- Mardi 16 février 2021
- Jeudi 18 février 2021
- Institutions européennes - 1ère partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) du 25 au 29 janvier 2021 : communication de M. Alain Milon, premier vice-président de la délégation française à l'APCE
- Justice et affaires intérieures - 8e réunion du groupe de contrôle parlementaire conjoint (GCPC
Mardi 16 février 2021
- Présidence conjointe de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 17 h 35.
Accord de retrait et accord de commerce et de coopération signés entre le Royaume-Uni et l'Union européenne - Audition de M. Michel Barnier, conseiller spécial de la présidente de la Commission européenne
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le Commissaire, nous sommes très heureux que vous ayez accepté de répondre à l'invitation de nos trois commissions.
Nous avons finalement obtenu un accord, sans doute aussi bon que possible, et de très loin préférable à une absence d'accord. On le doit beaucoup à votre persévérance, à votre détermination, à votre capacité d'entraînement auprès de tous nos partenaires européens et à votre parfaite maîtrise des enjeux de cette négociation. Maintenir jusqu'au bout l'union des pays européens a été un formidable tour de force. Bien évidemment, cet accord in extremis laisse de très nombreux points sectoriels à négocier. Dans cette perspective, peut-on raisonnablement espérer que les Vingt-Sept resteront aussi unis qu'ils l'ont été jusqu'à maintenant ?
Par ailleurs, la situation restant très sensible concernant l'Irlande du Nord - on l'a vu récemment avec l'épisode récent des vaccins -, quelle est, selon vous, la solidité de l'accord sur le point critique de l'Irlande ? Du reste, il est frappant de constater la rapidité avec laquelle les problématiques liées aux vaccins ont envenimé les relations du Royaume-Uni avec l'Union européenne. Pour avoir longuement négocié avec les Britanniques, dans quelle disposition d'esprit vous paraissent-ils maintenant ? Sont-ils constructifs ou, au contraire, offensifs, voire revanchards ?
De cette question en procède une autre. D'un côté, nous comptons sur la détermination du Royaume-Uni à poursuivre la relation de défense franco-britannique, basée sur les accords de Lancaster House, dans ses trois dimensions, nucléaire, opérationnelle et capacitaire. Mais, de l'autre, nous sommes plus inquiets quant à leur volonté de rester arrimés à la défense européenne, en dehors du traditionnel cadre otanien.
Certes, le Royaume-Uni fait toujours partie de l'initiative européenne d'intervention, qui regroupe aujourd'hui treize États membres. Emmanuel Macron proposait également, l'an dernier, d'associer le Royaume-Uni au projet franco-allemand de Conseil de sécurité européen. Enfin, la coopération structurée permanente (CSP) vient d'être ouverte aux États tiers. Néanmoins, ni le comportement passé du Royaume-Uni en matière de politique de sécurité et de défense commune, ni les déclarations récentes ne semblent révéler un véritable appétit britannique en la matière. La France devra naturellement chercher, chaque fois que possible, à garder le Royaume-Uni dans le jeu. Mais jusqu'à quel point cela sera-t-il possible ? L'Union européenne devra-t-elle se résigner à conquérir son autonomie stratégique avec une seule des deux armées majeures en Europe ? Dans ce cas, y parviendra-t-elle ?
Monsieur le Commissaire, au-delà des postures, quelle perception avez-vous aujourd'hui de l'état d'esprit des Britanniques ? Seront-ils ambitieux quand viendra le moment de définir exactement la relation future ? Et quand arrivera, selon vous, l'heure de vérité ?
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le Commissaire, nous vous savons gré d'avoir su conduire ces négociations avec une diligence véritablement extraordinaire. Le délai de onze mois, dans le contexte de crise sanitaire que nous connaissons et avec un partenaire dont on a pu mesurer la stratégie parfois déconcertante, représente une gageure sans précédent dans l'histoire des négociations commerciales. L'accord qui, jusqu'alors, avait été conclu le plus rapidement par l'Union européenne était celui avec la Corée du Sud, en deux ans et demi. C'est dire à quel point cet accord du 24 décembre fera date.
Il fera également date parce que nos entreprises s'inquiétaient, à raison, des conséquences économiques qu'aurait pu avoir une sortie sèche du Royaume-Uni du marché intérieur. Certes, vous aviez averti que cet accord, pour meilleur qu'il soit qu'une absence d'accord, emporterait de « vrais changements, aux conséquences mécaniques inévitables ». Ces perturbations sont réelles : files d'attente à Calais, retards dans les livraisons de colis, ruptures d'approvisionnement pour certains produits. Quelles sont les principales raisons de ces blocages ? Défaut de communication auprès des entreprises, délais de mise à disposition des formulaires, manque de moyens de contrôle ? Comment peut-on faciliter l'activité des entreprises opérant des deux côtés de la Manche ?
S'agissant d'un accord négocié aussi rapidement, il est clair qu'un point de vigilance particulier sera, pour nous, le contrôle de sa bonne application par les deux parties. Comment l'Union européenne s'organise-t-elle - le cas échéant avec les autorités nationales - pour suivre l'application de l'accord et surtout faire remonter les difficultés de terrain ? Y a-t-il une Task Force pérenne au sein de l'Union européenne à cette fin ? Quelle est l'articulation avec l'échelon national et, pour ce qui nous concerne, avec la Direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ?
Il serait extrêmement dommageable pour la compétitivité de nos entreprises que les 1 246 pages de cet accord soient respectées scrupuleusement par nous mais méconnues par l'autre partie. Dans un rapport de 2019, notre collègue de la commission des affaires économiques Laurent Duplomb constatait qu'une partie significative des produits agricoles importés ne respectait pas les normes sanitaires requises en France. Dispose-t-on de moyens suffisants pour contrôler le respect par le Royaume-Uni des normes sociales, environnementales ou du régime des aides d'État ? De quels moyens disposera le conseil de partenariat chargé de superviser l'accord ? Comment s'assurer, en somme, qu'un paradis fiscal et réglementaire, un « Singapour-sur-Tamise », ne s'installe aux portes de l'Europe ?
La question est essentielle car, en 2019, le Royaume-Uni était de très loin le premier excédent commercial de la France. Avez-vous connaissance de premières remontées sur les variations de flux commerciaux et l'impact sur le PIB de l'Union européenne et de la France depuis janvier ? Quel est le coût global de mise en oeuvre des contrôles douaniers résultant du Brexit ?
L'imbrication des chaînes de valeur entre les entreprises de nos deux pays est extrême. À ce propos, j'aimerais vous interroger sur la règle du pays d'origine : pour être exemptées de droits de douane, les marchandises exportées entre le Royaume-Uni et l'Union européenne doivent contenir un pourcentage minimum de valeur ajoutée sur le sol de l'exportateur. Avez-vous une estimation de la part des marchandises pour lesquelles ces seuils seraient difficiles à atteindre ? Surtout, pouvez-vous nous indiquer quels sont les secteurs dans lesquels ces difficultés sont communes ? Quels sont les moyens d'aider ces secteurs à les surmonter ? Pour un domaine aussi internationalisé que l'automobile, cela semble par exemple poser quelques premiers problèmes.
Enfin, comme nos collègues, nous avons, à la commission des affaires économiques, suivi avec attention les frictions entre l'Union européenne et le Royaume-Uni à propos de l'exportation des vaccins à partir de l'Irlande. Cela signe-t-il, plus généralement, l'émergence d'une stratégie plus offensive de l'Union européenne en matière commerciale ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je m'associe au plaisir de mes deux collègues d'accueillir au Sénat celui qui est parvenu, après quatre ans et demi de négociations compliquées par les considérations de politique intérieure britannique et par la pandémie, à conclure avec le Royaume-Uni un accord conforme au mandat qui lui avait été confié. Je suis très heureux de pouvoir aujourd'hui vous remercier et vous féliciter, monsieur le commissaire, d'avoir sauvegardé l'intégrité du marché unique dont nous mesurons mieux le prix, et d'être parvenu à préserver jusqu'au bout l'unité entre les Vingt-Sept.
Si la conclusion de cet accord à Noël nous a satisfaits, nous n'en sommes pas moins inquiets aujourd'hui. Sa mise en oeuvre est compliquée : trop de nos pêcheurs n'ont toujours pas obtenu leurs licences pour pouvoir continuer de pêcher dans la bande des six à douze milles britanniques. En attendant, nous déplorons une surpêche dans les eaux françaises. Des entreprises nous alertent sur la sévérité des contrôles vétérinaires que nous infligeons à nos importations en provenance du Royaume-Uni, car elles craignent en retour des représailles britanniques qui leur feraient perdre durablement des marchés. D'autres, encore, dénoncent la compétition entre les ports européens, dont certains espèrent attirer les flux de marchandises en se montrant plus coulants en matière de contrôles. Comment répondez-vous à ces multiples inquiétudes ? Comment accueillez-vous la demande de la commission environnement du Parlement européen de constituer un groupe de travail mixte entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, susceptible de superviser les contrôles aux principaux points d'entrée dans l'Union européenne ?
Par-dessus le marché, le climat entre Londres et Bruxelles s'est tendu depuis Noël à propos de la question irlandaise qui, bien que ne relevant pas directement de cet accord, a surgi à la faveur des tensions apparues autour des contrôles qui s'organisent désormais en mer d'Irlande. Le protocole nord-irlandais contenu dans l'accord de retrait a heureusement permis d'éviter le rétablissement d'une frontière physique entre les deux Irlande, mais est-il possible d'éviter qu'il ne ravive les divisions entre Irlandais ? La récente crispation sur les vaccins a envenimé la situation : en brandissant la clause de sauvegarde prévue à l'article 16 du protocole, la Commission européenne espérait contrôler les exportations des vaccins produits en Europe vers le Royaume-Uni. Elle a finalement donné du grain à moudre à ceux qui mettent en doute l'applicabilité du protocole. Ces tensions sur la mise en oeuvre de l'accord de retrait augurent-elles de chicanes permanentes pour la mise en oeuvre de l'accord de coopération récemment conclu ? Compliqueront-elles les négociations qui nous restent à mener sur d'autres volets importants, notamment sur les services financiers ? En somme, quelle est votre appréciation sur l'avenir de la relation eurobritannique ?
M. Michel Barnier, conseiller spécial de la présidente de la Commission européenne. - Je n'oublie pas que j'ai été membre de la Haute Assemblée durant deux ans, notamment président de la commission des affaires européennes, avant de la quitter pour la Commission européenne. Je suis donc très heureux de me trouver en face de vous.
Je suis d'un tempérament montagnard et ces quatre ans et demi de négociations ont été une sorte de longue marche demandant calme, persévérance et respect, tout en bannissant toute forme d'émotion ou de passion.
Si je puis parler de notre pays avec passion, dans cette négociation, l'objectif était de s'en tenir aux faits, aux chiffres, aux bases légales et aux intérêts de l'Union européenne. Il s'agit d'une négociation unique - j'espère qu'elle le restera - qui a montré qu'un pays ayant choisi démocratiquement de quitter l'Union européenne peut le faire. L'Union européenne n'est donc pas une prison : on peut la quitter, si l'on accepte les conséquences de cette décision. Comme tout divorce, celui-ci provoque de graves et nombreuses conséquences humaines, sociales, économiques, financières, techniques et juridiques. Il me semble que ces conséquences sont souvent sous-estimées et généralement mal expliquées.
Face à cet événement provoquant tant d'insécurité juridique, nous avons, en deux étapes, tenté de remettre de la certitude là où le Brexit a créé de l'incertitude. Après avoir traité de la sortie du Royaume-Uni, c'est-à-dire le divorce politique et institutionnel et toutes les difficultés qu'il crée, nous avons abordé, au cours d'une négociation bien plus courte, le Brexit économique, à savoir la future relation économique et commerciale. Ce traité de 1 200 pages concerne plus de quatre millions et demi de personnes - soit environ trois millions et demi d'Européens vivant au Royaume-Uni et un million et demi de Britanniques vivant sur le sol européen - pour lesquelles nous avons garanti la totalité des droits sociaux acquis jusqu'à la fin de l'année dernière. Néanmoins, le Royaume-Uni appliquera désormais, en matière d'immigration, une politique extrêmement différente.
En matière budgétaire, la clef a été que les Britanniques ont accepté de payer à vingt-huit tout ce qui avait été décidé à vingt-huit. Je vise ici la politique agricole commune (PAC), la politique des fonds structurels ou encore la recherche.
Enfin, le sujet le plus sensible et qui comportait le plus de risques et de conséquences est l'Irlande. Il concerne, en effet, bien plus que les marchandises ou le commerce, puisqu'il s'agit des hommes et des femmes ainsi que de la paix dans une île qui a connu un conflit ayant provoqué 4 000 morts. Or, aux termes du Good Friday Agreement, l'une des conditions de cette paix fragile est l'absence de frontière, tandis que le marché unique implique des contrôles fiscaux, sécuritaires, sanitaires ou vétérinaires de toutes les marchandises traversant ses frontières. Et ces contrôles sont effectivement à opérer - on le doit au marché unique ainsi qu'aux entreprises et consommateurs qui y vivent.
Après deux ans de négociations avec Theresa May et son successeur, nous sommes parvenus à l'accord prévoyant que le territoire d'Irlande du Nord fait partie du marché unique tout en étant un territoire douanier britannique. Les contrôles s'effectuent ainsi aux limites de l'île par les Britanniques et avec notre coopération. Cette situation est complexe mais opérationnelle et durable.
À ce titre, dans le contexte de la lutte anti-covid et de la vaccination, la Commission européenne a voulu établir un contrôle des exportations de vaccins en activant la clause de l'article 16 du protocole nord-irlandais annexé à l'accord de retrait qui prévoit des mesures de sauvegarde impliquant de nouveaux contrôles en Irlande alors même que je m'étais battu, cinq ans durant, pour éviter toute frontière. Fort heureusement, la présidente de la Commission a reconnu et immédiatement corrigé cette erreur. Nous voulons donc dédramatiser les contrôles que les Britanniques ont accepté de faire, notamment pour préserver les conditions de cette paix et garantir l'intégrité du marché unique. La mise en oeuvre de cet accord de retrait, tout comme du nouvel accord de commerce et de coopération, seront respectivement suivis, à partir du 1er mars prochain, par deux services de la Commission européenne. Issus de la Task force que j'ai animée pendant quatre ans, ils seront placés sous l'autorité de la présidente.
Nous avons disposé de neuf mois pour négocier le nouvel accord relatif à la future relation économique et commerciale. Jamais nous n'avons négocié un accord de libre-échange dans un délai aussi court. Cela ne fut possible que parce que nous avons proposé de ne négocier ni tarifs, ni quotas. De fait, nous avons des échanges étroits avec ce voisin immédiat : 15 % des exportations des Vingt-Sept vont au Royaume-Uni tandis que nous sommes destinataires de 47 % des siennes. On voit bien que le Royaume-Uni est dans une position unique, tant par sa proximité géographique que par le volume de ses échanges commerciaux avec l'Union européenne.
C'est bien la première fois que nous négocions un accord de libre-échange dans un contexte de divergence règlementaire et non pas de convergence. Il s'agit d'éviter que cette divergence ne devienne un outil de dumping au service des Britanniques. Ces derniers ayant naturellement l'idée de bénéficier des avantages du marché unique sans être contraints par ses règles, la négociation a été difficile. Toutefois, il n'est pas question que soit créé un Singapour-sur-Tamise. Nous avons donc imposé - et nous le ferons à l'avenir dans tous nos nouveaux accords commerciaux - des règles du jeu équitable (level playing field). Nous ne craignons pas la concurrence tant qu'elle reste loyale.
Dans cette optique, nous avons créé des outils de dissuasion et de prévention concernant deux aspects : les aides d'État et les divergences réglementaires. Sur ces deux volets, nous sommes en capacité de mettre en place des mesures compensatoires, de rétablir des tarifs, de faire des suspensions croisées, voire de remettre tout en cause. La situation de l'accord sera évaluée et mise à plat tous les quatre ans. Je ne puis dire que tout fonctionnera parfaitement. Il faudra donc être très vigilant sur l'application de l'accord ; le Sénat, en particulier, par ses commissions, devra participer à ce travail de contrôle et d'évaluation car il faut attacher autant d'importance aux « effets de suivi » qu'aux effets d'annonce. Néanmoins, nous avons mis en place des outils et les experts de la Commission européenne jugent le cadre crédible et fonctionnel.
La partie économique de l'accord s'attache en particulier aux aspects d'énergie, de transport et de pêche. La pêche a constitué, jusqu'au bout, le sujet le plus compliqué. Ayant été le ministre des pêcheurs français, j'ai un respect infini pour ce métier difficile et dangereux. Je dois dire que les 27 États membres ont été solidaires en ce qui concerne cette question, onze d'entre eux étant concernés et huit plus directement, dont la France. Sur cette question, les positions de départ différaient beaucoup : les Britanniques voulaient tout récupérer ; ils pouvaient d'ailleurs le faire en cas de désaccord. Les pêcheurs européens pêchent 650 millions d'euros par an dans les eaux britanniques tandis que les pêcheurs britanniques y pêchent 850 millions, et seulement 150 millions dans les nôtres. En quittant le marché unique, le Royaume-Uni quitte mécaniquement la politique commune de la pêche et retrouve sa souveraineté sur ses eaux. Nous avons obtenu de ne rendre que 25 % de nos opportunités de pêche, contre les 100 % initialement demandés.
Il y a une période de stabilité de cinq ans et demi, au terme de laquelle il y aura des négociations annuelles. Dans l'accord de pêche, des mesures de compensation, ou de réplique, ont été prévues pour protéger nos activités si les Britanniques prenaient des mesures très brutales de fermeture de la mer du Nord, ce qui provoquerait des difficultés très graves. Nos répliques sont à la fois internes au secteur de la pêche et croisées. J'ai ainsi introduit une mesure miroir avec le secteur de l'énergie, sur l'interconnectivité électrique, économiquement très importante pour les Britanniques : l'accord en ce domaine est également établi pour cinq ans et demi, comme pour la pêche, avec ensuite discussion annuelle. Je pense qu'ils ont compris de quoi il s'agissait.
Dans le domaine de la coopération économique, nous avons aussi les programmes européens. Nous avons proposé au Royaume-Uni, comme aux autres pays tiers, de participer, dans d'autres conditions qu'aujourd'hui, aux programmes de recherche, spatiaux et Erasmus. Les Britanniques ont refusé de continuer à participer à Erasmus parce qu'ils veulent créer un programme concurrent, mais ils participeront encore aux programmes européens de recherche.
Le troisième secteur de coopération établi dans l'accord est la sécurité intérieure. Le Royaume-Uni a accepté de respecter les grands principes de la Convention européenne des droits de l'homme ainsi que notre réglementation sur le contrôle des données personnelles, et nous avons trouvé des moyens opérationnels pour qu'il participe à Europol, Eurojust, aux extraditions, à la lutte contre le blanchiment d'argent, au programme Prüm sur l'échange de données ADN ainsi qu'au programme PNR (Passenger Name Record) lié à la protection des passagers.
Le quatrième chapitre concerne la gouvernance. Il y aura un accord-cadre global et à l'intérieur du paquet économique, un seul système de règlement des conflits permettant la suspension croisée, à laquelle nous tenions. Les Britanniques voulaient faire du « salami » mais nous avons tenu à un accord global.
La négociation est terminée. Maintenant, il s'agit d'appliquer cet accord. Il n'y aura pas de renégociation. En revanche, deux sujets n'ont pas été inclus. Le premier, parce que nous ne le voulions pas, concerne les services financiers. La Commission attribue des équivalences à certains services, en fonction des intérêts et de la stabilité financière de l'Union européenne. Ce sont des mesures unilatérales. Il n'y a pas de cogestion des équivalences.
Le deuxième, parce que les Britanniques ne le voulaient pas, est la politique étrangère et de sécurité commune. Nous le regrettons. Peut-être voulaient-ils que nous soyons en position de demandeurs ? Peut-être connaissaient-ils les sensibilités divergentes des États membres ? Peut-être cette dimension de la politique de l'Union européenne n'est-elle pas celle que les Britanniques privilégient ? Nous sommes ouverts à discuter à nouveau de ce volet qui était prévu dans la déclaration politique agréée par Boris Johnson il y a un an et demi. Nous sommes prêts à créer un cadre, par exemple pour la coopération politique aux Nations unies, la participation éventuelle des Britanniques à des opérations extérieures militaires de l'Union, la coopération des services, notamment sur la cybersécurité, et puis la participation du Royaume-Uni en tant que pays tiers à une coopération structurée dans le cadre du traité, ainsi qu'au Fonds européen de défense nouvellement créé.
Nous avons trois sujets de vigilance et d'exigence. Premièrement, l'Irlande. La paix y est très fragile. Deuxièmement, la bonne application du traité, avec un Conseil de partenariat notamment pour assurer le suivi des risques de dumping. Ce traité ne date que d'un mois et demi, il existe donc un besoin d'adaptation, mais dans quelques mois, il faudra distinguer l'adaptation du fonctionnement normal. Ce ne sera pas business as usual. Les Britanniques ont quitté le marché unique, l'union douanière, l'Union européenne, ce qui entraîne des conséquences mécaniques. En Allemagne, on dit qu'on ne peut pas aller danser dans deux mariages à la fois. Il y a une différence définitive entre un pays membre et un pays tiers : plus de passeport financier, ni de certification automatique, ni de reconnaissance automatique des qualifications professionnelles. Ce sont des barrières non tarifaires, qui sont nombreuses, comme avec n'importe quel pays tiers.
Troisièmement, je recommande que l'on comprenne pourquoi le Brexit s'est produit. C'est peut-être trop tard pour les Britanniques, mais pas pour nous. Il y a peut-être eu un rejet de Bruxelles en raison des conséquences de la mondialisation, de la disparition de l'industrie et de services publics. Je recommande d'écouter ce sentiment populaire - et non pas populiste - de ne plus être protégé, de le comprendre et d'y répondre. L'Union européenne commence à le faire : elle manifeste moins de naïveté dans ses échanges avec le reste du monde, et enfin la politique industrielle n'est plus un gros mot à Bruxelles. Je recommande de tirer les leçons du Brexit : c'est autre chose que de mesurer les conséquences du Brexit.
J'ai été fier et honoré de mener une équipe formidable. J'ai été très heureux de participer à ce travail collectif. Je vais encore suivre la ratification au Parlement européen. Nous avons prouvé que l'unité des Vingt-Sept était possible. C'est un travail quotidien. J'ai été désigné à l'automne 2016, lorsque la situation était extrêmement grave : Brexit, élection de M. Trump, attaques terroristes, insécurité tout autour de la Méditerranée. Cela a engendré un sentiment de responsabilité. J'ai ensuite cultivé cette volonté d'union par une méthode : la transparence. Nous avons tout dit, chaque jour, à tout le monde en même temps. Notre équipe a rendu compte en temps réel au Parlement européen et à un groupe de vingt-sept délégués Brexit des gouvernements, qui s'est réuni deux fois par semaine à Bruxelles. J'espère que cette unité pour le Brexit, événement négatif, sera utilisée pour des enjeux positifs.
M. Pascal Allizard. - Merci pour cet exposé. Je vous adresse mes félicitations pour cette mission hors norme. Il y a l'accord, puis la relation future sur les problématiques de défense, de pêche ou de ports de commerce. N'oublions pas les intérêts de la France. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur les ports ? Y a-t-il une stratégie chinoise connue pour tirer les marrons du feu de ce divorce ?
M. Jean-Marc Todeschini. - Merci, monsieur le Commissaire. En vous écoutant, j'avais à l'esprit le dessin de Plantu qui illustre parfaitement la connaissance que vous êtes peut-être le seul à avoir de tous les enjeux de cette négociation. J'ai apprécié votre remarque sur les enseignements à tirer du Brexit. Nous devons nous interroger si nous voulons éviter que les populistes de toutes sortes progressent en Europe.
Quid de la coopération entre les laboratoires de recherche situés des deux côtés de la frontière ? De la mobilité des enseignants, des chercheurs et du personnel administratif ? La mobilité académique est essentielle. Plus de 45 000 articles scientifiques sont coécrits entre la France et le Royaume-Uni. Quid des contrats d'enseignement, de recherche et d'innovation entre les établissements d'enseignement supérieur ? Quelle matérialisation concrète de la convention signée entre la conférence des présidents d'université et son homologue britannique, en juin 2017, qui a réaffirmé cette volonté commune de travailler ensemble ? La crise du covid montre la nécessité de renforcer les liens entre les chercheurs de par le monde.
Enfin, de nouvelles voies maritimes s'ouvrent avec l'Irlande, relevant essentiellement de volontés bilatérales. L'Union ne serait-elle pas la mieux à même de coordonner et d'organiser ces nouvelles routes dans le cadre d'une véritable politique européenne des transports préservant l'environnement ?
M. Olivier Cadic. - Monsieur le Commissaire, vous avez dit que 4,5 millions d'Européens avaient vu leurs droits acquis grâce à l'accord. J'en fais partie et vous remercie pour vos efforts.
Il y a un besoin de clarification de l'article 20 de l'accord, sur la restriction des droits de séjour et d'entrée. Deux millions d'Européens n'ont que le pre-settled status et devront renouveler leur demande de settled status dans les cinq ans. Que se passera-t-il en cas d'omission de renouvellement de la demande ? L'article 20 ne le précise pas.
M. Richard Yung. - Depuis le 1er janvier, les acteurs financiers britanniques ont perdu leur passeport européen et ne peuvent plus exercer leurs activités sur notre territoire. On constate un transfert des activités financières de Londres vers Amsterdam, Francfort et Paris, dans cet ordre. C'est à la Commission qu'il revient de donner des équivalences, ce qu'elle fait pour l'instant avec parcimonie, puisqu'elle n'en a accordé que deux contre une trentaine en attente.
D'ici mars, un protocole d'accord définissant le cadre d'une coopération réglementaire en matière de services financiers devrait être signé. Où en est-on ?
M. Pierre Laurent. -Ma question porte sur le troisième point de vigilance : les leçons politiques du Brexit. Après un climat très anxiogène, on est passé au « ouf » de soulagement, avec le risque d'oublier l'échec politique que le Brexit constitue pour l'Europe. Monsieur le Commissaire, je suis heureux de vous entendre appeler à poursuivre la réflexion. Je fais partie de ceux qui ne veulent pas sortir de l'Union européenne mais qui la critiquent et ont le sentiment de ne pas être écoutés. Cela nourrit des phénomènes regrettables. Quelles grandes leçons tirez-vous de cet échec ? Un débat va se tenir dans le cadre de la Conférence sur l'avenir de l'Europe : quelles sont vos pistes pour repenser l'avenir de l'Europe ?
M. Michel Barnier. - Pascal Allizard a évoqué les intérêts français. Dès que je serai dégagé de mes responsabilités européennes, vous n'aurez pas beaucoup à attendre pour entendre mes idées sur la stratégie industrielle et les leçons du Brexit. Le sentiment populaire qui y a mené existe chez nous, beaucoup plus qu'on ne le croit. Il y a eu à Bruxelles, pendant trop d'années, une forme d'ultralibéralisme qui a consisté à déréguler, ouvrir toutes les portes et toutes les fenêtres, ce que ne faisaient pas les Américains, les Russes et les Chinois. On a baissé la garde, notamment dans le domaine de la régulation financière. La crise de 2008 a heurté de plein fouet un continent européen qui s'était désarmé. Devenu Commissaire européen aux services financiers en 2010, j'ai présenté avec mon équipe pas moins de quarante-et-une lois de régulation financière en cinq ans pour remettre de la lumière sur des gens qui ne l'aiment pas beaucoup, ainsi qu'un peu de morale et d'éthique là où elles avaient disparu. On aurait tort d'oublier le choc de la crise. Je pourrais aussi parler des excès de la bureaucratie. À l'échelle nationale, on a désindustrialisé au profit des services, au Royaume-Uni et en France. Cela n'a pas été le cas en Allemagne, en Italie ou en Suède. Dans notre monde global, on a intérêt à réarmer l'Europe. C'est pourquoi je suis très heureux du portefeuille confié à Thierry Breton et de son action sur l'industrie numérique et du Fonds européen de défense qui affectera de l'argent à ce secteur, pour la première fois dans l'histoire de l'Union.
Nous devons aussi déplorer la faiblesse du débat démocratique européen. Le général de Gaulle disait : « Il faut combattre la démagogie par la démocratie. » Nous devons être capables de mener un débat démocratique. Les peuples sont intelligents et doivent disposer des éléments pour décider.
Jean-Marc Todeschini parlait du transport. De nouvelles lignes de fret directes entre Cherbourg et l'Irlande se développent. L'Irlande est demandeuse à cet égard, dans le secteur des transports mais aussi de l'énergie. La Commission est prête à soutenir le renforcement de ces liens.
La stratégie de la Chine existe, Brexit ou pas Brexit. Mais ne soyons pas naïfs vis-à-vis de la Chine, comme des États-Unis. Il faut absolument préserver le marché unique et éviter le cherry picking. C'est principalement pour notre marché unique que les Américains et les Chinois nous respectent.
Le dessin de Plantu me faisait dire : « Si vous avez compris ce que je disais, c'est que je me suis mal exprimé. » J'espère que ce n'est pas votre sentiment aujourd'hui !
Les universités et les laboratoires continueront à coopérer parce que le Royaume-Uni a accepté de participer aux programmes de recherche. Mais ce ne sera pas le même cadre financier ni juridique qu'avant.
Peut-être que mon adjointe Clara Martinez pourra répondre à Olivier Cadic. Toutes ces problèmes sont soumises à l'agenda du comité conjoint lorsqu'elles nous sont rapportées.
Mme Clara Martinez-Alberola, cheffe adjointe de la Task Force pour les relations avec le Royaume-Uni au secrétariat général de la Commission européenne. - C'est une problématique dont nous avons discuté avec les Britanniques. Ils ont instauré un système selon lequel les citoyens qui étaient au Royaume-Uni avant le 31 décembre de l'année dernière ont un statut de résident permanent tandis que d'autres citoyens ont droit au statut de pré-résident permanent, à renouveler. Quant aux droits prévus par l'accord de retrait, les Britanniques ne peuvent pas les remettre en cause : c'est une procédure administrative qu'ils ont mise en place, et que la Commission surveille et continuera de suivre dans les prochains mois. Chaque État membre a instauré son propre système, parfois purement déclaratoire, parfois plus procédural, pour les résidents britanniques qui étaient sur son sol avant le 31 décembre.
M. Michel Barnier. - Je précise que c'est M. Maro efèoviè, le vice-président de la Commission européenne, qui nous représente dans le comité conjoint. Clara Martinez, qui vient de s'exprimer, était la directrice de cabinet du président Juncker. Elle est aujourd'hui, pour quinze jours encore, mon adjointe dans la négociation. Elle a été à mes côtés dans toute cette deuxième négociation.
Une procédure d'évaluation des équivalences est en cours. Une bonne vingtaine sont envisagées. Elles ne seront pas toutes données. Elles seront attribuées de manière très consciencieuse, en tenant compte de nos intérêts et des risques d'instabilité financière. Les Britanniques ont essayé, dans les négociations, de contourner cette procédure. Par exemple, ils ont insisté jusqu'au dernier moment pour inscrire dans l'accord de future relation une disposition qui ouvrirait une sorte d'équivalence automatique pour tout ce qu'on appelle la gestion de portefeuille (Portfolio Management), c'est-à-dire les fonds d'investissement. La présidente de la Commission a dit de manière claire et nette qu'il n'en était pas question, qu'on ne contournerait pas la procédure ! Pour ce secteur, c'est un vrai changement. Tout le monde n'a pas cru qu'il allait se produire, mais il s'est produit, comme une conséquence mécanique, automatique, du Brexit. Avec la commissaire Mairead McGuinness, nous travaillons au protocole, qui sera finalisé dans les délais prévus, et qui ne porte pas sur les équivalences mais sur la coopération réglementaire en matière financière, comme ceux que nous avons avec le Japon et avec les États-Unis.
Pierre Laurent a parlé de soulagement. Je n'en éprouve aucun ! J'étais heureux d'accomplir cette mission, et surtout d'aboutir à un accord pour un divorce ordonné plutôt que désordonné. Mais le Brexit reste une interpellation.
M. Jean-Noël Guérini. - Du point de vue de notre continent, le Brexit était présenté comme un cataclysme pour le Royaume-Uni. Les Anglais avaient plus à perdre que les Européens en quittant l'Union, nous disait-on et, à en croire les projections sur l'évolution du PIB d'ici à 2050, l'Union européenne se maintiendrait au sein du G8, tandis que le Royaume-Uni en sortirait. Pourtant, lorsque l'on observe que les Britanniques ont été mieux fournis en vaccins contre le covid, cela interroge ! Cet épisode est-il anecdotique, ou illustre-t-il les angles morts qui persistent au sein de l'accord de commerce et de coopération ? Je pense notamment aux garanties relatives à la concurrence loyale. L'Union européenne a par exemple renoncé à l'alignement dynamique des normes. Quelles garanties offriront les Britanniques sur la question de l'accès aux marchés publics, très encadrée par des directives ? A-t-on vraiment trouvé le bon équilibre entre compétition et coopération ?
M. Franck Menonville. - Vous avez évoqué tout à l'heure les leçons à tirer du Brexit. Quel levier voyez-vous pour faire rebondir la construction européenne ? Quelles évolutions institutionnelles vous semblent nécessaires ? Surtout, comment réenchanter la construction européenne, et convaincre nos concitoyens européens que l'Europe garantit, pour demain, la souveraineté économique de nos nations ? La Hongrie et, dans une moindre mesure, la Pologne, prennent de grandes libertés avec les valeurs fondatrices de l'Europe et de nos démocraties libérales. Que pensez-vous de cette évolution ? Enfin, vous avez parlé de dérégulation. L'avenir de l'entreprise publique EDF nous inquiète. Qu'en dites-vous ?
M. Jacques Fernique. - Cette négociation a été marquée par la volonté des 27 d'assurer la robustesse de ce nouvel accord de commerce pour contrer les risques de dumping environnemental et social. L'essentiel sera dans la pratique et l'usage de ce traité. Comme vous l'avez dit, les effets de suivi doivent correspondre aux effets d'annonce. Un mécanisme de vérification du respect de nos standards environnementaux et sociaux se déploiera. Quelles garanties sur sa robustesse ? Quelles seront les sanctions ou les restrictions en cas d'écart ? Que pensez-vous de la possibilité d'élargir le champ d'application de ce nouveau dispositif européen ? Peut-on l'appliquer à d'autres accords commerciaux ? D'un mal pourrait sortir un bien, si nous en profitons pour faire évoluer le modèle actuel de l'accord commercial européen, encore trop marqué par la seule volonté d'ouverture et de facilitation des circulations, c'est-à-dire par l'ultralibéralisme.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le principal enjeu du protocole irlandais est la création d'une frontière en mer d'Irlande et les tensions qu'elle crée. Les Unionistes du DUP (Democratic Unionist Party) invoquent de plus en plus l'article 16 du protocole nord-irlandais, qui autorise le Royaume-Uni à prendre des mesures de sauvegarde appropriées, donc une possible suspension des contrôles. Le 11 février dernier, Michael Gove et Maro efèoviè ont publié un communiqué conjoint sur les prochaines étapes incluant d'éventuels ajustements. Sait-on, monsieur le Commissaire, quels pourraient être ces aménagements ? Ne risque-t-on pas de remettre en cause les fondamentaux de ce protocole ? Celui-ci fait polémique au Royaume-Uni car il met l'Irlande du Nord dans une situation de double appartenance. Sur les droits des citoyens, ne serait-il pas utile de mettre en place un comité spécifique, qui puisse contrôler la réciprocité des droits entre citoyens européens et britanniques ?
M. Franck Montaugé. - Je suppose que les négociations se sont appuyées sur une analyse des risques économiques encourus par les pays de l'Union européenne. Compte tenu de l'accord négocié, dans quels secteurs ou filières économiques anticipez-vous des conséquences négatives ? Quel plan ou quelles contre-mesures l'État français devrait-il mettre en oeuvre pour minimiser ses effets sur les entreprises françaises ? Les services financiers implantés en France ne vont-ils pas en pâtir ? Ne voyez-vous pas dans le départ des Britanniques une opportunité de création de nouveaux paradis fiscaux ? La question n'est d'ailleurs toujours pas résolue en Europe même... En matière agricole, l'accord donne l'impression que nous ne pourrons plus protéger les futures indications géographiques protégées (IGP) et appellations d'origine protégée (AOP) comme nous l'avons fait jusqu'ici. Les accords futurs résultant de l'évaluation du Brexit initial feront-ils partie de l'accord de Brexit ? Le Brexit va-t-il, selon vous, alourdir ou faciliter le projet nucléaire d'Hinkley Point que porte EDF ?
M. Michel Barnier. - L'importance d'être ensemble réunis dans le marché unique est claire. Sans cela, en quelques décennies, seule l'Allemagne figurerait parmi les pays du G8 - alors que les 27, ensemble, continueront à être l'une des toutes premières économies mondiales. Les conséquences du Brexit avaient été évaluées à près de 3 % du PIB, sur plusieurs années, pour le Royaume-Uni, et à quelque 0,3 % ou 0,4 % pour l'Union européenne. Pour autant, il s'agit d'un évènement perdant-perdant : il n'y a pas de conséquences positives du Brexit ! Même si les services financiers français se renforcent parce que les Britanniques perdent le passeport financier, je ne suis pas sûr qu'il faille s'en réjouir. Évidemment, le Brexit a encore plus de conséquences négatives au Royaume-Uni, du fait de la structure des échanges : les Britanniques exportent à 47 % vers l'Union européenne. Désormais, il n'y aura ni taxes ni quotas, certes, mais des contrôles, donc des barrières non tarifaires.
Sur les vaccins, je ne ferai pas de commentaire, sauf pour mettre les choses en perspective. Tant mieux, au fond, si davantage de Britanniques sont vaccinés. Attendons que les vaccins soient vraiment opérationnels : il faut deux injections... Mais il est clair que les Britanniques sont seuls, qu'ils ont pu décider seuls, et que c'est plus compliqué à 27, surtout quand c'est la première fois. Notre philosophie a été de mutualiser les commandes de vaccins. Nous avons peut-être connu des difficultés administratives plus lourdes mais, au moins, nous garantissons l'équité entre les 27 : c'est aussi cela, la philosophie de l'Union européenne. Cela dit, je recommande de mettre les choses en perspective, d'éviter les polémiques et la surenchère. Tant mieux pour les Britanniques : je leur souhaite tout le meilleur. Ceux qui gouvernent nos pays devront encore affronter ensemble de nombreux et graves défis : les nouvelles pandémies, le terrorisme, le changement climatique, l'instabilité financière... Autant préserver l'esprit de coopération ! Le Brexit est derrière nous, désormais.
Que faire en Europe ? Je ne suis pas sûr qu'il faille mettre les questions institutionnelles au premier rang. Nous l'avons fait pendant dix ans - et j'y ai contribué, d'ailleurs, en participant aux négociations du traité d'Amsterdam comme ministre ou comme commissaire, ou à la préparation du traité de Nice, ou de la Constitution européenne. Nous avons mis toute notre énergie sur ces réformes institutionnelles, mais je ne suis pas sûr qu'elles intéressent beaucoup les gens. Le moteur doit fonctionner, et on doit faire les réformes s'il en faut. Mais il faut insister davantage sur ce qu'on fait ensemble, en expliquant pourquoi on est sur la même route, et quelles sont les prochaines étapes sur cette route. Sans doute devrions-nous aussi prendre le temps, au niveau européen et peut-être au niveau national, d'évaluer la valeur ajoutée de ce qu'on fait ensemble. Certains sujets ont été mutualisés il y a 20, 30 ou 40 ans. Peut-être n'y a-t-il plus la même valeur ajoutée à le faire aujourd'hui. Inversement, sur la recherche, la santé, la défense, nous avons grand besoin de mutualiser davantage. La question de la valeur ajoutée de l'Union européenne est très importante.
La Hongrie et la Pologne sont en discussion avec l'Union européenne. Quand on est membre de l'Union, on en respecte les règles, notamment sur les droits fondamentaux.
Sur EDF, je ne veux pas me prononcer, car le sujet est actuellement instruit par les services de la Commission.
Jacques Fernique a évoqué la robustesse des clauses. Les experts avec lesquels je travaille me disent que ce qu'on a fait est crédible, à la fois pour les aides d'État et pour la non-régression des normes environnementales, sociales et fiscales. En fait, nous verrons à l'usage - mais j'espère qu'on n'en aura pas l'usage, et que les mesures prévues auront un effet dissuasif ou préventif suffisant. Nous devrons rester vigilants : déjà, en trois semaines, j'ai entendu trois ministres britanniques annoncer des mesures sur l'assouplissement de la durée hebdomadaire du travail, la réintroduction de pesticides ou l'assouplissement des règles prudentielles dans les services financiers...
La présidente de la Commission a indiqué que ce que nous avons fait pour cet accord servira de base pour tous les nouveaux accords de commerce que nous signerons dans le monde en tant qu'Européens. Il ne s'agira plus seulement d'abaisser ou de supprimer des droits de douane ou des quotas, mais d'utiliser les accords de libre-échange comme un outil de gouvernance mondiale, pour créer du progrès, notamment dans la lutte contre le changement climatique. Bien sûr, ces accords ne ressembleront pas tous à celui-ci, mais ce que nous avons fait, pour la première fois, sur les règles du jeu équitables, sera réutilisé.
Il n'y a pas une frontière en mer d'Irlande, mais des contrôles, dans un espace qui est régi par les règles du marché unique, où le code douanier européen s'applique. Je ne veux pas parler de frontières, par respect pour l'intégrité territoriale et politique du Royaume-Uni. Ce protocole n'est pas renégociable. Il a fait l'objet d'un traité ratifié et il doit être respecté, dans toutes ses dimensions. Vous vous souvenez qu'il y a six mois, les Britanniques ont voulu remettre en cause plusieurs dispositions de ce protocole. Cela a suscité notre stupeur, celle de plusieurs anciens Premiers ministres britanniques, dont Mme May, inquiets pour la qualité de la signature britannique, et même une réaction du nouveau président américain, très attentif à ce qui se passe en Irlande. Du coup, les Britanniques sont revenus à davantage de raison. Je vous recommande donc d'être pragmatiques. Nous le sommes dans le comité conjoint, qui comporte déjà, d'ailleurs, un comité spécialisé sur les droits des citoyens.
J'ai été ministre de l'agriculture et suis donc très attaché aux indications géographiques. Le stock des quelque 3 000 indications géographiques existantes a été sécurisé définitivement dans l'accord de retrait. Les Britanniques ont voulu rouvrir cet accord. Nous avons refusé. Il est exact que nous n'avons pas, dans le nouvel accord, traité la question des nouvelles indications géographiques. Il y en aura très peu, et nous sommes convenus d'un rendez-vous pour en discuter avec eux. Le plus important, dans la négociation, m'a paru être de préserver le stock des 3 000 indications existantes, depuis le whisky écossais jusqu'au gorgonzola, ou au beaufort !
Mme Anne-Catherine Loisier. - La clause de non-régression des niveaux de protection est censée être contraignante et exécutoire. D'après ce que vous nous en dites, elle semble solide et suffisante pour éviter les écueils d'une concurrence déloyale ou du dumping environnemental. Mais quels sont les moyens opérationnels pour assurer sa mise en oeuvre ? Le président Rapin a évoqué l'organisation d'un groupe de travail mixte entre l'Union européenne et le Royaume-Uni pour superviser les contrôles aux principaux points d'entrée de l'Union européenne. Qu'en est-il ?
Pourquoi le Brexit a-t-il eu lieu ? Vous avez posé la question. Il est effectivement essentiel que nous, parlementaires nationaux, en discutions. Mais l'administration européenne s'interroge-t-elle, elle aussi ?
M. Pierre Cuypers. - Merci de votre pugnacité, qui a permis d'aboutir à cet accord. Elle vous honore, et honore notre pays. Mais l'accord n'est pas forcément bon pour tout le monde. Prenez, par exemple, la filière sucre. La France exporte 500 000 tonnes de sucre vers la Grande-Bretagne. Certes, ce volume ne sera pas diminué par des barrières tarifaires. Ce sera plus pernicieux : nous serons exclus de ce marché pour des raisons économiques, puisque les Britanniques se sont accordé un nouveau contingent sans droit de douane de sucre de canne non communautaire, de l'ordre de 260 000 tonnes, c'est-à-dire plus de la moitié de ce que nous exportons vers la Grande-Bretagne. Nous y serons donc directement en concurrence avec le sucre brésilien - c'est-à-dire qu'il nous faudra rivaliser avec les plus compétitifs des pays tiers. De plus, les contingents d'importation que la Commission a négociés en bilatéral, et non en contingent de l'OMC, restent en l'état. On pourra donc importer dans l'Union européenne à 27 ce qui avait été négocié à 28. Cela nous pénalisera davantage encore, puisque les volumes de commercialisation qui ne seront pas pris par la Grande-Bretagne seront à notre charge. Pensez-vous, monsieur le Commissaire, pouvoir pousser la DG Commerce à rouvrir ces négociations bilatérales ? La fenêtre de tir serait opportune car, avec le Green Deal, des voix se lèvent pour exiger de nos partenaires commerciaux traditionnels ce que l'on va exiger de nos propres producteurs.
M. Jean-Yves Leconte. - L'accord de retrait fait référence au droit de l'Union et à son respect sur un certain nombre de sujets, en particulier en ce qui concerne les citoyens européens. Pourtant, à partir d'une certaine période, ce ne sera plus la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qui pourra décider, puisqu'il y aura un tribunal d'arbitrage. Cela ne remet-il pas en cause la primauté et l'exclusivité de la CJUE en matière d'application du droit de l'Union sur ce domaine sensible?
Ce nouvel accord pourrait servir de base pour d'autres accords. Il est complexe et, pourtant, il ne sera pas ratifié par les Parlements nationaux. On peut comprendre pourquoi, compte tenu du point de départ. Toutefois, comment imaginer que des accords qui seraient moins intégrés et moins complexes, ou de même nature, ne passent pas devant les Parlements nationaux ? Ne sommes-nous pas en train de créer un précédent qui pourrait, par exemple, justifier que tous les autres accords, comme le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), ne passent plus devant les Parlements nationaux, si l'on appliquait les mêmes règles ?
M. Pierre Louault. - Dans le fonds d'ajustement au Brexit, pourquoi est-il envisagé que la France soit aussi mal servie ? Il s'agit tout de même de plusieurs milliards d'euros... Et nos pêcheurs, entre autres, vont subir de plein fouet le Brexit. Par ailleurs, l'anglais peut-il rester la langue officielle de l'Union, dès lors qu'il n'y a plus que 1 % de ses citoyens qui le parlent ?
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Excellente question !
Mme Martine Berthet. - Ma question concerne le secteur du tourisme, et plus particulièrement les saisonniers britanniques engagés par les tour-opérateurs en France. Ces derniers génèrent chaque année une activité économique non négligeable, par exemple dans nos stations de ski. S'il semble acquis que le détachement des personnels reste autorisé, l'inquiétude des tour-opérateurs est grande quant au niveau d'acceptation des demandes de permis de travailler. Ils doivent prendre des engagements dès maintenant sur le territoire français pour préparer les saisons prochaines et ont besoin à cet effet de visibilité, et d'être rassurés quant à leur possibilité d'embauche. Ils ne prendront pas de risques... Des accords particuliers ont-ils été conclus sur le sujet des permis de travailler des saisonniers britanniques engagés dans le secteur du tourisme en Europe afin de faciliter leur traitement et ainsi de conserver l'activité économique générée ?
M. Michel Barnier. - Vous m'interrogez sur le fonds de compensation. Notre pays devrait toucher 421 millions d'euros sur les 4,2 milliards prévus. La répartition a été faite sur des bases objectives, selon les secteurs et les régions les plus touchés. Je rappelle que nous avons un accord, grâce auquel le Brexit est ordonné. Si des tarifs et des quotas avaient été rétablis, pour le coup, cela aurait eu des conséquences extrêmement graves dans le domaine agricole, par exemple.
Parmi les secteurs les plus touchés figure clairement la pêche, puisque nous devrons rendre en cinq ans et demi 25 % - et non 100 % - de nos opportunités de pêche. Ces conséquences feront l'objet de compensations. Il faudra du temps pour évaluer les conséquences pour tous les secteurs. La Commission a proposé de donner une enveloppe nationale à chaque pays tout de suite. Ces enveloppes sont là et peuvent être utilisées immédiatement. Je recommande que vous gardiez le contact avec le ministre des affaires européennes français, et le ministre de la pêche, pour vérifier dans quelles conditions et comment cet argent est attribué.
Anne-Catherine Loisier a évoqué la non-régression. Encore une fois, je ne prétends pas que cet accord est parfait, mais il s'agit d'un compromis qu'il nous faudra juger dans la durée. À ce titre, vous aurez un rôle à jouer, notamment s'il faut que des outils de réplique ou de dissuasion soient utilisés. Cela inclut la capacité d'appeler à des mesures compensatoires quand on constatera des distorsions de concurrence, notamment dans le domaine des aides d'État.
Il n'est pas question d'instituer, comme le proposerait la commission environnement du Parlement européen, des contrôles communs avec les Britanniques à nos frontières. L'accord du Touquet est, lui, bilatéral. La France a créé environ 1 000 postes de douaniers supplémentaires, les Pays-Bas 700, la Belgique 400, pour contrôler les nouveaux flux qui ne l'étaient pas jusqu'au 31 décembre.
L'examen de conscience auquel nous appelle le Brexit s'applique aussi à l'administration européenne. À Bruxelles, pour trois périodes de cinq ans, j'ai eu la chance de travailler avec des fonctionnaires exceptionnels. Comme partout, si les bureaucrates prennent le pouvoir, c'est que les hommes politiques le leur ont laissé. Les commissaires et ministres doivent assumer leurs responsabilités et utiliser l'expertise des fonctionnaires, et non le contraire.
En ce qui concerne la filière sucre évoquée par Pierre Cuypers, ne nous faisons pas d'illusions sur le fait que les Britanniques signeront des accords commerciaux avec tous les pays du monde. Je suis convaincu qu'ils seront tentés de changer leur modèle alimentaire pour être moins dépendants de notre marché. S'il est directement touché par le Brexit, ce secteur peut tout à fait faire appel au fond d'ajustement par l'intermédiaire du gouvernement français.
Nous appliquerons rigoureusement les règles d'origine, qui permettent de protéger des centaines de milliers d'emplois chez nous. Nous avons trouvé des solutions dans certains domaines, comme pour les véhicules électriques. Mais nous ne voulons pas que le Royaume-Uni importe à bas coût des pièces du monde entier, les assemble en leur apposant la marque made in England puis devienne, à nos portes, un hub d'exportation sans tarifs ni quotas.
Il y aurait beaucoup d'inconvénients à rouvrir les négociations bilatérales parce que cela remettrait en cause tous les accords signés à 28, qui sont globalement positifs. Mais je suis conscient de ces questions.
Concernant la question de la langue anglaise, la règle est de prendre en compte l'intérêt de chaque pays, ce qui a largement contribué à l'unité. Les Vingt-Sept ont, par exemple, été solidaires de l'Espagne au sujet de Gibraltar. L'anglais constitue la langue d'au moins deux pays, l'Irlande et Malte, et restera donc l'une des langues de l'Union.
La question de Martine Berthet, qui a l'avantage d'être originaire de ma ville d'Albertville, concerne le tourisme. Pour moi, Brexit signifie Brexit et la situation sera amenée à changer pour les prestataires de services britanniques, qui ne bénéficient plus de la liberté de circulation et devront respecter les règles sociales locales, avec des permis de travail.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Merci beaucoup, monsieur le Commissaire. Nous retiendrons la qualité de la négociation que vous avez menée ainsi que la fermeté dont vous faites preuve pour appeler au contrôle strict de la mise en oeuvre de l'accord. Il n'y aura pas de Singapour-sur-Tamise, tant mieux !
(Applaudissements.)
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 15.
Jeudi 18 février 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Institutions européennes - 1ère partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) du 25 au 29 janvier 2021 : communication de M. Alain Milon, premier vice-président de la délégation française à l'APCE
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous sommes heureux d'accueillir ce matin nos collègues membres de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE). Cette assemblée vient de tenir sa première partie de session fin janvier, à Strasbourg et en même temps par visioconférence. Cette reprise des travaux selon un mode hybride est en elle-même une bonne nouvelle, puisque l'assemblée était paralysée par la pandémie depuis un an. Or précisément, cette pandémie fragilise l'État de droit, les droits de l'Homme et la démocratie, que le Conseil de l'Europe a pour mission de défendre. Je rappelle d'ailleurs qu'après notre réunion de commission, un colloque, organisé à l'occasion du 30e anniversaire du Triangle de Weimar, fera dialoguer notre chambre, et notamment notre commission, avec ses homologues allemande et polonaise au sujet des épreuves auxquelles est actuellement soumis l'État de droit dans l'Union européenne. C'est dire combien les travaux menés à l'APCE et ceux de notre commission convergent et combien notre échange ce matin est utile.
Pour en revenir au Conseil de l'Europe, je souligne aussi le caractère précieux de cette enceinte qui reste l'un des derniers lieux de dialogue avec la Russie. Les débats à l'APCE n'ont sûrement pas manqué d'évoquer le cas d'Alexei Navalny, lequel avait introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l'Homme le 20 janvier 2021, quelques jours avant le début des travaux de l'assemblée ; d'ailleurs, nous avons appris hier qu'en réponse à cette requête, la Cour demandait au gouvernement russe de libérer Alexei Navalny.
Je cède la parole à Alain Milon, qui est, depuis le renouvellement sénatorial de l'automne dernier, premier vice-président de la délégation française à l'APCE. Je le remercie d'avoir accepté de faire le compte rendu de cette première session de l'APCE devant notre commission, au nom de la délégation, et j'inviterai ensuite nos collègues qui en sont aussi membres à compléter son propos s'ils le souhaitent.
M. Alain Milon, premier vice-président de la délégation française à l'APCE. - Je vous remercie de m'avoir convié à cet effet. Je reprends ainsi la formule éprouvée par notre collègue Nicole Duranton.
Nombre de sujets évoqués lors de cette partie de session trouvent des échos directs dans notre actualité nationale ou dans les débats qui ont cours au sein de l'Union européenne.
Je vous rappelle en préambule que la délégation française à l'APCE comprend 24 députés et 12 sénateurs, répartis par moitié entre titulaires et suppléants.
À l'issue des élections sénatoriales de septembre dernier, la partie sénatoriale de la délégation a connu un fort renouvellement, avec six nouveaux membres, dont je fais partie.
Avant d'évoquer directement la session de janvier, je voudrais brièvement faire un retour sur l'année 2020, qui a été très particulière pour une organisation rassemblant 47 États. Une seule partie de session plénière a pu avoir lieu au cours de cette année 2020 : celle de janvier. La pandémie de covid-19 et les mesures de confinement imposées par de nombreux États ont rendu impossible la tenue de sessions en avril, en juin puis en octobre, de même qu'elles ont conduit à un quasi-arrêt des déplacements, tant du point de vue des missions d'observation électorale que des missions de suivi. L'Assemblée parlementaire a néanmoins poursuivi son activité et a su s'adapter, y compris en modifiant son Règlement. Dès le printemps 2020, les commissions ont pu se réunir par visioconférence et des mesures ont été prises pour autoriser les votes à distance, via l'application Kudo. De nombreux rapports ont notamment été réalisés sur les conséquences de la pandémie de covid-19 en matière de droits de l'Homme. Faute de session plénière, des commissions permanentes élargies à l'ensemble des membres de l'Assemblée ont été organisées et, surtout, une modification du Règlement a été approuvée afin de permettre la tenue de sessions plénières en visioconférence ou en mode hybride, ce qui fut le cas en janvier. C'était notamment important pour pouvoir procéder à certaines élections qui avaient été différées.
Cette partie de session s'est donc déroulée de manière hybride, sur trois jours et demi au lieu de quatre jours et demi. Un peu moins de 100 parlementaires étaient présents à Strasbourg, le président de l'APCE ayant appelé, la semaine précédant les travaux, à limiter les présences. Quatre de nos collègues se sont rendus à Strasbourg : François Calvet, Nicole Duranton, Claude Kern et André Gattolin. Ils pourront compléter ma perception de la session à distance par leur appréciation de la situation au Palais de l'Europe.
D'un point de vue pratique, des mesures draconiennes avaient été prévues pour éviter que le Palais de l'Europe ne se transforme en foyer épidémique. Je tiens en particulier à souligner que les parlementaires se rendant à Strasbourg avaient préalablement effectué un test PCR et qu'ils devaient, en outre, réaliser un test antigénique avant de pénétrer pour la première fois dans le bâtiment. Le dispositif de tests antigéniques avait toutefois été sous-dimensionné le premier jour, ce qui devra probablement être réévalué en vue de la prochaine partie de session.
Concernant la méthode de travail, cette session hybride s'est révélée beaucoup plus fluide qu'on ne pouvait le craindre. Les votes en commission passaient uniquement par l'application Kudo. Les votes en séance plénière étaient eux-mêmes hybrides : les parlementaires présents dans l'hémicycle pouvaient voter depuis leur place tandis que les parlementaires connectés votaient via l'application Kudo.
Rik Daems, le Président sortant de l'APCE, en fonction depuis l'an dernier, a été réélu le premier jour de la session. La durée habituelle du mandat des présidents est de deux ans.
Comme je l'évoquais plus tôt, cette partie de session a permis de procéder à plusieurs élections, dont certaines auraient dû avoir lieu en 2020. Les votes ont eu lieu uniquement de manière électronique et, pour l'occasion, une plateforme spécifique et très sécurisée avait été mise en place afin de garantir l'intégrité des scrutins. La procédure était lourde en amont mais elle s'est révélée finalement simple à l'usage et efficace.
Mme Despina Chatzivassiliou-Tsovilis a été élue Secrétaire générale de l'APCE. Elle était opposée au Secrétaire général sortant, qui avait déjà effectué deux mandats, et elle a très largement remporté cette élection. Le Secrétaire général-adjoint du Conseil de l'Europe et deux juges à la Cour européenne des droits de l'Homme ont également été élus.
Ceci me permet de souligner que les saisines de la Cour, concernant la France, sont peu nombreuses et rarement recevables. En 2020, la France a fait l'objet de 16 arrêts, dont 10 ont constaté une violation de la Convention européenne des droits de l'Homme. La Russie, la Turquie, l'Ukraine et la Roumanie sont les États qui donnent lieu au plus grand nombre de saisines de la Cour. La Russie représente à elle seule le quart des affaires pendantes. D'ailleurs, les débats au cours de cette session ont beaucoup tourné autour de la situation dans ce pays.
Comme l'an dernier, les pouvoirs de la délégation russe ont été contestés pour des raisons substantielles, sur fond d'affaire Navalny. Les pouvoirs de la délégation russe ont finalement été ratifiés, la majorité de l'Assemblée préférant que la Russie continue à participer aux travaux de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et que l'on puisse, par ce biais, maintenir un dialogue exigeant avec elle. Les débats ont néanmoins été vifs et la résolution validant ces pouvoirs demande explicitement des actions concrètes à la Russie. Claude Kern y a d'ailleurs veillé. L'APCE a explicitement demandé à la commission de suivi de soumettre dans les meilleurs délais un rapport sur le respect des obligations et des engagements de la Fédération de Russie. Le refus de la Russie de se conformer aux arrêts de la CEDH a été pointé du doigt à plusieurs reprises.
L'affaire Navalny a fait l'objet d'un débat d'actualité spécifique, qui devait porter sur l'arrestation et la détention d'Alexei Navalny mais qui a largement débordé sur son empoisonnement. Notre collègue député, Jacques Maire, est chargé de rendre un rapport sur le sujet.
Les débats auxquels nous avons assisté ont souligné la très grande distance qui sépare l'Union européenne de la Russie, ce qui n'a fait que se confirmer depuis, lors de la visite à Moscou du Haut Représentant Josep Borrell. Je vous propose d'écouter l'extrait d'une intervention d'un membre de la délégation russe, M. Leonid Slutskiy.
(Diffusion d'un extrait vidéo de la 1ère partie de session de l'APCE de janvier 2021)
Le directeur général de l'OMS est intervenu sur les vaccins, notamment sur le vaccin Spoutnik qui serait particulièrement efficace. Mais aujourd'hui, l'Agence européenne du médicament n'a toujours pas reçu de demande de validation de la part des Russes, ce qui exclut toute autorisation de ce vaccin en Europe pour l'instant.
Au-delà de la situation en Russie, il a également insisté, de façon très pertinente, sur le fait que même si nous vaccinons l'ensemble des populations des pays dits développés, si celles des pays moins développés n'y ont pas accès, les épidémies de covid se succéderont. Les pays riches doivent faire l'effort de permettre aux pays moins riches de vacciner leurs populations.
Cette partie de session a par ailleurs donné lieu à différents échanges avec le président du Comité des ministres, la Secrétaire générale du Conseil de l'Europe et le Commissaire européen à la Justice.
Je tiens à insister sur le discours vigilant concernant la situation des droits de l'Homme au sein même de l'Union européenne qui nous a été porté à la fois par le Président allemand du Comité des ministres et par le Commissaire européen à la justice. Cette réalité difficile a été évoquée notamment à propos de l'indépendance de la justice en Pologne, mais aussi au travers des différents débats que nous avons eus. Je sais que cela rejoint des réflexions que vous menez au sein de la commission des affaires européennes. Malheureusement, le constat, au sein même de l'Union, n'est pas aussi positif que nous l'aurions espéré !
L'une de nos collègues députées, Jennifer de Temmerman, a présenté le rapport sur les considérations éthiques, juridiques et pratiques des vaccins contre la covid-19. Le débat a notamment mis en évidence l'enjeu de la stratégie vaccinale, qui doit être pensée pour inspirer confiance aux citoyens. C'est le coeur du sujet aujourd'hui.
Un débat sur le profilage ethnique s'est également tenu. On mesure l'actualité du sujet à la suite de la polémique née de la proposition de la Défenseure des droits d'expérimenter des zones sans contrôles d'identité. Le débat a été nourri et s'est produit la semaine où s'ouvrait le Beauvau de la sécurité, et au lendemain de la mise en demeure adressée à l'État par six Organisations non gouvernementales (ONG) pour mettre fin aux contrôles au faciès.
Je voudrais terminer cette présentation en soulignant que cette actualité française, que ces débats français, n'ont pas échappé à la commission de suivi, au sein de laquelle siègent nos collègues Bernard Fournier et Claude Kern.
Après une première tentative infructueuse il y a deux ans, la commission de suivi a finalement décidé de soumettre la France à un examen régulier, lors d'une réunion qui s'est tenue la semaine suivant la partie de session. Dans le contexte actuel, ce n'est pas anodin. Je précise que la décision de la commission devra ensuite être ratifiée par l'Assemblée.
La position de la commission était argumentée. Nul doute, donc, que nous aurons l'occasion de réévoquer ce sujet au cours des mois à venir !
M. François Calvet. - Ayant été désigné membre de la délégation française à l'APCE lors du dernier renouvellement, c'était la première fois que je me rendais au Conseil de l'Europe, ce qui représentait un rêve pour moi, en tant que parlementaire. L'attente pour réaliser le test antigénique exigé pour accéder au Palais de l'Europe nous a permis, dès notre arrivée, de faire la rencontre de collègues étrangers. L'organisation et les précautions sanitaires étaient formidables. Les débats qui ont eu lieu, sur les droits de l'Homme ainsi que sur la question de l'indépendance des juges en Pologne et en Moldavie, étaient juridiquement passionnants.
Je suis notamment intervenu sur l'exigence que nous devons avoir, vis-à-vis de tous les États, d'exécuter rapidement et pleinement les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, et sur le respect du droit à un procès équitable. Dans certains États, la présomption d'innocence n'existe pas et les droits de la défense ne sont pas respectés. Si les États signataires de la Convention européenne des droits de l'Homme y ont adhéré de leur plein gré, elle n'est pourtant pas partout respectée.
Participer à cette session était intellectuellement formidable.
M. Claude Kern. - Je suis sensible à l'enthousiasme de François Calvet ! Il est effectivement toujours agréable de se retrouver avec les délégations des 47 États membres et de partager nos points de vue, y compris sur des sujets graves.
Concernant la commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire la commission de suivi dont je suis membre titulaire, quand le cas de la France a été examiné, j'étais malheureusement le seul représentant français à être présent pour défendre notre pays, avec seulement une minute pour m'exprimer. Les Anglais avaient bien préparé le terrain puisqu'il y a deux ans, c'était Sir Roger Gale qui était monté au front pour que la procédure de suivi soit engagée à l'égard de la France. La démarche avait alors été infructueuse. Mais ils ont mis de leur côté presque tous les États baltes et de l'Est. Ainsi, au moment du vote, nous n'étions que 22 votants : 20 votes pour, une abstention, et un vote contre, le mien.
Nous sommes extrêmement préoccupés par le comportement des Russes. Je tiens à ce qu'ils continuent de siéger à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, évidemment pas pour les acteurs politiques, mais pour la population russe, pour essayer de faire respecter les droits de l'Homme dans ce pays. L'attitude et la composition de la délégation russe étaient représentatives de ce que nous constatons concernant la Russie. Elle comprend par exemple M. Leonid Slutskiy, qui fait l'objet de sanctions de la part de l'Union européenne.
Nous déplorons toujours, au Conseil de l'Europe, l'occupation par la Russie de territoires en Moldavie, en Géorgie, ainsi que l'annexion de la Crimée. Ces points sont soulevés de façon récurrente. Le chef de la délégation ukrainienne s'est un moment emporté, traitant les Russes de « chiens galeux ». Dans ces moments de tension, on voit les services de sécurité se préparer à intervenir aux portes de l'hémicycle.
Je terminerai en remerciant Alain Milon qui préside la délégation sénatoriale à l'APCE, pour son rapport très complet.
M. André Gattolin. - Pour ma part, j'ai été déçu lors de cette session. J'ai même eu honte pour l'institution. Pas sur le plan des mesures sanitaires de prévention qui était parfaites. Mais une semaine après l'adoption de la résolution du Parlement européen sur l'affaire Navalny et quelques jours après les déclarations des ministres des affaires étrangères du G7, nous n'avons pas été à la hauteur concernant la Russie. Lors d'une réunion du Comité des affaires juridiques et des droits de l'Homme précédant la session, nous avions adopté, quasiment à l'unanimité, l'inscription d'un débat d'urgence sur l'affaire Navalny. Le jeudi précédant la tenue de cette session, celui-ci a été supprimé par le Bureau. Le lundi, jour de l'ouverture de la session, nous avons demandé sa réintroduction.
L'enjeu de la discussion était très politique. Le président Rik Daems visait alors sa réélection à l'unanimité, qu'il a d'ailleurs obtenue sans concurrence. Il soutenait que nous ne pouvions pas avoir de débat d'urgence sans voter une résolution. Pour que celle-ci soit adoptée, il aurait fallu une majorité qualifiée de 65 % que nous n'aurions pas obtenue, ce qui aurait justifié d'éluder le sujet. Je préfère aller à la bataille et la perdre que ne pas y aller du tout !
J'ai voté contre la validation de la délégation russe alors que j'ai été très actif pour sa réintroduction à l'APCE il y a deux ans. Envoyer une délégation dont quatre membres font l'objet de sanctions ou de poursuites de la part de l'Union européenne n'était rien d'autre qu'une provocation de la part des Russes.
M. Leonid Slutskiy, l'une des figures les plus riches de la Fédération de Russie, qui a acheté une circonscription lui étant assurée, a multiplié les provocations. Il a notamment affirmé qu'Alexei Navalny n'aurait pas été empoisonné en Russie mais qu'il y avait au contraire été sauvé ! Je suis très inquiet.
Jacques Maire, le président français de l'Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (ALDE) - groupe auquel j'appartiens -, déjà nommé rapporteur en tant que membre du Bureau sur l'affaire Navalny, a obtenu un deuxième rapport sur le sujet, court-circuitant la rapporteure, Mme Thorhildur Sunna AEvarsdóttir, ancienne présidente islandaise de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme, chargée de la question des prisonniers politiques russes.
Ces méthodes ne sont pas satisfaisantes. J'ai moi-même des rapports en cours, mais nous n'avons plus d'administrateurs pour travailler sur nos rapports puisque le Bureau dispose d'un droit de préemption sur le travail des commissions, y compris en nommant des rapporteurs qui ne sont pas membres de la commission compétente. Il y a de quoi être écoeuré. Cette assemblée n'est pas à la hauteur de ce qu'elle devrait être.
M. Cyril Pellevat. - Aujourd'hui, des milliards de personnes utilisent Internet pour partager leurs opinions et leurs désirs. Cet outil est devenu un espace où la liberté d'expression se déploie et où les libertés des usagers doivent être protégées, notamment contre les géants du web. Cependant, les hébergeurs de sites Internet jouissent d'un quasi-monopole sur la modération des plateformes. Des solutions doivent être trouvées pour les inciter à devenir de véritables alliés en matière de protection et à coopérer avec les forces de police lorsque des usagers abusent de leurs droits. Des solutions permettant de réaliser cet objectif sont-elles ressorties des débats ?
M. André Gattolin. - L'équivalent chinois des GAFAM est encore bien plus inquiétant que les GAFAM eux-mêmes car il n'existe pas de moyens de recours ni de régulation. Par exemple, TikTok se réserve le droit d'utiliser les données fournies absolument librement. J'avais alerté le gouvernement français il y a plus d'un an sur le sujet, sans être réellement entendu. En Europe, nous faisons une fixation sur les GAFAM, dans une forme de tropisme occidental à l'autocritique qui pourrait nous empêcher d'être clairvoyants sur d'autres réalités plus graves. Cette question a rapidement été évoquée dans le débat.
Justice et affaires intérieures - 8e réunion du groupe de contrôle parlementaire conjoint (GCPC @JPSG) d'Europol des 1er et 2 février 2021 : communication de M. Ludovic Haye
&M. Jean-François Rapin, président. - Nous abordons maintenant le second point de l'ordre du jour : il concerne Europol, l'agence européenne spécialisée dans la répression de la criminalité, dont le siège est à La Haye. Créée il y a plus de 20 ans, Europol a acquis le statut d'agence à part entière en 2010 : sa mission est de faciliter l'échange de renseignements entre les polices nationales des 27, mais elle travaille aussi avec plusieurs pays partenaires non membres de l'Union européenne et avec des organisations internationales.
La sécurité intérieure de l'Union européenne est en effet menacée par des réseaux criminels et terroristes de grande envergure, le trafic international de stupéfiants, le blanchiment d'argent, la fraude organisée, mais aussi par de nouveaux dangers tels que la cybercriminalité et la traite des êtres humains. Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, en son article 88, prévoit que les activités d'Europol sont contrôlées par le Parlement européen, et que les parlements nationaux sont associés à ce contrôle. Sur cette base, un groupe de contrôle parlementaire conjoint, le GCPC, a été institué par le nouveau règlement d'Europol qui a élargi ses compétences en 2016. Ce groupe est devenu opérationnel en mars 2018 ; il a tenu sa 8e réunion il y a deux semaines, à un moment important puisque la Commission a proposé, en décembre dernier, un renforcement du mandat d'Europol. Notre collègue Ludovic Haye, qui est co-rapporteur pour notre commission sur ces sujets avec André Reichardt, a pu participer à cette réunion, en visioconférence. Je le remercie de nous en faire un compte rendu.
M. Ludovic Haye, rapporteur. - Les 1er et 2 février derniers, en visioconférence depuis Lisbonne, s'est tenue la 8e réunion du groupe de contrôle parlementaire conjoint (GCPC) d'Europol. Sur le fondement de l'article 88 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et de l'article 51 du règlement d'Europol, le GCPC est chargé d'assurer « le contrôle politique des activités d'Europol dans l'accomplissement de sa mission, y compris en ce qui concerne leur incidence sur les libertés et les droits fondamentaux des personnes physiques ».
Cette visioconférence a réuni des représentants de 38 assemblées parlementaires d'États membres et 14 députés européens. Elle a pris la forme d'échanges et de questions/réponses, en présence des autorités d'Europol, à savoir sa directrice exécutive, Mme Catherine De Bolle, le responsable de son centre de lutte contre la cybercriminalité (EC3) et celui de son groupe de travail ad hoc des chefs de police sur la pandémie, et en présence aussi de M. Wojciech Wiewiorowski, contrôleur européen de la protection des données (CEPD), de Mme Ylva Johansson, commissaire européenne aux affaires intérieures, ainsi que de plusieurs personnalités portugaises, dont le ministre de l'intérieur.
Après la présentation des activités d'Europol entre septembre 2020 et février 2021, la réunion de Lisbonne a abordé trois sujets : la cybercriminalité, le mandat de l'agence et le rôle de la coopération policière dans le contexte de la crise sanitaire.
L'activité d'Europol en direction des États membres est restée très soutenue, dans un contexte marqué par la pandémie de covid-19 et la hausse exponentielle de la cybercriminalité, mais aussi la persistance du trafic d'armes et de stupéfiants. À titre d'illustration, Europol a contribué, en octobre dernier, à la saisie de 45 tonnes de cocaïne en provenance du Brésil, opération ayant impliqué un millier de policiers issus de différents États membres et donné lieu à 179 investigations et à l'emprisonnement de plus de 40 personnes.
La crise sanitaire a constitué le terreau de trafics en tous genres, y compris de faux tests négatifs au virus et de faux vaccins, mais aussi à des campagnes de désinformation de grande ampleur accordant de l'audience à diverses théories du complot.
Par ailleurs, Europol a renforcé son fonctionnement. En juin dernier, sur le modèle du dispositif existant sur le terrorisme et la cybercriminalité, elle a mis en place un nouveau centre spécialisé dans la lutte contre les délits financiers et économiques, qui emploiera 65 experts et coordonnera les enquêtes sur les fraudes et délits tels que le blanchiment d'argent, le recouvrement d'avoirs et la vente de produits contrefaits. En outre, en décembre, elle a lancé une nouvelle plateforme de déchiffrement ; pour mieux lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée, cette plateforme prend la forme d'un supercalculateur installé en Italie, développé en collaboration avec le service scientifique de la Commission (Joint Research Centre). Europol a également conclu des accords de travail avec l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), le Parquet européen et Frontex. Elle dispose d'un officier de liaison présent au Royaume-Uni et attend une éventuelle décision d'adéquation européenne, après une période de transition de six mois, en matière de transfert de données, puisque ce sujet n'est pas couvert par l'accord trouvé avec ce pays au mois de décembre.
La question de l'utilisation des données par Europol a été longuement discutée. En effet, en septembre dernier, le CEPD a adressé à Europol un avertissement : selon lui, l'agence n'aurait pas respecté les dispositions de son règlement en matière de traitement de l'information aux fins des analyses opérationnelles. Des garanties spécifiques sont en effet prévues, en particulier la définition de catégories de données à caractère personnel et de catégories de personnes concernées, la durée de conservation et les conditions d'accès, de transfert et d'utilisation de ces données. Europol a soumis au CEPD un plan d'action en réponse à cet avertissement, un coordonnateur de la qualité des données a été désigné et son système d'information SIENA va être mis à jour. Le CEPD établira un rapport en mars prochain dans lequel il analysera la pertinence des solutions proposées par l'agence.
La question du niveau des ressources d'Europol a été fréquemment soulevée. Des inquiétudes ont en effet été exprimées sur le décalage grandissant entre des missions de plus en plus nombreuses et coûteuses, en particulier sur le plan technologique, et les moyens de l'agence. Celle-ci saura-t-elle notamment prendre le tournant de l'intelligence artificielle sans laquelle il devient impossible de réagir rapidement à des cybercrimes de plus en plus sophistiqués ?
Le principal obstacle que rencontre la lutte contre la cybercriminalité tient à la difficulté à rassembler des preuves devant les tribunaux ; notre commission l'avait déjà souligné dans sa résolution européenne de juillet dernier sur ce sujet. En effet, les cybercrimes sont généralement de nature transfrontière et impliquent donc des enquêtes au-delà des frontières, y compris européennes. Certains tribunaux américains auraient même reconnu les arguments de Google concernant la volatilité des preuves (moving targets). Or, l'Europe et les États membres ne sont pas encore en mesure de surmonter les difficultés induites par ce phénomène. Quelle est la juridiction compétente sur des informations détenues par un réseau social américain dont les serveurs ne se trouvent pas nécessairement aux États-Unis ? La question de l'accès aux preuves numériques est liée aux relations avec le secteur privé et, bien sûr, avec les géants américains du numérique. De surcroît, on ne sait pas toujours localiser les informations, celles du darknet notamment.
À cet égard, Europol apporte une aide précieuse aux États membres, notamment ceux qui n'ont pas les capacités administratives ou juridiques de conduire de telles enquêtes. C'est le cas en matière de lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants ou de fraude financière en ligne. La coopération entre EC3 et les autorités nationales, dont les services français, a récemment permis, par exemple, de prendre le contrôle d'Emotet, qualifié de « malware le plus dangereux du monde » ; il s'agissait d'un logiciel fonctionnant comme un botnet, c'est-à-dire un réseau d'ordinateurs piratés envoyant des messages malveillants à très grande échelle.
La Commission a proposé, en décembre dernier, une réforme du mandat d'Europol, que la Présidence portugaise du Conseil de l'Union européenne espère finaliser. Ce mandat révisé doit donner à Europol le fondement juridique de : traiter des mégadonnées ; améliorer sa coopération avec le Parquet européen et les pays partenaires, en particulier les Balkans, mais aussi le Royaume-Uni, désormais pays tiers - des inquiétudes ont d'ailleurs été exprimées sur les incertitudes entourant le transfert de données à certains pays tels que la Turquie ou l'Égypte ; et contribuer au développement de nouvelles technologies répondant aux besoins des services répressifs nationaux. Il doit aussi permettre de mieux travailler avec des entreprises privées du numérique, dans le respect de la protection des données et des droits fondamentaux. Il en est attendu des progrès dans la lutte contre la pédopornographie et les abus sexuels contre les enfants en ligne, qui ont explosé.
De même, l'intégration des données d'Europol dans le système d'information Schengen (SIS) devrait permettre de renforcer la lutte contre le terrorisme. Faute d'en bénéficier actuellement, Europol estime qu'environ un millier de combattants terroristes étrangers n'ont pu être détectés à leur retour en Europe.
Enfin, le rôle du contrôle parlementaire sur les activités d'Europol sera accru par la transmission d'informations supplémentaires au GCPC.
Concernant le rôle de la coopération policière dans le contexte de la crise sanitaire, Europol se mobilise fortement depuis le début de la pandémie, avec 33 rapports sur le sujet, des alertes sur la désinformation et des escroqueries, la mise en place d'un outil d'évaluation du risque ou encore des campagnes de prévention et de sensibilisation, notamment en direction des enfants. Elle a également accru sa coopération avec les autres agences relevant de l'espace de liberté, de sécurité et de justice.
La pandémie complique la tâche d'Europol dans la mesure où cette menace sanitaire s'ajoute aux autres menaces existantes, le risque terroriste en premier lieu, mais aussi, plus largement, l'extrémisme politique et la propagande en ligne.
L'agence a mis en place un groupe de travail ad hoc réunissant des services de police de plusieurs États membres, dont la France ; il a pour mission de surveiller ce risque sanitaire et de conseiller les opérateurs, par exemple les banques et les entreprises, pour surmonter leurs vulnérabilités dans ce contexte.
Vous le voyez, Europol, sans être un « FBI européen », occupe aujourd'hui une place centrale dans l'architecture européenne de sécurité. Je vous tiendrai informés des futures évolutions, après la prochaine réunion du GCPC, en principe les 25 et 26 octobre, à Bruxelles.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci à notre rapporteur au titre du volet « sécurité » du programme de travail de notre commission. Votre propos fait écho à l'audition de Gilles de Kerchove, qui ne concernait pas uniquement Europol, mais qui s'inscrivait dans une vision élargie de tous les sujets sécuritaires. Et, dans le contexte des décisions prises par la Présidence portugaise en la matière, le renforcement des capacités d'Europol est de bon augure.
M. André Gattolin. -J'ai eu la chance de conduire une délégation des affaires européennes à La Haye, il y a six ans, au cours de laquelle nous avions produit un rapport sur Europol et Eurojust. D'abord, nous avions le sentiment qu'il était toujours demandé plus à Europol en termes de compétences sans qu'il ne lui soit nécessairement donné les moyens de réaliser ses nouvelles missions. Ensuite, nous avons constaté que nous étions passés du statut d'agence européenne à celui d'agence intégrée, évolution qui a provoqué beaucoup d'émoi dans la communauté policière européenne. En effet, ce faisant, chaque pays disposait d'un siège tandis que la Commission, qui la dirigeait, en avait deux. Je suis inquiet quand il s'agit de coopération policière puisque les relations entre les polices sont toujours difficiles. Mais je suis d'autant plus inquiet lorsque cette coopération est placée sous la tutelle d'une administration comme la Commission puisqu'il y avait eu un précédent dans le cadre d'Eurojust, la coopération entre les organismes de justice européens ayant baissé dans un premier temps. Ainsi, si aujourd'hui sont évoqués les travaux réalisés par Eurojust et ses succès - sur ce point j'ai d'ailleurs visité leurs laboratoires d'investigation basés à La Haye qui sont extraordinaires -, Eurojust manque encore de moyens. Surtout, les domaines dans lesquels la coopération policière intra-européenne ne fonctionne pas sont encore nombreux. D'où ma question : a-t-on des retours sur les échecs dans des endroits où malheureusement Europol est absent, soit par manque de moyens soit par problème de gouvernance ?
M. Jean-François Rapin, président. - J'aurais moi-même une question. Sans faire de stigmatisation, je voudrais savoir quelles sont les relations de travail entre Europol et Frontex au regard des récents sujets en termes de terrorisme ?
M. Ludovic Haye, rapporteur. - Je commencerai par cette dernière question puisque, si Frontex a été évoqué, nous n'avons pas approfondi ce point. Je peux toutefois vous dire qu'Europol et Frontex ont conclu un accord de travail qui définit les modalités de leur coopération.
En ce qui concerne la question d'André Gattolin, un enjeu majeur réside en effet dans le retour, relativement facile, des terroristes dans l'espace européen. En travaillant avec André Reichardt sur la proposition de règlement européen relative au suivi des entrées et sorties du territoire européen, nous avons vite buté sur la problématique des données. Mais celle-ci soulève des questions politiques puisqu'il s'agira de savoir si le traitement des données personnelles peut être autorisé en cas de danger. Ne faudrait-il pas une échelle de dangerosité et de risque qui permette de lever la confidentialité des données ?
La question du contrôle possible des personnes arrivant sur le sol européen pour commettre un acte terroriste est constante : déjà deux jours après mon entrée au Sénat, nous avions voté un texte permettant d'avoir des algorithmes plus puissants dans la recherche et d'effectuer des recoupements sur Internet pour pouvoir interpeller plus facilement des terroristes. Aujourd'hui, nous devons parvenir à mettre en adéquation les moyens techniques pour déterminer à quels domaines ils s'appliquent. Pour moi, le terrorisme en est un et la cybersécurité en est un autre. Pour ces deux sujets, la marge de progrès est essentielle. Le principal enjeu des années à venir réside dans la mise en place d'une d'échelle d'appréciation des données ? Que faut-il en faire ? À partir du moment où il y a un danger et un risque d'attentat pour un pays, la question relève du domaine de l'enquête, ce qui impose alors de lever les obstacles réglementaires.
M. Jean-François Rapin, président. - Le président de la République s'exprimera très prochainement sur la question de la cybersécurité. Je suis consterné que nous soyons uniquement dans la réaction. Depuis des années, nous subissons la menace cyber, le risque de blackout informatique, etc. Si un hôpital peut être intégralement piraté, il est possible d'aller bien plus loin en piratant une centrale nucléaire, par exemple. En tant que citoyen, je ne me sens pas aussi protégé que face à une pandémie. Au lieu d'être en réaction sur ces thématiques, il faudrait pouvoir les anticiper. Où en est la puissance publique pour résister à ces attaques privées ? Si elle présente de bons résultats, comme en témoigne l'interpellation de trois hackers ukrainiens de haut niveau, son intervention semble se limiter à la réaction. De surcroît, la solution consistant à mettre un milliard d'euros sur la table ne règlera pas le problème puisqu'au lieu d'y répondre, il faudrait l'anticiper.
M. Ludovic Haye, rapporteur. - Le sujet est passionnant. L'enveloppe annoncée par Emmanuel Macron ne suffira pas pour deux raisons. D'abord, l'évolution des technologies entraîne une perpétuelle poursuite après ce qui peut être fait, ce qui signifie que les attaques de demain ne sont peut-être même pas encore envisagées aujourd'hui et mobiliseront des moyens que nous ne connaissons pas encore et qui sont actuellement en cours de préparation. Le domaine législatif a toujours été en retard par rapport à cette fuite en avant des technologies. Si nous avons tous été équipés très rapidement de smartphones nous offrant de nombreuses possibilités, une législation adaptée suivant ces évolutions nécessite un travail phénoménal. Ce sont donc deux vitesses totalement différentes qui se confrontent ici.
Ensuite, les attaques sont bien plus larges que celles mises en exergue aujourd'hui. Même les entreprises du CAC 40, qui ont pourtant des systèmes d'information solides, affirment qu'aucune entreprise française n'est impénétrable. L'enjeu pour elles se limite donc à être bien équipées face à ces attaques afin d'être en mesure de gagner du temps pour pouvoir gérer et organiser la crise. C'est assez inquiétant.
Les domaines plus courants, vitaux pour nos concitoyens, comme l'électricité et l'eau, sont probablement les prochaines cibles. Pour donner de la crédibilité à leurs menaces, les cyber-attaquants ciblent les domaines en tension à l'instant T. En ce moment, ce sont les hôpitaux. Donc évidemment, et avec tout le respect que j'ai pour les commerces, attaquer une petite épicerie n'aura pas le même effet qu'attaquer un hôpital. Les cyberattaques présentant en effet un aspect médiatique, les cyber attaquants élaborent leur stratégie en fonction de l'actualité. Enfin, leur but final est l'extorsion. Ce sont des petites sommes qui sont réclamées, mais elles s'ajoutent les unes aux autres. En outre, un vrai marché existe aujourd'hui, rendant possible de commander une cyberattaque à un tiers. Ainsi, n'importe qui peut être commanditaire d'une telle attaque sans avoir à la réaliser lui-même.
M. André Gattolin. - Comme nos hôpitaux sont attaqués, nous concentrons tous nos moyens dessus. Or, en même temps, nos données personnelles sont massivement et discrètement aspirées pour faire tourner les systèmes de deep learning de certains pays. Ainsi, par exemple, les caisses primaires d'assurance maladie des départements se font aspirer par on ne sait qui des millions de données personnelles...
M. Jean-François Rapin, président. - La situation est très préoccupante et je pense qu'il faudra dédier une séance de notre commission spécifiquement à cette question. En écoutant Ludovic Haye, il m'est venu une réflexion que j'aimerais vous partager : par les nouveaux procédés cybers, nous n'avons plus besoin des bombes pour faire la guerre. Si auparavant, dans les régimes qui faisaient la guerre, les hôpitaux étaient des espaces qui étaient respectés et peu bombardés, ils sont aujourd'hui la première cible. Cette évolution suscite une réflexion profonde sur le devenir de la société. Je suis désolé de faire cet écart, mais je crois qu'il s'agit là d'une réalité.
Mme Gisèle Jourda. - J'aurais d'abord souhaité savoir quelles sont les conséquences du Brexit en la matière : quelle est l'articulation aujourd'hui avec le Royaume-Uni dans le cadre d'Europol ?
Ensuite, ayant appris que la mise en place opérationnelle du Parquet européen allait être différée, j'aimerais également connaître l'articulation existant entre ce Parquet et Europol.
M. Jean-François Rapin, président. - Je profite de votre question pour vous faire part d'une information intéressante : nous avons reçu une lettre du Premier ministre en réponse à notre courrier s'inquiétant du retard pris dans la nomination des procureurs européens délégués français au Parquet européen et de la prise en charge de leurs cotisations sociales. Cette question est désormais complètement réglée.
M. Ludovic Haye, rapporteur. - La relation entre Europol et le Parquet européen a également fait l'objet d'un accord de coopération, comme pour Frontex.
Ensuite, sur le Brexit, il est clair que le Royaume-Uni est un allié très important puisqu'il est leader européen dans le domaine du renseignement et de l'écoute. Se passer de lui constituerait donc un vrai souci. En préparant l'avis politique de décembre dernier sur l'union de la sécurité, avec André Reichardt, nous avions auditionné un certain nombre de personnes qui nous avaient rassurés sur le fait que, pendant les négociations, ce désir de continuer les échanges avec le Royaume-Uni était présent. Rappelons que le sujet des cyberattaques est un sujet transfrontière et que le Royaume-Uni subit le double, voire le triple de nos cyberattaques. Ainsi, s'il peut espérer traiter le problème seul, il a aussi un grand intérêt à bénéficier de l'appui européen. Comme nous sommes tous logés à la même enseigne dans cette affaire, l'enseigne de la réaction plutôt que celle de l'anticipation, plus nous sommes nombreux, plus nous serons efficaces.
J'aimerais soulever un dernier point qui répond aussi à la question de savoir comment se prémunir contre une cyberattaque. Nous ne sommes jamais sûrs à 100 % que nous sommes suffisamment protégés contre une attaque. En revanche, le papier et le crayon sont deux outils qui ne coûtent pas chers et qui sont sûrs. J'ai travaillé 18 ans chez un grand constructeur automobile qui nous fournissait largement en matériel hightech. Mais il nous était toujours recommandé d'avoir un calepin et un crayon pour pouvoir fonctionner le jour où, le cas échéant, nous n'aurions plus rien. C'est ce qui s'appelle la « marche dégradée ». Et je vois que les hôpitaux aujourd'hui, dans les urgences, sont en train de ressortir le papier et le crayon. Ainsi, se préparer à ce type de cyberattaques passe aussi par des moyens très simples : savoir comment se passer de certaines technologies et savoir comment fonctionner et comment continuer à accueillir des malades et les soigner avec du papier et un crayon.
La réunion est close à 9h40.