Mercredi 10 février 2021
- Présidence de M. Claude Raynal, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Soutenabilité de la dette publique - Audition de M. Olivier Blanchard, économiste au Peterson Institute, Mme Jézabel Couppey-Soubeyran, professeur à l'École d'économie de Paris et maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, MM. François Ecalle, président de l'association « Finances publiques et économie » (Fipeco) et chargé d'enseignement à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Anthony Requin, directeur général de l'Agence France Trésor et Mme Amélie Verdier, directrice du budget
M. Claude Raynal, président. - La crise sanitaire constitue un choc économique sans précédent en période de paix pour l'économie française, avec un recul de l'activité de 8,3 % en 2020. Il faut remonter à 1942 pour trouver une baisse plus marquée du PIB. L'attrition des recettes qui en résulte et les mesures de soutien et de relance adoptées pour soutenir notre tissu productif vont aboutir à une forte hausse de l'endettement public, qui devrait atteindre 122,4 % du PIB à l'issue de l'exercice 2021 d'après le scénario gouvernemental, contre 98,1 % en 2019. Ce surcroît d'endettement a toutefois jusqu'à présent été émis à taux négatif et racheté sur les marchés secondaires par la Banque de France, si bien que le Fonds monétaire international prévoit que la charge de la dette française devrait, paradoxalement, continuer de reculer l'an prochain. Elle atteindrait ainsi 1,2 % en 2021, soit deux fois moins qu'en 2007 !
Dans ce contexte si particulier, certains suggèrent de renforcer les mesures de soutien et de relance, quand d'autres commencent à évoquer la fin du « quoi qu'il en coûte ». Certaines idées plus originales ont également été formulées dans le débat public ; il me semble important que celles-ci soient débattues devant les parlementaires, d'autant plus que des mesures auparavant considérées comme critiquables sont maintenant promues, alors que d'autres, longtemps considérées comme mainstream, sont contestées. Certains voudraient, par exemple, abandonner le débat sur la dette au profit d'une interrogation sur l'utilisation des ressources nouvelles afin que le plan de relance atteigne ses objectifs. Pour autant, nous devons discuter de la dette elle-même. En effet, les Français s'interrogent : alors qu'on leur dit depuis des années que celle-ci est trop élevée et doit baisser, on indique aujourd'hui que ce n'est plus la priorité. En outre, la politique monétaire influençant la politique budgétaire, la question de la dette emporte des conséquences sur le budget, que nous votons. Cette table ronde, à la fois en visioconférence et en présentiel, sera donc utile à tous ces titres.
Veillons à éviter les affirmations trop brutales qui règnent dans le débat médiatique entre économistes afin que notre discussion soit enrichissante et respectueuse de tous les tenants et aboutissants du problème. Notre panel est intéressant et divers : les services de l'État sont représentés par Mme Amélie Verdier, directrice du budget, et M. Anthony Requin, directeur général de l'Agence France Trésor, qui nous parleront de la constitution, de la maturité de la dette et de l'avenir ; auxquels s'ajoutent M. Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI est économiste au Peterson Institute, M. François Ecalle, président de l'association Finances publiques et économie (Fipeco) et Mme Jézabel Couppey-Soubeyran, professeure à l'École d'économie de Paris et maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Mme Amélie Verdier, directrice du budget au ministère de l'économie, des finances et de la relance. - Quelques rappels pour commencer : la soutenabilité de la dette publique concerne la dette brute, en dehors des créances que les acteurs publics détiennent sur des tiers, c'est-à-dire la dette de l'ensemble des acteurs publics portée par l'État, mais aussi par les organismes de sécurité sociale, par l'Unédic et par les collectivités locales. La question qui se pose n'est pas celle d'un risque à court terme sur la capacité de la France, mais bien celle de la soutenabilité, c'est-à-dire de la capacité à faire face durablement au remboursement du capital et des intérêts, sans effet d'éviction du financement de politiques publiques.
Vous avez rappelé, monsieur le président, le paradoxe de 2021. Le déficit budgétaire a été multiplié par deux, le déficit public est passé de 2,2 % du PIB à une prévision de 11,3 % - son exécution définitive sera connue fin mars. Un tel déficit est inédit, même s'il est possible que le résultat soit un peu moins mauvais que prévu. Dans le même temps, la charge de la dette a baissé, passant d'une prévision de 38,5 milliards d'euros à une exécution de 36,2 milliards d'euros. Nous avons en effet payé moins d'intérêts en raison de taux négatifs. Faut-il s'en inquiéter ou considérer qu'il y a de la marge ?
La soutenabilité de la dette publique se mesure en rapportant le stock à la richesse produite, c'est-à-dire au PIB. Un tel rapport est, certes, contestable, car on ne va pas rembourser la dette en une année, mais il permet de mesurer la contrainte qui pèse sur l'économie française. C'est un indicateur simple disponible dans le temps et dans l'espace et permettant ainsi des comparaisons dans ces deux dimensions. Il n'existe pas dans la littérature de niveau objectif ou de seuil qui poserait un problème de soutenabilité, mais des disciplines calées dans le cadre européen, des règles communes, qui étaient appréciées avec souplesse avant d'être suspendues au printemps dernier. En théorie, il faut s'inquiéter quand le taux d'intérêt réel de la dette devient supérieur au taux de croissance de l'économie, déclenchant un effet boule de neige. Nous en sommes loin.
Je vais me concentrer sur la stratégie générale de finances publiques en insistant sur trois points.
Le premier est qu'il est important de donner confiance aux entités qui achètent notre dette sur les marchés. Pour cela, nous devons être transparents sur notre situation financière. Nous sommes bien notés en la matière et nous nous sommes dotés de règles de discipline générale pour mesurer et modérer l'endettement. La France est un État très transparent sur sa situation, elle publie son niveau de dette publique chaque trimestre, ainsi qu'un bulletin mensuel de situation budgétaire de l'État, elle publie également ses comptes à échéance régulière et l'appréciation de son déficit et de la dette publique est réalisée de manière indépendante par l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Ensuite, elle soumet à ses collègues de la zone euro sa situation, laquelle subit une appréciation technique par les services de la Commission européenne et politique au sein du Conseil. Cela donne de la force à l'appréciation de la situation française. L'État produit chaque année, de surcroît, des comptes certifiés par la Cour des comptes et la lecture du projet de loi de règlement et du compte général de l'État permettra, cette année, d'obtenir, au-delà de l'exécution du solde et du chiffre de déficit public, la photo des comptes à la fin de 2020 et l'ombre portée de la crise, visible dans les provisions et engagements hors bilan. Ceux-ci seront plus importants que l'année passée, reflétant de manière transparente les risques pesant sur nos comptes. Peu d'États sont aussi transparents, d'autant que nous sommes dans l'incertitude, notamment sur la sinistralité en ce qui concerne les garanties. La crise a appelé des mesures à plusieurs étages, dont certaines, financées par la dette, ont un effet immédiat sur le déficit public, d'autres ont un impact sur la dette, mais pas sur le déficit public, d'autres sont des mesures de trésorerie et d'autres, enfin, des mesures potentielles, comme l'apport de garantie, qui peut ne rien coûter, voire rapporter, mais dont l'effet doit être mesuré. Enfin, le Gouvernement a fait appel à une commission indépendante confiée à Jean Arthuis sur l'avenir des finances publiques pour éclairer la situation, évaluer la soutenabilité de la dette et aider à construire la stratégie. S'agissant de la confiance, je rappelle que la France s'impose des règles s'agissant de la dette : l'équilibre de la section de fonctionnement des collectivités territoriales, l'interdiction de l'endettement faite aux organismes divers d'administration centrale, visant à éviter la dette cachée, l'État apporte sa garantie à l'Unédic et la dette de la sécurité sociale est encadrée. Un rapport de la Cour des comptes paru début 2019 sur la soutenabilité de la dette publique, d'ailleurs commandé par la commission des finances du Sénat, soulignait l'intérêt de ces règles et pointait le risque que constituait une éventuelle fragmentation de la dette.
Ma deuxième remarque vise à rappeler que la soutenabilité de la dette française s'apprécie dans une zone monétaire, la zone euro, qui a adopté des règles budgétaires communes. Elle dépend donc à la fois de la stratégie de finances publiques française, de la qualité moyenne des stratégies de l'ensemble des membres et de la position relative de la France. Il y a une tendance claire à l'accumulation de la dette et la question de sa soutenabilité n'est pas celle de son accroissement en période de crise, qui est inéluctable, mais bien, en France, celle de la difficulté de son reflux en poids dans la richesse nationale quand la croissance est de retour. L'appartenance à la zone euro nous oblige : rappelons que la France sera le troisième bénéficiaire en montant du plan de relance européen, lequel sera financé par de la dette puis remboursé par une ressource propre commune. Il est important d'avoir des règles communes, puisque nous sommes protégés par un bien commun : l'euro. Souvenons-nous de la situation de la France au début des années 1990, lorsque nous subissions des attaques spéculatives sur le franc alors que l'augmentation de la dette était bien inférieure. De ce point de vue, j'insiste sur le fait que la France a affronté la crise dans une situation moins favorable que le reste de la zone euro. S'agissant de la trajectoire des soldes primaires publics avant la prise en compte de la charge de la dette, la France avait nettement amélioré sa situation depuis 2017, avec une réduction du déficit primaire et un début de reflux du poids de la dette publique dans la richesse produite, mais était le dernier pays, avec l'Espagne, à ne pas être revenue en situation d'excédent primaire.
Enfin, troisième et dernière remarque, la soutenabilité de la dette doit s'apprécier à moyen terme comme un test de notre capacité à financer nos politiques publiques. L'objectif de la politique budgétaire en 2020 et en 2021 est d'abord le soutien global à l'économie, mais, à moyen terme, ce n'est pas le seul, car notre budget doit d'abord financer des politiques publiques efficaces. En 2021, la charge de la dette dans le budget de l'État s'élève donc à 36,8 milliards d'euros, sur un objectif de dépense total de presque 500 milliards d'euros. Si son poids est inférieur aux prévisions, il est toutefois supérieur aux moyens consacrés à l'enseignement supérieur et à la recherche comme aux crédits de paiement anticipés de la mission « Plan de relance de l'économie ». Pour encourager l'achat de dette française, il faudra convaincre de l'efficacité et de la performance de la dépense. En sortie de crise, il sera nécessaire de planifier dans le temps des efforts de réduction des déficits. Il faut ne plus faire que de la macroéconomie, mais analyser dans le détail la dépense publique, car le meilleur gage de la soutenabilité de la dette se trouve dans l'efficacité de cette dépense.
Pour conclure, à mon sens, ce débat est une excellente chose, il correspond d'ailleurs à une recommandation de la Cour des comptes comme de la mission d'information sur la loi organique relative aux lois de finances (Milolf) de l'Assemblée nationale.
M. Olivier Blanchard, économiste au Peterson Institute. - Allons directement au but : comment peut-on estimer en pratique la soutenabilité de la dette ? Deux équations résument la dynamique de la dette, qu'il est essentiel de comprendre. La première est la suivante : « d = (1+r)/(1+g) d(-1) - s », dans laquelle « d » est le rapport de la dette au PIB, « s » le rapport de la balance primaire au PIB, « r » le taux d'intérêt, « g » le taux de croissance de l'économie. Il y a donc deux composantes de l'évolution de la dette : la première est la balance primaire - si « s » est positif, la dette diminue -, la seconde, la dynamique de la dette elle-même, laquelle croît au taux d'intérêt « r » alors que l'économie croît au taux d'intérêt « g ». La dynamique de la dette est donc déterminée par le rapport entre les deux.
La question de la soutenabilité se résume
à l'alternative suivante : la dette risque-t-elle d'exploser ou
peut-on la stabiliser ? Cela correspond à la seconde
équation :
« d = d(-1) => s =
(r-g)/(1+g)d », qui permet de répondre à la question
suivante : quelle balance primaire faut-il pour maintenir un rapport
constant de la dette au PIB ?
M. Claude Raynal, président. - En attendant de rétablir la connexion avec M. Blanchard, je donne la parole à M. François Ecalle, qui est présent parmi nous.
M. François Ecalle, président de l'association Finances publiques et économie et chargé d'enseignement à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - À mon sens, la dette publique est soutenable si l'État est en capacité d'honorer ses engagements lorsqu'il contracte un emprunt, c'est-à-dire payer les intérêts, mais surtout le principal, éventuellement - toujours, dans le cas de la France ! - en réempruntant. Si les créanciers de l'État ont le sentiment que celui-ci n'en est pas capable, ils vont exiger un taux d'intérêt intégrant une prime de risque de plus en plus forte, aggravant ainsi le problème, ce qui peut se terminer par une crise des finances publiques, dont la résolution est toujours douloureuse.
La question est donc : dans quelles conditions la dette est-elle soutenable ? On ne peut pas déterminer un seuil d'endettement en pourcentage du PIB au-delà duquel la probabilité d'une telle crise deviendrait trop importante, car cela dépend de multiples facteurs variables selon les pays et les périodes. Les économistes avancent qu'une condition pour conserver cette confiance est la capacité à garder le contrôle de l'endettement public afin d'éviter que celui-ci n'augmente indéfiniment et n'explose. La dette publique peut augmenter dans les périodes de récession, mais il faut montrer ensuite que l'on en reprend le contrôle en la stabilisant.
Lorsque le taux d'intérêt de la dette était supérieur au taux de croissance, le message était simple : il fallait dégager un excédent primaire d'autant plus élevé que la dette était elle-même élevée, sans attendre que l'ampleur de cette dernière rende cet effort impossible. Désormais, nous pouvons penser que, pour encore longtemps, le taux d'intérêt de la dette sera inférieur au taux de croissance du PIB. Le message est alors plus complexe : le solde primaire, qui permet de stabiliser la dette, n'est plus un excédent, mais un déficit primaire, d'autant plus important que la dette est élevée. Si le déficit primaire, quel que soit son niveau, est constant, la dette pourra toujours être stabilisée à un certain niveau. Certains économistes concluent de ces observations qu'il n'y a plus de problème de soutenabilité de la dette.
J'y vois quant à moi trois objections. La première est qu'aucun économiste ne pourra garantir que le taux d'intérêt de la dette restera inférieur au taux de croissance jusqu'à la fin des temps. En 2020, cela n'a d'ailleurs pas du tout été le cas, et la dette a explosé.
Deuxième objection, quel que soit le déficit primaire, nous pourrons toujours stabiliser la dette, éventuellement à 500 % ou à 700 % du PIB, mais nous aurons peut-être avant des problèmes, notamment en termes de confiance par rapport à nos créanciers.
Troisième objection, à mon avis la plus importante, tous ces calculs reposent sur une hypothèse forte, à savoir que le déficit primaire lui-même est stable. Or depuis soixante ans, c'est-à-dire depuis les débuts de la Ve République, le déficit primaire de la France est sur une pente clairement ascendante.
Dans ces conditions, selon moi, l'enjeu en termes de finances publiques pour la France dans les prochaines années n'est pas de savoir quel sera le taux d'intérêt. Faisons l'hypothèse que le taux d'intérêt de la dette sera nul jusqu'à la fin des temps. La formule présentée par Olivier Blanchard peut être simplifiée : pour que la dette soit stabilisée, il faut que le déficit public soit égal au produit de la dette publique par le taux de croissance du PIB. Si vous considérez que le taux de croissance du PIB est une donnée, à ce moment-là il faut stabiliser le déficit. Si le déficit public augmente en pourcentage du PIB continûment, la dette publique explose.
Par conséquent, l'enjeu pour la France dans les prochaines années sera de stabiliser son déficit public. Celui-ci baissera mécaniquement entre 2021 et 2023 parce qu'il y aura un rebond du PIB et parce que les mesures d'urgence et de relance vont disparaître. Néanmoins, au-delà de 2024, pour stabiliser le déficit public en pourcentage du PIB, si vous ne voulez pas accroître continûment les prélèvements obligatoires, il va falloir que les dépenses publiques n'augmentent pas plus vite que la croissance potentielle. Cela signifie que si la croissance potentielle est ramenée à seulement 1 % ou 1,2 % à l'issue de la crise, l'objectif dans les prochaines années sera faire en sorte que la dépense publique ne s'élève pas à plus de 1 % ou 1,2 %, comme nous l'avons fait dans les années 2011-2019. Je ne suis pas du tout sûr que nous puissions réitérer une telle performance.
Aujourd'hui, la soutenabilité de la dette est assurée grâce à l'intervention de la Banque centrale. Voilà pourquoi les créanciers de l'État ont totalement confiance dans la dette publique. Cependant, cette intervention ne durera pas indéfiniment, surtout si la dette publique augmente elle-même indéfiniment. Pour toutes les banques centrales, la limite c'est l'inflation. Or personne ne peut garantir que l'inflation ne repartira pas et ne dépassera pas les cibles que se seront fixées les banques centrales. Si cela devait se produire, la Banque centrale serait obligée de relever ses taux d'intérêt et de réduire sa participation au financement de l'économie. L'État ne pourra plus faire appel à elle pour se refinancer, que cette intervention se fasse comme aujourd'hui en rachetant des titres publics sur le marché secondaire ou qu'elle se fasse au travers de propositions beaucoup plus imaginatives, comme celles qu'une prochaine oratrice vous proposera.
En conclusion, nous n'échapperons pas à une maîtrise des dépenses publiques dans les années à venir, mais je crains que le travail d'Amélie Verdier soit très difficile.
M. Anthony Requin, directeur général de l'Agence France Trésor. - Le sentiment de soutenabilité est un jugement qui se base sur un faisceau d'indices de ratios de finances publiques. Deux ratios, en particulier, retiennent l'attention des agences de notation : le ratio de dette sur PIB et le ratio de charges d'intérêts rapportées aux recettes de l'État.
Le ratio de dette sur PIB met en rapport une donnée de stock - la dette - et une donnée de flux - la richesse produite par un pays. C'est un ratio qui présente l'avantage de permettre une comparabilité immédiate entre les pays, mais il n'existe pas de seuil universellement valable : la Grèce a fait défaut en 2012 avec un ratio de dette sur PIB de 170 % ; l'Argentine a fait défaut en 2000 avec un ratio de 60 % ; mais aujourd'hui le Japon n'a manifestement aucun problème de soutenabilité et ne fait pas face à la défiance des investisseurs alors que son ratio atteint 238 % du PIB. Il n'y a donc pas de seuil magique. Toutefois, en fonction du niveau de développement de chaque pays, des seuils de vulnérabilité ont été identifiés par la Banque mondiale et par le FMI, s'agissant en particulier des pays en développement. C'est un indicateur qui est très scruté par les marchés et par les agences de notation.
Au-delà du niveau absolu de cet indicateur à l'instant t, c'est la trajectoire qui importe. Cette trajectoire dépend du solde budgétaire primaire du pays, du taux d'intérêt moyen auquel il se finance et de son niveau de croissance. Une trajectoire ascendante en constante accélération - ce n'est pas le cas de la France - serait un mauvais signal en matière de soutenabilité.
L'autre ratio très examiné est celui des charges d'intérêts rapportées aux recettes de l'État. L'évolution dynamique dans le temps de ce ratio dépend à la fois de l'évolution des taux d'intérêt pour l'État et de la dynamique de la croissance. Cet indicateur est intéressant parce qu'il fait ressortir deux variables-clés : le taux d'intérêt moyen de la dette et le taux de croissance de l'économie.
Aujourd'hui, quelle que soit la métrique que l'on regarde, la dette de la France est soutenable. Si l'on tient compte de l'indicateur de dette sur PIB, elle se situe à des niveaux comparables à celles du Royaume-Uni, des États-Unis, de l'Espagne. Elle est supérieure à celle de l'Allemagne, mais inférieure à celle de l'Italie et du Japon. Le choc d'endettement de 2020 n'a pas modifié cette hiérarchie. Si l'on tient compte de l'indicateur de charges d'intérêts rapportées aux recettes fiscales, la France est plutôt bien positionnée, avec un ratio de 2,7 % en 2019. L'Allemagne et les Pays-Bas sont à un niveau de 1,7 %, la Belgique est à 3,9 %, le Royaume-Uni et l'Espagne sont autour de 5,6 % et l'Italie est à 7,1 %.
Si l'on examine le rapport entre le coût de la dette et le taux de croissance, on s'aperçoit que le coût de la dette est en constante diminution. Il se situait fin 2020 à 1,3 %, soit à un niveau proche du taux de croissance potentielle estimé par différentes institutions internationales. Ce coût moyen de la dette continue à diminuer au fur et à mesure que nous « roulons » notre dette, que nous la refinançons en remplaçant d'anciens emprunts à taux élevés par des emprunts à taux plus faibles.
Par conséquent, au vu de ces deux indicateurs, nous ne sommes pas en situation de perte de contrôle de la dynamique de la dette : nous ne risquons pas de connaître l'effet « boule de neige » d'une dette auto-entretenue. Élément rassurant, tout indique que nous devrions encore bénéficier de cet environnement de taux très favorables pendant quelques années au vu de l'orientation adoptée par les banques centrales, particulièrement par la BCE.
Non seulement le coût moyen de notre dette baisse, mais sa maturité moyenne augmente à plus de 8,2 années. Elle est la plus élevée des quatre grandes économies de la zone euro. La dette française est soutenable : c'est la raison pour laquelle nous bénéficions de la confiance des investisseurs.
Nous empruntons à des taux extrêmement faibles et même négatifs jusqu'à des maturités de quinze ans aujourd'hui. Nous le devons, pour beaucoup, à l'action concertée des banques centrales et à leurs programmes d'assouplissement quantitatif, singulièrement aux mesures mises en place par la BCE depuis 2015 et renforcées en 2020, notamment parce que nous ne pouvons pas compter sur l'effet positif d'une inflation à 2 % par an en moyenne, qui est la cible du mandat de la BCE.
Bénéficiant de la confiance des investisseurs, nous bénéficions, par là même, d'une extraordinaire flexibilité financière, ce que toutes les agences de notation reconnaissent. L'État est en mesure de lever des financements de trois mois à cinquante ans dans d'excellentes conditions de liquidité et de sécurité permettant de faire face à des chocs importants, à la mesure de celui auquel nous avons été confrontés l'année dernière et auquel nous continuons d'être confrontés aujourd'hui.
Nous sommes passés en 2020 d'un besoin de financement initial de 230 milliards d'euros environ à 360 milliards d'euros au terme de la quatrième loi de finances rectificative. Grâce à la profondeur et à la liquidité des marchés financiers, nous avons pu mettre en place des plans d'urgence et des plans de relance, protégeant ainsi les entreprises et les salariés, c'est-à-dire la capacité de création de richesses de notre économie.
La soutenabilité de la dette n'est pas un problème aujourd'hui. Dès lors, il est inutile d'agiter des chiffons rouges ou de chercher des solutions à des problèmes qui n'existent pas, d'autant que ces dernières risqueraient de remettre en cause les avantages de financement dont nous bénéficions aujourd'hui. Ce bénéfice, je le répète, repose sur la confiance des investisseurs. Cet actif a été patiemment construit depuis 1797, soit depuis la faillite des deux tiers sous le Directoire. C'est une attitude constante qui a traversé deux empires et cinq républiques, basée sur le fait que l'État honore sa signature.
Il n'y a aucune raison que la soutenabilité de la dette soit un problème demain pour autant que nous prenions assez rapidement les bonnes orientations. Quelles seraient-elles ? Naturellement, il ne m'appartient pas de les formuler, d'autant qu'une commission, présidée par l'ancien ministre Jean Arthuis, a été chargée par le Premier ministre d'y réfléchir. Il convient néanmoins d'avoir en tête quelques principes de bon sens.
Première règle de bon sens, il faut s'assurer en régime de croisière d'un niveau de prélèvements obligatoires constant. L'ensemble de la dépense publique - État, collectivités locales, sécurité sociale - peut augmenter, mais pas plus rapidement que le rythme de croissance nominale de l'économie.
Deuxième règle de bon sens, il faut privilégier peut-être encore davantage que nous ne le faisons aujourd'hui les dépenses publiques d'investissement plutôt que les dépenses de fonctionnement, de prestations et d'assistance. Seules les dettes générées par les premières constituent un actif pour le futur et peuvent s'autofinancer en entraînant le supplément de PIB qui assurera leur soutenabilité.
Le fait est que, depuis trente ans, nous faisons face à un double déficit : budgétaire, de quelques points de PIB, et des comptes extérieurs, pour environ 1 point de PIB. Nous vivons donc collectivement légèrement au-dessus de nos moyens. Un léger effort collectif s'impose pour équilibrer cet ensemble via une action graduelle et modérée, mais résolue, sur plusieurs années. Grâce à la BCE et à la maturité moyenne de notre dette, nous bénéficions d'un horizon de temps de plusieurs années - cinq ans, voire plus - pour corriger ces déséquilibres et placer notre trajectoire d'endettement sur un sentier maîtrisé, de manière à recréer les marges d'absorption de choc utilisées à l'occasion de cette crise. Si nous ne réalisons pas cet effort collectif, nous risquerions de faire face à des lendemains qui pourraient nous faire déchanter.
M. Claude Raynal, président. - Je vais redonner la parole à M. Blanchard. Nous avons progressé dans notre audition, pourriez-vous compléter les propos ou marquer les nuances que vous souhaitez apporter à ce débat ? Vous aviez été interrompu au moment où vous présentiez votre deuxième équation.
M. Olivier Blanchard. - La dette est soutenable quand on est capable de générer un revenu primaire permettant de la stabiliser. La formule est très simple, mais la réalité est très compliquée, car une incertitude pèse sur les taux d'intérêt et sur les niveaux de croissance. Il faut abandonner l'idée d'un chiffre magique de 60 % pour le rapport dette-PIB. En France, la dette est parfaitement soutenable, comme l'a souligné M. Requin.
Quelles sont les implications de tout cela pour la politique budgétaire en France dans les années à venir ? Tant que la covid est là, il ne faut absolument pas hésiter à dépenser tout ce que l'on peut en matière de santé, de protection des chômeurs et des entreprises. Nous disposons d'un espace fiscal suffisant, même si 2021 et 2022 ressemblaient à 2020. Quel signal envoyer après la covid ? Les chiffres et les graphiques auxquels se sont référés les intervenants précédents sont frappants : la dette française a augmenté régulièrement depuis le milieu des années soixante-dix, sans bonne raison. On voit assez mal pourquoi on devrait continuer dans cette voie. Il conviendrait, au contraire, d'essayer de la diminuer doucement. Le problème avec l'austérité budgétaire, c'est que quand on réduit les déficits, cela a un effet sur la demande. L'autorité monétaire peut aider à contrebalancer ce phénomène en ayant une politique monétaire plus souple. Mais nous sommes dans une situation où la politique monétaire n'a quasiment pas de marges. Nous risquons de nous trouver, après la covid, dans une situation similaire. Actuellement, la demande privée est frileuse. Elle risque de l'être davantage après la covid. Le seul moyen d'augmenter la demande, et de diminuer le chômage, est donc de recourir au déficit. On peut s'offrir des déficits pendant un certain temps, mais pas pour toujours...
En conclusion, promettre que l'on va diminuer la dette dès que la crise de la covid sera terminée est un engagement que je ne veux pas prendre. Cela me paraît dangereux. L'exemple du Japon est parlant. Voulons-nous faire la même chose ? Je n'en suis pas certain. Mais comment faire autrement ?
M. Claude Raynal, président. - Un sujet a peu été abordé : en quoi la dette portée par la Banque de France pour le compte de la BCE est-elle différente des autres dettes ? Je vais donner à présent la parole à Mme Jézabel Couppey-Soubeyran.
Mme Jézabel Couppey-Soubeyran, professeur à l'École d'économie de Paris et maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - Je déduis des interventions précédentes que la dette ne sera soutenable que si nous n'approfondissons pas les plans de relance actuels. Or cet approfondissement apparaît assez largement indispensable.
La dette contractée pour gérer la crise sanitaire vient s'ajouter à un encours de dette accru par la gestion de la crise financière. Pourrons-nous encore à l'avenir prévenir par la dette la crise climatique que cette crise sanitaire ne fait peut-être que préfigurer ? Certes, il faut prendre garde à la dynamique haussière de la dette. Les travaux consacrés à l'instabilité financière sont assez clairs en ce qui concerne la dette privée : elle ne peut pas augmenter indéfiniment et elle passe nécessairement par des points de retournement, qui sont des moments de crise financière. Néanmoins, ces travaux ne sont pas exactement transposables à la dette publique, car l'État n'est pas un emprunteur comme les autres : il est immortel et fait rouler sa dette. Cela l'immunise-t-il pour autant contre une crise de la dette ? La réponse est « non », comme la zone euro en a fait l'expérience entre 2010 et 2012 lors de la crise des dettes souveraines. Qu'est-ce qui permet aujourd'hui d'éloigner ce spectre ? Malheureusement pas la volonté de partager et de mutualiser les dix-neuf risques souverains de la zone euro, car nous sommes encore très loin de l'union budgétaire...
Dans une union monétaire sans union budgétaire, ce sont les rachats d'actifs de la Banque centrale européenne qui permettent de maintenir les taux souverains au plus bas et de fermer les écarts. Il ne faut donc pas sous-estimer le rôle de la BCE dans le niveau des taux d'intérêt de long terme. Si demain la Banque centrale européenne décidait de réduire son programme d'achats d'actifs ou faisait simplement une petite annonce malencontreuse à ce sujet, les taux souverains de la zone euro remonteraient et s'écarteraient.
Cette politique de rachats d'actifs profite-t-elle aux économies de la zone euro ? Les travaux menés sur cette question révèlent que les rachats d'actifs massifs ont des effets d'entraînement faibles et inégaux sur nos économies, et qu'ils sont un danger potentiel pour la stabilité financière, car ils approfondissent la déconnexion entre l'économie réelle et la sphère financière. C'est un vrai dilemme pour la Banque centrale européenne. En l'absence d'union budgétaire, elle est obligée de mener une politique monétaire de rachats d'actifs pour gérer la coexistence de dix-neuf risques souverains, mais cela ne profite pas aux économies de la zone euro. À terme, cela pourrait même compromettre ses objectifs de stabilité monétaire, de stabilité économique et de stabilité financière, et donc fragiliser son mandat.
In fine, le mandat de la Banque centrale européenne est quasiment suspendu à la capacité des plans budgétaires des économies de la zone euro à faire remonter l'inflation et à ramener les économies à leur potentiel de production. Ces plans sont-ils calibrés pour un tel résultat ? Sont-ils suffisamment rapides ? Sont-ils bien orientés vers l'investissement ? Gèrent-ils la crise sanitaire en même temps qu'ils préparent l'avenir. Réparent-ils la fracture sociale ? Préviennent-ils la crise climatique ? Clairement non ! Ils vont donc devoir être approfondis.
Il ressort des propos des précédents intervenants que cet approfondissement sera impossible. Christine Lagarde a bien raison de déplorer le manque d'énergie à réfléchir à l'affectation de la dépense publique pour que ces plans de relance réussissent. Bien affecter la dépense publique, cela signifie la concentrer davantage sur l'investissement. Allons-nous pouvoir investir davantage en augmentant toujours plus la dette ? Non, car cela créera un problème d'insoutenabilité. Profitons du fait que la Banque centrale européenne soit devenue l'une des principales créancières des États de la zone euro, avec ses programmes de rachats d'actifs, pour installer un dispositif d'annulation conditionnel à l'investissement public dans la santé, l'éducation et la transition écologique.
Christine Lagarde y voit une proposition inenvisageable, contraire à l'article 123 du traité, qui interdit à la BCE d'apporter une assistance financière aux États. Les achats d'actifs, qui sont depuis 2015 l'instrument majeur de notre politique monétaire, n'étaient-ils aussi inenvisageables il y a quelques années ? D'une certaine manière, ils sont déjà une forme d'assistance financière aux États et ils butent beaucoup sur l'article 123.
Faut-il s'inquiéter de ce que l'accord politique de haut niveau requis pour mettre en oeuvre un tel dispositif contreviendrait à l'indépendance de la Banque centrale européenne ? Soyons lucides, cette indépendance est aujourd'hui rompue par la gestion de la crise. La Banque centrale européenne et les États sont, de fait, interdépendants. Les États ont besoin de la Banque centrale européenne pour continuer d'emprunter à taux bas. La Banque centrale européenne a besoin des États, car si les plans de relance échouent elle n'atteindra aucun de ses objectifs et elle compromettra son mandat. Actons cette interdépendance entre la Banque centrale européenne et les États et amenons-les à un accord gagnant-gagnant. En parallèle, il serait important de travailler à l'union budgétaire, qui constitue le fond du problème.
D'aucuns affirment que les marchés pourraient mal accueillir cette décision et augmenter aussitôt la prime de risque sur les États. Il ne faut certes pas sous-estimer l'irrationalité des marchés, ni le caractère performatif de leurs jugements. Toutefois, les investisseurs privés ne seraient en rien touchés par cette annulation. Le risque de défaut des États ne s'en trouverait absolument pas augmenté, il serait au contraire diminué. L'euro pourrait-il souffrir de cette proposition ? Ce serait malheureux puisqu'aucun investisseur privé ne serait lésé et que la BCE aurait plus de chance d'atteindre ses objectifs !
J'entends souvent dire qu'il s'agit de propositions idiotes, voire d'un débat dangereux. Je pense au contraire que c'est un débat utile, car il ouvre des perspectives et fait tomber des tabous. Il nous interroge fondamentalement sur la question de la dette. Les intervenants précédents ont dit qu'on ne pourra pas continuer à augmenter la dépense publique sans rendre la dette insoutenable. Il faudra donc bien, si l'on veut approfondir les plans de relance, sortir de la dette. C'est un débat qui nous interroge sur les dispositions actuelles du traité, en particulier sur l'absence de financement direct des États par la BCE et sur l'indépendance de celle-ci. Par ailleurs, cela permettra de renforcer la vigilance de tous quant au risque de retour de l'austérité et de libérer la dépense publique de ce qui la bride, à savoir les règles budgétaires qui prévalaient jusqu'à la crise sanitaire et la dette de marché.
Je conclurai en disant que ce débat est utile, parce qu'il nous amène à réfléchir à l'incomplétude de la zone euro et à la nécessité d'approfondir la construction européenne.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je souhaite poser trois questions.
La première concerne les taux d'intérêt. En s'endettant sur le long terme, on se donne du temps pour corriger le tir en cas de remontée brutale des taux d'intérêt. La dette de la France a cette singularité d'avoir une maturité deux fois plus courte que celle, par exemple, du Royaume-Uni. Ne serait-il pas pertinent d'allonger la maturité de notre dette pour offrir à notre pays de nouvelles marges de manoeuvre, notamment en cas de durcissement de nos conditions de financement ?
Ma deuxième question porte sur la diminution des déficits publics. Les Allemands, de leur côté, prévoient déjà de les réduire fortement dès 2022. Or, lors de la crise précédente, la zone euro avait peut-être fait l'erreur de tenter de retrouver très rapidement des marges de manoeuvre budgétaires, ce qui avait cassé la reprise : quel serait à votre avis le bon moment pour engager le redressement de nos comptes publics ?
La troisième a trait aux règles budgétaires européennes. Il n'a échappé à personne que ces règles ont volé en éclats, puisqu'elles sont suspendues. Néanmoins, il y aura immanquablement un retour à la réalité. Je sais que des réflexions sont en cours pour les modifier : pouvez-vous nous dire où en sont les négociations et quelles sont, de votre point de vue, les préconisations en la matière ?
Mme Vanina Paoli-Gagin. Merci aux différents intervenants pour leurs propos très instructifs sur l'insoutenable, ou non, légèreté de la dette.
On oublie un élément, pourtant largement mis en exergue par cette crise sanitaire, ce paradoxe que jamais nos finances publiques n'ont été aussi contraintes au sein de l'espace économique et monétaire européen, mais que jamais non plus il n'y a eu autant d'épargne disponible, particulièrement en France.
D'où ma question : pourquoi ne pas mobiliser l'épargne privée pour amplifier les plans de relance ? C'est le seul moyen qu'il nous reste pour optimiser l'effet de levier de l'investissement public et changer la donne. Serait-il pertinent de créer des véhicules spécifiques pour investir l'épargne dans les territoires, via des fonds souverains régionaux ?
M. Éric Bocquet. - Je salue l'initiative de la commission des finances d'avoir organisé cette table ronde. Nous n'avions jamais spécifiquement débattu du sujet de la dette, même si l'on sait que l'ombre de celle-ci plane toujours sur les débats budgétaires, notamment en loi de finances avec l'article 40 de la Constitution. En tout cas, ce débat est hautement politique et permet de sortir des anathèmes.
S'agissant de la proposition consistant à annuler la dette détenue par la BCE, évitons d'opposer les gens sérieux, d'un côté, et les dangereux démagogues, de l'autre. Le sujet est sur la table et le restera certainement encore longtemps.
Il existe un décalage saisissant entre l'inquiétude de nos concitoyens par rapport à la dette - 88 % d'entre eux craignent une hausse des impôts dans les années à venir - et la très grande quiétude de nos créanciers, qui nous prêtent aujourd'hui à taux négatif à court terme, et à un taux très faible même sur cinquante ans. Comment expliquer ce décalage ?
Autre sujet, la dette publique du Japon atteint 240 % de son PIB, mais il faut rappeler qu'elle est détenue à 95 % par les Japonais eux-mêmes. Ne faudrait-il pas s'inspirer de cet exemple pour inventer une autre manière de financer les États ? Je préférerais en effet que la France dépende d'une banque centrale plutôt que des marchés financiers.
M. Didier Rambaud. - En écoutant nos cinq intervenants de ce matin, je constate qu'il existe un consensus sur le fait que la dette est actuellement soutenable.
Ma première question a trait à la soutenabilité future de la dette. Dans quelle mesure peut-on poursuivre dans cette voie, alors que l'on sait qu'il sera nécessaire, dans les prochains mois, d'accompagner et de soutenir la reprise de l'économie ?
Ma deuxième question concerne son effacement. Reviendrait-on par ce biais à une situation en matière d'endettement semblable à celle qui préexistait à la pandémie ? Un effacement partiel des dettes aurait-il les mêmes conséquences qu'un effacement général ?
Ma troisième et dernière question concerne le traité de Maastricht. Est-ce le moment de faire évoluer les règles budgétaires européennes ?
M. Jérôme Bascher. - J'ai une question simple pour Mme Verdier : comment allez-vous faire pour évaluer la dette covid ? Je crains qu'il n'y ait autant d'évaluations du montant de la dette qu'il n'y a de brillants économistes... J'ai une autre question pour M. Requin : une fois la dette covid estimée, faudra-t-il la cantonner ?
Mme Sophie Taillé-Polian. - Tous les intervenants semblent plutôt d'accord pour dire que la dette est soutenable aujourd'hui, grâce notamment à la confiance des marchés. Si cette soutenabilité financière semble garantie, quid de sa soutenabilité démocratique et écologique aujourd'hui et, surtout, demain ?
En effet, on observe une forte aggravation des inégalités sociales. Nous devons nous interroger sur notre capacité à soutenir démocratiquement cette dette, alors que le Gouvernement souhaite absolument maintenir l'injustice fiscale actuelle et continuer à fragiliser le pays, malgré la parenthèse des plans de relance.
Je m'interroge également sur sa soutenabilité écologique. J'entends beaucoup parler des critères retenus par les marchés pour accorder leur confiance, comme le ratio dette/PIB ou la croissance. Mais quels seront les critères de demain face à la crise écologique ? Comment faire en sorte d'élaborer un véritable instrument de mesure de la dette climatique que nous continuons d'accumuler aujourd'hui ? Comment faire pour déterminer les montants qui seront nécessaires pour préserver nos écosystèmes, la biodiversité et, évidemment, assumer la transition écologique ? Cette question est primordiale, tant il est indispensable de déterminer les critères de la soutenabilité de l'action publique de demain.
M. Michel Canevet. - Notre débat préoccupe beaucoup nos concitoyens. Il existe différentes manières d'aborder ces enjeux. On évoque fréquemment le rapport entre l'encours de la dette publique et le PIB, mais ne faudrait-il pas inclure la dette des entreprises, soit 1 888 milliards d'euros aujourd'hui, pour apprécier correctement l'évolution de la situation ?
Compte tenu du coût actuel du financement par obligations, ne pourrait-on pas prévoir l'allongement de la maturité de notre dette, ce qui permettrait de stabiliser et de sécuriser nos financements ?
Face à ces enjeux, la confiance est absolument essentielle. Depuis l'affaire des assignats il y a deux siècles, la France a toujours honoré le remboursement de ses dettes. Sera-t-elle capable de le faire demain ? Ne faut-il pas craindre une remontée des taux d'intérêt?
Enfin, puisque Mme Couppey-Soubeyran a évoqué l'importance des investissements dits « productifs », le plan de relance tel qu'il a été conçu vous semble-t-il répondre aux enjeux importants que sont la transition écologique et la création de richesses ?
M. Vincent Capo-Canellas. - On a abordé la question de la soutenabilité de la dette : a-t-on évalué la limite à partir de laquelle tous les voyants seraient au rouge ?
Certains ont aussi évoqué la stratégie de décroissance de la dette, en expliquant qu'il faudrait stabiliser le solde primaire. Nous sommes d'accord, mais, dans cette période de pandémie, surtout si elle dure, à quelle vitesse pensez-vous que la dette régressera ?
Dès lors que cette perspective paraît séduisante, comment réagissez-vous, les uns et les autres, par rapport à la proposition de Mme Couppey-Soubeyran d'annuler partiellement notre dette via la BCE ?
Mme Christine Lavarde. - Dans un document présenté par l'Agence France Trésor en septembre dernier, j'ai découvert l'existence d'une ligne intitulée « Ressources affectées à la Caisse de la dette publique et consacrée au désendettement ». Cette même ligne a ensuite disparu des documents budgétaires, puis est réapparue dans les tableaux d'équilibre présentés par le Gouvernement au moment du vote final du dernier projet de loi de finances. Que se cache-t-il derrière cette ligne ? Prépare-t-on le cantonnement de la dette covid ?
M. Vincent Segouin. - En 2019, la croissance de la France s'élevait à 1,3 %. Nous n'étions cependant pas à l'équilibre budgétaire, puisque nous avions recours à la dette. Lorsqu'on aura retrouvé ce rythme de croisière, le plan de relance nous permettra-t-il d'atteindre une croissance plus forte ?
Quelles sont les pistes fiscales que l'on pourrait suivre aujourd'hui, notamment pour mobiliser le capital des Français ?
Après avoir lu l'appel des cent économistes à annuler les dettes publiques détenues par la BCE, je me demande quelles ont été, dans l'histoire, les conséquences des annulations successives de la dette française, à chaque fois que l'État y a recouru.
M. Patrice Joly. - Si j'ai bien compris les propos des intervenants, il n'y a aucun problème de soutenabilité de la dette. Les débats à ce sujet sont avant tout idéologiques et concernent davantage la place de l'État et le rôle de l'intervention publique dans notre société.
Concernant les modalités d'appréciation de la dette, on évoque différents ratios, notamment celui des charges de la dette par rapport aux prélèvements publics et aux ressources de l'État : cette approche macroéconomique nous renvoie à la question de l'acceptabilité du prélèvement, et de l'impôt d'une manière plus générale, à celle de la justice fiscale et à celle de la répartition de cette charge. Ce point me paraît essentiel.
Enfin, je trouve un peu réductrice la distinction comptable entre dépenses de fonctionnement et dépenses d'investissement. D'après mon expérience, il existe de bonnes dépenses de fonctionnement et de mauvaises dépenses d'investissement. J'aimerais savoir ce qu'en pensent nos interlocuteurs.
M. Vincent Éblé. - Ma question porte sur la gestion publique de la dette, abordée sous l'angle international. Si annulation même partielle de cette dette il doit y avoir, elle ne peut s'envisager qu'à la suite d'un accord des grandes nations sur le sort réservé à la dette contractée par les banques centrales.
Depuis le début de la crise, on a régulièrement comparé les situations sanitaires des États des grandes zones politico-économiques entre elles. En revanche, il existe peu d'études sur la manière dont ces États ont pris en charge leur dette publique : pouvez-vous nous éclairer de ce point de vue ? L'idée d'une grande conférence internationale permettrait-elle de dégager des solutions au problème des dettes souveraines ?
M. Victorin Lurel. - Comment continuer à financer la croissance sans tomber dans le travers des coupes budgétaires et de l'austérité, et sans augmenter les impôts ?
Peut-on financer la croissance et la relance via une création monétaire libre de dettes ? Autrement dit, est-il possible de créer de la monnaie pour financer des investissements ciblés, par exemple, sans contrepartie ? Si c'est le cas en théorie et en pratique, peut-on imaginer un contrôle démocratique sur cette création monétaire libre ?
Mme Jézabel Couppey-Soubeyran. - Beaucoup ont conclu des interventions précédentes qu'il n'y avait aucun problème de soutenabilité de la dette. En réalité, il existe une difficulté majeure. La Banque centrale européenne serait en effet confrontée à un dilemme : pour que les taux d'intérêt restent bas dans la zone euro, il faudra que la BCE continue de racheter massivement des actifs. Or cette politique nous sera préjudiciable à terme, car elle a très peu d'effets d'entraînement sur les économies de la zone.
Autre enseignement : la dette est soutenable aujourd'hui, mais elle ne le sera demain que si nous stabilisons les dépenses publiques. Or nous avons un besoin crucial d'accroître ces dépenses dans le cadre des plans de relance, ainsi que pour réussir la transition écologique. Par exemple, pour réaliser les investissements publics et privés en faveur du climat dont nous avons besoin, il faudrait que la France soit en mesure de débloquer 100 milliards d'euros par an. Ce montant est dix fois plus élevé au niveau européen. Le plan France Relance permettra-t-il d'atteindre cet objectif ? Assurément pas !
Nous avons donc besoin d'accroître les dépenses publiques. D'où un nouveau dilemme : pour réaliser ces investissements, nous serons sans doute obligés de sortir de la dette, faute de quoi nous buterons sur la contrainte de sa soutenabilité.
Au fond, notre proposition d'une annulation conditionnelle de la dette n'est qu'une solution a minima ; il faudrait plutôt se demander si la Banque centrale européenne ne pourrait pas, à l'avenir, apporter son assistance financière aux États en les finançant directement, en monétisant une part de ses dépenses. Cette approche est évidemment inenvisageable et inimaginable dans le cadre des traités actuels. Il reste que les investissements publics nécessaires pour venir à bout de cette pandémie et prévenir la crise climatique seront impossibles à trouver sur le fondement d'une dette soutenable.
Il ne faut pas confondre la dépense publique et la dette publique. Nous avons un besoin impérieux de dépenses publiques, alors que la dette n'est en fait qu'une façon - contemporaine - de les financer. La dette est un instrument qui met les États sous la pression des marchés. Aujourd'hui, la BCE est obligée de racheter massivement des titres de dette publique sans que cela profite à nos économies, ce qui fait planer un risque d'instabilité financière, et ce qui accroît encore davantage la déconnexion entre sphère réelle et sphère financière.
Je précise à cet égard que l'annulation de la dette contractée auprès de la BCE ne pourrait évidemment pas s'obtenir sur la seule initiative des États.
Nous avons conçu notre proposition dans le contexte de la zone euro, qui est une union monétaire sans union budgétaire. Or ce sont sans doute les opérations en matière de politique monétaire qui sont les moins bien adaptées aux structures de financement des acteurs de la zone : ainsi, la plupart des entreprises de la zone euro ne se financent pas sur les marchés obligataires - elles profitent donc assez peu des rachats d'actifs -, et les effets de la politique de la BCE sont très inégaux selon les ménages.
Demain, il nous faudra trouver des financements libres de dettes. Cela peut vous paraître naïf, mais je crois qu'il faut se demander si l'on n'a pas déjà commencé à s'émanciper de la dette : quand la Banque centrale soutient les banques, non plus seulement en leur prêtant, mais en leur achetant des actifs, elle apporte un soutien qui ne repose plus sur la dette. Quand, en outre, les taux d'intérêt sont négatifs, on profite déjà, d'une certaine manière, d'une forme de monnaie gratuite, libre de dettes. Nous sommes donc déjà en train de vivre cette émancipation vis-à-vis de la dette qui nous permettra de réaliser, demain, les investissements dont nous avons besoin.
M. François Ecalle. - Pour répondre au rapporteur général, aujourd'hui, plus la dette a une maturité longue, mieux c'est. J'ai du reste compris des propos du directeur de l'Agence France Trésor que notre pays n'est pas si mal classé dans ce domaine par rapport aux autres pays. Dès lors, peut-être devrait-on en effet allonger encore un peu la maturité de notre dette.
Vous avez évoqué le timing des mesures de redressement. Pour moi, l'important, c'est déjà la stabilisation du déficit public. Il est évident que l'on ne peut pas prendre de telles dispositions avant que la France ait retrouvé une situation « normale ». Reste à définir ce que cela recouvre précisément. Pour moi, le retour à la normale ne se fera vraisemblablement pas avant 2023.
Concernant les règles budgétaires européennes, je rappelle que le traité de Maastricht prévoit que, dans chaque État, la dette doit être inférieure à 60 % du PIB ou, si elle est supérieure à ce ratio, elle doit être sur une pente descendante. Quoi qu'il en soit, il faut l'accord unanime des États membres de la zone euro pour modifier ces règles.
La question de la mise en place de véhicules spécifiques permettant d'orienter l'épargne dans la bonne direction est ancienne. Elle renvoie directement au problème de la fiscalité de l'épargne. Il se trouve qu'en France la fiscalité a tendance à privilégier l'épargne non risquée au détriment de l'épargne risquée.
L'un d'entre vous a mentionné l'inquiétude des citoyens par rapport à la dette, alors que les marchés sont calmes. Les citoyens ont surtout l'impression que, pour rembourser 2 400 milliards d'euros de dettes, il faudra augmenter les impôts du même montant. Or, en France, rembourser la dette signifie simplement qu'il faut réemprunter pour un montant équivalent. Le problème n'est donc pas de lever des impôts, mais de faire en sorte de continuer ainsi très longtemps. C'est la raison pour laquelle il est indispensable que les marchés continuent d'avoir confiance et que la Banque centrale européenne continue d'intervenir.
Au Japon, la dette est majoritairement financée par les Japonais, tout simplement parce que le taux d'épargne y est très élevé, et que le Japon est largement créditeur par rapport au reste du monde. Ce n'est pas du tout le cas de la France.
Je ne crois pas à une annulation partielle des dettes par la BCE. Si l'on commence à procéder ainsi, la pression deviendra irrésistible, car les besoins de l'État sont illimités. La limite, pour toute banque centrale, c'est l'inflation : un jour, on finira par la faire repartir et il faudra stopper le rachat massif de titres. Si l'on doit mettre fin à cette politique, le seul instrument restant à notre disposition à ce moment-là sera celui de la politique budgétaire : il faudra alors augmenter très fortement les impôts ou réduire très fortement les dépenses publiques. Je ne crois donc pas en cet instrument.
Pour moi, il s'agit d'un chiffon rouge agité devant certains de nos partenaires de la zone euro, en l'occurrence les pays du Nord. Nous avons besoin d'eux, dans la mesure où la solidarité au sein de la zone euro est aujourd'hui à sens unique et va du nord au sud.
Personnellement, je ne sais pas comment évaluer la dette covid. Quel serait en effet le scénario contre-factuel ? Que ce serait-il passé s'il n'y avait pas eu cette pandémie ? Je souhaite bien du plaisir à ceux qui tenteront de répondre à cette question. Quant au cantonnement de la dette covid, je n'ai toujours pas compris à quoi il pourrait servir. Après tout, si vous placez cette dette publique dans une structure ad hoc, vous devrez tout de même prévoir des recettes pour la rembourser, et ces ressources manqueront ailleurs.
J'en viens au problème de la soutenabilité écologique et des investissements nécessaires pour assurer celle-ci. Bien sûr qu'il faut des investissements publics ! Mais ceux-ci représentent en France 4 % du produit intérieur brut, tandis que les dépenses publiques atteignent 55 %. Nous avons donc des marges de redéploiement, d'autant qu'une bonne partie des investissements publics n'a strictement aucun rapport avec la soutenabilité écologique... Cela fait trente ans que je me bats pour promouvoir l'évaluation socioéconomique des investissements publics, avec un succès très relatif, il faut bien le reconnaître. Commençons par faire des investissements publics intelligents et décidons, si nécessaire, de les redéployer à l'intérieur de la dépense publique. Il n'est aucunement besoin d'annuler les dettes pour cela !
M. Olivier Blanchard. - Répondre à cette infinité de questions prendrait des heures ; j'ai préféré me limiter à deux questions importantes.
La première est la soutenabilité de la dette : Jézabel Couppey-Soubeyran a indiqué très clairement qu'à ses yeux elle n'était pas soutenable. Je suis d'un avis contraire. Après avoir exposé les divers éléments de réflexion et montré qu'il fallait tenir compte de l'incertitude pour les cinq à dix ans qui viennent compte tenu des taux d'intérêts, de la croissance, de la maturité de la dette et de la possibilité d'augmenter ou non certains impôts, j'arrive à la conclusion que, selon nos hypothèses, la dette est très probablement soutenable. Il n'est donc pas urgent de diminuer ou d'annuler la dette, et une place reste vacante pour engager de nouvelles dépenses pour lutter contre la covid si la situation se dégradait encore.
La seconde question, sur laquelle je ne suis pas d'accord avec Jézabel Couppey-Soubeyran, est l'annulation de la dette. Il faut procéder par étape. En principe, l'annulation d'une partie de la dette aurait des implications majeures, dont des faillites. Mais ce dont on parle, c'est uniquement l'annulation de la dette détenue par la BCE. Et là, je suis totalement perdu par le débat : certains disent que c'est bien, d'autres que c'est mal ; moi, je dis que cela ne change rien ! C'est un point fondamental que j'expliquerai en deux temps.
Imaginons tout d'abord que la Banque de France détienne des obligations du Trésor et décide d'annuler cette dette et les intérêts qui y sont afférents. Cela aboutit à ce que les profits basés sur le paiement des intérêts annulés ne pourront pas être reversés à l'État, et cette perte correspond exactement à la diminution initiale des intérêts. Par conséquent, du point de vue des revenus nets, c'est zéro ! C'est une simple question d'arithmétique.
C'est un peu plus compliqué dans le cas de la BCE. En effet, si elle décidait d'annuler la dette française et que cela diminuait ses profits, l'Allemagne et d'autres pays en profiteraient par des effets de distribution. Cela étant politiquement impossible, la BCE serait contrainte de diminuer la dette de tous les pays dans les mêmes proportions, et on en revient alors au même argument que j'ai avancé précédemment.
Il faut arrêter cette discussion « idiote », si je puis dire - Jézabel Couppey-Soubeyran me pardonnera ce terme. Au mieux, ce débat pourrait avoir des effets psychologiques divers, au pire il n'a aucune raison d'être.
Concernant l'inquiétude des citoyens et des investisseurs, je suis totalement d'accord avec ce qui a été dit : les premiers sont encore dans le mode traditionnel où la dette était considérée comme dangereuse et annonciatrice d'énormes impôts ; les investisseurs, eux, sont confiants et se demandent simplement s'ils vont être payés en temps et en heure. Il y a donc une dichotomie entre les deux. En l'espèce, ce sont les investisseurs qui ont raison et les citoyens qui sont trop inquiets.
M. Claude Raynal, président. -J'attire juste votre attention sur le fait que la position de la population est celle qu'on lui a expliquée pendant très longtemps.
M. Olivier Blanchard. - C'est exact.
M. Claude Raynal, président. - Tout le débat public a tourné autour du surendettement de la France et de la nécessité de réduire la sphère publique. Il ne faut pas s'étonner de l'attitude des Français et de la difficulté à inverser la tendance. Nous-mêmes, en tant que parlementaires et quelle que soit notre couleur politique, avons constamment tenu le discours de la réduction des déficits publics. Depuis la crise de 2008, tous les gouvernements ont mené des politiques identiques en vue de la réduction de la dette. Ne nous étonnons pas si les Français surréagissent.
Monsieur Anthony Requin, je vous donne maintenant la parole pour répondre notamment à la question de la maturité de la dette, laquelle est passée de six ans à plus de huit ans. Qu'en est-il de votre placement à cinquante ans, que les investisseurs ont accueilli favorablement la dernière fois ? Faut-il aller plus loin ? Quelle est votre vision à cet égard ?
M. Anthony Requin, directeur général de l'Agence France Trésor. - Je me focaliserai sur deux points : l'allongement de la maturité moyenne de la dette et l'annulation de la dette, sur laquelle je ne peux pas ne pas revenir.
La maturité moyenne de la dette est, dans la plupart des États occidentaux, qui sont des émetteurs fréquents, le reflet de l'habitat privilégié des investisseurs auxquels nous faisons face. La maturité moyenne de la dette est deux fois plus importante au Royaume-Uni qu'en France en raison de l'existence de fonds de pension destinés à gérer sur le long terme l'épargne des salariés alimentée par des actifs d'une durée de vie identique à celle des passifs. Le Trésor britannique est donc en mesure d'émettre des emprunts sur des maturités plus longues que les autres pays de la zone euro. En France, nous n'avons pas de régime de retraite par capitalisation, à l'exception de quelques centaines de milliards d'euros, contre 1 400 milliards d'euros d'épargne au Royaume-Uni, soit à peu près l'équivalent de ce qui existe pour tous les pays de la zone euro réunis, sachant que nous sommes plusieurs à être actifs sur le marché de la dette à long terme : la Belgique et l'Espagne se sont déjà positionnées.
Oui, la France, chaque fois qu'elle le peut, n'hésite pas à émettre des emprunts à des maturités longues, mais il faut se souvenir que la profondeur des marchés n'est pas infinie. Au-delà de la maturité sur l'axe des abscisses et du taux d'intérêt sur l'axe des ordonnées, il faut garder à l'esprit la troisième dimension : la profondeur de marché, qui n'est pas équivalente sur chacun des points de courbe. Sur le segment des trente/cinquante ans se trouvent les fonds de pension, sur celui des dix/quinze ans se trouvent les assureurs vie, et sur le segment à dix ans se situent les banques centrales. Il s'agit toujours d'exploiter la demande naturelle sur ces segments de marché. On a effectivement rallongé la maturité moyenne de la dette en raison de l'effet des politiques de la BCE, qui a fait glisser vers le bas la courbe des taux européens.
Sur l'annulation de la dette, je reviendrai sur les différentes positions qui ont été présentées. Cette solution n'en est pas une, car c'est une complète illusion. Elle est inutile, dangereuse et pas très honnête.
Tout d'abord, l'annulation de la dette est inutile, car la charge de la dette n'obère aucunement les politiques publiques aujourd'hui. Je rappelle que nous sommes en France en solde primaire négatif. Nous ne sommes donc pas dans la situation où nous devrions restreindre nos politiques publiques pour dégager un solde primaire susceptible d'honorer notre dette. De plus, si nous adoptions une position consolidée, comme l'a très bien rappelé Olivier Blanchard, les intérêts que nous versons à la Banque centrale, nous les retrouverions dans les dividendes que celle-ci redistribue à son unique actionnaire, l'État. Dans ces conditions, nous perdrions de la poche gauche ce que nous gagnerions de la poche droite !
Ensuite, l'annulation de la dette est dangereuse, car comme l'a relevé François Ecalle, on ne renie pas impunément la signature de l'État. Un historique de crédit de plus de deux siècles est un actif que l'on ne peut pas jeter aux orties à la légère. Si vous commencez à instiller dans l'esprit des investisseurs que l'État pourrait ne pas honorer sa signature, ceux-ci augmenteront inévitablement la prime de risque et les taux d'intérêt. Cette approche risque d'entraîner une crise de confiance. Et une fois que le Rubicon a été franchi, qu'est-ce qui empêcherait l'État d'agir de même à l'égard d'autres engagements, tels que le paiement des pensions civiles et militaires ? Quelles seraient vraiment les conséquences de cette solution prétendument miraculeuse ?
Annuler la dette détenue par la Banque centrale sur les États, c'est priver celle-ci de son autonomie de conduite de la politique monétaire et de sa capacité de contrôler l'offre de monnaie à moyen terme. Pour rémunérer les dépôts bancaires figurant à son passif, elle devra créer encore plus de monnaie dans une sorte de fuite en avant, préalable à l'hyperinflation que connaissent malheureusement un certain nombre de pays comme le Zimbabwe et le Venezuela. Est-ce ce que l'on souhaite cela pour la zone euro ? On risque une véritable perte de confiance dans la monnaie, puisque rien n'oblige les acteurs économiques à détenir de l'euro. Ceux-ci vont commencer, comme cela s'est produit en Amérique latine, à convertir leur épargne dans des monnaies jugées plus stables comme le dollar ou le franc suisse. C'est donc à une crise de la monnaie que ce type de solution ouvre la voie. Et une fois grande ouverte la porte de la monétisation des déficits publics, pourquoi continuerait-on à payer des impôts, puisqu'il suffit de faire tourner la planche à billets ?
Enfin, la question de l'annulation de la dette n'est pas vraiment honnête, car, sous couvert de technicité autour du pouvoir magique et créateur de la monnaie, on renierait les traités européens souscrits par la France en 1993 - Christine Lagarde l'a expliqué de manière très éloquente il y a quelques jours -, ce qui entraînerait une sortie irrémédiable de la France de la zone euro. Il faut avoir la franchise de le dire.
Mme Amélie Verdier. - Je ne reprendrai pas tous les éléments qui ont été exposés par Anthony Requin. Je commencerai par répondre précisément à la question très précise de Mme Lavarde sur le tableau de financement.
Au moment du dépôt du projet de loi de finances, un tableau de financement figure dans l'exposé des motifs de l'article d'équilibre, qui présente, d'une part, les besoins de financement, et, d'autre part, les ressources correspondantes. Les besoins sont essentiellement destinés à faire face aux amortissements de dettes à venir et à financer le déficit. En face, les ressources de financement sont principalement l'émission de dettes, surtout en période de déficit budgétaire.
Si j'ai bien compris vos propos, madame la sénatrice, vous pointez l'écart qui existe entre, d'un côté, le projet de loi de finances et ses annexes, et, de l'autre, les documents qui ont été présentés par l'Agence France Trésor à l'occasion de la présentation de sa politique d'émission aux investisseurs en fin d'année et qui sont, c'est heureux, cohérents avec ce que le Gouvernement a définitivement présenté au Parlement.
J'ai sous les yeux le tableau auquel vous avez fait référence. Les lignes à zéro sur les ressources de financement signifient tout simplement qu'il n'est pas prévu d'allouer des ressources à la Caisse de la dette publique consacrée au désendettement, car le contexte n'est pas à la vente d'actifs pour les affecter à la réduction de la dette. Des annonces politiques ont été faites à ce sujet, et les réflexions se poursuivent. Par conséquent, ces documents budgétaires ne cachent aucun cantonnement de la dette en dehors de l'État. Anthony Requin et moi-même restons à votre disposition pour vous commenter plus en détail, si vous le souhaitez, ce tableau de financement. Mais il n'y a aucune ambiguïté sur ce point.
Pour la dette covid, trois méthodes sont possibles. De toute façon, la crise sanitaire n'étant pas terminée, il est impossible d'apporter une réponse définitive. On peut se demander, comme François Ecalle, quel aurait été le contre-factuel tel que le prévoyait le Gouvernement avant la crise. Une autre méthode consisterait à évaluer le niveau de déficit à la sortie de cette crise, à supposer que nous soyons capables d'estimer à quel moment nous en serons sortis, et à le comparer avec les niveaux de la fin de l'année 2019 ou de la fin du premier trimestre 2020. La troisième méthode supposerait de faire le tri dans ce qui s'est passé pendant cette crise en établissant ses effets sur les recettes et en y intégrant les stabilisateurs automatiques, essentiellement les prestations sociales. Il conviendrait ensuite d'engager un débat sur les mesures ponctuelles. Nous n'aurons aucun mal à nous mettre tous d'accord sur le fait que l'achat des vaccins est directement imputable à la crise et doit être rattaché à la dette covid. Il est d'autres types de dépenses, telles que les mesures d'urgence ou le plan de relance, pour lesquelles le Gouvernement a expliqué le caractère temporaire. Pour le reste, certaines décisions pérennes auraient peut-être été prises autrement. Cette méthode analytique me paraît plus satisfaisante, mais rend l'analyse moins aisée. C'est aussi pourquoi le Gouvernement a souhaité avoir des avis sur la manière dont on peut apprécier cette dette.
Il y a bien un sujet européen en général, comme l'a dit fort à propos Vincent Éblé. Et plusieurs intervenants l'ont rappelé, on ne peut pas imaginer que la France puisse prendre toute seule la décision d'annuler ou d'étaler la dette, car nous devons respecter le cadre européen. Ces décisions sont pour le moment suspendues, et je n'ai pas de scoop à donner à votre commission sur leur évolution. Le débat sur l'effectivité des règles, engagé avant la crise par la Commission européenne, se poursuit. Nous devons chercher un consensus, voire recueillir l'unanimité sur ce point. La France souhaite se doter de règles simples et progressives, sans automaticité comptable, et qui donnent aussi confiance à nos partenaires. La comparaison avec l'Allemagne est faussée, car les situations de départ entre nos deux pays n'étaient pas du tout les mêmes. Dans la mesure où la dette allemande avoisinait les 60 % du PIB, notre voisin outre-Rhin voit ses déficits diminuer bien plus vite que nous. Concernant la répartition de la charge budgétaire en Europe, je ne m'aventurerai pas sur cette question à cette heure.
Je terminerai en évoquant la dépense et l'investissement. Sur le papier, tout le monde est d'accord mais dès qu'on entre dans les détails, les divergences apparaissent, y compris à l'échelon européen. Lorsque les règles de politique budgétaire ont été définies au travers du « two-pack » et du « six-pack », la question s'est posée sur la façon de traiter l'investissement. Le débat a tourné court, car personne ne s'est mis d'accord, l'Europe soutenant la stratégie de Lisbonne et l'investissement dans l'économie de la connaissance.
Nous éclairons la représentation nationale, notamment en présentant le budget de l'État avec une section de fonctionnement et une section d'investissement. La comptabilité nationale apporte également des éléments intéressants.
Je conclurai en soulignant que nous ne sommes pas actuellement dans une approche d'austérité de la politique budgétaire. En 2020, la dépense publique a augmenté de 7 % en volume. Le plan de relance a déjà donné lieu à 10 milliards d'euros de décaissement, et un tiers du plan de relance de 100 milliards d'euros est consacré à la transition écologique. Il faut avoir une approche plus dynamique de la politique budgétaire et regarder son efficacité selon d'autres critères que son taux de croissance.
M. Claude Raynal, président. - Merci à tous ceux qui ont participé à cette table ronde, avec volonté et parfois pugnacité.
La réunion est close à 13 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.