Mardi 25 juin 2019
- Présidence de Mme Michèle Vullien, présidente -
La réunion est ouverte à 14h10.
Table ronde internationale
Mme Michèle Vullien, présidente. - Mes chers collègues, Mesdames, Messieurs, notre table ronde d'aujourd'hui réunit des spécialistes étrangers de la question des transports collectifs et je suis heureuse de souhaiter la bienvenue, en notre nom à tous, à :
- M. Allan Alaküla, chef de la représentation de Tallinn auprès de l'Union européenne ;
- M. Christophe Jemelin, membre de la direction et responsable de l'unité Développement de l'offre des transports publics de la région lausannoise ;
- Mme Cristina Pronello, directeur du département Systèmes de transports intelligents et dynamiques territoriales de l'école polytechnique de Turin ;
- Mme Peggy Frantzen, premier conseiller de l'ambassadeur du Luxembourg en France et chef de mission adjoint.
Nous sommes en effet très intéressés de comprendre comment fonctionnent les dispositifs de gratuité des transports collectifs à l'étranger. En France, très clairement, il est impossible de dégager un « modèle type » des villes pratiquant la gratuité totale des transports, si ce n'est qu'elles sont relativement petites, qu'elles ne concernent que des réseaux de bus (à l'exception d'Aubagne) et que la billetique n'y représentait qu'une faible part des recettes, ce qui rendait d'autant moins difficile de se passer de cette recette.
Dans le cadre de cette approche comparatiste, qu'en est-il à l'étranger ? Existe-t-il une volonté politique, une demande sociétale en faveur de la gratuité intégrale des transports ? Ce qui pose la question du financement des transports publics en général et de leur gratuité en particulier : nous sommes à la recherche de recettes « innovantes », par rapport à ce qui constitue la principale source de financement des réseaux en France, c'est-à-dire le versement transport : existe-t-il des exemples dans chacun de vos pays ?
Par ailleurs, sans vouloir anticiper sur les questions que notre rapporteur ne manquera pas de vous poser, il me semble intéressant que vous puissiez nous expliquer le cas échéant, les raisons et les circonstances qui ont conduit certaines villes à renoncer à la gratuité - je pense par exemple à Bologne, ville pionnière en la matière
Je vais maintenant passer la parole à chacun d'entre vous pour une dizaine de minutes. Guillaume Gontard, notre rapporteur, vous posera ensuite un certain nombre de questions, puis l'ensemble des membres de la mission qui le souhaitent pourront vous interroger.
M. Alaküla vous avez la parole.
M. Allan Alaküla, chef de la représentation de Tallinn auprès de l'Union européenne. - Lorsque la gratuité des transports publics y a été introduite il y a environ sept ans, Tallinn était la première à intégrer la « ligue des villes moyennes du transport gratuit ». Jusqu'alors, la plupart des villes pratiquant la gratuité des transports publics était de petite taille et l'exemple de Tallinn a montré qu'un tel système pouvait également fonctionner dans une ville de 400 000 habitants, population dont se rapprochent celles de Niort et Dunkerque. Ce succès est tel que le gouvernement estonien a étendu la gratuité à 11 des 15 comtés du pays, pour la desserte par ce que nous appelons les bus ruraux.
Ce succès n'aurait pu se réaliser sans un très large soutien public. En effet, en Estonie, les municipalités sont en concurrence en matière fiscale car l'impôt sur le revenu est lié au lieu de résidence de la personne. Consécutivement à l'instauration de la gratuité, le nombre des résidents à Tallinn est passé de 416 000 à 450 000 environ, de sorte que la perte de recettes a été plus que compensée par l'accroissement de la ressource fiscale. Bien sûr, ce modèle ne peut se reproduire ailleurs, même si on constate de fortes similitudes entre pays européens du point de vue du financement des transports publics : les subventions publiques représentent toujours plus de la moitié des dépenses, et même plutôt 70 %, et jusqu'à 75 % à Tallinn et plus de 80 % dans les zones rurales d'Estonie. De ce fait, la mise en oeuvre de la gratuité n'a pas entraîné de révolution fiscale, d'autant que le système institutionnel estonien, avec deux seuls échelons - l'Etat et les municipalités - rend les choses plus faciles.
Mme Peggy Frantzen, premier conseiller de l'ambassadeur du Luxembourg en France et chef de mission adjoint. - La gratuité des transports publics sera effective au Luxembourg le 1er mars 2020. Cette mesure fait partie du programme de la coalition gouvernementale, composée des partis démocrate, socialiste et des verts. Il s'agit avant tout d'une mesure sociale, comme le souligne le ministre des transports lorsqu'il explique qu'il s'agit de « la cerise sociale sur le gâteau d'une stratégie globale pour le transport multimodal ». Le capital de la Société nationale des chemins de fer luxembourgeois (CFL) est détenu à 94 % par l'État luxembourgeois. Compte tenu de la petite taille du Luxembourg, le pays dispose d'une exception au principe d'ouverture à la concurrence des transports au niveau européen et l'État a conclu un contrat de service avec la CFL, le réseau de tramways et le principal réseau de bus, sachant qu'il existe par ailleurs quelques réseaux de bus privés dans quelques communes.
La gratuité des transports publics, qui représente une perte de recettes de 41 millions d'euros, concernera tous les habitants ainsi que, pour la partie de leur trajet effectuée sur le territoire luxembourgeois, les travailleurs frontaliers, qui sont 200 000 à se rendre chaque jour au Luxembourg. Des négociations sont d'ailleurs en cours avec les compagnies de chemins de fer française, belge et allemande pour adapter les tarifs des abonnements. En revanche, la première classe dans les trains ainsi que la recharge de voitures électriques resteront payantes.
La gratuité des transports publics vise également à les rendre plus attractifs ; elle s'inscrit dans le cadre des actions mises en oeuvre depuis dix ans : amélioration des infrastructures, modernisation du matériel, refonte du réseau de bus. En outre, nous avons anticipé les évolutions futures du trafic en investissant 400 millions d'euros dans le tramway.
M. Christophe Jemelin, membre de la direction et responsable de l'unité Développement de l'offre des transports publics de la région lausannoise - En Suisse, il n'existe pas de versement mobilité et l'essentiel du financement des réseaux de transport public provient des communes. Au même titre que l'eau ou l'électricité, ces réseaux sont parfois des services communaux. En revanche, il n'existe pas de formule juridique comme la délégation de service public ou la régie.
Je mentionnerai deux gratuités spécifiques :
- Afin de les inciter à renoncer à utiliser leur voiture, les villes de Genève, Lausanne, Bâle, Berne et Montreux offrent aux touristes la gratuité des transports dès lors qu'ils s'acquittent d'une nuit d'hôtel ou de camping. Autrement dit, la gratuité est financée par la taxe de séjour dont ils sont redevables ;
- La ville de Lausanne a mis en place une tarification spécifique en faveur des jeunes. Les enfants résidant à moins d'un kilomètre de leur école peuvent avoir recours à Pédibus, réseau de 25 km de transports collectifs « à pied », guidé par les parents, comprenant 50 lignes et destiné à faire d'une question individuelle - assurer la sécurité de son enfant sur le chemin de l'école - en une question collective - assurer la sécurité des enfants du quartier sur le trajet scolaire. Tous les élèves dont l'établissement est situé à plus d'un km de leur domicile bénéficient de la gratuité des transports jusqu'à leurs 11 ans. Tous les autres enfants et jeunes lausannois de 11 à 20 ans reçoivent un bon de réduction de 50 % pour l'achat d'un abonnement annuel aux transports. Ce système de gratuité ciblée (hors frais administratifs) vise à inciter les jeunes à utiliser les transports publics et à les fidéliser une fois devenus adultes. Il représente également un enjeu environnemental, dans la mesure où il diminue le recours à la voiture des parents. D'un coût de deux millions d'euros par an, il enregistre un fort succès, car il est perçu par les jeunes comme un moyen de rester en contact permanent avec leurs amis sur les réseaux sociaux lorsqu'ils empruntent les transports publics, dont la clientèle s'est rajeunie en conséquence. D'une plus petite taille que Lausanne (140 000 habitants), Fribourg (50 000 habitants) vient de mettre en place un système de même nature.
La gratuité des transports publics correspond à une volonté politique très marquée chez les formations d'extrême gauche... qui laissent au législateur le soin de trouver des recettes de compensation à la part payée par les usagers, comprise entre 40 % et 60 % des dépenses. D'ici un an, une votation sera d'ailleurs organisée dans le canton de Vaud à ce sujet, qui représente un enjeu de 200 millions d'euros par an.
Un financement par les entreprises serait dangereux dans la mesure où il le ferait dépendre de la conjoncture économique. En outre, il encourage la concurrence fiscale entre communes et cantons.
Enfin, je mentionnerai le cas de la commune du Locle, située dans le canton de Neufchâtel, où la gratuité décidée par les élus a été invalidée par les citoyens lors d'une votation, le non ayant obtenu 74 % des suffrages.
Autre exemple à Genève. Là aussi l'extrême gauche avait proposé, en 2008, la gratuité des transports collectifs pour un coût annuel estimé entre 120 et 140 millions d'euros, laissant au Parlement genevois la charge de trouver de nouvelles recettes pour compenser le manque à gagner. Cette initiative a été balayée lors d'une votation par la population, qui a voté contre à 67 %.
Dans les villes de grande taille, les principaux arguments pour le rejet de la gratuité des transports collectifs tiennent au fait que les montants en jeu sont trop importants et que leur perte risque de grever les finances communales, cantonales ou celles des entreprises. Au final, les populations et les dirigeants préfère investir dans l'offre de transports publics. Pour répondre par une boutade à la question « quels financements innovants pour les transports publics ? », j'ai envie de répondre « les recettes apportées par les clients », en développant davantage d'offre.
Pour reprendre l'exemple de Lausanne, on a considérablement développé l'offre et en 10 ans la fréquentation a augmenté de 50 %, et ce sans gratuité, sans péage urbain ni mesure punitive, ce qui a permis de dégager plus de 40 millions de recettes annuelles voyageurs supplémentaires. Ces ressources permettent de régulièrement augmenter l'offre et de faire en sorte qu'elle propose une véritable alternative à l'utilisation de la voiture individuelle.
Ce qui nous inquiète en tant qu'exploitants lorsque l'on regarde la situation des villes françaises qui ont fait le choix de la gratuité - à Aubagne, Châteauroux ou même à Dunkerque - c'est la très grande difficulté à se déplacer après 19 heures, ou après 21 heures grand maximum, donc on ne peut pas vraiment dire que ces villes proposent une alternative à la voiture. Si on ne peut pas faire le dernier déplacement en transport public, on est obligé de faire en voiture également les déplacements du début de la journée et l'impact environnemental n'est pas très positif.
Il y a eu plusieurs séries de votations sur ces sujets entre 2007 et 2010. Depuis, les choses se sont un peu calmé mais le débat revient régulièrement avec les exemples souvent cités de Tallinn et de Luxembourg. Ils sont difficilement transposables tels quels mais on note une certaine agitation dans le contexte de nos élections municipales, en 2020, et de nos élections cantonales, en 2021. Certains partis politiques se positionnent sur ce sujet. Mais la grande majorité des politiques sont convaincus que c'est vraiment l'offre qui fait la différence et pas le tarif.
Pour conclure, nous réalisons régulièrement des enquêtes auprès des personnes qui n'utilisent pas nos services de transport public pour en connaître les raisons. La principale vient du fait de posséder une voiture, puis le fait d'avoir un domicile peu desservi, un lieu de travail peu desservi, des horaires trop compliqués et, enfin, le tarif, qui n'arrive donc qu'en cinquième position et ne représente que 10 % des réponses, sachant qu'elles sont toutes spontanées. À Genève, dans une volonté de favoriser l'accès aux transports publics, l'abonnement annuel est passé de 700 euros à 450 euros et il ne s'est rien passé du tout, à ceci près que les transports publics ont perdu des millions d'euros de recettes. En matière de transports publics, l'élasticité ne marche que dans un sens. Si on augmente les tarifs, les gens le ressentent et on enregistre une légère baisse de 5 à 10 % de fréquentation la première année avant un retour à la normale. En revanche, lorsque l'on baisse les tarifs, il ne se passe rien. Si on ne change pas l'offre, le prix n'est pas considéré comme un facteur déterminant, d'autant que le transport public est vraiment bon marché quand on le compare aux coûts de l'automobile, en particulier dans un contexte de prix de l'essence élevé.
Dernier élément, les enfants entre 6 et 16 ans peuvent voyager gratuitement partout en Suisse avec leurs parents qui ont un titre de transport pour 25 euros annuels. On dit souvent que les transports publics sont beaucoup trop chers pour une famille mais ce constat doit donc être fortement relativisé.
Mme Cristina Pronello, directeur du département Systèmes de transports intelligents et dynamiques territoriales de l'école polytechnique de Turin. - Je partage pleinement les constats présentés par mon collègue suisse, lesquels sont scientifiquement démontrés. J'ai mené une étude sur la ville d'Alexandrie dans le Piémont et j'avais posé aux habitants la question de la gratuité. Les personnes interrogées ne m'avaient pas répondu qu'elles utiliseraient davantage les transports en commun s'ils étaient gratuits, mais qu'elles le feraient potentiellement en cas d'amélioration de l'offre. Les nombreuses études que j'ai pu consulter montrent en effet que l'on n'a aucune réaction du public lorsque le prix des transports publics baisse, mais que l'affluence est en revanche très forte lorsque la qualité s'améliore.
En matière de transport, l'année 1997 a marqué un tournant en Italie avec la décentralisation de cette compétence au niveau des régions, laquelle s'est également accompagnée d'importants transferts financiers. Désormais, c'est la région qui organise et gère les réseaux de transport en élaborant des programmes triennaux. Ceux-ci sont ensuite appliqués par les autorités organisatrices des transports (AOT) au niveau des agglomérations. La région répartit les moyens financiers entre ses différents territoires. Par exemple pour la région Piémont, il faut répartir 530 millions d'euros entre les différentes AOT. Cet argent va au transport ferroviaire et aux transports publics locaux. Jusqu'à récemment les critères de répartition de ces financements n'étaient pas clairement définis mais la situation est en train de changer, de sorte que les zones les plus peuplées puissent recevoir davantage de moyens.
La question du service minimum est un enjeu très important pour les transports collectifs en Italie et peut être liée à celle de la gratuité. Seuls les grands principes en avaient été fixés par la loi de 1997, mais pas son application concrète. Ces principes portent notamment sur l'intégration entre les réseaux de transport, les déplacements pendulaires en direction de l'école et du travail, l'utilisation des transports en commun pour l'accès aux services administratifs, les besoins de réduction de la congestion et de la pollution, etc. Malheureusement, cette loi est largement restée lettre morte et la situation ne s'est pas améliorée car l'offre n'est pas montée en qualité. Les coupes budgétaires de 2011 ont pénalisé les régions, et par conséquent les AOT et les exploitants des réseaux de transport. La qualité a continué à se dégrader et nous avons perdu des clients. En plus, l'Italie est le pays qui souffre du taux de fraude dans les transports en commun le plus important d'Europe... c'est une forme de gratuité partielle ! Je plaisante, mais c'est une réalité, la fraude est massive.
Par ailleurs, une loi de 1971 prévoit la gratuité des transports collectifs pour aller à l'école mais elle n'a jamais été mise en oeuvre.
La compétence transport relevant désormais du niveau régional, c'est surtout les lois régionales qu'il convient d'examiner. Dans la région Piémont, une loi de 2000 prévoit que les collectivités territoriales peuvent identifier les bénéficiaires potentiels des réductions tarifaires.
Il existe en Italie très peu de cas de gratuité totale. J'ai principalement trouvé le cas du Trentin Haut-Adige, qui bénéficie d'un statut d'autonomie. C'est l'une des régions les plus riches d'Italie et elle a décidé de mettre en place, à compter de février 2019, la gratuité pour les personnes de plus de 70 ans qui résident dans le Trentin. Ce dispositif devrait coûter cher avec le vieillissement progressif de la population.
Il existe également des accords entre régions et universités pour mettre en place la gratuité des transports pour les étudiants, par exemple ceux entre l'université de Molise et la région du même nom lors de l'année universitaire 2018-2019. Il semblerait toutefois que l'expérience ne soit pas renouvelée en 2019-2020.
La ville de Catane, en Sicile, qui est une région autonome, a décidé de mettre en place la gratuité totale pour tous les étudiants de l'université, à savoir les bus, hormis les lignes pour l'aéroport et la ligne de train qui fait le tour.
Concernant la Lombardie, qui est la région la plus riche de l'Italie, les transports en commun sont gratuits sur toute la région pour les enfants jusqu'à 14 ans s'ils voyagent avec un adulte. Cela incite les familles à se déplacer.
Dans le Piémont, à Bardonèche, petite ville de montagne très touristique, il existe 5 navettes gratuites qui sont payées par la ville. La fréquence est toutefois faible.
S'agissant de la gratuité partielle, à Milan, et d'ailleurs comme dans la plupart des régions, il existe un tarif réduit pour les étudiants de moins de 26 ans (le prix de l'abonnement mensuel est de 22 euros). Par ailleurs, la Milano card, qui permet des voyages illimités sur 24, 48 ou 72 heures, coûte très peu cher. Elle comprend également un tour gratuit avec un chauffeur privé, un transport gratuit de l'aéroport de Linate et des billets à prix réduits pour les autres aéroports.
Dans le Piémont, les maires nouvellement élus sont à l'origine d'une petite révolution. Des mesures ont été prises pour aider les personnes les plus en difficulté à prendre davantage les transports en commun. À Turin, le prix de l'abonnement mensuel dépend de l'ISEE, qui mesure le niveau de revenu (il existe quatre tranches). Les prix sont plus élevés pour les jeunes de moins de 26 ans résidant à Turin, parce que leur abonnement leur donne accès à l'ensemble du réseau urbain et suburbain. Les chômeurs résidant à Turin et inscrits sur les listes du bureau de l'emploi de la ville payent 3 euros pour le contrat, puis 18 euros par semestre. En outre, les mutilés et invalides du travail payent 2 euros d'abonnement mensuel.
Au total, la gratuité n'existe pas en Italie, sauf dans de très rares cas et hormis pour les forces armées et la police, les personnes sans emploi dans les villes et les étudiants dans certaines villes. Ainsi, aux termes d'un accord entre la région et l'école polytechnique de Turin, l'abonnement des étudiants et des chercheurs est gratuit.
Enfin, Milan a décidé d'augmenter les tickets de transport à l'unité à 2 euros afin d'améliorer le service. Même si la gratuité partielle se développe, le prix du ticket augmente, afin de chercher à favoriser l'abonnement.
Mme Michèle Vullien. - C'est une volonté visant à fidéliser les usagers. Il s'agit de tarifs dissuasifs pour orienter sur un autre titre.
M. Guillaume Gontard. - Pouvez-vous nous préciser ce qu'il s'est passé à Bologne ?
Mme Cristina Pronello. - Pour l'instant je n'ai pas d'information sur les raisons pour lesquelles Bologne a abandonné la gratuité. Je pense que cela est lié à l'échec d'un accord avec Trenitalia et à la baisse des dotations aux régions, mais je vais davantage me renseigner et je reviendrai vers vous.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Nous avons proposé cette mission sur la gratuité des transports parce qu'il y avait des attentes sur ce sujet, notamment dans le contexte des prochaines élections municipales. Mais aussi parce que ce sujet est justement souvent abordé en lien avec des échéances électorales ou sur des zones très spécifiques : il manque une réflexion globale. Nous réfléchissons sur cette notion de gratuité des transports collectifs, sur celle d'accès à la mobilité à tous, qui peut être un choix politique. Nous travaillons aussi sur la gratuité partielle, qui est manière d'agir sur les tarifications. Chaque réseau a son fonctionnement. Je souhaitais relever une première contradiction : certains disent que la tarification n'a pas d'effet, or cela reste un outil intéressant pour changer les habitudes, par exemple à Lausanne pour les touristes. Derrière tout cela, il y a la question du financement. En France, nous avons le versement transport, qui nous est spécifique. Si on enlève la contribution des usagers, il faut bien trouver de nouvelles sources de financement. À Tallinn, a-t-on pensé à d'autres types de financement, en plus de l'impôt : stationnement, taxe spécifique, péage urbain, vignette ? La gratuité est motivée par l'attractivité, ce qui a fonctionné : avez-vous eu une réflexion sur l'étalement urbain ? De manière générale, y a-t-il eu des études précises sur les conséquences de la gratuité, notamment le report modal, la fréquentation des transports collectifs ? Enfin, la gratuité n'augmente-t-elle pas les disparités entre le rural et l'urbain ?
M. Allan Alaküla. - La tarification peut effectivement être un levier. Dans l'euro-baromètre 2014, il y avait une question relative aux mesures d'amélioration de la mobilité urbaine. Et la majorité des réponses, dans de nombreux pays, était que la tarification pouvait avoir un effet sur la fréquentation des transports. Une autre étude annuelle de satisfaction portant sur les services publics, réalisée en 2001 ou 2011 pour Tallin, indiquait que le prix était un critère très important, notamment dans un contexte de crise économique. Autre élément, les conditions de la mise en place de la gratuité à Tallinn. Au départ, elle ne concernait que le réseau des bus et la municipalité attendait de conclure un accord avec la compagnie des trains. Dans un premier temps, la gratuité n'a pas eu d'effet en termes de fréquentation. Parallèlement, des trains neufs ont été mis en circulation, mais cela n'a pas changé non plus leur fréquentation. Mais lorsque le train a été inclus dans l'offre gratuite, la fréquentation a triplé en quelques mois, et depuis elle a été multiplié par sept, alors que la qualité du matériel n'a pas évolué.
Toujours concernant la qualité, la municipalité a été critiquée, accusée de populisme, avec cette mesure coûteuse de gratuité des transports. La municipalité a néanmoins promis de maintenir la qualité, personne n'y croyait, mais cela a très bien fonctionné. Et du fait de la gratuité, il y a eu une attractivité de la ville et ses ressources fiscales ont augmenté, ce qui a permis d'accroître les investissements : ils sont passés de 53 à 70 millions d'euros en 7 ans. La gratuité des transports, alliée à notre modèle fiscal, a donc permis l'amélioration du service.
Concernant l'étalement urbain, j'ai récemment rencontré, dans le cadre de l' Union internationale des transports publics, le président de la Fédération nationale des associations d'usagers des transports, qui avait une longue liste d'arguments contre la gratuité, parmi lesquelles l'étalement urbain. Mais dans cette même liste, on disait que personne n'avait besoin des transports publics ! C'est un peu contradictoire... Pour Tallinn, il n'y a pas de problème d'étalement urbain, puisque la gratuité est limitée aux résidents de la capitale. Ce qui pose problème aussi, car le système n'est pas bien intégré avec le réseau péri-urbain. Dans la plupart des provinces rurales, éloignées de Tallin, les transports sont gratuits pour tous. L'idée est de favoriser la mobilité professionnelle. Il y a un fondement social à tout cela : la mobilité pour tous, et aussi l'objectif de promouvoir le commerce et les services locaux. On souhaitait également inciter les gens à se déplacer en transports collectifs le soir et le week-end.
À Tallinn, la gratuité avait également comme objectif la diminution du nombre de voitures en ville, pas forcément dans le cadre d'une lutte anti-pollution, simplement pour que la ville soit plus agréable à vivre. La gratuité a été accompagnée d'une augmentation du prix du stationnement, à 6 euros de l'heure, qui n'a évidemment pas été très populaire. Mais à ceux qui critiquaient cette hausse, la municipalité répondait qu'il valait mieux utiliser les transports en commun gratuits. En outre, nous avons pu mettre en place des bus en site propre jusqu'au coeur de la ville, grâce à un référendum à 75 % favorable. Le côté environnemental n'était pas un objectif au départ ; il est plutôt devenu un élément de communication.
Les villes et provinces tout autour de Tallinn ont refusé de mettre en place la gratuité. Tallinn subira donc une pression forte pour introduire la gratuité au-delà de ses résidents mais j'espère que les communes et comtés entourant Tallinn vont mettre en place la gratuité complète, sachant que des gratuités existent déjà pour les jeunes et les seniors.
Mme Michèle Vullien, présidente. - De quoi se compose le réseau de transport de Tallinn ?
M. Allan Alaküla. - Nous avons trois modes, plus le train : les bus, les tramways et les trolleys. Il y a près de 600 véhicules, donc 80 % de bus. La part des trains représente 2 % des déplacements dans le district de Tallinn.
M. Christophe Jemelin. - Sur les modifications des habitudes de transport, l'exemple des jeunes à Lausanne doit être considéré comme une mesure sociale destinée à décharger le budget familial. Payer quatre ou cinq abonnements annuels d'un coup à la rentrée scolaire peut représenter des montants extrêmement importants. Depuis que nous avons le métro automatique, les jeunes utilisent beaucoup plus ce moyen de transport qu'auparavant, ce qui leur donne plus d'indépendance.
Les touristes représentent peu de monde, la gratuité qui leur est proposée est avant tout une mesure d'affichage destinée à promouvoir telle ou telle ville en tant que destination écoresponsable. Quand vous arrivez à l'aéroport de Genève, vous avez, à l'endroit où vous récupérez vos bagages, un distributeur qui vous donne un billet gratuit pour vous rendre au centre-ville. C'est avant tout une mesure de bienvenue et non une politique de report modal.
Lorsque l'on évoque la gratuité, il faut se demander pour qui et pour quoi. Les enjeux sont-ils d'ordre générationnel, social ? J'aime bien la formule selon laquelle la gratuité peut être la cerise sur le gâteau de l'intermodalité.
Si l'enjeu est d'avoir une approche sociale, mieux vaut cibler les personnes concernées plutôt que de pratiquer la politique de l'arrosoir et d'offrir la gratuité à des personnes qui ont tout à fait les moyens de payer les transports publics. Si l'objectif est environnemental, malheureusement les études crédibles, sérieuses et sur la durée font défaut pour montrer combien de personnes ont renoncé à l'usage de la voiture au profit des transports publics.
À elle seule, la gratuité paraît insuffisante pour parvenir à un véritable report modal. Il faut améliorer l'offre et réfléchir à l'organisation du territoire concerné. Si vous avez un centre-ville qui dépérit et que vous cherchez à le stimuler grâce à la gratuité des transports publics mais que dans le même temps vous avez inauguré deux ans plus tôt une gigantesque zone commerciale en périphérie, les transports publics, même gratuits, demeureront impuissants. La question du lien entre transports publics et aménagement du territoire est essentielle. La gratuité des transports peut éventuellement être une aide sur de petites agglomérations, mais en tant que telle je ne pense pas qu'elle ait des effets mesurables dans aucune des agglomérations qui l'ont expérimenté jusque alors, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne sert à rien, mais qu'il faut vraiment se demander pourquoi la gratuité. Mieux vaut vraiment cibler les catégories de la population que l'on veut aider.
Mme Cristina Pronello. - Le problème de la gratuité des transports en commun est qu'ils vont attirer des clients qui pratiquaient la marche à pied et le vélo. Nous avons mené une grande enquête dans la région Piémont qui montrait que les jeunes sont moins sensibles à l'environnement que les adultes, contrairement à ce que l'on pouvait penser, et que beaucoup utilisaient certes les transports en commun pendant leurs études mais aspiraient à utiliser leur voiture, qu'ils jugeaient plus confortable, dès lors qu'ils auraient commencé à travailler. C'est seulement en agissant sur la qualité de l'offre qu'on pourra obtenir des changements comportementaux.
Exemple parlant : Turin met en place des navettes gratuites au centre-ville à Noël mais celles-ci sont toujours vides... Il faut rendre très difficile l'utilisation de la voiture en centre-ville, faire payer très cher les parkings, renforcer les transports en commun si l'on veut vraiment changer les comportements. La gratuité, en revanche, ne fera pas évoluer les choses.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Depuis le début de cette mission, on entend beaucoup l'idée selon laquelle l'instauration de la gratuité conduit surtout à faire venir des piétons et des cyclistes dans les transports en commun. Lorsque l'on regarde les différentes études réalisées, notamment à Dunkerque et Châteauroux, ce n'est pas vraiment ce qui ressort. Il s'agit là d'une question importante pour mesurer le véritable impact de la gratuité.
Mme Cristina Pronello. - Il existe un certain nombre d'études au niveau international sur le report modal induit par la gratuité des transports collectifs. L'étude la plus intéressante est sans doute celle qui porte sur Talinn et qui date de 2017. Cette étude tend à montrer que la demande globale de transport n'a pas augmenté et que parmi les nouveaux utilisateurs, beaucoup pratiquaient auparavant la marche à pied ou le vélo. Elle ne montre pas non plus d'amélioration de la qualité de l'air ou de la congestion.
M. Christophe Jemelin. - À Châteauroux, il n'y avait au départ aucune volonté de réduire l'usage de la voiture, l'objectif était vraiment de dynamiser le centre-ville. À cette fin, les transports publics ont été rendus gratuits, mais les parkings l'ont été également. J'ai encore regardé ce matin les horaires des lignes 1 à 4 à Châteauroux. Aucune n'est cadencée, tout s'arrête à 19 heures : je ne vois pas comment on peut se passer de voiture à Châteauroux. Dunkerque se réjouit à juste titre de l'augmentation de 120 % de la fréquentation de son réseau de transport le week-end, sauf que la gratuité existait déjà pour cette période de la semaine. Ce qui a fait la différence, ce n'est pas la gratuité en semaine mais bien la restructuration de l'offre proposée aux usagers. Le réseau a été profondément transformé.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Ma remarque ne portait pas tant sur l'augmentation de la fréquentation, mais sur les modes de transport qu'utilisaient précédemment les nouveaux usagers. J'évoquais les études menées à Châteauroux et à Dunkerque car pour le moment nous disposons à mon sens de trop peu d'éléments objectifs. On est souvent sur du ressenti.
M. Michel Forissier. - Je souhaiterais savoir si les systèmes mis en place donnent satisfaction aux usagers ou s'il y a de fortes demandes de changement.
M. Allan Alaküla. - Nous avons une enquête annuelle de satisfaction des services publics qui porte entre autres sur la qualité du transport public. Les indices ont augmenté depuis l'introduction de la gratuité il y a sept ans, sur tous les paramètres (propreté, ponctualité, politesse du conducteur).
Mme Peggy Frantzen. - La gratuité n'a pas encore été mise en place au Luxembourg donc je ne pourrai pas réagir sur ce point. Pour l'instant, les véhicules individuels sont encore massivement utilisés, à la fois par les résidents et par les transfrontaliers, avec un taux d'occupation très peu élevé. Cela signifie qu'il y a déjà fort à faire pour rendre les transports publics plus attractifs. De notre brève expérience avec le tram que nous avons mis en place, il est beaucoup plus utilisé que ce à quoi l'on s'était attendu.
M. Christophe Jemelin. - Sur Lausanne, nous avons environ 350 000 voyageurs quotidiens et l'exemple que j'ai évoqué pour les jeunes concerne à peu près 2 500 à 3 500 personnes. Ce qui donne satisfaction est qu'ils n'ont pas la gratuité, mais c'est la ville qui leur paye leur abonnement. Cela signifie qu'ils savent comment commander un abonnement. C'est de la pédagogie pour que les jeunes sachent ce que c'est que d'avoir un abonnement. Dans un premier temps, ils ont une aide à 100 %, dans un deuxième temps ils ont une aide à 50 %. Cette mesure est très appréciée et a servi d'exemple à Fribourg qui va l'introduire très prochainement.
Sur les touristes, nous arrivons à un moment intéressant puisqu'il existe un conflit avec les milieux touristiques qui ne souhaite pas que nous offrions un produit touristique.
Mme Cristina Pronello. - Il n'y a pas un consentement à payer si la perception de la qualité de l'offre est très basse. À Turin, la ville cherche à relancer le transport en commun en surface. L'idée de faire un péage urbain a été évoquée mais les commerçants s'y sont opposés.
Les clients des transports en commun compiégnois sont les personnes les plus pauvres et les étudiants. Les autres personnes n'envisagent même pas de prendre les transports en commun. Sur les petites villes comme Compiègne, les gens préfèrent payer un billet mais avoir un service de qualité.
M. Olivier Jacquin. - Je souhaiterais poser une question à Madame la conseillère de l'ambassade du Luxembourg. Je suis frontalier : je suis sénateur de la Meurthe-et-Moselle. Nous trouvons votre initiative très intéressante. Cependant, le Luxembourg a des flux quotidiens très importants. Comment envisagez-vous les régulations avec les pays voisins ? Je sais que deux gares en France seront concernées par la gratuité, mais comment comptez-vous préciser le dispositif vis-à-vis de l'étranger (travailleurs, touristes) et quelle nature de discussion allez-vous engager ?
Mme Peggy Frantzen. - Le chemin de fer luxembourgeois négociera avec SNCF, Deutsche Bahn ou SNCB concernant les abonnements des transfrontaliers pour venir à Luxembourg. Le trajet côté français restera bien sûr payant.
M. Olivier Jacquin. - Dans le trajet des navetteurs, sur la partie française, vous ne prendrez pas en charge le transport qui va par exemple de Metz à Luxembourg ? Pourquoi pas, après tout ? Puisque les routes sont saturées et que vous manifestez la volonté de favoriser véritablement le transport en commun.
Mme Peggy Frantzen. - Il s'agit de la gratuité des transports publics luxembourgeois et les transports publics de Metz à la frontière du Luxembourg n'en font pas partie. En 2018, un accord a été signé pour un montant de 120 millions d'euros, dont 110 millions d'euros pour le système ferroviaire sur le côté français.
M. Olivier Jacquin. - Je tiens à préciser que c'est 120 millions d'euros sur 10 ans.
Mme Peggy Frantzen. - C'est un premier projet d'infrastructures financées, et cela va continuer.
M. Joël Bigot. - La gratuité se décline différemment et entraîne sans doute des reports modaux de circulation. Est-ce que l'introduction de la gratuité a amené une modification des habitudes de transport ?
Ensuite, un certain nombre de villes veulent s'engager dans la gratuité des transports. Quels écueils leur conseilleriez-vous d'éviter si elles voulaient s'aventurer sur ce terrain ?
M. Michel Devinaz. - Dans l'agglomération lyonnaise, la trottinette est assez coûteuse. Mais sa souplesse d'utilisation fait que c'est un moyen de déplacement très utilisé. Cela montre que l'offre est fondamentale.
M. Christophe Jemelin. - C'est justement la variété de l'offre qui est fondamentale. L'usager qui n'utilise que le transport public a quasiment disparu. Les clients utilisent vélo et trottinette lorsque le temps le permet, et les transports collectifs quand il pleut. Nous avons lancé à Lausanne le premier abonnement multimodal de Suisse : 30 mn de vélo, entre deux et quatre courses de taxi, deux et quatre locations de 12 heures de voiture... Cela nous semble beaucoup plus prometteur, c'est ce que souhaitent les jeunes.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - La gratuité, ou la tarification, est un outil, il faut voir à quel point cela est efficace. Mais c'est un outil parmi d'autres. Par exemple, ce qui permet d'augmenter l'utilisation du vélo, c'est l'aménagement des pistes cyclables et l'emplacement des bornes. Évidemment, s'il n'y a pas d'offre, la gratuité n'a pas d'intérêt. On en revient donc à la question du financement.
M. Allan Alaküla. - Le transport public en Europe continentale n'est pas un marché, c'est un service public, gouverné par des décisions politiques. Donc la qualité du service dépend de ces décisions politiques. Quand la priorité est donnée aux transports publics, cela implique un engagement politique dans la durée : une fois qu'il est pris, on a la garantie que les transports vont être développés. On peut rentrer dans les détails sur les effets de la tarification et les différentes manières d'utiliser cet outil, mais on perd de vue l'image d'ensemble : encore une fois, c'est une détermination de nature politique.
Mme Michèle Vullien, présidente. - Nous vous remercions d'avoir alimenté notre réflexion. Le rapporteur et moi n'avons pas la même vision sur ces sujets. D'après mon implication dans ce domaine, je constate que c'est l'offre, sa qualité, le maillage, l'intermodalité et si possible l'inter-opérabilité des titres qui sont importants. Avec cela, on peut continuer à gagner des parts de marchés en augmentant de manière mesurée les tarifs. Je pense que la liberté, c'est d'avoir un titre inter-opérable, qui permet un accès facile aux transports. Je suis plutôt pour cette liberté, avec un abonnement correspondant aux revenus des usagers. Pourquoi ceux qui ont les moyens ne paieraient-ils pas ? L'égalité n'est pas l'équité. Il ne faut pas se priver de ressources, il faut pouvoir continuer à investir. J'espère que les réseaux qui ont mis en place la gratuité pourront continuer à investir, notamment dans des matériels moins polluants et à proposer de nouveaux services, pour atteindre une qualité qui permet de moins utiliser la voiture. Mais il faut aussi penser aux plus fragiles.
M. Michel Devinaz. - À Lyon, nous avons fait le choix de réduire l'utilisation de la voiture en 1989, ce qui a permis le développement des transports dans l'agglomération.
Mme Michèle Vullien, présidente. - C'est un choix qui a été fait et qui a été porté politiquement dans la durée.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Je suis d'accord sur la facilité d'accès, avec un abonnement parfois très peu coûteux. Si on accède facilement à différents types de transport, on peut retrouver tous les reproches faits à la gratuité
Mme Michèle Vullien, présidente. - Mais il faut les ressources pour continuer à investir !
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Le financement est possible soit par l'usager, soit par l'ensemble de la collectivité, comme à Tallinn. On commence à réfléchir à remettre en cause le système pour les routes nationales. C'est un autre choix, un autre type de participation. La question du financement peut être déconnectée de celle de la participation de l'usager.
Mme Michèle Vullien, présidente. - Mais qui paie alors ?
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Encore une fois, c'est un choix politique.
M. Michel Forissier. - Le vieux débat français, c'est la part de l'impôt dans le financement du service public.
Mme Michèle Vullien, présidente. - Une nouvelle fois, nous vous remercions d'avoir contribué à alimenter notre débat.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16h25.
Mercredi 26 juin 2019
- Présidence de Mme Michèle Vullien, présidente -
La réunion est ouverte à 17h05.
Cadrage du rapport de la mission
Mme Michèle Vullien, présidente. - Mes chers collègues, avant de passer la parole à notre rapporteur Guillaume Gontard, qui va nous exposer les premières orientations de son rapport, quelques mots sur nos travaux.
Depuis le lancement effectif de la mission, qui a suivi l'achèvement de l'examen de la LOM et la période d'interruption des travaux du Sénat en avril, nous avons entendu une trentaine de personnes, que ce soit en réunion plénière ou en auditions du rapporteur auxquelles vous étiez tous conviés. Je remercie d'ailleurs tout particulièrement ceux qui ont pu y participer, au prix - souvent - d'une privation de déjeuner, tant nos différents travaux se chevauchent.
Je crois pouvoir dire que nous avons entendu l'essentiel des personnes concernées par notre sujet - experts, représentants des différentes parties prenantes, élus, administrations -, même si l'on peut regretter que certains interlocuteurs n'aient pas donné suite à notre sollicitation.
Sous réserve d'une ou deux auditions encore à venir et de notre déplacement à Dunkerque, nous abordons aujourd'hui la seconde phase de nos travaux : après la présentation des premières orientations de notre rapporteur aujourd'hui, celui-ci va établir son rapport détaillé, qui sera mis à votre disposition le mardi 16 juillet. Nous nous réunirons ensuite le jeudi 18 juillet pour l'examen de ce rapport.
Ceux d'entre vous qui le souhaiteraient pourront donc, dans l'intervalle, faire parvenir au secrétariat de la mission des observations écrites de quelques pages, qui seront annexées au rapport lui-même. Celui-ci sera présenté à la presse la semaine suivante, sans doute le mardi 23 ou le mercredi 24 juillet.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Merci madame la présidente.
Mes chers collègues, il y a maintenant trois mois, j'avais sollicité avec le groupe communiste républicain citoyen et écologiste (CRCE), la création d'une mission d'information chargée d'étudier en profondeur la gratuité des transports collectifs et de nourrir un débat qui ne va plus cesser d'occuper l'actualité d'ici les élections municipales.
Les questions de la mobilité et de l'accès aux mobilités sont au coeur des préoccupations de nos concitoyens. Nous l'avons vu notamment avec le mouvement des gilets jaunes. Doit-on définir un véritable droit à la mobilité au même titre que le droit à la santé, à l'éducation,... Le sujet ne laisse pas indifférent et occupe les débats.
Car si seule une vingtaine d'agglomérations françaises ont mis en place la gratuité totale des transports collectifs, beaucoup y réfléchissent ou ont d'ores et déjà annoncé une inflexion de leur politique en ce domaine. Le choix de Dunkerque, plus grosse agglomération de France à l'avoir instituée, a frappé les esprits. D'autre part, de plus en plus de villes mettent en oeuvre une tarification sociale et solidaire, dont l'exemple le plus emblématique est évidemment Paris, avec la gratuité pour les 4 - 11 ans dès la rentrée et des tarifs préférentiels pour les collégiens et les lycéens.
J'avoue n'avoir pas eu d'idée préconçue sur la question avant le démarrage de nos travaux, dont le premier enseignement consiste à dire qu'elle ne laisse personne indifférent : que ce soit pour trouver l'idée de la gratuité des transports formidable ou pour la rejeter, je n'ai rencontré personne qui n'ait un avis à ce sujet. J'en veux pour preuve le grand succès de la consultation en ligne que nous avions lancée : avec plus de 10 500 réponses, elles établi un record, 80 km/h mis à part.
Le revers de la médaille, nous avons pu le constater, c'est l'importance des a priori et des idées toutes faites : la gratuité c'est mauvais par principe, ça entraîne une augmentation des incivilités, ça conduit surtout à faire prendre le bus à des gens qui marchaient auparavant. À l'inverse, la gratuité est parée, aux yeux de certains, de toutes les vertus, sans souci de son financement : elle serait compensée par la disparition des dépenses de fonctionnement de la billettique et du contrôle, alors qu'on sait qu'une des conditions de la réussite est le maintien d'une présence humaine dans les bus et elle contribuerait à un report modal élevé. De plus elle serait « moderne », en rupture avec la tarification sociale, « solution du vingtième siècle » pour reprendre une expression du maire de Dunkerque. Même son incidence en termes de santé publique fait l'objet de controverses : certains soulignent que mettre des piétons et des cyclistes (quand il y en a) dans les bus leur fait faire moins d'exercice ; d'autres expliquent que quand un automobiliste prend désormais le bus, il doit marcher jusqu'à l'arrêt et qu'il pratique donc une activité physique.
Il était donc urgent d'y voir plus clair et j'avoue que c'est assez difficile, tant sont différentes les situations locales et, a fortiori, internationales.
J'essaierai néanmoins de dégager quelques grandes lignes directrices :
- Premièrement, les AOM qui ont mis en place la gratuité totale sont toutes de petite ou de moyenne dimension. Les plus petites comptent environ 10 000 habitants, Dunkerque est la plus importante, avec 200 000 habitants ;
- Ensuite, toutes à l'exception d'Aubagne qui dispose d'un tramway court et léger, ne comportent que des bus - je mets de côté les modes doux (vélos, trottinettes) et très peu ont mis en place un transport à la demande (TAD) gratuit ;
- Troisième dimension, qui n'est pas surprenante,
ces réseaux étaient souvent sous utilisés. Comme le dit le
maire de Dunkerque, « je préfère transporter des gens
que des banquettes vides ». À Niort, le quart des bus
circulait avec cinq passagers ou moins avant la gratuité. D'ailleurs,
même après l'augmentation, souvent forte, constatée
après la mise en oeuvre de la gratuité, la fréquentation
reste souvent inférieure à la moyenne de la catégorie
-
c'est le cas par exemple à Châteauroux, tant le point de
départ était bas ;
- Autre élément central, la part de la billettique était marginale : moins de 10 % du total des recettes à Dunkerque, à peu près la même chose à Niort et Aubagne, 14 % à Châteauroux. Si l'ose dire, mettre en place la gratuité ne coûtait pas cher ;
- D'autant que le versement transport permettait de financer le système, soit parce qu'il procure une recette confortable, comme à Niort ou à Compiègne, soit parce que les élus ont fortement augmenté les taux, comme à Dunkerque, fort opportunément avant l'annonce du passage à la gratuité, ou à Aubagne où ils ont triplé ! Seul hic, comment financer les investissements futurs quand on est au plafond, ce qui est le cas dans deux tiers des autorités organisatrices de la mobilité (AOM) ?
- Car c'est une autre donnée importante, pour que la gratuité réussisse, il faut qu'elle s'inscrive dans un ensemble plus vaste : aménagement de la voirie, renforcement ou structuration du réseau, achat de nouveaux matériels, accroissement de la fréquence de passage, sans compter les aménagements urbains. Bref qu'elle constitue un outil au service d'un projet global ;
- Dernier élément, les motivations des élus. Elles sont à la fois sociales, écologiques et liées à l'aménagement urbain. Si chacun insiste plutôt sur une dimension plutôt que l'autre (la lutte contre l'exclusion et la volonté de donner du pouvoir d'achat à Aubagne par exemple, la revitalisation d'un centre-ville en déclin démographique à Châteauroux), tous se rejoignent in fine sur les effets.
En revanche, hormis l'accroissement de la fréquentation, il est beaucoup plus difficile de dégager de grands enseignements des résultats de ces expérimentations. Même les scientifiques ne fournissent pas toujours des données incontestables tant leurs approches diffèrent. Vous vous souvenez peut-être de la controverse qui avait opposé les intervenants à notre première table ronde, consacrée à la philosophie de la gratuité, sur le point de savoir si la gratuité totale consistait à mettre des piétons et des cyclistes dans le bus ou plutôt des automobilistes, ce qui est l'objectif recherché afin de lutter contre la congestion automobile, source de pollution atmosphérique et de bruit, sans parler de son coût économique et social.
Quoi qu'il en soit, certains élus ont d'ores et déjà annoncé l'instauration prochaine de la gratuité, comme Calais, et beaucoup de collectivités s'interrogent aujourd'hui sur l'éventuelle mise en place de la gratuité totale de leur réseau de transports. C'est cette tendance qu'on retient plutôt que la fin de la gratuité dans certaines collectivités, comme Arcachon en 2016, Cluses depuis le 1er janvier dernier ou l'agglomération de Manosque le 7 juillet prochain, la gratuité n'étant maintenue que pour la seule commune. Je citerai, parmi les AOM de taille moyenne qui s'interrogent sur le passage à la gratuité totale, Blois et La Roche-sur-Yon, Amiens, Clermont-Ferrand et Marseille parmi les plus peuplées, sans oublier Paris et l'Ile-de-France.
Toutes n'ont pas encore fait de choix précis mais celles qui l'ont fait ont écarté la gratuité totale au bénéfice de la tarification sociale et solidaire. Les raisons sont l'exact opposé de celles qui permettent de mettre en oeuvre la gratuité totale :
- Des réseaux qui comportent des modes lourds (tramways, métro, téléphériques, funiculaires, navettes fluviales...) qui nécessitent des financements beaucoup plus importants ;
- Des réseaux qui sont au moins partiellement saturés ou juste correctement dimensionnés. C'est par exemple la réponse que nous avons reçue de villes comme Clermont Ferrand ou Bordeaux, qui seraient bien en peine de transporter davantage d'usagers, le tramway y étant déjà largement saturé ;
- Une utilisation beaucoup plus fréquente des réseaux, comme à Rennes, avec 193 voyages par an et par habitant et jusqu'à 320 à Lyon.
Pour toutes ces raisons, la gratuité totale peut parfois se révéler difficile à mettre en oeuvre et finalement peu adaptée à certaines situations.
Reste alors la gratuité partielle. Tous les réseaux la pratiquent à un titre ou à un autre, ne serait-ce que pour les tout-petits et depuis longtemps. La tarification est affaire de « savant dosage » entre tarif de base, abonnement, qu'il soit hebdomadaire, mensuel, annuel, préférentiel pour une catégorie déterminée - les jeunes, les personnes âgées, les titulaires du RSA, réservés ou pas aux résidents de la commune ou, au contraire, destinés aux seuls touristes, ainsi incités à ne pas utiliser leur voiture, comme à Chamonix - ou carrément gratuits dans certaines circonstances (événements festifs ou lors des pics de pollution).
Au-delà de ces systèmes plus ou moins sophistiqués, depuis plusieurs années, des élus ont fait le choix d'aller plus loin en mettant en oeuvre une véritable tarification solidaire. Cette politique part d'un constat, l'exclusion de la mobilité de beaucoup, trop isolés pour connaître leurs droits. Si le non-recours n'est pas propre aux transports, il crée un effet d'éviction en termes de mobilité. En clair, pour reprendre le titre d'un livre de Martin Hirsch, Cela devient cher d'être pauvre et c'est particulièrement vrai dans les transports. Il n'est pas acceptable que les personnes les plus défavorisées soit payent le plein tarif, faute de pouvoir acheter un abonnement, soit limitent volontairement voire renoncent à se déplacer.
À l'instar de Grenoble et Strasbourg, pionnières en la matière, de plus en plus de villes mettent en place une politique fondée le plus souvent sur le quotient familial et l'action des CCAS, avec des prix très réduits par rapport au tarif de base, comme à Toulouse, voire parfois la gratuité. C'est le cas, par exemple, pour les personnes âgées sous condition de ressources à Saint-Denis de la Réunion et, bientôt, à Paris pour les écoliers, de sorte de lever un frein au déplacement des familles.
Reste à évaluer les effets sociaux et écologiques de ces politiques car peu de données existent en la matière et je serai bien en peine de tirer des enseignements généraux de ces politiques de tarification.
On peut néanmoins avancer trois choses :
- D'abord que la tarification permet de lever des obstacles à la mobilité ;
- Ensuite que la gratuité seule ne suffit pas à modifier en profondeur les comportements, en particulier le recours à la voiture. J'en veux pour preuve les résultats de la politique de gratuité pendant l'heure de pointe à Singapour : on constate bel et bien un report modal (augmentation de la fréquentation du métro et diminution de la circulation automobile de 7 %) mais parallèlement à la gratuité des transports, le gouvernement a mis en place des incitations financières pour les entreprises qui décalent leurs horaires ;
- De la même manière, diminuer la part de la voiture passe également par une politique de limitation de sa place en ville, que ce soit en diminuant le nombre des places de stationnement, en réservant des voies aux transports en commun et aux modes doux, en créant des parkings relais en entrée d'agglomération. Bref, la gratuité ne peut à elle seule servir à réguler les flux.
Quant à savoir qui paye, les résultats de notre consultation en ligne montrent toutes les ambiguïtés des usagers : à chaque question, les répondants ont indiqué qu'ils estimaient que c'était au contribuable de financer aussi bien l'investissement que le fonctionnement des réseaux et que la gratuité était préférable à l'amélioration de l'offre. Mais, interrogés sur la nécessité ou pas de faire payer un prix même symbolique, les gens se partagent à parts quasiment égales entre gratuité complète et paiement symbolique.
Toutes les contributions écrites expriment plus ou moins le même sentiment : une exigence d'équité afin d'assurer l'accès le plus large possible. C'est bien là un des enseignements de notre mission : comment assurer l'équité entre tous, qu'ils habitent en zone dense, où les transports collectifs ont toute leur place, ou dans le péri-urbain et le rural où l'offre - je dirai classique - n'a pas vraiment sa place et où il faut organiser de nouveaux moyens de mobilité. Le maire de Niort, dont l'agglomération comprend beaucoup de petites communes, nous a d'ailleurs expliqué que les maires ne souhaitaient plus absolument un arrêt de bus dans leur commune mais plutôt que tous les habitants puissent disposer d'une solution de mobilité, au même titre que les autres habitants. Les technologies numériques nous aideront peut être à organiser ces nouveaux modes de déplacement et c'est d'ailleurs déjà le cas à Orléans où une application permet à chacun de réserver un véhicule, tout en optimisant le parcours effectué par les chauffeurs.
J'en viens maintenant à la présentation des principales recommandations que je souhaite formuler :
- La première c'est d'en finir avec les idées reçues voire les caricatures : non la gratuité n'entraîne pas plus de dégradations, non la gratuité ne signifie pas nécessairement détérioration de la qualité des réseaux faute d'investissements. À l'inverse, la gratuité n'est pas une fin en soi, mais un moyen au service d'un projet, un outil à la disposition des élus pour tout à la fois organiser la mobilité, revitaliser les centres-villes et commencer à mettre en place une véritable transition vers des modes doux et décarbonés ;
- Deuxième enseignement : il faut encourager la réalisation de toutes les études qui permettront d'identifier précisément les effets de la gratuité totale comme solidaire des transports. C'est pourquoi je propose de créer un observatoire de la gratuité, chargé notamment de solliciter les chercheurs français et étrangers ;
- Troisième recommandation : sortir de l'opposition stérile entre qualité de l'offre et gratuité. On n'est pas face à la question de savoir qui de l'oeuf ou de la poule a précédé l'autre ; bien évidemment sans offre pas de gratuité. Pour qu'un réseau soit attractif, il faut déjà qu'il offre une solution alternative à la voiture. Le choix n'est pas entre tarif très avantageux et organisation d'un réseau performant : il faut faire les deux.
- Ce qui, évidemment, pose immédiatement la question du financement. Le service de transport doit-il être financé en partie par les usagers ou doit-on envisager la mobilité comme un droit universel financé par l'ensemble des contribuables en fonction de leurs revenus (comme c'est le cas pour la route) ?
J'entends d'ici ceux qui s'appuient sur le ras le bol fiscal exprimé par nos concitoyens pour rejeter par principe toute réflexion sur les ressources financières permettant de faire face aux défis de la mobilité qui sont devant nous. Défis d'autant plus grands que le secteur des transports collectifs est caractérisé par un effet de ciseau : les recettes augmentent moins vite que les dépenses, alors que les investissements sont de plus en plus coûteux ;
- Je retiens de nos auditions que si le numérique peut faciliter l'accès de tous à un moyen de transport collectif adapté - c'est tout l'enjeu de la Mobility as a Service (MaaS) - il a aussi un coût : Anne-Marie Idrac, Haute représentante pour le développement du véhicule autonome, insiste sur l'importance des sommes à trouver pour en assurer l'équilibre économique, une fois dépassée la phase d'expérimentation actuelle. Dans ce domaine aussi, les usagers devront prendre conscience que la mobilité ne tombe pas du ciel, mais, au contraire, coûte fort cher. Les services organisés par les applications numériques pourraient par ailleurs constituer une ressource innovante. En matière de mobilité comme d'une manière globale, on ne peut se satisfaire de l'absence de taxation des grandes plateformes. Le législateur et les collectivités territoriales ont trouvé le moyen de faire en sorte qu'Airbnb ne continue pas à jouer son rôle de prédateur du secteur de l'hôtellerie sans entrave.
Même si elle ne pourrait sans doute pas à elle seule assurer le manque à gagner de la tarification solidaire et, a fortiori, de la gratuité, nous ne pouvons nous résoudre à voir de nouveaux acteurs se livrer à une guerre commerciale farouche en laissant toutes les externalités négatives à la charge des collectivités. Nous devons nous mettre autour de la table pour définir les contours d'une fiscalité des services de « livraison gratuite » ou des applications de location de trottinettes et autres nouveaux moyens de transport individuel. Cela pose la question de la gratuité à qu'elle prix ? Est-on prêt, par exemple, à un transport d'accès libre mais non régulé qui se financerait sur la publicité et la vente de donnés ?
Plus globalement, même si nous sortons à peine de l'examen de la LOM, il nous faudra bien nous pencher à nouveau sur les moyens de financement des modes de transport décarbonnés. Nous les connaissons tous déjà : péages urbains, prélèvement sur la rente foncière, hausse des tarifs du stationnement, taxation des parkings de centres commerciaux, sans oublier une éventuelle taxe sur la publicité pour les véhicules à moteur thermique. Je considère pour ma part que la question reste ouverte, sauf à se satisfaire du statu quo. Une étude de l'INSEE publiée le mois dernier a quantifié l'incidence en termes de santé publique d'une hausse de la pollution due à l'accroissement de la circulation automobile : l'augmentation des admissions aux urgences pour difficultés respiratoires est bien réelle et le coût financier qui va avec. Il s'agit peut-être d'aller, comme l'explique Paul Aries, « vers un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l'interdiction du mésusage. »
En conclusion, si la gratuité totale des transports collectifs n'est pas toujours la solution adaptée, elle ne doit pas être écartée par principe car nous sommes d'ores et déjà confrontés à un grand défi : comment assurer une mobilité écologiquement, socialement et territorialement juste et équitable ? À long terme, nous savons tous que nous devrons assurer une transition pour que la mobilité ne soit plus le seul choix - souvent subi compte tenu des prix du foncier - des citoyens. Pour reprendre le titre d'une chronique parue dans Le Monde le weekend dernier, Les déplacements qui polluent le moins sont ceux que l'on évite. Mais d'ici là, il nous faut collectivement satisfaire leurs fortes attentes.
M. René Danesi. - Sauf erreur de ma part, vous n'avez pas parlé du milieu rural ni des zones péri-urbaines. Quid des masses financières en jeu ? Quelle est la part du versement transport dans le financement des transports collectifs ? Par ailleurs, la taxe d'habitation va être supprimée, à l'exception de celle relative aux résidences secondaires. Toute dépense liée aux transports sera donc désormais assurée par l'impôt foncier, ce qui est beaucoup plus difficile à faire admettre aux contribuables - moins nombreux - qui y sont assujettis.
Mme Françoise Ramond. - Plutôt que de s'interroger sur la gratuité, la question essentielle est celle de la mobilité pour tous et des moyens pour y parvenir.
M. Olivier Jacquin. - Les personnes favorables à la gratuité totale des transports collectifs pensent qu'elle doit relever du service public universel. Pourtant il ne peut y avoir d'offre de transports collectifs que là où la densité de population est suffisante, ce qui exacerbe la fracture territoriale. Il nous faut répondre à cette exaspération de manière à apaiser les esprits.
J'ai été très frappé par l'audition de M. Christophe Najdovski, maire Adjoint de Paris, chargé des transports et la façon qu'il a eu d'appréhender la question. Il a formulé des propositions très intéressantes en termes de tarification solidaire et de gratuité ciblée et nous devrions appuyer cette démarche.
J'ai noté que vous évoquiez le numérique et la source de financement qu'il pourrait devenir. J'attire néanmoins votre attention sur les dangers que représenterait la cession gratuite de leurs données par les utilisateurs des applications proposées par les géants du numérique.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - En tant qu'élu d'une commune de montagne de 170 habitants, je connais évidemment très bien les enjeux de la mobilité en zone rurale mais je rappelle que notre mission porte sur la gratuité des transports collectifs. Il existe une très forte inégalité territoriale en matière de transports : en zone rurale la voiture est prépondérante et l'action publique ne peut être la même. La gratuité des transports urbains entrainerait un accroissement des inégalités avec le monde rural, sachant toutefois que les habitants des zones rurales ont eux aussi recours aux transports urbains, ne serait-ce qu'en raison de leur lieu de travail ou pour l'accès à des lieux culturels par exemple. En outre, il n'est pas tout à fait exact de dire qu'il n'existe pas de transports en zone rurale car des solutions - le vélo, le co-voiturage - peuvent aussi constituer un outil de changements des habitudes et ainsi contribuer, par exemple, au renoncement à la deuxième voiture d'un ménage.
M. René Danesi. - Dans le monde rural, on parle de droit à la mobilité, pas d'un droit à la mobilité gratuite. C'est pourquoi nous ne devons surtout pas donner le sentiment que le Sénat pourrait préconiser la gratuité des transports collectifs.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - La question s'est posée d'un droit à la mobilité, au même titre que le droit à l'éducation par exemple. Mais je partage le souci de prudence que vous avez exprimé. Au demeurant, les problématiques sont très différentes ente zones urbaines et zones rurales ; il existe également des inégalités qui jouent au détriment des zones urbaines, telles la pollution et la congestion automobile.
S'agissant des masses financières en jeu, il est clair que la part de la billettique était faible dans les communes ou agglomérations qui ont mis en oeuvre la gratuité, contrairement à ce qui existe par exemple à Lyon. Supprimer les recettes commerciales n'y avait donc pas le même impact. Par ailleurs, je rappelle que la taxe d'habitation ne finançait pas directement les transports.
Mon rapport montrera que la gratuité résulte d'un vrai choix politique et qu'elle est très difficile à mettre en oeuvre dans d'autres collectivités.
Mme Michèle Vullien, présidente. - Monsieur Danesi, vous avez évoqué la question du foncier. Dans le cadre de l'examen de la LOM, j'avais souhaité permettre qu'une partie de la plus-value enregistrée lors de la première mutation du bien puisse revenir à l'AOM qui a assuré le financement de l'infrastructure dont la proximité a entrainé un accroissement de la valeur foncière du bien.
M. René Danesi. - C'est déjà possible ; cela relève de la commission communale des impôts directs, qui a notamment compétence pour la détermination de la valeur locative des biens imposables à la taxe foncière sur les propriétés bâties. Il suffit de la réunir mais malheureusement je n'ai jamais réussi à faire appliquer les coefficients liés au bruit ou à l'ensoleillement. L'absence d'évaluation depuis la révision générale de 1971 ne facilite pas les choses. Par ailleurs, la commission communale peut déjà tenir compte des grands équipements situés à proximité de la propriété.
Mme Michèle Vullien, présidente. - Il n'est pas possible de faire en sorte que le produit de cette taxation revienne à l'AOM.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - S'agissant de la ruralité, je rappelle la situation de Niort : l'agglomération regroupe 40 communes, dont 6 comptent moins de 500 habitants et 16 moins de 1 000 habitants, qui sont elles aussi concernées par la gratuité du réseau de transport.
Mme Mireille Jouve. - J'en reviens au milieu rural mais aussi au péri-urbain. Dans mon département, la métropole d'Aix-Marseille est marquée par des flux automobiles dans les deux sens ; il faut donc que tout le monde trouve un intérêt à l'organisation de la mobilité. Je souhaiterai par ailleurs que vous nous précisiez, monsieur le rapporteur, ce que vous pensez du financement de la route.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Le transport routier est gratuit puisque les routes sont payées par l'ensemble de la collectivité et pas seulement par ses usagers. Cela pose une question d'équité entre modes de mobilité. Monsieur Jacquin, comme vous, je souligne l'intérêt de la démarche engagée par la ville de Paris ainsi que les enjeux que représente la taxation des GAFA. La question consiste à savoir jusqu'où on est prêt à aller pour financer la gratuité.
M. Frédéric Marchand. - Quelle est l'articulation entre l'observatoire de la gratuité que vous appelez de vos voeux et l'observatoire des villes du transport gratuit créé très récemment à l'initiative de la Communauté urbaine de Dunkerque ?
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Je m'inscris dans une démarche plus globale, à la fois nationale et internationale. Depuis le démarrage de nos travaux, j'ai été étonné du manque de données fiables sur les effets de la gratuité totale des transports.
M. Joël Bigot. - Existe-t-il à l'étranger des villes plus importantes que Dunkerque ayant mis en oeuvre la gratuité totale des transports ?
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Le cas le plus emblématique est celui de Tallinn. Le mode de financement de la gratuité y est très intéressant : en Estonie, les communes perçoivent une part de l'impôt sur le revenu. La gratuité des transports a donc permis d'attirer de nouveaux habitants mais au prix d'une véritable concurrence entre collectivités, qui pose la question de l'équité du système.
Mme Michèle Vullien, présidente. - Cela correspond à une vision très individualiste de la ville ; elle ne serait pas reproductible en France, compte tenu des mécanismes intercommunaux comme les schémas de cohérence territoriale (SCOT). Il existe une vraie solidarité entre collectivités.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Cette concurrence est comparable à celle qu'on a eue, en France, avec la taxe professionnelle, qui instituait une véritable compétition entre territoires.
Mme Michèle Vullien, présidente. - Certes, mais la taxe professionnelle unique (TPU) permettait une régulation du système.
La réunion est close à 18h10.