquoi avez-vous autorisé la manifestation sur les Champs-Élysées après l'avoir interdite, à raison, la semaine précédente ? C'était une mission impossible, nos forces étaient déjà sur les rotules ! Les syndicats vous préviennent aujourd'hui : une nouvelle journée de ce genre ne serait pas supportable. Le paiement des heures supplémentaires est incompatible avec les équations budgétaires, mais leur récupération nous semble incompatible avec les événements actuels. Pouvons-nous espérer une loi de finances rectificative ?
La violence pose le problème de la doctrine d'emploi, de l'état des équipements. En particulier, le choix de la protection et de la mobilité impose des tenues plus performantes, plus légères, donc plus chères : allez-vous faire les investissements nécessaires ? Je pense à la protection de l'ouïe, car les principaux traumatismes sont auditifs, il en résulte des surdités partielles ou totales. Si l'agent sur le terrain protège ses oreilles, il devient sourd aux ordres comme aux menaces, il se met en danger. Des équipements efficaces existent à l'étranger. Comptez-vous en doter les forces mobiles ?
M. Christophe Castaner, ministre. - La manifestation, il y a une semaine, n'avait pas été autorisée, puisqu'il n'y avait eu aucune demande. Celle de samedi dernier n'a pas plus été autorisée, mais nous savions qu'une mobilisation aurait lieu, certains parlementaires avaient d'ailleurs indiqué qu'ils iraient sur place...
J'ai demandé au directeur général de la police nationale de faire le point sur le volet matériel. Enfin, nous réfléchissons aux modalités de récupération des heures supplémentaires effectuées dans la période actuelle.
M. Philippe Bas, président. - Nous avons déjà posé la question lors du débat budgétaire, sans obtenir de réponse. Vous n'avez pas encore trouvé de solution... Il est vrai que vous êtes très occupé.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Après une journée de chaos, comment faire comprendre aux commerçants vandalisés, aux citoyens terrorisés, que votre gouvernement n'est pas en échec sur le maintien de l'ordre à Paris ? Cela ne remet pas en cause le travail des policiers, des gendarmes et des pompiers. Avez-vous anticipé ce qui pourrait arriver ? On sentait bien que la violence allait monter d'un cran. Vous n'avez pas associé les maires d'arrondissement. Vous annoncez que vous le ferez, cette semaine. Les gilets jaunes doivent aussi appeler à éviter un nouveau samedi noir. Le préfet du Val-d'Oise vient d'interdire la vente aux particuliers de combustibles au détail et de feux d'artifice, ce qui rappelle de tristes moments dans notre département. Des débordements lycéens d'une extrême violence se produisent, qui pourraient bien se porter vers Paris. Associez les maires et les préfets !
M. Christophe Castaner, ministre. - Vous considérez que le ministre, le Gouvernement, est en échec. Je ne l'ai jamais nié. Mais je n'ai pas dit que les forces de l'ordre avaient été en échec, et j'apprécierais qu'on ne reprenne pas seulement une petite partie de mes propos.
Nous avions le sentiment, en prenant l'attache de la maire de Paris, que l'information pourrait redescendre aux maires d'arrondissement. Sans doute tard, mais les décisions ne se sont pas prises quinze jours à l'avance. Nous avions pris l'attache de la maire de Paris et nous pensions que l'information redescendrait dans les arrondissements.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Faux !
M. Christophe Castaner, ministre. - Je l'ai rappelé à Mme la maire de Paris en présence des maires d'arrondissement de différentes couleurs politiques, elle ne l'a pas contesté. La veille de ma décision, il y a eu un échange téléphonique entre le préfet et la maire à 14 h 06, mais je ne veux pas polémiquer... J'ai été maire dans le passé, j'ai assumé mes responsabilités.
Dans votre département, 10 900 jeunes ont manifesté ces derniers jours, 99 incendies ont été déclenchés. Ce mimétisme dans la violence a eu hier des conséquences dramatiques, un jeune a été gravement brûlé en manipulant un jerrican d'essence ; une jeune femme a ramassé une bombe d'aérosol qui a explosé dans sa main. Les préfets considèrent qu'il faut limiter ce risque.
M. François Pillet. - Et maintenant ? Nous sommes remplis de considération pour ceux qui sont chargés de l'ordre public, de compassion pour les victimes, d'écoeurement devant les violences commises, y compris contre les symboles de la République. Vous nous fournissez une analyse et des informations qui peuvent peut-être, pour certaines, éclairer le jugement de nos concitoyens. J'en retiens une, qui est nouvelle : nous faisons face à des bandes désormais emmenées par des stratèges. Vous envisagez dès lors une nouvelle doctrine, une nouvelle stratégie. Elle se traduira sur le terrain dans quelques mois seulement ; la situation est donc figée. Mais si les renseignements vous amènent à penser que vous ne serez pas à même, samedi prochain, de contenir la situation, que ferez-vous : interdirez-vous toute manifestation ? Est-ce du reste une solution ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Sur l'interdiction, nous étudions de nouvelles formalisations juridiques, qui ne sont pas arrêtées. S'agissant des modes opératoires, la situation n'est jamais figée : les modalités d'intervention des forces de l'ordre seront revues en profondeur afin de faire face à ce qui se présentera. Rien n'indique en cet instant qu'il y ait un risque majeur. Il faut prévoir, mais ne pas anticiper systématiquement le pire. J'ai donné des consignes à tous ceux qui m'accompagnent, leur demandant de tout faire pour que les événements de samedi dernier ne se reproduisent pas.
Mme Brigitte Lherbier. - Votre attitude à l'égard de la proposition de loi de Bruno Retailleau me rend perplexe. Nous comptions beaucoup sur ces dispositions pour interpeller rapidement les fauteurs de troubles et faire la preuve de leurs agissements. Pour cela, un travail en amont est nécessaire ; il n'est pas impossible de trouver des réponses. En outre, a-t-on prévu des lieux de sanction pour les auteurs de violences ? Où les placera-t-on s'ils sont en grand nombre ?
Mme Muriel Jourda. - Nous assistons à une forme de violence sans limites contre la société, une violence qui a prospéré et a eu raison de l'État dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. N'est-ce pas elle qui essaime ailleurs aujourd'hui ? N'est-ce pas à cela qu'il faudra désormais se préparer ?
M. Christophe Castaner, ministre. - J'assume la réponse que j'ai donnée à l'Assemblée nationale : la proposition de loi que vous mentionnez va dans le bon sens, mais doit être complétée afin de pouvoir être votée par les députés, ce qui n'est pas acquis. Je souhaite affiner le texte pour faciliter son aboutissement. Il y a une vraie volonté de notre part : c'est le sens de mon avis de sagesse, car le texte comporte des dispositifs utiles.
Je ne suis pas certain que Notre-Dame-des-Landes ait été l'origine de ce phénomène, mais celui-ci existe et se caractérise par une violence sans limites contre le commun de notre société. Des personnes ne se reconnaissent pas dans notre système de valeurs, elles contestent l'idée même de la République et l'ordre dans la République.
M. François Bonhomme. - Vous le dites et le répétez : vous « assumez », comme tout ministre de l'intérieur. J'aimerais entendre également une analyse solide. Vous estimez ne pas être en échec, vous invoquez le faible nombre des blessés : c'est vrai, cela aurait pu être pire, il y a eu seulement des saccages, des incendies d'immeubles, un mouvement insurrectionnel... Ce déferlement de violence, ce mouvement insurrectionnel, en avez-vous pris la mesure ?
Vous n'avez pas découvert la situation le 24 novembre, tout de même ! Que ce mouvement soit composite, que d'autres forces se soient agrégées pour casser, certes, mais il y a eu des précédents... Or les adaptations numériques et stratégiques n'ont pas été opérées. Vous soulignez la baisse du nombre de policiers et de gendarmes depuis dix ans. Mais la semaine prochaine, vous renforcerez les effectifs sur le terrain : preuve que des moyens existent ! Vous n'avez pas entendu ce que vous rapportaient les maires d'arrondissement sur ce qui se tramait dans les parkings, dans les halls d'immeubles, pour entreposer des armes improvisées, jusqu'à des disqueuses pour attaquer les distributeurs automatiques... Les syndicats des policiers et des gendarmes sont inquiets sur la stratégie de mise à distance, ils demandent que les forces soient utilisées dans une configuration plus mobile.
Mme Esther Benbassa. - Il est évident qu'il y a eu des carences dans le dispositif de samedi dernier. Les forces de l'ordre sont-elles formées à la guérilla urbaine ? Croyez-vous qu'il suffira d'appeler au calme, d'appeler à ne pas se rassembler samedi prochain, pour que la crise soit jugulée ?
Le Gouvernement refuse d'élargir le spectre de ses réponses aux gilets jaunes, et se contente de maigres déclarations. Monsieur Nunez, vous avez parlé du basculement du mouvement... Avez-vous pensé un seul instant qu'il resterait pacifique, malgré la colère liée au ras-le-bol et à l'humiliation ? La presse a mentionné la présence de policiers déguisés en casseurs dans les manifestations. Qu'en est-il ?
M. Christophe Castaner, ministre. - J'ai dit précisément le contraire de ce qu'en a retenu M. Bonhomme. Je prends acte de sa lecture politique des événements. Quant à moi, je ne dirai jamais que les forces de l'ordre ont mal travaillé, et je ne me fouetterai pas le dos en criant à l'échec. Pas d'adaptation numérique ? C'est faux, nous avons considérablement renforcé les moyens à Paris d'un samedi à l'autre. Pas d'adaptation tactique ? Bien sûr que si, nous avons modifié en profondeur le schéma tactique. Est-ce satisfaisant ? Non. Je n'irai pas en faire le reproche à quiconque. Vous avez sans doute la capacité d'organiser au mieux les forces de l'ordre ; quant à moi, je ne prétends pas avoir les facultés d'un devin, j'ai la modestie de n'être que ce que je suis...
M. François Bonhomme. - Il y a surtout eu un manque d'anticipation.
M. Christophe Castaner, ministre. - Je loue votre intuition. Quant aux hommes qui m'ont conseillé, ils l'ont fait avec toutes les informations dont ils disposaient alors. Ils ont toute ma confiance.
Madame Benbassa, je crois qu'il faut assumer d'avoir dit : « Plus de cannabis, moins de police. »
Mme Esther Benbassa. - Quel rapport avec ma question ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Ce slogan a pu choquer les forces de l'ordre... Pour ma part, je pense qu'il faut plus de police, y compris des policiers en civil parmi les manifestants, qui contribuent aux interpellations. Cela se fait toujours, et si ce n'était pas le cas, ce serait une faute. Il ne s'agit pas pour autant d'infiltrés qui excitent les manifestants à aller casser ! Comment parler de policiers « déguisés » ? Ce sont des policiers en civil qui font leur travail. Enfin, le ras-le-bol et l'humiliation justifient-ils ce qui s'est passé ? Je ne crois pas.
M. Jean-Yves Leconte. - La situation est très difficile pour les habitants de La Réunion. C'est un défi pour les forces de police et cela dure depuis quinze jours. Quelle est votre appréciation de la situation ?
Des gilets jaunes se disent « menacés » par certaines personnes. Lesquelles ? Ce serait un danger pour la démocratie que d'empêcher le mouvement de se structurer. Avez-vous des informations sur ces entraves ?
Malgré vos efforts pour distinguer manifestants et casseurs, j'observe que la défiance envers le politique est en train de se transformer en défiance à l'égard de l'État, laquelle grandit et pose un nouveau défi pour l'ordre public. Qu'en pensez-vous ?
M. Philippe Bonnecarrère. - Je veux dire, moi aussi, toute ma reconnaissance aux forces de l'ordre. Vous souhaitez protéger la liberté de manifester : cela est respectable. Mais dès lors que la violence domine, en l'absence d'organisateurs, de responsabilité individuelle, collective, en l'absence de parcours dédié, et avec un tel risque pour l'ordre public, n'y a-t-il pas lieu d'interdire la manifestation de la semaine prochaine ? Aucune demande, juridiquement, n'a été formulée : soit. Mais en quoi seriez-vous empêché d'interdire toute manifestation dans un secteur géographique défini, Paris en l'occurrence ?
À la question de M. Pillet, vous avez répondu qu'il vous appartenait d'adapter le dispositif. Attendrez-vous le 8 décembre au matin pour prendre une décision ? N'arrivera-t-il pas un moment dans les jours prochains où vous devrez dire si la manifestation est autorisée ou non ?
M. Éric Kerrouche. - Dans le sud-ouest, les forces de sécurité affrontent les lycéens. Quelles consignes avez-vous données aux préfets pour le bon déroulement de manifestations légitimes, et pour l'encadrement des forces ? Comment maintenir l'ordre face à un mouvement qui se diffuse ? On compte 200 lycées bloqués cet après-midi, et les agents mobilisés sur ce front également seront samedi déjà bien fatigués.
Je regrette, moi aussi, la situation dans laquelle nous sommes. Fallait-il s'enfermer dans une logique sécuritaire ? L'intransigeance politique dont vous avez fait preuve a posé de véritables difficultés. Je ne pense pas que le dialogue soit toujours une faiblesse. C'est aussi la grandeur politique de savoir dialoguer avec les citoyens ; j'espère que vous saurez en prendre la mesure, dans le cadre des mesures annoncées ce matin, mais également de celles à venir.
Mme Sophie Joissains. - Monsieur le ministre de l'intérieur, les réseaux sociaux sont prolixes sur cette question. Comment se fait-il que, lors de l'acte I, les manifestants aient pu s'approcher aussi près de l'Élysée ? Comment se fait-il que, lors de l'acte II, les Champs-Élysées n'aient pas été fermés dès le départ ?
M. Philippe Dominati. - Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir permis à des sénateurs n'appartenant pas à la commission des lois de participer à cette audition.
Premièrement, vous dites assumer, monsieur le ministre de l'intérieur, la charge des responsabilités. Mais j'ai le sentiment que vous ne mesurez pas le caractère inqualifiable des faits survenus à l'Arc de Triomphe ni l'émotion que cela suscite auprès des Français et de la population parisienne. J'attendais beaucoup plus de précisions sur ce point. Votre réponse tend à démontrer que l'on a essayé de mettre en place un système et qu'il a tant bien que mal résisté.
Deuxièmement, vous avez évoqué les moyens, mais vous votez le budget de la sécurité depuis sept ans. Il est étrange que vous deviez remonter aussi loin dans le temps pour essayer de justifier une absence de moyens.
Troisièmement, il a fallu attendre une question de Mme de La Gontrie pour s'intéresser aux Parisiens. Vous avez reçu les neuf maires d'arrondissement, certes, mais après deux manifestations. D'ailleurs, il n'en est pas sorti grand-chose, d'après les informations que j'ai obtenues. Il serait souhaitable de consulter avant.
Le chef de l'État a parlé d'une prime. Le Sénat examine le budget de la sécurité dans deux jours. Le Gouvernement va-t-il déposer un amendement en ce sens ? Quel est le montant de cette prime ? Sauf à ce qu'il s'agisse d'une prime versée en 2020... Je comprends très bien que l'on n'évoque pas l'enveloppe des heures supplémentaires, mais quel est le montant de cette prime proposée par le chef de l'État.
Nombre de commerçants ont considéré que le temps de réaction avait été un peu long pour protéger les commerces, les halls d'immeubles. Sur ce sujet, il faut rendre hommage aux policiers en civil. Des policiers avec des gilets jaunes étaient-ils mêlés aux manifestants ? Cela pose un problème d'autorité.
M. Christophe Castaner, ministre. - Madame Benbassa, la formation est un sujet majeur, que je dois creuser. Le chantier est ouvert, je l'assume. Les échanges que j'ai eus avec les forces mobiles montrent que la formation est d'un assez bon niveau. Votre question va dans le bon sens. Face à ces nouveaux conflits, il faut organiser une formation permanente pour pouvoir y résister.
Monsieur Leconte, la situation était extrêmement tendue à La Réunion. Le port a été débloqué ce matin ; des jeunes ont tenté de le reprendre en fin d'après-midi, mais nos forces ont résisté. Il n'y a plus de barrages actuellement ; les écoles et les commerces ont rouvert ; Air France a repris ses vols depuis ce matin, je crois. La situation est donc plutôt apaisée, et je souhaite, comme chacun d'entre nous, que cela perdure.
Des gilets jaunes nous ont fait part de menaces et certains ont demandé une protection. Nous avons constaté sur les réseaux sociaux qu'ils faisaient effectivement l'objet de menaces ; il en est de même pour de nombreux parlementaires, membres du Gouvernement ou autres représentants des institutions. À cet égard, vous avez évoqué la défiance envers les institutions. Il me faudrait plus de temps pour répondre sur ce sujet, mais je partage le mot de « défiance » face aux institutions.
Monsieur Bonnecarrère, la question de l'interdiction de la manifestation doit être posée. L'idéal est que nous puissions arrêter le dispositif si cela s'avère nécessaire et utile - je mets bien ces deux conditions - jeudi pour avoir une information suffisante. Reste la question de l'utilité d'une telle décision. Je rappelle que les manifestations précédentes étaient de fait interdites. Elles n'avaient pas été autorisées, ni même déclarées. Quelle serait l'efficacité de l'interdiction ? C'est en fonction de ces éléments de réponse que nous prendrons la décision.
Concernant les manifestations des lycéens, 734 actions ont été recensées, qui ont mobilisé 10 970 participants. Le problème de la violence que j'ai évoqué est le fruit du mimétisme, mais, qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, le mouvement n'est pas général. La mobilisation se fait sous l'autorité de chaque préfet de département, qui n'en réfère pas au ministre et mobilise les troupes en fonction de ce qu'il considère être nécessaire. Vous avez raison, c'est un élément d'épuisement supplémentaire pour nos forces de sécurité.
Madame Joissains, a été mis en place le premier jour de la manifestation un périmètre classique de protection de l'Élysée et de la place Beauvau. Des images ont été un peu spectaculaires, mais le périmètre traditionnel a été tenu. Les Champs-Élysées étaient protégés avec une présence, mais on n'était pas dans une configuration fermée. Le vrai risque, c'est le déplacement des attaques ; c'est toute la limite du système.
Monsieur Dominati, personne ici ne pense que les actes survenus à l'Arc de Triomphe ne sont pas inqualifiables. Je vous demande de me respecter, au point de ne pas douter du fait que je les considère totalement inqualifiables. J'aurais même apprécié que vous m'épargniez ce doute, car le doute est un mauvais poison. Depuis que je suis aux responsabilités, je pense n'avoir jamais manqué de respect. Le fait que vous ayez pensé et que vous ayez laissé penser cela est un mauvais poison. Je vous le dis, à titre personnel : vous avez dit que je ne mesurais pas le caractère inqualifiable de ces événements, sachez que je le mesure totalement. Je suis fils d'un militaire, qui a servi en Algérie, en Indochine, avec un arrière-grand-père mort pendant la Première Guerre mondiale. Je suis viscéralement attaché à la valeur symbolique de nos forces, en particulier au symbole de la République qu'est l'Arc de Triomphe.
J'ai peut-être osé dire que je ne sacrifierais pas un homme, mais c'est aussi parce que je suis viscéralement attaché à nos forces.
M. Philippe Dominati. - Je vous ai rendu service.
M. Christophe Castaner, ministre. - Non, vous m'avez touché, et c'est votre choix. Vous auriez pu m'épargner cela. Je pense avoir toujours fait preuve, dans mes rapports avec la commission des lois, de franchise et de transparence.
Je vote effectivement les budgets depuis sept ans, mais pas depuis douze ans. Pour nos forces mobiles, j'ai en tête que nous sommes passés en quelques années de 31 167 emplois en 2008 à 26 800 emplois. Il faut dépasser cela dans un moment où la cohésion nationale est nécessaire, non pas sur le champ politique ou les annonces du Premier ministre, mais sur la nécessité de renforcer et de soutenir nos forces pour faire face à toute attaque qui pourrait éventuellement survenir samedi.
Je n'ai pas reçu les maires d'arrondissement. Je n'ai pas eu de demande. Pour avoir été maire d'une petite commune rurale, je peux effectivement ressentir la profonde blessure d'un maire d'arrondissement. Des attaques ont eu lieu à Tours, à Albi, à Marseille et dans de nombreux endroits. Il est d'usage que le préfet gère directement la relation avec les maires. Cela n'échappe pas à Paris, mais, monsieur Dominati, j'ai pris l'initiative, dès mon arrivée au ministère de l'intérieur, de demander une audience à Mme Hidalgo pour affiner nos modalités de travail.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - C'est normal !
M. Christophe Castaner, ministre. - Je suis en poste depuis cinq semaines et j'ai pris cette initiative pour convenir avec elle d'une bonne façon de travailler. S'il faut descendre à un niveau infra et traiter directement avec les maires d'arrondissement, le préfet de police peut parfaitement l'entendre, et nous pouvons mettre en place ce genre de dispositif. Cela ne pose pas de difficulté. S'il y a eu un défaut d'information, je le regrette. Je veillerai à ce que, cette semaine, le niveau d'information soit au maximum.
Sur la question de la prime, nous avons décidé ce matin avec les partenaires sociaux de réfléchir à ses modalités. Elle ne sera donc pas annoncée dans deux jours, notamment parce que nous ne sommes pas sûrs que le conflit soit terminé. L'assiette de cette prime sera large, pour toucher l'ensemble des acteurs, car ce ne sont pas seulement ceux qui étaient au contact qui se sont mobilisés. L'idée est de travailler avec les partenaires sociaux pour que nous puissions formaliser l'élargissement de l'assiette et, en fonction de cela, le montant.
M. Michel Delpuech, préfet de police de Paris. - La semaine dernière, dès le lundi, j'avais rencontré des commerçants de tout le secteur des Champs-Élysées, et les ai revus le jeudi en élargissant au quartier du comité Vendôme et à celui des grands magasins. Je les reverrai dès demain pour faire le point et leur faire part de nos consignes et recommandations.
Nous avons été en contact en direct samedi dernier avec les commerçants, notamment pour la décision de fermer les grands magasins.
M. Philippe Bas, président. - Monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, je vous remercie, ainsi que M. le préfet de police et MM. les directeurs généraux qui vous accompagnaient.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 55.
Mercredi 5 décembre 2018
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Proposition de loi instituant des funérailles républicaines - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Loïc Hervé, rapporteur. - La proposition de loi visant à instituer des funérailles républicaines, que nous examinons aujourd'hui, a été adoptée par l'Assemblée nationale le 30 novembre 2016, sous la précédente législature. Elle était présentée par notre ancien collègue député Bruno Le Roux et plusieurs de ses collègues.
Pour préparer ce rapport, j'ai souhaité entendre très largement les différentes parties prenantes : les associations d'élus, la Fédération Familles de France, les opérateurs funéraires, publics et privés, les représentants des différents cultes, la Fédération nationale de la libre pensée, ainsi que les administrations concernées, à savoir la direction générale des collectivités locales et la direction des affaires civiles et du sceau. Je me suis évidemment entretenu avec le deuxième signataire de la proposition de loi, M. Hervé Féron, qui était aussi rapporteur, au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale.
Je remercie notre collègue Jean-Luc Fichet d'avoir participé aux auditions et le président Jean-Pierre Sueur, avec qui nous avons pu échanger en toute sincérité.
Le principe de liberté de choix des funérailles, entre obsèques civiles ou religieuses, est garanti depuis la fin du XIXe siècle, avec la loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles. Si les premières tendent à se développer, notamment avec le recours croissant à la crémation plutôt qu'à l'inhumation, les secondes restent largement majoritaires en France en ce qu'elles représentent encore 74 % des obsèques selon une étude de 2016 publiée par le Crédoc, à l'occasion des assises du funéraire qui se sont tenues au Sénat.
Les personnes que j'ai entendues m'ont fait part de l'évolution des prestations proposées par les opérateurs funéraires. Ainsi, les salles des crématoriums sont fréquemment louées pour l'organisation de cérémonies en hommage aux défunts, généralement avant une crémation, plus rarement avant une inhumation. De telles cérémonies sont également organisées dans des chambres funéraires en cas d'inhumation, même si la pratique est moins ancrée que pour la crémation, et les salles sont souvent plus petites.
En outre, les règles actuelles de la domanialité publique permettent déjà l'organisation d'obsèques civiles au sein de bâtiments communaux, lorsque les communes l'autorisent. Il s'agit d'une occupation temporaire du domaine public prévue par l'article L. 2125-1 du code général de la propriété des personnes publiques, soumise au principe de non-gratuité, sauf exceptions. L'attribution de cette salle relève toutefois de la seule appréciation de la commune. Il arrive même que l'officier de l'état civil s'implique lors de la célébration des obsèques, mais il le fait souvent à titre privé et avec l'accord ou à la demande de la personne ayant qualité pour pourvoir aux funérailles. Cela reste exceptionnel : pour les funérailles d'une personnalité locale, par exemple.
La proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale a deux finalités. Premièrement, elle tend à imposer aux communes qui disposent d'une « salle adaptable » de garantir l'organisation de « funérailles républicaines » en la mettant à disposition des familles des défunts. Deuxièmement, elle vise à donner à l'officier de l'état civil la faculté de procéder à une cérémonie d'obsèques civiles, dans l'hypothèse où la famille du défunt le requerrait. Même si l'initiative est louable, ce texte se heurte toutefois à de nombreux écueils pratiques et juridiques.
Premier écueil, l'absence de mention expresse de la notion de disponibilité de la salle, qui pourrait conduire à interpréter ces dispositions comme accordant une priorité à la demande de réservation de salle pour des « funérailles républicaines ». Une convention écrite accompagne en principe la mise à disposition d'une salle communale. Cela ne manquerait donc pas de soulever des difficultés en cas de conclusion antérieure d'une telle convention en vue d'un autre usage.
Deuxième écueil, l'absence de définition du caractère « adaptable » de la salle, qui pourrait poser des difficultés d'interprétation et ne manquerait pas de susciter des contentieux devant le juge administratif. Cette adaptabilité comprend-elle d'ailleurs la notion d'accessibilité ?
Troisième écueil, l'absence de mention précise des cas dans lesquels la commune pourrait légitimement refuser la demande de mise à disposition.
Quatrième écueil, l'ambivalence de la notion de « funérailles républicaines ». L'adjectif « républicain » n'a pas de portée juridique et plusieurs représentants des cultes ont ainsi fait remarquer qu'une cérémonie d'obsèques religieuses n'était pas moins républicaine qu'une cérémonie civile. De fait, en vertu du principe constitutionnel d'égalité devant la loi, la commune pourrait-elle légitimement refuser la demande d'une famille souhaitant louer une salle pour l'organisation d'obsèques religieuses ? Conformément à la jurisprudence du Conseil d'État, une commune peut mettre à disposition d'une association un local pour l'exercice d'un culte, à condition que ce soit de manière temporaire et que les conditions financières de cette autorisation excluent toute libéralité. La question se pose d'autant plus que certains opérateurs funéraires m'ont indiqué que cela se faisait déjà.
Cinquième écueil, le coût induit pour les communes, qui devraient mettre à disposition, aménager et entretenir gratuitement, sans compensation financière, une « salle adaptable » pour l'organisation de « funérailles républicaines », alors même que les dispositions prévues auraient une incidence marginale sur le coût global des obsèques. Celles-ci nécessiteraient en effet toujours l'intervention d'opérateurs funéraires habilités à assurer le service extérieur des pompes funèbres.
Sixième écueil, le caractère novateur et même singulier de la nouvelle compétence confiée aux officiers de l'état civil. En effet, la célébration de funérailles républicaines ne relèverait pas du champ traditionnel de leurs missions, en principe toujours en lien avec l'établissement ou la publicité d'un acte de l'état civil, qui crée des droits et obligations. Ainsi, la cérémonie conduite dans le cadre du mariage civil par l'officier de l'état civil fait partie intégrante d'un processus juridique. La comparaison avec d'autres types de cérémonies « laïques » ne m'a pas semblé plus pertinente. À cet égard, le caractère obligatoire du « parrainage républicain » n'est toujours pas consacré par la loi, malgré la volonté commune des deux assemblées. Toutefois, il est notable que, dans la version adoptée lors de l'examen du projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté - disposition censurée par le Conseil constitutionnel au motif qu'il s'agissait d'un cavalier législatif -, la cérémonie du « parrainage républicain » était publique, et l'acte de parrainage aurait été conservé dans un registre spécifique distinct du registre de l'état civil, communicable aux tiers.
En outre, préparer et présider une cérémonie funéraire ne s'improvise pas.
En l'état actuel du droit, les fonctions d'un officier de l'état civil ne le qualifient pas pour exercer celles de « maître de cérémonie », qui nécessitent d'avoir suivi une formation sanctionnée par un diplôme. L'une des conditions requises pour bénéficier de l'habilitation préfectorale à exercer le service extérieur des pompes funèbres est l'obligation pour les agents de disposer d'une capacité professionnelle. La disposition prévue introduirait donc une distorsion entre les agents des régies, associations ou entreprises de pompes funèbres, obligés d'être diplômés pour exercer leur profession, et les officiers de l'état civil, qui pourraient conduire une cérémonie d'obsèques sans diplôme ni habilitation en la matière.
Par ailleurs, il est possible de s'interroger sur la latitude laissée aux élus de refuser de procéder à une cérémonie civile. Sur quels critères pourraient-ils accepter de présider une telle cérémonie pour certaines familles et pas pour d'autres ? L'éventuel refus de l'officier de l'état civil pourrait être interprété comme une rupture d'égalité ou une discrimination. Les petites communes pourraient, en outre, rencontrer des difficultés d'application, faute d'officier de l'état civil disponible aux horaires des obsèques organisées.
De surcroît, l'ensemble du contentieux relatif aux attributions exercées par les officiers de l'état civil relève du juge judiciaire, puisqu'il agit sous le contrôle du procureur de la République, alors que le contentieux de la mise à disposition de salles municipales relève de la compétence du juge administratif.
Je partage l'objectif recherché par les auteurs de la proposition de loi. Il importe en effet de prendre en considération le développement des obsèques civiles et le souhait des défunts ou de leurs familles d'organiser une cérémonie qui soit solennelle ou même spirituelle, sans pour autant être religieuse.
Toutefois, aucune évaluation précise ne permet actuellement d'identifier des difficultés particulières et des besoins non satisfaits.
D'après les éléments que j'ai recueillis, nombre de communes mettent d'ores et déjà à disposition une salle, lorsqu'elles en disposent, pour l'organisation d'obsèques civiles, dans le respect des règles de la domanialité publique précitées, et les conditions de cette mise à disposition ne semblent pas poser de difficulté particulière. Il ne me semble donc ni nécessaire ni même utile de légiférer sur le sujet, dès lors que le droit en vigueur permet déjà l'organisation d'obsèques civiles par les communes et que la création d'une nouvelle obligation à leur charge, sans compensation financière, ne s'impose pas.
Les associations d'élus que j'ai consultées m'ont fait part de leur ferme opposition à ces dispositions. L'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), pour ne citer qu'elle, est ainsi « opposée à ce que la célébration de funérailles républicaines devienne une obligation supplémentaire à la charge de la commune. » Elle considère que « la mise à disposition d'une salle, lorsque cela est possible, doit relever de la libre administration des communes et de la décision des élus. Elle peut s'effectuer dans la mesure des possibilités de la commune et des règles d'utilisation des salles communales édictées par le conseil municipal. Elle ne saurait par ailleurs être gratuite par principe ». De même, « concernant la sollicitation d'un officier de l'état civil pour procéder à une cérémonie civile, à la demande de la famille, la position est négative. L'AMF est totalement opposée à cette nouvelle obligation qui ne rentre pas dans les missions d'un officier de l'état civil ».
Pour l'ensemble de ces raisons, je propose à notre commission de ne pas adopter la proposition de loi. En application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance porterait alors sur le texte de la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale.
M. Philippe Bas, président. - Je remercie le rapporteur d'avoir procédé à un examen approfondi de l'article unique de cette proposition de loi. Il y a, d'un côté, une question de principe et, de l'autre, l'analyse du texte.
D'une part, nous ne connaissons aucun exemple d'un conflit né à la suite d'un refus d'organiser une cérémonie civile dans une salle municipale pour accompagner une famille en deuil. Nous sommes en train non pas de traiter un problème, mais d'affirmer une position de principe symbolique - ou de ne pas l'afficher -, et de déterminer si cela justifie une injonction à agir de la commune. D'autre part, les arguments avancés par le rapporteur ont trait à la densité juridique de la disposition proposée, qui pose un certain nombre de problèmes techniques. Si notre assemblée devait s'orienter vers l'adoption d'un tel texte, ce ne pourrait être qu'en l'amendant profondément, notamment en prévoyant non pas une obligation, mais une faculté de mettre une salle communale à disposition, en revenant sur le principe de gratuité et en définissant mieux le rôle du maître de cérémonie assuré par l'officier de l'état civil.
Ce type de texte permet de faire émerger un débat, qui peut aboutir à un consensus sur une démarche de tolérance et de bienveillance à l'égard des familles. C'est ainsi que notre collègue l'a abordé.
M. Alain Richard. - J'ai particulièrement apprécié le moment où le rapporteur a indiqué qu'il était favorable à l'objet de la proposition. Qu'en aurait-il été s'il s'y était opposé ?
Le dispositif adopté par l'Assemblée nationale est très imparfait. Notre mission est d'améliorer la législation plutôt que de l'exterminer. Je pensais qu'il était à la portée de l'excellent juriste qu'est notre rapporteur de fournir des modifications, des perfectionnements à ce texte pour le rendre compatible avec tous les principes qu'il a doctement énoncés. J'en conclus qu'il lui semble impossible de prévoir une obligation encadrée et pondérée, dans le respect du code général de la propriété des personnes publiques, en vue de faciliter la demande des familles non croyantes ou d'offrir un local de célébration pour les religions minoritaires. Or il ne serait pas impossible d'adopter un dispositif facilitant l'organisation de telles cérémonies civiles sans surcharger de façon insupportable les finances des collectivités locales.
M. Philippe Bas, président. - Il vous appartient de faire en sorte que le reproche que vous adressez au rapporteur ne vous soit pas opposé.
M. Alain Richard. - Je ne lui ai fait que des compliments.
M. Philippe Bas, président. - Vous pourrez amender ce texte.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je m'exprime au nom de notre ami Jean-Luc Fichet, retenu dans le Finistère, qui est très attaché à ce texte et pratique ces cérémonies dans sa commune.
Nous pensions que ce texte avait quelque chance d'être adopté conforme... Nous en sommes loin. Pourtant, tous les groupes de notre assemblée ont adopté le texte concernant le parrainage républicain, qui a d'ailleurs été intégré dans l'excellent projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté. Cette disposition n'a pas prospéré parce que le Conseil constitutionnel a jugé qu'elle était sans rapport avec le texte, un point que l'on pourrait d'ailleurs contester.
Pour ma part, je pense aux questions pratiques. Les obsèques religieuses ont le plus souvent lieu dans des lieux religieux ; les crémations se déroulent dans des crématoriums, où les salles sont souvent trop petites ; quant aux inhumations civiles, elles se tiennent au milieu du cimetière. D'où l'idée simple de viser chaque commune, dès lors qu'elle dispose d'une salle municipale adaptable - dans le cas contraire, on demandera à une autre commune.
M. Philippe Bas, président. - Vous dites que le texte ne prévoit pas l'obligation d'organiser ce type de cérémonie quand la commune n'a pas de salle « adaptable ». Les auteurs du texte ont voulu donner un pouvoir discrétionnaire au maire...
M. Jean-Pierre Sueur. - Vous dites cela avec quelque ironie, mon cher collègue et président...
M. Philippe Bas, président. - C'est vrai.
M. Jean-Pierre Sueur. - Mais c'est du bon sens.
Vous avez ajouté, monsieur le rapporteur, qu'il était difficile de comprendre le terme « adaptable » : il faut tout simplement que la salle soit appropriée pour organiser des obsèques. Vous avez parlé de la gratuité. C'est bien sûr une dérogation, mais de nombreuses mairies estiment qu'il est normal de faire ce geste à l'égard des familles endeuillées. Quant à l'officier de l'état civil, il peut procéder à une cérémonie civile - ce n'est pas une obligation, c'est une faculté. Je rappelle, mes chers collègues, que le parrainage républicain se déroule dans des locaux municipaux, avec la présence obligatoire d'un officier de l'état civil.
Nous craignons que ce texte, même amendé, ne revienne pas au Sénat et qu'il soit, selon la formule habituelle, ...
Mme Françoise Gatel. - Enterré.
M. Jean-Pierre Sueur. - En effet. Or, vous le savez, de nombreux concitoyens attendent ce texte. (Protestations) Un certain nombre de nos concitoyens, disais-je, l'attendent.
M. Philippe Bas, président. - Je rappelle que tous nos collègues sont favorables à ce que les communes acceptent de mettre à la disposition des familles, quand elles le demandent, une salle communale pour organiser de telles cérémonies civiles. Telle est d'ailleurs la pratique de nos élus - heureusement ! Mais la commission des lois doit se poser la question de savoir si ce texte est nécessaire et approprié dans sa rédaction.
M. François Bonhomme. - Le titre de la proposition de loi a une couleur IIIe République, avec une déclinaison, fût-elle, symbolique de la panoplie républicaine. Il est étonnant de prévoir une nouvelle obligation pour les communes, alors que les maires ne font aujourd'hui aucune difficulté pour mettre à disposition une salle communale afin d'organiser une cérémonie funéraire. Créer cette obligation les mettrait en difficulté. La circonstance n'aide pas parfois à la compréhension mutuelle. Il pourrait y avoir des discussions sur le caractère adaptable de la salle. Et, je le répète, cette réalité est consacrée par la jurisprudence. Qu'apporte ce texte, hormis le tropisme du symbolique, qui sature la vie politique et, singulièrement, le Parlement ? On veut du symbolique partout, moyennant quoi on finit par l'affaiblir.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je ne m'attendais pas à ce type de discussions. Outre le fait de discuter du caractère obligatoire ou non de la mise à disposition d'une salle communale, je pensais que les choses allaient de soi. Personnellement, je me serais rallié aux amendements visant à rendre cette mise à disposition facultative. On fait beaucoup d'histoires pour rien. Comme l'a rappelé Jean-Pierre Sueur, prenons modèle sur le parrainage républicain - certains parlent même de « baptême républicain » -, qui donne toute satisfaction. Toutes les raisons juridiques avancées finissent par me rendre soupçonneux et méfiant.
Le Sénat ne se distinguerait pas en renvoyant d'un revers de main une telle proposition. Aussi, je vous propose un amendement, en vue d'apporter une réponse.
M. Philippe Bas, président. - Mon cher collègue, vous pourrez présenter votre amendement en séance publique, car le délai limite des amendements en commission est dépassé. Mais dites-nous ce que vous voudriez proposer.
M. Pierre-Yves Collombat. - « Chaque commune peut mettre à disposition des familles qui le demandent un local pour l'organisation de funérailles républicaines. Par dérogation au premier alinéa de l'article L. 2125-1 du code général de la propriété des personnes publiques, cette mise à disposition est gratuite. La commune apporte son concours à l'organisation de ces funérailles dans les conditions qu'elle juge possibles. »
M. Philippe Bas, président. - Cette proposition méritera discussion. Toutefois, si une disposition législative prévoit que les communes pourront proposer un local, cela signifie a contrario que celles qui l'ont proposé jusqu'à ce jour l'ont fait en toute irrégularité.
M. Pierre-Yves Collombat. - Monsieur le président, faites-moi grâce de ces arguties ! Notre législation regorge de dispositions contenant le terme : « peut ».
M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie d'avoir qualifié d'« argutie » l'énoncé d'une règle de droit que je croyais solidement établie, mais votre proposition est intéressante et méritera d'être étudiée le cas échéant pour la séance.
M. Alain Marc. - Au sein de notre groupe, nous sommes nombreux à être ou avoir été des élus locaux. Il nous semble superflu de légiférer dans cette matière. Des communes prêtent des salles même pour des obsèques religieuses liées à des personnalités importantes de la commune pour permettre à tous d'y assister, certaines religions interdisant en effet à leurs adeptes d'entrer dans les églises. Ne saturons pas l'espace politique.
M. André Reichardt. - Moi aussi, je me suis interrogé sur le fait de savoir si cela correspondait aux attentes de nos concitoyens. Je ne crois pas avoir entendu de gilets jaunes le réclamer...
M. Pierre-Yves Collombat. - Certainement pas en Alsace-Moselle...
M. André Reichardt. - J'identifie trois griefs : l'obligation pour la commune, la faculté pour l'officier de l'état civil de présider cette cérémonie et le coût que cela représenterait. J'ai donc déposé quatre amendements pour y remédier. Mais je suis favorable à la proposition du rapporteur de ne pas en débattre en commission. Si nous le faisions, il faudrait remplacer l'obligation pour les communes par une faculté, supprimer la faculté offerte à l'officier de l'état civil de présider la cérémonie et prévoir un financement par l'État.
Mme Françoise Gatel. - Saluons le travail du rapporteur sur une question grave. La loi n'a pas vocation à dire que les choses sont possibles ; son rôle est de déterminer un cadre obligatoire. Ne mettons pas les maires en difficulté. Ils sont souvent aux prises avec des familles en situation de détresse émotionnelle. Ils auraient beaucoup de difficultés à leur dire qu'ils ne peuvent pas libérer une salle. Les familles attendent un peu de solennité et auront forcément tendance à requérir les maires pour présider les cérémonies.
Nous devons bien évidemment respecter les choix personnels de chacun, notamment aux moments très forts de la vie. Mais on ne peut attendre de la République qu'elle mette en oeuvre les moyens pour l'application de ces choix. Les crématoriums fournissent déjà des salles...
M. Pierre-Yves Collombat. - ... en les faisant payer.
Mme Françoise Gatel. - Je doute que les mairies les mettent gratuitement à disposition, compte tenu du coût que cela représente.
Mme Brigitte Lherbier. - À Tourcoing, un président de club de football a organisé les funérailles d'un de ses compatriotes dans la salle de sport municipale pendant les heures de cours des enfants. Il n'avait pas trouvé d'autre salle. Cela a été signalé par les habitants. Il a été licencié et les enfants n'ont plus, aujourd'hui, cette activité. Le sujet est très sensible. On a fermé les yeux et on a beaucoup de soucis.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Je suis très attaché au caractère normatif de la loi. Si nous y dérogeons, le risque est de remplir le code général des collectivités territoriales de facultés diverses et variées, de droit mou. La proposition de loi issue des travaux de l'Assemblée nationale est très imparfaite. M. Sueur m'enjoint de l'améliorer. L'eussé-je fait, j'aurais été conduit à produire un texte beaucoup moins normatif. Mais l'objectif du groupe socialiste et républicain semble être un vote conforme...
Il n'y a pas de bonne solution. J'ai donc proposé de ne pas apporter ici de modification et de laisser le débat avoir lieu en séance publique. Il est impossible de distinguer aussi facilement que les auteurs de la proposition de loi semblent le croire des obsèques religieuses de celles qui ne le seraient pas. Les obsèques qui ne sont pas assurées par les grandes religions françaises peuvent ne pas être dépourvues de caractère spirituel. Dans notre société sécularisée, nos concitoyens ont souvent une spiritualité à la carte. M. Bonhomme a eu raison de parler de symboles. Il faut toucher à cela d'une main tremblante.
Par ailleurs, oui, la question financière est importante ; mais il n'est pas évident de l'aborder car nous ne disposons d'aucune définition du besoin. La Fédération nationale de la libre pensée elle-même s'oppose à une mise à disposition gratuite, et ne voyait pas pourquoi on créerait une obligation nouvelle pour les communes sans compensation financière.
M. Pierre-Yves Collombat. - Un récent rapport du Conseil d'État sur le sujet fait l'éloge du droit mou... Soyons modernes, rajeunissons le droit ! C'est le dernier vice-président du Conseil d'État qui nous y encourage ! (Sourires)
Je ne suis pas opposé à ce que nous réservions le débat en séance publique. Pour ma part, je remplacerais volontiers la notion de « funérailles républicaines » par celle de « funérailles laïques », plus proches de ce que nous visons. Il est légitime de vouloir donner de la solennité à des événements de la vie, sans avoir à le faire dans un cadre religieux, à l'image du parrainage républicain.
M. Philippe Bas, président. - Je suis d'accord pour rajeunir le droit, mais pas pour l'affaiblir.
EXAMEN DES ARTICLES
M. Loïc Hervé, rapporteur. - L'amendement COM-5 supprime l'article unique de la proposition de loi. Il poursuit le même objectif que le mien, mais par d'autres moyens. Avis favorable. S'il était adopté, les autres amendements deviendraient sans objet et si leurs auteurs le souhaitent, ils pourraient les déposer de nouveau en séance parce que nous discuterons du texte adopté par l'Assemblée nationale.
M. Philippe Bas, président. - Qu'en pensez-vous, chers collègues ?
M. Pierre-Yves Collombat. - À bas la calotte !
L'amendement COM-5 est adopté et l'article unique est supprimé. Les amendements COM-1, COM-6, COM-2 et COM-4 deviennent sans objet.
Article additionnel après l'article unique
L'amendement COM-3 devient sans objet.
La proposition de loi n'est pas adoptée par la commission.
M. Philippe Bas, président. - Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera sur le texte de la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Proposition de loi visant à adapter l'organisation des communes nouvelles à la diversité des territoires - Examen du rapport et du texte de la commission
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Ce texte améliore l'organisation des communes nouvelles, cette « révolution silencieuse », pour reprendre les mots de Françoise Gatel. À l'heure où l'on observe une perte de confiance dans les institutions et une perte de substance de la commune, il est nécessaire d'organiser une réponse et - comme le souligne Mathieu Darnaud dans son rapport fait au nom de la mission de contrôle et de suivi des lois de réforme territoriale - de redynamiser l'échelon communal, essentiel à la vitalité de notre démocratie locale.
La commune nouvelle permet de moderniser cet échelon et de répondre aux sentiments de perte de moyens et de pouvoir réel dont se plaignent les maires. Cette forme d'organisation se développe : plus de 560 communes nouvelles rassemblant 1 910 communes et 1,9 million d'habitants existent déjà et plus de 200 projets sont en cours, dont un grand nombre verront le jour en janvier 2019.
Mais il existe certains freins à la création de communes nouvelles. Cette proposition de loi y remédie en établissant une transition plus graduelle vers le droit commun, en assouplissant les contraintes et en diversifiant les modes d'organisation territoriale par la création de la « commune-communauté ».
Le texte rend d'abord la transition plus graduelle en ce qui concerne l'effectif du conseil municipal. Aujourd'hui, lors de la création d'une commune nouvelle, le conseil municipal correspond dans 95 % des cas à l'addition des conseils municipaux des communes historiques, ce qui peut aboutir à des conseils municipaux assez pléthoriques avec 234 conseillers à Livarot-Pays d'Auge, 163 à Cherbourg ou 266 à Petit-Caux, en Seine-Maritime. Après le premier renouvellement du conseil, le nombre de conseillers municipaux est celui prévu par la loi pour les communes de la strate démographique supérieure. Après le deuxième renouvellement, le droit commun s'applique. Entre les deux premières phases, la diminution du nombre de conseillers est très forte : elle est de 40 % en moyenne et même de 85 % à Petit-Caux. Les élus locaux craignent donc que toutes les communes historiques ne soient pas représentées au conseil municipal pendant cette phase. Pour y remédier, la proposition de loi de Françoise Gatel prévoit que, pendant la seconde phase transitoire, le nombre de conseillers municipaux ne peut être inférieur à trois fois le nombre de communes déléguées.
Il me semble que cela ne va pas assez loin : cela ne concerne qu'une trentaine de projets, et la règle est peu lisible. Il serait plus simple que la réduction ne puisse être de plus des deux tiers des conseillers municipaux de la première phase. Cela freinerait la diminution dans une cinquantaine de cas. Par ailleurs, je propose de neutraliser les effets de l'augmentation éventuelle de l'effectif du conseil municipal, qui résulterait de cette nouvelle règle, sur le nombre de délégués de la commune pour les élections sénatoriales.
Il faut également limiter les effets de seuil, qui engendrent de nouvelles obligations. La création d'une commune nouvelle requiert déjà beaucoup d'énergie et de nombreuses réunions du conseil municipal. Qu'il s'agisse des contraintes liées aux logements sociaux, aux sites cinéraires, à l'accessibilité, je propose d'introduire un délai de trois ans pour donner du temps au temps. Il faut que les élus n'aient pas devant eux une montagne, mais il faut qu'ils puissent gravir la pente petit à petit.
Une autre demande récurrente des élus locaux concerne l'ordre du tableau du conseil municipal. Les maires historiques sont rangés parmi les conseillers municipaux, après les adjoints aux maires élus par le nouveau conseil municipal lorsqu'ils ne le sont pas eux-mêmes. Il serait logique que, dans la phase transitoire, ils soient placés immédiatement après le maire.
Autre volet, l'assouplissement des règles relatives aux vacances de sièges. Il est arrivé qu'il y ait des démissions entre l'arrêté de création de la commune nouvelle et l'élection du maire et des adjoints. Or, pour cette élection, il faut que le conseil soit complet. La proposition de loi prévoit une exception à cette règle pour la création d'une commune nouvelle.
Il faut cependant conserver la règle de droit commun dans les autres cas, d'autant qu'elle n'impose le renouvellement intégral du conseil municipal, au cours de la dernière année de la mandature, que si le conseil a perdu la moitié de ses membres. Aller plus loin mettrait en cause la représentativité du conseil municipal, notamment pour l'élection d'un nouveau maire. Enfin, l'amendement que je vous présenterai prévoit que le renouvellement anticipé du conseil n'entraîne pas le retour à l'effectif de droit commun avant l'échéance initialement prévue.
Notre collègue Hervé Maurey nous propose de mutualiser les mairies annexes pour faire des économies d'échelle. C'est effectivement l'un des objectifs des communes nouvelles.
La proposition de loi prévoit que le conseil municipal puisse déléguer une partie de ses pouvoirs à une commission permanente, mais cela pose des difficultés. Une telle commission existe dans les départements et les régions, dont les assemblées fonctionnent par sessions, ce qui rend nécessaire l'existence d'un organe permanent. Mais, dans une commune nouvelle, le conseil municipal, comme dans les autres communes, délibère dès lors qu'il est convoqué. Y instituer une commission permanente contreviendrait au principe selon lequel le conseil municipal règle les affaires de la commune et en éloignerait un certain nombre d'élus, alors que la mise en oeuvre d'une commune nouvelle nécessite au contraire leur implication. Nous comprenons l'objectif recherché : gagner en souplesse, notamment si le conseil municipal est pléthorique, pour éviter les problèmes de quorum. Mais une commission permanente serait trop rigide et alourdirait le fonctionnement de la commune. Nous réfléchissons à un dispositif permettant d'atteindre les mêmes objectifs louables sans ces inconvénients.
Enfin, point d'orgue de cette proposition de loi, la « commune-communauté » permettrait à toutes les communes membres d'un ou plusieurs établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre de se regrouper en agrégeant les compétences communales et intercommunales sans avoir à adhérer à un nouvel EPCI. Cela permettrait de s'adapter aux spécificités de certains territoires, en réunissant les structures administratives correspondant à un bassin de vie. Au contraire, l'obligation pour une telle commune nouvelle d'adhérer à un autre EPCI, dont la taille devient ainsi immense, freine les projets de fusion de communes. L'article 4 de la proposition de loi ouvre une véritable perspective à certains territoires et constitue une réelle avancée.
M. Philippe Bas, président. - Permettez-moi de mettre les choses en perspective. Le Sénat a pris des initiatives importantes : en juin dernier, il a adopté une proposition de loi pour rendre plus viables les grandes intercommunalités grâce à la mise en place de pôles territoriaux, et pour remédier aux dysfonctionnements issus de la loi NOTRe, la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République. Notre délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation a rendu un rapport sur le statut de l'élu. Nous avons autorisé ici la publication du rapport d'information de Mathieu Darnaud sur la revitalisation de l'échelon communal. Cela forme un tout avec cette proposition de loi et les dispositions du budget de l'État relatives aux collectivités territoriales que nous examinerons tout à l'heure en séance publique.
Le congrès des maires a été l'occasion de constater la distance qui s'est creusée entre l'État et les communes. Cette distance n'est pas saine. Le Gouvernement ferait bien de saisir la balle au bond et d'inscrire nos propositions de loi à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, quitte à les amender. Le Sénat travaille de manière constructive à réduire la fracture entre État et élus locaux, en mettant à la disposition du Gouvernement une boîte à outils dans laquelle il est libre de piocher. Voilà l'esprit dans lequel le rapport de Mme Canayer a été présenté et la proposition de loi rédigée.
Mme Françoise Gatel. - Je remercie le rapporteur de la qualité de son travail. Au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, j'ai rédigé avec Christian Manable en 2015 un rapport d'information intitulé Les communes nouvelles, histoire d'une révolution silencieuse. La commission des lois, par le biais de la mission permanente de contrôle et de suivi des lois de réforme territoriale, a confirmé l'intérêt de cette formule institutionnelle pour consolider le bloc local et mieux répondre à l'impérieuse nécessité de proximité de l'action publique.
La proposition de loi est en quelque sorte une oeuvre collective, issue du terrain. La commune nouvelle est un libre choix à la main des élus ; elle est non pas un remède miracle, mais une réponse intéressante au besoin de consolidation de la cellule de proximité qu'est la commune.
Je me rallie volontiers aux propositions du rapporteur qui permettent d'améliorer le texte.
L'article 4 prévoit une innovation : la commune-communauté ou la communauté-commune. La loi NOTRe a valorisé l'intercommunalité, perçue comme une réponse utile et pertinente au besoin d'efficacité qui respecte le principe de subsidiarité. Toutefois, on a constaté les déviances de cette loi : des périmètres d'intercommunalité contraints et artificiels dans certains cas, et de véritables difficultés en milieu rural.
L'aspiration est aujourd'hui à la simplification, à l'efficacité, à des bassins de vie répondant aux besoins de nos concitoyens. La communauté-commune, qui permet à une communauté de communes, sur la base de la volonté des communes membres, de se transformer en commune nouvelle, est une réponse. Il s'agit d'une nouvelle étape de la coopération intercommunale, mais ce n'est, en aucun cas, un leurre pour détruire l'intercommunalité, dont nul ici ne conteste l'intérêt, dès lors qu'elle est bâtie sur un véritable projet de territoire.
M. Pierre-Yves Collombat. - Monsieur le président, je crains de tenir un propos quelque peu décalé !
M. Philippe Bas, président. - Vous l'assumez très bien d'habitude !
M. Pierre-Yves Collombat. - Les communes nouvelles sont tellement nouvelles que ce sont non pas des communes, mais des formes nouvelles d'intercommunalités particulièrement intégrées. Nous construisons une section nouvelle du code général des collectivités territoriales, qui devrait certainement prospérer. En matière de simplification, on aurait pu faire mieux ; il s'agit plutôt d'une complexification !
L'intercommunalité, à l'origine, était une formule suffisamment souple pour s'adapter à toutes les situations. Si la commune nouvelle correspond à un besoin commun, alors il n'y a pas de problème, et personne n'a envie de partir. Mais lorsque la fusion est artificielle, la commune nouvelle prend rapidement l'eau. C'est ce qui est en train de se passer, et c'est la raison pour laquelle il faut prévoir tous ces palliatifs...
Complexifier encore davantage n'est pas un bon moyen de répondre à la question de la complexité des dispositifs actuels. On cherche à faire fonctionner quelque chose qui ne fonctionne pas, et on aboutit à des monstruosités.
M. Éric Kerrouche. - Je remercie le rapporteur de son travail. Les communes nouvelles représentent sans doute la plus grande rationalisation du territoire communal depuis la Révolution : elles ont réussi là où de nombreux échecs avaient été enregistrés. C'est une bonne solution, mais en définitive, une commune nouvelle est une commune. Les adaptations qui nous sont proposées sont parfois nécessaires. Mais sont-elles toujours les solutions les mieux adaptées ?
Didier Marie complétera mon propos. Je me concentrerai sur les articles 1er et 4.
Sur l'article 1er, relatif à l'effectif du conseil municipal de la commune nouvelle, les amendements du rapporteur corrigent le dispositif initial qui n'était pas applicable dans certains cas en raison du nombre de communes déléguées. Mais le nombre de communes concernées par le dispositif mis en place par le rapporteur est moindre que dans le système initial... Par ailleurs, la chute est brutale quand on repasse au droit commun. On ne fait que retarder pour mieux sauter !
La question de la proportionnalité me pose problème. Pendant un temps, certes limité, il existe une déconnexion entre le nombre de conseillers municipaux et la population. Certes, ce problème est corrigé en ce qui concerne le nombre de délégués sénatoriaux. Il n'en demeure pas moins que les communes nouvelles sont placées dans une situation d'exceptionnalité par rapport aux communes.
L'article 4 soulève également des difficultés. Actuellement, les exceptions au principe selon lequel toute commune doit appartenir à un EPCI à fiscalité propre sont très limitées. À cet égard, une inégalité de traitement entre communes et communes nouvelles me semble difficilement justifiable : ces dernières doivent être soumises au droit commun. Faut-il créer une nouvelle catégorie juridique, celle des communes-communautés, pour des cas extrêmement limités ? Je rappelle que 3,1 % des communes nouvelles seulement comptent plus de 10 communes et que 6 % d'entre elles ont plus de 5 000 habitants.
Par ailleurs, dans une commune-communauté, pour la première fois, le président de l'EPCI sera élu au suffrage universel. Je suis favorable à cette belle innovation, mais je ne pense pas que tel était le but recherché.
Enfin, j'estime que l'amendement COM-16, qui vise à lisser les effets de seuil auxquels sont exposées les communes nouvelles, est une bonne disposition, nécessaire pour laisser le temps à la nouvelle administration de respecter ses obligations.
M. Didier Marie. - Je remercie Françoise Gatel d'avoir lancé le débat sur le fonctionnement des communes nouvelles. Depuis les lois de 2010 et 2015, on constate une accélération du nombre de projets de commune nouvelle. Il faut souligner l'intérêt de cette possibilité de mutualisation et de fusion, qui est souhaitable lorsqu'elle s'articule autour d'un projet de territoire. Certains projets de commune nouvelle avaient un caractère défensif : ce n'est pas la meilleure manière de se rassembler...
Agnès Canayer a rendu intelligibles des dispositions techniques et complexes. Je voudrais évoquer les articles qu'Éric Kerrouche n'a pas abordés.
La rapporteur propose, avec sagesse, de supprimer l'article 2. C'est le conseil municipal qui doit régler les affaires de la commune : il n'est pas nécessaire de créer une instance supra-communale. D'ailleurs, il faut rappeler que le conseil municipal peut déléguer un certain nombre de pouvoirs au maire, qui doit alors lui rendre compte.
L'article 3 est relatif à la complétude du conseil municipal pour l'élection du maire. Les amendements du rapporteur corrigent deux difficultés, notamment à l'alinéa qui rendait inapplicables aux communes nouvelles, entre leur création et le premier renouvellement de leur conseil municipal, les articles L. 258 et L. 270 du code électoral. N'oublions pas que, dans les communes de 1 000 habitants et plus, il n'est pas nécessaire de procéder à de nouvelles élections en cas de vacances de sièges, puisqu'il est fait appel aux suivants de liste. Dans celles de moins de 1 000 habitants, il est procédé à des élections complémentaires pour pourvoir les seuls sièges vacants.
Cet article pose une question de fond lorsque le nombre de vacances atteint un tiers du nombre de conseillers municipaux. À Baugé-en-Anjou, le nombre de conseillers municipaux est de 130. S'il en manquait 43, par exemple, le renouvellement ne serait pas obligatoire. Pourtant, une telle proportion d'absents montre que l'on a affaire non pas seulement à des démissions ponctuelles, mais plus vraisemblablement à une contestation du principe même de la création de la commune nouvelle. Il nous paraît nécessaire et utile de procéder dans ce cas à un renouvellement général.
Je veux revenir sur le fait que le maire d'une « commune-communauté » serait par là-même un président d'EPCI élu au suffrage universel. J'avais cru comprendre que la majorité sénatoriale n'était pas favorable à une telle mesure. Or on l'introduit dans la loi, sauf à considérer qu'il puisse y avoir un maire de la commune nouvelle et une autre personne qui devienne présidente de l'EPCI, ce qui poserait des difficultés de fonctionnement.
S'agissant de l'amendement COM-15, placer les maires délégués à la suite du maire dans l'ordre du tableau est une bonne idée. Il doit être précisé qu'ils seront rangés en fonction de population de chacune des communes déléguées.
M. Alain Richard. - La commune nouvelle respecte le droit commun des communes : c'est sa garantie de crédibilité et d'efficacité. La loi doit s'assurer que la commune nouvelle découle d'un véritable consentement approfondi. J'ai toujours manifesté, sans succès, mon opposition aux primes financières et avantages annexes destinés à pousser les élus locaux à préférer cette formule, car ces mesures constituent les germes de futurs divorces.
Je soutiendrai cette proposition de loi parce qu'elle ne porte que sur des mesures temporaires. Un consensus est exigé : les dispositions électorales ne comportent d'ailleurs aucune garantie en termes de représentation des anciennes communes au conseil municipal de la commune nouvelle. Les dispositions de la proposition de loi ne font qu'aménager une situation de transition. C'est la raison pour laquelle j'estime préférable de ne pas passer par la formule d'une commission permanente.
Je ne rejoins pas mes collègues qui se sont exprimés sur la question de la commune-communauté. Dans le cas rarissime où l'ensemble d'une communauté devient une commune nouvelle, il est légitime de ne pas obliger cette dernière à intégrer une nouvelle communauté, qui, par hypothèse, ne le souhaite pas forcément. La seule mesure dérogatoire est le régime électoral. Comme les deux personnes morales coïncident, on ne voit pourquoi il devrait y avoir deux régimes électoraux.
Un autre problème existe : imaginons que 15 communes sur 18 d'un EPCI se réunissent en commune nouvelle et que les trois dernières restent indépendantes. Selon une règle très ancienne, une commune ne peut avoir à elle seule la majorité des sièges au sein de l'organe délibérant d'un EPCI. On aboutirait ainsi, dans un tel cas, à un déni de représentation tout à fait anormal. Depuis que le Conseil constitutionnel a clarifié sa jurisprudence en la matière, avec la décision Commune de Salbris, la règle qui interdit à une commune représentant, par exemple, 85 % de la population de détenir la majorité des sièges doit être regardée comme inconstitutionnelle. Nous devrons y réfléchir.
M. Loïc Hervé. - Le groupe de l'Union Centriste attache une grande importance à la proposition de loi de notre collègue Françoise Gatel. Je salue également le travail de notre collègue rapporteur Agnès Canayer pour trouver des pistes d'amélioration. Le travail doit encore être remis sur l'ouvrage, notamment sur la question de la commission permanente et de la gestion des affaires courantes, pour trouver des solutions d'ici à l'examen en séance. Le timing est idéal pour apporter les améliorations nécessaires avant mars 2020.
Le dispositif de la commune-communauté correspondrait parfaitement à un EPCI de mon département. Cette innovation tout à fait intéressante permettrait de renforcer les communes nouvelles. Je préfère cependant le terme de « communauté-commune » à celui de « commune-communauté », car les deux ensembles sont réunis en un seul.
M. Mathieu Darnaud. - Je veux, à mon tour, remercier Françoise Gatel pour son initiative et Agnès Canayer, qui a brillamment éclairé ces travaux.
Un préambule essentiel : toutes ces mesures n'ont de sens que si elles gardent un caractère temporaire et dérogatoire. Il ne s'agit, en aucun cas, de prévoir une alternative à la commune ni même une commune hybride. Il n'y a qu'un seul modèle : le modèle communal, auquel notre mission permanente de contrôle et de suivi des lois de réforme territoriale est viscéralement attachée.
La commune nouvelle n'a de sens que lorsqu'elle est consentie et repose sur l'affectio societatis.
Pour ce qui concerne la communauté-commune, je ne suis pas d'accord avec notre collègue Didier Marie : l'intérêt de ce texte est de rappeler l'attachement des élus au modèle communal. Un ensemble intercommunal qui veut devenir une commune épouse le modèle communal, notamment en termes de gouvernance. Il est hors de question d'avoir, demain, un mode de scrutin au suffrage universel direct pour les intercommunalités - de la communauté de communes à la métropole.
Par ailleurs, je partage l'avis exprimé par notre collègue Alain Richard sur les mesures financières incitatives. Dans le temps, ces mesures n'ont pas de sens : les communes nouvelles dont le fait générateur avait été des incitations financières ou une approche défensive ont été des échecs. Si l'on souhaite faire des communes nouvelles un outil d'avenir consenti et non imposé, la philosophie doit rester communale.
M. Philippe Bas, président. - On nous propose de permettre aux communes qui forment une communauté de communes de fusionner entre elles et de ne pas adhérer à une autre communauté de communes. Cette proposition n'est pas ambiguë.
En 1971, la loi Marcellin prévoyait des fusions de communes : celles-ci ont été très peu nombreuses. Se sont alors développés des syndicats intercommunaux, des districts et des communautés d'agglomération. Au début des années 1990, un processus de création d'intercommunalités à compétence large a été lancé pour donner davantage d'élan à la mutualisation des moyens. Il fallait surmonter l'échec du processus de fusion de communes.
Aujourd'hui, il en va différemment : quand les communes fusionnent pour créer une commune nouvelle, c'est une réussite du processus de l'intercommunalité. On ne casse pas des intercommunalités existantes, puisque toutes les communes d'une même intercommunalité fusionnent en une commune. Cela n'est pas envisageable pour les très grandes intercommunalités, car la commune nouvelle est un outil de proximité. Le dispositif s'adresse à des communautés de communes à taille humaine.
La sagesse de la proposition de loi est de ne pas vouloir casser des communautés de communes de grande taille. La mesure proposée est assez modeste, mais, historiquement, elle a du sens et permet d'aller au bout de certaines expériences : il n'y a plus besoin d'intercommunalité quand on fusionne !
M. Vincent Segouin. - Je suis issu d'un département, l'Orne, dans lequel le nombre de communes nouvelles est très important : nous représentons plus de 10 % des fusions qui ont eu lieu en France.
Les communes nouvelles se forment soit à l'échelle des anciennes communautés de commune, soit à l'échelle de deux ou trois communes. Quel que soit leur format, on s'aperçoit avec le recul que celles qui sont fondées autour d'un projet commun fonctionnent bien.
On nous avait prévenus des conséquences de la création des communes nouvelles à partir de nombreuses communes : la baisse du nombre de conseillers, par exemple. La période transitoire court jusqu'au deuxième renouvellement après la création de la commune nouvelle, soit 2026 pour celles qui ont été créées jusqu'à maintenant. À cette date, la commune nouvelle sera purement et simplement considérée comme une commune. J'ai des doutes sur la pertinence de la création de nouvelles périodes transitoires.
Le malaise parfois ressenti aujourd'hui s'explique par le fait que certains n'avaient pas imaginé toutes les conséquences de la fusion. Dès lors, pourquoi ne pas proposer dans cette proposition de loi aux communes de défusionner ? Les maires doivent avoir une certaine liberté et prendre leurs responsabilités.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je partage les propos de nos collègues Éric Kerrouche et Didier Marie. Puisque l'on applique une logique implacable - une commune est une commune -, la commune-communauté crée en quelque sorte une confusion.
Si les communes d'une communauté de communes font une commune nouvelle, je suis partisan que l'on considère cette dernière comme une commune, à laquelle s'applique le droit commun des communes.
M. Alain Richard. - Et les compétences obligatoires de la communauté ?
M. Jean-Pierre Sueur. - Il faut alors que la commune-communauté adhère à une autre communauté pour qu'une instance exerce les compétences obligatoires de la communauté.
Dans un certain nombre de départements, des préfets zélés ont incité à la création de communes nouvelles. Les élus se rendent désormais compte qu'il n'existe qu'une commune, alors qu'ils pensaient que l'ancienne commune garderait une spécificité. Cette proposition de loi vise à prendre en compte ce sentiment. D'aucuns estiment que les grandes communautés de communes rurales posent difficulté. Je n'en crois rien. Elles permettent, au contraire, d'atteindre une masse critique pour peser face aux grandes métropoles.
M. Éric Kerrouche. - L'appellation « commune-communauté » me semble source d'ambiguïtés : toutes les anciennes communes membres de la commune nouvelle disposaient d'une compétence générale. À la création de la commune nouvelle, celle-ci dispose alors d'une compétence générale, à l'image des communes traditionnelles.
M. Alain Richard. - Certes, mais la communauté de communes dispose de compétences spécifiques.
M. Éric Kerrouche. - Absolument ! Pour cette raison, l'appellation précitée apparaît trompeuse. Une commune nouvelle dotée d'une compétence générale devrait intégrer une communauté de communes pour l'exercice de ces compétences.
M. Philippe Bas, président. - L'expression « commune-communauté » ressort d'une facilité de langage : elle ne figure nullement dans le texte de la proposition de loi. Les communes qui forment une commune nouvelle n'ont effectivement pas besoin d'intégrer une communauté de communes extérieure. Cela ne serait d'ailleurs pas nécessairement efficient. En tout état de cause, nous ne pouvons rendre obligatoire une telle intégration.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Ne compliquons pas inutilement le débat. L'objectif, simple, d'une commune nouvelle est de devenir une nouvelle commune. Cette mue peut prendre du temps : un délai d'agrégation et de consolidation apparaît indispensable. La proposition de loi en garantit le respect. La notion de « commune-communauté » ne figure pas dans le texte ; elle sert uniquement à rendre intelligible le fait que les communes nouvelles peuvent exercer les compétences de la communauté de communes qu'elle remplace, sans obligation d'en rejoindre une nouvelle.
Monsieur Kerrouche, je proposerai un amendement à l'article 1er pour accroître le nombre de communes concernées par l'augmentation du nombre de conseillers municipaux : une cinquantaine de communes nouvelles, et non plus une trentaine, en bénéficieront. Quant à la possibilité de défusionner une commune nouvelle évoquée par M. Vincent Segouin, je crois, sans nier qu'il puisse exister des difficultés, que le fait d'offrir une telle possibilité risquerait d'ébranler le dispositif des communes nouvelles, dont il convient au contraire de faciliter l'émergence. Dans mon département, le Conseil d'État a obligé deux communes à se séparer : ce fut particulièrement complexe - les communes d'origine ne possédaient plus ni maire ni structure - et lourd de conséquences.
EXAMEN DES ARTICLES
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Mon amendement COM-11 rectifié prévoit que le nombre de conseillers municipaux au cours de la seconde étape de la phase transitoire est au moins égal au tiers de l'effectif du conseil municipal en exercice lors de la création de la commune nouvelle. Il s'agit, en outre, de ne pas répercuter les effets de l'augmentation de l'effectif du conseil municipal au cours de ladite période sur la détermination du nombre de délégués dont disposent les communes nouvelles pour les élections sénatoriales.
L'amendement COM-11 rectifié est adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Mon amendement COM-12 supprime l'article 2 de la proposition de loi, qui permet l'instauration d'une commission permanente entre la création de la commune nouvelle et le premier renouvellement général du conseil municipal.
Mme Françoise Gatel. - J'ai entendu les arguments juridiques précédemment exposés par notre rapporteur. Je suivrai sa position, mais le groupe de l'Union Centriste devrait présenter une autre proposition en séance publique.
L'amendement de suppression COM-12 est adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Mon amendement COM-13 permet au conseil municipal, en cas de siège vacant entre la création d'une commune nouvelle et la première réunion du conseil, d'élire le maire et ses adjoints, par dérogation au principe de complétude.
Mme Françoise Gatel. - Il s'agit d'une disposition majeure. Plusieurs communes nouvelles - j'ai connaissance d'au moins cinq cas - se sont trouvées en grande difficulté pour élire leur maire, car une ou plusieurs démissions étaient intervenues au sein du conseil municipal entre l'arrêté préfectoral de création et la date du premier conseil.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Nous avons cherché une solution pour remédier à ce problème. Cet amendement prévoit également que le renouvellement anticipé du conseil ne peut avoir pour effet d'accélérer le retour à l'effectif du droit commun, qui ne s'appliquera qu'à compter du deuxième renouvellement général des conseils municipaux suivant la création de la commune nouvelle.
L'amendement COM-13 est adopté et l'amendement COM-10 devient sans objet.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Mon amendement COM-14 rectifié parfait le dispositif prévu à l'article 4, qui dispense une commune nouvelle issue de la fusion de toutes les communes membres d'un ou de plusieurs EPCI à fiscalité propre ou, le cas échéant, d'une ou de plusieurs autres communes, de l'obligation d'adhérer à un autre EPCI à fiscalité propre.
M. Alain Richard. - Les dispositions prévues sont-elles identiques à celles qui s'appliquent aux communes insulaires ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Oui, la dérogation est la même que pour les îles.
L'amendement COM-14 rectifié est adopté et l'amendement COM-9 devient sans objet.
Articles additionnels après l'article 4
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Mon amendement COM-15 vise à faire en sorte que les maires délégués prennent rang immédiatement après le maire dans l'ordre du tableau entre la création de la commune nouvelle et le premier renouvellement du conseil municipal.
L'amendement COM-15 est adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Mon amendement COM-16 rectifié lisse les effets de seuil auxquels sont exposées les communes nouvelles.
L'amendement COM-16 rectifié est adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-1 prévoit que les trois cinquièmes des électeurs d'une commune peuvent obtenir l'organisation d'une consultation citoyenne sur le rattachement de leur commune à une commune nouvelle. Cette proposition me semble sans fondement réel, dans la mesure où le système actuel apporte les garanties nécessaires. Elle risquerait, en outre, de s'opposer au principe de représentativité des élus locaux. Mon avis est défavorable.
M. Philippe Bas, président. - Il faut un équilibre entre démocratie représentative et démocratie participative.
L'amendement COM-1 n'est pas adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-2 insère dans le code électoral la disposition législative selon laquelle il ne peut être procédé à aucun redécoupage des circonscriptions électorales dans l'année précédant l'échéance normale de renouvellement des assemblées concernées. Il n'entre pas dans le champ de la proposition de loi. Mon avis est défavorable.
M. Philippe Bas, président. - Si cet amendement est un cavalier, nous nous devons de le rejeter.
L'amendement COM-2 n'est pas adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Les amendements COM-3 et COM-4 prévoient qu'un rapport financier est affiché à la mairie et mis en ligne sur le site Internet de la commune préalablement à la création d'une commune nouvelle, puis joint à la délibération afférente du conseil municipal. J'y suis défavorable, car cela alourdirait inutilement les procédures et partant, serait contraire à l'esprit de la proposition de loi.
Les amendements COM-3 et COM-4 ne sont pas adoptés.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-5 supprime le pouvoir d'initiative du préfet en vue de la création d'une commune nouvelle. Il peut cependant, dans certains cas marginaux, être utile. Je propose donc un avis défavorable.
L'amendement COM-5 n'est pas adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-6 adapte la carte scolaire dans les communes nouvelles, afin d'éviter que le regroupement de communes ne se traduise par des fermetures de classes. La disposition ressort du domaine réglementaire. Mon avis est défavorable.
L'amendement COM-6 n'est pas adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-7 rectifié prévoit qu'une partie des annexes de la mairie d'une commune nouvelle peut être supprimée. J'y suis favorable, sous réserve de l'adoption de mon sous-amendement COM-17 qui précise le dispositif proposé sur deux points : il simplifie les modalités de la décision de suppression d'une annexe de la mairie et supprime la nécessité d'un accord du conseil de la commune déléguée sur le territoire de laquelle seront établis les actes de l'état civil des habitants de la commune déléguée dont l'annexe de la mairie a été supprimée.
Le sous-amendement COM-17 est adopté. L'amendement COM-7 rectifié, ainsi modifié, est adopté.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - L'amendement COM-8 rectifié autorise la suppression d'une partie des communes déléguées dans les communes nouvelles ou le regroupement de certaines communes déléguées, sur décision du conseil municipal de la commune nouvelle. Il présente, à mon sens, un double inconvénient en permettant à la fois la couverture partielle du territoire d'une commune nouvelle par des communes déléguées et la création de délimitations ne correspondant à aucune réalité historique. Cela modifierait le modèle de l'organisation territoriale des communes nouvelles. J'y suis défavorable.
L'amendement COM-8 rectifié n'est pas adopté.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
La réunion est close à 10 h 50.