- Mercredi 9 juin 2021
- Désignation de rapporteurs
- Proposition de loi visant à nommer les enfants nés sans vie - Examen des amendements au texte de la commission
- Projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale - Audition de M. Dominique Bussereau, président de l'Assemblée des départements de France
- Projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement - Audition de Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, chargée de la citoyenneté
- Jeudi 10 juin 2021
Mercredi 9 juin 2021
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Désignation de rapporteurs
M. François-Noël Buffet, président. - Le projet de loi ordinaire et le projet de loi organique pour la confiance dans l'institution judiciaire devraient être examinés par le Sénat à la rentrée de septembre. Nous pourrons prévoir leur examen en commission le 21 juillet prochain.
La commission désigne Mme Agnès Canayer et M. Philippe Bonnecarrère rapporteurs sur le projet de loi n° 630 (2020-2021) et le projet de loi organique n° 631 (2020-2021), adoptés par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, pour la confiance dans l'institution judiciaire.
M. François-Noël Buffet, président. - La proposition de loi visant à consolider notre modèle de sécurité civile et valoriser le volontariat des sapeurs-pompiers et les sapeurs-pompiers professionnels, devrait également être examinée à la rentrée de septembre.
La commission désigne Mme Françoise Dumont, MM. Loïc Hervé et Patrick Kanner rapporteurs sur la proposition de loi n° 646 (2020-2021), adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à consolider notre modèle de sécurité civile et valoriser le volontariat des sapeurs-pompiers et les sapeurs-pompiers professionnels.
M. Alain Richard. - Doit-on comprendre que nous aurons droit à une session extraordinaire ?
M. François-Noël Buffet, président. - Il est en effet envisagé que nous reprenions nos travaux mi-septembre, mais cela demande à être confirmé.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je félicite M. Kanner qui a enfin réussi à obtenir un rapport ! (Protestations amusées à droite)
Organisons rapidement des auditions sur la question du numéro d'urgence unique, car c'est un sujet très grave et qui a suscité beaucoup d'émotion.
Je m'étonne du décalage proposé entre une commission le 21 juillet et une séance publique en septembre.
M. François-Noël Buffet, président. - Cela dépendra de la date d'inscription en séance de ce texte. Mais, ainsi, vous aurez le temps de maturer vos amendements !
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Ne devrions-nous pas prendre une initiative sur la question des violences faites aux femmes ? Les déclarations du garde des sceaux nous interpellent : sur les 1 000 bracelets anti-rapprochement, seuls 47 ont été activés, les autres sont restées au fond des tiroirs. Nous serions légitimes à vérifier que ce que nous adoptons est appliqué.
M. François-Noël Buffet, président. - Nos rapporteurs Agnès Canayer et Philippe Bonnecarrère pourront examiner cette question et nous interrogerons le garde des sceaux lors de son audition devant notre commission en juillet.
Proposition de loi visant à nommer les enfants nés sans vie - Examen des amendements au texte de la commission
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons maintenant les amendements de séance déposés sur la proposition de loi visant à nommer les enfants nés sans vie.
EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION
Article additionnel avant l'article unique
Mme Marie Mercier, rapporteur. - L'amendement n° 3 rectifié bis demande la remise d'un rapport. J'y suis donc défavorable. Sur le fond, il me semble que le problème n'est pas tant celui des droits sociaux ouverts aux parents que celui de la prise en charge des funérailles.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Les droits sociaux varient selon les départements. Il serait intéressant que le Gouvernement se penche sur cette question, afin d'aller vers plus d'homogénéité.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - L'organisation des funérailles dépend des communes : certaines les prennent en charge, d'autres non. Or généralement, pour qu'il y ait une inhumation, il faut un acte d'enfant sans vie ; pour les parents, cela devient une question financière et parfois aussi religieuse.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 3 rectifié bis.
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Les amendements nos 2 rectifié et 1 remplacent les termes « père » et « mère » par celui de « parents ». L'article 79-1 du code civil fait référence aux père et mère. Une fois la loi Bioéthique promulguée, une ordonnance devrait opérer un balayage général du code civil. Avis défavorable.
La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 2 rectifié et 1.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - C'est Esther Benbassa qui a soulevé ce point. La législation a évolué : le Sénat ne doit pas se cacher derrière des modifications de la loi Bioéthique qui n'ont rien à voir. Les familles homoparentales existent : à ne pas les considérer, le Sénat risque d'être taxé d'homophobie. Prenons en compte l'évolution législative et sociétale, afin de ne pas porter préjudice aux enfants. Le deuil dans une famille homoparentale serait-il moins douloureux ?
Mme Marie Mercier, rapporteur. - Je me suis inquiétée de ce point, mais cela n'entre pas dans le cadre de cette proposition de loi.
M. François-Noël Buffet, président. - Un article du projet de loi bioéthique prévoit la modification générale de notre législation à cette fin. Restons-en là.
La commission a donné les avis suivants aux amendements de séance :
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale - Audition de M. Dominique Bussereau, président de l'Assemblée des départements de France
M. François-Noël Buffet, président. - Nous accueillons ce matin Dominique Bussereau, président de l'Assemblée des départements de France (ADF), dans le cadre de nos travaux sur le projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale.
M. Dominique Bussereau, président de l'Assemblée des départements de France. - Ce projet de loi était attendu, même s'il est bien loin des grandes réformes Defferre ou Raffarin. C'est un texte à l'ambition très limitée, ce qui explique la déception des principales associations d'élus.
Très technique, voire technocratique, le texte ne met pas fin à la période très centralisatrice que nous connaissons depuis quelques années et il ne tient pas compte des préconisations que nous avons formulées à la suite de la crise sanitaire, notamment devant la commission d'enquête pour l'évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa gestion, constituée par votre assemblée.
Lors de l'adoption de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi « NOTRe », nous avions fondé beaucoup d'espoirs dans les conférences territoriales de l'action publique (CTAP), qui devaient être le lieu dans chaque territoire de la coordination entre la région, les départements et les principaux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Mais ce schéma n'a pas bien fonctionné, à quelques exceptions près ; je pense notamment à l'exemple breton. Les élus ne s'y rendent plus et l'absentéisme ne cesse d'y croître. Or ce projet de loi n'apporte presque aucune amélioration à cet état de fait.
Je souhaite également aborder le sujet des routes. Il y a de moins en moins de routes nationales : en Charente-Maritime, on compte 6 000 kilomètres de routes départementales, pour seulement 138 kilomètres de routes nationales. En outre, la carte administrative des directions interdépartementales des routes (DIR) ne correspond plus à grand-chose. De nombreux départements plaident donc pour un transfert des routes nationales, sous réserve d'une négociation sur les conditions financières du transfert, les conditions du transfert des personnels et l'état du réseau routier transférable. Or la concertation sur ce sujet a été très limitée. Nous ne disposons à ce jour d'aucune carte des routes qui pourraient être transférées. De surcroît, l'État propose d'ouvrir la possibilité de ce transfert aux régions, qui n'étaient pourtant pas demandeuses, en se fondant sur l'exemple très spécifique de la Collectivité européenne d'Alsace (CEA) qui souhaite pouvoir contrôler la circulation sur la rive gauche du Rhin. L'article 7 du projet de loi prévoit une expérimentation du transfert de certaines routes de l'État aux régions sur une durée de cinq ans, mais à quoi cela correspond-il ?
Sur la question de la santé, la phase aiguë, au printemps 2020, de la crise sanitaire dont nous sortons a montré combien les relations entre collectivités et agences régionales de santé (ARS) étaient peu fluides, à l'exception notable de l'Île-de-France. Quand, dans mon département, il y a eu quatorze morts dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), personne n'a été mis au courant ! Nous souhaitons ainsi voir notre rôle reconnu en siégeant au sein des conseils, non de surveillance mais d'administration des ARS. Quant à Régions de France, elle souhaite que la présidence de l'ARS soit exercée par le président de région et que le choix du directeur général de l'agence soit réalisé conjointement par le préfet de région ou le ministre de la santé et le président de région. Or toutes ces propositions sont tombées à l'eau : la gouvernance des ARS va rester très parisienne.
À cet égard, je reconnais cependant que certaines évolutions vont dans le bon sens, comme la possibilité pour les collectivités de financer les établissements publics de santé. Je pense aussi à la possibilité de recruter de professionnels de santé, comme le fait déjà le département de la Saône-et-Loire. S'agissant des laboratoires vétérinaires, souvenez-vous du mal que nous avons eu pour qu'ils participent aux campagnes de tests !
La question de la recentralisation du revenu de solidarité active (RSA) n'est pas un problème droite-gauche : Stéphane Troussel, président socialiste du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, est farouchement pour, alors que Jean-Luc Chenut, président socialiste du conseil départemental d'Ille-et-Vilaine, est résolument contre. Une dizaine de départements y est favorable : il s'agit soit de départements pauvres et ruraux - comme la Corrèze ou la Creuse - soit de grands départements urbains qui connaissent des difficultés sociales. Mais l'ADF y est majoritairement opposée, afin de maintenir le lien entre le versement de l'allocation et les politiques d'insertion menées sur le terrain. Comment l'État, qui n'est guère plus présent qu'à l'échelon régional, serait-il capable de gérer ce dossier ? Le projet de loi nous propose une expérimentation, à laquelle sept départements pourraient être candidats avec la difficulté liée au choix de l'année de référence, qui a été imposée par Bercy.
La disposition relative au recours obligatoire au traitement automatisé d'appui à l'évaluation de la minorité, inscrite dans ce projet de loi, pourrait également être examinée dans le cadre d'un prochain projet de loi relatif à l'enfance, porté par le secrétaire d'État Adrien Taquet. Ce sujet est plus clivé politiquement au sein de l'ADF : nos collègues de gauche n'y sont pas très favorables, contrairement à la majorité.
Certaines dispositions relatives aux ressources humaines sont positives, mais deux sont négatives. Nous avions demandé le transfert des gestionnaires de collèges et lycées : ces personnels travaillent avec nos crédits et nos personnels, or nous avons le plus grand mal à travailler avec eux. Le ministère de l'éducation nationale est opposé à un tel transfert. L'arbitrage interministériel retenu aboutit à une solution intermédiaire très étrange : il nous est ainsi proposé l'expérimentation pour trois ans d'un simple pouvoir d'instruction. Sachez que le Premier ministre ne serait pas hostile au transfert direct de ces personnels. Souvenez-vous des cris d'orfraie entendus lors du transfert des personnels techniciens, ouvriers et de service (TOS) !
La médecine scolaire est un scandale national. Auparavant, il y avait un médecin dans chaque établissement, contre un pour 12 000 élèves actuellement - sans compter la pédopsychiatrie à l'abandon. J'ai demandé que les départements récupèrent ce service, pour le transformer en grand service de médecine de la protection maternelle et infantile (PMI) jusqu'à l'adolescence. L'État a refusé ; je le regrette.
Nous avons peur de découvrir les chiffres du RSA en 2020 : des petits commerces, restaurants, entreprises vont fermer leurs portes et leurs salariés, plutôt âgés, seront au chômage et demanderont le RSA. Nous demandons une clause de sauvegarde sur le RSA en cas d'effet « ciseau » dans certains départements, afin de le compenser. Je ne suis pas là pour pleurer : les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) sont très dynamiques - certes peut-être moins dans les Ardennes qu'en Charente-Maritime... -, mais je ne suis pas sûr que cela dure, notamment dans certains départements comme le Nord. Nous sommes en train de négocier avec le Gouvernement sur ces sujets financiers mais cette discussion est distincte des débats sur ce projet de loi.
En conclusion, ce texte comprend des améliorations intéressantes, mais il reste très technique. Je regrette que nous n'ayons pas une période de décentralisation « Castex » comme celles connues avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre, ou avec Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin. Nous aurions ainsi pu tirer davantage les leçons de la crise sanitaire.
Mme Françoise Gatel, rapporteur. - Je vous remercie de votre intervention. Le président du Sénat a émis un constat similaire au vôtre. Nous remercions la ministre de ce projet de loi, fil ténu, mais il lui manque la lettre « E » pour « efficacité de l'action publique ».
Les articles relatifs aux compétences sociales des collectivités auxquels nous nous raccrochons seront examinés au fond par la commission des affaires sociales, mais je partage votre interrogation sur l'adéquation des ressources aux compétences.
Les trois premiers articles du projet de loi concernent la différenciation. L'article 1er est une redite de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière. Quelle est la valeur ajoutée de prôner la différenciation sans aller plus loin ? Serait-il selon vous pertinent de réécrire cet article ? S'agissant de l'article 2, les collectivités territoriales doivent disposer d'un réel pouvoir réglementaire local, dès lors qu'elles ont une compétence et en raison de la diversité de leurs besoins, dans des domaines nettement plus nombreux. Lorsqu'une collectivité exerce une compétence, il lui faut des ressources humaines. Le projet de loi « Climat et résilience » propose d'obliger à plus d'approvisionnement en bio ou en circuits courts, or ni les départements ni les régions n'ont d'autorité sur le personnel de restauration. Seriez-vous d'accord pour que le Sénat aille plus loin en la matière, sur l'article 41 ?
Les infirmières scolaires doivent être rattachées aux départements. Actuellement, elles sont isolées dans leur pratique et trop peu nombreuses. Le département détient de nombreux outils, et peut repérer les enfants en difficulté dans les écoles.
Aussi, que pensez-vous de la proposition du Sénat de recentraliser la prise en charge des mineurs non accompagnés ? L'article 39 du projet de loi propose une option différente, et laisse la charge aux départements.
De la même manière, les Ehpad sont sous la double tutelle État-département. Parfois, le président de département était informé d'un cluster dans un Ehpad par la presse et non par le directeur de l'ARS...
M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Ce texte ne semble pas résoudre la question des moyens mis en face des transferts de compétences. Si les départements sont sollicités pour les routes - je pense en particulier à l'Ardèche -, certains ont des fortunes diverses, et peinent parfois à assurer leur bon entretien.
Que pense l'ADF du fonctionnement des CTAP ? Ce sont des « ovnis » fonctionnant bien dans certaines régions, comme en Bretagne, mais selon les élus que nous avons entendus, elles sont au mieux une chambre d'enregistrement, au pire un lieu de palabres plus que de dialogue. Les espoirs ont été déçus en la matière. Nous voudrions redonner un peu de souffle à ce texte. Nous souhaiterions que le département puisse disposer de plus d'agilité en période de crise pour prendre en compte les besoins spécifiques de certains territoires - à titre d'exemples, commerces de proximité, mobilités... Il est parfois difficile d'entendre que le département ne peut pas agir, faute d'avoir la compétence. Les élus nous demandent plus de souplesse et de proximité.
M. Patrick Kanner. - Merci de votre venue au Sénat, ce cercle des présidents de conseil général disparus (Sourires), et d'avoir cité le Nord.
Ce texte est, soyons francs, faiblard, et arrive en fin de quinquennat. Sa prospérité, y compris ce qui concerne son parcours législatif à l'Assemblée nationale, nous laisse songeurs.
Je préfère la logique de « bloc de cohérence » à celle du « bloc de compétences ». Les partages de responsabilité ne sont pas toujours clairs entre les trois niveaux de collectivités.
Dans le bloc de cohérence santé-prévention, la médecine scolaire, du plus jeune âge jusqu'au lycée, est un enjeu majeur et doit revenir aux départements. Cela suppose des ressources. Les conseils départementaux détiennent une expertise en matière de PMI, de planification familiale, de prévention-santé, et sont les mieux placés pour le faire.
Le problème des ressources peut aussi être réglé par un transfert vers l'État de certaines compétences. Ainsi, le bloc de cohérence sûreté-sécurité devrait intégrer les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS). Quel intérêt pour les départements d'être gestionnaires des SDIS alors que ceux-ci relèvent de l'autorité hiérarchique du préfet ? Je ne me fais pas que des amis en proposant cette solution, car les départements ont beaucoup investi dans les SDIS, et les sapeurs-pompiers nous en savent gré. Mais le préfet reste en dernière analyse le patron s'agissant des questions de sûreté et de sécurité... Les départements pourraient donc récupérer la médecine scolaire en échange d'un transfert des SDIS. Que pensez-vous de cette idée, que j'ose qualifier d'iconoclaste ?
M. Dominique Bussereau. - Madame Gatel, je m'interroge aussi sur l'article 1er. Qu'en a pensé le Conseil d'État ? Qu'en pensera le Conseil constitutionnel ? C'est abscons et ne déclenchera pas d'enthousiasme... Vous réussirez peut-être à obtenir des précisions de la part du Gouvernement sur ses intentions.
Nous pourrions complètement gérer les Ehpad. Certes, l'ARS est là pour enquêter et les surveiller. Mais c'est comme pour les directeurs d'administration centrale dépendant de deux ministres : chaque ministre croit que c'est l'autre qui dirige... Il faudrait que les départements récupèrent la compétence de gestion des Ehpad, l'ARS conservant le rôle de surveillance régalienne. Nous pourrions alors mener à bien un chantier très coûteux et nécessaire : leur rénovation thermique. Eussions-nous été en confinement individuel durant la canicule, il y aurait eu bien plus que quelques dizaines de milliers de morts - souvent, il n'y a qu'une pièce climatisée par établissement. Il en va de même pour le chantier de rénovation thermique des établissements scolaires, un énorme travail reste à faire.
Nous sommes favorables au volontariat sur la compétence des routes. Les départements volontaires pour reprendre des routes nationales peuvent le faire ; sinon, l'État les conserve. Nous avons l'accord de Jean-Baptiste Djebbari et Jacqueline Gourault sur ce point. Par exemple, la RN 10 au nord de Bordeaux achemine énormément de camions, qui refusent de payer le péage de l'A 10 et se déportent ainsi sur la RN. Or cette route traverse de nombreux départements, et se divise ensuite vers Angoulême et Limoges. Que faire de ces axes ? L'État peut les garder, ou alors nous pourrions créer un syndicat mixte interdépartemental. Se pose également la question des axes en périphérie des grandes villes, qui cumulent du trafic à dimension nationale, départementale ou quotidienne.
Vous êtes extrêmement poli sur la CTAP en parlant d'« ovni ». En Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset et moi-même n'y allons plus. C'était une très bonne idée, mais il y siège trop de monde. Il faudrait une instance réunissant la région, les conseils départementaux et les grandes métropoles, à l'instar des instances réunies par Manuel Valls pour la rédaction des contrats de plan. Faut-il un bureau de la CTAP ? Le cas échéant, tout le monde voudrait y siéger... Il faudrait faire du cousu main et ne pas prévoir trop de dispositions législatives en la matière : il suffit que le président de la région réunisse tous les deux mois les présidents de département, et que le président de département réunisse tous les deux mois les présidents d'EPCI... Cette belle idée des CTAP ne sert à rien, l'absentéisme y est énorme, à part peut-être en Bretagne, où les élus nourrissent une culture du dialogue proverbiale...
Pour plus d'agilité en matière économique, nous nous heurtons à la loi NOTRe. Je ne regrette pas de ne pas l'avoir votée ! Tout le monde a aidé les entreprises, mais il y a des trous dans la raquette. Jacqueline Gourault a publié une circulaire de quarante pages aux préfets en leur demandant de déférer toutes les décisions économiques des collectivités, y compris celles qui portaient sur quelques centaines de milliers d'euros, comme par exemple dans la Manche. En réaction, nous avons transformé ces délibérations économiques en délibérations sociales : au lieu d'aider l'entreprise, nous avons aidé les personnes. Et le préfet ne pouvait pas déferrer...
On touche ici à l'absurdité de la loi NOTRe. En
réalité, l'aide aux entreprises a reculé depuis 2008.
Avant, il fallait trois jours pour débloquer des fonds afin d'aider une
entreprise en difficulté. Maintenant, le temps que les services
administratifs de la région
- dont le territoire peut
être aussi vaste que l'Autriche ou le Danemark - instruisent le
dossier, l'entreprise a fermé. La loi NOTRe est extrêmement rigide
et hypocrite à cet égard.
Dans mon département, le tourisme est la première activité économique. Pour autant, nous avons la compétence du tourisme, mais pas de l'économie. C'est un système incroyable ! J'aurais aimé que ce projet de loi ajoute des possibilités de délégation, dans la souplesse. Je regrette qu'il n'en soit pas ainsi.
Sur le bloc de cohérence évoqué par Patrick Kanner et les SDIS : ne créons pas d'administration nationale extrêmement importante, de monstre parisien. Soyons clairs : les préfets sont parfaitement satisfaits de la double autorité. Le président d'un département ne refusera jamais de rénover une caserne en mauvais état, tandis qu'un fonctionnaire de Paris qui ne sait même pas où elle est située n'aura pas les mêmes scrupules. J'ai peur d'une baisse de qualité de service en cas de centralisation. Il en va de même pour la création de points d'eau, qui peut dépasser totalement le budget d'une collectivité : elle gère cela avec le préfet, la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), les politiques départementales... Tout cela nécessite une action de terrain. Certes, l'équilibre actuel est compliqué et inexplicable, notamment, auprès d'un Allemand qui connaît une organisation territoriale plus claire.
La sécurité civile à la française repose sur le volontariat. Imaginez que nous nationalisions la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM), cela ne fonctionnerait plus. Ce n'est pas un fonctionnaire à Paris qui doit dire quand sortir les canots. J'ai donc peur d'un grand service national centralisé des pompiers. Mais sur le plan de la cohérence politique, Patrick Kanner a raison.
Les arrivées de mineurs non accompagnés ont beaucoup baissé pendant la crise sanitaire. Il n'y avait plus d'avions ni de trains et les frontières étaient beaucoup plus surveillées en raison de la pandémie. Les chiffres remontent depuis quelques semaines, notamment via une nouvelle zone : les îles Canaries. Les arrivants sont davantage issus des pays de l'Est que des États subsahariens. Je rappelle qu'un mineur non accompagné coûte très cher : 40 000 euros par an. C'est typiquement une politique régalienne qui nous est déléguée. La prise en charge de l'État est tout à fait insuffisante. Je salue l'engagement des travailleurs sociaux, car ce n'est pas évident de gérer un homme de 95 kilos qui dit avoir treize ans, aux côtés d'un enfant de huit ans dont les parents ne peuvent assurer la charge en raison, par exemple, de troubles alcooliques. Cette politique mériterait d'être entièrement revue par l'État. Les règles sont là aussi très hypocrites.
M. Alain Marc. - La loi NOTRe a définitivement retiré aux départements la possibilité d'aider les entreprises. Mais la solidarité territoriale des départements n'est pas bien définie. Par exemple, ils peuvent agir sur l'économie en aidant les plateformes d'initiative locale. Surtout, ce qui intéresse nos collectivités, ce sont des zones d'activité de six à dix lots, or les régions n'en créent qu'à partir d'une certaine taille. Je souhaite que cette question soit clarifiée dans le projet de loi. Qu'en pensez-vous ?
M. Dominique Bussereau. - J'en pense la même chose. Il existe une exception dans la loi NOTRe : un EPCI peut déléguer l'immobilier d'entreprises au département. Je l'ai utilisée et cela fonctionne bien. J'ai essayé d'utiliser toutes les failles de la loi NOTRe.
Un autre secteur ne fonctionne pas : les transports. La loi d'orientation des mobilités (LOM) dispose que les communautés de communes peuvent se saisir de la compétence mobilité locale, mais les EPCI le refusent. Dans ce cas, ce peut être transféré aux régions. Sauf qu'elles ont suffisamment à faire avec le TER pour ne pas s'embarrasser des sujets de mobilité locale. Résultat : dans la ruralité, un EPCI doté de moyens financiers supplémentaires ou d'un élu passionné a des transports, mais ce n'est pas le cas de la grande majorité. Nous disons : laissez-nous la possibilité d'aider les collectivités. Nous ne proposons pas le Grand Soir, mais des possibilités de délégation entre les uns et les autres. Il est dommage que la loi apporte des rigidités. Ce projet de loi peut être l'occasion de mettre de l'huile dans les rouages de la décentralisation.
M. Philippe Bas. - Je remercie Dominique Bussereau de ses propos. Les uns et les autres, nous avons refusé de nous inscrire dans la perspective d'un Grand Soir. Mais à l'approche de l'élection présidentielle, si nous nous bornons à ne réfléchir qu'à des ajustements, nous ne sommes pas à la hauteur des défis. Nos élus locaux en ont par-dessus la tête des changements accélérés des dernières années, mais il est vrai que l'articulation entre départements et régions pose problème. Le projet de conseiller territorial est devenu impossible à réaliser. Tout le monde s'accorde à dire que les grandes régions n'ont pas suscité d'affectio societatis.
Dans la région Normandie, pour aller et revenir de la Manche au centre de Rouen, un président de conseil départemental qui voudrait rencontrer le président de région doit consacrer cinq heures de sa journée au trajet. Malgré tous les efforts de notre équipe régionale pour créer de la proximité, le centralisme régional ne vaut guère mieux que le centralisme étatique. À différer trop longtemps l'examen de ces questions, on court le risque d'installer une structuration régionale qui s'est révélée difficile.
J'ai une question délicate pour le président de l'ADF : vraiment, la réforme très technocratique des régions est-elle un tabou indépassable ? Si l'on fonctionne uniquement en fonction du nombre d'habitants, les Allemands devraient supprimer la Sarre et couper la Bavière en trois ! Le plus important, c'est le sentiment d'appartenance de la population. En France, où est-il ? La loi de 1972 n'était pas si mauvaise, pour envisager un avenir dans lequel la région est une interdépartementalité mettant en oeuvre les compétences que les départements ne peuvent plus assumer.
M. Alain Richard. - Sur la répartition des compétences, je rappelle que l'article L. 1111-8 du code général des collectivités territoriales permet les délégations par convention de l'exercice de compétences d'une collectivité à n'importe quelle autre.
M. Dominique Bussereau. - Encore faudrait-il que les préfets le connaissent et ne reçoivent pas d'instruction en sens inverse ! En Bretagne, le département d'Ille-et-Vilaine finançait les casernes de pompiers pour retirer cette charge au SDIS. Il a été déféré par le préfet devant la justice administrative ! Le ministre de l'intérieur de l'époque, Christophe Castaner, a naturellement convenu que c'était absurde. Le nombre de préfets ayant déféré des délibérations de départements pendant la crise sanitaire est incroyable. La direction générale des collectivités locales (DGCL), au lieu d'aider les collectivités, publie des circulaires qui les empêchent d'agir. Il faut en modifier la nature et l'objet.
Quant aux régions... François Hollande m'a raconté que, dans la même nuit, ma région est passée d'ex-Poitou-Charentes avec les Pays de la Loire, puis avec le Centre, puis finalement avec l'Aquitaine et le Limousin qui ne voulait pas aller avec l'Auvergne ni le Centre. Le lien entre Guéret et Bordeaux est tout de même ténu ! Croyant bien faire, le gouvernement de l'époque a situé la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) à Poitiers, la direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DRAAF) à Limoges. Le préfet de région n'a pas ses directions sous la main, qui communiquent directement avec les services centraux à Paris. Quant au préfet de département, il est informé par des mails quinze jours après la prise de toute décision par les directions !
Ainsi, pensant bien faire et assurer des équilibres, l'État a, en réalité, rendu l'action publique moins efficace qu'elle ne pourrait l'être, quelle que soit la valeur des préfets.
Bien sûr, on peut réfléchir à une évolution des compétences et des cohérences, pour reprendre la formule de Patrick Kanner. Mais c'est tout autant l'organisation territoriale de l'État qu'il faut réviser, étant entendu que, aujourd'hui, les préfets disposent d'effectifs insuffisants.
Dans la campagne régionale, les présidents sortants sont accusés d'avoir installé un centralisme régional. Force est de constater que l'administration régionale a pris un poids important, parfois au détriment des élus : les présidents et vice-présidents sont souvent sur les routes, parapheurs sur les genoux, au lieu de diriger leurs équipes...
M. Éric Kerrouche. - Je souhaiterai répondre à la prise de parole de Philippe Bas. Certes, Monsieur Bas, les départements sont une réalité historique, ancrée dans nos territoires. Mais il est d'autant moins interdit de s'interroger sur leurs frontières que la question est posée depuis la fin du XIXe siècle, en lien avec les évolutions de la démographie. On peut, bien sûr, questionner les périmètres des régions ; mais on peut le faire aussi pour les départements.
Avec le conseiller territorial, il s'agissait déjà de départementaliser les régions. Mais la vocation des grandes régions est de penser de manière structurante des projets de développement et d'aménagement : il ne s'agit pas d'interdépartementalisation.
Le principal problème, c'est que l'État territorial n'a pas suivi en matière de déconcentration. Nous sommes donc en présence de deux systèmes qui ne sont plus parallèles. Cette disjonction peut difficilement perdurer.
Mme Marie Mercier. - Faire du concret, a dit Dominique Bussereau, c'est exactement cela qu'il faut faire ! Nos concitoyens veulent des circuits courts de décision et d'action. L'initiative prise en Saône-et-Loire en matière de santé était à la limite des compétences départementales, mais elle répondait à un besoin de la population.
De bonnes décisions supposent une phase d'observation, celle-ci se fait dans les départements, avec des élus au contact des habitants !
M. Dominique Bussereau. - Je vote les amendements Kerrouche et Mercier ! (Sourires.)
M. François-Noël Buffet, président. - Monsieur le président, nous vous remercions pour ces échanges précieux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 30.
Projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement - Audition de Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, chargée de la citoyenneté
La réunion est ouverte à 18 heures.
M. François-Noël Buffet. - Nous auditionnons Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, en charge de la citoyenneté, sur le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement. Nous devions auditionner Gérald Darmanin, mais celui-ci a été retenu par une réunion avec le Président de la République. Merci de l'avoir remplacé aussi rapidement.
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, en charge de la citoyenneté. - Je vous prie tout d'abord d'excuser Gérald Darmanin qui a été retenu par une réunion avec le Président de la République.
C'est avec solennité et un sens aigu de la lourde tâche qui m'incombe que j'ai l'honneur de venir vous présenter aujourd'hui le projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement.
Cette solennité, nous la devons aux vies fauchées à jamais, aux victimes du terrorisme atteintes dans leur chair et dans leur âme, à tous nos concitoyens qui savent que la logique mortifère peut frapper à tout moment, tant la menace terroriste reste élevée sur notre sol. Ce projet de loi nous oblige donc, collectivement.
C'est un texte indispensable à l'activité des femmes et des hommes qui luttent chaque jour contre la menace terroriste. Il concilie moyens opérationnels au service de la lutte antiterroriste et garanties au service des libertés individuelles.
Ce projet de loi n'est pas guidé par l'émotion. Il a été mûrement pensé, avec une ligne directrice claire : renforcer les moyens de la lutte antiterroriste tout en renforçant les garanties qui entourent la mise en oeuvre des dispositifs opérationnels que nous vous proposons de voter.
Il pérennise l'équilibre entre l'efficacité de l'action antiterroriste et des services de renseignements et la préservation des libertés qui a été atteint avec l'adoption de la loi relative au renseignement du 24 juillet 2015 et de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du 1er novembre 2017, dite loi « SILT ».
Depuis 2017, très conscient de la prégnance de la menace terroriste, le Gouvernement a oeuvré au renforcement des dispositifs de lutte contre la menace terroriste en renforçant les moyens humains, budgétaires et juridiques au profit de l'ensemble des services de renseignement, des forces de sécurité, des magistrats qui mènent un combat sans relâche.
Le 1er novembre 2017, l'état d'urgence prenait fin et les dispositions de la loi « SILT » entraient en vigueur. Elles ont permis, dans le cadre d'une sortie maîtrisée de l'état d'urgence, aux services spécialisés de continuer à disposer d'un cadre législatif efficace et adapté à leurs besoins.
Ceux-ci peuvent ainsi mettre en place des périmètres de protection afin d'assurer la sécurité d'un lieu ou d'un événement ; depuis le 1er novembre 2017, 617 ont été mis en place, mais aucun n'est actif à ce jour.
Les services peuvent aussi procéder à la fermeture des lieux de culte dans lesquels se tiennent ou circulent des idées, propos ou théorie incitant à la commission ou faisant l'apologie d'actes de terrorisme ; depuis le 1er novembre 2017, 5 lieux de culte ont ainsi été fermés.
Il est aussi possible d'édicter, à l'encontre d'individus présentant un niveau de menace caractérisée pour la sécurité et l'ordre publics, des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas) ; depuis le 1er novembre 2017, 452 mesures ont été prononcées, et 73 sont en vigueur à ce jour.
Le juge judiciaire peut aussi être sollicité pour obtenir l'autorisation de procéder à la visite domiciliaire d'un lieu fréquenté par de tels individus - depuis le 1er novembre 2017, 481 visites ont été menées, dont 304 depuis l'attentat contre Samuel Paty -, et à des saisies : 256 ont été réalisées depuis le 1er novembre 2017.
En raison du caractère novateur de ces mesures qui accroissent les pouvoirs de police de l'autorité administrative, vous aviez souhaité, dans un premier temps, limiter au 31 décembre 2020 la durée d'application des quatre dispositions précitées de la loi SILT qu'il vous est aujourd'hui proposé de pérenniser.
Vous le savez, le Gouvernement avait, au premier trimestre 2020, saisi le Conseil d'État d'un projet de loi visant à pérenniser les mesures, mais l'émergence de la crise sanitaire l'avait finalement conduit, pour permettre la tenue d'un débat parlementaire serein, à présenter le 17 juin 2020 en Conseil des ministres un nouveau projet de loi visant à proroger ces mesures. La loi du 24 décembre 2020 a reporté au 31 juillet 2021 la fin de la durée d'application des mesures issues de la loi SILT, et au 31 décembre 2021 la technique de renseignement dite de l'algorithme.
La menace est évolutive, mais toujours élevée. Depuis janvier 2017, la France a subi 14 attentats terroristes islamistes aboutis - 3 en 2017, 3 en 2018, 1 en 2019, 6 en 2020, 1 en 2021 - ayant causé 25 morts et 83 blessés, et les services sont parvenus à en déjouer 36 - 20 en 2017 ; 7 en 2018 ; 4 en 2019 ; 2 en 2020 ; 3 en 2021.
Le travail d'anticipation, de détection et d'identification des vecteurs de la menace est d'autant plus complexe que nous sommes confrontés à des profils protéiformes : sympathisants de la cause djihadiste, détenus radicalisés en détention, sortants de prison condamnés pour terrorisme, individus au profil psychologique perturbé, jeunes individus et enfin, de plus en plus, des individus isolés, sans ancrage dans aucun réseau, inconnus des services, qui se radicalisent seuls dans une forme d'autonomisation de la menace, conformément à ce que Gilles Kepel qualifie de « djihadisme d'atmosphère ».
Tous les passages à l'acte depuis les attentats de novembre 2015 ont été commis par des individus n'ayant jamais séjourné dans la zone syro-irakienne. Sur les neuf derniers attentats commis, aucun des auteurs n'était connu des services de renseignement. Les services sont donc placés au défi de détecter de nouvelles menaces dont les auteurs et les modes opératoires ne sont pas connus et qui ne peuvent pas, par définition, faire l'objet d'une surveillance ciblée a priori. Nous nous devons donc de leur offrir les dispositifs juridiques idoines à cette fin.
Ce projet de loi est un triptyque humain, technologique et éthique.
Humain en ce qu'il se concentre sur des profils à l'égard desquels notre vigilance doit être accrue : sortants de prison condamnés pour terrorisme, individus au profil psychologique perturbé, individus qui recourent de plus en plus à des applications autres que les communications téléphoniques classiques.
Technologique en ce que ce projet de loi adapte les techniques de renseignement à l'évolution des comportements des individus vecteurs de menace et complète ces techniques pour faire face à des besoins nouveaux, notamment liés aux évolutions technologiques.
Éthique enfin, en ce que ces pérennisations et évolutions sont entourées de garanties renforcées, dans le strict respect des libertés individuelles.
Ce projet de loi n'est pas un point de bascule, bien au contraire : il s'inscrit dans une dynamique dont nous vous avons régulièrement rendu compte.
C'est ainsi qu'il vise d'abord à pérenniser les dispositions issues de la loi SILT - périmètre de protection, fermeture de lieux de culte, Micas, visites domiciliaires et saisies -, mais aussi à les modifier ou les compléter grâce à la possibilité de fermer des lieux dépendants d'un lieu de culte, pour éviter que ces lieux ne soient utilisés par les associations qui les gèrent dans le but de faire échec à sa fermeture ; grâce à l'interdiction faite à une personne, sous surveillance administrative et tenue de résider dans un périmètre géographique déterminé, de paraître dans un lieu dans lequel se tient un événement soumis, par son ampleur ou sa nature, à un risque terroriste particulier ; grâce à la possibilité, pour les personnes sortant de prison, qui ont été condamnées pour des faits de nature terroriste à une peine d'au moins cinq ans ferme ou trois ans en récidive, d'allongement de la durée maximale des mesures de surveillance administratives de un à deux ans ; grâce à la création enfin, vis-à-vis des mêmes personnes, d'une mesure judiciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion, susceptible de se cumuler avec ces mesures de surveillance administrative.
Le projet de loi permet aussi à tous les préfets et aux services de renseignement d'être destinataires des informations relatives à la prise en charge psychiatrique d'une personne qui représente, par ailleurs, une menace grave pour l'ordre public en raison de sa radicalisation.
Le projet de loi vise ensuite à pérenniser et adapter les outils à disposition des services de renseignement. À cette fin, le projet de loi entend pérenniser la technique de renseignement dite de l'algorithme. Il apporte en outre des adaptations aux dispositifs existants : élargissement aux URL des données susceptibles d'être recueillies par le biais de la technique de l'algorithme et de celle du recueil en temps réel ; élargissement des possibilités de concours des opérateurs de communications électroniques ; augmentation de la durée d'autorisation de la technique de recueil de données informatiques.
Il crée plusieurs nouveaux dispositifs : la conservation de renseignements aux fins de recherche et développement ; l'interception des correspondances échangées par voie satellitaire.
Nous voulons aussi fluidifier, tout en les encadrant, les échanges de renseignements et d'informations entre services de renseignement. Nous tirons enfin les conséquences de la décision du Conseil d'État du 21 avril French Data Network quant à la conservation généralisée des données de connexion.
Vous le voyez, le Gouvernement est pleinement mobilisé sur ce texte et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. Marc-Philippe Daubresse, rapporteur. - Avec Agnès Canayer, nous sommes évidemment prêts à vous accompagner sur la partie relative à la prévention des actes de terrorisme, destinée à nous doter d'un arsenal efficace tout en respectant les règles de droit. Nous regrettons toutefois que nous ne nous soyions pas doté de cet arsenal dès la commission mixte paritaire du 22 octobre dernier, puisque texte que vous nous soumettez aujourd'hui reprend largement nos propositions. On a donc perdu huit mois...
Le Gouvernement a pris le parti de renforcer l'arsenal des Micas, en augmentant en particulier leur durée. Si les ajustements proposés du dispositif sont utiles, nous sommes très inquiets quant à la constitutionnalité de l'allongement de la durée. En 2018, le Conseil constitutionnel a clairement exprimé qu'il refusait toute extension au-delà d'un an des mesures individuelles de contrôle administratif, « quelle que soit la gravité de la menace qui la justifie ». Sa décision sur la loi Sécurité globale ne nous laisse pas espérer un assouplissement imminent... Or vous avez choisi, par la combinaison des articles 3 et 5, de renforcer les outils dont dispose l'autorité administrative par rapport à l'autorité judiciaire, notamment en ce qui concerne les personnes sortant de prison - il y avait, en effet, des trous dans la raquette. Toutefois, François-Noël Buffet a déposé récemment une proposition de loi, adoptée par le Sénat, qui prévoit un arsenal beaucoup plus complet, placé sous contrôle de l'autorité judiciaire. Ce texte serait donc plus efficient, dans la mesure où le risque d'une censure du Conseil constitutionnel sur l'article 3 est élevé, selon de nombreux juristes. Dans ce cas, ne serait-il pas opportun que l'article 5 comporte un dispositif relatif aux mesures de sûreté plus complet que celui que vous proposez ?
Autre question : qu'attendez-vous de l'article 6 en matière d'amélioration de l'information des services sur les personnes dangereuses et radicalisées suivies en psychiatrie ? Quelles sont les mesures qui vous semblent nécessaires pour renforcer les liens entre soignants et services ?
Enfin, la rédaction du texte concernant la fermeture des lieux de culte mériterait, selon nous, d'être améliorée ; nous déposerons des amendements en ce sens.
Mme Agnès Canayer, rapporteure. - Le projet de loi vise à donner à nos services de renseignement les moyens de répondre à l'évolution de la menace, qui devient, comme vous l'avez dit, une menace plus individualiste, plus autonome. Il est nécessaire aussi de légiférer pour prolonger l'utilisation de la technique de l'algorithme. Il faut également apporter une réponse à la jurisprudence du Conseil d'État et de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sur la conservation des données. Il faut donc adapter nos outils, les pérenniser et les renforcer.
L'échange d'informations entre services est étroitement dépendant de la sécurisation des réseaux de communication. Or les réseaux des services dits du deuxième cercle sont actuellement très inégalement développés et sécurisés. Quels sont les projets de sécurisation des réseaux de transmission et leurs échéances pour les services qui relèvent de votre ministère ?
Le monde judiciaire semble assez inquiet des conséquences de l'article 15 sur leurs activités d'enquête et d'instruction. Que recouvre pour vous la notion de « criminalité grave » qui a été mise en avant par la jurisprudence européenne comme critère permettant l'accès des services et de la justice aux données de connexion ?
Enfin, le cryptage des données sur internet devrait-il faire l'objet, selon vous, d'une régulation française, européenne ou internationale ?
M. Philippe Bas. - Le Sénat avait travaillé sur les quatre dispositions temporaires de la loi SILT qui arrivaient à échéance en décembre 2020. Nous avions formulé des propositions. Le Gouvernement ne les avait pas reprises à l'époque. Il s'en inspire grandement dans ce texte, je ne peux que m'en réjouir, mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pourquoi le travail du Sénat n'a-t-il pas eu l'écho que l'on pouvait espérer, alors que l'on entend dire que le contexte était politiquement très ouvert ?
Nous avons tous été très choqués par l'agression du Président de la République hier. On frémit en imaginant ce qui aurait pu se passer s'il s'était agi d'un acte terroriste ! Savez-vous si un « debriefing » a eu lieu entre les responsables du service de la sécurité présidentielle ? Des lacunes ont-elles été constatées ? Une évaluation a-t-elle été faite ? Pourrons-nous en connaître les résultats ?
Mme Nathalie Goulet. - De nouvelles données seront conservées. Comment la sécurité du stockage sera-t-elle assurée ? S'agissant de la production d'algorithmes, dispose-t-on d'assez de personnes compétentes en la matière en France ? Comment se fait la formation ? Enfin, comment recrutez-vous des spécialistes en langues rares, indispensables pour traduire les documents collectés ?
M. Jean-Yves Leconte. - L'étude d'impact montre que les Micas ont été utilisées à de nombreuses reprises ces dernières années, mais finalement le nombre de judiciarisations a été très limité et il est frappant de constater que le Gouvernement continue à s'appuyer sur des mesures administratives plutôt que d'essayer de renforcer les prérogatives judiciaires, en créant, par exemple, de nouvelles infractions, comme la collection d'images à vocation de propagande ou terroriste.
Nos auditions montrent un problème d'articulation entre les mesures judiciaires ou de suivi et les éventuelles Micas pour les personnes sortant de prison. Ce projet de loi ne répond pas à cette question de cohérence.
En matière de renseignement, l'évolution des technologies fournit de nouvelles possibilités. Il serait logique qu'elles soient contrôlées dans le temps.
Considérez-vous que l'article 15 a sa place dans ce projet de loi dans la mesure où il concerne l'institution judiciaire ? Nous aimerions que le ministre de la justice nous explique pourquoi cet article est nécessaire. On a l'impression d'une improvisation : la séparation des pouvoirs ne semble guère respectée, et l'on n'a pas cherché à voir comment nos partenaires européens, qui sont soumis aux mêmes contraintes liées à la jurisprudence de la CJUE, traitent cette question de l'accès aux données de connexion à des fins judiciaires. Je suis surpris que ces dispositions figurent dans ce texte, alors qu'un projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire est porté par le garde des sceaux.
Enfin, je suis étonné que ce projet de loi ne prenne pas en compte toutes les exigences de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui ont été rappelées dans deux récents arrêts.
M. Jean-Pierre Sueur. - Ma question portera exclusivement sur l'article 19 et sur la question des archives. Nous avons déjà eu l'occasion de légiférer sur les archives : je pense à la loi de 1979 et à celle de 2008, qui ont donné satisfaction à l'ensemble de la communauté scientifique des historiens, des archivistes, bref des gens qui travaillent sur ces questions. Vous avez été saisie, madame la ministre, d'un certain nombre de remarques et de tribunes publiées à ce sujet. Or, à l'Assemblée nationale, il s'est avéré, en dépit des amendements présentés par une grande diversité de groupes, impossible de changer le moindre mot à cet article. Y a-t-il, comme je l'espère, une certaine ouverture à ce sujet du côté du Gouvernement ? Je pense notamment à l'alinéa 5 de l'article 19. Le droit commun est qu'au bout de 50 ans un document est communicable. Or, avec cet alinéa 5, ce délai est prolongé sans aucune limite, c'est-à-dire pendant mille ans, si l'on veut. Ne vous paraîtrait-il pas sage de préciser que, par exception, le délai peut être prolongé au-delà de 50 ans, mais pas de manière indéterminée ?
Il y a aussi la question du caractère opérationnel d'un certain nombre de dispositifs, dont le pouvoir exécutif est seul juge. Dans ce cas-là, on pourra opposer aux chercheurs que le caractère opérationnel de telle ou telle méthode, dispositif ou instrument est toujours en vigueur. Je comprends que se posent des questions de responsabilité et de sécurité, mais n'y aurait-il pas lieu de préciser qu'il s'agit de circonstances où, pour la sécurité nationale, on peut déroger ? Sinon, c'est tellement vague que cela restreint beaucoup les capacités d'accès aux documents.
Je passe à l'alinéa 9. Vous paraît-il possible d'inscrire dans la loi ce qui a été dit par l'une de vos collègues à l'Assemblée nationale, s'agissant des services de renseignement ? Cet alinéa ne porte que sur « certains services de renseignement ». Ce mot « certains » est un peu vague. La ministre a précisé qu'il s'agissait des services qui ont essentiellement pour charge le renseignement. Peut-être serait-il opportun de préciser les choses.
Enfin, je sais qu'un amendement a été présenté à l'Assemblée nationale et n'a pas été adopté, à propos de l'accès aux documents administratifs. La Commission d'accès aux documents administratifs répond aux requêtes mais, une fois qu'elle vous a donné raison, il faut saisir le juge administratif, ce qui peut prendre des années. Pourquoi celui-ci ne pourrait-il pas être saisi en référé ?
Bref, êtes-vous ouverte à une évolution de ce texte, afin d'assurer un bon équilibre entre les nécessités de la recherche scientifique et de l'Histoire, et la préservation d'un certain nombre d'intérêts et de l'efficacité de la lutte contre certaines menaces, tout aussi dignes d'être prises en considération ?
Mme Éliane Assassi. - Quoi qu'on pense des Micas, notre rapporteur Marc-Philippe Daubresse a bien résumé la problématique à laquelle nous sommes confrontés, avec la décision du Conseil constitutionnel et le risque de censure de l'article 3 tel qu'il est rédigé. Au-delà des propositions du rapporteur, le Gouvernement a-t-il envisagé des alternatives pour sortir du risque de censure par le Conseil constitutionnel ?
Sur l'article 19, nous avons beaucoup été sollicités par des collectifs très divers, qui font un certain nombre de propositions, mais celles-ci ne semblent pas recevoir l'assentiment du Gouvernement. Je rejoins les propos de Jean-Pierre Sueur à cet égard. La diversité des associations qui travaillent sur les archives est telle qu'il ne peut s'agir de propositions partisanes. Simplement, elles posent les bonnes questions, sans trouver les bonnes réponses.
M. Ludovic Haye. - J'aimerais des précisions sur l'expression « sous le contrôle global du numérique ». Vous avez parlé de la surveillance par algorithme, et vous avez raison d'avoir poussé l'expérimentation, puisqu'on peut s'apercevoir aujourd'hui qu'elle est utile et qu'elle fonctionne sur le terrain, où l'on surveille en temps réel des comportements qui pourraient s'avérer anormaux - dans le curatif, donc. Le recoupement de fichiers, lui, a un vrai sens dans le domaine préventif. Les élus de terrain sont aveugles sur un certain nombre de personnes qui n'apparaissent sur aucun fichier. Or on sait que le recoupement de fichiers est assez efficace pour aider nos forces de l'ordre ou le renseignement. N'est-ce pas le moment, à partir du moment où l'encadrement est garanti par la CNIL, d'avancer dans ce domaine ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Vous m'avez posé de très nombreuses questions sur beaucoup de sujets différents. Je vais tâcher de répondre à toutes et à tous.
Le prolongement des Micas, à notre humble avis, est vraiment une mesure nécessaire. Pour le moment, notre arsenal juridique ne permet de les prolonger que douze mois pour les personnes qui constituent une menace d'une particulière gravité. Or, entre le 1er novembre 2019 et le 31 octobre 2020, ce sont dix-neuf mesures qui sont ainsi arrivées à échéance après avoir atteint la durée maximale, et qui n'ont pas pu être renouvelées, malgré le niveau de dangerosité des individus en faisant l'objet. Notre objectif, avec cette mesure, est de préparer l'avenir en organisant un suivi vraiment efficace de ces profils dangereux, dont le nombre va croître, hélas, de manière conséquente au cours des prochaines années, car plusieurs détenus terroristes islamistes incarcérés dans les prisons françaises ont été ou seront prochainement libérés : 45 en 2020, 64 en 2021, 47 en 2022 et 38 en 2023 ! Il s'agit donc d'une mesure indispensable pour contenir plus durablement la menace dont ces individus sortant de détention sont porteurs et pour maintenir un contrôle des services qui soit vraiment proportionné à leur niveau de dangerosité. La prolongation se fonde notamment sur la nature de la condamnation et sur le quantum de la peine, et le renouvellement est subordonné à l'existence d'éléments nouveaux et complémentaires.
Sur l'article 6, le dialogue est très dense avec les ARS. Un changement de méthode est en cours, y compris au ministère des solidarités et de la santé, avec l'administration et dans le lien nécessaire entre les différents ministères, les différentes administrations, les différents services, et ce y compris dans le domaine si sensible qui implique les questions de psychiatrie, dont on connaît bien les spécificités et les particularités pour chacun.
Vous m'interrogez sur les échanges entre les services de renseignement. On nous dit que les échanges entre services s'effectuent de manière sécurisée, sur des réseaux classifiés et sécurisés par l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information. Sur la transmission, la mesure vise à mieux cadrer le partage de renseignements entre services. L'idée n'est pas d'ouvrir des capacités ou des droits nouveaux, mais au contraire d'encadrer une pratique permanente et nécessaire, avec de plusieurs objectifs : d'abord, clarifier la possibilité pour un service de renseignement de pouvoir utiliser les données qui auraient été collectées par le biais d'une technique de renseignement à d'autres fins que celles pour lesquelles elles auraient été collectées ; puis, fluidifier et mieux encadrer ces transmissions de renseignements entre services - une fois collectés, si les renseignements s'avèrent utiles à d'autres services, les intérêts fondamentaux de la nation peuvent justifier, voire même commander, leur transmission à d'autres services. Il s'agit aussi d'encadrer les conditions dans lesquelles les services de renseignements peuvent se voir communiquer ces informations par d'autres entités publiques. C'est déjà prévu par la loi de 2015, mais nous souhaitons préciser les informations concernées et les finalités au titre desquelles cette transmission est possible au regard des exigences du Conseil constitutionnel. Nous apportons des garanties importantes. Les conditions procédurales sont renforcées préalablement à toute transmission de renseignements à un autre service. La transmission d'un renseignement est sans impact sur sa durée de conservation, qui reste enserrée dans les mêmes contraintes. Et les échanges de renseignements sont placés sous le contrôle étroit de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).
Sur l'agression dont a été victime le Président de la République, je ne peux que vous renvoyer à l'enquête judiciaire, monsieur Bas. Vous savez qu'en vertu de la séparation des pouvoirs je ne suis pas habilitée à communiquer sur cette enquête, qui est en cours.
Vous m'interrogez aussi sur la pérennisation de l'algorithme. Cette technique vise à détecter une menace de manière précoce, en mettant en évidence les différents comportements téléphoniques ou numériques caractéristiques d'organisations ou de cellules terroristes. Le projet de loi prévoit tout simplement d'étendre son champ d'application aux données URL. Cette technique a déjà démontré son efficacité et son intérêt opérationnels dans la lutte contre le terrorisme. Un bilan de sa mise en oeuvre, rendu au Parlement en 2020, démontre l'utilité du dispositif, qui a permis l'arrestation de trois personnes en 2020, malgré l'absence totale d'ancrage ou d'appartenance de ces trois personnes à un réseau identifié. Cette technique ne porte pas atteinte à la vie privée ni au secret des correspondances, puisque l'usage des algorithmes, limité à la prévention des actes de terrorisme, est autorisé par le Premier ministre après avis de la CNCTR. Le projet de loi apporte de nouvelles garanties puisque l'avis de la CNCTR sera contraignant : le Premier ministre ne pourra pas passer outre un avis défavorable, sauf décision contraire du juge administratif. Les conditions de fonctionnement de l'algorithme sont très strictement encadrées : ce dernier ne porte pas sur les contenus des échanges, mais seulement sur les données de connexion ; il ne se fonde pas sur l'identité des personnes, et lève automatiquement l'alerte lorsqu'une liste précise de conditions techniques est remplie. L'extension proposée ne bouleverse pas le dispositif des algorithmes, ni l'équilibre auquel le législateur était parvenu en 2015, puisque les URL peuvent donner des informations sur les pages consultées mais ne donnent pas en elles-mêmes d'indication précise sur le contenu de l'information qui est consulté.
Sur l'article 15 et la criminalité grave, je vous renvoie à la décision du Conseil d'État, qui a estimé que l'article préliminaire du code de procédure pénale posait les principes de proportionnalité de l'investigation par rapport au respect de la vie privée. Il reviendra à l'autorité judiciaire d'apprécier au cas par cas ce qui relève de la criminalité grave.
Sur l'article 5, la mesure de sûreté plus complète nous semblerait contre-productive, et elle poserait un problème constitutionnel. Notre rédaction de l'article 5 nous semble plus équilibrée.
Vous avez évoqué les Micas. En novembre 2020, une visite domiciliaire menée dans l'est de la France a permis de découvrir au domicile de l'intéressé une arme de poing ainsi que des munitions, qui ont amené à l'ouverture d'une enquête en flagrance pour détention d'armes et à la condamnation de l'intéressé à une peine de six mois d'emprisonnement ; l'exploitation des supports saisis pendant la visite a confirmé son ancrage dans la mouvance djihadiste et sa volonté de commettre une action violente. Une enquête pour association de malfaiteurs terroriste (AMT) a été confiée à la DGSI. En mars dernier, un jeune homme a été mis en examen à Marseille pour des faits d'AMT à l'issue d'une visite domiciliaire conduite par les services de la DGSI qui a permis de confirmer les soupçons du service, grâce à la découverte, notamment, d'une large documentation faisant la promotion des thèses de l'État islamiste et de son projet de commettre une action violente. Ces exemples parlent d'eux-mêmes, je crois.
M. Sueur m'a interrogé sur la question de l'accès aux archives publiques et sur la sécurité des stockages. Cette mesure vise à donner sa pleine effectivité au principe de libre communicabilité des archives. Tout document classifié pourra être automatiquement communiqué, sans qu'aucune formalité complémentaire ne soit nécessaire, à l'exception, bien sûr, des documents, peu nombreux, classifiés ou non, perpétuellement incommunicables en application de la loi. Le champ des archives qui intéresse la défense nationale présente évidemment un intérêt croissant dans le contexte que nous sommes en train de traverser, notamment pour la recherche. Le secret de la défense nationale, qui contribue à l'exigence constitutionnelle de protection des intérêts fondamentaux de la nation, doit être concilié avec l'impératif constitutionnel de droit d'accès aux archives publiques. C'est une ligne de crête ! Le projet de loi propose de rendre les documents classifiés automatiquement communicables à compter de leur délai de communicabilité, qui est de 50 ans, sans pour autant que soit mise en oeuvre une procédure préalable de déclassification. Des exceptions seraient ménagées pour garantir la protection des documents qui présentent une sensibilité particulière, comme par exemple les documents relatifs aux procédures opérationnelles, ou aux capacités techniques des services de renseignement, qu'on ne peut communiquer qu'à compter de la perte de leur valeur opérationnelle, pour des raisons évidentes.
Sur la question de la sécurité du stockage, je veux dire que les réseaux classifiés qui sont sécurisés par l'Anssi, qui sont placés sous son contrôle étroit au sein des services de renseignement, le sont aussi au sein du groupement interministériel de contrôle (GIC), qui est une autorité indépendante qui coiffe cette organisation. C'est donc une double garantie.
Enfin, l'article 19 a fait l'objet d'une consultation étroite avec la communauté des historiens de la part du ministre de l'intérieur. La rédaction proposée reflète un équilibre qui a reçu l'assentiment de ces associations.
M. Jean-Pierre Sueur. - Pourtant, elles viennent nous voir...
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Je vous confirme que le ministre de l'intérieur a échangé avec elles, et qu'un équilibre a été trouvé dans le cadre d'une large consultation. Nous recommandons donc de n'y toucher qu'avec prudence.
Mme Agnès Canayer, rappoteur. - Quand le Gouvernement va-t-il remettre le rapport sur l'évaluation des algorithmes prévu par la loi de 2015 ?
M. Philippe Bas. - Au Sénat, nous connaissons bien la séparation des pouvoirs : nous la pratiquons et la revendiquons. Nous respectons également les prérogatives de la justice. Son rôle est de rechercher les auteurs d'une infraction, de les poursuivre et, le cas échéant, de les sanctionner. Le Sénat n'empiétera jamais sur ces prérogatives ; au contraire, il les défend très régulièrement. Mais la séparation des pouvoirs veut aussi que, lorsqu'il s'agit d'évaluer le fonctionnement d'un service public, la justice ne se prononce pas : cela relève, en interne, des inspections des services et des ministres et, en externe, du contrôle parlementaire. C'est pourquoi, lorsque je vous demande si une évaluation a été conduite sur la manière dont la protection du Président de la République a été assurée hier, je n'empiète nullement sur les prérogatives de la justice : je participe simplement à la mission du Parlement, comme prévu par l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la Constitution de 1958.
Vous avez le droit de ne pas me répondre. Si vous estimez qu'il n'y a pas lieu d'évaluer les risques auxquels le Président de la République peut être confronté, c'est votre droit le plus strict. Il vous est également loisible de me répondre ultérieurement.
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Dans un premier temps, la justice communiquera sur les faits et c'est à elle de le faire : moi, je n'ai pas d'éléments, je ne suis pas en charge de l'enquête.
M. Philippe Bas. - Cela n'est pas ce que je vous demande.
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Est-ce que je partage votre préoccupation que la sécurité du Président de la République soit bien assurée ? Mais bien évidemment, Monsieur le sénateur !
M. Philippe Bas. - Une évaluation a-t-elle été conduite ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Je ne suis qu'une humble ministre déléguée chargée de la citoyenneté qui vient, au pied levé, répondre à vos questions sur un projet de loi. Il ne m'appartient pas d'évaluer ni d'inspecter les services de sécurité de l'Élysée. Nous sommes dans le cadre d'une audition consacrée à un projet de loi précis et il ne m'appartient pas non plus de partager de tels éléments, si tant est que j'en disposerais.
M. Philippe Bas. - Je vous croyais ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur...
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Absolument. Nous pouvons avoir cette joute verbale si vous le souhaitez, mais, même en tant que ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, aussi éminente cette fonction soit-elle, il ne m'appartient pas de gérer la sécurité du Président de la République.
M. François-Noël Buffet, président. - Au-delà de l'acte condamnable et inacceptable qui a été commis hier, la commission souhaite savoir comment les services de sécurité ont réagi face à cette situation. Une analyse sera-t-elle conduite afin d'améliorer la protection du Président de la République ?
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Vous m'auditionnez sur un projet de loi précis. Si vous m'aviez prévenue que vos questions porteraient sur un autre sujet, j'aurais peut-être pu tâcher de recueillir des éléments de réponse.
Je ne suis pas venue faire le procès des services de sécurité du Président de la République. Je suis persuadée que ces services font de leur mieux : ils ont immédiatement isolé l'individu et protégé le Président. Chacun sait ici combien les situations de bains de foule sont sensibles et difficiles.
M. Philippe Bas. - Je pense moi aussi qu'ils ont bien réagi.
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Je déplore donc de ne pouvoir répondre à votre question.
M. François-Noël Buffet, président. - Nous n'attendons pas de réponse immédiate, mais la commission vous fait part de son intérêt pour les questions touchant à la sécurité du Président de la République.
M. Alain Richard. - Vous répondez à notre collègue Daubresse que les mesures administratives sont nécessaires, mais votre réponse me semble incomplète. Le Conseil constitutionnel a écarté la possibilité qu'elles durent plus d'un an, quelle que soit la gravité de la menace. Votre proposition, fortement déconseillée par le Conseil d'État, présente un risque de réitération de la décision négative du Conseil constitutionnel. Cela mérite une évaluation plus approfondie.
M. François-Noël Buffet, président. - C'est pourquoi nous avons voté, il y a quelques jours, un texte qui assure un équilibre entre mesures administratives et mesures judiciaires. Notre texte vous serait utile, car il pourrait contribuer à sécuriser le dispositif. Nous partageons votre objectif de contrôler et de surveiller les individus dangereux qui ont purgé leur peine.
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Permettez-moi d'apporter un élément de réponse à la question de Mme Canayer : le rapport officiel sera remis d'ici au 30 juin. Il sera mis à la disposition du Parlement.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - C'est le jour de la fin de nos débats : nous aurons terminé nos travaux !
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Sur la question de la constitutionnalité de la Micas de deux ans, permettez-moi de vous rappeler que la population visée est différente de celle de 2018. Nous avons tenu compte des remarques du Conseil d'État. C'est pourquoi le Gouvernement a voulu limiter l'allongement aux seules Micas prononcées dans les six mois suivant la sortie de détention. Le Conseil constitutionnel a considéré que « le législateur a limité la durée de la mesure prévue à l'article L. 228-5. Elle ne peut être initialement prononcée ou renouvelée que pour une durée maximale de six mois. Au-delà d'une durée cumulée de six mois, son renouvellement est subordonné à la production par le ministre de l'intérieur d'éléments nouveaux ou complémentaires. La durée totale cumulée de l'interdiction de fréquenter ne peut excéder douze mois. Compte tenu de sa rigueur, cette mesure ne saurait, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, excéder, de manière continue ou non, une durée totale cumulée de douze mois ». Il n'est donc pas fait mention ici de « quelle que soit la gravité ».
M. Marc-Philippe Daubresse. - Certes, mais voici le commentaire de cette décision : « Le Conseil souligne que, quelle que soit la gravité de la menace qui la justifie, une telle mesure de police administrative ne peut se prolonger qu'aussi longtemps que dure cette menace ». Il nous semble donc assez certain que le Conseil constitutionnel censurera votre disposition ; ou alors il modifiera sa jurisprudence, mais c'est peu probable. Vous risquez donc une censure de l'article 3, alors qu'il comporte d'autres mesures intéressantes. Je ne dis pas cela pour mettre le Gouvernement en difficulté ; au contraire, nous partageons votre objectif et c'est pourquoi le Sénat a adopté la proposition de loi déposée par le Président Buffet. Si l'article 3 devait être censuré, comme dans la fable de La Fontaine, vous risquez de vous trouver fort dépourvue lorsque la décision sera venue...
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - Les individus concernés relèvent du haut du spectre. Le commentaire que vous citez n'a pas valeur de force jugée. Nous sommes sur une ligne de crête.
La limite des douze mois peut se révéler inadaptée et peu dissuasive pour certains individus, habitués à endurer des conditions difficiles - en zone de combat ou en détention. Quelque dix-neuf Micas sont arrivées à échéance, alors même que la menace persiste. En outre, ces individus font souvent l'objet d'un contrôle judiciaire à leur sortie de détention restreint, voire inexistant. C'est pourquoi le Gouvernement a proposé l'allongement de la Micas à vingt-quatre mois pour les sortants de détention et la création d'une mesure de sûreté judiciaire orientée vers l'accompagnement et la réinsertion.
Nous devons être réactifs, car les sorties de détention sont parfois prononcées quelques heures à peine avant la sortie effective, ce qui ne permet pas toujours la mise en place immédiate d'une mesure judiciaire, alors que le ministre de l'intérieur peut décider l'instauration d'une Micas en quelques heures seulement. Et nous devons sécuriser la Micas telle que nous la pratiquons déjà actuellement, car il ne faudrait pas que les juges fassent de la mesure judiciaire une mesure exclusive de la Micas, ce qui pourrait aboutir à des résultats paradoxaux sur le plan opérationnel.
Enfin, je tiens à rappeler que le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi de la différence objective de situation entre les personnes radicalisées n'ayant pas été condamnées pour des faits en lien avec le terrorisme et celles ayant fait l'objet d'une telle condamnation.
M. Philippe Bas. - Cela s'appelle du wishful thinking !
Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée. - De la pensée magique en bon français.
M. François-Noël Buffet, président. - Nous constatons que nous avons donc des points de divergence.
Je vous remercie d'être venue ce soir devant notre commission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.
Jeudi 10 juin 2021
- Présidence conjointe de MM. Christophe-André Frassa, vice-président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Justice et affaires intérieures - « Pouvoir régalien et droit européen » - Audition de MM. Daniel Calleja Crespo, directeur général du service juridique de la Commission européenne, Bertrand Dacosta, président de la Xe chambre de la section du contentieux du Conseil d'État, Guillaume Drago, professeur de droit public à l'université Paris 2 Panthéon-Assas, Mmes Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'université Toulouse 1 - Capitole, directrice de l'Institut de recherche en droit européen, international et comparé, Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des armées, et M. Jean-François Ricard, premier procureur du Parquet national antiterroriste
M. Jean-François Rapin, président. - Je remercie le président de la commission des lois, François-Noël Buffet, représenté par Christophe-André Frassa aujourd'hui, d'avoir accueilli favorablement ma proposition d'organiser ensemble cette table ronde destinée à éclairer sur le Sénat sur les moyens d'articuler l'exercice du pouvoir régalien avec nos obligations européennes. Cette question a émergé dans le débat public à la faveur de l'interprétation que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a récemment faite du droit européen.
En février dernier, l'ancien secrétaire général du Conseil Constitutionnel, Jean-Éric Schoettl, affirmait que l'Union européenne avait renoncé à assurer sa protection et pointait du doigt le « dispositif anti-régalien qu'elle met en oeuvre », alors que, aux termes des traités, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. Il s'agit là d'un point de vue très critique quant à une tendance de fond qui serait confirmée par la récente jurisprudence de la Cour. Depuis 2014, par exemple, celle-ci restreint la conservation des données de connexion, au risque de remettre en cause 90 % des enquêtes judiciaires qui les exploitent ; en octobre 2020, elle a encore limité le recours à la géolocalisation en temps réel et aux données de connexion pour les besoins du renseignement, même si la loi prévoit des garde-fous pour protéger la vie privée tout en prévenant les atteintes graves à la sécurité publique. Tout cela inquiète les services d'enquête et de renseignement, au regard des menaces, notamment terroristes, qu'ils ont pour mission de parer.
En réponse, le Conseil d'État, par un arrêt du 21 avril 2021, a exploré chaque brèche ouverte par le juge européen pour maintenir autant que possible la législation nationale en matière de conservation des données, au nom des « exigences constitutionnelles relatives à la sécurité nationale et à la lutte contre la criminalité » et le Gouvernement propose de nouvelles évolutions législatives, que le Sénat examinera fin juin.
Parallèlement, la CJUE délibère sur l'application de la directive « temps de travail » de 2003 aux membres des forces armées. En envisageant de concilier le droit des militaires à la sécurité et à la santé au travail avec les nécessités des forces armées, y compris par une limitation du temps de travail, l'avocat général de la Cour a alarmé notre armée, laquelle rappelle le principe de disponibilité et juge ces règles européennes inapplicables, et pas seulement en opérations. Le Gouvernement invoque même une atteinte à l'identité nationale ; l'armée française étant l'armée européenne la plus engagée sur des théâtres extérieurs, elle est de facto la première visée. L'avocat général suggère d'ailleurs lui-même que la France pourrait démontrer la nécessité, pour elle, de déroger, plus que d'autres, à la directive précitée.
Le droit européen tel qu'interprété par la Cour européenne serait-il en voie d'empêcher l'exercice du pouvoir régalien et de brider la souveraineté des États membres, voire de les priver de leur identité constitutionnelle ? C'est ce que semble indiquer la Cour constitutionnelle allemande dans son arrêt de mai 2020, dans lequel elle a non seulement constaté que les actes juridiques de la Banque centrale européenne (BCE) n'étaient pas suffisamment motivés, mais aussi critiqué la motivation de la proportionnalité de l'arrêt de la CJUE qui, elle, avait jugé en 2018 la politique de la BCE conforme au droit européen. La Commission a d'ailleurs ouvert hier une procédure d'infraction contre l'Allemagne à la suite de cet arrêt.
Paradoxalement, ce débat intervient alors même que la pandémie a provoqué une prise de conscience quant à la dépendance de l'Union européenne à l'égard de l'extérieur en matière sanitaire et industrielle, et que parler de « souveraineté européenne » n'est plus tabou à Bruxelles. L'Union européenne, construction sui generis, repose fondamentalement sur le partage de souveraineté consenti par ses membres ; les évolutions en cours sont-elles le signe que, au-delà du partage de souveraineté, nous serions sur la voie d'un déni des souverainetés nationales, sans pour autant affirmer une volonté souveraine européenne ?
M. Christophe-André Frassa, vice-président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Comment concilier l'exercice des pouvoirs régaliens, comme ceux qui relèvent des méthodes de renseignement ou de l'organisation de nos forces armées, avec certaines règles du droit de l'Union européenne, comme celles relatives à la protection des données, au commerce électronique ou au temps de travail ?
Cette table ronde s'inscrit dans une perspective très concrète, car le Sénat examinera en séance publique le 29 juin, et en commission des lois dès le 16 juin, l'un des exemples de mise en oeuvre de cette nécessaire conciliation : le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, adopté par l'Assemblée nationale, qui vise notamment à modifier le régime actuel d'accès à des données de connexion à des fins de renseignement pour la lutte contre le terrorisme afin de prendre en compte les exigences de la CJUE. D'autres exemples interviendront ensuite.
J'adresse mes remerciements à l'ensemble des intervenants qui vont nous éclairer sous des angles différents, mais complémentaires, en nous faisant part de la vision du terrain, des juges, des universitaires et des institutions européennes.
M. Jean-François Rapin, président. - Sans avoir l'ambition de traiter le vaste sujet de l'articulation entre le pouvoir régalien et le droit européen, notre table ronde vise à appréhender les conséquences concrètes de la jurisprudence européenne avant d'aborder le débat de fond qu'elle soulève. Je remercie vivement les intervenants présents avec nous ce matin.
Je vous propose d'articuler nos échanges en deux temps. Le premier sera consacré au constat, présenté par Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des armées, et M. Jean-François Ricard, premier procureur de la République antiterroriste près le tribunal judiciaire de Paris. Le second, plus théorique, s'arrêtera sur l'articulation à trouver entre pouvoir régalien et droit européen ; nous bénéficierons de l'analyse juridique nationale du Conseil d'État, représenté par M. Bertrand Dacosta, président de la Xe chambre de la section du contentieux, et de l'analyse du service juridique de la Commission européenne, avec M. Daniel Calleja Crespo, son directeur général. Nous solliciterons ensuite l'avis des experts, en nous tournant vers Mme Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'Université Toulouse 1 - Capitole et directrice de l'Institut de recherche en droit européen, international et comparé (IRDEIC), et M. Guillaume Drago, professeur de droit public à l'Université Paris 2.
Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des armées. - Merci aux commissions concernées de susciter ces échanges interdisciplinaires sur un sujet qui est au coeur de nos préoccupations. J'ai été invitée à m'exprimer sur l'inquiétude des acteurs régaliens. Celle-ci est réelle, mais nous ne sommes pas pour autant abonnés à la déploration. Nous tenterons de forger ensemble des pistes tangibles répondant aux enjeux qu'affrontent les services régaliens de l'État sur la scène européenne.
Nous sommes pleinement engagés en faveur de la construction d'une Europe de la défense, laquelle relève, pour l'essentiel, du pilier intergouvernemental. La France a ainsi suscité le lancement de l'Initiative européenne d'intervention, qui vise à renforcer une culture stratégique commune entre différents États membres plus désireux d'intervenir. L'impulsion de la France a également pris la forme de nouveaux instruments destinés à faire en sorte que le budget de l'Union concoure à l'autonomie stratégique européenne via la création du Fonds européen de la défense, lequel doit contribuer aux efforts capacitaires des États ou le financement de programmes en matière de mobilité militaire à l'échelle européenne.
Il faut toutefois se garder d'un effet déformant : l'Europe, c'est d'abord, plus que l'activité du pilier intergouvernemental, l'activité du législateur européen, sous le regard de la Cour de justice. Cette activité intéresse directement le ministère des armées, décrit parfois comme un petit État dans l'État, tant il touche, par les différentes facettes de ses activités, à toutes les politiques publiques. Au-delà même du domaine de la politique de défense et de sécurité commune, le ministère des armées est donc très exposé aux initiatives du législateur européen, qu'il s'agisse de marchés publics ou d'environnement, de droit social, de données numériques, de circulation aérienne, de réglementation des substances chimiques, etc. Tout nous touche, sinon dans l'exercice même du pouvoir régalien, au moins dans ses moyens d'action. Or nous sommes, à l'évidence, moins à même de défendre sur la scène européenne la singularité militaire chère à notre chef d'état-major des armées. Elle n'est, d'abord, qu'un des aspects que le négociateur français prendra en compte dans la consolidation de la position française ; ensuite, il faut le dire, la France est parfois isolée sur la scène européenne en ce qui concerne les sujets régaliens. À cet égard, il faut relever que les ministres de la défense européens ne disposent pas, à l'échelle européenne, de la même facilité de se réunir que les titulaires d'autres portefeuilles. Enfin, l'application du droit européen s'opère sous le regard d'une Cour de justice qui ne fait aucun cas de la réserve de compétence organisée par les traités au profit des États en matière de sécurité nationale. Sur cette lancée, on relève aussi des initiatives de plus en plus nombreuses du Parlement européen sur des sujets qui nous semblent être complètement à l'écart du champ d'application du droit de l'Union, en matière d'intelligence artificielle de défense ou d'exportation d'armements, par exemple.
Cela étant dit - et c'est là que nous ne sommes pas dans la déploration -, sur bien des sujets majeurs, les armées participent de manière positive au processus d'élaboration du droit européen et celui-ci est en mesure d'atteindre un point d'équilibre. C'est par exemple le cas, selon moi, en matière de marchés publics, un domaine entièrement régi par le droit européen. Le ministère met ainsi à profit tous les régimes prévus, tout en conservant la possibilité de se placer en dehors du champ du droit de l'Union en application de l'article 346 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) lorsque les intérêts essentiels de sécurité strictement appréciés l'exigent. La France joue vraiment le jeu : près de 40 % des avis de marchés publics de défense et de sécurité publiés à l'échelle européenne émanent de notre pays. Nous nous sommes donc pleinement saisis de ces règles, qui promeuvent une plus grande concurrence sur la scène européenne. Nous ne sommes donc pas toujours dans l'opposition.
En revanche, nous sommes confrontés depuis quelques années à une difficulté croissante dans l'articulation entre pouvoir régalien et droit européen en raison de certaines jurisprudences et de la place prise par les contentieux portés devant les juridictions supranationales sur certains des sujets les plus emblématiques des compétences régaliennes. À ce titre, les années que nous venons de vivre ont marqué une véritable rupture dont il est intéressant que l'on discute ici.
Deux cas ont touché de très près la France : la question de la conservation des données de connexion et celle d'une éventuelle reconnaissance de l'applicabilité de la directive sur le temps de travail aux militaires. Sur la première, le dernier big-bang remonte aux arrêts rendus par la Cour le 6 octobre dernier selon lesquels la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, c'est-à-dire de toutes les données des Français pour une période limitée, bien sûr, porte par elle-même atteinte, quelles que soient les garanties qui entourent l'accès par les autorités publiques à ces données, à la vie privée et à la liberté d'expression.
Pour résumer un arrêt foisonnant, mais pas toujours soutenu par un raisonnement rigoureux, trois points principaux présentaient des difficultés particulières pour les seuls services de renseignements.
Tout d'abord, la Cour a étendu la portée de son arrêt dit Tele2 Sverige de décembre 2016 qui visait la collecte de données à des fins d'enquêtes pénales aux activités de renseignement, alors même que le TFUE organise, en matière de sécurité nationale, une claire réserve de compétence, et non une clause interprétative. Celle-ci a été énoncée dans les termes du paragraphe 2 de l'article 4 du traité de Lisbonne, avec, d'ailleurs, une forte participation de nos amis britanniques. Or la Cour considère que la transmission de données par des opérateurs de communications électroniques à l'État, voire leur simple concours passif quand ceux-ci laissent des services de renseignement accéder à leur réseau, pose les mêmes problèmes que la conservation de données imposée aux opérateurs. Elle affirme donc de part en part sa compétence en matière de sécurité nationale, dès lors qu'un tiers non étatique, soumis au droit de l'Union, est concerné. Dans un système où tout serait nationalisé et où l'État ne ferait que se parler à lui-même, nous ne connaîtrions peut-être pas la même approche jurisprudentielle, mais cela n'est ni possible ni désirable.
Ensuite, la Cour subordonne une large partie de l'activité des services de renseignement à ce qu'elle décrit comme des circonstances exceptionnelles, ou essentiellement exceptionnelles, laissant ainsi entendre qu'il ne saurait y avoir en la matière de régime pérenne de juste conciliation des intérêts en présence, tel que le législateur français s'était efforcé de le mettre en place en 2015. Il s'agissait alors de trouver un équilibre entre sécurité et liberté qui soit conforme à la conciliation des principes en présence. La Cour ne concède que la possibilité de prévoir un régime dérogatoire et temporaire de conservation généralisée et indifférenciée des données en cas de menace grave actuelle ou prévisible pour la sécurité nationale.
Enfin, la Cour impose directement des restrictions très préjudiciables à un certain nombre de techniques de renseignement qui avaient été introduites dans la loi française après un travail préparatoire associant la représentation nationale et qui ont été validées par le Conseil constitutionnel. Un exemple : la Cour n'admet la géolocalisation en temps réel qu'en matière de contre-terrorisme alors que cette technique est très utilisée dans toutes les autres finalités, de la contre-ingérence à la lutte contre la criminalité organisée. En matière pénale, la Cour va encore plus loin et les conséquences qui pourraient résulter de son arrêt pour les capacités d'élucidation judiciaire, y compris en termes de libertés publiques pour disculper des personnes ayant été mises en cause à tort, sont très sérieuses.
Même si la Cour ménage quelques souplesses, dont certaines, malheureusement, comme l'a relevé le Conseil d'État après les opérateurs, sont tout simplement impossibles à mettre en oeuvre pratiquement, cela témoigne d'une évolution préoccupante, qui a suscité une véritable alarme à l'échelle du Gouvernement tout entier. La Cour a, en définitive, approfondi une ligne jurisprudentielle la conduisant à se saisir de sujets qui sont au coeur de la souveraineté nationale, au risque de porter atteinte à l'autonomie politique des États et d'imposer ce que certains voient comme un véritable désarmement par le droit.
C'est pourquoi, devant le Conseil d'État, le Gouvernement a d'abord soutenu que la Cour avait méconnu les compétences de l'Union européenne délimitées par le droit primaire, violant ainsi le principe d'attribution. Ce contrôle ultra vires est pratiqué par la Cour de Karlsruhe, parmi d'autres. Il se fonde sur le principe de souveraineté selon lequel les États détiennent seuls et conservent la compétence de leurs compétences, contrairement à l'Union européenne, qui en est dépourvue.
Notre ordre constitutionnel dispose que la souveraineté est nationale, qu'elle appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants ou par la voie du référendum. Aussi, nous admettons la jurisprudence de la CJUE à condition qu'elle ne prive pas d'effectivité les principes constitutionnels essentiels qu'a retenus le Conseil d'État, qui, revisitant sa jurisprudence Arcelor, s'est efforcé de donner un mode d'emploi aussi respectueux que possible du principe de primauté du droit de l'Union : en l'absence de protection équivalente du principe constitutionnel invoqué dans le droit de l'Union, une interprétation du droit de l'Union conforme à la Constitution et une mise à l'écart de l'acte de droit de l'Union seulement si c'est nécessaire au respect de la Constitution.
L'arrêt du Conseil d'État du 21 avril préserve pour l'essentiel les capacités opérationnelles des services. S'il consacre l'exception de menaces graves, qui permet seule la conservation des données de connexion, le Conseil d'État estime que l'accès à ces données pour la lutte contre la criminalité grave est possible et il rejette les restrictions à l'emploi de certaines techniques.
On a toutefois le sentiment que les murs porteurs de la maison régalienne sont un peu ébranlés. Le Conseil d'État a jugé que le droit de l'Union s'appliquait en matière de renseignements techniques. Or d'autres dossiers sont en cours d'examen devant la CJUE, laquelle pourrait être d'un avis différent du Conseil d'État. Nous craignons particulièrement la remise en cause, par l'arrêt Schrems II, du régime de la surveillance internationale, qui nécessite un concours des opérateurs quand même très emblématique du pouvoir régalien.
Par ailleurs, le Conseil d'État impose que le pouvoir du Premier ministre en matière de renseignement soit subordonné à l'avis suspensif d'une autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), ce qui signifie la fin du privilège du préalable du Premier ministre, et donc paraît délicat au regard de l'article 21 de la Constitution, qui confie la responsabilité de la défense nationale au Premier ministre, même s'il ne s'agit pas d'un avis conforme.
S'agissant de la directive relative au temps de travail, la France ne l'a pas transposée aux forces armées, considérant notamment qu'elle ne s'appliquait pas aux militaires du fait des stipulations du droit primaire et que l'Union ne disposait pas de compétences en la matière. Elle a rappelé, avec d'autres États membres, cette position dans une audience à la Cour de justice le 21 septembre dernier, faisant valoir que la santé et la sécurité des militaires étaient garanties par des règles protectrices sui generis, dans le cadre d'un statut qui ménage un équilibre entre droits et devoirs adapté à la singularité de l'engagement.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous reviendrons sur cette directive relative au temps de travail à travers les questions.
M. Jean-François Ricard, procureur antiterroriste de la République. - Mon propos sera celui du simple praticien du droit que je suis redevenu après avoir quitté la Cour de cassation.
L'état de la menace terroriste d'aujourd'hui n'a plus aucun rapport avec celui des années 90, menace constituée alors par quelques centaines d'individus. Le terrorisme est devenu un phénomène de masse. On compte à ce jour 500 détenus pour des faits de terrorisme djihadiste, chiffre inimaginable il y a une vingtaine d'années. De même, plus de 700 enquêtes sont menées actuellement du chef de terrorisme, avec un peu plus de 400 informations ouvertes.
La menace est double : exogène, avec des menaces en provenance du Levant et de la zone saharo-sahélienne ; endogène, y compris avec des jeunes extrêmement radicalisés - il a fallu procéder récemment à plusieurs arrestations, alors que de nouveaux projets étaient en préparation.
Ajoutons que, chaque année, environ 70 personnes condamnées pour des infractions terroristes de type djihadiste sont remises en liberté.
Enfin, depuis quelques mois, on assiste à une montée en puissance impressionnante d'un terrorisme d'ultradroite.
La justice antiterroriste comprend des éléments similaires à ceux de la justice pénale traditionnelle : identifier les auteurs, rassembler les éléments de preuve et juger les personnes poursuivies. Cependant, elle a une fonction qui lui est propre : la prévention de ces infractions ouvertes du chef d'association de malfaiteurs à finalité terroriste.
Dans ces infractions, les données de connexion jouent un rôle prépondérant. L'activité terroriste se caractérise par trois éléments : sa clandestinité, qui fait de l'identification des auteurs une priorité, notamment par les croisements de données de connexion ; elle est le fait d'individus qui se déplacent constamment, d'où un nécessaire travail sur ces données ; et ces individus agissent en réseau, dont il faut déterminer les relations, là encore grâce aux données de connexion.
Ce travail à partir des données de connexion représente environ 80 % de l'activité des agents chargés de la lutte antiterroriste. Sans une exploitation fine de ces données, bon nombre d'enquêtes n'auraient jamais pu être ouvertes.
À l'heure actuelle, nous ne disposons pas de méthodes d'enquête susceptibles de remplacer ce travail. Sans les données de connexion, toute une série d'enquêtes ne pourraient pas être ouvertes, une grande partie des personnes soupçonnées d'activités terroristes ne pourraient pas être identifiées, et, si elles l'étaient, il serait extrêmement difficile de réunir des éléments de preuve suffisants pour pouvoir les poursuivre ou les condamner. Mécaniquement, cela augmente significativement le risque d'attentats terroristes dans notre pays.
L'identification des terroristes à partir des données passées est un élément fondamental : cela permet d'obtenir des preuves de contact, des preuves de déplacement, des preuves de comportement suspect.
À la suite de la création du parquet antiterroriste, quarante dossiers criminels ont pu être jugés devant la cour d'assises de Paris depuis septembre 2019. L'immense majorité de ces procédures n'aurait pas abouti sans ces éléments.
En septembre prochain débutera à Paris le procès des attentats du 13 novembre 2015. La plus grande part du travail des enquêteurs, notamment belges, a été menée à partir de ces données de connexion.
Coulibaly a été l'un des principaux acteurs, avec les frères Kouachi, des attentats de janvier 2015. Au cours de l'enquête, quatre de ses proches ont été identifiés comme lui ayant apporté un soutien logistique et une assistance déterminante dans la commission des faits. Deux d'entre eux ont été identifiés par leur ADN, deux autres grâce à l'exploitation de la téléphonie. L'un d'eux avait utilisé pendant la phase de préparation des attentats dix-sept lignes mobiles, ce qui a permis de mettre au jour les contacts opérationnels dont il avait bénéficié. Ce sont ces éléments qui ont permis de les faire juger par la cour d'assises et de les faire condamner.
Dans le cas de la tentative d'attentat du Thalys, le 21 août 2015, c'est à partir de l'historique de connexion des comptes et des messages archivés de son auteur que les enquêteurs ont identifié ses principaux correspondants. À partir d'un individu résidant en Allemagne, totalement inconnu à l'époque, il a été possible de reconstituer tout son parcours depuis les zones de l'État islamique en Syrie jusqu'en Europe, travail qui a aussi permis de mettre en évidence l'arrivée par la même occasion de la majorité des membres du commando du 13 novembre.
À l'automne 2020, dans les cas de l'assassinat de Samuel Paty, de l'attentat devant les anciens locaux de Charlie Hebdo et de l'attentat devant la basilique de Nice, chaque fois nous avions affaire à des individus isolés ; nous avons dû néanmoins rechercher les réseaux et les complices de ces individus, et ce uniquement à partir des données de connexion. On a ainsi pu mettre en évidence des réseaux soit tchétchène soit pakistanais.
L'arrêt de la CJUE a conduit à l'interdiction, pour faire court, de la conservation massive et indifférenciée des données. Des pistes de sortie ont été envisagées, mais elles sont totalement inopérantes. Heureusement est intervenue la décision du Conseil d'État du 21 avril 2021 qui évite d'obérer notre capacité opérationnelle, tant en matière de renseignement que d'enquête judiciaire. Comme Claire Legras, je reste très inquiet. Pour être en relation très régulière avec les services de renseignement, je m'étonne qu'il n'y ait pas plus d'actions terroristes sur notre territoire. Cet arrêt du Conseil d'État permet de continuer à travailler dans le respect des libertés et des textes en vigueur, mais je reste attentif à l'évolution de la jurisprudence, qui pourrait de nouveau nous fragiliser. Mon espoir demeure limité.
M. Jean-François Rapin, président. - Concernant le temps de travail des militaires, nous sommes très inquiets sur l'optique envisagée par la CJUE. Le ministère des armées anticipe-t-il un changement complet de paradigme au sein de l'armée française ?
Mme Claire Legras. - La CJUE rendra son arrêt le 15 juillet. L'avocat général sera-t-il suivi, qui a proposé de distinguer ce qu'il appelle les activités dites « ordinaires » des activités dites « de haute valeur ajoutée » ou spécifiquement militaires des forces armées, alors même que nous avions fait valoir que dans le cas d'une armée entièrement professionnalisée comme l'armée française, cette distinction n'avait pas de sens ? On peut craindre effectivement que ses conclusions soient suivies. En droit, notre cause est pourtant bonne, qu'on se réfère au traité, à la directive elle-même ou à des précédents jurisprudentiels.
Pourrait-on s'accommoder, le cas échéant, de cette jurisprudence ? Non ! Pourquoi la transposition de la directive poserait-elle des problèmes insurmontables à une armée entièrement professionnelle telle que l'armée française, ce qui n'est pas le cas de toutes les armées européennes ?
Premièrement, la directive Temps de travail repose sur une gestion individuelle du temps de travail qui est incompatible avec l'organisation des forces armées, qui est nécessairement collective.
Plusieurs dispositions de la directive prouvent que ses rédacteurs n'avaient pas à l'esprit qu'elle pourrait s'appliquer aux militaires : à preuve les règles relatives à la durée maximale de travail ou au travail de nuit. La directive a prévu de nombreuses dérogations pour certains métiers, mais aucune pour l'armée, ce qui prouve bien qu'elle n'était pas destinée aux armées. Même les règles encadrant les activités de garde et de veille sont inadaptées.
S'y ajoutent des éléments moins objectifs et, partant, plus difficiles à faire admettre sur la scène européenne. Même une application partielle ou temporaire, fondée sur la summa divisio de l'avocat général, serait insuffisante : l'armée française a externalisé et délégué à des civils ce qui n'est pas spécifiquement militaire. Nous sommes face au syndrome de la demi-dalle d'Astérix gladiateur ! (Sourires.) Dans nos armées, cela n'existe pas, ou du moins cela n'existe plus.
Cette directive porterait directement atteinte à l'unité de sort des militaires, qui se traduit par un statut unique, coeur de la cohésion et source de l'efficacité de nos armées.
De plus, l'activité militaire est un continuum entre la formation, l'entraînement et le déploiement, sur des théâtres marqués par une violence qui va croissant. Les militaires relevant de ma direction, du jour au lendemain, peuvent être envoyés au Sahel ou au Levant donc doivent toujours être en pleine possession de leurs aptitudes militaires, d'autant que, dans le contexte stratégique actuel, il n'y a plus de distinction entre temps de paix et temps de guerre : les hommes doivent être prêts en permanence.
En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la France joue un rôle éminent pour le maintien de la sécurité internationale, notamment face aux terroristes, qui, eux, ne sont évidemment pas soumis à de telles règles, si peu réalistes.
Le statut militaire français avait fait l'objet d'un précontentieux : le sujet a fini par être classé - au terme d'une longue discussion, la Commission européenne s'est rangée à nos arguments -, mais il a rebondi à l'occasion de l'affaire relative à un garde-frontière slovène estimant que, quand il dort dans son chalet de montagne, une semaine tous les deux mois, il doit être payé en heures supplémentaires.
À la faveur de ce contentieux, la Cour va juger erga omnes ce qu'il en est du statut militaire. Les enjeux sont tels que, si nous ne sommes pas suivis, nous plaiderons devant le juge administratif en suivant la ligne que nous avons adoptée dans l'affaire des renseignements. J'ajoute que le statut militaire n'a pas été mis en partage avec l'Union européenne et que le principe de disponibilité en tout temps et en tout lieu a désormais une traduction constitutionnelle, à savoir le principe de libre disposition des forces armées, qui nous semblerait atteint dans son effectivité par cette transposition.
M. Jean-François Rapin, président. - Ces rappels semblent évidents, si bien que la situation paraît absurde : comment comparer le statut d'un garde-frontière slovène avec celui d'un pilote de chasse ou d'un sous-marinier ?
Mme Claire Legras. - Ou même d'un militaire intervenant en soutien : au sein de l'armée française, le pilote et le mécanicien sont soumis aux mêmes contraintes.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le Procureur, disposons-nous des mêmes capacités pour traiter les données numériques traditionnelles et les données du dark web ? Par ailleurs, les écoutes sont-elles menacées par la décision du juge européen ?
M. Jean-Yves Leconte. - Les écoutes, notamment judiciaires, représentent 80 % des interceptions sur les réseaux : à ce titre, la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) nous a fait part de son inquiétude au sujet de l'article 15 du projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement. Les procureurs pourront-ils utiliser les données obtenues avec le nouveau dispositif, lequel ressemble beaucoup à une usine à gaz ? Il ne s'agit pas d'une spécificité française : tous les pays ont besoin de ce type d'écoutes. Dans sa rédaction actuelle, l'article 15 n'a donc pas sa place dans ce projet de loi, compte tenu de son impact sur le fonctionnement de la justice. Comment nos partenaires font-ils face à ces contraintes ?
M. Jean-François Ricard. - Premièrement, il ne s'agit pas seulement des écoutes, qui sont désormais très limitées, mais de l'analyse des lieux de connexion, destinée à identifier les terroristes, à les localiser, à déterminer leurs activités et leurs relations sur la base des réquisitions obtenues. Ce travail porte essentiellement sur le domaine classique; le dark net relève, quant à lui, du pur renseignement. L'action menée à cet égard peut ensuite avoir une traduction judiciaire, mais elle reste très limitée.
Deuxièmement, les positions des autres pays d'Europe sont assez contrastées. Certains font la sourde oreille. Ils attendent que l'orage passe, à tort ou à raison : c'est le cas de l'Italie. D'autres, comme la Suède et l'Allemagne, ont cherché des demi-solutions. La plupart de ceux qui ont commencé à mettre en application la doctrine résultant des arrêts de la Cour de justice sont en grande difficulté.
Troisièmement et enfin, je comprends l'inquiétude de la CNPR. Pour ma part, je suis dans une situation un peu privilégiée, la notion de menace s'appliquant clairement aux questions terroristes. La notion de criminalité grave devrait être appréciée de manière objective ; néanmoins, la criminalité moins grave ne pourra pas se voir appliquer ces moyens d'investigation. Aussi, mes collègues risquent de se trouver démunis pour faire face, par exemple, à un vol à la tire dans le métro. Ces jurisprudences auront des conséquences très concrètes et très rapides pour la lutte contre l'insécurité.
Mme Claire Legras. - L'article 15 ne traite pas de la seule conservation à des fins judiciaires. Tel que rédigé, il assure une codification des remarques formulées par le Conseil d'État. Il distingue les catégories de données et comprend la notion de menace pour la sécurité nationale. Celle-ci doit être réévaluée tous les ans au moins et justifie seule la conservation généralisée des données de connexion. De plus, toutes les questions d'accès seront traitées dans les codes métiers - code de procédure pénale, code de la sécurité intérieure, etc.
Dans le domaine du renseignement, l'affaire Quadrature du Net a donné lieu à une audience sans précédent, qui a duré deux jours. Pas moins de seize États se sont associés pour plaider que la question traitée n'entrait pas dans le champ du droit de l'Union européenne et que les conséquences du jugement pouvaient être extrêmement graves. À présent, arrivera-t-on à reprendre la main ?
Un projet de règlement destiné à se substituer à la directive en cause est en discussion sur la scène européenne depuis quatre ans. Avec plusieurs de ses partenaires, la France propose d'y introduire un article excluant complètement du champ de la réglementation ce qui a trait à la sécurité nationale ; mais cette évolution, permise par le droit communautaire, n'est pas vue d'un très bon oeil par le Parlement européen.
M. Bertrand Dacosta, président de la Xe chambre de la section du contentieux du Conseil d'État. - La décision rendue par le Conseil d'État le 21 avril dernier est atypique à bien des titres, à commencer par son volume.
Dans cette affaire, le Conseil d'État a été confronté à une série de contentieux portant sur des demandes d'annulation du refus d'abroger les dispositions réglementaires faisant obligation aux opérateurs de communications électroniques de conserver de manière générale et indifférenciée les données de connexion. Étaient également contestés divers décrets pris pour l'application de la loi relative au renseignement, en 2015 et en 2016.
Ce contentieux a duré cinq ans : avant même les questions préjudicielles devant la Cour de justice, il a été assorti d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
L'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 6 octobre 2020 comporte une avancée notable : il reconnaît aux États membres la possibilité d'imposer une obligation de conservation généralisée et indifférenciée des données pour des motifs liés à la sécurité nationale. En revanche, la Cour réitère que cette obligation est exclue dans les autres cas, même pour des motifs liés à la lutte contre la criminalité grave, quelles que soient les garanties apportées en amont par la loi pour encadrer l'accès aux données.
À la suite des questions préjudicielles, le Conseil d'État a repris la main. Il a commencé par compléter le mode d'emploi antérieur, défini par son arrêt Arcelor de 2007, quant à l'articulation du droit national et du droit de l'Union européenne. Les requérants invoquaient la méconnaissance de la directive de 2002 par les décrets français. Quant au Gouvernement, il faisait valoir en défense que l'application de cette directive conduirait à méconnaître des exigences constitutionnelles : c'est cette seconde voie qui a été retenue par le Conseil d'État, suivant, en quelque sorte, un raisonnement « Arcelor inversé ». Les moyens tirés de l'inconventionnalité de dispositions nationales ont ainsi été écartés.
C'est sans doute extrêmement important du point de vue des principes, mais, bien que le principe soit fixé par cette décision du Conseil d'État, il n'y en a pas d'application en l'espèce, puisque le système français est sauvé ou sauvable grâce à l'ouverture, le 6 octobre dernier, relative à la sécurité nationale. Le Conseil d'État utilise cette « brèche » ; il interprète de manière souple l'arrêt de la CJUE sur la notion de sécurité nationale pour en tirer le maximum de portée, en jugeant que cette notion, au sens du droit de l'Union européenne, est identique à la définition de la sécurité nationale qui figure dans le code de sécurité intérieure.
Ainsi, dans la mesure où la France est soumise, depuis 2015, à des menaces particulièrement graves pour sa sécurité, le système de conservation généralisée des données, qui était valable en 2015, l'est toujours en 2021. Simplement, pour l'avenir, pour satisfaire à la jurisprudence de la CJUE, il faudra prévoir une clause de réexamen périodique.
Il reste, en matière de lutte contre la criminalité, une discordance entre le Conseil d'État et la CJUE, qui interdit toute obligation généralisée et indifférenciée de conservation des données ; la CJUE n'autorise, même pour la criminalité grave, qu'une conservation ciblée selon des critères géographiques ou personnels. Or un tel ciblage est techniquement irréaliste et dépourvu de pertinence opérationnelle.
Comment, dès lors, conserver le régime juridique français, qui permet au juge, lors d'une enquête pénale, d'accéder aux données conservées ? Pour cela, le Conseil d'État s'appuie sur les considérants 164 et 166 de l'arrêt de la CJUE. Selon le considérant 166, lorsque l'on dispose d'un vivier de données conservées dans un objectif déterminé, on ne peut pas l'utiliser dans un autre objectif ; toutefois, le considérant 164 évoque la possibilité d'un gel des données, que celles-ci aient été conservées spontanément par les opérateurs ou en raison d'une obligation imposée par les autorités nationales. Le Conseil d'État utilise cette souplesse et considère que, dans le cadre d'une enquête pénale, un juge peut, tout en respectant le droit d'Union européenne, utiliser les données issues de cette conservation rapide.
Le Conseil d'État récuse l'idée selon laquelle la gravité de l'infraction devrait être appréciée de manière objective et en amont, selon, par exemple, la peine encourue. Il préfère se fonder sur l'idée de proportionnalité. Pour reprendre l'exemple cité, en cas d'agression commise dans le métro pouvant être reliée à un réseau de délinquants, on doit pouvoir utiliser les données. C'est au juge pénal qu'il revient, dans ce cas, d'articuler le droit national et le droit de l'Union européenne et c'est la Cour de cassation qui déterminera in fine où se place le curseur.
Dès lors que l'on peut conserver ce qui paraissait, dans le droit français, nécessaire pour satisfaire à une exigence constitutionnelle, au prix d'une lecture extensive de l'arrêt de la CJUE, le Conseil d'État n'est pas tenu d'utiliser la contre-limite fixée par la décision. Il sauvegarde ce qui, dans le régime national, paraît être exigé par la Constitution. La décision du 21 avril, cet « Arcelor inversé », n'a pas vocation à être utilisée au quotidien par le juge administratif ; c'est un outil d'exception.
M. Daniel Calleja Crespo, directeur général du service juridique de la Commission européenne. - Je remercie le Sénat de son invitation, qui permet à la Commission européenne d'exprimer son point de vue sur une question fondamentale : l'articulation entre le droit de l'Union européenne et l'exercice du pouvoir régalien par les États membres.
Je veux d'abord rappeler certains principes fondamentaux. L'Union européenne est une union d'États membres souverains qui ont accepté de déléguer certaines compétences à une organisation supranationale. Les institutions européennes agissent donc en vertu du principe d'attribution des compétences, inscrit à l'article 5(2) du traité sur l'Union européenne (TUE), selon lequel l'Union européenne ne possède que les compétences qui lui ont été attribuées par les traités pour atteindre les objectifs prévus. Dans l'exercice de ces compétences, les institutions de l'Union doivent respecter le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité.
Le projet européen repose sur l'existence de valeurs communes aux États membres, qui justifient la mise en oeuvre de politiques communes. Depuis le fameux arrêt Costa contre ENEL de 1964, il est acquis que les traités ont institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres. Néanmoins, conformément à la devise de l'UE « unie dans la diversité », l'intégration européenne n'a pas pour but d'effacer les spécificités nationales ou régionales qui forment la richesse de notre continent : l'adoption de normes communes, par le législateur européen, et leur application par les juridictions nationales sous le contrôle de la CJUE ne doivent pas se faire au détriment de l'identité nationale des États membres.
J'en viens au respect de l'identité nationale prévu au paragraphe 2 de l'article 4 du TUE. En vertu de ce paragraphe, l'Union européenne doit respecter l'identité nationale des États membres et les fonctions essentielles de l'État, notamment la sauvegarde de la sécurité nationale, qui demeure de la seule responsabilité des États membres. Ainsi, lors de l'adoption des normes communes et de leur interprétation par la CJUE, les spécificités nationales doivent être prises en considération.
Néanmoins, le paragraphe 2 de l'article 4 ne saurait être invoqué par les États membres dans le seul but de déroger à l'application du droit européen ; l'argument de la sécurité nationale ne permet pas à un État membre de se soustraire à ses obligations en droit européen, sans quoi l'effectivité du droit de l'Union serait remise en cause. Dès lors que les traités ont prévu des compétences de l'Union dans certains domaines, l'Union peut et doit agir dans ces domaines.
Je vais me référer aux deux exemples évoqués précédemment.
Dans le cadre de la protection des données, le Parlement européen et le Conseil des ministres ont décidé, en application de l'article 16 du TFUE, de fixer des règles pour la protection des personnes physiques en matière de traitement des données à caractère personnel. Par ailleurs, l'article 153 du TFUE prévoit que les institutions européennes adoptent des directives dans le domaine des conditions de travail. Dans les domaines qui relèvent de la compétence de l'Union européenne, la protection de la sécurité nationale doit être conciliée avec les objectifs des acquis de l'Union. La CJUE vérifie que la conciliation est conforme aux droits et objectifs fondamentaux de l'Union européenne ainsi qu'à l'identité nationale des États.
La CJUE joue donc un rôle fondamental : elle doit garantir le respect et l'application uniforme du droit de l'Union européenne dans les vingt-sept États membres. Cette recherche d'équilibre entre le respect des identités nationales et l'application de règles communes est fondamentale pour le bon fonctionnement de l'Union. Dans ce contexte, les États membres doivent expliquer à la Cour les différentes contraintes qu'impose leur identité nationale, comme la France l'a fait dans le cadre des affaires des militaires slovènes et de la Quadrature du Net.
Dans ce dernier arrêt du 6 octobre 2020, la CJUE a reconnu qu'il appartient aux États membres de définir ce qui relève de la sécurité nationale et de prendre les mesures propres à l'assurer. En outre, l'objectif de sauvegarde de la sécurité nationale est susceptible de justifier des mesures comportant des ingérences dans les droits fondamentaux.
Toutefois, la CJUE a rappelé que la protection de la vie privée et familiale et la protection des données personnelles ne peuvent être ignorées. Toute ingérence dans les droits fondamentaux doit respecter le principe de proportionnalité et l'Union européenne doit assurer le respect des principes issus de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. C'est pour cela que la Cour a examiné l'argument de la sécurité à la lumière des exigences de protection des droits fondamentaux. Cette charte s'impose d'ailleurs aussi aux institutions de l'Union.
Cela dit, la CJUE s'est montrée soucieuse, dans son arrêt, de prendre en considération les spécificités nationales, liées notamment au risque d'attaques terroristes. À ce titre, elle a ouvert la possibilité de faire valoir une exception à la règle de non-conservation des données personnelles, au nom de la sauvegarde de la sécurité nationale. C'est cet aspect de l'arrêt Quadrature du Net qui constitue une évolution ciblée de la jurisprudence de la CJUE, qui accorde une position particulière à l'objectif de protection de la sécurité nationale et apporte des précisions sur la conservation de certaines métadonnées.
J'en viens à l'application de la directive Temps de travail aux astreintes de garde des militaires slovènes. Au travers de l'article 153 du TFUE, les États membres ont demandé à l'Union européenne d'agir dans le domaine des conditions de travail ; par conséquent, le droit dérivé adopté sur le fondement de cette base juridique peut avoir un impact sur des domaines relevant de la compétence des États membres. La France a clairement mis en avant les spécificités nationales qui justifient, selon elle, la non-application de cette directive aux activités militaires. Il appartiendra à la Cour de se prononcer, en mettant en balance ces spécificités et l'application uniforme du droit de l'Union. Les explications de la France ont été très utiles. C'est la seule puissance nucléaire de l'Union européenne et elle a des activités importantes à l'étranger en matière de politique de sécurité et de défense.
Dans ses observations, la Commission a plaidé pour une différenciation juridique entre, d'une part, la structure et l'organisation des forces armées, qui relèvent des États membres, et, d'autre part, la santé de leurs effectifs, qui est soumise au droit de l'Union. L'avocat général de la CJUE, qui a déjà rendu ses conclusions, a mis en avant la différence entre les conditions normales et les circonstances extraordinaires, pour justifier que la directive s'applique aux services courants de l'armée, mais non à certaines activités spécifiques. Il n'a pas exclu que les contraintes spécifiques d'un État membre résultant de ses multiples engagements puissent justifier que l'on déroge à la directive.
Je le rappelle, la juridiction nationale reste le juge de droit commun de l'Union européenne. Il incombe aux juridictions nationales de déterminer si les conditions énoncées par la CJUE sont remplies ou non. Le traité prévoit d'ailleurs un dialogue, au travers des questions préjudicielles, et l'arrêt de la CJUE a l'autorité de la chose interprétée. Le Conseil d'État était donc contraint d'appliquer, dans l'affaire Quadrature du Net, l'interprétation dégagée par la Cour, ce qu'il a fait.
Le respect, par les États membres, de la primauté du droit de l'Union est fondamental pour assurer l'effectivité de celui-ci, sans quoi il ne peut y avoir de droit de l'Union. La Commission a donc adressé, hier, une mise en demeure à l'Allemagne, puisque l'arrêt Weiss du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle allemande viole le droit européen.
L'intervention de l'Union dans des domaines de plus en plus variés a augmenté le nombre de points de contact entre la législation européenne et certains domaines réservés aux États membres. Quand l'Union intervient dans un domaine dans lequel elle est compétente en vertu des traités, il faut trouver un équilibre entre les normes communes et les identités nationales. C'est pourquoi les États membres sont pleinement impliqués dans le processus décisionnel et peuvent faire entendre leur voix. Ils adoptent les directives européennes et, ce faisant, ils demandent aux institutions d'agir dans le domaine considéré. Ensuite, le juge national, qui est juge du droit de l'UE, doit appliquer ce droit aux cas d'espèce, sous le contrôle de la CJUE.
M. Guillaume Drago, professeur de droit public à l'Université Paris 2 Panthéon-Assas. - En écoutant les propos précédents, je me suis dit : « nous y sommes ! » Depuis qu'existent les communautés et l'Union européenne, la question de la répartition des compétences entre l'Union et les États membres pose des problèmes de principe. L'État doit pouvoir, au nom de la « réserve de souveraineté », s'abstraire du respect des obligations européennes quand elles portent atteinte à ses droits souverains.
Il y a un grand absent dans le débat d'aujourd'hui, c'est le Conseil constitutionnel, ainsi que sa jurisprudence, c'est-à-dire son interprétation de la participation de la France à l'Union européenne, son contrôle a priori et a posteriori des lois et son interprétation des réserves de constitutionnalité. Ces réserves ont été bien présentées par l'État français, dans le cadre de l'affaire de la Quadrature du Net. Je les rappelle : la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la recherche des auteurs d'infractions pénales, la lutte contre le terrorisme, la prévention des atteintes à l'ordre public et des atteintes à la sécurité des personnes et des biens. Ces principes sont qualifiés par le Conseil constitutionnel d'objectifs de valeur constitutionnelle qui doivent être conciliés avec l'exercice des libertés constitutionnellement garanties.
Toutefois, ces normes constitutionnelles de protection sont très faibles. Nous avons un système juridictionnel incantatoire, qui se réfère à ces principes, mais ceux-ci sont très peu efficients, y compris dans le contrôle de constitutionnalité. En effet, non seulement ils sont difficiles à invoquer dans les contentieux concrets de constitutionnalité a posteriori, dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité, mais, en outre, ils s'adressent d'abord au législateur qui doit les respecter a priori et leur effectivité dans les cas pratiques est moins évidente voire inopérante. Enfin, la valeur juridique d'un objectif d'origine jurisprudentielle ne peut avoir la même valeur pratique que ce qui est prévu expressément dans un texte constitutionnel.
La faiblesse de ces principes constitutionnels se retrouve dans un élément jurisprudentiel dont on a, paradoxalement, peu parlé et auquel le Conseil constitutionnel n'a pas donné de contenu substantiel : les notions de « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale » et d'« identité constitutionnelle de la France » ; selon moi, la jurisprudence constitutionnelle est très en deçà de ce que nous devrions défendre en matière de réserves de constitutionnalité. Elle gagnerait à s'inspirer à cet égard de la Cour constitutionnelle allemande.
Dans le débat sur la répartition des compétences entre l'Union européenne et les États, c'est à propos de sujets très concrets - le statut des militaires ou la liberté d'expression - que se trouve posée la question de ce qui relève de la réserve de constitutionnalité, de notre identité constitutionnelle. À ce sujet, le Conseil constitutionnel ne nous donne pas de réponse précise.
En face, l'article 4 du TUE précise que la sauvegarde de la sécurité nationale relève de la seule responsabilité des États membres. Or l'Union européenne fonctionne selon trois principes de base : le principe d'attribution des compétences, le principe de proportionnalité et le principe de subsidiarité. Quand on examine la jurisprudence de la CJUE, on constate que ces principes jouent majoritairement en faveur des compétences de l'Union européenne et très rarement, pour ne pas dire jamais, en faveur de la préservation des compétences des États membres, parce que, tout simplement, le système des traités a conduit au transfert d'éléments de souveraineté nationale à une instance supranationale et la seule limite reste la compétence de la compétence. C'est vrai, on n'a pas transféré à l'Union européenne la définition de ses propres compétences. La compétence de la compétence, c'est le propre de l'État : l'État est celui qui définit sa propre compétence.
Comment invoquer une réserve de compétence qui constituerait le coeur de l'identité constitutionnelle de la France ? À un moment donné, le Conseil constitutionnel devra nous dire ce que contient cette notion ; on ne peut pas avoir émis cette grande idée, en 2005, sous la présidence de Pierre Mazeaud, sans nous dire ensuite ce qu'elle recouvre. Le Conseil constitutionnel pourra alors s'en servir, tant lors des contrôles de constitutionnalité qu'à l'occasion des révisions des traités de l'Union européenne.
Il y a eu un débat vif au moment du traité de Maastricht en 1992 : on se demandait comment la France pouvait faire valoir des réserves de constitutionnalité, de compétence ou de souveraineté à l'égard de l'Union européenne. Plusieurs pistes avaient été avancées, notamment celle d'un contrôle préalable du Parlement sur une négociation engagée entre le Gouvernement et les instances de l'Union ; cela aurait permis de définir la réserve de souveraineté au-delà de laquelle le Gouvernement ne peut aller lors du transfert d'une compétence ou de la rédaction d'un acte.
On en a l'illustration avec le statut des militaires : il y a là une réserve de souveraineté à laquelle on ne pourra déroger sans détruire la substance du militaire dans notre pays. Cette réserve, il faudrait la faire valoir plus tôt dans le processus d'élaboration du droit européen, en précisant d'emblée que la France ne signera pas une modification d'un acte communautaire. Il faudrait d'ailleurs réfléchir à la façon dont cette réserve constitutionnelle pourrait être sollicitée du Conseil d'État, par exemple, ou du Conseil constitutionnel. Ce contrôle préalable du Parlement existe au Danemark où le Parlement donne mandat au gouvernement pour discuter avec l'UE mais en fixant les limites de cette discussion tenant à la réserve constitutionnelle de souveraineté ; on nous parle des principes d'attribution, de proportionnalité et de subsidiarité, donc, soyons subsidiaires !
Enfin, il faut se pencher sur la structure des relations entre l'ordre national et l'ordre international. Les articles 54 et 55 de la Constitution ne permettent pas au Conseil constitutionnel d'exercer un contrôle de conventionnalité des lois. L'Article 55 pose une règle de conflit entre la loi, le traité et la Constitution, mais qu'est-ce qui interdirait au Conseil constitutionnel et au Conseil d'État de se saisir de ce contrôle de conventionnalité au regard des exigences constitutionnelles ?
Quant à l'article 54, c'est le moyen pour des traités internationaux de laisser de côté la règle constitutionnelle ; ne faut-il pas inverser cette règle ? Les traités peuvent entrer dans l'ordre interne, mais ils ne doivent pas dépasser une réserve de constitutionnalité, telle que le Conseil constitutionnel la définirait. On le sait, le résultat de l'article 54, c'est que la Constitution cède devant le traité...
Il y a peut-être un peu d'espoir du côté de la Cour européenne des droits de l'homme, dont deux décisions du 25 mai dernier admettent le principe de la surveillance électronique de masse, en se référant à la notion de « marge nationale d'appréciation », notion habituelle dans sa jurisprudence. Il pourrait y avoir une convergence entre cette marge nationale d'appréciation et ces réserves de constitutionnalité.
Mme Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'Université Toulouse 1 - Capitole, directrice de l'Institut de Recherche en Droit européen, international et comparé. - Je développerai trois sujets : la sécurité nationale, la protection des données et les évolutions du droit de l'Union ainsi que les résistances potentielles à la jurisprudence de la CJUE.
L'arrêt Quadrature du Net d'octobre dernier constitue une évolution majeure de la jurisprudence de la CJUE, parce qu'il précise explicitement que la sécurité nationale peut être invoquée pour la conservation généralisée et indifférenciée des données. La Cour s'appuie sur l'article 6 de la charte des droits fondamentaux, notamment sur le principe de sûreté : on a droit à la liberté, mais aussi à la sûreté et, sans la sûreté, d'autres droits peuvent être violés. Cet élément pourra donc être pris en compte par les juridictions nationales ; le Conseil d'État l'a fait.
Néanmoins, il faut rappeler qu'il s'agit d'un cas « extrêmement dérogatoire », car, pour la CJUE, le principe est la protection des données, comme elle l'a rappelé dans l'arrêt Digital Right de 2014. D'ailleurs, le même jour que l'arrêt Quadrature du Net, la Cour rappelle dans un arrêt Privacy International que l'on ne peut pas procéder à la conservation généralisée et indifférenciée des données si la sécurité nationale n'est pas mise en cause.
Le Conseil d'État a placé d'emblée le débat dans le cadre du droit de l'Union puisqu'il a posé une question préjudicielle à la CJUE ; dès lors que l'on pose une question préjudicielle à la Cour, il me paraît inimaginable de ne pas respecter l'arrêt de celle-ci, comme l'a fait la Cour constitutionnelle allemande dans l'arrêt Weiss. En demandant une précision à la Cour et en n'appliquant pas son arrêt, on sape les bases du système juridique, on viole la tradition juridique sur laquelle se fondent nos systèmes juridiques.
Il faut s'inscrire dans le cadre d'un dialogue et expliquer à la Cour les problèmes qui se posent. La Cour peut faire évoluer sa jurisprudence, ce qu'elle a fait au travers de l'arrêt Quadrature du Net. Dans le cadre des arrêts préjudiciels, la Cour exerce un contrôle de proportionnalité in abstracto et il incombe aux juridictions nationales de les recevoir. Si l'application de l'arrêt pose problème, il faut revenir devant la Cour pour le lui expliquer.
J'en viens à la sécurité nationale. L'article 4 du TUE définit ce qu'est l'État dans l'Union européenne. La CJUE a elle-même indiqué que l'Union était constituée d'États. L'article 4 a trois paragraphes : le premier stipule le principe d'attribution des compétences de l'Union, le deuxième mentionne l'égalité des États membres, l'identité nationale et les fonctions essentielles de l'État, dont la sécurité nationale, et le troisième institue le principe de coopération loyale.
On peut dissocier ces éléments entre eux et les États peuvent les invoquer devant la CJUE ; le paragraphe 1 est la base juridique du contrôle de l'ultra vires. Le paragraphe 2 permet d'invoquer l'identité nationale - comme le font déjà les juges constitutionnels allemands et italiens - mais aussi les prérogatives régaliennes (fonctions essentielles de l'État) et la sécurité nationale.
La rédaction de l'article 4, paragraphe 2, du TUE est étonnante : « L'Union [...] respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. » Cette formulation me fait penser à l'article 16 de la Constitution, qui fait référence à des circonstances particulières.
Par ailleurs, la charte des droits fondamentaux ne comporte pas de clause sur les régimes de crise. Le régime de crise est donc créé par la CJUE, qui a expliqué que, si l'article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme était déclenché, on entrait dans le régime dérogatoire. L'article 4, paragraphe 2, correspond-il à ce régime dérogatoire ?
À l'instar de l'identité nationale, le respect de fonctions essentielles de l'État doit faire l'objet d'une définition partagée entre les États et l'Union.
Je conclus avec la question de l'évolution du droit de l'Union et des résistances nationales ; peut-on transposer à des domaines régaliens des raisonnements relatifs au marché notamment issus de la jurisprudence de la CJUE ? À mon avis, oui, parce que ces raisonnements ne sont pas marqués par l'économie. Simplement, la Cour devra prendre en considération la sensibilité des domaines régaliens ou sociétaux.
En tout cas, j'y insiste, on ne peut pas s'exonérer du respect d'un arrêt de la Cour quand on lui a demandé son avis. Cela met à mal le respect du droit sur lequel est basé notre société.
M. Jean-Yves Leconte. - Si l'on n'affirme pas la primauté du droit de l'Union, cela posera de réels problèmes de mise en oeuvre des politiques européennes et de respect de l'égalité devant les politiques européennes. On peut difficilement envisager que le droit européen soit soumis à toutes les cours constitutionnelles européennes. En acceptant une telle évolution, on validerait la position de la Pologne ou de la Hongrie à l'égard de l'État de droit.
Ces difficultés ne sont pas étonnantes : le droit européen s'est construit sur des politiques d'abord économiques et, puisque les domaines d'intervention de l'Union européenne s'élargissent - Schengen, Frontex, le droit de la nationalité avec la vente de celle-ci, etc. -, des contradictions se font jour, par exemple en matière de surveillance des frontières ou de droit de la nationalité.
Ce n'est donc pas un sujet technique, c'est un sujet profondément politique, celui de la construction européenne. Sommes-nous capables d'assumer les conséquences de la construction européenne ? Jusqu'à présent, on considérait que la sécurité nationale relevait exclusivement des États membres ; mais on se rend compte que notre protection n'est plus assurée si ce principe demeure absolu.
M. Alain Richard. - Je suis en désaccord complet. La construction européenne est fondée sur une fédération d'États nations souverains, qui mettent en commun des compétences limitées par les traités et négociées à la virgule près. Ce qui n'est pas attribué à l'Union reste de la compétence nationale et cela ne peut fonctionner qu'ainsi. Il ne me paraît pas pertinent de mettre ce principe vital en parallèle avec la surveillance de l'État de droit en Hongrie ou en Pologne, dans des domaines où la compétence est partagée. Ce n'est pas parce que la Cour peut exercer son contrôle sur les compétences partagées qu'elle peut le faire dans des domaines relevant des États et qu'ils n'ont pas partagés. Si l'on ne rétablit pas le partage des compétences prévu dans les traités, il en résultera des difficultés, y compris pour l'Union, car la France ne sera pas la seule à considérer que c'est un débordement d'une institution de l'Union sur le principe qui reste depuis le traité de Westphalie le principe de souveraineté nationale.
M. Jean-François Rapin, président. - La question sur le droit du travail des militaires ne peut-elle s'apparenter à une nouvelle offensive en faveur d'un élargissement des compétences partagées??
M. Jean-Yves Leconte. - En Pologne et en Hongrie, on excipe chaque jour de la spécificité des systèmes juridiques.
M. Daniel Calleja Crespo. - Cette question constitue le coeur du débat.
L'Union européenne est le résultat d'un traité international qui a été signé et ratifié par des États souverains ; son originalité est que, pour la première fois, des États ont confié à des institutions communes des politiques communes et la capacité de les faire appliquer sous le contrôle de la Cour. Certains domaines relèvent de la compétence exclusive de l'Union, certains autres de la compétence nationale et il y a des domaines de compétence partagée.
Il n'y a ni débordement ni ingérence ; simplement, la CJUE était appelée à interpréter des dispositions communautaires approuvées par tous les États membres : la directive sur la conservation des données et la directive sur le temps de travail. Dans l'arrêt Quadrature du Net, la Cour devait décider jusqu'à quel point cette directive s'appliquait et à partir de quel moment les considérations de sécurité pouvaient s'y opposer. Elle a rendu un jugement équilibré ; elle a même admis que, en cas de menaces graves pour la sécurité nationale, réelles et prévisibles, l'on pouvait conserver les données de manière généralisée et indifférenciée.
Le système évolue sans cesse, au travers notamment du droit dérivé, puisque les directives sont modifiées ou clarifiées. Le débat sur l'équilibre entre les droits fondamentaux et la sécurité est permanent, riche et salutaire, à l'échelle nationale, européenne et mondiale. Il faut se féliciter que l'on ait les instruments et les mécanismes et les institutions permettant de trouver, dans le cadre de la coopération loyale, des solutions équilibrées.
M. Philippe Bonnecarrère. - Je suis un farouche partisan de la construction européenne, mais les États membres ont délégué les questions de temps de travail, non notre politique de défense. Les modalités de temps de travail d'un militaire ne relèvent pas, selon moi, de questions sociales ; il s'agit d'une question de défense. Les conclusions de l'avocat général ont été très perturbantes et notre pays attend avec beaucoup d'inquiétude cet arrêt du 15 juillet prochain qui peut toucher à l'essentiel.
Vous indiquez à juste titre, M. Calleja Crespo, que nous avons adopté la directive sur le temps de travail sans demander d'exception, mais personne ne pouvait imaginer que l'on nous demanderait de l'appliquer aux forces armées. Sommes-nous protégés par l'article 4, paragraphe 2, ou devons-nous prévoir systématiquement, dans toutes les directives à venir, la mention « sous réserve des dispositions en matière de sécurité nationale » ? Ce que Mme Legras et M. Ricard ont indiqué dans leur propos introductif relève pour nous de l'évidence.
Sur l'aspect constitutionnel, les propos de ce matin soulèvent la question de la hiérarchie des normes. L'idée que l'on puisse engager une procédure d'infraction à l'encontre d'un pays en raison de décisions prises par sa cour constitutionnelle me plonge dans un étonnement complet, dans un abîme de perplexité.
M. Daniel Calleja Crespo. - Je commence par la fin : il ne faut pas être perplexe à l'égard de cette procédure, il faut l'être à l'égard de ce qu'a fait la cour de Karlsruhe, qui, après avoir consulté la CJUE, a décidé d'écarter l'interprétation de celle-ci et de se prononcer elle-même sur le droit européen. Nous avons adopté un système organisé, approuvé par tous les États membres, dans lequel une institution est chargée d'interpréter le droit européen ; nier sa compétence mine les fondements du droit européen.
Sur la question du temps de travail des militaires, la Commission a indiqué qu'il fallait distinguer entre la structure, la dotation, l'organisation des forces armées - compétence régalienne des États membres - et les questions liées à la santé et à la sécurité des effectifs. En la matière, nous devons attendre que la Cour se prononce. Quand ce sera fait, la juridiction nationale appliquera l'arrêt au cas d'espèce, dans le cadre de la coopération loyale.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie de m'excuser, je dois désormais vous quitter.
M. Guillaume Drago. - De quoi devons-nous être étonnés ? Mais de rien ! Nous savons tout cela depuis 1951, depuis 1957, depuis les arrêts Van Gend en Loos de 1963, Costa contre ENEL de 1964, et surtout Internationale Handelsgesellschaft de 1970, selon lequel « l'invocation d'atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la Constitution d'un État membre soit aux principes d'une structure constitutionnelle nationale ne saurait affecter la validité d'un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet État ». On ne peut donc pas être étonné ! Simplement, jusqu'à présent, on a adopté une politique d'évitement ; sagement, les juridictions ne sont pas allées au contact avec la CJUE. Aujourd'hui, la France n'est pas la seule à réagir, puisque la cour constitutionnelle allemande, qui n'est pas la moins prestigieuse, sait très bien ce qu'elle fait.
Par ailleurs, on a signé les traités, dont l'article 267 du TFUE, qui fait de la CJUE l'interprète unique des traités et du droit dérivé. Dès lors que l'on a confié cette fonction à la Cour, il ne faut pas s'étonner qu'elle l'utilise à fond. C'est d'ailleurs parce que la Commission pense que la cour constitutionnelle allemande a fait une interprétation allant au-delà de ses compétences vis-à-vis de la CJUE qu'elle a engagé cette procédure. On ne peut reprocher à la CJUE d'exercer pleinement sa compétence.
D'où l'idée que les États fassent prévaloir des réserves de constitutionnalité préalables, dès l'ouverture des discussions sur une directive ; pour cela, le Gouvernement doit s'appuyer sur le Parlement, qui peut se saisir de ces questions.
Mme Hélène Gaudin. - La CJUE a de grandes difficultés à définir ce qu'est un État au sein de l'Union. Cela émerge un peu, au travers notamment de la prise en considération de l'article 4 du TUE, en raison des résistances qui apparaissent. La Cour devra prendre davantage en considération ce qui touche à la sûreté, car l'Union européenne n'étant pas compétente en la matière, elle n'en tenait pas véritablement compte jusqu'à présent.
Je comprends que l'on puisse être choqué par l'affaire Weiss, mais quand les juges nationaux - constitutionnels, administratifs ou judiciaires - posent une question à la Cour de justice pour lui demander une interprétation d'un article du traité ou d'un acte de droit dérivé, ils se placent sous sa compétence en tant que juge ; dès lors, il est difficile de ne pas appliquer une interprétation, même si elle ne convient pas. Du reste, la CJUE avait senti le danger et avait interprété le traité de façon rigoureuse dans l'arrêt Gauweiler. Si l'on veut violer le droit de l'Union, on ne pose pas une question préjudicielle à la CJUE...
Pour ce qui concerne les relations entre la CJUE et les juges nationaux, on constate de plus en plus l'importance du premier mot : la façon de poser la question, d'expliquer la situation a une importance majeure pour l'arrêt préjudiciel.
Mme Claire Legras. - On peut se demander ce qui, de l'identité constitutionnelle ou de l'ultra vires, est le plus perturbateur pour l'ordre juridique européen. Vous indiquez, monsieur Leconte, que chaque pays va invoquer son identité constitutionnelle, ce qui sera un ferment de désunion. L'ultra vires permettait de traiter la question du renseignement régalien, mais non les questions de la justice pénale et, dans les deux cas, il s'agit de contrôles qui doivent être maniés dans des circonstances exceptionnelles. La barrière issue de la jurisprudence Mazeaud sur l'identité constitutionnelle de la France fait-elle l'affaire ? Aucun contenu concret n'a été donné à cette notion et, par ailleurs, on est dans un système sans supraconstitutionnalité.
La primauté du droit européen trouve aussi sa source dans la Constitution, avec l'obligation constitutionnelle de transposition des directives, mais, dans des circonstances exceptionnelles, on doit se rappeler que l'ordre constitutionnel est premier, ce qui n'est évidemment pas partagé par la Commission ni par la CJUE. Dès lors que l'on touche aux « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté », il faut faire prévaloir la Constitution.
La jurisprudence Arcelor et Arcelor « revisitée » du Conseil d'État a déjà franchi un pas supplémentaire ; elle n'est pas articulée avec la notion d'identité constitutionnelle, elle s'attache de manière concrète à l'effectivité de principes constitutionnels. Le Conseil accepte donc déjà de vérifier, non simplement une identité de principes, mais encore la manière dont des principes peuvent être protégés à l'échelon européen. Cela me semble plus à la hauteur des enjeux.
On a beaucoup parlé des questions juridiques et des difficultés opérationnelles liées à notre débat de ce matin ; pour ma part, je crois qu'il y a également des difficultés institutionnelles, parce que l'on constate que la CJUE est en train de prendre un rôle prédominant sur les questions régaliennes. Il y a les questions de défense, mais il y a aussi des affaires pendantes touchant aux données des dossiers passagers (PNR), au système d'information Schengen, à une affaire pénale irlandaise très grave ou encore à des suites de la jurisprudence Tele2. Cela prend une place déterminante.
Or, à vingt-sept, il est extraordinairement difficile de produire de la législation sur ces sujets. La CJUE devient alors la première source de production du droit de l'Union, avec une volonté intégratrice et une logique téléologique qui la conduisent à faire prévaloir tel article mal rédigé d'une directive sur l'article 4, paragraphe 2, du TUE ; on peut considérer que cela posera, à terme, des problèmes de nature démocratique.
M. Guillaume Drago. - Je suis tout à fait d'accord. On peut néanmoins faire la même remarque sur la notion de « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté », dégagée par le Conseil constitutionnel dans les années 1970 : on ne sait pas ce que c'est ! Le Conseil fait de ses concepts des butées, au-delà desquelles le traité deviendrait contraire à la Constitution ; mais ce n'est pas ce que l'on demande à un juge constitutionnel, on lui demande une direction, du contenu. Sans cela, ce n'est pas la peine d'avoir un contrôle de constitutionnalité de la loi ; le Conseil d'État et la Cour de cassation peuvent le faire très bien... On veut savoir ce qu'il y a derrière ces concepts, ou alors il ne faut pas les énoncer.
Deuxième sujet : les matières concernées par la jurisprudence de la CJUE. La décision revient aux instances politiques de l'Union ; la réunion des chefs d'État ou de gouvernement doit dire que telle ou telle matière ne relève pas des compétences partagées, qu'elle relève des compétences souveraines. C'est une décision politique, qui peut être bien fondée si les juridictions nationales ont marqué des limites claires, sans nécessairement entrer en confrontation avec la CJUE. Celle-ci agit dans son périmètre de compétence au regard des traités ; elle ne sort de son périmètre de compétence que parce que les États n'ont pas su lui donner des limites sur les matières qui relèvent de son contrôle.
M. Jean-Yves Leconte. - On pourrait aussi imaginer que des compétences exclusives des États soient partagées, afin d'éviter la contradiction.
M. Jean-François Rapin, président. - Ce serait donc une démarche intégratrice.
M. Alain Richard. - Le traité dit tout !
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie de cette discussion passionnante. Nous pourrions en envisager une nouvelle, à l'issue des décisions qui seront prises prochainement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à midi.