Mardi 10 septembre 2019
- Présidence de M. Franck Montaugé, président -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances
M. Franck Montaugé, président. - Monsieur le ministre, notre commission d'enquête termine ses travaux avec votre audition, qui fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site Internet du Sénat ; un compte rendu sera également publié.
Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - La France importe des biens et services numériques et les données de ses citoyens sont utilisées en masse à l'étranger : cette situation n'est pas à l'avantage de l'État. Quelle est la stratégie du Gouvernement ? Quels sont ses objectifs en matière d'économie numérique et de conquête de ces nouveaux marchés ? Vous avez régulièrement évoqué le sujet de la souveraineté technologique en des termes très offensifs. Très récemment, vous vous êtes prononcé pour une cryptomonnaie publique. La France a adopté une taxation sur les services numériques, façon pour elle d'imposer sa souveraineté fiscale aux acteurs du numérique. Comment le Gouvernement entend-il conduire sa stratégie pour que cette position ne se traduise pas par un recul face aux réactions des États-Unis ou d'Amazon qui a récemment annoncé qu'il répercuterait la taxe sur les entreprises utilisant sa plateforme ? Vous avez aussi pris des positions fortes sur le sujet du cloud, de l'informatique en nuage, avec la mise en place d'un cloud de confiance parfois désigné comme cloud souverain. Où en est ce sujet ? Parallèlement, afin de contrer les effets du Cloud Act, vous avez annoncé une réforme de la loi de blocage. Quel est votre calendrier et quelles sont les perspectives de la négociation entre l'Union européenne et les États-Unis sur ce sujet ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - La question de la souveraineté numérique me tient particulièrement à coeur : notre souveraineté nationale, comme la souveraineté européenne, dépend en effet de notre capacité à bâtir technologiquement, financièrement et industriellement notre souveraineté digitale. Depuis une quinzaine d'années, nous avons à l'évidence pris du retard à cause de notre incapacité à faire émerger des géants du numérique français ou européens comparables aux géants américains ou chinois et à financer les technologies de rupture indispensables, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle. Or ces ruptures technologiques non seulement construiront ou non notre souveraineté politique, mais elles feront au XXIe siècle des vainqueurs et des vaincus, comme l'avait fait au XIXe siècle la révolution industrielle. Ceux qui maîtriseront les technologies de rupture seront les vainqueurs et leurs clients seront les vaincus. Il est donc indispensable de maîtriser, dans les années qui viennent, un certain nombre de ces technologies de rupture : je pense en particulier à l'intelligence artificielle, à la nano-électronique et au calculateur quantique. On peut toujours parler de souveraineté politique matin, midi et soir en sautant sur son fauteuil comme un cabri, mais, sans maîtrise de ces ruptures technologiques, il n'y a plus de souveraineté politique. Quand vos voitures sont guidées par des logiciels étrangers ou que vos communications sont transmises par des fibres étrangères, vous n'avez plus de souveraineté politique. Voilà à quel niveau je veux placer les enjeux liés à la révolution digitale.
Cela implique que nous répondions à toutes les questions issues de cette révolution technologique. Quelle fiscalité construire pour financer ces ruptures technologiques ? Comment protéger nos données personnelles et nos données publiques ? Comment concilier ces ruptures technologiques avec la maîtrise de nos destins individuels et le respect de la vie privée, qui font partie de notre modèle de société européen, très différent de celui qui se bâtit aux États-Unis ou en Chine ? Les deux sujets politiques que votre commission d'enquête, que je trouve particulièrement bienvenue, doit traiter me semblent en effet être ceux-ci : la souveraineté politique et le mode de société dans lequel nous voulons vivre au XXIe siècle.
Comment pouvons-nous faire de la France le pays de l'innovation de rupture en Europe et combler le retard que nous avons pris depuis plusieurs années ? C'est très simple : il faut de l'argent ! Le financement est la clé absolue.
S'il n'y a pas de champion digital en Europe, c'est d'abord parce qu'il n'y a pas les financements nécessaires, ce qui permet ainsi à tous les géants du numérique, notamment américains, de racheter nos technologies et nos start-up. Nous sommes bons pour créer des start-up, nous sommes bons sur la recherche, notamment fondamentale, ou sur l'innovation, mais comme nous n'avons pas les moyens de les faire grandir, nous faisons le profit et la chance de pays étrangers. Je me demande même si l'argent public est bien employé quand il sert au financement de start-up qui sont ensuite rachetées par les Américains... Il est donc indispensable que nous ayons des financements qui se chiffrent en centaines de millions d'euros pour les projets les plus importants. On dénombre 36 « licornes » chinoises, c'est-à-dire des entreprises avec un chiffre d'affaires supérieur à 1 milliard de dollars, contre 93 aux États-Unis, 6 seulement en France et une poignée en Europe.
Depuis mai 2017, nous avons pris des décisions, dont certaines ont été critiquées, mais que je revendique parce que je les crois indispensables au financement de cette innovation. D'abord, un allégement massif de la fiscalité sur le capital, sur lequel un comité d'évaluation placé auprès de France Stratégie rendra ses premières conclusions au cours de l'automne. Ensuite, la sanctuarisation du crédit d'impôt recherche ; je sais qu'il est critiqué, car il représente aujourd'hui plus de 6 milliards d'euros de dépense publique, mais - je le redirai à l'occasion de la présentation du projet de loi de finances pour 2020 d'ici quelques jours -, s'il faut tenir compte des remarques de la Cour des comptes sur les dépenses de fonctionnement, qui doivent être moins lourdes pour le contribuable, il ne faut pas modifier les paramètres fondamentaux, notamment sur le régime de groupe. Ce serait une erreur stratégique, car nos entreprises ont besoin de stabilité pour investir. Si nous voulons garder des centres de recherche en France et continuer à être dynamique en matière de financement de l'innovation, il faut une fiscalité stable, notamment sur le crédit d'impôt recherche. Enfin, je revendique la cession d'actifs publics, même si cette question fait couler beaucoup d'encre. Certains veulent que l'État gère les jeux de hasard ; je considère que ce n'est pas son rôle. Nous engageons donc la privatisation de la Française des jeux d'ici à la fin de l'année 2019 si les conditions de marché le permettent, en apportant toutes les protections nécessaires qui n'existent d'ailleurs pas aujourd'hui face à l'addiction au jeu. Car c'est bien tout le paradoxe, l'État a la maîtrise de la Française des jeux, mais il ne remplit pas son rôle en matière de protection contre l'addiction au jeu.
Je préfère donc renforcer le rôle de l'État en créant une autorité administrative indépendante, dont le premier objectif sera de lutter contre l'addiction au jeu, tout en laissant des opérateurs privés s'occuper des jeux de hasard, de tirage et de grattage, qui ne relèvent pas de la responsabilité de l'État.
Il en est de même pour Aéroports de Paris : nous allons renforcer les protections, notamment sur les tarifs aéroportuaires et les contrôles aux frontières, mais ce n'est pas le rôle de l'État de gérer des activités commerciales d'un aéroport - boutiques, hôtels ou parkings. L'argent de l'État sera mieux employé en investissant dans ce fonds pour une innovation de rupture, doté de 10 milliards d'euros, qui a deux avantages. Le premier, c'est qu'il dégagera des financements stables sur une longue durée pour financer des innovations de rupture inaccessibles aux opérateurs privés faute de rentabilité - 250 millions d'euros de revenus par an, représentant 2,5 milliards sur dix ans, garantis, car non soumis aux procédures budgétaires. Deuxième avantage, il préfigure le fonds pour l'innovation de rupture européen que nous appelons de nos voeux avec le Président de la République, et qui nous permettrait de disposer du même instrument que la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa) américaine, qui garantit des financements de longue durée à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros pour des innovations de rupture très coûteuses et non rentables au départ.
Cette politique commence à donner des résultats : le marché du capital-risque français est en pleine croissance, puisque les levées de fonds sont passées de 1 milliard d'euros en 2014 à 3,6 milliards en 2018 et devraient atteindre 5 milliards en 2019. Nous sommes devenus la première destination pour les investissements industriels et les investissements en recherche et développement, avec 144 projets en 2018, soit plus que l'Allemagne et le Royaume-Uni réunis. Enfin, la France est le premier pays d'entrepreneurs en Europe.
La difficulté qui subsiste, sur laquelle je travaillerai la deuxième moitié du quinquennat, tient au fait que nous avons du mal à lever des tickets importants. Je pourrais citer nombre de PME très réputées qui voudraient grandir, que ce soit dans le domaine de la santé, de la musique ou du transport, et qui cherchent des tickets à 100, 200 ou 250 millions d'euros, mais qui ne les trouvent ni en France ni en Europe et doivent s'adresser à des fonds américains. C'est une perte de souveraineté directe pour la France. Faciliter la levée de fonds pour des tickets supérieurs à 100 millions d'euros est donc, à mes yeux, une priorité absolue. Un excellent rapport m'a été remis par Philippe Tibi sur le financement de nos leaders technologiques français en France ; nous nous en inspirerons pour faire des propositions. Je ne me résigne pas à ce que nous financions des start-up pour qu'elles deviennent des champions américains plus tard.
Il faut aussi protéger nos technologies : il n'est pas acceptable qu'un géant de la robotique allemand comme Kuka, dans lequel des centaines de millions d'euros ont été investis, soit racheté par un géant chinois, qui bénéficie dès lors des meilleures technologies en matière de robotique. Je l'ai dit depuis le début du quinquennat, je refuse le pillage des technologies françaises. Aujourd'hui, un certain nombre de puissances étrangères ne s'intéressent plus seulement à des géants industriels comme Safran et Thales. Elles convoitent de plus en plus de petites start-up installées dans des villes de taille moyenne qui ont des technologies de rupture ou qui commencent à les mettre en place. Nous allons donc protéger un certain nombre de secteurs technologiques grâce au renforcement, prévu par la loi Pacte, du contrôle des investissements étrangers en France.
Je pense en particulier à trois secteurs technologiques directement liés à notre sécurité nationale : la cybersécurité, le spatial et l'intelligence artificielle.
La deuxième protection qu'il faut garantir au-delà des technologies concerne la protection des données. Les inquiétudes face au Cloud Act sont tout à fait fondées. Nous avons défini avec le Président de la République une réponse stratégique sur cette question en distinguant les types de données.
Il convient en premier lieu de protéger les données personnelles. Après le scandale planétaire de Cambridge Analytica, il est intolérable de voir, comme ce fut le cas il y a encore quelques jours, de grandes entreprises du digital enfreindre le règlement général sur la protection des données (RGPD). La Commission européenne doit donc être totalement intransigeante sur ces questions et nous devons nous appuyer sur l'Union européenne pour protéger les données personnelles.
En deuxième lieu, nous devons protéger certaines données des acteurs économiques. J'ai eu de longs échanges avec l'ensemble des entreprises concernées afin de définir les données concernées. Certaines données économiques ne sont pas stratégiques et se chiffrent en millions, voire plus, et peuvent être stockées en libre accès ; ce serait donc un mauvais investissement que de vouloir les stocker de façon sécurisée. Des données plus sensibles peuvent être stockées chez des opérateurs américains, qui ont des capacités de stockage et surtout de valorisation dont nous ne disposons pas. Nous ne pouvons pas demander aux entreprises de ne plus stocker les données chez ces opérateurs si nous ne sommes nous-mêmes pas capables de leur offrir ces mêmes services de valorisation. Nous voulons donc que l'administration américaine ne puisse pas récupérer ces données sans que l'entreprise soit avertie et sans un minimum de contrôles. Or, dans le Cloud Act, n'importe quelle agence américaine - je ne parle pas de la justice - peut le faire. Nous souhaitons parvenir à un accord entre l'Union européenne et les États-Unis pour qu'aucune administration américaine ne puisse récupérer ces données sans l'accord explicite de l'entreprise, préalable ou non, l'accord préalable étant de loin la meilleure solution
En troisième et dernier lieu, on considère les données directement liées à notre souveraineté ou à nos intérêts fondamentaux, comme les données de prix sur des ventes d'avions, qui ne doivent pas être hébergées autrement que chez un hébergeur national ou européen. Nous voulons donc créer un cloud de confiance français d'ici à la fin de l'année 2019, en nous appuyant en particulier sur l'entreprise Dassault Systèmes. Il pourra stocker toutes les données stratégiques des entreprises privées ou publiques qui le souhaitent, avec toutes les garanties de sécurité nécessaires.
Concernant le projet de monnaie virtuelle Libra de Facebook, je l'ai dit à plusieurs reprises, notamment à l'occasion du G7 des ministres des finances à Chantilly, je ne puis accepter qu'une entreprise privée se dote de cet instrument de souveraineté d'un État qu'est la monnaie. Cela pose des problèmes de sécurité : Libra ne serait pas soumis aux instruments de lutte contre le financement du terrorisme que nous avons bâtis notamment avec le Groupe d'action financière (GAFI), et qui sont très efficaces et très contraignants. De plus, dans des États ayant une monnaie faible, Libra pourrait parfaitement se substituer à ces monnaies souveraines : en Argentine, dont la monnaie, le peso, a connu des dévaluations successives très fortes et une évasion monétaire majeure, ce serait sans aucun doute le cas. Libra présente enfin un risque systémique, Facebook n'est pas une PME avec 45 clients - il a 2 milliards d'utilisateurs.
Se pose cependant une véritable difficulté liée aux coûts de transaction internationaux, y compris à l'intérieur de l'Europe. Nous devons travailler dans deux directions, l'une privée, l'autre publique. La première, c'est d'examiner la manière dont les banques privées, notamment françaises, peuvent parvenir à réduire les coûts de transactions financières, et je sais que certaines y sont prêtes. Par ailleurs, deuxième piste dont je me suis entretenu avec Mario Draghi et Christine Lagarde, il faut réfléchir à une monnaie digitale publique. Je proposerai, à l'occasion de la réunion des ministres des finances à Washington en octobre prochain, de lancer la réflexion sur ce projet, qui apporterait des réponses aux difficultés de coût et de rapidité de transaction. Certaines banques centrales au Royaume-Uni, ou en Suède, ont commencé à lancer des expériences sur ce sujet. Je pense qu'il serait bon que la Banque centrale européenne puisse se saisir de cette difficulté.
Au-delà du sujet du financement de l'innovation et de la protection de nos données et de nos technologies, notre troisième grande réponse réside dans la fiscalité. La France n'a jamais voulu viser quelque entreprise que ce soit, et certainement pas celles de nos alliés américains. Mais les champions américains du secteur digital ont simplement pris une avance par rapport à nous. Les taxer n'a jamais été le projet français ; le projet français, c'est de bâtir une fiscalité adaptée à la réalité économique du XXIe siècle. Or, au XXIe siècle, la valeur se crée sans présence physique sur le territoire. On ne peut donc pas continuer d'alourdir les taxes et impôts sur les entreprises ayant une présence physique sur notre territoire, sur les entreprises manufacturières européennes, car cela ruinera ces dernières au profit d'entreprises chinoises ou américaines implantées ailleurs. Pour des raisons tant d'intérêt national que de justice, je ne peux pas l'accepter.
Certaines entreprises de ce secteur - je ne citerai pas de nom, mais tout le monde voit desquelles je parle -, qui engrangent chaque année en France un chiffre d'affaires de plusieurs milliards d'euros et ont des dizaines de millions de clients français, ne paient, parce qu'elles n'ont pas de présence physique en France - peu de salariés, pas d'usine -, que quelques millions d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés. C'est injuste et inefficace pour financer les biens publics.
Nous avons donc voulu combler ce vide fiscal, remédier à l'absence de juste taxation des entreprises n'ayant certes pas de présence physique en France, mais des clients, un chiffre d'affaires et des profits. La taxation de ces entreprises est un enjeu majeur de notre siècle.
Cela n'est d'ailleurs pas seulement vrai pour le numérique ; les profits des entreprises seront de plus en plus dématérialisés. Demain, la valeur d'une voiture résidera essentiellement, non pas dans sa carrosserie ou dans ses roues, mais dans les données qui alimenteront son système de guidage autonome. Il en va de même pour les boutiques de luxe, dont la valeur réside dans la marque, qui est intangible. Pour certaines entreprises manufacturières, comme Safran, la valeur réside non pas dans ses trains d'atterrissage, mais dans les données générées à chaque atterrissage et qui peuvent être revendues.
Tel est le projet de taxe numérique que nous portons depuis deux ans. Nous avons essayé de le faire adopter à l'échelon européen, et nous étions sur le point d'y arriver, mais quatre États s'y sont opposés - le Danemark, l'Irlande, la Suède et la Finlande. Vingt-quatre États y étaient favorables, mais la règle en matière fiscale étant l'unanimité, nous n'avons pas pu faire aboutir cette taxation. Il y avait pourtant une proposition solide de la Commission ; j'en déduis que nous devons rapidement passer, en matière fiscale, à la règle de la majorité qualifiée.
Ainsi, faute de solution européenne, nous avons conçu cette législation nationale, qui a d'ailleurs été adoptée à l'unanimité par le Sénat et l'Assemblée nationale ; preuve que la prise de conscience de l'enjeu stratégique de cette taxation, tant par les parlementaires que par les Français, est réelle. Je note en outre que des législations similaires sont en cours d'adoption dans d'autres pays, en Espagne, en Italie, en Autriche ou encore au Royaume-Uni, à la fois pour des raisons de justice et d'efficacité fiscale.
Les États-Unis nous ont menacés d'augmenter la taxation sur le vin français. Mais une décision souveraine a été prise et sera donc appliquée, à compter du 1er janvier 2019, aux grandes entreprises numériques, celles dont le chiffre d'affaires mondial est supérieur à 750 millions d'euros. Néanmoins, nous avons trouvé, avec nos amis américains, un accord de principe lors du sommet du G7 de Biarritz. D'une part, nous allons chercher, à l'échelon international, au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), une solution, qui se substituera, avant même sa ratification, à notre législation nationale. D'autre part, si les montants payés en 2019 au titre de notre taxation nationale sont supérieurs à ce qu'ils auraient été sur la base de la taxation internationale, les entreprises concernées toucheront un crédit d'impôt correspondant à la différence. Ainsi, dès lors que la taxation internationale sera adoptée, les entreprises taxées n'auront subi aucun écart d'imposition.
La stratégie française était donc la bonne, car, si les choses bougent aujourd'hui à l'OCDE, c'est parce que la France a adopté cette législation. En effet, les États-Unis craignent une seule chose : la multiplication de taxes nationales partout dans le monde. Les négociations sont difficiles, c'est vrai, mais elles avancent. Nous avons mis en place un groupe de travail France-États-Unis-OCDE afin d'aboutir à un accord international d'ici le début de l'année 2020.
Les choses sont donc simples et nous sommes très ambitieux. Le constat est évident : l'Europe a pris un retard considérable, et il faut le rattraper. Pour cela, notre politique est ambitieuse : il faut, pour garantir notre souveraineté numérique au XXIe siècle, des financements adaptés, une protection solide et une fiscalité juste. Le Président de la République et le Gouvernement s'y emploient depuis deux ans.
M. Gérard Longuet, rapporteur. - Nous voyons se dessiner dans votre déclaration une stratégie et des modalités liées aux responsabilités spécifiques de votre ministère, puisque vous avez développé, fort justement à mon avis, une politique favorable à l'investissement.
Je souhaite vous interroger sur votre stratégie. On pourrait en effet vous reprocher de supposer le problème déjà résolu. Vous voulez investir dans les technologies de rupture, mais la France est un pays de taille moyenne - le marché français représente 4 à 6 % du marché mondial -, et on ne connaît qu'a posteriori les technologies qui s'avèrent « de rupture », non a priori ; cela pose un problème d'allocation des ressources. Nous ne savons pas par avance ce qui va fonctionner auprès d'un public qui est mondial.
Vous avez évoqué trois sujets de rupture. L'intelligence artificielle est un très vaste sujet, qui fait appel à des moyens considérables. Nous avons, certes, des atouts en la matière, mais ceux-ci sont disputés par les grands acteurs. Il en va de même pour les nanotechnologies. Quant aux technologies quantiques, il ressort de nos auditions qu'un monde nouveau semble s'ouvrir, mais nul ne sait quand il émergera ni jusqu'où il ira. Pourriez-vous donc expliquer davantage ce concept de technologie de rupture ? En effet, Amazon ne représente pas par exemple à proprement parler une technologie de rupture, la technologie en elle-même est assez simple, il ne s'est agi que d'être le premier acteur.
Le capitalisme numérique pose en effet problème, car il repose sur une théorie simple : le gagnant prend tout. On finance pendant une période plus ou moins longue des structures qui perdent de l'argent, jusqu'à ce que celui qui est en position dominante devienne profitable, et alors il « prend tout ». Cette conception, fondée sur la poche la plus profonde, qui n'est, malheureusement pas la nôtre, nous permettra-t-elle de faire face au défi, dans un environnement où les entreprises dominantes rachètent de la technologie pour être sûres de ne pas être dépassées ?
Par ailleurs, le droit européen de la concurrence pose problème. Les acquisitions d'entreprises - start-up, licornes et autres -, qui visent à éradiquer toute concurrence, passent malheureusement sous la limite radar de la politique de contrôle de concentrations. Vous avez raison de croire à l'évidente nécessité d'avoir une stratégie dans une économie dématérialisée, mais on se heurte à la réalité d'une guerre par le financement. L'accès aux capitaux étant moins important en France qu'aux États-Unis, pouvons-nous réussir ? L'argument de la technologie de rupture est, je le répète, très convaincant, s'il n'a le défaut qu'on ne connaît qu'a posteriori les succès technologiques. Après tout, d'un point de vue technique, Facebook, ce n'est rien...
Je veux aussi vous demander une précision. Vous avez confiance, vous l'avez indiqué à de nombreuses reprises, en l'effet déstabilisateur des blockchains. Vous dites qu'il faut organiser en France ce système déstabilisant ; cette piste est très intéressante, mais pourriez-vous être plus précis ?
Sur les véhicules autonomes, on mesure mal à quel point ce système est porteur de grands dangers pour l'économie mondiale du point de vue de la puissance concentrée. La menace d'une prise en main complète de tout un secteur d'activité - transport individuel, collectif, de marchandises - par une entreprise est très lourde, vous avez raison de le souligner.
Enfin, dernière question : jusqu'où peut-on aller pour aider à la localisation en France de l'hébergement des données, au moyen de la fiscalité ou des aides à l'investissement ? On a beaucoup investi dans le réseau - d'ailleurs, l'argent public finance ainsi des autoroutes que d'autres emprunteront et valoriseront-, mais le soutien à l'hébergement des données sur notre territoire est également nécessaire ; jusqu'où peut-on aller ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Commençons par une remarque politique. Dans les années 1960, la France est parvenue à initier des ruptures technologiques majeures et à prendre le leadership sur un certain nombre de technologies ; je pense notamment au nucléaire. Je ne crois pas à la possibilité de revenir à un État qui décide à la place des entreprises, mais nous pouvons, via un environnement fiscal et réglementaire favorable, susciter de nouvelles technologies de rupture dans notre pays, à deux conditions : cela doit venir des entreprises ou des chercheurs, et cela n'est possible qu'à l'échelle européenne. Nous n'y arriverons pas sans le relais de financements européens.
Je ne peux me résigner à l'idée selon laquelle notre avenir serait derrière nous. Nous avons manqué d'ambition, nous avons fait des erreurs, c'est vrai, mais nous pouvons reprendre la maîtrise des technologies de rupture. Prenons l'exemple du spatial : on me soumet de nombreuses notes indiquant que le lanceur renouvelable n'a aucune chance, qu'il ne faut surtout pas s'y engager, mais les États-Unis l'ont fait au moyen d'un appui public massif, et ils mettent ainsi nos lanceurs spatiaux en difficulté. Donc, cessons de regarder les trains passer et donnons-nous les moyens de maîtriser les technologies de rupture. Sinon, que ce soit dans le domaine du spatial, des biotechnologies, de l'intelligence artificielle, des véhicules autonomes ou des batteries électriques, nous perdrons tant notre puissance économique que notre souveraineté. Il est tout à fait possible de reprendre la main. La question est : comment ?
Je ne déciderai pas personnellement quelles sont les technologies de rupture pertinentes, je n'en sais rien, mais nous avons en France des ingénieurs, des chercheurs, des industriels qui, eux, le savent. Il faut s'appuyer sur notre réseau d'entreprises et identifier nos forces. Atos est l'un des leaders mondiaux en matière de calcul quantique. En matière de nanotechnologies, STMicroelectronics, située près de Grenoble, est parmi les meilleures entreprises du secteur et fournit ses composants à tous les grands acteurs du numérique. En matière de biotechnologies, nous avons également des entreprises d'excellence. Appuyons-nous donc sur notre excellent tissu industriel.
En outre, le Fonds pour l'innovation de rupture repose sur des personnalités indépendantes, des chercheurs, des industriels, qui font eux-mêmes les propositions. Cela doit aussi correspondre à l'intérêt général et aux préoccupations sociétales. J'en donnerai trois exemples. Je pense, en premier lieu, à l'amélioration des diagnostics médicaux au moyen de l'intelligence artificielle, qui nous concerne tous. Les diagnostics seront plus rapides et plus sûrs ; c'est déjà financé par le fonds. Je pense, en deuxième lieu, à la certification des systèmes qui ont recours à l'intelligence artificielle ; le biais de sélection des algorithmes pose un problème démocratique : pourquoi M. Longuet, M. Montaugé et M. Le Maire reçoivent-ils chacun des nouvelles différentes sur leur téléphone ? Je pense, enfin, à l'automatisation de la cybersécurité : au lieu d'intervenir quand il y a eu une attaque ou de mettre à jour son système tous les deux mois, il faut une lutte automatique et permanente contre les attaques.
Je n'ai donc pas la prétention de définir quelles sont les technologies de rupture pertinentes ; le fonds est animé par des ingénieurs, des chercheurs et des industriels plus à même que moi de le faire. Il nous faut également nous appuyer sur notre réseau industriel existant et sur nos domaines d'excellence, dans lesquels on peut déjà créer des ruptures.
Cela dit, il y a encore des besoins importants de rationalisation en matière de soutien à l'innovation. Entre le programme pour l'innovation d'avenir, le Fonds pour l'innovation de rupture et le plan Deep tech de la Banque publique d'investissement (BPI), il faut rationaliser. Il existe trop de canaux de financement, ce qui nuit à leur efficacité.
En ce qui concerne le droit de la concurrence, je suis entièrement d'accord avec vous, monsieur le rapporteur. Le risque majeur provient du fait que la capitalisation boursière des géants du numérique dépasse largement le produit national brut de 90 % des pays de la planète. Il faut donc mieux sanctionner les comportements anticoncurrentiels et la prédation, et mieux contrôler les concentrations. Cela fait partie des sujets majeurs à porter à l'échelon européen au cours des années qui viennent : il faut renforcer le droit de la concurrence pour lutter contre les comportements prédateurs des géants du numérique. Cela passe aussi par la régulation des contenus, avec notamment la loi sur la manipulation de l'information et la proposition de loi sur le retrait des propos haineux.
Enfin, en ce qui concerne la régulation des plateformes, j'ai engagé des actions en justice contre Amazon, Google et Apple, pour des pratiques commerciales abusives. Obliger un client à installer sur son matériel tel ou tel logiciel, c'est abusif. Contractualiser avec des PME et résilier son contrat du jour au lendemain sans respecter le droit économique, c'est également abusif. Or il incombe au ministre de l'économie de faire respecter l'ordre public économique, qui ne connait pas l'extraterritorialité et qui doit valoir pour tous. Du reste, ce que nous avons fait pour Facebook est efficace, et j'espère que cela conduira les entreprises concernées à changer leur comportement.
L'entreprise Amazon s'est beaucoup plainte de la nouvelle taxation et a elle annoncé qu'elle la répercuterait à la hausse sur ses PME clientes, mais j'espère qu'elle répercutera aussi la baisse de l'impôt sur les sociétés.
La blockchain est un dispositif électronique d'enregistrement partagé reposant sur un système de confiance mutuelle. C'est un projet très prometteur, dans lequel je crois et sur lequel nous pouvons être leaders. Nous avons défini un cadre juridique, prévu un financement et identifié trois secteurs industriels spécifiques, dont l'agroalimentaire et l'énergie. Deux députés travaillent particulièrement sur cette question : Jean-Michel Mis et Laure de la Raudière.
Vous le savez, les hébergeurs font l'objet de critiques en ce qui concerne leur consommation d'énergie, mais ce secteur est créateur d'emplois et de valeur. Nous avons donc tout intérêt à disposer d'acteurs nombreux et puissants en France. C'est pourquoi nous avons mis en place un avantage fiscal sur la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE). Son taux est ainsi passé de 22,5 euros le mégawattheure à 12 euros. Notre objectif est de rendre ce secteur attractif ; c'est une question de souveraineté et de maîtrise des données, même si cette seule réponse n'est pas suffisante face aux législations extraterritoriales, dont nous parlions tout à l'heure. J'ajoute que nous avons demandé aux hébergeurs, en contrepartie et par souci environnemental, de nous faire des propositions en vue de réduire leur consommation d'énergie.
M. Patrick Chaize. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué le lancement d'une réflexion sur la création d'une monnaie numérique publique, alors que des acteurs privés prennent déjà des initiatives. Ne risquons-nous pas d'arriver après la bataille ?
En ce qui concerne la taxe GAFA, ne pourrions-nous pas nous inspirer de ce qui existe pour d'autres réseaux comme les autoroutes - ne parle-t-on pas d'autoroutes de l'information ? -, c'est-à-dire mettre en place une forme de péage sur les débits transités, quitte à ce que la taxe nationale soit perçue via les opérateurs assurant ce transit ?
Enfin, vous avez parlé de vainqueur-vaincu et vous avez évoqué le risque d'utiliser des équipements étrangers, mais, en ce qui concerne les infrastructures, la France a choisi de faire appel au secteur privé. C'est aussi un sujet de souveraineté numérique. Vous le savez, je suis très attaché aux réseaux d'initiative publique. Or des arbitrages restent à prendre en ce qui concerne la fin du financement du plan Très haut débit : 3,3 milliards d'euros ont déjà été engagés, il manque entre 500 et 700 millions pour le compléter. Il serait particulièrement dommage de ne pas laisser aux collectivités locales la maîtrise d'infrastructures qui participent de la souveraineté numérique. Quelles sont les intentions du Gouvernement pour financer le plan Très haut débit ?
M. André Gattolin. - J'aurai une première question de détail. Vous avez évoqué trois secteurs industriels identifiés par le Gouvernement en ce qui concerne la blockchain, mais vous n'en avez cité que deux. Quel est le troisième ?
Par ailleurs, vous avez dit au sujet des technologies de rupture que, sans le relais des financements européens, nous n'y arriverions pas. Or l'article 107 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne permet un certain nombre de dérogations en ce qui concerne les aides d'État. C'est par exemple dans ce cadre que deux projets importants d'intérêt européen commun (Piiec) ont été décidés, l'un dans le secteur de la microélectronique, l'autre dans celui des batteries de dernière génération. La France participe à ces deux projets. J'ai présenté avec plusieurs collègues de la commission des affaires européennes du Sénat un rapport d'information sur la question de l'intelligence artificielle, dans lequel nous proposions notamment de laisser la possibilité aux États de compléter les financements européens dans ces secteurs stratégiques. Pensiez-vous que ce type de levier soit judicieux ?
Enfin, en matière de cybersécurité, nous savons que le monde économique peut constituer une cible, en dépit du travail remarquable de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) pour accompagner les entreprises. Disposons-nous d'une évaluation du risque systémique en cas d'attaque globale sur un ou plusieurs grands acteurs économiques français ? Existe-t-il un plan de secours en la matière ?
M. Rachel Mazuir. -Certes, l'Europe est parfois divisée, mais elle n'en constitue pas moins un grand marché - on pourrait presque parler d'un marché de Cocagne pour les géants du numérique... Est-il encore possible de construire un ou plusieurs champions européens du numérique qui soient capables de concurrencer les acteurs américains ou chinois ?
M. Franck Montaugé, président. - Hier, cinquante procureurs américains ont lancé une procédure antitrust contre Google. La question de l'hégémonie de certains GAFA constitue donc bien une préoccupation aux États-Unis, alors que, dans le même temps, le droit européen de la concurrence empêche l'émergence d'acteurs de taille européenne ou mondiale. Il me semble indispensable que cette situation évolue. Quelle est la position du Gouvernement en la matière ?
Par ailleurs, la France a récemment quitté le World Wide Web Consortium (W3C). Le Gouvernement est-il toujours favorable à la multilatéralisation de l'Icann, l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers ? Il me semble que la présence de la France dans les organismes qui contribuent à la gouvernance du monde numérique est particulièrement importante.
M. Bruno Le Maire, ministre. - En ce qui concerne la monnaie numérique publique, je souhaite que les choses avancent rapidement et nous devrions lancer la réflexion dont je vous parlais dès octobre prochain. En ce qui concerne Libra, je vous ai fait part de notre préoccupation, mais cela signifie aussi que nous agissons. Le rôle des ministres des finances du G7 est de prendre des décisions en la matière pour éviter qu'une monnaie digitale vienne concurrencer les monnaies souveraines.
Monsieur Chaize, vous avez parlé de taxe GAFA, je préfère parler de taxe « numérique », car cette taxe vise les activités digitales et ne s'applique pas qu'aux GAFA - elle concerne aussi des entreprises européennes et chinoises. Nous avons réfléchi à un dispositif qui ressemblerait à un péage, comme vous l'évoquez, mais ce serait techniquement compliqué. A partir, de là, trois solutions se dégageaient sur la taxation du numérique.
D'abord, ne rien faire et prendre acte de la perte d'une recette fiscale, ce qui serait finalement le plus simple. Pour moi, ce serait accepter un scandale : la réallocation des profits que les géants du numérique font sur des clients français au profit d'États dont le niveau de taxation est inférieur à celui de la France - je pense évidemment à l'Irlande. La situation actuelle est tout bonnement révoltante et nous devons y mettre un terme, car je suis convaincu que le moins-disant fiscal signifie la fin de l'Europe ! Je l'ai d'ailleurs dit très clairement à nos amis irlandais. J'insiste, c'est la convergence fiscale qui constitue l'avenir de l'Europe. Arrêtons de nous faire la guerre entre nous et ne renonçons pas à nos services et biens publics ! Le dumping fiscal ne correspond pas à l'idée que je me fais de la construction européenne et je me battrai pour une taxation minimale en Europe. Si un pays applique un taux réel d'impôt sur les sociétés inférieur à ce taux minimum, nous devons récupérer la différence. C'est une question de justice et d'efficacité. Vous l'aurez compris, cette première solution - ne rien faire - n'est pas la mienne !
La deuxième solution repose sur les prix de transfert. C'est un sujet technique, mais il s'agit au fond de négocier avec les entreprises concernées des accords bilatéraux pour qu'elles allouent une partie de leurs profits à l'État. Cette solution serait un premier pas, mais elle est difficile à mettre en place, dépend de négociations avec chaque entreprise et n'est pas, à mon sens, assez ambitieuse, car elle ne règle pas le problème de fond.
La troisième solution, celle sur laquelle nous travaillons, c'est un accord international au sein de l'OCDE. Établir une imposition pour une entreprise qui n'a pas ou peu de présence physique dans un État n'existe pas aujourd'hui. Toute la difficulté réside dans l'établissement du lien, ce qu'on appelle aussi le nexus, entre l'activité physique d'une entreprise dans un pays - centre de recherche, salariés, laboratoire, usine... - et son activité commerciale ailleurs. Pour établir ce lien, nous travaillons sur trois critères : le niveau de profitabilité, le nombre de clients - certaines entreprises du numérique ont des millions de clients en France, mais seulement quelques dizaines de salariés... et les dépenses intangibles, comme le marketing. Finalement, cela ne concerne donc pas seulement les entreprises du numérique, mais toutes les activités qui n'ont pas de présence physique dans un État.
C'est ce choix que nous avons fait au sein de l'OCDE. Un tel dispositif entraînera une redistribution fiscale très lourde, de plusieurs milliards de dollars. Ceci nécessite une évaluation très précise, ce qu'a récemment mis en avant la Cour des comptes, mais c'est la seule solution de long terme pour taxer les activités digitales.
En ce qui concerne la 5G, la loi visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l'exploitation des réseaux radioélectriques mobiles a été promulguée le 1er août dernier. Je rappelle qu'elle ne vise pas un équipementier en particulier, mais bien à garantir le respect de notre souveraineté. Nous nous sommes ainsi dotés d'un nouvel instrument juridique de contrôle des équipements de télécommunication. Il faut savoir que la 5G est très différente de la 4G. La 5G n'est pas une simple amélioration de la 4G, elle opère une transformation systémique des réseaux, puisque les données sensibles sont stockées dans chaque antenne relais et non au coeur des réseaux. Cela justifie que nous nous dotions de moyens de contrôle renforcés.
M. Patrick Chaize. -Ma question portait en fait sur le plan Très haut débit et la manière dont le Gouvernement entend le financer.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Je suis élu d'un territoire rural et j'ai été ministre de l'agriculture ! Je vous le dis donc très clairement : l'engagement du Président de la République d'assurer une couverture universelle de la France en 2020 et un très haut débit pour tous en 2022 doit être tenu. L'intendance suivra ! D'ailleurs, la question se pose d'abord en termes de déploiement, plus qu'en termes financiers. Nous avons déjà investi 3,3 milliards d'euros et le Premier ministre a annoncé en décembre 2018 une enveloppe supplémentaire de 620 millions d'euros.
Je reviens quand même un instant sur la 5G et j'insiste sur la rupture technologique qu'elle constitue. Les informations ne sont plus situées uniquement dans les coeurs de réseau, mais aussi dans les antennes relais, ce qui nous amène à renforcer les protections.
Le troisième secteur industriel qui a été identifié en termes de blockchain est la construction.
Au sujet de la politique européenne de la concurrence, les Piiec sont vitaux pour nous permettre de financer à hauteur raisonnable des projets qui ne sont plus à l'échelle nationale Pour les batteries électriques, la France a engagé 700 millions d'euros, l'Allemagne 1,2 milliard, la Pologne - elle est spécialisée dans le retraitement des batteries - nous a rejoints et un financement européen complétera cette enveloppe. Plusieurs dizaines d'entreprises privées sont parties prenantes au projet et une première usine pilote devrait voir le jour, en France, l'année prochaine. Sur les nanotechnologies, nous avons mis 800 millions d'euros sur la table et l'Europe 100 millions. L'Europe financera le secteur des supercalculateurs à hauteur de 500 millions d'euros.
Au-delà des montants financiers, ce qui est important, c'est la rupture idéologique, qui était tant attendue. Si nous avions eu ces projets d'intérêt collectif européen il y a une quinzaine d'années, nous aurions aujourd'hui une industrie européenne du panneau solaire. À l'époque, le choix a été différent - ni aide d'État ni subvention -, si bien que nous importons massivement des panneaux solaires chinois, qui sont eux-mêmes subventionnés ! Cette fois, l'Union européenne fait le bon choix. Alors, est-ce trop tard ?
Il s'agit d'abord d'une question d'indépendance, notamment pour notre industrie automobile qui représente des centaines de milliers d'emplois en Europe. Je vous laisse imaginer le levier stratégique dont disposerait la Chine, si nous la laissions seule sur le segment des batteries... Nous serions dans une situation intenable. En outre, la maîtrise de la technologie des batteries ion-lithium, tant liquides que solides, nous permettra de nous assurer que leur retraitement est respectueux de l'environnement.
Je crois que nous devons faire la même chose avec l'intelligence artificielle. J'y travaille avec mon homologue allemand et nous ferons des propositions dans les mois qui viennent, sur le modèle de ce qui a été fait pour les batteries électriques.
La cybersécurité constitue naturellement une préoccupation majeure pour le secteur financier, le risque premier étant une attaque cyber contre les banques centrales. Dans le cadre du G7, nous avons procédé à un exercice de protection contre des attaques cyber sur les banques centrales et nous aurons un plan d'action à notre disposition à la fin de l'année 2019.
Monsieur Mazuir, je reprendrai votre expression, très juste, d'un marché de Cocagne pour les acteurs du numérique... Pourtant, nous devons avoir conscience que l'Europe n'est pas en position de faiblesse. Des erreurs ont été commises dans le passé ; par exemple, nous ne nous sommes pas assez intéressés à la question clé du financement, du capital-risque et nous nous sommes trop reposés sur des prêts. Mais nous sommes le marché le plus riche et le plus intégré de la planète avec 450 millions de consommateurs et je peux vous garantir que pour les acteurs du numérique nous sommes vitaux. De ce fait, si nous rassemblons nos forces, nous avons les moyens de peser dans les débats.
Est-il encore possible de construire des champions européens du numérique ? Je le crois, mais pas dans les secteurs déjà occupés. Nous ne partons pas de rien ; certaines de nos entreprises sont des leaders dans leur secteur et nous devons les aider à grandir : OVH dans le cloud, Atos dans le calcul intensif, Dassault Systèmes, une entreprise extraordinairement performante en matière d'intelligence artificielle, etc.
Monsieur le Président, la réaction américaine que vous évoquez montre bien qu'il existe aux États-Unis un débat sur l'antitrust et les risques de concentration excessive de la part des champions du digital. Ce débat n'est pas seulement politique, il est aussi juridique, puisque des procureurs ont lancé des procédures contre Facebook et Google.
En ce qui concerne le retrait du W3C, c'est Orange qui a pris cette décision, pas l'État. Nous attachons évidemment une grande importance aux efforts de normalisation dans le domaine du numérique et, plus largement, de promotion des technologies françaises et européennes dans les secteurs clés. D'ailleurs, je souhaite que nous rénovions la stratégie française de normalisation. C'est un effort public et privé, dans lequel les entreprises doivent prendre leur part. C'est une question décisive.
Dernier point, je le redis, je suis persuadé que l'Europe ne disposera pas de grands acteurs dans le secteur du numérique si elle ne révise pas sa politique de la concurrence. Une nouvelle commission européenne est en train de se mettre en place. La France et l'Allemagne vont rappeler à nouvelle Présidente, Ursula von der Leyen, les propositions qu'elles ont déjà formulées et qui partent de trois idées simples : autoriser certains projets, quitte à mettre en place des contrôles ex post et à prévoir des ajustements au bout de quelques années pour maintenir un bon niveau de concurrence - procéder ainsi dans le dossier Alstom-Siemens, qui aurait pu devenir le champion mondial de la signalisation ferroviaire, aurait été beaucoup plus intelligent qu'une interdiction a priori -, retenir le monde comme marché pertinent, et pas seulement l'Europe, prévoir que le Conseil européen ou le Conseil de l'Union européenne puissent s'opposer à une décision de l'autorité de la concurrence, comme le Gouvernement peut le faire au niveau national en France et en Allemagne.
La réunion est close à 10 h 35.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.