Mardi 25 février 2020
- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Ladislas Poniatowski, membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Audition de S. E. Mme Patricia O'Brien, ambassadeur d'Irlande, sur les modalités de mise en oeuvre du protocole sur l'Irlande et l'Irlande du Nord annexé à l'accord sur le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne
M. Jean Bizet, président. - Madame l'Ambassadrice, c'est avec beaucoup de plaisir que nous vous accueillons aujourd'hui au Sénat. Je vous remercie très chaleureusement d'avoir répondu à cette invitation, à un moment important de l'histoire de votre pays, puisque le Sinn Féin, ancienne branche politique de l'IRA, est sorti grand vainqueur des élections législatives il y a quinze jours, devançant les deux grands partis centristes issus de la guerre civile qui se sont partagé le pouvoir depuis un siècle. Le sujet sensible de l'unification de l'Irlande va de fait prendre une nouvelle importance dans le débat politique.
Cette surprise est intervenue au moment même où le Royaume-Uni quittait l'Union européenne, contre la volonté de la majorité de l'électorat nord-irlandais exprimée lors du référendum de juin 2016. L'Irlande est sans doute, devant la France, l'État membre le plus affecté par ce retrait, à la fois du fait de son imbrication économique avec le Royaume-Uni et de sa situation mitoyenne avec lui via l'Irlande du Nord. 30 000 personnes traversent cette frontière chaque jour et 3,9 millions de poids lourds l'ont traversée l'an dernier.
Le Royaume-Uni reste en effet le principal partenaire de l'Irlande dans de nombreux domaines, dont l'agriculture. Une étude prévoit qu'au terme de dix ans, le niveau du PIB réel en Irlande se trouvera significativement amoindri par le retrait du Royaume-Uni. Grâce à l'accord trouvé, ce recul devrait être d'ampleur heureusement limitée, de l'ordre de 2,6 %. Pouvez-vous néanmoins nous indiquer comment l'Irlande entend parer à ce choc macroéconomique externe ?
L'accord de retrait signé le 17 octobre dernier est assorti d'un « protocole pour l'Irlande et l'Irlande du Nord » qui entrera en vigueur après l'expiration de la période de transition, c'est-à-dire à compter du 1er janvier 2021. Il respecte l'acquis des accords de paix et ne rétablit pas de frontière entre les deux Irlande. C'était l'essentiel, tant nous avons conscience des blessures encore vives que les troubles ont laissées de part et d'autre.
Ce protocole permet de conserver une économie unique dans l'île, tout en protégeant le marché unique européen, et en satisfaisant l'exigence britannique d'autonomie douanière. Les biens entrant dans l'île devront tous respecter les normes européennes, mais se verront appliquer des droits de douane distincts selon leur destination finale. L'Irlande du Nord devient ainsi un territoire hybride en matière douanière. Les droits européens seront appliqués aux produits destinés à l'Irlande, et les droits britanniques aux produits qui n'entreront pas sur le marché européen. Un comité mixte devra garantir la surveillance de ce mécanisme. Comment envisagez-vous le fonctionnement de ce mécanisme complexe ?
Le schéma s'appuie donc sur la création d'une frontière en mer d'Irlande, dont les modalités de contrôle, dans les ports et les aéroports d'Irlande du Nord, nous inquiètent. En particulier, la perception des droits européens par les autorités britanniques au profit de l'UE nous préoccupe. Quelle est votre appréciation de ce système ?
Enfin, nous nous interrogeons sur le droit de regard de l'Irlande du Nord sur le protocole et son renouvellement. Le Parlement de Stormont, qui a recommencé à fonctionner après trois ans de paralysie, dispose d'un droit de veto à la majorité simple, dès le début, puis tous les quatre ans, sur le maintien ou non de l'alignement réglementaire. Comment le nouveau gouvernement d'Arlene Foster entend-il selon vous orienter les choses ?
Madame l'Ambassadrice, avant de vous céder la parole, je la laisse à mon collègue Ladislas Poniatowski qui représente ici le président de la commission des affaires étrangères, Christian Cambon.
M. Ladislas Poniatowski, président. - Madame l'Ambassadrice, je voudrais vous poser quatre questions. La première porte sur la politique intérieure irlandaise. Les dernières élections législatives témoignent d'une situation de blocage. Le Sinn Féin, qui a obtenu le plus grand nombre de voix, et le deuxième nombre de députés, apparaît comme un parti quelque peu isolé. Sa candidate a cependant obtenu dix voix supplémentaires lors de l'élection à la présidence. Cela ne lui a néanmoins pas permis d'être majoritaire, puisqu'elle n'a obtenu que 45 voix sur 160 députés. Ce parti est néanmoins très important, puisqu'il s'agit du seul parti de gauche, et qu'il tient des positions très fortes sur la question de l'unification. Cette importance rend la situation particulièrement complexe. Les deux grands partis qui dirigent traditionnellement l'Irlande ont perdu, puisque le parti du Premier ministre sortant est arrivé troisième, tant en nombre de voix que de députés. Aussi, comment envisagez-vous les évolutions politiques de l'Irlande ?
Ma seconde question porte sur la future négociation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Michel Barnier vous représentera, et nous représentera, puisqu'il a été désigné aujourd'hui même comme négociateur au nom des 27 face au Royaume-Uni. Ce nouveau mandat de négociation ne sera pas simple. Doivent encore être négociés tous les domaines sur lesquels aucun accord n'a encore pu être trouvé. Pensez-vous qu'il s'agisse d'une mission impossible ? Quel sera son poids face à Boris Johnson ?
Par ailleurs, votre ancien Premier ministre a joué un rôle clé dans les négociations portant sur la délicate question de la frontière entre l'Irlande du Nord et le reste de l'Europe. Personne ne souhaitait le rétablissement d'une frontière physique entre les deux Irlande. En effet, nous connaissons tous le nombre de morts qu'il y a eu à cette frontière par le passé. Il a donc fallu trouver une solution. Celle qui a été trouvée me semble cependant quelque peu bâtarde. L'Irlande du Nord connaîtra en effet un régime de douane anglaise pour l'ensemble des produits qui rentreront sur son territoire, ainsi qu'un régime douanier européen pour ceux qui par la suite continueront leur voyage vers l'Union européenne. La négociation de Michel Barnier ne portera pas sur ce point, puisqu'un accord a été trouvé. Néanmoins, pensez-vous que celui-ci soit applicable dans la pratique ?
Ma dernière question concerne l'Irlande du Nord. Un gouvernement a enfin pu y être formé. Etes-vous optimiste quant à la manière dont il pourra travailler, dans un contexte où persistent les divisions entre communautés protestante et catholique ?
Mme Patricia O'Brien, ambassadeur d'Irlande en France. - Je vous remercie. Je me souviens des échanges que nous avions eus en avril 2018. L'intérêt que vous portiez à mon pays nous a alors beaucoup rassurés. Au cours de ces deux dernières années, j'ai apprécié de pouvoir compter sur votre soutien tout au long du processus du Brexit. J'aimerais maintenant évoquer ce qui a été accompli jusqu'à présent, ainsi que les défis à venir.
Je souhaiterais tout d'abord évoquer la situation politique actuelle en Irlande. Au début du mois de février 2020 s'y sont tenues des élections législatives. Deux grands partis ont historiquement dominé la vie politique irlandaise, le Fianna Fáil, et le Fine Gael. Les résultats de ce scrutin sont à marquer d'une pierre blanche. En effet, pour la première fois, un autre parti, le Sinn Féin, est arrivé en tête en nombre de voix. Aucun des partis politiques n'a cependant obtenu une majorité suffisante pour former un gouvernement, et des pourparlers sont toujours en cours pour former une coalition. Par ailleurs, le Sinn Féin entend voir les 6 comtés d'Irlande du Nord, qui appartiennent actuellement au Royaume-Uni, rejoindre les 26 comtés de la République d'Irlande pour former une Irlande unie. Ces dernières semaines ont vu se développer de nombreuses spéculations quant aux possibilités d'unification de l'île.
Néanmoins, les sondages d'opinion soulignent que les électeurs irlandais ayant voté pour le Sinn Féin l'ont fait avant tout parce qu'ils sont préoccupés par les questions du logement et de la santé, bien avant de l'être par celles de l'unification ou du Brexit. Reste à savoir si le Sinn Féin fera ou non partie du gouvernement, et quelle sera la position de celui-ci sur la question de l'unification. Dans tous les cas, l'accord du Vendredi saint restera quoiqu'il arrive le cadre obligé de toute discussion sur l'unification.
Il faut souligner qu'après le résultat du référendum anglais en faveur du Brexit, la principale préoccupation de l'Irlande a été l'Irlande du Nord. L'Irlande craignait que ce départ n'engendre de sérieux problèmes, sur un sujet aussi sensible que la paix et la sécurité qu'avaient permis d'établir les accords du Vendredi saint depuis une vingtaine d'années. Dès les débuts du processus du Brexit, le gouvernement irlandais a affirmé clairement que la situation en Irlande du Nord exigeait une solution spécifique. Nous sommes très heureux que l'Union européenne nous ait entendus sur ce point, et en ait fait une priorité lors des négociations.
Lors de nos échanges d'avril 2018, nous cherchions déjà une solution à même de répondre à trois questions essentielles. La première tient aux moyens de protéger la paix et la sécurité qu'avait permises la signature de l'accord du Vendredi saint en 1998. En outre, il s'agissait d'éviter le retour d'une frontière entre les deux Irlande, élément capital de la paix en Irlande du Nord. Enfin, l'intégrité du marché unique devait être garantie, et notamment la protection des consommateurs du point de vue de la santé publique et vétérinaire.
Il n'a pas été facile de répondre à ces trois objectifs. Il faut néanmoins souligner que l'Union européenne, et notamment Michel Barnier, n'ont pas ménagé leurs efforts. Différentes solutions ont été explorées au cours des négociations, permanentes ou temporaires, spécifiques pour l'Irlande du Nord, ou générale pour l'ensemble du Royaume-Uni. L'Union européenne a fait preuve d'une grande flexibilité, en examinant toutes les possibilités. Le Royaume-Uni s'est notamment vu accorder des délais supplémentaires pour parvenir à une solution. En novembre dernier, une réunion entre notre Premier ministre et Boris Johnson a permis d'aboutir à l'élaboration d'une solution viable par Michel Barnier et son équipe. Cette solution a été exposée en détail dans le protocole sur l'Irlande et l'Irlande du Nord, qui fait partie de l'accord de retrait conclu entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Nous sommes heureux que cette solution réponde à tous les objectifs que nous nous étions fixés. Tout d'abord, elle préserve le processus de paix en Irlande et l'accord du Vendredi saint. De plus, elle évite la réintroduction d'une frontière physique sur l'île. Par ailleurs, elle sauvegarde l'intégrité du marché unique. En outre, elle préserve la place de l'Irlande du Nord dans le marché intérieur du Royaume-Uni. La Commission européenne a reconnu que cette solution est complexe, mais opérationnelle. Elle permet à l'Irlande du Nord de rester sur le territoire douanier du Royaume-Uni, tout en bénéficiant de l'accès au marché unique. Il ne s'agit pas d'une solution temporaire, mais permanente. Elle laisse de plus aux représentants élus d'Irlande du Nord le choix de continuer ou de suspendre son application. Elle prévoit également que la frontière entre les deux Irlande demeure ouverte et invisible.
Bien entendu, des contrôles douaniers seront effectués sur les marchandises entrant dans le marché unique en provenance du Royaume-Uni, qui sera un pays tiers au regard des échanges commerciaux. Ceux-ci seront notamment vétérinaires et réglementaires. Leurs modalités pratiques seront définies par une commission mixte, réunissant des représentants de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Ainsi, l'Union s'assurera que les marchandises en provenance du Royaume-Uni entrant en Irlande du Nord et destinées au marché européen répondent bien à ses normes de qualité. Il s'agit d'un élément clé pour protéger le marché unique.
Nous sommes très attachés à sa protection, qui a été l'une de nos principales préoccupations tout au long de la phase de négociation. Nous travaillerons donc en étroite collaboration avec la Commission européenne, pour veiller à ce que les mesures de protection du marché unique prévues dans le protocole soient pleinement mises en oeuvre. Michel Barnier s'est rendu en Irlande et en Irlande du Nord, et nous a rassurés quant au fait qu'il s'agirait également d'une priorité pour lui. Il sera très vigilant quant à l'application intégrale du protocole sur l'Irlande du Nord. Sa déclaration sur l'accord de retrait a été à ce titre très explicite.
J'ai bien conscience de l'importance de cette question pour la France. Vous êtes désormais notre plus proche voisin au sein de l'Union européenne. Je sais que les autorités françaises seront également vigilantes à ce que l'intégrité du marché unique soit préservée. Nous serons également attentifs quant à la mise en oeuvre des autres volets du protocole sur l'Irlande du Nord, y compris la protection des droits de ses citoyens, qui bénéficient d'un statut unique, garanti par l'accord du Vendredi saint. Ils peuvent en effet choisir d'être Britanniques, ou Irlandais, ou les deux. Cette liberté a été fondamentale pour le respect de l'identité de chacune des communautés d'Irlande du Nord. Le protocole la protège. Les personnes nées en Irlande du Nord qui choisissent d'être citoyens irlandais seront donc toujours des citoyens de l'Union européenne, et celle-ci veillera à ce que leurs droits soient respectés. Il s'agissait d'un des éléments clés de l'accord de retrait, qui protège également les droits des citoyens français vivant au Royaume-Uni.
L'Irlande se réjouit qu'une solution ait été trouvée au regard de la spécificité de l'Irlande du Nord. Bien entendu, sa sortie de l'Union européenne aura des répercussions importantes. La vie ne sera plus la même. Je me félicite néanmoins qu'au début de cette année, après trois ans de paralysie et de négociations laborieuses, les institutions régionales de partage du pouvoir en Irlande du Nord aient été rétablies. Cela lui offrira un véritable droit de regard sur la prochaine phase du Brexit, ce qui n'avait pas été le cas lors de la première.
L'accord de retrait a permis au Royaume-Uni de sortir de façon ordonnée de l'Union européenne à la fin du mois dernier. Il nous laisse également onze mois pour construire une nouvelle relation. Il est primordial de réussir, afin d'élaborer le meilleur cadre possible pour coopérer avec notre voisin et ami. Avec l'Union européenne, l'Irlande du Nord s'efforcera d'établir la relation la plus étroite et la plus large possible. Cette relation doit reposer sur un juste équilibre entre droits et responsabilités.
Pour l'Irlande, il est essentiel d'entretenir de bonnes relations avec le Royaume-Uni. Nous sommes très étroitement liés dans le domaine des échanges commerciaux, et en matière de circulation des personnes. Le Royaume-Uni est pour l'Irlande le plus gros marché à l'export dans le secteur agroalimentaire, et réciproquement. En 2018, près de la moitié de nos exportations agroalimentaires ont été à destination du Royaume-Uni. Pour certains secteurs, tels que la fungiculture, il s'agissait de la quasi-totalité. La moitié de nos importations agroalimentaires proviennent également du Royaume-Uni. C'est pourquoi nous souhaitons vivement parvenir à un accord garantissant les relations les plus étroites entre l'Union européenne et celui-ci.
Néanmoins, cela ne saurait se faire à n'importe quel prix. Le Royaume-Uni ne peut se voir offrir l'accès au marché unique, s'il entend nous soumettre à une concurrence déloyale en matière d'aides d'État ou de normes sociales et environnementales. Les règles du jeu doivent être équitables. L'Irlande en fait une priorité, comme la France. Je me réjouis que le mandat de négociation aujourd'hui adopté par les ministres de l'Union européenne à Bruxelles l'indique très clairement. Il ne sera pas facile de parvenir à un accord. Généralement, l'élaboration d'accords globaux exige du temps. Cela constituera donc pour nous un défi unique. Néanmoins, l'Irlande ne reverra pas ses ambitions à la baisse, en raison du calendrier. L'Union européenne doit défendre ses valeurs essentielles. Outre l'accord de libre-échange en matière de marchandises, les principales priorités de l'Irlande sont la coopération dans le domaine de la justice et de la sécurité, l'échange de données, et compte tenu de notre situation géographique, l'interconnectabilité des transports.
Enfin, le dossier de la pêche est particulièrement important et constitue une priorité aussi bien pour la France que pour l'Irlande. Les pêcheurs de ces deux pays sont en effet tributaires de l'accès aux eaux britanniques. Plus d'un tiers de la totalité des arrivages de poisson en Irlande provient de celles-ci, et un quart pour la France. Il est donc impératif de préserver l'accès réciproque aux eaux britanniques. L'Irlande sera un allié fiable sur cette question. Nous veillerons à ce que tout accord futur garantisse bien cette disposition fondamentale.
Il existe malheureusement un risque que nous ne parvenions pas à un accord avec le Royaume-Uni d'ici la fin de l'année. L'Irlande, tout comme la France, continue à se préparer à cette éventualité. En tout état de cause, il est clair que quelle que soit l'issue des négociations, la vie sera différente. Le Royaume-Uni commercera désormais avec l'Union européenne au titre de pays tiers. Des contrôles et des vérifications seront obligatoires. Le Brexit aura également un impact sur les marchandises circulant entre l'Irlande et l'Union européenne à travers le landbridge que constitue le Royaume-Uni. Nous estimons à 22 milliards d'euros la valeur des marchandises ainsi acheminées. Elles le sont à travers 150 000 passages par an, principalement constitués de poids lourds partant de Calais, passant par Douvres, le pays de Galles, et arrivant finalement en Irlande. Cet itinéraire est important pour de nombreux exportateurs européens. Nous travaillons en étroite collaboration avec les autorités françaises et européennes pour faire en sorte que ce mode de transport continue à fonctionner le plus efficacement possible. Nous nous employons également à renforcer les liaisons maritimes directes entre l'Irlande et la France. Les ports de Roscoff et de Cherbourg en accueillent déjà.
Le mois dernier, le Premier ministre irlandais a rédigé une tribune libre à l'intention des pays européens, les remerciant de leur solidarité avec l'Irlande tout au long du processus du Brexit. Il a déclaré : « Je tiens à remercier tous les dirigeants européens qui ont fait leurs les préoccupations irlandaises, et se sont tenus à nos côtés pour parvenir à un accord qui protège la paix durement gagnée sur l'île d'Irlande. Merci aux citoyens européens qui ont compris nos craintes, et ont pris nos espoirs à coeur ».
Je reprends ces propos, car ils s'appliquent particulièrement à la France, et à vous, membres de ce groupe de suivi. Je tiens à vous remercier au nom du peuple irlandais pour la solidarité dont vous avez fait preuve à notre égard. Parfois les citoyens des petits pays craignent d'être absorbés lorsqu'ils rejoignent de grandes organisations telles que l'Union européenne. Ces dernières années ont prouvé, une fois de plus, que l'Union européenne est une union des nationaux, aussi bien que de peuples. Elle est une union dans laquelle les petits États sont protégés et respectés. Nous avons vu la force et l'unité de l'Union européenne, et compris tout ce que nous pouvons réaliser lorsque les 27 États membres réfléchissent ensemble, oeuvrent de concert, et partagent de mêmes objectifs. L'unité que nous avons affichée ces dernières années devrait nous inspirer à l'avenir, au cours des négociations sur le Brexit, ou dans d'autres sphères de notre action.
Le Brexit demeurera une question majeure pour l'Union européenne au cours des prochaines années. Il ne fait cependant aucun doute que l'Union devra également faire face à d'autres défis mondiaux : le changement climatique et la transition écologique ; les flux migratoires ; la transition technologique ; l'évolution de la structure du commerce mondial. Sur toutes ces questions, l'Irlande est impatiente de jouer pleinement un rôle constructif aux côtés de ses partenaires européens. Si notre voisin le plus proche a quitté l'Union, l'Irlande, elle, demeure en son coeur. De tous les États membres, ses citoyens sont ceux qui font preuve du plus grand soutien à la construction européenne. L'Irlande entend travailler étroitement avec la France pour relever les défis auxquels l'Europe est confrontée. L'année dernière, nous avons adopté une nouvelle stratégie pour la France, dans le but de renforcer et d'approfondir encore davantage nos relations. Cette stratégie s'appuie sur la longue histoire, et les affinités communes entre nos deux pays. Nous voulons nous tourner vers l'avenir, et identifier des projets sur lesquels travailler ensemble pour notre bénéfice mutuel. Des projets comme l'interconnecteur celtique, qui s'étendra de l'Irlande à la Bretagne, et fournira ainsi en électricité nos deux pays. Je me réjouis de travailler avec vous au cours des prochaines années, dans la perspective de réaliser nos objectifs au sein d'un partenariat encore plus dynamique et florissant.
M. Richard Yung. - Ma première question porte sur le régime douanier, que j'ai encore du mal à appréhender. L'Irlande du Nord participe de l'espace douanier du Royaume-Uni. Les marchandises circulant du Royaume-Uni vers l'Irlande du Nord ne sont donc soumises à aucun droit de douane. Néanmoins, des marchandises qui circuleraient du Royaume-Uni vers l'Irlande du Nord, mais destinées à repartir vers l'Union européenne seraient soumises au régime douanier de celle-ci. Aussi, comment distinguer ces marchandises ? L'application de ce système me semble ainsi très délicate. Il est par ailleurs curieux que les douanes britanniques soient chargées de percevoir les droits de douane européens.
Ma deuxième question porte sur l'éventualité d'une absence d'accord. Vous avez souligné que les relations entre l'Irlande et le Royaume-Uni sont essentielles, et singulières. L'impossibilité de trouver un accord ne constituerait-elle pas une catastrophe majeure pour l'Irlande ? Comment feriez-vous face à ce risque ?
M. Jean-François Rapin. - En tant que sénateur du Pas-de-Calais, je partage votre proximité avec le Royaume-Uni. Nous entretenons avec ce pays des échanges quotidiens. Les Britanniques ne doivent donc pas être perçus comme des ennemis parce qu'ils sont sortis de l'Union européenne. Désormais, la relation que nous entretiendrons avec eux sera essentiellement commerciale, et nous devons la soigner.
Concernant la question de la pêche, il me semble que nous partageons de mêmes préoccupations. Il s'agit d'un enjeu considérable, aussi bien pour les Hauts-de-France que la Normandie. Vous avez notamment évoqué le fait qu'un quart de la production de poisson pour la France provenait des eaux britanniques. Cette part atteint 60 % à 70 % pour les armements des Hauts-de-France. L'absence d'accord sur cette question signifierait donc la faillite de beaucoup de ces armements, mais également de certaines filières de traitement du poisson. Le président de la région des Hauts-de-France l'a rappelé ce matin au salon de l'agriculture, il est essentiel que l'ensemble de la filière affiche une grande solidarité, qu'il s'agisse des pêcheurs, tant artisanaux qu'industriels, que des mareyeurs.
Nous devons faire preuve d'une même solidarité avec les Irlandais, car nous sommes très isolés sur cette question dans l'Union européenne. Ce problème ne concerne pas les Italiens, et peu les Espagnols. Le combat des Néerlandais est également différent. La solidarité entre la France et l'Irlande est ainsi essentielle, et je ne souhaiterais pas voir demain de plateformes de traitement négociées par l'Irlande pour faciliter un échange bilatéral avec le Royaume-Uni. J'insiste sur ce point. Je défends mon territoire, et la pêche en France, et dans cette perspective, la solidarité entre la France et l'Irlande doit être la pierre angulaire de ce qui sera décidé demain.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je participais ce matin à une réunion du groupe parlementaire des Républicains avec François-Xavier Bellamy, rapporteur général sur les questions de pêche au Parlement européen. J'ai rappelé que notre groupe de suivi avait abondamment travaillé sur ce sujet, à travers des réunions avec des professionnels du secteur. Je souhaitais cependant vous interroger sur le sujet de la réunification de l'Irlande. 51 % des Nord-Irlandais souhaitaient en effet une réunification il y a six mois. Les élections législatives ont également démontré l'importance de ce sujet. Le Sinn Féin évoque la tenue d'un référendum. Quelles sont d'après vous les chances qu'un tel référendum puisse être organisé, sachant que les réticences du Royaume-Uni seront très fortes, comme nous avons pu le voir à l'occasion du référendum écossais ?
Par ailleurs, il existe désormais un sénateur représentant les Irlandais de l'étranger. Existe-t-il un impact particulier de la diaspora sur ces questions ? Il est en effet possible d'imaginer qu'en cas de vote, celle-ci serait plus favorable à une réunification.
Mme Patricia O'Brien. - Je répondrais tout d'abord à la question portant sur les contrôles douaniers. L'accord conclu sur l'Irlande du Nord comprend de solides garanties afin de préserver l'intégrité du marché unique. Ainsi, même si l'Irlande du Nord fera partie du territoire douanier du Royaume-Uni, elle restera alignée sur les principales règles de l'Union, notamment sanitaires. Les marchandises à l'import comme à l'export devront s'y soumettre. Les contrôles ne seront pas réalisés le long de la frontière entre les deux Irlande, mais auront lieu dans les ports d'entrées en Irlande du Nord. Les modalités précises de ces contrôles ne sont pas encore connues, et devront être fixées au cours des négociations entre Michel Barnier et le gouvernement britannique.
Un comité mixte spécial sera créé pour superviser ce dispositif. Il devra s'assurer que les marchandises entrant en Irlande du Nord et destinées à l'Union européenne répondent à ses normes. L'Irlande restera très vigilante sur ce point. Nous sommes sûrs que Michel Barnier est très engagé sur cette question, qui est essentielle pour protéger le marché unique. Avant la fin de la transition, les critères permettant d'évaluer les risques devront être déterminés par les négociations et le comité mixte.
Vous avez évoqué la possibilité qu'aucun accord ne soit trouvé. Cependant, les dispositions concernant le statut de l'Irlande du Nord figurent dans l'accord de retrait du Royaume-Uni. Il s'agit d'un accord international juridiquement contraignant. Il prévoit notamment que soient réalisés ces contrôles douaniers sur les marchandises à destination du marché unique. Il s'agit désormais d'une obligation juridique. Par ailleurs, Michel Barnier a indiqué qu'il ferait preuve d'une très grande vigilance pour s'assurer que l'accord sur l'Irlande du Nord soit appliqué avec rigueur. L'Union européenne surveillera donc cette question de très près.
Le comité mixte n'est pas conçu pour négocier, mais pour mettre en oeuvre ce qui aura été décidé au préalable. Il est vrai que nous sommes très préoccupés par l'avenir. Néanmoins, nous devons demeurer optimistes, au regard des liens qui existent entre l'Irlande et le Royaume-Uni. Nous croyons dans la confiance mutuelle entre nations amies. Nous n'avons pas d'autre choix que de faire confiance au Royaume-Uni, et de rester optimistes. Nous plaçons également une grande confiance dans nos partenaires européens, ainsi qu'en Michel Barnier. Par ailleurs, l'État de droit est une valeur fondamentale pour l'Irlande, comme pour la France. L'un de ses éléments clés réside dans le respect des accords internationaux. Cela constitue le fondement de notre démocratie. Notre confiance dans le Royaume-Uni tient également au fait qu'a déjà été noué cet accord international.
Les deux parties se sont par ailleurs engagées à conclure un accord d'ici à décembre 2020, et nous mettrons tout en oeuvre pour y parvenir. Si la période de transition devait s'achever sans qu'un nouvel accord n'ait été trouvé, cela aurait de graves répercussions sur le Royaume-Uni comme sur l'Union européenne. C'est pourquoi le gouvernement irlandais continue à travailler avec célérité auprès de ses entreprises et de ses citoyens pour se préparer à tous les scénarii possibles, y compris à celui de l'absence d'accord. Nous restons optimistes, mais nous devons envisager ce cas de figure. Ainsi, mon équipe et moi voyageons beaucoup, notamment dans le Nord de la France. Il était important pour nous de parler avec les pêcheurs, les douaniers, et les autorités françaises, pour déterminer comment réagir face au Brexit. Nous devons coopérer très étroitement, en particulier dans l'hypothèse de l'absence d'accord. Néanmoins, comme le prévoit l'accord de retrait, les dispositions concernant l'Irlande du Nord entreront en vigueur sitôt la période de transition achevée, qu'un nouvel accord ait été trouvé ou non. Ainsi, ces dispositions donnent aux deux Irlande des certitudes quant à l'avenir.
Les pêcheurs irlandais comme français dans leur ensemble dépendent largement de l'accès aux eaux britanniques. L'ensemble des pays de l'Union européenne souhaite maintenir un accès réciproque aux eaux britanniques et européennes, ainsi qu'à leurs ressources. Conclure un accord qui y parvienne est désormais le défi auquel fait face Michel Barnier. Il s'agit d'un enjeu essentiel pour nos deux pays. Nous travaillons main dans la main pour ce faire. Il convient notamment d'éviter une bataille de pêcheurs. Des responsables politiques britanniques affirment certes leur intention de reprendre le contrôle de leurs eaux territoriales, et cela nous préoccupe. Mais notre objectif est clair. Il s'agit de maintenir un accès réciproque. Michel Barnier a par ailleurs déclaré que cet enjeu ne pouvait être isolé, mais devrait au contraire s'inscrire dans l'accord global. Ainsi, si le Royaume-Uni essaie d'isoler la question de la pêche, Michel Barnier se montrera très ferme. La solidarité entre nos deux pays est cependant essentielle.
Enfin, la question de l'unification est très sensible. Nous devons cependant être prêts à l'aborder. Nos dernières élections ont remis ce sujet à l'ordre du jour. Le débat se poursuit en ce moment même dans les deux Irlande sur cette question. Si les principaux partis politiques d'Irlande sont favorables à l'idée d'une unification à long terme, le Sinn Féin a pour sa part déclaré sa volonté de l'atteindre à plus court terme. Les avis sont bien sûr partagés sur cette question en Irlande du Nord. Si les nationalistes y sont favorables, les unionistes souhaitent que l'Irlande du Nord demeure dans le Royaume-Uni. Cette question est redevenue prégnante à la suite du référendum sur le Brexit. En effet, la majorité des Nord-Irlandais a voté pour demeurer au sein de l'Union européenne. L'Irlande du Nord l'a néanmoins officiellement quittée avec le Royaume-Uni le 31 janvier 2020. Pour beaucoup, la réunification avec la République d'Irlande serait un moyen de la rejoindre.
Je dois souvent répéter ce point : le gouvernement irlandais n'a jamais cherché à utiliser le Brexit comme un moyen de tendre vers l'unification de l'Irlande. Il s'agit de deux questions distinctes. Par ailleurs, et cela peut apparaître surprenant, mais de récents sondages témoignent que l'opinion publique en Irlande du Nord est partagée. L'idée d'une unification ne recueille pas l'assentiment de la majorité des sondés. Par ailleurs, à travers l'accord du Vendredi saint, validé par les populations des deux juridictions de l'île par le référendum historique de 1998, les gouvernements britannique et irlandais reconnaissent explicitement la légitimité des deux positions constitutionnelles, ainsi que le principe du consentement du peuple d'Irlande du Nord à tout changement. Ces principes sont également au fondement de la constitution de la République d'Irlande. L'unification ne peut donc avoir lieu sans l'accord des deux peuples des deux Irlande.
M. Ladislas Poniatowski, président. - L'accord du Vendredi saint stipule par ailleurs qu'un référendum ne pourrait se tenir que si un sondage préalable indique qu'une majorité de Nord-Irlandais est favorable à l'unification. Par conséquent, il prévoit que des sondages soient régulièrement menés.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Néanmoins, il existe une contradiction entre le résultat de ces derniers sondages et celui du Sinn Féin aux élections, qui témoigne d'une volonté d'aller de l'avant sur la voie de l'unification.
M. Ladislas Poniatowski, président. - Le bon résultat du Sinn Féin tient principalement à ses positions sur la santé et le logement, bien plus qu'à celle sur l'unification.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Certes, mais les électeurs savent néanmoins qu'en votant pour ce parti, ils soutiennent une démarche tendant à l'unification. Quand le dernier sondage a-t-il été réalisé ?
Mme Patricia O'Brien. - Il y a dix jours. Néanmoins, il faut bien souligner que le résultat du Sinn Féin ne peut pas être attribué à ses positions sur l'unification. L'enquête qui le révélait a du reste constitué une surprise pour nous tous.
M. Jean Bizet, président. - Je souhaiterais revenir sur la question de la pêche. Nous ne participions pas, Jean-François Rapin et moi-même, aux réunions de notre groupe politique ce matin, car nous étions au salon de l'agriculture, et en particulier sur le stand de la filière pêche. Vous avez mentionné l'importance de l'accès aux eaux, mais se pose également la question des quotas de pêche. Les cartes marines présentées par les professionnels de ce secteur soulignent que certaines zones écologiquement sensibles ne sont actuellement pas utilisées par le Royaume-Uni. Il pourrait néanmoins décider de le faire. Il ne serait par conséquent pas impossible que nous assistions à une marchandisation de l'accès aux eaux, aux quotas, ou aux licences, comme nous l'avons vu temporairement à Guernesey. Nous serons donc très attentifs à ce sujet. Néanmoins, s'il est emblématique, il ne représente que 0,1 % du PIB britannique, en comparaison des 13 % ou 14 % que représentent les services financiers. Cependant, il est important vis-à-vis de l'opinion publique, notamment pour une population ayant exprimé son souhait de restaurer sa souveraineté sur ses eaux.
Vous avez également évoqué l'importance de la confiance. Une grande confiance n'exclut néanmoins pas une petite méfiance. Nos amis britanniques ont en effet un charme un peu particulier. Je songe à ces mots de Lord Palmerston : « Nous n'avons pas d'alliés éternels et nous n'avons pas d'ennemis perpétuels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et il est de notre devoir de servir ces intérêts ». Nous comptons donc sur vous pour faire preuve de confiance, mais également d'attention.
Mme Patricia O'Brien. - De par notre histoire avec le Royaume-Uni, je vous assure que nous en sommes très conscients. Par ailleurs, Michel Barnier comprend absolument le sentiment des Irlandais. Nous restons optimistes, mais nous sommes très conscients de ce qui peut arriver.
M. Ladislas Poniatowski, président. - Madame l'Ambassadrice, vous nous avez remerciés pour la solidarité dont a fait preuve la France vis-à-vis de l'Irlande tout au long de la négociation, comme s'il était extraordinaire qu'un grand pays de l'Union européenne soit solidaire avec un « petit » pays, pour reprendre vos mots, même s'il n'y a pas de petit ou de grand pays, il n'y a que des États membres. Vous avez également remercié Michel Barnier. Or celui-ci n'a pas négocié au nom de la France, mais a défendu les 27 États membres dans cette négociation face au Royaume-Uni. Je voudrais donc vous remercier à mon tour pour la solidarité dont vous avez témoigné au cours de ces négociations. Cela n'était pas facile, puisque le sujet le plus délicat était la frontière irlandaise. Je considère que l'Irlande a été remarquable, car elle est restée européenne. Je pense donc que nous pouvons vous remercier.
Par ailleurs, je suis pessimiste quant à la possibilité que nous parvenions à un accord, notamment en raison du calendrier. Je ne vois en effet pas comment il serait possible de résoudre l'ensemble des sujets dans un laps de temps aussi court. De plus, les 27 ont tendu la main à Boris Johnson. Nous lui avons laissé une porte entrouverte le 15 juillet 2019, en lui offrant la possibilité de demander un ou deux ans supplémentaires pour ces négociations. Je ne comprends pas qu'il ait immédiatement refermé cette possibilité, avant même que ces négociations n'aient commencé. Je pense qu'il a tort, et cela m'inquiète. Je n'ai néanmoins aucune inquiétude quant à la solidarité entre l'Irlande et la France.
La séance est levée à 16 heures 55.