Jeudi 11 juin 2020

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation

Mme Annick Billon, présidente. - Monsieur le procureur général, mes chers collègues, nous terminons aujourd'hui notre cycle de réunions sur les violences conjugales et les violences faites aux enfants, ce thème s'étant inscrit au coeur de notre agenda, actualité oblige, dès le début du confinement.

Nous avons ainsi entendu, outre Adrien Taquet et Marlène Schiappa :

- Alain Legrand, président de la FNACAV (Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge d'auteurs de violences conjugales et familiales), sur la plateforme d'écoute créée en avril 2020 à l'attention des auteurs de violences ;

- deux avocates spécialisées dans la défense des victimes de violences (maîtres Isabelle Steyer et Carine Durrieu-Diebolt) ;

- Luc Frémiot ;

- Ernestine Ronai et Édouard Durand, que vous connaissez bien.

Malheureusement, le calendrier législatif fait que la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales était inscrite à l'ordre du jour de notre assemblée avant-hier.

Nous ne pourrons donc pas tirer les conséquences de cette audition pour améliorer ce texte, à moins que l'inflation législative qui semble être la règle ces dernières années en matière de violences nous permette bientôt de traduire nos échanges par de nouvelles modifications des codes en vigueur...

Monsieur le procureur général, je vous remercie infiniment de vous être rendu disponible pour nous ce matin. C'est la troisième fois depuis décembre 2015 que nous avons le plaisir de vous entendre sur les violences faites aux femmes et aux enfants, et à chaque fois vous nous avez beaucoup éclairés.

Nous connaissons votre implication et votre engagement dans la lutte contre ces violences et pour la protection des victimes. Vous avez beaucoup fait dans ce domaine, à Bobigny puis à Paris, et notre délégation y est très sensible.

Nous avons besoin de vous entendre dans le contexte actuel, marqué non seulement par la prise de conscience du fléau des féminicides, qui a caractérisé l'année 2019, mais aussi par le Grenelle de lutte contre les violences conjugales, qui a beaucoup mobilisé les acteurs entre septembre et novembre 2019 et, enfin, par les défis du confinement et du déconfinement.

Notre délégation regrette que la protection des victimes de violences conjugales reste très aléatoire et dépende, finalement, de la plus ou moins grande implication des professionnels rencontrés (policier ou gendarme, procureur, juge, avocat) dans la lutte contre les violences intrafamiliales et de leur sensibilisation à ce fléau. La protection des victimes reste donc inégale selon les territoires : c'est pour nous une préoccupation constante.

Pour améliorer le traitement de ces violences, le rapport de l'Inspection générale de la justice sur les homicides conjugaux, publié en octobre 2019, a pointé diverses insuffisances dans le traitement judiciaire des violences, parmi lesquelles :

- le déroulement de l'enquête préliminaire, au cours de laquelle l'auteur des faits n'est pas systématiquement auditionné ;

- une incapacité des acteurs de la chaîne judiciaire à repérer les situations de violences du fait d'un cloisonnement ou d'une mauvaise coordination entre les services ;

- l'absence d'exploitation des « mains courantes » et la qualification parfois erronée des faits qui y sont mentionnés (« différend familial » au lieu de « coups et blessures », par exemple) ;

- le faible taux de plaintes transmises au parquet.

Par ailleurs, dans le cadre du Grenelle, le groupe de travail Justice a souligné l'intérêt de pratiques concernant :

- le suivi des violents conjugaux (TGI de Saintes et de Clermont-Ferrand) ;

- le suivi des sortants de prison (à Toulouse) ;

- la mise en place de filières d'urgence pour le traitement des violences conjugales (TGI de Créteil, Rouen ou Angoulême).

Mais ce rapport a aussi souligné « la nécessité de passer des bonnes pratiques à la mise en oeuvre d'une politique publique cohérente de lutte contre les violences conjugales ».

La mise en oeuvre de cette « politique publique cohérente » est-elle selon vous en bonne voie ?

Quelles suites ont, à votre connaissance, été apportées aux recommandations de ces rapports par le ministère de la justice ?

Enfin, quelles sont selon vous les priorités du déconfinement en termes de traitement des violences ? Je pense par exemple au dépôt de plaintes plus nombreuses ou à la prise en charge des auteurs de violences.

La justice sera-t-elle selon vous en mesure d'absorber les nouveaux cas liés au confinement, après quasiment deux mois d'interruption ?

Dernière question : que pensez-vous de la mise en place d'un parquet spécialisé dans les violences conjugales, comme c'est le cas pour le terrorisme et comme l'ont suggéré certains des experts que nous avons récemment entendus ?

Après votre intervention, nous aurons un temps d'échanges avec mes collègues.

M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation. - Je vous remercie de me recevoir à nouveau pour évoquer cette problématique qui me tient à coeur, même si je ne suis plus en première ligne sur le plan opérationnel depuis mi-novembre 2018, comme peuvent l'être mes collègues procureurs sur le terrain. Je continue toutefois à suivre de près le sujet. J'ai ainsi organisé le 15 novembre 2019, à la Cour de cassation, un colloque sur le thème de la lutte contre les violences conjugales, en lien avec l'École nationale de la magistrature (ENM). En tant que procureur général près la Cour de cassation, je suis aussi vice-président du conseil d'administration de l'ENM. Une formation sur la lutte contre les violences conjugales y a été rendue obligatoire, depuis cette année, dans le cadre des stages qui accompagnent un changement de fonction. Je n'ai pas forcément, dans les fonctions que j'occupe désormais, une vue exhaustive du sujet, mais je vous donnerai mon opinion personnelle.

Des efforts ont été faits depuis quelques années, et particulièrement depuis quelques mois, autour de la question des violences. Mais, pour être efficace, cette détermination doit s'inscrire dans la durée. Après le volontarisme des derniers mois, il faut maintenir la pression et continuer à être vigilant.

La circulaire-cadre de la garde des sceaux du 9 mai 2019 relative à l'amélioration du traitement des violences au sein du couple et à la protection des victimes a été véritablement fondatrice. Elle a représenté un geste fort car elle s'est attachée à promouvoir une culture de la protection des victimes. Elle vise à développer les réponses pénales orientées vers la protection de ces dernières et leur prise en charge globale. J'observe que le nombre de féminicides n'a pas chuté en 2019, mais qu'il a diminué ces derniers mois : un féminicide tous les quatre jours depuis le début de 2020, contre un féminicide tous les deux jours et demi auparavant.

On observe aussi une grande hétérogénéité des pratiques en fonction des services de police et de gendarmerie et des parquets. Le Grenelle de lutte contre les violences conjugales, organisé par le Gouvernement de septembre à novembre 2019, a été l'occasion de réels échanges entre l'État et tous les acteurs - associations et collectivités territoriales, notamment. Ce temps était nécessaire. Le Grenelle a permis de pointer un certain nombre de faiblesses dans nos dispositifs de lutte contre les violences.

Si l'action judiciaire est au coeur de ceux-ci, avec de vrais défis à relever, la justice n'est pas isolée et doit s'inscrire dans un continuum avec l'action des services de police et de gendarmerie. Comme dans toute chaîne, il suffit d'un maillon faible pour affaiblir l'ensemble. Le Grenelle a eu le mérite de consacrer cet enjeu sociétal, de renforcer l'information en la matière, de contribuer à l'amélioration des pratiques et à la mise en oeuvre de nouvelles modalités de traitement des faits. Il a aussi favorisé des modifications législatives, comme la loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille, dont M. Aurélien Pradié a pris l'initiative, ou la proposition de loi de Mme Bérangère Couillard1(*), que votre assemblée a examinée en première lecture il y a deux jours.

Je me félicite de l'inscription dans la loi de priorités et d'axes forts de la lutte contre ces violences : la notion d'emprise, la création d'une infraction de harcèlement ou de violences ayant pu conduire au suicide, le renforcement des passerelles entre le civil et le pénal, l'exigence d'un rôle accru du parquet dans le processus conduisant à prendre des ordonnances de protection ainsi que du volontarisme affiché pour développer des dernières, la prise en compte des conséquences dévastatrices des violences conjugales sur la famille, à travers la possibilité, pour le juge pénal, de restreindre les modalités d'exercice de l'autorité parentale par un conjoint violent, et, enfin, l'importance accordée au suivi des auteurs.

S'agissant de la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, je tiens à insister sur l'importance décisive de l'interdiction de la médiation pénale en matière de violences au sein du couple : toute mise en cause de cette interdiction serait très regrettable. La médiation pénale doit être, à mon avis, absolument proscrite, car elle est inadaptée au climat d'emprise qui peut exister dans ces couples. Même si le consentement de la victime est requis, celui-ci ne peut pas être, par nature, éclairé. C'est pourquoi, quand j'étais procureur à Bobigny et à Paris, j'avais interdit au sein de mon parquet de recourir à ce type de réponse pénale.

Une autre piste d'amélioration est le suivi des acteurs : j'y reviendrai.

Même si la diminution du nombre de féminicides dont je parlais à l'instant marque une avancée, celle-ci reste fragile et les conditions du succès ne sont pas réunies à ce jour. L'une des principales difficultés tient aux différences de traitements et de réponses en fonction des parquets. Il appartient au garde des sceaux de donner des directives générales de politique pénale aux trente-six procureurs généraux qui les répercutent ensuite auprès de l'ensemble des procureurs. Toutefois, en dépit du caractère très volontariste de la politique pénale depuis quelques années, et surtout depuis la circulaire de politique pénale de mai 2019 que j'évoquais tout à l'heure, certains points méritent d'être revus si l'on veut pouvoir mesurer l'effectivité des instructions qui sont données.

Il convient d'abord de souligner l'absence de cohérence dans le suivi statistique, entre les faits constatés par les services de police et de gendarmerie et ceux qui sont enregistrés dans le système Cassiopée des parquets. Les services ne fonctionnent pas sur les mêmes bases. Il en résulte dès lors, en raison des items et des applications informatiques spécifiques du ministère de la justice, une déperdition statistique des infractions constatées. Avec les référencements selon la nature de l'infraction (Natinf) et la nature de l'affaire (Nataff), qui servent à désigner les infractions, on arrive à identifier le nombre de violences commises au sein du couple en se référant à la circonstance aggravante du fait commis au sein du couple ; mais si ces violences ont été commises avec deux ou trois circonstances aggravantes différentes, cette indication disparaît et est noyée dans un vocable qui s'intitule « violences aggravées par deux ou trois circonstances ». Il devient donc difficile de comparer les infractions traitées par la police et la gendarmerie et les infractions enregistrées au bureau d'ordre du parquet sur ce sujet, qui sont forcément moins nombreuses que celles qui sont recensées par les forces de l'ordre. Il faudra absolument progresser dans ce domaine. Aujourd'hui c'est tout juste si, pour recenser les violences conjugales, on ne doit pas les compter à la main : c'est paradoxal en 2020 !

Nous devrons aussi progresser pour disposer un jour de comparaisons permanentes entre les notions de mains courantes, de renseignements judiciaires et de procès-verbaux de procédures judiciaires. Ces informations ne sont pas disponibles dans tous les ressorts. Il s'agirait pourtant, à mon avis, d'un indicateur intéressant pour apprécier l'effectivité des instructions qui sont données aux policiers et aux gendarmes de limiter le recours tant aux mains courantes qu'aux renseignements judiciaires et d'appeler le parquet chaque fois qu'une situation, dénoncée par une victime, est suffisamment grave pour être portée à la connaissance du procureur et justifier l'engagement éventuel d'une procédure judiciaire, même si la victime ne porte pas plainte. De même, le nombre de placements en garde à vue décidés par les officiers de police judiciaire, rapporté au nombre de faits constatés, peut constituer un marqueur fort de l'effectivité des politiques pénales engagées dans ce domaine et du volontarisme des différents acteurs de la chaîne pénale. Il me semble que les infractions liées aux violences conjugales sont suffisamment graves pour justifier un placement en garde à vue.

Il faut continuer à proscrire certaines réponses, comme la médiation pénale, et privilégier d'autres approches. Les alternatives aux poursuites - rappel à la loi, classement sous condition, stage de sensibilisation - doivent être réservées aux faits primaires et aux faits de faible gravité. Dès lors que l'on est confronté à des faits graves, même s'ils sont commis pour la première fois, ou à des faits réitérés, il convient de privilégier des réponses pénales fermes avec un défèrement au parquet, soit pour comparution immédiate, soit pour convocation par procès-verbal du procureur assortie d'un contrôle judiciaire, ce qui permet d'avoir l'assurance de faire comparaître la personne devant le tribunal dans un délai de six mois. La convocation par officier de police judiciaire (COPJ) ne semble pas idéale en raison des délais, situation que la crise sanitaire n'a pas arrangée, puisque certains parquets n'ont quasiment plus enregistré de procédures pendant deux ou trois mois. Les COPJ peuvent ainsi se traduire par des délais de convocation devant les tribunaux supérieurs à six mois, sans possibilité de contrôle judiciaire. Il convient aussi de ne pas laisser la victime dans l'ignorance des suites pénales apportées par la police ou la gendarmerie. La pratique consistant à l'en informer n'est pas systématique.

On parle peu des procureurs généraux, qui sont pourtant les garants de l'application efficace et uniforme, dans leur ressort, des consignes de politique pénale données par le ministère. Certains le font très bien, mais il y a parfois des marges de progression et cela peut expliquer que les violences conjugales ne soient pas traitées avec la même rigueur partout. Toutefois, les choses ont changé et je constate une forte implication des procureurs généraux sur cette thématique depuis le Grenelle de lutte contre les violences conjugales.

J'en viens à l'ordonnance de protection, un sujet d'actualité. La loi du 28 décembre 2019 fixe au juge aux affaires familiales un délai de six jours pour statuer sur une demande d'ordonnance de protection. Le décret du 27 mai 2020 impartit au demandeur un délai de vingt-quatre heures, à partir de l'ordonnance du juge fixant la date de l'audience, pour signifier au défendeur la requête aux fins de mesure de protection, et ce sous peine de caducité. Cela a suscité des protestations de certains professionnels. Des responsables politiques ont aussi accusé le ministère de détricoter le dispositif qui avait été voté par le Parlement.

J'ai toujours dit que six jours, c'était très court, d'autant plus lorsque s'intercale un week-end. Je pense que la loi ne doit pas avoir de vertus incantatoires, mais poser des règles normatives. Pour être appliquée, elle ne doit pas se borner à exprimer de bonnes intentions, sauf à se contenter d'une vertu d'affichage. Or, si un délai de six jours semble court, un délai de vingt-quatre heures l'est encore plus.

Le décret ne dit pas non plus si l'ordonnance doit être horodatée. Il serait pourtant pertinent qu'elle le soit. Si le délai de vingt-quatre heures n'est pas respecté, l'ordonnance devient caduque. Finalement, la brièveté du délai se retourne aussi bien contre la victime que contre celui qui est mis en cause et dont il faut aussi garantir les droits. Le contradictoire doit être assuré dans la procédure civile, pour que chacun puisse faire valoir ses arguments et se défendre. De plus, le droit commun prévoit que si un délai expire le samedi, il est prorogé jusqu'au lundi. Mais que se passe-t-il si le délai de vingt-quatre heures expire un vendredi soir à vingt-deux heures ? Ces questions restent en suspens. La brièveté des délais est un vrai problème. Faut-il garder ce délai de six jours si l'on a la quasi-assurance qu'il ne pourra pas être respecté ? Ne serait-il pas plus raisonnable de le porter à dix ou douze jours ? De même, au lieu d'un délai de vingt-quatre heures, ne faut-il pas prévoir deux ou trois jours ? Enfin, plutôt que de prévoir la caducité, ne serait-il pas préférable de laisser le juge aux affaires familiales apprécier ?

Enfin, il me semble que ce n'est pas le rôle des services de police et de gendarmerie, qui sont déjà très sollicités, de signifier ce genre de mesures d'ordre civil. Il ne faut pas confondre le travail d'un huissier et le métier de policier ou de gendarme.

Il serait donc sans doute plus raisonnable de rallonger un tout petit peu les délais, même si je comprends la volonté d'affichage, afin de s'assurer que les décisions peuvent être signifiées dans les formes, tout en laissant du temps aux victimes et aux mis en cause, plutôt que de prendre le risque, en voulant aller trop vite, de revenir à la case départ.

L'état d'urgence sanitaire fait écho, finalement, aux expérimentations menées en matière d'éviction du conjoint violent du domicile. Dans ce type de situation, en effet, l'idéal n'est pas de faire partir la victime, mais de trouver des solutions pour organiser le départ du conjoint violent. Or l'état d'urgence est intervenu dans des circonstances un petit peu particulières, que certains ont d'ailleurs parfois trouvées un petit peu surréalistes. Le 13 mars, les chefs de juridiction ont été invités à mettre en oeuvre les plans de continuation d'activité qui avaient été préparés et qui limitaient de façon extrêmement drastique les activités judiciaires : au pénal, la priorité était donnée aux enquêtes de flagrance ; les défèrements devaient être limités aux cas où une mesure de sûreté apparaissait indispensable ; de même, les enquêtes préliminaires devaient être limitées aux situations d'urgence. Finalement, il a fallu reporter de deux ou trois mois un certain nombre de rendez-vous qui avaient été pris dans le cadre d'enquêtes préliminaires.

La question des violences au sein des couples s'est posée très vite. La ministre a fait une intervention sur les réseaux sociaux dès le 20 mars. Cinq jours plus tard, une circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces demandait aux parquets d'être vigilants face au risque de hausse des violences intrafamiliales pendant le confinement et leur donnait pour consigne de mettre en oeuvre des mesures de protection adaptées, de renforcer le recours au Téléphone grave danger (TGD) et de faire en sorte que la politique pénale ne perde pas en fermeté et en intensité.

Je ne suis pas en mesure de vous dire si les violences constatées ont baissé ou augmenté pendant le confinement. Les situations semblent, en fait, assez contrastées selon les lieux. Dans un ressort du nord de la France, les faits constatés ont augmenté dans certaines compagnies de gendarmerie, mais baissé dans d'autres. Il semble que ceux qui ont peut-être le plus souffert du confinement, à cet égard, sont les mineurs. Il est possible aussi que le confinement ait surtout entraîné une baisse des signalements, notamment des signalements effectués par les réseaux associatifs, qui n'ont plus pu constater les violences dans la mesure où les personnes ne sortaient plus. Cela illustre l'intérêt des dispositifs de signalements mis en place sur des plateformes, par SMS, dans les pharmacies ou les grandes surfaces.

Le nombre de faits n'a peut-être pas augmenté, mais les cas ont été plus difficiles à prendre en charge en raison de la baisse des signalements. Certains barreaux ont joué le jeu, en désignant des avocats pour les gardes à vue, d'autres ont refusé de le faire compte tenu des contraintes sanitaires. Le Conseil national des barreaux a émis des critiques fortes, car les plans de continuité d'activité, et donc les secteurs d'activité maintenus, variaient beaucoup en fonction des juridictions.

L'éviction du conjoint violent a concentré les difficultés susceptibles de se poser dans ces circonstances. En temps normal, cette question se règle d'elle-même : le conjoint violent à qui on fait obligation de s'éloigner peut trouver à s'héberger chez des membres de sa famille, chez des amis, ou dans un foyer. Le confinement a bien évidemment rendu ces solutions beaucoup plus difficiles et il est apparu assez vite nécessaire de mettre en place un dispositif d'hébergement permettant de garantir l'application des mesures d'éviction. C'est dans ce contexte que la plateforme d'hébergement d'urgence pour les auteurs de violences conjugales a été mise en place par le ministère de la justice, en lien avec le secrétariat d'État chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes qui en a assuré le financement. La plateforme a été gérée par le Groupe SOS Solidarités. Fin avril, une soixantaine de conjoints violents étaient ainsi hébergés. Cette plateforme, conçue comme un dispositif exceptionnel et temporaire, a bien fonctionné.

Ce système est en train d'être décliné par certains parquets, par le biais de conventions - je pense notamment au travail très intéressant en cours à Bordeaux, grâce aux initiatives de la procureure de Bordeaux. L'enjeu est désormais de pérenniser ce dispositif d'urgence qui a fait ses preuves et qui permet d'articuler l'éviction du conjoint violent du domicile et son suivi judiciaire. Il semblerait logique, s'il devient permanent, qu'il soit financé par le ministère de la justice, afin qu'il s'inscrive dans la palette des dispositifs proposés par le ministère sur cette question.

Vous m'avez demandé, Madame la présidente, si l'institution judiciaire serait en mesure de rattraper les retards pris pendant le confinement. Je ne peux que vous répondre : oui et non... Les plans de continuation d'activité se sont traduits par une baisse très importante de l'activité, d'environ deux tiers dans le meilleur des cas, jusqu'à 90 % parfois ! Les auteurs de violences conjugales qui avaient reçu des COPJ et dont l'audience a été annulée devront être reconvoqués. Les procureurs travaillent d'arrache-pied pour fixer des priorités dans les ré-audiencements et j'espère que ces dossiers urgents seront traités comme des priorités. Dans de nombreux parquets, les procédures n'ont pas pu être enregistrées pendant deux ou trois mois, car les fonctionnaires ne pouvaient pas venir travailler. J'espère, là encore, que l'enregistrement des procédures liées aux violences conjugales n'en pâtira pas. En temps normal, ces procédures doivent se traiter par téléphone, en temps réel : tous les faits de violences conjugales constatés doivent donner lieu à un appel du policier ou du gendarme au substitut de permanence pour une obtenir une réponse au téléphone. Si les choses fonctionnent sur cette base, les défauts d'enregistrement seront limités. Il faudra toutefois faire un travail de vérification dans les secrétariats pour s'assurer que des procédures n'ont pas été oubliées. C'est un enjeu réel pour les parquets.

Vous m'avez demandé mon avis sur l'intérêt d'un parquet spécialisé. Je ne vois pas la valeur ajoutée de cette spécialisation. Si l'on privilégie la spécialisation, c'est toute la chaîne qui doit évoluer ainsi, pas seulement les parquets. Le modèle français me paraît relativement satisfaisant. On pourrait cependant se poser la question du modèle espagnol, qui repose sur une organisation juridictionnelle très différente : des juridictions familiales sont chargées de traiter tout le contentieux de la famille et abritent, en leur sein, des parquets spécialisés et des juridictions spécialisées. L'approche conceptuelle est vraiment différente. Le même juge traitera une affaire de violences conjugales au pénal, mais aussi au civil. Si l'on devait aller vers la spécialisation, c'est le modèle que je privilégierais. Sinon, créer des parquets spécialisés n'apporterait pas grand-chose par rapport au volontarisme et à l'organisation du ministère de la justice.

M. Roland Courteau. - En matière de lutte contre les violences au sein des couples, je crois me souvenir que lorsque vous étiez procureur de la République de Paris, vous aviez conduit une politique de juridiction formalisée par des instructions adressées à l'ensemble des magistrats. Or force est de constater, aujourd'hui, que certaines juridictions sont plus avancées que d'autres dans la lutte contre ces violences, alors même que le service public de la justice doit être le même pour tous, sur tout le territoire. Que faire ? En dépit des progrès déjà réalisés, des réflexions sont-elles engagées sur l'ensemble des juridictions pour parvenir à une meilleure coordination ? Faut-il saisir le procureur général ? La ministre doit-elle donner des instructions plus précises ? Bref, que faire pour éviter ce qui peut ressembler à une « loterie judiciaire » ?

Concernant l'ordonnance de protection, la volonté du législateur, en 2006, était de permettre une action en urgence pour mettre la victime à l'abri. Peut-on estimer que dans l'hypothèse d'un délai de dix jours, que vous évoquiez précédemment, la victime ne court aucun risque ?

Enfin, les condamnations fondées sur des violences psychologiques sont très peu nombreuses. Pourtant, ces violences détruisent les victimes à petit feu et peuvent conduire au suicide. Qu'en pensez-vous ?

M. François Molins. - Votre première question renvoie à mes propos concernant la diversité des pratiques suivant les ressorts. Que peut-on faire ? Des acteurs s'impliquent de plus en plus dans l'harmonisation des politiques pénales : les procureurs généraux. Ils doivent être les garants d'une application cohérente et uniforme, sur le territoire national, de l'ensemble des directives de politique pénale données par le ministère. Mais cela ne suffit pas ! Les procureurs de la République échangent énormément, et en permanence, entre eux. Si l'un conduit une expérimentation intéressante, il a le réflexe d'échanger avec les autres. Ces démarches, bien que positives, ne garantissent pas une approche structurée. Ce qui manque, et ce sur quoi il faudrait progresser, c'est une politique d'évaluation : il s'agirait, puisque l'on a connaissance des expérimentations menées sur le terrain, de les jauger systématiquement, de les labelliser et, si elles sont validées par l'échelon central, de les généraliser. Peut-être parviendrons-nous, ainsi, à une meilleure cohérence.

Je ne sais pas quel pourrait être le délai idéal pour l'ordonnance de protection. Le délai de six jours est un délai court. N'oublions pas non plus que cette ordonnance n'a pas vocation à répondre à une situation d'urgence absolue - dans ce cas, il existe des mesures de protection pouvant être mises en oeuvre en quelques heures ou quelques jours. Il me semble qu'il faut surtout voir, avec les professionnels, comment rendre le dispositif viable dans sa mise en oeuvre, notamment sous l'angle des moyens accordés. Il faut donc, à travers des échanges, trouver ce qui, tout en satisfaisant aux impératifs d'efficacité, est conforme à la réalité du terrain.

Effectivement, vous avez raison, les condamnations sont peu nombreuses en matière de violences psychologiques, mais ces affaires posent des problèmes de charge de la preuve : il est effectivement plus complexe - même si ce n'est pas impossible - de démontrer l'existence de violences psychologiques. À cet égard, un effort est encore à faire en matière de formation des policiers, des gendarmes et des magistrats. Il y a là, à mon avis, une vraie marge de progression.

Mme Laurence Cohen. - On ne peut que partager vos propos sur la nécessité que les procureurs généraux soient les garants de l'application des consignes du ministère. Mais je voudrais me placer, ici, du point de vue du législateur que nous sommes. D'une part, chaque fois que nous examinons des propositions de loi ayant trait aux violences faites aux femmes, nous sommes saisis de textes parcellaires, ne traitant que d'un aspect des choses - je suis partisan d'une loi-cadre dans ce domaine, même si je formule cette demande en vain ! D'autre part, quand nous intervenons, comme récemment, pour nous préoccuper de la non-application des mesures pénales contenues dans la loi et présentons des amendements visant à y remédier, la garde des sceaux nous répond qu'ils sont satisfaits, que la loi est suffisante. Or, dans nos permanences, nous entendons des personnes se plaindre que la loi n'est pas appliquée. Cette question est d'autant plus prégnante que, on le sait, la justice comme la police manquent de moyens.

Ma première question est donc la suivante : faut-il renforcer ou modifier la loi pour disposer de réponses pénales claires et adaptées ?

Ma deuxième question a également trait aux violences psychologiques. J'ai eu l'occasion de rencontrer l'ancienne avocate Yael Mellul, qui a beaucoup travaillé sur le thème de la reconnaissance du suicide comme conséquence de violences. Selon elle, les violences psychologiques conduisent à « accepter » les violences physiques. Elles sont partie intégrante de l'emprise exercée par l'auteur de violences et permettent à celui-ci de « formater » sa victime en la persuadant qu'elle est responsable de tout. Sa dévalorisation permanente finit par lui faire « accepter » les coups. Les violences psychologiques font donc partie intégrante du processus d'emprise et du continuum des violences. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce point ?

Mme Françoise Laborde. - Le fait que la notion d'« emprise » soit prise en compte par la loi est pour moi aussi une vraie avancée - même si elle reste difficile à prouver. Cela a certainement une incidence sur le traitement des affaires et je partage totalement l'idée que la médiation pénale est à proscrire dans le contexte de violences conjugales.

Je voudrais insister sur la question des stages de sensibilisation pour les auteurs de violences, car nous avons eu des échanges assez affirmés sur ce point avec la garde des sceaux à ce sujet, au cours de discussions récentes. Pour nous, ces stages ne constituent pas un quitus, à l'image de la récupération des points du permis de conduire.

Merci pour vos propos concernant les ordonnances de protection. Déjà, en 2010, l'idée que nous portions, en tant que législateurs, était de pouvoir protéger la victime le plus rapidement possible. Vos explications nous aident à comprendre la réalité du terrain, mais elles ne sont pas totalement satisfaisantes sous cet angle de la protection de la victime.

Ce que je retiens de votre intervention, c'est surtout ce qui concerne les mineurs, et le fait que la période récente ne leur a pas été favorable. Nous nous sommes aussi accrochés, lors des débats en séance, sur la question de l'autorité parentale ; on nous a opposé que le juge aux affaires familiales devait pouvoir prendre ses propres décisions et que nous ne pouvions imposer des règles trop strictes. Mais vous savez bien que ces dossiers traînent souvent en longueur et que les conséquences sont encore plus terribles quand des personnes se retrouvent à devoir vivre sous un toit non sécurisant.

Vos propos sur la nécessité d'informer les victimes de l'évolution de la procédure sont très intéressants. J'ai eu à connaître des cas dans lesquels la victime était décédée et la famille croisait un jour son bourreau en liberté, dans la rue, sans en avoir été informée. Existe-t-il une possibilité d'évolution sur ce sujet ?

Mme Michelle Meunier. - C'est avec un grand intérêt que nous vous entendons à nouveau. Je partage bon nombre de vos propos, notamment s'agissant de l'idée de continuum. Comme vous, je pense qu'il y a un continuum des violences, mais aussi de la réponse, et que la justice doit être au coeur de cette réponse, élémentaire et essentielle. D'où l'importance de la formation.

Vous nous avez indiqué que, dans vos fonctions actuelles, vous gardiez des contacts avec différentes juridictions. Peut-être en conservez-vous au Tribunal de grande instance de Nantes ?...

Ma question concerne également les mineurs. Selon vous, un mari violent ne peut pas être un bon père : je partage ce constat. Mardi dernier, en séance publique, mon groupe a de nouveau essayé, par amendement, d'inverser la logique existante en matière de retrait de l'autorité parentale. Selon vous, qu'est-ce qui bloque ?

Enfin, vous avez souligné que les solutions passaient par l'évaluation, et l'évaluation passe souvent par l'élaboration de rapports par les administrations compétentes. À ce titre, je regrette que le Sénat ait adopté une posture de rejet systématique des amendements consistant à demander des rapports au Parlement sur les sujets traités par le texte en discussion.

M. François Molins. - Par définition, la loi n'est jamais suffisante. Même si elle est extrêmement bien élaborée, nous savons tous que le diable se cache dans les détails et que sa réussite dépend aussi de son application. Combien de fois avons-nous vu des textes devoir repasser devant le Parlement, car leur application avait posé des difficultés que l'on n'avait pas soupçonnées avant ! En outre, même si cette application ne suscite pas de complexités normatives, elle doit nécessairement s'accompagner d'une réflexion autour de l'organisation nécessaire à sa mise en oeuvre. Une chasse aux angles morts est nécessaire. Souvent, ce qui doit être corrigé relève de la mise en oeuvre organisationnelle plus que de modifications législatives. C'est donc la qualité du texte, d'une part, le volontarisme et le soin apporté à sa mise en oeuvre, d'autre part, qui permettront de traiter les situations et de résoudre les difficultés.

La justice souffre d'un problème de moyens, tout le monde en convient ; quand on ne dispose pas des moyens pour tout faire, on priorise ! Les contentieux liés aux violences au sein du couple constituent d'évidence des contentieux prioritaires. Cela commence à entrer dans les esprits. Grâce, notamment, à la forte mobilisation des procureurs généraux sur le sujet depuis l'automne 2019, la culture de la protection des victimes se développe. Pour autant, certaines réponses apportées sont encore mauvaises, comme les mesures de médiation, qui doivent absolument être interdites.

Je suis mal à l'aise sur la question des violences psychologiques. Pour moi, il y a, dans ce domaine, un effort de formation à faire, notamment en progressant vers une approche plus interministérielle et interdisciplinaire de ces problématiques, qui permettrait peut-être de contourner les difficultés liées à la charge de la preuve.

La question des stages de sensibilisation renvoie à celle des moyens. Les réponses alternatives aux poursuites, dont font partie ces stages, constituent forcément des réponses quelque peu dégradées au regard d'un passage devant un procureur, puis devant un tribunal. Mais elles ont le mérite d'exister ! Cela étant, elles doivent être cantonnées à des faits que je qualifierais de véniels. Ainsi un fait grave, même commis pour la première fois, doit se traduire par une mise en garde à vue et un défèrement au parquet.

S'agissant de l'autorité parentale, j'ai toujours été opposé aux solutions automatiques. Je les trouve contraires à l'office du juge, qui risque, si elles sont trop fréquentes, de ne plus avoir aucune liberté. Si toute peine devient automatique, cela signifie que l'on pourrait se passer du juge ! Ma culture et mon expérience professionnelle me font donc considérer qu'il est bien de laisser au juge la possibilité de statuer. Il me semble que celui-ci doit pouvoir modifier l'exercice de l'autorité parentale d'une personne mise en cause pour des faits de violence, mais qu'il faut aussi lui laisser la capacité de décider, ou non, d'utiliser cette possibilité.

Au-delà, on peut peut-être aussi travailler à une évolution de la culture des magistrats. Comme je le disais, chaque magistrat changeant de fonction doit désormais recevoir une formation de trois semaines mise en place par l'ENM et, au cours de celle-ci, suivre un module obligatoire sur le traitement des violences au sein du couple. Je crois beaucoup à de tels dispositifs, qui peuvent permettre à mes collègues d'ouvrir les yeux sur certains phénomènes et évoluer dans leurs pratiques professionnelles.

Enfin, je garde effectivement des contacts dans le métier. À Nantes, j'en ai, non pas avec des parquetiers, mais avec le siège. Je sais que, là aussi, des initiatives intéressantes sont menées. Toutefois, n'ayant que des contacts partiels, je ne peux vous apporter une vision globale et fiable des expérimentations menées sur le terrain.

M. Guillaume Chevrollier. - J'ai entendu des échos très positifs, de la part d'un de mes collaborateurs, sur votre action en Seine-Saint-Denis. Alors que la confiance entre les acteurs est essentielle pour faciliter la prévention, vous aviez notamment lancé des groupes de parole et des enquêtes de victimation. Celles-ci sont-elles assez nombreuses ?

Le sujet des violences conjugales est l'affaire de tous, et nous nous réjouissons de la forte mobilisation qui se confirme autour de ce thème. Mais les textes de loi sont désormais nombreux et la production réglementaire importante. La question de l'inflation législative et, en corollaire, de la complexité de l'application de la loi se pose-t-elle ? Comment éviter, avec des procédures complexes, que le « traumatisme judiciaire » ne suive celui de la violence conjugale ?

Mme Dominique Vérien. - Je voudrais, moi aussi, revenir sur l'application de la loi. Effectivement, avant-hier, nous avons beaucoup entendu dans l'hémicycle que nos amendements étaient « satisfaits » par les textes en vigueur. Pour autant, la loi n'est pas appliquée ! S'agissant du dépôt de plainte, par exemple, encore aujourd'hui, les femmes qui osent franchir les portes du commissariat ou de la gendarmerie, on le sait, sont souvent orientées vers des mains courantes, qui n'auront aucun effet. Dans mon département de l'Yonne, le colonel de gendarmerie a imposé un dépôt de plainte systématique ; le nombre de faits a largement augmenté, comme, d'ailleurs, celui des faits résolus ! Comment généraliser ce type de consignes ? Ici, nous parlons d'une disposition de la loi qui dépend, non pas de la justice, mais de la gendarmerie et de la police... Si le premier maillon est défaillant, on peut être certain que le dernier ne tiendra pas !

Avez-vous par ailleurs des retours sur la loi d'août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, notamment sur la question de l'âge du consentement ? Les enfants sont-ils mieux protégés aujourd'hui ou devons-nous revenir sur le sujet ?

Que pensez-vous du fait que nous inversions la donne concernant l'inscription du mis en examen au Fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijais) ?

Une remarque, enfin : l'éloignement du conjoint violent est pratiqué dans l'Yonne depuis longtemps. Or se posait un problème de financement, celui-ci n'étant pas pris en charge par le secrétariat d'État chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes, ce qui pourrait être réglé si ces dépenses était prises en charge par le ministère de la justice.

Mme Victoire Jasmin. - Ma question porte sur les plans de continuité d'activité en Guadeloupe sont je suis élue. Le confinement a constitué une situation inédite et, malheureusement, des enfants - des jeunes filles, notamment - se sont retrouvés confinés avec leur bourreau. Même si des dispositifs ont été maintenus, certains n'ont probablement pas pu alerter. Peut-on envisager des plans de continuité des activités adaptés à des périodes aussi longues ?

Par ailleurs, un auteur de violences peut passer d'une zone de police à une zone de gendarmerie, sans continuité dans le suivi des dossiers. Il arrive que l'on se rende compte que l'auteur de violences avait été signalé dans des postes différents. Quand un meurtre est survenu, c'est trop tard... Ne faudrait-il pas une base de données partagée pour éviter les récidives et, plus grave encore, les féminicides ?

Concernant les jeunes, nous savons que, souvent, les auteurs de violences ont aussi été victimes durant leur enfance. Ne serait-il pas intéressant d'anticiper, par des programmes de sensibilisation de la jeunesse ? Un volet de prévention ne pourrait-il pas être intégré, par exemple à la journée Défense Citoyenneté ou dans les programmes des comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté ?

Enfin, ne faudrait-il pas prendre des mesures, notamment en matière d'information, pour éviter le cas de victimes n'osant pas déposer plainte ou subissant des pressions qui les conduisent à retirer leurs plaintes, ce qui entraîne une forme de banalisation des violences ?

M. François Molins. - Je ne saurais dire si les enquêtes de victimation sont en nombre suffisant ou pas. Mais elles sont toujours intéressantes et nous permettent d'apporter des réponses plus pertinentes.

Cette question me renvoie surtout à une remarque plus personnelle tirée de mon appréhension de ce type de situations : à mon sens, l'évaluation personnalisée des victimes d'infractions graves, mise en place dans le cadre de la transposition d'une directive européenne lorsque Mme Taubira était garde des sceaux, doit être systématique dans le contentieux des violences au sein du couple. Elle permet de mieux apprécier la problématique de la victime et de déterminer la prise en charge la plus appropriée. Pour reprendre des propos précédents, la justice est toujours un traumatisme, même pour la victime, car du fait de la dynamique de charge de la preuve sa parole ne suffit pas nécessairement pour obtenir des sanctions. De ce fait, il est tout à fait intéressant de pouvoir envisager une prise en charge adaptée par le milieu associatif.

Par ailleurs, j'ai toujours eu, personnellement, un problème avec l'idée d'un caractère « obligatoire » de la plainte ; j'ai toujours craint que, en l'imposant systématiquement, on ne passe à côté de certaines situations si la victime ne veut pas porter plainte. Certes, il faut tout faire pour convaincre ces personnes de porter plainte mais en cas de refus, la main courante peut avoir du sens, à la condition que le policier ou le gendarme qui la recueille, s'il constate par exemple des traces physiques sur la personne, ait le réflexe d'avertir le procureur, qui sera fondé à engager une procédure d'office. Face à ce type de situations, nous disposons d'un moyen, d'ailleurs utilisé par nombre de parquets : exiger la communication des mains courantes. Les regarder systématiquement permet d'éviter que des situations échappent à la justice. Bien sûr, cela donne du travail, mais ces informations permettent d'alimenter utilement les procédures.

Je n'ai pas de retours particuliers concernant l'âge du consentement pour les mineurs et ne suis donc pas en mesure de vous apporter un éclairage sur ce sujet. Je ne peux pas non plus vous répondre s'agissant du Fijais.

Au sujet des conjoints violents passant d'un ressort à un autre, nous travaillons aujourd'hui avec une application, Cassiopée, permettant d'avoir une vue panoramique de toutes les procédures établies contre une personne, même sans poursuite, indépendamment du lieu où elles ont été établies. Les procureurs ont donc accès à tous ces éléments au quotidien et les prennent en compte.

Pour répondre à une autre question concernant les plaintes, je vous rappelle, d'une part, qu'un procureur peut toujours poursuivre, même si la victime refuse de porter plainte, et qu'il peut aussi décider du maintien d'une poursuite en cas de retrait de la plainte.

Enfin, la problématique de la sensibilisation et de la prévention dépasse très largement le périmètre du juge et de la justice. Elle renvoie à des enjeux d'éducation. Il y a déjà beaucoup à faire, à l'école, sur les thèmes de l'égalité entre femmes et hommes, de la représentation des rôles assignés aux genres, du respect et de la dignité : nous pourrions, dans ce domaine, nous inspirer de ce qui se pratique dans certains pays, notamment dans le nord de l'Europe.

M. Max Brisson. - Je voudrais tout d'abord vous remercier, Monsieur le procureur général, pour la précision de vos réponses. Vous nous parlez sans « langue de bois » : c'est vraiment très appréciable.

Je regrette vraiment que cet échange n'ait pu avoir lieu avant la séance publique du 9 juin dernier. Nous aurions eu encore plus d'arguments pour conforter notre point de vue. Peut-être aurions-nous ainsi, d'ailleurs, suscité encore davantage d'agacement ! Vous nous apportez des précisions utiles : comme il y aura très certainement d'autres textes sur les violences, nous aurons ainsi l'occasion de nous exprimer et, peut-être, d'agacer encore une fois !

Je voudrais, Monsieur le procureur général, vous remercier des propos affirmés que vous avez tenus sur le décret qui a fait polémique cette semaine, et en particulier sur le délai de 24 heures qui nous paraît intenable pour une victime. Ce décret semble vider de sa portée la loi du 28 décembre 2019 : l'auteur de la proposition de loi initiale, Aurélien Pradié, l'a fait valoir avec force au cours de la séance de questions au Gouvernement de l'Assemblée nationale, le 9 juin 2020.

Vous avez indiqué votre opposition à la notification de l'ordonnance de protection par les services de police ou de gendarmerie. N'est-ce pas pourtant la seule solution pour que cette démarche ne coûte rien à la victime et pour que cette procédure soit effectuée dans le délai de six jours qui répond à la volonté du législateur, et qu'évoquait tout à l'heure Roland Courteau ? Vous avez d'ailleurs, dans votre réponse à la question de notre collègue, nuancé votre propos initial car il y a un équilibre à trouver entre le respect de l'urgence souhaitée par le législateur et le bon déroulement de la justice.

On peut regretter que le décret en question exclue cette possibilité de recours aux forces de police ou de gendarmerie, alors même que la victime pourrait n'avoir pas d'autre possibilité.

La France ne pourrait-elle pas, Monsieur le procureur général, imiter l'exemple espagnol, fondé sur des juridictions spécialisées dotées des compétences du civil et du pénal ? Nous avons vu dans ce pays le recul spectaculaire du fléau que constituent les violences faites aux femmes.

Je voudrais revenir par ailleurs sur la question de l'autorité parentale, source de débats dans notre hémicycle mardi dernier. Cette notion marque incontestablement l'arrière-plan historique de notre droit de la famille : dans ce contexte, on ne peut pas reprocher au juge d'être réticent à priver un parent violent de l'autorité parentale et de penser qu'un père violent peut être, malgré tout, un bon père. Pourtant, si notre héritage est marqué par cette logique, la société évolue. Je comprends qu'il faille respecter la liberté d'appréciation du juge, mais le Parlement est là pour faire en sorte que le droit évolue parallèlement à la société dans laquelle nous vivons. L'arrière-plan historique qui nous imprègne - je le dis sous le portrait du roi Saint Louis qui rendait la justice sous un chêne - ne doit pas justifier l'immobilisme.

Je terminerai avec la question des bracelets anti-rapprochement. Il semble qu'il existe des difficultés pour le déploiement de cet outil. Avez-vous des informations sur ce point, Monsieur le procureur général ?

M. François Molins. - Je pense que le ministère de la justice travaille sur la mise en oeuvre de ce dispositif, mais je n'ai malheureusement pas d'information particulière sur le déploiement du bracelet anti-rapprochement.

Je reconnais tout-à-fait le rôle « moteur » du Parlement. Il faut « faire la loi », et c'est aux politiques de définir des impulsions conformes aux exigences de notre République. Le Parlement est absolument dans son rôle lorsqu'il donne des orientations pour faire évoluer les politiques. Il n'y a aucune ambiguïté de ma part sur cette question.

Ma conviction profonde est que nous n'avons pas besoin des services de police et de gendarmerie pour notifier une ordonnance de protection. Permettez-moi un exemple. On taxe souvent la justice de lenteur, mais nous avons en matière civile des procédures très rapides, dont on parle peu. Nous sommes en mesure, dans un contexte d'urgence, d'obtenir des décisions en vingt-quatre ou quarante-huit heures : c'est beaucoup plus rapide que six jours ! Les procédures de « référé d'heure à heure » ne nécessitent pas de recourir à la police ou à la gendarmerie ; dans le cadre de la procédure civile, nous travaillons avec les professionnels de justice que sont les huissiers.

Je comprends très bien l'émotion suscitée par l'application d'un texte réglementaire qui peut être vu comme anéantissant la volonté du législateur. Je pense que tout ceci est essentiellement un problème de mise en oeuvre et d'organisation. Il est probable que le ministère de la justice trouvera une solution pour régler cette difficulté. Pour moi, la question des délais n'est pas sans solution, comme le montre l'exemple de la procédure civile que j'évoquais.

L'Espagne est un modèle d'efficacité. Je suis impressionné par la cohérence avec laquelle cette problématique y est traitée et par les résultats qui y ont été obtenus.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci, Monsieur le procureur général, pour vos propos extrêmement riches et vos réponses précises ; cette réunion termine, comme je le disais en introduction, une série d'auditions. Je remercie tous nos collègues présents ce matin, particulièrement Victoire Jasmin, notre collègue ultramarine qui a suivi assidûment, depuis la Guadeloupe, tous les travaux menés sur les violences faites aux femmes et aux enfants depuis le début du confinement.

Sur le Téléphone grave danger, nous avons eu communication de chiffres qui indiquent que si leur nombre a augmenté, leur utilisation reste toujours variable selon les territoires et les juridictions.

Nous assistons aujourd'hui à une inflation législative certaine en matière de lutte contre les violences. Dans ce domaine, la volonté politique devra évidemment se traduire par des moyens et des budgets pour tous les acteurs - la justice notamment. Pour relever le défi de la lutte contre ces violences dans des délais très courts, il faut non seulement des hommes et des femmes qui puissent agir dans toutes les juridictions, les gendarmeries et les commissariats, mais aussi des lois qui soient applicables et appliquées. J'ai bien entendu vos remarques, Monsieur le procureur général et, notamment, le commentaire que vous avez effectué du décret du 27 mai, qui a fait l'objet de critiques pendant toute cette semaine, au Sénat comme à l'Assemblée nationale. Nous devons aussi, en tant que législateur, promouvoir les évolutions dont parlait notre collègue Max Brisson. Notre société a changé de regard sur les violences au cours des dernières années, mais nous n'assistons pas encore à ce changement radical que nous appelons de nos voeux dans ce domaine, par exemple en matière d'autorité parentale. Je pense aussi aux débats sur l'âge du consentement auxquels faisait référence Dominique Vérien, qui a participé avec Michelle Meunier, au cours de la précédente session, à une mission d'information sur les mineurs2(*). La délégation aux droits des femmes reste mobilisée pour faire avancer les choses sur ces sujets. Mais ce combat n'est pas terminé : nous sommes favorables à une loi-cadre ambitieuse pour avoir enfin une vraie réponse aux violences conjugales.

Merci, Monsieur le procureur général, d'être venu devant nous ce matin. C'est toujours avec le même plaisir que nous vous recevons.


* 1 Proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales.

* 2 Mission commune d'information portant sur les politiques publiques de prévention, de détection, d'organisation des signalements et de répression des infractions sexuelles susceptibles d'être commises par des personnes en contact avec des mineurs