Mardi 28 avril 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La téléconférence est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Frédéric Duval, directeur général d'Amazon France (par téléconférence)
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur Duval, la commission des affaires économiques souhaitait vous auditionner depuis un certain temps, car la numérisation du secteur du commerce nous intéresse beaucoup. Avant la crise sanitaire, un groupe de travail présidé par notre collègue Serge Babary étudiait les mutations du commerce, notamment sa transition numérique, sans poursuivre l'idée d'opposer commerce en ligne et commerce physique, mais, au contraire, celle de souligner leur complémentarité, comme ce fut le cas entre le petit commerce et la grande distribution dans les années 1970. La crise confirme avec douleur l'acuité de ce constat : les commerçants qui se sont déjà lancés dans la transition numérique ont mieux résisté que les autres. Votre entreprise fait partie des solutions qui s'offrent à eux, au travers de sa place de marché sur laquelle les commerçants peuvent vendre en propre par votre intermédiaire.
Amazon, installée en France depuis 2000, réalise environ 4,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires sur le territoire national et y emploie 9 300 salariés. Elle représente le leader du commerce électronique en France - avec 20 % de parts de marché -, secteur dont elle capte 50 % de la croissance. Elle se place également en position dominante dans le domaine du cloud, dont les revenus publicitaires permettent d'équilibrer la faiblesse des marges réalisées dans le commerce en ligne.
Je souhaiterais approfondir notre réflexion sur les évolutions du commerce, mais je ne voudrais pas esquiver un sujet brûlant. L'entreprise que vous dirigez a fait la « une » de l'actualité à de nombreuses reprises ces dernières semaines, au gré d'un feuilleton judiciaire qui cristallise les tensions, sur le nécessaire équilibre, en cette période de crise sanitaire, entre le maintien de l'activité et la protection des salariés par l'employeur. La présente audition permettra de faire le point sur ce sujet. Je n'ai pas personnellement à me prononcer sur une décision de justice : la séparation des pouvoirs emporte le respect du Parlement pour le pouvoir judiciaire.
Pour autant, au-delà du cas d'Amazon, la question de la responsabilité du chef d'entreprise dans la reprise apparaît essentielle pour la réussite du déconfinement. Nous pourrons prendre toutes les mesures en faveur de la demande - les ménages sortiront, en effet, de la crise avec un pouvoir d'achat affaibli et une confiance dans l'avenir réduite - ou de l'offre, élément déterminant pour l'emploi, elles n'auront que peu d'effet si ne sont pas clarifiées les conditions sanitaires et juridiques de la reprise.
La situation n'est pas claire. La jurisprudence a oscillé de l'obligation de résultats à l'obligation de moyens. Les inspections du travail suivent leur interprétation, les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) la leur ; la justice tranche au cas par cas. Les syndicats et les salariés sont naturellement inquiets ; les chefs d'entreprise aussi. Il faut évidemment protéger les salariés, mais jusqu'où et jusqu'à quand pourra être imputée à un chef d'entreprise la diffusion de l'épidémie parmi ses salariés ? Jusqu'où précisément va sa responsabilité en matière de fourniture de masques, de gants, de blouses, de gel ou la mise en oeuvre de mesures de distanciation ? Si le Gouvernement n'indique pas plus clairement aux chefs d'entreprise les limites de leur responsabilité en matière sanitaire, il crée une incertitude qui va constituer, pour eux comme pour les salariés, un frein majeur à la reprise.
Par ailleurs, selon vous, la crise peut-elle être envisagée comme un rappel à l'ordre pour les commerçants qui n'ont pas encore pris le virage numérique ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils les y aider ?
Plus précisément, pouvez-vous nous présenter votre vision de l'avenir du commerce : quelles seront, d'après vous, les nouvelles formes de commerce et de services dans la décennie à venir ? Quels sont les obstacles au développement du commerce en ligne et les axes stratégiques sur lesquels vous mettez, ou allez mettre, l'accent, notamment en matière de collaboration avec les commerces physiques ? Quelles mesures le Gouvernement devrait-il prendre, selon vous, pour développer le commerce en ligne pour les entreprises qui le souhaitent ?
Dans la course à la livraison à domicile la plus rapide possible, Amazon a déjà beaucoup investi dans l'automatisation des entrepôts et dans la recherche, par exemple en matière de serrures connectées et de livraison par drone. Quels sont votre stratégie et vos axes de développement en la matière ?
Vous serez aussi probablement interrogé par les membres de notre commission sur les sujets de friction régulièrement évoqués dans le débat public s'agissant de votre entreprise, comme les problématiques fiscales, le traitement de vos vendeurs partenaires sur la place de marché ou la question de l'emploi - certains vous reprochent de détruire des emplois, quand d'autres soulignent que, contrairement à Google ou à Facebook, par exemple, vous êtes un géant du numérique pourvoyeur d'emplois.
M. Frédéric Vidal, directeur général d'Amazon France. - Je vous remercie pour votre invitation. Je travaille chez Amazon depuis une quinzaine d'années. L'entreprise est largement implantée en France, avec plus de vingt sites, 9 300 salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) et plusieurs dizaines de millions de clients. Elle participe au développement de très nombreuses très petites entreprises (TPE) et petites et moyennes entreprises (PME), grâce à sa place de marché comme canal de distribution de leurs produits.
Amazon poursuit plusieurs activités : le commerce en ligne et la logistique qui lui est liée, le cloud - soit le stockage et le traitement de données pour les entreprises, et non, je le précise, la publicité - et la diffusion d'un bouquet numérique avec Prime Video et Amazon Music. En France, l'entreprise fait vivre, selon nos estimations, 30 000 citoyens, dont 13 000 au sein de ses chaînes d'approvisionnement et de distribution de produits.
Amazon, comme les autres entreprises, subit les conséquences de la crise sanitaire. En cette période, nous avons souhaité jouer notre rôle, certes modeste : servir les Français confinés ou dans l'incapacité, par manque de temps, d'effectuer leurs achats. Pour eux, la livraison que nous assurons représente parfois le dernier recours pour s'approvisionner.
Naturellement, notre mission n'a pas été réalisée dans les conditions habituelles. Notre priorité a d'abord été d'assurer la sécurité de nos salariés via plusieurs mesures constatées par les inspections du travail et une restriction des ventes aux biens jugés essentiels : alimentation, produits d'hygiène et de nettoyage, fournitures nécessaires au travail et à l'étude à domicile, jouets et autres kits de coloriage permettant d'occuper les enfants, notamment lorsqu'ils sont confinés dans des surfaces limitées.
Hélas, en dépit des mesures instaurées, quelques organisations syndicales ont engagé des contentieux devant les cours de justice, lesquelles, par deux fois, en première instance et en appel, ont demandé à Amazon de cesser ses activités. Ce jugement me laisse perplexe, compte tenu de ses conséquences sur nos clients, sur nos salariés et sur nombre de petites entreprises. Je regrette profondément la présente situation, mais ne peux annoncer encore une date de redémarrage.
Je puis vous assurer que, durant la période de confinement, le dialogue social au sein de l'entreprise, avec dix-sept réunions déjà tenues, est intense. Il se poursuivra lors de la consultation à venir, laquelle représente une nouvelle opportunité de discussion. J'appelle, pour ma part, à une reprise, très attendue, de notre activité. Mon attention se porte également sur la restauration du retour d'expérience client tel qu'il existait avant la crise sanitaire ; j'y travaille.
Je suis heureux de pouvoir échanger avec vous sur les sujets relatifs, notamment, à l'avenir du commerce, au développement du commerce en ligne et à l'automatisation de nos entrepôts et de nos livraisons et suis à votre disposition pour répondre à vos interrogations.
M. Serge Babary. - Le développement massif du commerce en ligne dans de multiples secteurs semble ne pas avoir le même succès en matière alimentaire. Pensez-vous que la crise sanitaire actuelle ait enfoncé un coin dans cette résistance ? Quelles sont vos explications quant à ces difficultés et votre stratégie dans ce secteur ? Pourriez-vous nous faire un premier retour sur l'accord conclu avec Monoprix pour la vente de produits, notamment alimentaires ?
Le développement de l'omnicanalité, c'est-à-dire la combinaison de plusieurs canaux de distribution pour un même vendeur, implique, pour les commerçants physiques, de se numériser, mais également, pour les pure players numériques, de se rapprocher de certains atouts du commerce physique, voire d'implanter de vrais locaux commerciaux. Amazon le fait déjà via les magasins Amazon Go aux États-Unis, dans lesquels il n'existe ni personnel de caisse, ni caisse, ni attente. Quels sont les retours sur ces magasins ? Envisagez-vous d'en développer en France et, si oui, à quelle échéance ? Plus largement, souhaitez-vous vous installer plus durablement dans le commerce physique ? Une telle évolution passerait-elle uniquement par des magasins de type Amazon Go ?
Enfin, quelles raisons motivent vos refus de participer aux initiatives des pouvoirs publics visant à améliorer le commerce en ligne ? Je pense en particulier à la charte du e-commerce pour améliorer les relations entre les places de marché et les revendeurs tiers signée l'an dernier avec le Gouvernement et aux tarifs préférentiels mis en place par de nombreux acteurs du e-commerce à la demande du Gouvernement pour aider les entreprises à prendre le virage numérique.
M. Frédéric Duval. - Tout citoyen a pu constater que les commandes en ligne de produits alimentaires impliquaient une attente beaucoup plus longue chez nos concurrents que chez nous. Cette appétence a été constatée sur le site amazon.fr, où les commandes alimentaires ont enregistré une forte augmentation. Nous réalisons les livraisons avec un partenaire désormais stratégique, la société Monoprix, filiale du groupe Casino, dans le cadre du service Prime Now accessible à nos clients Prime. Étendre cette couverture est une bonne stratégie et un levier important pour donner à nos clients l'accès à une offre de produits frais.
Plus généralement, notre société ne livre pas directement de produits frais via le site amazon.fr ; en revanche, au travers de la Boutique des producteurs, nous donnons à des producteurs locaux un accès à une zone de chalandise très large : je citerai la Maison Victor, à Montélimar, qui expédie du boeuf, de l'agneau, du porc partout en France.
Notre stratégie est donc simple et présente plusieurs déclinaisons : pour le frais, Prime Now, qui assure une réception immédiate ; pour les livraisons à durée intermédiaire, la Boutique des producteurs ; enfin, pour ce que nous appelons la long tail, constituée notamment par le très grand nombre de références en produits secs, le délai peut être plus long.
Concernant les magasins Amazon Go existant aux États-Unis, nous n'avons pas de raison de retarder leur implantation en France, car ils sont plébiscités par la clientèle. Je ne puis, cependant, vous donner de date précise. Amazon Go est un magasin où l'on peut entrer en se connectant par l'application numérique ; une fois à l'intérieur, il suffit de placer ses produits dans le panier : les articles sont facturés automatiquement, sans passage en caisse ni inspection du panier. Des salariés approvisionnent le magasin et rangent les produits en rayon, mais nous n'avons aucun employé en caisse.
Sur la participation d'Amazon aux initiatives gouvernementales sur le commerce en ligne, ma perception ne correspond pas à ce que vous décrivez. Nous discutons régulièrement avec le Gouvernement pour établir des règles et des normes, notamment sur la TVA du commerce en ligne. Quant à la charte des acteurs du e-commerce que vous évoquez, elle consiste à instaurer un tiers, un médiateur étatique entre nos marchands tiers et nous. Or Amazon est en collaboration permanente avec ces marchands tiers depuis plus de quinze ans ; leur part d'activité sur le site amazon.fr est passée de 3 % dans les années 1990-2000 à 60 % en 2018. Cela montre que la relation entre les marchands tiers et Amazon fonctionne très bien, c'est pourquoi il ne nous paraît pas pertinent d'y introduire un intermédiaire. Cependant, nous participerons à toutes les initiatives sur le commerce en ligne qui nous sembleront pertinentes.
Mme Anne Chain-Larché. - Monsieur le directeur général, vous avez souligné le rôle d'Amazon dans l'approvisionnement des familles, que ce soit pour l'alimentation ou les jeux d'enfants. Votre entreprise se porte bien, son cours en bourse est au plus haut.
Or nous avons également auditionné les représentants des commerces physiques, qui font, eux aussi, vivre nos territoires ; faisant, pour une partie d'entre eux, l'objet de fermetures administratives, ils vivent très mal cette concurrence qu'ils jugent déloyale. Ils sont contraints d'avoir recours aux aides d'État et de réclamer une annulation des charges sociales pour la période. Beaucoup d'entre eux risquent de ne jamais rouvrir.
Dans ces conditions, envisagez-vous d'abonder le Fonds de solidarité pour venir en aide à ces commerces physiques nécessaires à nos territoires ?
M. Fabien Gay. - En matière de fiscalité, il est important que les règles soient les mêmes pour tous. Les impôts financent les services publics, à commencer par nos hôpitaux, et les cotisations financent la protection sociale. Vous annoncez avoir payé 250 millions d'euros d'impôts en 2018, mais en mélangeant dans ce total la TVA, les cotisations patronales, la CSG, et l'impôt sur les sociétés. Pouvez-vous donner des taux individualisés, en particulier pour l'impôt sur les sociétés ? Amazon réalise en France 4,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires.
Le rapport du ministère de l'économie et des finances sur la fraude fiscale publié en décembre 2019 évaluait à 14 milliards d'euros la non-facturation à la TVA des vendeurs - autant de milliards qui manquent à nos services publics. Quelles actions envisagez-vous pour résoudre ce problème ?
Sans formuler d'avis sur le jugement de la cour d'appel de Versailles, je n'en ai pas la même lecture que vous. Il ne vous a pas été demandé de cesser vos activités, mais de protéger les salariés dans les entrepôts logistiques et, tant que cela n'est pas assuré, de restreindre les commandes aux activités essentielles. De plus, vous continuez à livrer en France depuis vos entrepôts de Belgique, d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie. Vous avez demandé à Amazon Transport, qui compte treize sites dont un au Blanc-Mesnil, de continuer à livrer. Allez-vous assurer la protection des salariés dans ces énormes entrepôts ?
Je m'associe enfin à la question de ma collègue Anne Chain-Larché : il conviendrait qu'Amazon abonde le Fonds de solidarité, car il y a distorsion de concurrence.
M. Frédéric Duval. - Je ne suis pas en mesure de vous donner aujourd'hui une réponse à cette dernière question. La décision n'a pas encore été prise.
Le chiffre d'affaires d'Amazon France en 2018 était, comme l'a dit M. Gay, de 4,5 milliards d'euros. Nos contributions se décomposent entre les cotisations sociales et la TVA, collectées au nom de l'État et des partenaires sociaux, d'une part, et les contributions directes, d'autre part : impôt sur les sociétés, charges patronales, impôts locaux divers et variés. L'impôt sur les sociétés, sur lequel m'interroge M. Gay, ne contribue, d'après l'OCDE, qu'à hauteur de 4 % au produit fiscal français. Raisonner sur la base de cette seule contribution est donc très réducteur. Au total, nos contributions fiscales en France s'élèvent à 250 millions d'euros, dont 150 millions de contributions directes. Ainsi, les deux questions « Amazon est-il assujetti aux mêmes règles fiscales que les autres entreprises ? » et « sa contribution fiscale en France est-elle substantielle ? » appellent une réponse positive, d'autant que le commerce en ligne n'est pas une activité très rentable.
Le jugement de la cour d'appel de Versailles a arrêté, de fait, les centres de distribution. Le jugement initial prévoyait une astreinte de 1 million d'euros par infraction constatée. Or nous traitons entre 5 et 10 millions d'articles par jour : un taux d'erreur, inévitable, de 0,1 % dans le traitement des commandes générerait des milliards d'euros d'amende par semaine. Soit nous prenons le risque de payer ces milliards, et le jeu n'en vaut pas la chandelle, soit nous arrêtons nos activités.
Enfin, ce jugement ne met pas en cause les dispositions que nous avons prises en matière de sécurité des salariés. La cour a simplement estimé que la forme de consultation de nos salariés sur le document unique d'évaluation des risques n'était pas la bonne. Sur le fond, nos centres de distribution ont mis en oeuvre, depuis le début de la crise, l'ensemble des mesures demandées par les agences sanitaires. Nous avons informé régulièrement nos salariés. La distanciation sociale à deux mètres est en place depuis le début, tout comme la distribution de masques ou de gel hydroalcoolique. C'est la forme administrative qui nous est reprochée, et certaines organisations syndicales essaient de l'exploiter.
M. Fabien Gay. - Vous mélangez dans votre présentation recettes, chiffre d'affaires, imposition, cotisations patronales ; et 150 millions d'euros de contributions directes sur 4,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, c'est un taux de 3,3 %. Or le taux d'imposition de nos commerces physiques est compris entre 25 et 40 %. C'est une distorsion de concurrence considérable. Elle ne sera pas réglée par la taxe Gafam, qu'au demeurant vous répercutez sur vos vendeurs et consommateurs.
M. Frédéric Duval. - Il est faux de dire que le taux d'imposition d'Amazon n'est pas le même que celui des entreprises françaises.
Mme Élisabeth Lamure. - Le Sénat s'est prononcé pour que la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) soit également appliquée aux plateformes de e-commerce, au nom de l'égalité entre surfaces commerciales de plus de 1 000 mètres carrés, qui sont soumises à cette taxe, et les centres de vente directe. Cette mesure n'a pas prospéré, mais pourrait être de nouveau proposée. Considérez-vous qu'elle soit équitable ?
Depuis le début de la crise sanitaire, avez-vous constaté une augmentation du nombre des demandes d'accès à votre plateforme par les entreprises et, le cas échéant, dans quelle proportion et pour quel type de produits ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je suis impressionnée par vos chiffres. Concernant votre réaction à la décision de la cour d'appel de Versailles, vous avez déclaré : « Nous ne pensons pas que cette décision soit dans le meilleur intérêt des Français, de nos collaborateurs et des milliers de TPE et PME françaises qui comptent sur Amazon pour développer leurs activités. » Pouvez-vous revenir sur vos relations avec les TPE et PME ? Avez-vous des données sur l'utilisation d'Amazon comme canal de vente par ces entreprises et le chiffre d'affaires généré ?
M. Frédéric Duval. - À chaque activité sa fiscalité propre. Les entrepôts de e-commerce ne sont pas assujettis à la Tascom, mais ils le sont à une taxe locale sur les bâtiments industriels, source importante de revenus pour les collectivités territoriales. La Tascom est réservée aux surfaces commerciales qui accueillent du public : je ne vois pas pourquoi nos entrepôts devraient y être soumis.
De plus, au contraire du commerce physique, le e-commerce inclut la livraison au client, activité qui pèse très lourd dans le compte de résultat. Il est donc très difficile de comparer ces deux secteurs.
Je vous confirme, madame Renaud-Garabedian, que la décision de la cour d'appel de Versailles n'est pas dans l'intérêt de nos clients, des TPE et PME qui travaillent avec nous et de nos employés. D'après la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), le volume d'affaires de cette activité s'élève à 100 milliards d'euros en France. Toutes les TPE et PME françaises peuvent y avoir leur part, pas seulement les acteurs comme Amazon. J'ai évoqué la Maison Victor, mais j'aurais pu citer la papeterie Neveu ou l'entreprise Dodo, qui utilisent les services du e-commerce pour se développer. La décision de la cour d'appel de Versailles est un frein à ces opportunités.
Je signale également que 60 % des citoyens européens sont des acheteurs en ligne, dont 40 % achètent au moins une fois par an un produit dans un pays qui n'est pas le leur. Il est très important que nos TPE et PME puissent vendre à des Allemands, des Anglais, des Espagnols ou des Italiens. Beaucoup d'acteurs français utilisent nos services pour exporter en Europe : comme je l'ai rappelé, 60 % de l'activité réalisée sur le site amazon.fr l'est par des entreprises tierces. C'est cette opportunité que remet en cause la décision de la cour d'appel.
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Si vos entrepôts sont sûrs et ont mis en oeuvre toutes les mesures demandées par les autorités, comment expliquez-vous que d'autres acteurs du commerce en ligne comme Cdiscount n'aient pas été sanctionnés ? Combien vous coûte une journée de fermeture ? Enfin, quelle est l'organisation du travail et du dialogue social dans vos entrepôts en Allemagne, en Espagne ou en Italie ?
M. Roland Courteau. - Le groupe Amazon a financé 66 projets d'énergies renouvelables en Europe et aux États-Unis en 2019 : pouvez-vous les détailler ? La crise économique, qui a débouché sur une crise énergétique, conduira-t-elle le groupe à réviser ses activités dans ce domaine ?
M. Frédéric Duval. - Je ne comprends pas l'initiative des partenaires sociaux qui a conduit à ce jugement. Nous allons naturellement l'appliquer, mais nos centres de distribution sont sûrs, les travaux de mise en dévolution ont été constatés par des inspecteurs du travail, les mises en demeure ont été levées. Nous n'avons pas fait l'objet de fermeture administrative. C'est pourquoi ce jugement me laisse perplexe.
Monsieur Courteau, Amazon finance en effet de nombreux projets d'énergie renouvelable, notamment l'installation de fermes éoliennes et solaires, ainsi que de panneaux solaires sur les bâtiments. Notre organisation n'est pas modifiée par la crise. Nous avons lancé le climate pledge avec l'objectif de prendre une avance de dix ans sur les accords de Paris : décarbonation totale de nos activités en 2040, utilisation à 100 % des énergies renouvelables à partir de 2030, et à 80 % dès 2024. Amazon a passé à la société Rivian la commande de 100 000 véhicules électriques, soit la plus importante jamais réalisée, pour décarboner entièrement nos livraisons.
Enfin nous avons doté des fonds de reforestation pour participer à l'effort international de lutte contre le réchauffement climatique.
Pour répondre à l'une des questions de Mme la présidente, la livraison du dernier kilomètre est source de malentendus. La tournée d'une camionnette chargée de 120 colis qui dépose un colis tous les cent mètres engendre beaucoup moins de pollution que 120 acheteurs allant récupérer leur produit en voiture en périphérie. Si le transport collectif de personnes est moins polluant que le transport individuel, il en va de même pour le transport de marchandises. La livraison du dernier kilomètre chez Amazon est très efficace au point de vue environnemental, comparée à l'activité classique d'un commerce en magasin.
M. Daniel Gremillet. - Je voulais vous interroger sur votre engagement en matière de neutralité carbone, en avance de dix ans sur l'objectif de notre pays. Allez-vous tenir ce calendrier très ambitieux ? Les milliards de dollars d'investissement annoncés en février 2020 risquent-ils d'être remis en cause par cette crise mondiale ? Mais vous y avez déjà répondu...
M. Franck Montaugé. - Dans ce contexte de crise, on peut souhaiter que votre entreprise facilite la relance des commerçants français travaillant avec vous - ils ont compris que le numérique était incontournable pour améliorer leurs ventes. Mais, personnellement, je vois deux types d'obstacles.
D'abord, votre business model présente la particularité d'intégrer sur une même plateforme la vente de vos propres produits et celle des produits similaires de vos concurrents. Il s'agit d'un quasi-conflit d'intérêts qui a justifié l'ouverture d'une enquête par la Commission européenne. Il existe des cas, notamment aux États-Unis - le Wall Street Journal s'en est fait l'écho -, où des produits originaux d'entreprises partenaires ont été copiés par Amazon. Quelles mesures entendez-vous mettre en oeuvre afin d'arrêter de telles pratiques, aussi dommageables qu'inacceptables pour ces entreprises ?
Ensuite, Amazon n'a pas signé la charte des acteurs du e-commerce, mais devra l'appliquer dans le cadre du règlement Platform to business qui entrera en vigueur en juillet prochain. Les petits commerçants, en tout cas ceux qui ne craignent pas de parler, font état de déréférencements sauvages, en l'absence de tout motif fondé en droit, accompagnés d'un blocage de leurs fonds, sans possibilité d'appel ni de dialogue. Cette situation peut être dramatique pour des entreprises dont Amazon est à la fois le principal vecteur de commercialisation et le partenaire qui leur permet d'agrandir leur zone de chalandise. Amazon peut s'avérer être un concurrent féroce et les obliger à fermer boutique. Quelle est la politique d'Amazon France à l'égard de ces pratiques anticoncurrentielles ?
M. Frédéric Duval. - Sur nos sites, plusieurs acteurs peuvent vendre le même article, par exemple des marchands tiers et Amazon. Cette situation est absolument nécessaire.
M. Franck Montaugé. - Ce n'est pas le cas que j'évoque. Je fais allusion à Fortem.
M. Frédéric Duval. - Je termine mon propos. Il est important que plusieurs acteurs puissent vendre le même article : en cas de rupture de stock, l'un complète l'autre, ce qui permet de livrer le produit au client.
Pourriez-vous préciser votre question ?
M. Franck Montaugé. - Je veux parler de la réutilisation par Amazon des données stratégiques de marchands utilisant votre plateforme.
M. Frédéric Duval. - Ces pratiques sont totalement interdites dans l'entreprise. Si nous avons vent de ce genre de cas, nous enquêtons très sérieusement en interne.
M. Franck Montaugé. - Il existe bien un cas qui est en ce moment même devant la justice aux États-Unis.
M. Frédéric Duval. - Quand cela arrive, nous faisons en sorte que cette situation cesse - je peux vous l'assurer.
Lorsque la règlementation Platform to business entrera en vigueur en France, nous l'appliquerons, comme toutes les entreprises.
Les relations que nous avons avec nos marchands tiers sont très bonnes. Mais il faut aussi être en mesure de contrôler l'expérience client de notre plateforme. Quelques petits vendeurs peuvent écorner la confiance des clients, et c'est alors l'ensemble des acteurs qui en pâtit. Nous avons une discussion avec les marchands en cas de fraude ou de vente de produits illicites pour leur demander d'arrêter ces pratiques ou de mettre en place des plans d'action. À l'issue de ces procédures, qui peuvent durer plusieurs mois, nous pouvons être conduits à fermer un compte parce que les règles d'utilisation de notre marketplace ne sont pas respectées.
M. Franck Montaugé. - Nous avons auditionné certains de vos marchands tiers qui, du jour au lendemain, se retrouvent sans rien. Je tenais à vous faire part de la situation préoccupante dans laquelle ils peuvent être.
M. Frédéric Duval. - Je vous invite à venir à l'Amazon Academy : vous aurez devant vous des milliers d'entrepreneurs qui utilisent nos services. Ils vous diront que leurs relations avec l'entreprise sont très bonnes !
Mme Sophie Primas, présidente. - Ils ne vont pas dire le contraire s'ils sont là...
M. Frédéric Duval. - Tout le monde est invité.
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Vous n'avez pas répondu à deux de mes questions : combien vous coûte un jour de fermeture ? Comment fonctionnent vos entrepôts dans les autres pays européens en termes d'organisation du travail ? Alors que les Allemands étaient très peu friands de commerce en ligne, la crise du coronavirus les a conduits à se tourner très majoritairement vers votre plateforme.
M. Frédéric Duval. - Je ne connais pas le coût d'une journée de fermeture. Nos services financiers procèdent actuellement à des calculs. Je regrette que nos centres soient fermés, j'espère qu'ils rouvriront le plus rapidement possible. Expédier depuis d'autres pays coûte un peu plus cher.
Amazon a des standards d'organisation, qui sont en général mondiaux. Ceux qui sont appliqués en France sont les mêmes que ceux qui régissent les centres de distribution allemands, espagnols, anglais, italiens, américains. Ces standards ne posent pas de problème dans les pays européens : l'activité des centres de distribution n'a été arrêtée dans aucun autre pays.
Le dialogue social est assez nourri chez Amazon. Depuis le début de l'épidémie, nous avons organisé 17 réunions d'information relatives à l'évaluation des risques dans les centres de distribution. L'organisation du travail et les relations sociales sont à peu près les mêmes dans tous les pays européens.
Mme Sylviane Noël. - Votre entreprise est souvent accusée de permettre à des vendeurs chinois peu scrupuleux de vendre des produits de mauvaise qualité ou, pire, des contrefaçons. Des appels à mettre fin au principe d'irresponsabilité des plateformes en ligne pour les contraindre à faire elles-mêmes le contrôle qualité des vendeurs tiers se multiplient. Êtes-vous prêt à appliquer un nouveau régime de responsabilité des places de marché en ligne, en renforçant les exigences de contrôle envers les vendeurs tiers ?
M. Marc Daunis. - Vous avez évoqué vos ambitions en matière de décarbonation de votre activité. Quel est votre impact carbone aujourd'hui ?
Lors d'une précédente audition, vous aviez estimé que l'e-commerce était l'allié du commerce de centre-ville. Vous aviez notamment cité l'Amazon Academy. On le sait, les spécificités locales sont importantes dans la problématique des commerces de centre-ville. Entendez-vous territorialiser votre intervention, en vous adaptant aux politiques locales ?
M. Frédéric Duval. - Madame Noël, la situation que vous décrivez montre la nécessité d'avoir un gendarme sur une place de marché. Chez Amazon, lorsque des offres sont considérées comme non valables - produits illicites, violant un brevet, dont le prix est trop élevé, etc. -, nous les supprimons. Nous avons nos propres moyens d'appréciation. Nous examinons également avec grande attention les signalements qui nous sont faits pour supprimer les offres frauduleuses.
S'agissant de l'application de nouvelles réglementations, je ne commenterai pas les projets qui sont actuellement à l'étude.
J'estime qu'il existe une complémentarité entre commerce en ligne et commerce physique. Depuis trente ans, le commerce physique a subi un certain nombre de transformations : l'avènement des hypermarchés à la périphérie des villes, puis l'arrivée des magasins thématiques, toujours en périphérie des villes. L'aménagement des centres-villes a contribué à modifier les plans de circulation, à réduire le nombre de places de parking. Le nombre de chalands a baissé, ce qui a mis les commerces de ces centres-villes en péril.
Aujourd'hui, l'e-commerce doit redonner de l'espoir à ces commerçants. Un magasin proche du Sénat - la papeterie Dubois, rue Soufflot - a vendu des produits en ligne via Amazon, ce qui lui a permis d'augmenter de plus de 5 % son chiffre d'affaires. Une entreprise peut garder son pas-de-porte tout en accédant à une zone de chalandise plus vaste, européenne.
Sur la territorialisation des activités, voulez-vous dire, monsieur Daunis, qu'un Breton pourrait acheter des produits de vendeurs bretons ?
M. Marc Daunis. - Ma question portait davantage sur votre capacité à vous adapter aux besoins des territoires, et non l'inverse. Vous pourriez nouer des partenariats, apporter des soutiens.
M. Frédéric Duval. - Amazon a un impact sur les territoires. Je prendrai l'exemple de L'artisan du cristal, maître cristallier, compagnon de France depuis 1982 : depuis qu'il s'est lancé sur Amazon Handmade, il a constaté une hausse de 30 % de son chiffre d'affaires. On peut se développer sans avoir à se déplacer, ce qui est très important pour les territoires.
Ce qui est vrai pour L'artisan du cristal l'est aussi pour la Maison Victor à Montélimar, pour la papeterie Neveu du Havre, pour l'entreprise parisienne Dodo. Grâce à l'e-commerce, ces entreprises peuvent développer leur commerce et accéder à une zone de chalandise européenne sans avoir à créer des réseaux complexes de distribution.
M. Marc Daunis. - Quid de l'impact carbone ?
M. Frédéric Duval. - Il est calculé au niveau mondial. Je n'ai pas la réponse à votre question.
Mme Catherine Procaccia. - Je ne suis pas d'accord avec Fabien Gay : heureusement que vous avez continué à livrer par d'autres canaux que les centres français de distribution, car bon nombre de personnes attendent vos produits. Comment choisissez-vous les produits de première nécessité ? Si vous reprenez vos activités en France, comment allez-vous vous organiser, alors que les produits jugés nécessaires diffèrent complètement selon les foyers et le lieu du domicile ?
Vos salariés sont pour l'instant payés, bien que vos entrepôts soient fermés. Quel sera leur sort si vous ne rouvrez pas ? Aurez-vous recours au chômage partiel ?
Mme Élisabeth Lamure. - Vous avez parlé des entreprises qui utilisent le réseau d'Amazon pour vendre leurs produits. Avez-vous noté une demande plus forte des entreprises d'accéder à votre plateforme ? Si tel est le cas, dans quelle proportion et pour quels types de produits ?
M. Frédéric Duval. - On a constaté une baisse de l'activité des entreprises. Un grand nombre de PME qui utilisent nos services ont fermé pendant la période de confinement. Les études statistiques de Foxintelligence ou SimilarWeb montrent qu'Amazon n'y a pas gagné par rapport à ses concurrents ; nous aurions même perdu six points. En se focalisant sur les activités que j'ai mentionnées - alimentaire, hygiène, nettoyage, travail et études à la maison, occupation des enfants -, nous n'avons pas privilégié une activité particulièrement rétributrice.
Madame Procaccia, merci de reconnaître que nos services sont utiles. Pour déterminer les produits prioritaires, nous avons regardé ceux qui étaient le plus demandés après le confinement.
Sur les salaires, il est trop tôt pour en parler. Pour l'instant, nos salariés sont payés à 100 %. Nous allons reprendre le dialogue avec nos partenaires sociaux. J'espère que nous allons trouver une solution pour rouvrir rapidement.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je n'ai pas très bien compris ce que vous reproche la justice sur le document unique. Pourriez-vous nous apporter davantage de précisions ?
Vous appelez de vos voeux une stratégie de complémentarité entre l'e-commerce et les magasins physiques, notamment de centre-ville. Comment voyez-vous le commerce dans dix ans ? Réfléchissez-vous à des services qui n'existent pas aujourd'hui ? Comment pourrait évoluer la demande des consommateurs ?
Quel est l'impact de la crise sur Amazon France et Amazon Europe en termes de chiffre d'affaires ?
M. Frédéric Duval. - La justice remet en cause non pas la façon dont nous assurons la protection de nos salariés dans nos entrepôts, mais la forme suivant laquelle nous avons associé les salariés à l'établissement de l'évaluation des risques relatifs à cette épidémie. Elle nous demande de consulter nos comités centraux et nos comités d'entreprise sur ce point.
Il est très difficile d'imaginer l'évolution du commerce dans dix ans. Ce que l'on sait, c'est que trois exigences ne changeront pas : les clients voudront toujours un large choix ; ils voudront toujours des prix bas et compétitifs - actuellement, certains s'inquiètent de leur pouvoir d'achat et d'une éventuelle inflation ; à ce titre, Amazon met à égalité l'ensemble des consommateurs français en termes de choix et de prix ; ils voudront toujours disposer rapidement de leurs achats, soit en allant les chercher dans un magasin, soit en étant livrés par un e-commerçant comme Amazon. Nous essayons de travailler sur ces trois points invariables - le choix, le prix et la livraison rapide - plutôt que de deviner le futur.
Sur l'impact de la crise sur l'entreprise, nous sommes encore au milieu du gué. Nous ne pourrons répondre à cette question qu'au début du troisième trimestre, voire du quatrième trimestre.
Mme Sophie Primas, présidente. - Vous devez en avoir une idée en regardant votre volant d'affaires.
M. Frédéric Duval. - En février, mars et avril, il est resté stable. Il a changé dans son mix.
Mme Sophie Primas, présidente. - Les trois invariants sont donc le choix, le prix et la rapidité d'acquisition. Comment voyez-vous la répartition de la valeur ajoutée entre le producteur et le distributeur ? Le Parlement réfléchit beaucoup à cette question depuis des années. Pour que l'économie tienne, il doit y avoir de la valeur ajoutée à tous les niveaux.
Dans la relation entre un commerçant et son client, il y a un aspect conseil. Vous engagerez-vous dans cette voie ?
M. Frédéric Duval. - Je l'ai dit, 60 % de l'activité d'Amazon est réalisée par des marchands tiers, qui fixent librement le prix de leurs produits.
Mme Sophie Primas, présidente. - Vraiment ?
M. Frédéric Duval. - Oui ! Les marchands tiers sont libres de définir leurs prix et les quantités vendues.
Nous mettons en relation directe une entreprise et un client, sans intermédiaire, ce qui permet une bonne répartition de la valeur ajoutée. Nous prenons entre 12 et 15 % de la valeur de la transaction. Si l'on compare ce niveau de commission au coût que représente la succession d'intermédiaires dans d'autres filières, je peux vous assurer que le partage de la valeur ajoutée est très satisfaisant.
Sur les sites amazon.fr, les pages articles sont évaluées. Des vidéos de conseils et des pages « A + », enrichies en contenu, sont de plus en plus disponibles, ce qui donne davantage de pertinence aux produits vendus.
Par ailleurs, les meilleurs conseillers du monde sont les autres clients, qui postent sur le site des revues de produits, souvent nombreuses et très intéressantes pour les acheteurs éventuels. Ces revues apportent une véritable valeur ajoutée à la page article.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci, monsieur le directeur général, d'avoir accepté cette audition.
La téléconférence est close à 16 h 5.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat
Jeudi 29 avril 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La téléconférence est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Philippe Varin, président de France Industrie (en téléconférence)
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le président, je vous remercie d'avoir à nouveau répondu à l'appel de notre commission : nous avons toujours plaisir à vous recevoir, que cela soit dans le cadre des cellules de veille que notre commission a récemment mises en place ou en réunion plénière.
Nous souhaitons évoquer avec vous les défis que la crise actuelle pose à notre économie, dans une vision prospective. La question qui se pose à notre pays et aux pouvoirs publics est la suivante : quelles devront être nos priorités de politique publique, en prenant en compte la fragilisation de nos entreprises durement touchées par la paralysie de l'activité, tout en gardant le cap sur les grands objectifs de transition écologique, d'innovation ou de souveraineté économique - un thème qui a émergé avec force durant la crise ?
Si les mesures de soutien d'urgence qui ont été mises en place ces dernières semaines et qui ont été élargies à plusieurs reprises sont saluées par les acteurs que nous avons entendus, elles s'inscrivent pour l'instant dans le court terme. Vous l'avez dit : l'indemnisation par l'État du chômage partiel ne pourra pas durer.
Pourtant certains secteurs, comme l'aéronautique, ne prévoient pas de retrouver leur niveau habituel d'activité avant 2023. Les plus petites entreprises, qui font face aux problèmes de trésorerie les plus pressants, peuvent certes contracter des prêts garantis par l'État, mais elles s'endettent, et leurs fonds propres restent trop bas. Dans quelques mois, nous risquons de voir certaines d'entre elles sombrer ou être victimes d'acquisitions prédatrices, alors qu'elles sont essentielles au bon fonctionnement de nos filières industrielles. La R&D, qui est un impératif pour assurer la transition écologique et énergétique, et qui sous-tend notre innovation et notre compétitivité, risque d'être sacrifiée pendant plusieurs années. Le travail est donc loin d'être fini.
Malgré une lente reprise, la France a aujourd'hui un niveau d'activité industriel inférieur à tous ses voisins européens. Comment s'assurer que nous ne prenions pas de retard, cette fois, dans la relance et dans la transformation de notre économie ? Quels sont les leviers que nous pouvons activer : investissement public, numérisation, aides à la décarbonation, structuration des filières ? Comment les entreprises s'engagent-elles pour atteindre ces objectifs ? Que pensez-vous aussi de la politique européenne ?
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Je suis très heureux d'échanger avec vous. M. Alexandre Saubot, vice-président, M. Vincent Moulin-Wright, directeur général et M. Jean-Marie Danjou, directeur général délégué de France Industrie, m'aideront à vous répondre.
Je dirai tout d'abord un mot de la situation, avant d'aborder la question du plan de relance.
Les taux d'activité sont très faibles dans l'industrie - autour de 56 % ou 57 % en moyenne -, avec une grande hétérogénéité entre les secteurs : si la santé, l'alimentaire, la chimie, l'emballage et les télécommunications fonctionnent bien et ont un taux d'activité supérieur à 80 %, d'autres secteurs fonctionnent au ralenti, comme l'automobile, l'aéronautique, la construction - à la différence de certains de nos voisins -, l'ameublement ou la métallurgie.
Dans la construction et les travaux publics, l'important est la reprise des chantiers. Le secteur a élaboré un guide sanitaire pour préparer la reprise, mais celle-ci n'est pas encore en vue, sauf dans quelques domaines particuliers, comme la rénovation. Les appels d'offre publics sont suspendus, et l'on ne sent pas d'enthousiasme à reprendre les chantiers de la part des maîtres d'ouvrage publics.
Dans l'automobile, le redémarrage sera graduel, peut-être plus rapide chez certains équipementiers, mais les grandes lignes d'assemblage des constructeurs ne reprendront pas tant que les concessionnaires seront fermés et que les Français n'auront pas repris leurs achats de véhicules. Il faudra du temps, car les stocks sont élevés, même si je note avec satisfaction que Toyota a déjà repris sa production.
Dans l'aéronautique, la situation actuelle semble malheureusement amenée à durer. Le niveau d'activité est de 35 %. Les vols commerciaux sont interrompus. La situation des compagnies aériennes sera un sujet de long terme.
Outre ces disparités sectorielles, l'absentéisme des salariés, de l'ordre de 20 % à 30 % par exemple dans l'agro-alimentaire, constitue une autre source de préoccupation. La réouverture des écoles sera lente et ne favorisera pas la reprise de l'activité.
Nous observons aussi avec vigilance la situation dans les collectivités locales, car les appels d'offre sont gelés. Des factures trimestrielles doivent être passées mensuellement... C'est là notre constat, et nous sommes préoccupés par le maintien de l'activité des délégations de service public, ainsi que dans les transports et la logistique.
La santé des salariés constitue aussi une priorité. Si toutes les mesures ne sont pas prises pour la garantir, on ne redémarrera pas. Nous avons élaboré des guides par branches, une trentaine environ, et pas seulement dans l'industrie d'ailleurs, afin de rassembler les bonnes pratiques sanitaires et d'aider les responsables des sites à préparer des protocoles de reprise en lien avec les représentants du personnel. Organisation du travail, marquage de la distanciation sociale au sol, restauration, nettoyage des postes de travail et des zones communes, etc., ces aspects sont spécifiques à chaque entreprise font l'objet d'un protocole qui doit être défini dans le cadre du dialogue social.
J'en profite pour dire un mot de la responsabilité juridique des patrons et des responsables d'entreprise. Avec la CGT, notamment, ce sujet a pris une dimension aiguë ; d'où un redémarrage plus lent que chez nos voisins. Les entreprises ont une obligation de moyens, notamment en définissant des protocoles de reprise, mais beaucoup de dirigeants pensent qu'ils ont une obligation de résultat et sont inquiets. Cette crainte peut les inciter à préférer prolonger le chômage partiel.
Avec les industriels, nous nous sommes mobilisés pour contribuer à l'effort de santé ; cela a commencé par la production de gels hydroalcooliques, grâce aux industries de la chimie et du luxe, puis par la fabrication de masques : l'Union des industries textiles et le secteur du luxe ont réalisé des efforts remarquables, et la production atteint 15 millions d'unités par semaine. Je pourrais aussi citer la production de 10 000 respirateurs artificiels, autour d'Air Liquide, ou de blouses et d'équipements pour les salles de réanimation.
Je salue les mesures d'urgence prises par le Gouvernement, ainsi que la réactivité du Parlement, qui a adopté rapidement les textes proposés. J'ai aussi été auditionné par la cellule de veille sur l'industrie de votre commission ; M. Chatillon, Mme Létard, et M. Bourquin nous ont écoutés avec attention.
La question maintenant est de savoir comment sortir de cette situation. La France compte 10,5 millions de salariés en chômage partiel, soit la moitié des salariés du privé, ce qui n'est pas soutenable. Il convient donc de faciliter la reprise et de préparer un plan de relance. J'évoquerai successivement les modalités de soutien à la consommation, puis à l'investissement, au travers notamment du renforcement des fonds propres et d'un effort en faveur du capital humain, et je terminerai par la dimension européenne.
Quelques remarques générales, tout d'abord. Les défis sont considérables. Dans le monde d'après, les citoyens auront besoin de sécurité et de protection face à la montée des risques, sanitaires ou environnementaux par exemple. Il faudra probablement mieux assurer notre souveraineté, on parle ainsi beaucoup de relocalisation ou de la sécurisation de nos chaines d'approvisionnement.
Le deuxième enjeu est environnemental. Il n'y a pas, à cet égard, de changement par rapport à la période d'avant la crise. Ce qui avait été décidé dans le cadre du Pacte productif reste d'actualité. La crise offre autant d'opportunités que de contraintes pour l'industrie à cet égard. Le cap en tout cas ne changera pas, contrairement à ce que certains articles dans la presse pourraient laisser croire.
Il faut aussi prendre en considération le niveau des fonds propres. Beaucoup d'entreprises sont très endettées. Or on ne peut compter sur une relance de l'investissement si elles manquent de fonds propres.
De même, compter sur une hausse de la consommation me paraît difficile. Je ne pense pas que les Français vont se précipiter pour consommer massivement. Ils ont augmenté leur épargne de 50 milliards d'euros ces dernières semaines, et ce mouvement me paraît durable. La situation de l'emploi est préoccupante. Le maintien de la cohésion sociale est un enjeu collectif fondamental.
Ces éléments de contexte appellent deux remarques. La première, qui est une remarque personnelle, c'est que l'on ne peut pas sortir de cette situation sans mobiliser l'intelligence collective - l'État, les entreprises, les partenaires sociaux, les régions, l'Europe - pour réinventer notre modèle productif. Cela demande de la détermination et du temps long, ce qui n'est pas toujours le mode de fonctionnement de l'économie libérale ; c'est là un changement de point de vue.
Ensuite, nous devons rester compétitifs, ce qui signifie à la fois régler les problèmes qui existaient avant la crise - poids de la fiscalité de production, poids du chômage structurel, qui est supérieur de quatre points à celui de nos voisins immédiats - et intégrer les contraintes nouvelles qui sont liées à la continuité d'approvisionnement sur certains maillons stratégiques, autrement dit les relocalisations, et à la transition écologique. Du point de vue du capital humain, l'effort de formation pour accompagner ces mutations sera colossal. Pour la mise en oeuvre d'une stratégie industrielle renouvelée, nos dix-huit filières réfléchissent depuis près d'un mois, secteur par secteur, à ces nouvelles préoccupations.
Après ce préambule, j'en viens à la pratique. Le premier enjeu, c'est le soutien ciblé à la demande. Plus qu'un soutien général à la demande, compte tenu des comportements d'épargne, un soutien ciblé et l'utilisation de la commande publique pour des préoccupations liées à la trajectoire carbone seraient souhaitable.
En ce qui concerne la mobilité, par exemple, nous pourrions sortir par le haut d'une situation extrêmement difficile. « Dans le doute, on accélère », ai-je retenu de la période que j'ai passée dans le secteur automobile... Accélérer, en la matière, c'est aider au développement des véhicules électriques et hybrides de manière plus volontariste, notamment en réintroduisant les aides à la consommation pour les flottes de véhicules et développant plus massivement les bornes de recharge. Le plan existe, mais il convient de l'accélérer. Je pense également aux infrastructures de transports en commun, domaine où la commande publique joue un rôle essentiel.
Autre sujet important : l'isolation thermique des logements privés et des bâtiments publics. C'est un angle mort dans le plan carbone du pays, avec à la clé des gains sur la trajectoire carbone et beaucoup d'emplois. Contrairement à la mobilité, ce sujet est moins identifié et nous manquons cependant d'un véritable plan national bien financé. C'est l'occasion ou jamais d'élaborer un tel plan, les propriétaires privés n'ayant pas forcément les capacités d'endettement correspondantes.
Il conviendrait également de développer la séquestration du carbone dans les sols pour l'agriculture et la sylviculture. Un soutien à la demande doit exister. À cet égard, au-delà des crédits publics, il faut favoriser l'épargne des Français. Il y a là beaucoup d'emplois à la clé.
Le deuxième enjeu est l'investissement ; il comporte trois volets.
Le premier concerne la relocalisation des maillons stratégiques de nos approvisionnements qui sont en situation de rupture - équipements médicaux, pièces automobiles, moules en plasturgie, pièces électroniques... Une évaluation des nécessités de relocalisation est en cours. Spontanément, les entreprises vont agir, notamment dans le secteur santé, où le coût d'une rupture est supérieur au surcoût éventuel d'une solution française : on l'a vu avec les principes actifs de médicaments. Pour d'autres sujets, la relocalisation, en France, en Europe ou dans les pays du Maghreb qui sont moins risqués en termes d'approvisionnement, nécessitera un soutien. En pratique, nous devons établir, au niveau national, filière par filière, une évaluation des risques et un registre des pièces et équipements stratégiques, afin de prévoir à chaque fois une relocalisation ou la mise sous contrôle des approvisionnements en cas de nécessité.
Le deuxième volet est celui de la transition écologique. Les procédés industriels représentent 18 % des émissions. Dans le Pacte productif, auquel nous travaillons avec le ministère de l'environnement, nous cherchons à assurer la trajectoire écologique des procédés industriels, en utilisant les outils actuels comme le Fonds chaleur, mais en les redimensionnant pour soutenir l'investissement. Sur ce sujet, il n'y a pas de changement.
Le troisième volet est lié aux marchés du futur, à la digitalisation. Nous y avons beaucoup travaillé, ces deux dernières années. Vous connaissez le plan d'accompagnement de 10 000 PME vers l'industrie du futur, soutenu par l'État et maintenant piloté par les Régions ; la mise en place de plateformes d'accélération ; et les centres techniques industriels (CTI). Il faut accélérer ces initiatives.
En ce qui concerne les marchés du futur - les batteries, l'hydrogène, la santé digitale, la bioproduction -, le Conseil de l'innovation a identifié des segments pouvant bénéficier des crédits du quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA 4). En lien avec la dimension européenne et les écosystèmes promus par notre commissaire Thierry Breton, le passage à l'industrialisation doit être accéléré pour les batteries, l'hydrogène ou la décarbonation des procédés industriels.
Le plan de relance doit contenir un plan d'investissement massif des entreprises, avec le soutien de l'État. Si les problèmes de liquidités à court terme ont été pour beaucoup réglés, l'endettement empêchera les entreprises d'investir. Nous réfléchissons, avec l'État, aux différentes manières de renforcer leurs fonds propres. L'amélioration de leurs résultats nets permettrait d'augmenter mécaniquement leurs fonds propres, mais ce sera loin d'être suffisant. Nous pensons à la consolidation à long terme des dettes PGE (Prêt garanti par l'État) ou à des interventions directes de l'État ; Bruno Le Maire en a évoqué quelques-unes pour les cas extrêmes comme Air France. Il faudrait engager une réflexion plus large. Les Régions, avec leurs fonds d'investissement, ou des partenariats public-privé peuvent trouver le moyen de soutenir les entreprises. D'autres réflexions sont en cours avec Bercy sur ce thème. Le renforcement des fonds propres des entreprises est indispensable.
Pour ce qui est du capital humain, nous sommes face à un changement radical de perspective. Trois mois avant la crise, l'offre d'emploi de l'industrie était de 250 000 emplois par an, dont 50 000 non pourvus. Nous travaillions sur cette inadéquation de l'offre et de la demande. Aujourd'hui, notre sujet sera de contrer le gel des embauches et de faire face à une inévitable montée du chômage. En pratique, les entreprises devront prendre le relais de l'abandon progressif du dispositif de chômage partiel, le plus généreux d'Europe. Nous réfléchissons à de nouvelles organisations dans les entreprises, en nous appuyant sur le principe des accords de performance collective, qui permettent une flexibilité plus importante de la force de travail. Les outils juridiques existent, mais ils n'ont guère fonctionné dans la pratique ces dix dernières années. Il va falloir rouvrir la réflexion, avec ce maître mot : flexibilité.
Hors des entreprises, nous devrons accompagner le retour vers l'emploi de nouveaux chômeurs, dont des « cols blancs ». Au niveau régional, des groupes d'études regroupant les différents acteurs devront y travailler avec une réactivité décuplée.
Sur les questions de l'apprentissage et de l'alternance, nous rencontrions un vrai succès, et le soufflet ne doit pas retomber. Il faut maintenir la dynamique.
La dimension régionale est essentielle pour un certain nombre de sujets. Un plan national non coordonné avec des plans régionaux ne serait pas efficace, qu'il s'agisse du financement, du capital humain ou du soutien à l'investissement. Je ne sais pas aujourd'hui quel format serait le plus adapté, mais l'articulation de ces plans régionaux avec un plan national pourrait être clarifiée dans le cadre du conseil économique État-régions créé l'année dernière.
J'en viens à mon dernier point : l'Europe. Les nouveaux éléments du modèle productif que j'évoquais doivent intégrer la profonde et croissante rivalité entre les États-Unis et la Chine, d'où l'enjeu critique d'une Europe forte. Dans ce contexte, nous devons nous coordonner à l'échelle européenne. C'est actuellement le cas sur le plan financier, avec le soutien bienvenu de la Banque centrale européenne (BCE) ; il faudra certainement aller plus loin et engager une réflexion sur la manière de traiter la dette collective.
En ce qui concerne la politique industrielle, l'approche verticale promue par la Commission sur la maîtrise des chaînes de valeur stratégiques du futur doit être cristallisée. Les projets comme l'hydrogène, la décarbonation des procédés industriels et l'électronique devront faire l'objet d'un PIIEC (projet important d'intérêt européen commun), qui permet des partenariats d'entreprises de pays différents, exonérés du droit commun de la concurrence. La Commission doit préciser les secteurs concernés dans les mois à venir.
L'Europe a également un rôle à jouer sur les questions de défense, de décarbonation de l'économie et, peut-être, dans les domaines de la santé et de la lutte contre les pandémies, nouveaux pour l'échelon européen.
Comme le dit Thierry Breton, le temps d'une Europe ayant pour seul but de réduire les prix pour le consommateur est fini. Nous devons intégrer cet élément à notre réflexion.
M. Alain Chatillon. - Une Europe plus forte pour soutenir l'investissement des entreprises et l'innovation stratégique est une bonne chose. Mais le besoin d'investissement dans les fonds propres des entreprises sera très fort, afin de sécuriser leur capital et celui des fournisseurs stratégiques.
Comment l'investissement en fonds propres pourra-t-il être soutenu dans l'industrie, dans les secteurs de l'aéronautique et de l'automobile par exemple ? On parle d'une prise d'investissement public via Bpifrance ou l'Agence des participations de l'État, mais il faut pouvoir assurer des entrées au capital à long terme, pour que les entreprises aient le temps de se développer. Un fonds comme Aerofund 3 a permis à des TPE de devenir des ETI. Beaucoup de propositions voient le jour, mais il faut privilégier l'efficacité, pour permettre aux entreprises françaises d'assurer leur développement, en liaison étroite avec leurs fournisseurs. Qu'en pensez-vous ?
Mme Valérie Létard. - Je remercie le président Varin de ce riche exposé liminaire. Comment va s'articuler le plan de relance national dans les territoires, en lien avec les régions, mais aussi les intercommunalités - compétentes en matière d'aménagement du territoire - et les communes ? Quels échanges avez-vous avec le ministère sur ces questions ? Vous avez évoqué le conseil économique État-Régions : des réunions sont-elles envisagées avec les Régions dans les semaines à venir, pour définir cette stratégie partagée ?
Nous sommes dans une phase intermédiaire de sortie de crise où tous les continents ne sont pas au même niveau, beaucoup ayant déjà relancé leur économie industrielle. Quelles mesures de protection ou de vigilance faut-il appliquer aux frontières de l'Europe dans cette période intermédiaire et pour l'avenir ?
M. Martial Bourquin. - Je remercie à mon tour M. Varin de sa hauteur de vue. Vous attirez notre attention, monsieur le président, sur trois points : un soutien à la demande ciblée, l'utilisation de la commande publique et l'articulation stratégique au niveau régional. Vous avez abordé la rénovation globale des bâtiments, secteur qui permet de lutter contre les émissions de CO2 et qui est fortement créateur d'emplois, ce qui est décisif.
Que pensez-vous de contrats passés entre les entreprises et la SNCF pour développer de façon inédite le fret ferroviaire et faire baisser les émissions de CO2 ? La reprise pourrait s'accompagner d'une augmentation du fret ferroviaire, qui ne cesse de se réduire dans notre pays. Les pays voisins ne sont pas dans cette situation ; nous pourrions faire mieux.
La filière batterie se met en place. Au-delà d'une simple usine d'assemblage, pour ne pas simplement copier les batteries chinoises, ne faudrait-il pas prévoir de la R&D sur les batteries bas carbone, en lien avec les universités et les pôles de recherche, dans le cadre d'un véritable projet franco-allemand ?
Pour la reprise, l'État ne devrait-il pas renforcer fortement les mesures incitatives à l'achat de véhicules électriques et hybrides, l'autonomie de ces derniers atteignant à présent cinquante à soixante kilomètres ?
Enfin, vous avez évoqué, monsieur le président, la relocalisation de la production. Il peut s'agir de médicaments, mais aussi des énergies renouvelables. Ne faut-il pas accompagner ces relocalisations par un suramortissement ? Ce pourrait être un levier intéressant pour ne pas en rester au stade des voeux pieux et obtenir des résultats immédiats.
En ce qui concerne la filière hydrogène, ne devrait-on pas mettre en place un projet européen impliquant des entreprises comme Faurecia, par exemple, pour massifier la filière et faire baisser le prix de cette énergie ? Des aides d'État et européennes très fortes pourraient-elles permettre à l'hydrogène de devenir, dans les dix ans à venir, l'énergie qui s'impose ? La France se doit d'être à la pointe dans ce domaine.
Mme Élisabeth Lamure. - Nous sommes très nombreux, depuis longtemps, à demander une simplification des normes pour faciliter la vie des entreprises - simplification administrative, allégement des procédures, réduction des délais, arrêt des surtranspositions de directives... Cette crise pourrait-elle servir de déclencheur pour nous départir de nos lourdeurs ? Avez-vous des pistes et des exemples à nous proposer ?
Au début du mois d'avril, sur Public Sénat, Mme Pannier-Runacher indiquait que le Pacte productif serait un moyen de sortie de crise très adapté à la relance économique. Qu'attendez-vous de ce Pacte, et comment devrait-il être orienté pour répondre aux défis actuels ?
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Monsieur Chatillon, je partage votre sentiment : renforcer le passif des entreprises, c'est-à-dire leurs capitaux propres, d'une manière ou d'une autre, est une obligation absolue, à moins de rallonger leur dette. À défaut, elles ne pourront plus investir et risquent de s'affaiblir.
Nous réfléchissons tout d'abord à la manière d'améliorer la trésorerie des sociétés, afin de renforcer leurs résultats. La transformation des déficits fiscaux en trésorerie immédiate est une option pour renforcer les fonds propres des entreprises. Il n'existe pas de solution miracle. Il faut mettre en place une panoplie de mesures.
On peut aussi réfléchir à la manière de transformer les prêts garantis par l'État (PGE) et autres situations d'endettement en prêts à très long terme sous forme de quasi-equity ou d'obligations soit perpétuelles soit de très long terme. Ces outils permettraient aux agences de rating de considérer ces sommes comme de quasi-fonds propres.
Enfin, la troisième possibilité, plus simple, consiste à injecter des capitaux ciblés. Il ne s'agit pas de prendre des participations majoritaires, mais d'apporter du capital dans des sociétés très saines ayant un problème de liquidités. C'est vrai de l'industrie, mais encore plus des services. Cela peut se faire soit au niveau national avec Bpifrance, soit au niveau régional - certains présidents de région ont lancé des fonds d'investissements. Des partenariats public-privé permettraient d'établir des critères d'investissement et de rentabilité dans la durée. Ce serait une très bonne chose pour les 5 000 entreprises de taille intermédiaire (ETI) françaises à forte dimension régionale.
M. Alexandre Saubot, vice-président de France Industrie. - La question fondamentale est celle de la durée de la crise. Les mesures prises par le Gouvernement ont permis de pallier les problèmes de trésorerie à court terme. Mais à quelle vitesse l'activité va-t-elle revenir à un niveau équivalent à celui d'avant la crise ? En fonction des situations, des activités, le type de réponse peut être assez différent. Pour les entreprises qui reviendront assez rapidement à ce niveau, il faudra simplement se demander si la consolidation du PGE et l'étalement du remboursement leur permettront de redevenir viables.
Pour le secteur aéronautique, par exemple, qui table sur une baisse de 30 % de son activité sur deux, trois, voire quatre ans, il faudra faire plus, c'est-à-dire injecter des capitaux, soit par consolidation de déficits fiscaux, soit par d'importantes réductions d'impôts, temporaires ou définitives, soit par consolidation de la dette, abandon de créances ou recapitalisation... Il faut rester très pragmatique.
Nous, industriels, avons besoin de commandes. À défaut, nous entrons dans des schémas de destruction des capacités de production, donc d'emplois. Nous avons connu cette situation très douloureuse en 2009. Nous réfléchissons à tout ce qui pourrait permettre de limiter au maximum ces effets négatifs sur le « produire en France ». Nous regardons tous les sujets. Il faut être imaginatif et ne pas se donner de limite.
Le redémarrage de l'économie - du commerce, de la construction - aura indirectement des effets très forts sur l'industrie, car nous aurons alors de premières perspectives sur le niveau de commandes. À quelle vitesse le système repartira-t-il ? Avec quelles dynamiques et quelles aides ? Nous aurons besoin de construire les réponses avec vous, à mesure que nous prendrons conscience de l'ampleur des dégâts et de la vitesse du redémarrage.
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Madame Létard, en ce qui concerne le lien entre État et Région, une grande partie de la réponse est entre vos mains. Il faut mettre en place, à l'échelle régionale et intra-régionale, une véritable organisation à même de porter le projet industriel régional. Nous avons créé, dans chaque région, un « collectif industrie », émanation de France Industrie regroupant les industriels de la région. Ce collectif doit travailler avec les instances de développement économique régionales. C'est sur l'initiative des présidences de Région, en intégrant les grandes métropoles, qu'il faut mettre en place un véritable plan de relance régional.
Beaucoup de mesures à très court terme ont déjà été prises. Il faut aller au-delà de des problèmes de liquidités et de financement. Chaque région doit déterminer ses priorités de relance et les formaliser. Les dispositifs actuels comme les centres de recherche et d'innovation industrielle (CR2I) et les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet) ne sont pas très opérationnels. Si ces plans de relance sont mis en place, je pense que le conseil économique État-Régions est la bonne enceinte pour discuter de l'articulation entre priorités nationales et priorités régionales. Cette interaction n'est pas aussi formalisée, agile et interactive qu'il le faudrait pour être efficace aujourd'hui. Nous soutenons une telle démarche, mais la balle est dans le camp de l'État et des élus. Le Sénat a bien évidemment un rôle particulier à jouer en la matière.
En ce qui concerne la vigilance aux frontières européennes, il y a deux sujets. D'abord, il existe des dispositifs de filtrage des investissements propres à chaque pays - la France a le sien, tout comme l'Italie ou l'Allemagne, par exemple, qui sont en train de le renforcer. Il en existe également un à l'échelle européenne. Tous les outils existent, il n'est question que de les mettre en oeuvre.
Par ailleurs, nous voulons placer la question du carbone au coeur des différents projets de relance européens. Or, si certains pays importent massivement du carbone en Europe, des distorsions de concurrence rendront ces efforts vains. Le mécanisme d'inclusion carbone, promu par l'État français et par de plus en plus de pays européens, est en devenir. Il s'agit, selon moi, de l'autre priorité européenne en termes de vigilance.
Les écosystèmes me semblent la bonne structure pour promouvoir certains secteurs comme celui de l'hydrogène. Nous allons faire en sorte d'assurer le meilleur lien possible entre ces écosystèmes européens et les plans français.
Monsieur Bourquin, je voudrais élargir la question du fret ferroviaire à celle de la logistique. Il s'agit d'un sujet majeur de compétitivité, à côté de la fiscalité de la production. Une étude de France Logistique, réalisée voilà quelques mois, s'est intéressée au transport depuis Shanghai jusqu'à une ville française : elle a montré un différentiel de coût de 20 % selon que l'entreprise concernée passe par Rotterdam ou par les ports français... France Logistique a commencé à travailler avec plusieurs filières pour tenter de diminuer le coût de transport à l'unité. Je pense que le fret ferroviaire est inclus dans la réflexion, mais je ne dispose pas de tous les éléments pour vous répondre.
M. Vincent Moulin-Wright, directeur général de France Industrie. - Le fret ferroviaire fait partie des sujets, mais France Logistique est d'abord la réunion de la logistique et du transport routier. Toutefois, un lien peut s'opérer avec le ferroviaire.
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Se pose aussi la question de la logistique multimodale, notamment avec le projet multi-réseaux des voies navigables. Nous allons étudier cette question, monsieur Bourquin, pour faire en sorte d'intégrer le fret ferroviaire à nos réflexions.
Mme Sophie Primas, présidente. - Il ne faut pas oublier le fret fluvial. Je songe notamment aux efforts importants entrepris par la Compagnie du Rhône...
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Ils sont importants et déjà intégrés dans nos réflexions.
En ce qui concerne les batteries, il existe un projet européen, largement soutenu par Bruno Le Maire et Peter Altmaier, de développement des batteries lithium-ion solides. Mais il ne faut pas oublier la production immédiate de batteries lithium-ion liquides, dont la technologie a atteint un tel degré de maturité qu'il est possible d'en produire en Europe. Certains projets ont vu le jour dans le nord de l'Europe, notamment en Pologne. Il serait tout à fait possible de produire de telles batteries en France de manière compétitive : une batterie pèse lourd, mieux vaut ne pas avoir à trop la transporter ; le besoin en main d'oeuvre est assez modéré ; le recyclage des batteries, question de plus en plus prégnante, serait facilité par la proximité du circuit de recyclage français. Le plan de relance devrait donc s'intéresser aussi aux batteries de première génération. Un consortium est en train de voir le jour, à l'instar de ce qu'a fait la Norvège avec le projet Northvolt.
Tout cela pourrait être intégré au plan de relance de l'automobile. À cet égard, la partie développement des batteries lithium-ion solides et la question du recyclage supposent de mener d'importants efforts de recherche dans le cadre de l'écosystème du véhicule électrique européen.
Nous avions demandé le maintien des primes de 6 000 euros sur les véhicules électriques. Nous avons été entendus pour les consommateurs privés, mais pas pour les flottes de véhicules, ce qui est regrettable. Nous avions aussi demandé l'instauration de primes sur les véhicules hybrides, secteur où la France est en très bonne position, mais nous n'avons pas été suivis. Sans doute faudrait-il revenir sur ces deux décisions.
Vous avez aussi évoqué la question du suramortissement. Nous avons repris notre plan de travail avec l'État sur la fiscalité de production et l'incitation à l'investissement. Nous avons travaillé sur différentes dispositions comme la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), sur toute la fiscalité territoriale, notamment la cotisation foncière des entreprises (CFE), la contribution économique territoriale (CET) et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Nous devons reprendre notre réflexion. L'objectif reste le même, à savoir la baisse de la fiscalité de production. Nous sommes conscients de la très forte pression financière que vont connaître les collectivités territoriales dans les deux ou trois prochaines années. L'État devra jouer un rôle particulier durant cette période.
Au-delà de ces dispositions fiscales, il faut aussi développer l'incitation propre à l'investissement dans certains secteurs ou dans certains territoires. À cet égard, le suramortissement est un outil intéressant, simple et compréhensible, qui existe déjà, notamment dans le secteur du digital, et qui est très apprécié des entreprises. En revanche, il n'est intéressant que si les sociétés ont fait du résultat, ce qui n'est pas forcément le cas en sortie de crise... L'idée est bonne, mais il faut réfléchir si c'est la bonne dans la période actuelle.
Monsieur Bourquin, la question de l'hydrogène n'est pas simple. Il s'agit d'un écosystème complet. Faire de l'hydrogène vert suppose aujourd'hui de disposer d'une énergie à coût presque nul, ce qui en fait un outil idéal pour utiliser l'énergie excédentaire des centrales nucléaires ou les énergies renouvelables. Après l'avoir produit, il faut transporter et stocker l'hydrogène. On peut enfin l'utiliser pour le transport, pour la production de matière première décarbonée - je pense, par exemple, à l'acier ou à la chimie. Mélangé à du gaz traditionnel, il peut être utilisé pour le chauffage.
La massification que vous évoquez, essentielle pour la compétitivité de cette énergie, implique un plan global. C'est la raison pour laquelle nous travaillons avec l'Europe au développement d'un PIIEC hydrogène. Des acteurs français et allemands ont noué des partenariats. L'hydrogène, secteur dans lequel Chinois et Japonais sont extrêmement actifs, devra bénéficier d'un soutien très important de la part du programme européen Horizon Europe.
Madame Lamure, en ce qui concerne la simplification administrative, nous ne demandons pas de remise en cause ni de moratoire sur les dispositions liées à la transition écologique. Nous demandons simplement quelques ajustements temporels sur les modalités d'application de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire.
M. Vincent Moulin-Wright, directeur général de France Industrie. - Les sénateurs ont déjà pris ce sujet en main et souligné qu'il faudrait sans doute aménager les délais de concertation. Les mesures applicables dès 2021 à certains secteurs qui vont être très affaiblis pourraient être quelque peu décalées dans le temps. Il pourrait en aller de même de mesures prises à l'échelle européenne.
Je voudrais revenir sur le sujet de la logistique. France Logistique et France Industrie travaillent ensemble à l'élaboration d'un plan. Une première proposition a été faite sur l'abaissement du taux de TVA du fret ferroviaire à 7 %, sur le modèle allemand. La priorisation des « slots » du fret ferroviaire par rapport au transport de voyageurs a également été avancée. En ce qui concerne le fret fluvial, nous proposons de modifier la politique des frais de stationnement pour assurer une égalité de traitement entre le transbordement fluvial et les autres modes.
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Nous avons beaucoup travaillé sur le Pacte productif depuis six mois. Le plan de relance devra bien évidemment intégrer quelques-unes des idées du Pacte.
Le Pacte productif comportait trois volets : fiscalité de production, décarbonation et capital humain. Le volet décarbonation, comme je l'ai souligné, est inchangé, sinon renforcé. Il faut faire évoluer le volet consacré à la fiscalité de production, en gardant les mêmes objectifs, mais en y consacrant des moyens différents, notamment une aide plus marquée à la relocalisation d'un certain nombre de secteurs. Il faudra également le renforcer au travers d'un nouveau volet investissement. Le volet capital humain aura toujours sa place dans le plan de relance, mais il aura peu de choses à voir avec le volet initial.
M. Alain Duran. - Vous avez souligné, monsieur le président, qu'il n'y aurait pas de changement de cap en matière de transition écologique. Dans le secteur de l'aéronautique, le développement de l'avion « propre » - plus électrique, plus léger - pourrait être générateur d'emplois. Seriez-vous favorable à un conditionnement des aides publiques à des engagements environnementaux encore plus forts pour renforcer le volet décarbonation ?
Vous avez dit de la dimension régionale qu'elle était essentielle. Je partage cette approche à 110 % ! Je pense à l'initiative Territoires d'industrie, lancée par le Premier ministre à la fin 2018 et qui prend aujourd'hui tout son sens. Vous nous avez indiqué qu'il était nécessaire de mettre en place une véritable organisation pour aboutir à des plans régionaux. Quel serait, selon vous, le meilleur pilote pour y parvenir ?
M. Franck Menonville. - La crise a mis notre économie à rude épreuve. Dans ce contexte, les entreprises fragilisées peuvent être la proie d'acquisitions étrangères intempestives. Cette crise a également montré combien il était nécessaire de protéger certains enjeux stratégiques et de souveraineté.
Vous avez évoqué le mécanisme de filtrage des investissements directs étrangers. Cette politique, encore conduite à l'échelle de chaque État, est-elle suffisamment puissante et pertinente en France ? Ce n'est pas le cas dans tous les pays. Ne devons-nous pas être beaucoup plus exigeants et volontaristes à l'échelon européen ?
Que pensez-vous de l'entrée temporaire de l'État, le cas échéant, dans le capital de certaines entreprises fragilisées ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - La crise actuelle a mis en évidence la fragilité de l'économie dans sa version mondialisée et le manque de matériel basique de fabrication française. Nombreux sont les industriels à avoir réagi immédiatement. Quelle doit être la participation de l'État dans la profonde réorganisation à venir de notre industrie ?
Enfin, vous avez souligné à plusieurs reprises que notre taux d'activité était plus faible que celui de nos voisins européens. Comment l'expliquez-vous, et que faire pour y remédier ?
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - En ce qui concerne le conditionnement des aides de l'État au respect des réglementations environnementales, nous venons d'avoir un bon exemple avec Air France : aucune condition explicite n'a été posée, mais une référence à la trajectoire carbone figure bien dans le texte. Il va falloir soutenir le secteur aéronautique, et les questions liées aux biocarburants, à l'hydrogène, aux différents moyens de propulsion vertueux en carbone sont bien évidemment au coeur des discussions.
Il y aura une très grande cohérence entre le soutien de l'État, quelque forme qu'il prenne, et la trajectoire carbone. Je ne suis pas inquiet. Le soutien au secteur de l'automobile va se faire en accélérant sur la trajectoire carbone.
S'agissant de la dimension régionale, j'ai omis de mentionner, dans mon propos liminaire, les Territoires d'industrie. Cette initiative, lancée il y a un peu plus d'un an, fonctionne extrêmement bien lorsque le ticket formé par le responsable local et le responsable industriel est très actif. Elle doit absolument faire partie du dispositif régional que devront piloter les présidents de Région. C'est en effet à l'échelon régional qu'un certain nombre de grands schémas d'infrastructures et de mesures sur le financement ou les ressources humaines doivent être pilotés. Mais la coordination avec les communautés de communes devra aussi être renforcée, comme l'a souligné Valérie Létard. Quant au lien institutionnel entre l'État et les Régions, il pourra se faire au travers du comité économique prévu dans chaque région.
La France dispose d'un système de filtrage des investissements. Les Italiens et les Allemands viennent de renforcer le leur. Il en existe également un au niveau européen, qui doit fonctionner de manière efficace, et je fais confiance pour cela à la Commission. Ce sujet devra être évoqué lors du prochain Conseil européen, qui est prévu début mai. D'autres thèmes généraux devront y être abordés : les mesures de sauvegarde dans l'acier, l'encadrement des aides d'État dans les secteurs en crise, le lancement de projets européens d'intérêt commun sur l'hydrogène, la bio-production, les dispositifs médicaux et la e-santé.
Bien évidemment, l'État va jouer un rôle majeur dans la mutation de notre modèle productif. Il permet de prendre en compte le temps long et d'intégrer de nouvelles dimensions dans nos critères de choix - celui-ci ne seront plus nécessairement les critères traditionnels -, comme la stratégie carbone ou les questions de souveraineté. L'État devra jouer son rôle tout en conservant une interaction efficace avec les entreprises, qui sont celles qui doivent prendre les décisions.
Je crois beaucoup à l'intelligence collective lorsque l'on met autour de la table des représentants de l'État, des industriels et des organisations syndicales, comme cela se passe au Conseil national de l'industrie. Il me semblerait intéressant qu'un dispositif du même type soit décliné au niveau régional. Ce modèle est à élaborer ensemble, et le Sénat a rôle majeur à jouer - il le joue d'ailleurs depuis déjà longtemps.
L'Allemagne connaît aujourd'hui un taux d'activité de 80 %, quand la France n'affiche que 57 %. Ces écarts sont très importants, notamment dans le secteur de la construction, où la France connaît un taux de 10 % d'activité, contre 50 % en Allemagne. Cet écart peut s'expliquer, d'une part, par les inquiétudes des chefs d'entreprise sur l'insécurité juridique, et, d'autre part, par l'ample couverture du chômage partiel : en France, mieux valait ne pas travailler plutôt que de prendre des risques. La performance du système de santé allemand a également pu jouer, alors que la France a été plus durement touchée.
M. Alexandre Saubot, vice-président de France Industrie. - Dans le système français, la bonne indemnisation du dommage repose sur la recherche de la responsabilité de l'employeur. La deuxième grande différence, c'est l'inquiétude relative à la capacité de résistance du système de santé ; c'est pourquoi la capacité à continuer à travailler a été plus forte en Europe du Nord qu'en Europe du Sud, où les systèmes de santé semblaient saturés. La France a combiné les deux aspects, contrairement à l'Allemagne.
M. Serge Babary. - Je vous remercie de vos propos. Dans les perspectives de relance, n'oublions pas l'exportation et le made in France. Les marchés internationaux sont particulièrement bousculés, la demande internationale s'est contractée, la concurrence s'est exacerbée, certains marchés ont sans doute été perdus. Or les charges qui pèsent sur nos entreprises sont inchangées, notamment la fiscalité de production. Préconisez-vous des actions d'accompagnement, nationales ou régionales, en direction notamment des petites et moyennes industries ?
M. Marc Daunis. - Je vous remercie moi aussi de la qualité de nos échanges.
Il y a un an déjà, lors d'une audition du ministre François de Rugy, j'avais alerté sur la question de l'hydrogène, qui me semblait stratégique.
Avez-vous identifié des filières qui seraient en danger de disparition et proposé des actions pour éviter un tel scénario ? En effet, j'ai conduit, avec ma collègue Anne-Catherine Loisier, des auditions sur le déploiement du très haut débit, et nous sommes inquiets pour la sous-traitance de deuxième et de troisième rangs.
Avez-vous des propositions législatives à faire quant au mécanisme d'inclusion carbone (MIC) ?
Je partage totalement votre souhait de donner à la relance une dimension régionale. Le dispositif actuel des contrats de plan État-Région (CPER) se termine en 2020. Une nouvelle génération de plans devrait être négociée d'ici à la fin de l'année pour la période 2021-2027, avec une volonté de différenciation. Attention à ne pas empiler les dispositifs, alors que celui-ci existe. Ne serait-il pas souhaitable d'utiliser pleinement cet outil et de le réorienter autour des orientations du plan de relance et des actions européennes, afin d'articuler tous les niveaux - national, régional, départemental et intercommunal ? Cela permettrait opérationnalité de terrain et adaptation aux réalités locales.
M. Laurent Duplomb. - J'ai été frappé par l'une des phrases du discours du Premier ministre hier : il a parlé d'un « risque d'écroulement de notre pays » et indiqué qu'il s'agissait plutôt d'une litote... Ce n'est pas une expression à prendre à la légère. Faut-il, selon vous, un effort national pour éviter ce risque ? Le Medef a évoqué l'idée d'une évolution du temps de travail. N'est-ce pas le bon moment de réfléchir aux 35 heures et à la manière de les faire évoluer ? Notre pays ne sortira pas du marasme économique si chacun ne fait pas un effort pour la Nation.
Nous avons 3,5 millions de chômeurs, soit un taux de 8 %, et consacrons 35 milliards d'euros à l'indemnisation du chômage. Si nous réussissions à réduire les quatre points du chômage structurel, nous économiserions 15 à 20 milliards d'euros, sans compter les cotisations sociales supplémentaires. Il faut inciter les gens à travailler. Avant la crise, la plupart des chefs d'entreprise que je rencontrais me disaient qu'ils avaient du mal à recruter.
Oui aux importations, à condition qu'elles respectent les normes environnementales que nous imposons à nos propres entreprises et producteurs ! Ce n'est pas de l'autarcie, c'est la logique normale.
M. Daniel Gremillet. - Je vous remercie de vos propos. Le choc énergétique auquel nous assistons - avec un prix du baril qui est devenu négatif - ne remet-il pas en cause notre stratégie nationale et européenne sur la neutralité carbone et la fin des énergies fossiles ?
Il faut une coordination de l'accompagnement à l'investissement au niveau des régions, des métropoles et des autres EPCI. En tant qu'élu régional du Grand-Est, je pense que les budgets des collectivités régionales vont rapidement se retrouver dans une situation complexe, car c'est le « sauve qui peut » : les régions dépensent énormément d'argent pour sauver les entreprises qui étaient saines avant la crise. La question des capacités financières des collectivités va rapidement se poser, car il leur faut à la fois gérer la crise et accompagner l'investissement.
Le Sénat avait introduit dans la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat la notion de bilan carbone : nous avions été choqués que l'énergie renouvelable importée fasse fi du bilan carbone. Pourrait-on décliner cette notion dans tous les plans de relance, au niveau tant national qu'européen ?
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - La captation de nouveaux marchés internationaux est une voie de reprise pour nos entreprises, car certaines d'entre elles ont connu des effets d'éviction, ainsi qu'une baisse de la demande traditionnelle. À ce stade, il convient de pérenniser tous les mécanismes de soutien financier à l'export qui ont été mis en place à l'occasion de cette crise, notamment les garanties bancaires, et de les développer à l'échelon européen.
Les capacités des mécanismes de garantie à l'export, comme ceux portés par Bpifrance, doivent être augmentées, notamment pour soutenir l'activité aéronautique. Des mesures interdisent actuellement aux agences de crédit-export d'intervenir en faveur du pays constructeur d'un matériel qui est exporté : il faut lever cette interdiction de financer. Ce sont des sujets sur lesquels nous devons travailler. Sur le terrain, je salue l'important programme qui a été mené sur l'Industrie du futur, avec la digitalisation de 10 000 entreprises. Dans la même perspective, avec l'aide de Bpifrance, nous devons soutenir nos entreprises pour les aider à aborder les marchés export.
Aucune de nos dix-huit filières n'est en danger de disparition, mais certaines parties de ces filières le seront si nous ne sommes pas capables de les aider en sortie de crise. C'est le cas notamment de l'automobile.
La France a fait des propositions sur le MIC, mais celui-ci doit être cohérent avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il convient le mettre en place, sans qu'il constitue une mesure préférentielle pour nos entreprises : nous devrons donc assurer une compensation. C'est une proposition qui peut tenir la route et qui est soutenue par des pays européens de plus en plus nombreux.
Je ne connais pas suffisamment le contenu des CPER pour m'exprimer à leur sujet. Au vu de la période couverte, cela peut être un bon outil et cela mérite d'être étudié. Il faudra alors que cet outil porte une vision globale, mais aussi qu'il aborde tous les volets : le volet digital, le volet compétences, le volet environnemental, etc. Il faut aussi qu'il soit un outil opérationnel - les considérations trop générales ne sont pas opérationnelles -, comme nous le faisons au Conseil national de l'industrie. Nous allons examiner comment nous pouvons contribuer en pratique à cette réflexion à l'échelon régional.
Je crains qu'il n'ait été fait une mauvaise interprétation de la proposition du Medef. L'essentiel est que nous évitions un chômage massif de sortie de crise. Beaucoup doit se faire au niveau local et dans les entreprises, car c'est là que tout va se passer. Au niveau national, nous travaillons sur certaines thématiques comme les accords d'entreprises, le prêt de main-d'oeuvre, etc. Les mesures générales sur le temps de travail ne me paraissent pas d'actualité.
Je suis d'accord avec Laurent Duplomb sur le coût du chômage structurel. C'est un coût extrêmement important et souvent invisible pour l'économie. Nous avions décidé de travailler sur ce sujet dans le cadre du Pacte productif, notamment sur la gestion prévisionnelle de l'emploi, afin d'orienter les formations vers les nouveaux métiers ; ces réflexions vont se poursuivre, mais elles sont devenues moins urgentes.
Nous avions également travaillé sur l'inclusion des personnes qui se trouvent en dehors de la « boucle économique » : comment faire en sorte que les 4 % de chômeurs structurels puissent retrouver le chemin de l'emploi avec l'aide des entreprises ? Ce sujet va rester d'actualité. La priorité doit être donnée au traitement en temps réel des nouveaux chômeurs et afin d'en éviter le plus possible. Les questions relatives au chômage structurel devront être réabordées lorsque nous serons sortis de la période très difficile que nous allons traverser.
Dans nos accords commerciaux bilatéraux, l'adéquation de nos importations aux normes environnementales européennes est prioritaire. Mais le diable réside souvent dans le détail des négociations. Je fais confiance à Thierry Breton pour relayer nos préoccupations auprès du commissaire européen au commerce.
La stratégie carbone est une ambition politique française et européenne. Elle est dimensionnée par la menace qui pèse sur nous et sur les générations futures. Elle ne me semble pas menacée par le prix du baril de pétrole. Par ailleurs, les marchés du pétrole sont très réactifs : dès que le prix du baril est inférieur à un certain niveau, les investissements nouveaux s'arrêtent et l'offre se réduit. Je pense donc que d'ici deux ou trois ans le marché sera rééquilibré ; je ne suis pas pessimiste sur ce sujet.
Enfin, les collectivités territoriales risquent en effet être exsangues dans les deux ou trois prochaines années.
M. Daniel Gremillet. - Nous ne connaissons pas encore l'ampleur des besoins en matière de soutien économique. Cela sera-t-il supportable pour les contribuables ? C'est un enjeu de société.
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - C'est un sujet qui concerne tout le pays. Nous sommes tous d'accord pour que l'État intervienne. Cela coûtera cher, ce qui pose la question de l'acquittement de notre dette dans la durée. Aujourd'hui, personne n'a la réponse.
Mme Sylviane Noël. - Les chaînes de valeur dans la mondialisation se sont construites sans nous. Les États vont revenir en force à l'issue de cette crise, car ils financent la reprise. Des aides importantes sont accordées à des groupes comme Renault. Vous semblerait-il opportun que ces aides soient assorties d'une exigence de relocalisation de la production ? La reconstruction de notre économie ne passera pas par des relocalisations opportunistes, mais par le développement des circuits courts, du made in France, par des relations solides entre consommateur et producteur, par un sursaut de patriotisme économique !
Mme Anne-Catherine Loisier. - La filière bois se situe à la croisée de nombreux enjeux prioritaires que vous avez mentionnés. La bonne santé et la relance de cette filière sont très liées au transport et au fret. De très bonnes initiatives avaient été menées il y a une quinzaine d'années, autour des gares stratégiques bois : ces infrastructures pourraient être réhabilitées. La baisse du prix des énergies fossiles a un impact sur la filière bois : certaines chaufferies fonctionnant aujourd'hui au bois basculent vers le gaz par effet d'aubaine. Cela risque de déstabiliser la filière.
Nous avons des remontées qui font état de fragilités du côté des industries du numérique. Celles-ci sont pourtant essentielles pour la relance et la digitalisation accrue à venir de nos entreprises.
S'agissant des Territoires d'industrie, l'outil ne pourrait-il pas être revu ? En effet, il n'est pas très opérationnel, et l'on pourrait afficher de manière plus volontariste les objectifs de relocalisation, de soutien à l'investissement et de renforcement des fonds propres.
M. Franck Montaugé. - Je vous remercie de la densité et de la clarté de vos propos. Le prêt garanti par l'État est un bon dispositif, mais il faut le faire évoluer. En effet, l'innovation et la capacité d'investissement conditionneront l'efficacité du plan de relance. Par courrier, j'ai proposé à M. Bruno Le Maire d'ajouter un volet investissement sous condition de qualité des dossiers.
Les dettes contractées par les États seront probablement étalées sur une très longue période : êtes-vous favorable à un dispositif de défaisance ou de cantonnement de ces dettes ? Souhaitez-vous que les entreprises puissent également étaler leurs dettes, afin de les rendre les plus indolores possibles ?
M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Le soutien de l'État aux entreprises est conditionné à la cohérence de la politique menée. C'est ce que nous avons vu en matière de dividendes ou de rémunération des dirigeants : les propos du ministre ont eu un impact indiscutable. Je fais confiance à l'État pour avoir une gestion appropriée des ressources publiques et pour faire en sorte que les prêts accordés soient vertueux pour le développement de l'industrie en France.
Le développement des circuits courts est essentiel. La relocalisation de certaines activités n'est pas une tendance nouvelle, en raison notamment de l'augmentation du coût du carbone, mais aussi du besoin d'usines plus flexibles pour servir la demande de proximité. Cela existait avant l'arrivée du virus. Mais, désormais, le consommateur va accorder plus d'importance à la proximité de la ressource. Le message du patriotisme économique va être naturellement envoyé aux producteurs par les consommateurs, en particulier pour l'agroalimentaire. Je ne suis pas inquiet de ce point de vue : le rôle de l'État et les comportements naturels des consommateurs vont favoriser ces évolutions.
La filière bois est extrêmement importante pour notre pays sur le plan économique et pour la trajectoire carbone. Nous avons toutefois deux angles morts, que je mentionnais tout à l'heure : l'isolation thermique des logements et la séquestration du carbone dans les sols. Permettez-moi de vous rappeler que, à l'horizon 2050, la séquestration de carbone représentera 80 millions de tonnes sur les 450 millions de tonnes émises. Il est donc capital que la filière bois se porte bien.
Le plan de filière comporte deux axes : la valorisation thermique - nous devons continuer à inciter à l'utilisation de chaudières au bois - et le développement du bois dans la construction. Dans la construction du village olympique des Jeux olympiques de 2024, nous avons dû limiter notre utilisation du bois, car nos normes et notre qualité n'étaient pas encore à un niveau permettant que tout soit réalisé en bois.
Les industries numériques sont essentielles pour notre pays. Certaines start ups connaissent des difficultés, et un plan spécifique de 4 milliards d'euros a été annoncé par M. Cédric O. Il est essentiel que ces entreprises traversent aussi cette période difficile.
Après bientôt deux ans de fonctionnement, je propose non pas de revoir les Territoires d'industrie, mais plutôt de faire un retour d'expérience. La qualité du ticket formé par le responsable public et le responsable d'entreprise et la maturité industrielle du territoire sont les éléments les plus déterminants pour la réussite de cet outil, car beaucoup tient au dynamisme des personnes.
Il va falloir allonger l'échéance des dettes. Certaines devront être converties en instruments de long terme. Aux niveaux national et européen, des dispositions devront être prises le moment venu.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie beaucoup de la qualité de cette audition, qui a été appréciée par tous.
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