- Mardi 7 décembre 2021
- Audition d'associations en lien avec les médias - M. Mathias Reymond, co-animateur du site de critique des médias Action-Critique-Médias et M. Nicolas Vescovacci, journaliste, président de l'association Informer n'est pas un délit
- Audition de M. Roch-Olivier Maistre, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)
- Vendredi 10 décembre 2021
- Audition de M. Emmanuel Poupard premier secrétaire général, et de M. Alexandre Buisine membre du bureau national, du Syndicat national des journalistes
- Audition des directeurs de rédaction des chaînes d'information en continu - Mme Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFMTV, MM. Thomas Bauder directeur de l'information de CNews et Bastien Morassi directeur de la rédaction de LCI
- Audition des sociétés de journalistes (SDJ) - Mme Frédérique Agnès, présidente de la société des journalistes de TF1, MM. Julien Fautrat, président de la société des journalistes de RTL et Nicolas Ropert, président de la société des journalistes de RMC
Mardi 7 décembre 2021
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition d'associations en lien avec les médias - M. Mathias Reymond, co-animateur du site de critique des médias Action-Critique-Médias et M. Nicolas Vescovacci, journaliste, président de l'association Informer n'est pas un délit
M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrés à la concentration des médias en France. Elle a été constituée, je le rappelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Nous entendons aujourd'hui les représentants de deux associations, dont les centres d'intérêt recoupent largement ceux de notre commission d'enquête.
Monsieur Mathias Reymond, en visioconférence, vous représentez l'association Action-Critique-Médias, dite « Acrimed », créée en 1995. Votre objectif est notamment d'informer sur les conditions de production de l'information et d'alerter sur sa marchandisation. Acrimed publie également une carte du paysage médiatique français qui nous intéresse et qui est largement diffusée. Ce document est assez unique en son genre. Vous êtes vous-même maître de conférences en économie à l'université de Montpellier et vous avez écrit plusieurs livres consacrés aux médias.
Monsieur Nicolas Vescovacci, vous êtes président de l'association Informer n'est pas un délit (INDP), créée en 2015, initialement pour porter la parole des journalistes sur la question du secret des affaires, et vous avez élargi votre spectre à l'ensemble des questions touchant aux médias, dont les concentrations. Vous êtes également journaliste d'investigation. À ce titre, vous avez travaillé pour Canal Plus, ce qui vous a inspiré un livre publié en 2018 sur lequel vous reviendrez peut-être. Vous avez également travaillé pour le service public.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Vescovacci et M. Mathias Reymond prêtent serment.
M. Mathias Reymond, co-animateur du site de critique des médias Action-Critique-Médias. - Notre association a été créée en 1996, après le mouvement de grève de 1995. Elle comprend trois salariés et plus d'un millier d'adhérents bénévoles venus de plusieurs horizons, universitaires, journalistes ou simples usagers des médias. Notre mission est d'observer les médias, de critiquer les mécanismes journalistiques et les processus de production de l'information, et de formuler des propositions de transformation.
Cette commission d'enquête vise à aborder l'enjeu démocratique majeur de la concentration des médias et les conséquences que celle-ci peut avoir sur le travail des journalistes et sur l'information que les citoyens reçoivent.
Un bref retour sur la chronologie s'impose. En effet, contrairement à ce que l'on peut croire, la concentration des médias est réglementée par la loi du 30 septembre 1986, dite « loi Léotard », qui est restée inchangée depuis trente-cinq ans, hormis quelques actualisations, dont la plus récente date de 2014 sur l'égalité entre les hommes et les femmes dans les médias.
L'efficacité de cette loi contre la concentration reste douteuse, car elle semble avoir plus conforté qu'empêché le phénomène de se développer. Faisant suite à la libéralisation des radios et à la privatisation de certaines chaînes de télévision, elle avait pour objectif de réglementer la concentration capitalistique et territoriale pour empêcher la constitution d'empires sur le modèle de celui de Robert Hersant. Or elle ne prend en compte ni l'évolution du secteur des médias ni les mutations dans le mode de consommation des médias, avec l'émergence d'internet et des réseaux sociaux qui ont transformé les habitudes des usagers, ni la diversité des concentrations.
Il existe trois types de concentration. La première est horizontale, lorsqu'un même propriétaire possède plusieurs médias d'un même secteur ; la deuxième est transversale, lorsqu'un même propriétaire possède des médias de secteurs différents, comme le groupe Bolloré qui possède des chaînes de télévision, une radio et des organes de presse écrite ; la troisième, verticale, est la plus récente - elle date d'il y a vingt ans -, lorsqu'un même propriétaire possède des médias ainsi que des activités en amont ou en aval de la production des contenus, comme les groupes Bouygues ou Drahi.
Enfin, si les médias appartiennent à plusieurs groupes médiatiques ou industriels et qu'ils touchent des audiences inférieures au seuil maximal autorisé par la loi de 1986, ces médias, notamment les télévisions et les radios privées, sont analogues et appartiennent à un groupe réduit de propriétaires, de sorte qu'on parle en économie d'« oligopoles ».
La concurrence entre les médias devait stimuler les différences et développer le pluralisme. Or la multiplication à l'infini des chaînes et des contenus a surtout homogénéisé les contenus, les formats, et pire encore, l'information. La pluralité ne signifie pas forcément le pluralisme. La concurrence se faisant souvent à moindre coût, le budget des médias publics diminue - environ 60 millions d'euros pour France Télévisions - et la qualité des contenus se tarit. Dans le domaine de l'information sur la télévision numérique terrestre (TNT), des débats peu coûteux, animés par des journalistes interchangeables, occupent l'essentiel de l'espace aux dépens des reportages et des enquêtes.
En réalité, le problème est du côté de la similitude des contenus des productions médiatiques. S'il existe une convergence de formats dans la manière dont les grands médias traitent l'information, c'est en partie parce que leurs structures sont comparables. Contrôlés par l'État pour certains, par de grands groupes médiatiques ou industriels pour d'autres, ils sont dépendants des recettes publicitaires et donc des grands annonceurs.
De plus, les patrons des médias, les directeurs de rédaction et les animateurs vedettes ont des parcours similaires. Comme l'explique le sociologue Alain Accardo, « il n'est pas nécessaire que les horloges conspirent pour donner pratiquement la même heure en même temps. Il suffit qu'au départ elles aient été mises à l'heure et dotées du même type de mouvement, de sorte qu'en suivant son propre mouvement, chacune d'elles s'accordera avec toutes les autres. La similitude des mécanismes exclut toute machination ».
Le phénomène de concentration n'est pas nouveau. Déjà, avant la Deuxième Guerre mondiale, les grandes familles de l'industrie française se disputaient la presse. Puis, après Hersant, dans les années 1980, il y eut Dassault, Lagardère, Bouygues, Drahi et désormais Bolloré, qui tous veulent être les « nouveaux Murdoch » français. Leurs entreprises se partagent les parts d'un gigantesque gâteau.
Notre première proposition serait d'interdire à des groupes capitalistiques qui vivent des commandes de l'État ou des collectivités de posséder des médias. Il s'agit là, en effet, d'un levier d'influence très puissant sur les élus nationaux et locaux. François Bayrou, candidat à l'élection présidentielle en 2007, plaidait déjà en ce sens.
En Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, les grands groupes qui possèdent des médias sont des groupes médiatiques, culturels ou d'entertainment et non des constructeurs d'avions militaires, des gestionnaires d'autoroutes ou de distribution d'eau, des bâtisseurs du BTP, etc.
Il est aussi temps d'en revenir à l'esprit des ordonnances de 1944, instaurées par le Conseil national de la Résistance : une personne ou une entreprise ne peut pas posséder plus d'un média.
Un autre levier consiste à donner de la place à d'autres modèles de gestion des médias. Lors de l'attribution des canaux de la TNT, par exemple, en 2002, l'équipe de Zalea TV, une petite télévision associative du tiers-secteur a vu rejeter sa demande, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) privilégiant des chaînes telles que NT1, W9, TMC, Match TV, NRJ TV, etc., soit des chaînes formellement interchangeables, qui ne sont que des déclinaisons des médias existants.
Il faut redonner des moyens au service public de l'information, afin qu'il puisse tirer les autres médias vers le haut, comme cela a été le cas pour la BBC anglaise . Les chaînes qui ont le plus d'audience en Grande-Bretagne et en Allemagne sont publiques et dotées de moyens confortables. Le sujet est d'actualité, puisque la concession de TF1 arrivera à expiration d'ici à un an et demi.
Enfin, nous devons nous doter d'un organisme indépendant, qui aurait pour mission d'attribuer les concessions de diffusion. Il pourrait s'agir d'un conseil national des médias, y compris ceux du tiers-secteur, qui serait composé de salariés des médias, d'usagers et de représentants des organisations politiques.
M. Nicolas Vescovacci, journaliste, président de l'association Informer n'est pas un délit. - Je vous remercie d'avoir invité notre collectif. Le sujet dont nous traitons n'est ni technique ni juridique. La concentration des médias touche au coeur de la liberté d'informer, au pluralisme de l'information et à l'indépendance de la presse, pilier de la démocratie.
Le pluralisme de la presse est érigé par le Conseil constitutionnel comme une valeur fondamentale permettant à tous les citoyens d'avoir accès à de multiples sources d'information. Or, depuis quarante ans, il y a eu très peu de règles claires pour protéger la production de cette information indépendante et de qualité que nous devons à nos concitoyens. Le paysage médiatique s'est construit par à-coups sans que l'on s'interroge sur la concentration des médias.
Celle-ci n'a rien de nouveau. Robert Hersant contrôlait 40 % de la presse papier dans les années 1980. Ce qui est nouveau, c'est l'hyperconcentration des médias entre les mains d'une dizaine de milliardaires, que certains nomment les « oligarques ». Cette commission d'enquête n'aurait certainement pas lieu si Vincent Bolloré, autoérigé en corsaire de l'information, parti à l'abordage des médias depuis les années 2010, n'avait pas englouti des chaînes de télévision, des radios, des magazines, des maisons d'édition... Dans le monde de l'édition, Editis qu'il contrôle et Hachette qu'il s'apprête à contrôler dépasseraient 65 % du marché français. Les dégâts sont nombreux, qu'il s'agisse du démantèlement des rédactions ou de leur reprise en main idéologique. Le long conflit avec I-Télé a donné lieu à plus de 100 jours de grève, et j'ai vu les conséquences désastreuses pour Europe 1 de l'arrivée de M. Bolloré à la tête de Lagardère.
L'acmé du système est sans doute d'avoir produit le phénomène Zemmour. En effet, M. Zemmour ne serait pas aujourd'hui candidat à l'élection présidentielle s'il n'avait eu le soutien de plusieurs médias et d'un industriel qui a organisé son ampleur médiatique. Ne nous y trompons pas, il y a danger pour la liberté d'informer et la démocratie.
Toutefois, M. Bolloré ne doit pas masquer l'intégralité du problème, qui concerne aussi le contrôle, le financement, la gouvernance et la faiblesse capitalistique des médias. Bernard Arnault a pu s'acheter une influence politique importante en acquérant le journal Le Parisien qu'il n'aura payé que 20 millions d'euros. On ne peut plus laisser les journalistes seuls face aux actionnaires puissants que sont les Pinault, Dassault, Kretinsky, Drahi ou bien encore le Crédit Mutuel. Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres et ne doivent donc pas être traitées comme telles.
Voilà pourquoi je suis heureux de pouvoir réfléchir avec vous aux solutions à mettre en oeuvre pour contrôler ce phénomène, car il est possible de faire en sorte que les journalistes oeuvrent en toute indépendance et sans pression.
Le Parlement n'a pas toujours été d'une aide précieuse en ce sens. Je pense notamment aux coups de canif portés contre la liberté d'informer par la récente transposition d'une directive européenne sur le secret des affaires, par la loi sur la sécurité globale, ou encore par une disposition de la loi de finances pour 2021 qui permet à tout investisseur de défiscaliser sans plafond 25 % de son investissement dans un média politique ou d'information générale, avec, pour seul verrou, l'obligation de garder son actif pendant cinq ans. Dans le cas où l'investisseur vendrait juste après cinq ans, l'opération se ferait sur le dos du contribuable...
Cette commission d'enquête doit prendre la main sur ces questions. Vous avez le devoir d'intervenir sur la gouvernance, car ce phénomène nuit au pluralisme de l'information.
Nous avons quatre propositions à formuler. Il faut d'abord réformer la loi de septembre 1986, qui est obsolète, illisible et inapplicable. Elle a été promulguée à une époque ou internet n'existait pas.
Il faut ensuite créer un statut juridique des rédactions pour sanctuariser l'indépendance et le travail des journalistes. Certains médias comme le journal Le Monde ont adopté des mécanismes en ce sens.
Il faut aussi créer un délit de trafic d'influence en matière de presse, car la censure n'est pas définie en droit français, de sorte que personne ne peut être poursuivi pour censure. En créant ce délit, on enverrait un signe clair aux propriétaires de médias.
Enfin, il faut réformer les prérogatives des organismes comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), en revenant sur le rôle des comités d'éthique qui émanent de la loi Bloche ou même sur celui du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM).
Je représente un collectif de 150 journalistes qui se battent au quotidien afin que s'impose la liberté d'informer et que le débat se fasse pour les citoyens et au service des citoyens.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous vous remercions d'avoir partagé avec nous vos connaissances et vos points de vue. Pourriez-vous nous donner un exemple très frappant où la concentration des médias est intervenue concrètement comme une négation ou un frein à la liberté d'informer et au pluralisme ?
M. Mathias Reymond. - J'aurais de nombreux exemples à donner. Je n'en citerai qu'un qui est un peu ancien, mais loin d'être anecdotique. Lors de la construction du Stade de France, sous le gouvernement d'Édouard Balladur, alors que le choix s'orientait vers l'architecte Jean Nouvel, c'est le projet de Bouygues qui a finalement remporté l'appel d'offres. M. Balladur était Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle. On sait désormais que TF1 avait organisé une campagne massive en sa faveur : Claire Chazal avait fait un livre d'entretiens avec lui, et Nicolas Sarkozy était alors l'homme politique le plus invité dans les journaux télévisés. Le niveau de connivence et de promiscuité qui existait alors est un élément très révélateur.
M. Nicolas Vescovacci. - La concentration, c'est aussi la verticalité de la décision. Sans revenir sur les déclarations que M. Bolloré a faites dans la presse à mon encontre ou concernant mes confrères d'I-Télé et d'Europe 1, je prendrai l'exemple de la téléphonie mobile. M. Drahi possède SFR, M. Niel possède Free, et la famille Bouygues possède l'entreprise de téléphonie Bouygues. Or la presse s'est-elle jamais fait l'écho d'un débat citoyen autour de la 5G ? Les journalistes ont-ils développé des points de vue divergents sur ces questions ? A-t-on organisé dans les médias un débat large pour permettre aux citoyens de réfléchir sur cette nouvelle technologie ? Je ne le crois pas. Certaines associations ont pris position, mais il n'y a eu ni débat ni enquête sérieuse sur le sujet.
M. David Assouline, rapporteur. - Le sujet de la concentration porte naturellement l'enjeu de l'offre pluraliste. Cependant, vous savez bien que certains considèrent que c'est en créant des champions français qui concentrent force capitalistique et présence sur l'ensemble des supports que l'on pourra résister à la concurrence des grandes plateformes américaines. Qu'en pensez-vous ?
M. Mathias Reymond. - Considérer qu'il faut constituer des grands groupes comme celui de TF1-M6 pour concurrencer les mastodontes comme Netflix et autres est un leurre. Aussi grands soient-ils, ces groupes ne seront jamais assez puissants en termes de capitalisation, d'audience ou de chiffre d'affaires.
En outre, cela reviendrait à considérer l'information comme un produit au même titre que le gaz ou l'électricité, alors que nous voulons des médias qui produisent une information différente. Dans une telle perspective, à quoi cela servira-t-il que ces grands groupes aient du poids ?
M. Nicolas Vescovacci. - Plus on est gros, plus on est fort ; plus on est puissant, mieux on résistera... En réalité, cela revient à livrer les médias à la loi du marché. Certes, la presse privée a besoin d'investisseurs, mais ce qui importe à notre collectif, c'est que les journalistes qui travaillent pour ces médias puissent le faire en toute quiétude et indépendance, sans devoir slalomer entre les intérêts des industriels qui possèdent les médias et ceux de leurs amis ou clients. Tel est le problème qui se pose dans les rédactions.
Pourquoi n'est-il pas possible, lorsqu'on travaille au journal Le Figaro, de critiquer le Rafale ? Pourquoi n'y a-t-il aucune critique non plus dans les grands journaux à l'encontre de la téléphonie mobile ?
Pour une information de qualité, il faut une indépendance totale des journalistes, qui doivent pouvoir travailler hors de toute pression politique ou financière.
M. David Assouline, rapporteur. - Monsieur Reymond, dans une interview au journal L'Humanité du 24 novembre dernier, vous dénonciez la course à la rapidité qui pèse sur les journalistes et vous l'expliquiez par « le système de financement capitalistique des grands groupes qui possèdent des médias ». Avez-vous des exemples concrets ou chiffrés à nous fournir ? Comment y remédier ?
M. Mathias Reymond. - Je soutiens la plupart des propositions qui ont été formulées par le collectif INDP. Nous sommes favorables à la protection des journalistes.
Cependant, la plupart des grands médias, notamment les chaînes d'information en continu, ont un poids important, car elles sont un levier d'influence auprès des autres rédactions qui veulent les copier. Pour reprendre l'exemple d'Eric Zemmour, il est effectivement le candidat d'un oligarque et d'une chaîne de télévision. Une telle situation s'est déjà vue par le passé. Le problème reste que tous les médias ont suivi CNews et M. Zemmour.
Nous avons observé les matinales des grandes radios. Tous les invités politiques ont été interrogés sur les prises de position de M. Zemmour, notamment la question des prénoms. Le candidat a réussi à imposer son agenda médiatique et politique à toutes les rédactions.
La grande faiblesse des médias est de se copier les uns les autres, dans un entre-soi qui finit par limiter le débat au même périmètre. Voilà ce que nous dénonçons.
M. David Assouline, rapporteur. - Monsieur Vescocacci, au-delà du collectif que vous avez constitué, votre propre expérience de journaliste vous a conduit à vous engager. En 2018, dans le livre intitulé Vincent Tout-Puissant, que vous avez écrit avec Jean-Pierre Canet, vous racontez comment votre documentaire Évasion fiscale, enquête sur le Crédit mutuel réalisée avec le même Jean-Pierre Canet, a été déprogrammé de Canal Plus qui l'avait pourtant financé, en mai 2015, à la demande de Vincent Bolloré et à celle de la banque concernée, avant d'être diffusé sur France 3 quelques mois plus tard. Le service public serait-il le seul refuge pour le journalisme d'investigation ?
M. Nicolas Vescovacci. - Heureusement que le service public est là pour diffuser ce type d'enquête, même si cela n'a pas été facile à obtenir. La diffusion a été programmée à vingt-trois heures trente, mais le reportage a été vu par plus d'un million de téléspectateurs. C'est grâce au service public qu'on peut continuer d'enquêter. Il existe encore une émission d'envergure à la télévision, Cash Investigation, pour laquelle j'ai travaillé et qui a les moyens de mener des enquêtes sur des sujets d'intérêt général.
Il ne faut pas oublier que le service public manque énormément de moyens. Je le constate chaque jour. Une dotation publique et des réformes internes visant d'abord les financements plutôt que les restructurations seraient salutaires.
M. Julien Bargeton. - Il me semble que L'Obs a publié un dossier étoffé sur la 5G, il y a un an.
On distingue souvent les régulations interne et externe, le pluralisme interne et externe. Pour définir le pluralisme externe, Julia Cagé prend l'exemple de la numérotation des chaînes. Au niveau interne, l'enjeu porte sur l'organisation des chaînes pour faire vivre le pluralisme. Par exemple, certaines chaînes choisiront de diffuser la nuit des émissions dont les intervenants plaisent moins. Qu'est-ce qui vous paraît le plus important ? Quelles sont les mesures les plus efficaces pour garantir les deux types de pluralisme ?
M. Mathias Reymond. - Le pluralisme interne intervient à l'intérieur d'un même média. Je ne crois pas qu'il soit gênant qu'il y ait des médias d'opinion. Ils existent dans la presse écrite : L'Humanité ce n'est pas Le Figaro, et Le Monde, ce n'est pas Libération. Ce qui importe, c'est qu'il y ait un pluralisme externe.
À l'intérieur du service public, le pluralisme interne est essentiel. Des enquêtes portant sur Radio France ont montré un manque de pluralisme dans les catégories socioprofessionnelles des invités. Quelque 175 invités sur 177 sont des cadres ou exercent des professions intellectuelles ou libérales. Seuls deux invités de la matinale de France Inter sont issus des classes populaires.
Il peut y avoir un pluralisme politique, mais le sujet principal reste celui du pluralisme des catégories socioprofessionnelles dans les médias. Le pluralisme externe reste une priorité dans les médias privés. Dans le service public, il doit s'exercer surtout en interne.
M. Nicolas Vescovacci. - Il faut renforcer le pluralisme, qu'il soit interne ou externe. Le manque de pluralisme vient du manque de moyens, de journalistes et de préparation. Toutes ces failles portent à la facilité, c'est-à-dire que le même intervenant peut revenir trois ou quatre fois dans la même journée.
Le deuxième facteur pour renforcer le pluralisme est de poser des garde-fous en interne. Nous recommandons la structuration des rédactions sous une forme juridique quelle qu'elle soit pour sanctuariser le travail des journalistes et éviter l'intervention directe des actionnaires ou de leurs relais sur le contenu d'un média.
Quant aux médias d'opinion, ils ont toujours existé et cela continuera. L'expérience Zemmour est celle de la construction d'un candidat poussé par un média.
M. Michel Laugier. - La concentration des médias est-elle, selon vous, un mal nécessaire ?
Estimez-vous que, dans le monde « d'avant », un journaliste de L'Humanité était plus indépendant qu'un journaliste du Figaro, ou l'inverse ?
Quelle est à vos yeux la différence entre le public et le privé en termes d'impartialité des journalistes ?
M. Nicolas Vescovacci. - La concentration existe depuis de nombreuses années, mais elle n'est pas un mal nécessaire. Je ne suis pas contre les investissements de M. Bolloré, de la famille Dassault, de M. Drahi, ni même de M. Kretinsky dans la presse. Ce qui nous importe, à mes collègues du collectif et à moi-même, c'est d'avoir la possibilité de travailler dignement, avec des moyens et sans subir de pression.
Après ma mésaventure avec Bolloré, il m'a fallu continuer à travailler comme journaliste indépendant. Cela ne veut pas dire que je suis plus libre qu'un journaliste en CDI du Monde ou de BFM. Je ne le revendiquerai jamais. De fait, il est très difficile de dire si un journaliste est plus libre qu'un autre.
M. Mathias Reymond. - Comme je l'ai indiqué, dans de nombreux pays voisins pourtant bien plus libéraux que nous, les médias ne sont pas détenus par des groupes industriels tels que Bouygues ou Lagardère, mais par des groupes culturels. Il est étonnant que nous acceptions cela.
Il n'est pas dérangeant, en soi, que des journalistes travaillent pour L'Humanité ou pour le Figaro parce que les choix éditoriaux de ces journaux leur conviennent. Il est davantage problématique d'observer une homogénéité et une promiscuité entre les propriétaires des médias, car il en résulte une pression, qui n'est certes pas exercée directement par le grand patron sur les journalistes, mais de manière plus diffuse, par des intermédiaires.
Le documentaire de Canal Plus sur les violences exercées par le journaliste Pierre Ménès sur des femmes a d'abord été coupé, puis Pierre Ménès a été invité sur C8, une autre chaîne du groupe, où il a pu se défendre.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer le phénomène d'autocensure.
M. Michel Laugier. - Vous ne m'avez pas répondu sur la différence entre le public et le privé...
M. Mathias Reymond. - J'ai récemment entendu l'animateur de la « Matinale » de France Culture, Guillaume Erner, énoncer les trois règles que la rédaction de ce média s'est fixées : ne commenter ni le sport, ni les faits divers, ni les sondages. Imaginez le temps que les autres médias pourraient consacrer à l'ensemble des autres sujets s'ils en faisaient autant ! C'est une différence majeure entre le public et le privé.
M. Laurent Lafon, président. - Cela limite aussi l'information !
M. Nicolas Vescovacci. - Pour avoir beaucoup travaillé dans le public et dans le privé, je peux vous dire que ce sont deux univers régis par des contraintes fortes. À Canal Plus, sous l'égide de Maxime Saada, nous pouvions enquêter sur tout, sauf sur le sport et le cinéma. Dans un groupe comme France Télévisions, il est très difficile de mener une enquête politique lors d'une campagne électorale. Le temps de parole est un totem parfois bien utile pour éviter des sujets politiques...
Pour autant, j'ai pu faire de nombreux reportages passionnants, notamment économiques, lorsque j'ai travaillé pour Spécial Investigation : sur la famille Mulliez, sur Bernard Arnault, sur LVMH... C'était l'honneur de cette émission qui a été retirée de l'antenne par M. Bolloré.
Mme Monique de Marco. - Pourriez-vous développer le quatrième axe que vous avez proposé : « protéger le pluralisme en réformant l'Arcom » ?
M. Nicolas Vescovacci. - Au regard de mon expérience personnelle, il m'apparaît que l'Arcom, ex-CSA, n'a jamais été proactive en matière de protection de la pluralité et de défense de la liberté d'informer, qui font pourtant partie de ses prérogatives. Les quelques amendes que C8 a été condamnée à payer ne suffisent pas.
La loi Bloche a permis la création de comités d'éthique. Mais qui connaît le contenu des chartes de déontologie des médias ? Leur rédaction est laissée à la liberté des médias. Par exemple, la charte de Canal Plus autorise les journalistes à faire ce que l'on appelle vulgairement des « ménages », c'est-à-dire à animer des conférences, des débats, en général pour des intérêts privés.
L'INDP a participé aux travaux qui ont présidé à la constitution du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Ce conseil n'a hélas aucune prérogative et aucun pouvoir de sanction.
Il est temps de clarifier les choses, afin de savoir qui défend quoi, avec quelle volonté et quelles armes. Personne ne comprend rien à la loi de 1986. Personne ne comprend rien aux chartes de déontologie. Nous avons besoin de repères pour travailler en toute sérénité.
Mme Sylvie Robert. - L'Arcom a tout de même évolué. Est-ce par manque de moyens qu'elle ne va pas plus loin ? Et jusqu'où doit-elle aller ? Nous avons créé les comités d'éthique et nous nous sommes efforcés d'encadrer les chartes afin de protéger les journalistes. Jusqu'où faut-il aller pour que ce soit efficace ?
M. Nicolas Vescovacci. - Au moment de l'affaire du Crédit mutuel, nous avons alerté le CSA et nous lui avons fourni un dossier complet comprenant tous les éléments de preuve dont nous disposions sur l'intervention de M. Bolloré. Le CSA n'a rien fait. Les contacts que nous avions au sein du CSA, conscients que le Conseil ne ferait rien, nous conseillaient de faire du bruit à l'extérieur.
Les prérogatives de l'Arcom ont été étendues, mais elles ne sont pas respectées. L'Arcom reste une institution politique qui ne va pas assez loin dans la protection de la liberté d'informer.
S'agissant des comités d'éthique, tant que nous ne disposerons pas d'une charte unique rédigée avec l'ensemble des journalistes et qui s'applique à tous, tous médias confondus, nous n'y verrons pas clair. Il faut qu'il y ait une contrainte à l'écriture de ces chartes : il vous appartient de trancher la question de la forme qu'elle doit prendre.
Dans un journal comme Le Monde, des mécanismes d'agrément permettent d'associer les journalistes à des décisions telles que la validation du directeur de la rédaction. Comment ces mécanismes peuvent-ils être adaptés à d'autres médias ? La réponse n'est pas simple ; y répondre demandera un peu de temps.
M. Mathias Reymond. - Les journalistes sont contraints de travailler plus vite et cela a des conséquences, notamment la propagation de fausses nouvelles ou d'informations non vérifiées. L'Arcom pourrait disposer de moyens pour sanctionner un média qui diffuse de fausses nouvelles telles que l'arrestation de M. Dupont de Ligonnès ou l'attaque de l'hôpital de la Pitié Salpêtrière par les « gilets jaunes ».
Les « ménages » sont assez répandus dans le monde journalistique. Par exemple, des journalistes de France Inter - Isabelle Giordano, Stéphane Paoli - ont longtemps animé des événements pour des entreprises privées moyennant une forte rétribution. Lorsque les patrons sont ensuite invités dans les émissions des journalistes concernés, cela pose un évident problème de déontologie.
J'évoquerai enfin la situation du journaliste Julian Assange, qui encourt une peine de 175 ans de prison. Après avoir vécu reclus près de dix ans, il est actuellement emprisonné au Royaume-Uni. Je m'étonne que la France n'ait pas nettement pris position en sa faveur, car les informations qu'il a diffusées étaient certes embarrassantes, mais elles étaient vraies et elles ont eu de lourdes conséquences, notamment sur le déclenchement du Printemps arabe.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Lorsque vous parlez de média « indépendant », entendez-vous cette indépendance au sens financier ou dans la manière de penser et de poser des questions ? Vous n'êtes indépendant ni des gens qui vous lisent ni du nombre de clics.
Par ailleurs, vous souhaitez modifier la loi de 1986. Mais comment trouver l'argent pour financer la presse sans le secteur privé ?
M. Nicolas Vescovacci. - L'indépendance tient d'abord à la manière dont on conçoit son métier. Elle découle aussi des moyens qu'on vous octroie, de la qualité de la communication au sein de la rédaction et de la liberté dont on dispose en son sein.
Quels que soient les investisseurs, quelles que soient les sommes investies - et elles sont nécessaires - il faut garantir une capacité d'enquête sans entrave pour produire une information de qualité et indépendante. À défaut, les médias d'opinion prendront encore davantage de place, car il est plus facile de faire du buzz et d'organiser des clashs.
Je suis favorable aux investissements privés, mais je suis encore plus favorable à la liberté d'informer. Il est capital de permettre aux journalistes de travailler en toute indépendance. Malheureusement, ce n'est pas toujours facile dans certaines rédactions.
M. Mathias Reymond. - Il existe de nombreuses aides publiques à la presse. Le privé investit dans l'information, mais le public aide aussi le privé : Le Figaro, Le Point, Télé 7 jours bénéficient d'aides publiques.
On pourrait aussi imaginer un financement des médias qui ne soit pas exclusivement capitalistique, fondé sur des cotisations ou sur une mutualisation des coûts de production de l'information, par exemple une imprimerie commune. Cela permettrait d'avoir des médias issus du secteur associatif, dit le tiers-secteur.
Enfin, il existe de nombreux médias sur internet qui ont davantage de succès que les quotidiens. Les interviews du site internet Thinkerview réunissent plusieurs millions d'internautes. Ce sont de nouvelles formes d'information qu'il faut prendre en compte.
M. Bernard Fialaire. - Pourquoi est-il toujours aussi tabou d'envisager la constitution d'un ordre des journalistes doté d'une charte de déontologie et de chambres disciplinaires ?
M. Nicolas Vescovacci. - Nous avons beaucoup réfléchi à la question de ce qu'est un acte journalistique déontologique. J'estime que la déontologie infuse « comme le sachet de thé dans une tasse ». Elle doit être le coeur de notre métier, et c'est le cas pour la grande majorité des journalistes.
Le renvoi des journalistes vers un ordre nous rappelle des heures sombres que nous n'avons pas envie de revivre.
Nous n'avons pas besoin d'un tribunal. Le travail doit se faire par la base ; il ne doit pas venir d'en haut et participer d'une verticalité que nous dénonçons dans la concentration des médias.
M. Pierre Laurent. - La presse a besoin de beaucoup plus d'argent - public ou privé - qu'elle n'en a aujourd'hui. La concentration est-elle le bon moyen de permettre cela ?
Par ailleurs, il me paraît important de souligner que si le bien commun des journalistes est leur rapport à leur travail et à la recherche de la vérité, l'opinion est aussi une dimension du pluralisme.
M. Nicolas Vescovacci. - Vous avez raison, la presse, qu'elle soit publique ou privée, manque d'argent. Les aides à la presse, qui s'élèvent environ à 400 millions euros par an, ne sont pas conditionnées. À mon sens, la question des conditions d'obtention des aides à la presse doit être posée. Est-il normal que le groupe que M. Arnault récupère 20 millions d'euros par an pour Le Parisien, sans contrepartie, sachant la fortune de ce monsieur ?
M. Mathias Reymond. - Dans Le Monde diplomatique, Pierre Rimbert propose un mode de financement de la presse d'intérêt général fondé sur une « cotisation information » qui serait payée par les entreprises ou même prélevée sur les salaires. Cela permettrait de financer un service mutualisé de production, d'administration, de distribution de la presse. Il s'agirait d'une sorte de système de sécurité sociale de l'information, complété par les ressources tirées des ventes.
Mme Laurence Harribey. - Monsieur Reymond, pourriez-vous nous en dire plus sur les pratiques de ces pays voisins où certaines activités seraient incompatibles avec l'investissement dans la presse ?
S'agissant de la notion de trafic d'influence, le risque n'est-il pas de marginaliser ce qui pourrait s'appeler une rédaction ?
M. Mathias Reymond. - En Allemagne, les chaînes publiques enregistrent des audiences bien supérieures à celles de France Télévisions, et les groupes qui financent les chaînes privées ne produisent pas d'avions de chasse et ne construisent pas de ponts.
M. Nicolas Vescovacci. - Si nous n'y prenons garde, nous risquons de nous retrouver dans la situation australienne, où tous les médias privés sont contrôlés par deux groupes, notamment le groupe de M. Murdoch. Par ailleurs, je crois au contraire que la sanctuarisation des rédactions permettrait de protéger le travail des journalistes.
M. David Assouline, rapporteur. - Les médias privés exercent en vertu de concessions publiques fondées sur des conventions par lesquelles ils s'engagent, notamment sur le contenu. Quel rôle doit, selon vous, jouer l'Arcom en matière d'octroi et de renouvellement des concessions ?
M. Mathias Reymond. - Certaines des concessions n'ont pas forcément besoin d'être renouvelées. Pourtant, il faudrait peut-être remettre un certain nombre de concessions sur la table. Les règles ont-elles toujours été respectées par TF1 ? Et que penser de la coexistence, sur la TNT, de plusieurs chaînes très formatées ?
M. Nicolas Vescovacci. - Les chaînes sont des biens publics. C'est pourquoi elles doivent respecter les conventions qu'elles signent avec l'Arcom. Il appartient à cette instance de faire respecter les règles. Moi qui milite pour la liberté d'informer, je n'ai eu de cesse, aujourd'hui, de vous demander plus de règles. Mais loin de nous empêcher de travailler, les règles nous mettent au même niveau et nous permettent de savoir où on va.
En matière de fréquence, il est certain que le CSA aurait pu frapper plus fort ces dernières années. Les conditions d'exercice du journalisme, mais aussi le non-respect de la dignité humaine, auraient pu motiver le retrait de certaines fréquences.
Encore une fois, il est nécessaire de clarifier chaque niveau de la réflexion pour voir comment on peut avancer. Il faut des règles claires, que les journalistes respecteront s'ils ont le sentiment qu'on avance vers davantage de liberté d'informer. Il faudrait également - mais je n'ai plus l'âge de croire au père Noël - que le public comme le privé disposent de davantage de moyens.
M. Laurent Lafon, président. - Messieurs, je vous remercie de nos échanges.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 30.
Audition de M. Roch-Olivier Maistre, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)
La séance est ouverte à 16 heures 30.
M. Laurent Lafon, président. - Nous accueillons aujourd'hui M. Roch-Olivier Maistre, président du CSA depuis 2019 et bientôt président de l'Arcom, organisme créé par la loi du 25 octobre 2021.
Vous avez occupé les fonctions de président de l'Autorité de régulation de la distribution de la presse entre 2016 et 2019 et vous avez mené différentes missions sur les aides à la presse que nous avons abordées à plusieurs reprises dans notre Commission d'enquête.
Comme président du CSA, vous êtes évidemment en première ligne pour faire respecter la lettre comme l'esprit de la loi de 1986. Nous avons de nombreuses questions à vous poser sur cette loi, sur sa pertinence au regard de tous les changements intervenus depuis sa promulgation, sur les évolutions que vous constatez, notamment un glissement progressif de certaines chaînes vers des lignes éditoriales plus orientées, sur la pertinence de modifier les règles d'encadrement des temps de parole des formations politiques et peut-être d'intégrer celui des éditorialistes et enfin sur les moyens du CSA et dans quelques semaines de l'Arcom pour l'application de la loi de 1986 ou d'un nouveau cadre législatif.
Je vous donnerai la parole pendant une dizaine de minutes pour un propos liminaire puis nous vous interrogerons.
Je rappelle que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal. Je vous précise aussi qu'il vous appartient, le cas échéant, de préciser vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roch-Olivier Maistre prête serment.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie et je vous donne la parole.
M. Roch-Olivier Maistre. - Je vous remercie de m'accueillir. Comme vous le savez, le CSA a appelé à plusieurs reprises de ses voeux l'engagement d'une réflexion sur l'adaptation du dispositif anti-concentration prévu par la loi du 30 septembre 1986. Nous l'avons évoqué dans nos avis sur les projets de loi sur l'audiovisuel en 2019 et en 2021, tout comme l'a fait l'Autorité de la concurrence dans un avis de février 2019.
C'est un sujet complexe, sur lequel un juste équilibre doit être recherché, entre d'une part les logiques économiques et la nécessité d'accompagner nos opérateurs et nos industries culturelles dans leurs efforts d'adaptation aux transformations de leur environnement face aux effets massifs d'une concurrence mondialisée, et d'autre part un impératif de valeur constitutionnelle de préservation du pluralisme des courants de pensées et d'opinion dont le respect est consubstantiel à notre débat démocratique.
Cet exercice a souvent suscité plus de positions de principes que de propositions. Le CSA ne peut que se réjouir que la représentation nationale comme les services de l'État se saisissent de ce sujet.
Pour essayer de simplifier le débat, je distingue ce que sont les réalités actuelles et les tendances de notre paysage audiovisuel et la pertinence et les limites du dispositif anti-concentration en vigueur.
Le paysage audiovisuel est aujourd'hui infiniment moins concentré qu'en 1986. Notre pays compte actuellement plus de 1 000 radios, publiques, privées ou associatives, nationales ou locales, généralistes ou musicales et une infinité de webradios dont l'écoute ne cesse de se développer, en même temps que se diversifient les usages, les modalités de diffusion et les formats, avec les enceintes connectées, les assistants vocaux, le streaming musical ou encore les podcasts.
Au niveau de la télévision, il existe 30 chaînes nationales diffusées sur la TNT et plus de 230 services conventionnés par le CSA pour une diffusion sur les réseaux non hertziens.
L'offre a donc connu une indéniable expansion que la généralisation des téléviseurs connectés, dont 81 % des Français sont désormais équipés, la multiplication des écrans, six par foyer, l'accès direct par internet et le streaming ont amplifiée.
Près de 40 ans après l'adoption de la loi, l'ambition d'un paysage audiovisuel « ouvert à l'initiative privée dans un climat de concurrence et de pluralisme » est largement atteinte. La diversité de l'offre et les sources d'accès au savoir, à la connaissance et à l'information n'ont cessé de se démultiplier.
Pour autant, je ne crois pas que le débat sur la concentration soit clos. Si le nombre d'opérateurs s'est élargi, des réalités historiques ou nouvelles s'imposent à nous. L'audience reste concentrée sur un nombre limité d'opérateurs. France Télévisions et TF1 ont capté en 2020 56 % de l'audience de la TNT et Radio France et RTL 50 % de l'audience radio. Par ailleurs, si le nombre d'éditeurs sur la TNT s'est élargi grâce aux procédures et aux dispositifs anti-concentration mis en oeuvre par le CSA, le nombre de nouveaux entrants (NRJ, M6, Lagardère, L'Équipe, Vivendi) demeure relativement limité. Enfin, le développement de la sphère numérique se caractérise par la présence d'acteurs internationaux extrêmement puissants, sur les usages comme sur la chaîne de valeur.
Le spectaculaire mouvement de consolidation à l'oeuvre aux États-Unis, avec des géants qui rivalisent sur le marché des droits audiovisuels, cinématographiques ou sportifs bouscule nos acteurs, aussi bien publics que privés. Cette tendance à la concentration s'est aussi exprimée dans notre pays, avec des rapprochements entre radios et télévisions, la reprise du groupe Canal+ par Vivendi, la reprise de télévisions locales, plus récemment le projet de rapprochement de TF1 et de M6 et le lancement d'une OPA de Vivendi sur Lagardère. Le CSA est régulièrement mobilisé sur ces questions et utilise les outils que le législateur lui a confiés.
Dans ce contexte, quels sont les atouts et les limites de notre dispositif anti-concentration ? Ma première conviction est que malgré toute son importance, le droit commun de la concurrence ne peut répondre à lui seul aux enjeux. Le contrôle du respect du pluralisme se différencie de la pure approche concurrentielle. Son objectif n'est pas seulement économique mais participe du fonctionnement démocratique, de la préservation de l'état de droit en garantissant que différents courants d'expression de pensée puissent se faire entendre dans le débat public. C'est pourquoi il nous semble souhaitable de maintenir une régulation sectorielle assurée par le dispositif anti-concentration et une régulation concurrentielle. Ne tenir compte que du pluralisme ou du bien-être économique, sans tenir compte des effets de l'un sur l'autre serait dépourvu de sens. C'est pourquoi nous écartons un scénario de libéralisation complète et nous privilégions le maintien d'un dispositif anti-concentration spécifique. Je note que l'Union européenne s'inscrit dans la même logique, comme l'illustrent les grands textes en cours d'élaboration par la commission comme le Digital Services Act (DSA) ou le projet porté par le commissaire Thierry Breton d'un European Media Freedom Act dont l'ambition est de défendre l'indépendance des médias.
Ma deuxième conviction est que nombre de dispositions anti-concentration conservent aujourd'hui leur pertinence. Le CSA est favorable au maintien de seuils de concentration mono médias dans les prochaines années. La diffusion hertzienne demeure le seul mode d'accès à la télévision pour 21,2 % des foyers et cette télévision joue un rôle prescripteur majeur en matière d'information. Des millions de Français regardent chaque jour les journaux de TF1 et de France Télévisions. Par ailleurs, les règles qui sont en vigueur sont des leviers d'action puissants sur le pluralisme en permettant de redistribuer les droits d'accès à une ressource publique rare, les fréquences. Nous soutenons également le principe des appels réguliers à candidature pour l'attribution de fréquences, les obligations fixées par la loi, les cahiers des charges et les conventions conclues avec les éditeurs. Ces outils sont très précieux pour agir sur la structure du champ audiovisuel en permettant l'arrivée de nouveaux entrants et en renforçant le pluralisme. Le plafonnement à hauteur de 20 % des capitaux extra-européens pour les chaînes de la TNT reste toujours pertinent à l'heure où la question de la souveraineté culturelle et industrielle est au coeur du débat public.
Enfin, d'autres dispositions mises à jour par le législateur, notamment par votre assemblée, gardent tout leur intérêt si nous voulons conserver un paysage pluraliste et diversifié, comme les seuils de populations qui ont été relevés dans les secteurs de la radio et de la télévision locale.
En revanche, nous nous demandons si la limitation à 49 % du capital ou des droits de vote d'un service national de télévision diffusé par voie hertzienne que peut détenir une personne physique ou morale conserve aujourd'hui son sens au regard du pouvoir d'un éditeur autorisé par le CSA. De la même façon, l'interdiction qui est faite à un éditeur titulaire d'une autorisation nationale de détenir plus de 33 % d'un service local nous apparaît très largement inopérante.
Si nombre d'outils restent pertinents, le dispositif se heurte à certaines limites que le rapport Lancelot de 2005 avait déjà bien identifiées. C'est ma troisième conviction. Les règles actuelles n'ont qu'un périmètre limité, puisqu'elles ne s'appliquent qu'aux services diffusés par voie hertzienne, qu'ils proposent ou non de l'information, sans aucune distinction en fonction de leur impact ou de leur audience. La réception par internet ne cesse de progresser, y compris pour la radio, et l'accès aux contenus emprunte des voies multiples. Dans ces conditions, le dispositif anti-concentration ne couvre que partiellement la réalité de consommation des contenus, qui transitent par d'autres vecteurs, y compris les réseaux sociaux, les moteurs de recherche et certains services de médias audiovisuels à la demande. Par ailleurs, l'information disponible sur internet est aujourd'hui maîtrisée par un nombre restreint d'intermédiaires qui référencent des contenus dans des conditions parfois opaques. De même, les règles applicables à la presse écrite ne prennent pas en compte des titres dont l'influence est pourtant significative.
Ainsi, le dispositif actuel se révèle en partie en décalage avec l'évolution des usages, des vecteurs et des supports et donc avec la diversité des offres.
Enfin, les seuils plurimédias nous paraissent s'éloigner de la réalité du paysage médiatique, notamment avec le concept du média global qui s'affirme de plus en plus.
Comme l'avait déjà souligné la commission Lancelot, il faut trouver un nouvel équilibre entre les seuils fixés par la loi et un pouvoir d'appréciation confié, de manière plus large, au régulateur sectoriel. Celui-ci devrait, au cas par cas, comme le fait l'Autorité de la concurrence, déterminer les remèdes les plus appropriés pour répondre aux enjeux économiques et sociétaux d'une opération. Cela reviendrait à privilégier pour l'avenir, face à un univers en transformation toujours plus rapide, une orientation visant à renforcer la capacité d'intervention du régulateur, en lui permettant de s'autosaisir et d'imposer des remèdes aux acteurs au-delà des seuils fixés par la loi.
Quelles que soient les évolutions législatives à venir, la boussole du CSA demeurera celle que vous lui avez confiée, garantir la liberté de communication et assurer le respect du pluralisme des courants de pensée et d'opinion.
M. David Assouline, rapporteur. - Je suis très heureux que notre commission vous reçoive. Vos propos sont toujours précis et couvrent l'ensemble du champ qui nous intéresse aujourd'hui.
Vous savez que vous allez être encore plus victime de votre succès. L'Arcom est très attendue et suscite déjà des attentes gigantesques dans le monde des médias, sur l'exercice de la démocratie et par les fantasmes que certains peuvent avoir sur un certain nombre d'enjeux. Pointent des critiques parce que des acteurs ont le sentiment que ce qu'ils attendent de vous n'est pas fait, n'est pas fait assez rapidement, parce que vous n'en avez pas les moyens ou parfois parce que vous n'en avez même pas les prérogatives.
Pensez-vous vous disposer des moyens d'agir quand un acteur contrevient aux règles que vous avez édictées pour octroyer une concession ou pour la renouveler ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Sans hésitation, oui ! Le CSA dispose d'une panoplie très large que lui a donnée le législateur, avec des procédures très encadrées puisque nous agissons dans le champ d'une liberté publique fondamentale. Nos procédures peuvent paraître longues mais ces délais sont justifiés par les règles du procès équitable.
Le CSA a la possibilité de mettre les chaînes en demeure pour les rappeler à leurs obligations législatives, réglementaires ou conventionnelles. Les sanctions vont de l'obligation de publier un communiqué jusqu'au retrait de l'autorisation en passant par des sanctions pécuniaires. Nous les prononçons avec la plus grande vigilance puisque nous disposons de 40 ans de jurisprudence. Je rappelle que le CSA oeuvre sous le contrôle du juge administratif, le Conseil d'État en direct pour la plupart de ses décisions. Le juge a balisé le chemin que le CSA peut emprunter. Si nous suivions quotidiennement l'ensemble des saisines qui nous sont adressées, il n'y aurait plus de radios ni de télévisions dans notre pays. Notre mission première est de défendre la liberté d'expression et de permettre le débat. Une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme est très claire sur ce sujet. Elle dit que la liberté d'expression c'est aussi ce qui heurte et ce qui choque.
M. David Assouline. - Vous êtes aussi le garant de cette liberté d'expression et de la liberté de la presse qui ont une grande force dans notre pays.
Dans la convention de CNews, qui est la plus récente, vous écrivez que l'éditeur doit veiller dans son programme à ne pas inciter à des pratiques ou des comportements dangereux, délinquants ou inciviques, à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du pays, à ne pas encourager des comportements discriminatoires à raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité et doit promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations.
Comment décidez-vous si ponctuellement dans une émission, si un acteur d'une émission ou si globalement un éditeur contrevient à sa convention ? Quelles explications demandez-vous ? La liberté d'opinion est encadrée par des lois punissant le racisme ou les actes de délinquance.
M. Roch-Olivier Maistre. - Le CSA n'intervient qu'a posteriori. Il n'est pas une autorité de censure. Quand il est alerté sur un programme, il visionne la séquence pour remettre dans leur contexte les propos qui lui sont signalés et voir s'il y a eu maîtrise de l'antenne ou si une contradiction a été apportée. Par la suite, une analyse juridique est menée, à la lumière de la jurisprudence du Conseil d'État puis le collège délibère.
Le CSA a déjà adressé plusieurs mises en demeure à la chaîne que vous avez citée, la dernière vendredi 3 décembre 2021, sur un sujet de pluralisme. Si la chaîne réédite le manquement pour lequel elle a été mise en demeure, elle est passible d'une procédure de sanction. Par ailleurs, elle a déjà fait l'objet d'une sanction du CSA, la première prononcée contre une chaîne d'information en continu.
Le CSA n'est donc pas défaillant mais il ne contrôle pas la ligne éditoriale des chaînes. Il contrôle leur format mais il ne compose pas les plateaux des émissions de télévision, ni ne choisit les journalistes ou les éditorialistes. Nous intervenons quand nous constatons des manquements clairement identifiés mais nous ne sommes pas les juges de la ligne éditoriale d'une chaîne.
La phrase que vous avez citée figure dans toutes les conventions du CSA et reprend de grands principes. Le titulaire d'une autorisation doit en effet veiller à promouvoir dans ses programmes les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République.
Nous avons déjà mis en demeure RTL sur le fondement de cette disposition pour les propos d'un éditorialiste sur lequel vous m'avez souvent interrogé, qui ont pu heurter et qui nous semblaient constituer un manquement sur le fondement de cette disposition. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 15 octobre 2018, a jugé que cette disposition n'imposait pas à l'éditeur du service de prohiber sur son antenne toute critique des principes républicains que je viens de citer.
La loi de 1986 que nous mettons en oeuvre est fondamentalement une loi de liberté. Elle est intitulée « loi pour la liberté... » et constitue le pendant pour l'audiovisuel de la loi relative à la liberté de la presse pour la presse écrite. Son premier article affirme la liberté de communication et la liberté éditoriale des chaînes. Toutes les limites fixées par la loi doivent se lire au regard de ce principe premier.
Depuis que je suis président, il m'est arrivé de saisir le procureur de la République puisque notre action ne couvre que la responsabilité des éditeurs et pas les personnes qui s'expriment. Le CSA utilise donc ses pouvoirs tout en préservant et en défendant la liberté d'expression.
M. David Assouline. - Je prends note de votre réponse et de la position du Conseil d'État mais je suis assez choqué que contrevenir à l'ensemble des valeurs quasi-constitutionnelles qui figurent dans vos conventions soit considéré comme de la liberté d'expression.
M. Roch-Olivier Maistre. - Il faut bien peser ce que voudrait dire une autorité administrative indépendante qui commencerait à se faire le juge du beau et du bien, qui dirait quels journalistes ou quels éditorialistes ont leur place dans tel ou tel débat. Je ne connais pas de démocratie qui fonctionne ainsi.
C'est l'honneur du CSA de défendre la liberté d'opinion comme le lui a confié le législateur. Pour autant, quand il constate un manquement, il n'hésite pas à mettre l'éditeur concerné en demeure comme il l'a fait vendredi 3 décembre sur un sujet de pluralisme. Il a considéré que la chaîne ne respectait pas les équilibres des temps de parole en couvrant plusieurs familles politiques entre minuit et 6 heures du matin.
Nous remplissons pleinement notre mission en respectant la valeur fondamentale de la liberté d'expression.
M. David Assouline. - Des millions de Français, parce qu'ils n'ont pas la bonne religion ou la bonne couleur, sont insultés dans leur quotidien. Il est insupportable que ces propos soient acceptés sur une chaîne bénéficiant d'une concession de l'État, ce qui est différent des journaux d'opinion.
À l'occasion des 15e Rencontres de l'UDECAM qui se sont tenues au mois de septembre, vous avez jugé que le projet de rapprochement de TF1 et de M6 était « naturel » et « compréhensible ». Vos propos ont suscité un certain émoi et vous avez été amené à les préciser. Le CSA est-il d'ores et déjà favorable à ce projet ? Sur quels critères vous baserez-vous pour rendre votre avis ? Quel est le calendrier envisagé avec l'Autorité de la concurrence qui est saisie sur un autre aspect du projet ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Je n'ai jamais dit que la fusion de TF1 et de M6 était « naturelle » et « compréhensible ». J'ai dit qu'il y avait des logiques économiques à l'oeuvre et un paysage qui changeait. Aux États-Unis, en quelques mois, Disney a fusionné avec Fox, Warner avec Discovery, les studios MGM ont été rachetés par Amazon et Netflix a consacré 19 milliards de dollars à la production audiovisuelle et cinématographique. En comparaison, l'accord que Canal+ vient de signer avec le cinéma porte sur environ 200 millions d'euros.
Face à ces bouleversements, il n'est pas incompréhensible que les acteurs économiques cherchent à adapter leur organisation.
Le CSA n'a pris à ce stade aucune position. L'instruction du dossier est en cours et le régulateur ne statuera au plus tôt qu'au mois de septembre ou octobre 2022, au terme d'une délibération collégiale.
Je rappelle que l'Arcom sera composée de 9 membres désignés par 5 autorités différentes dont le président du Sénat, le président de l'Assemblée nationale, le vice-président du Conseil d'État et la première présidente de la Cour de cassation. Ces 9 membres seront renouvelés par tiers tous les deux ans. Je ne connais pas d'autorité administrative dont le mode de désignation soit aussi pluraliste, confortant d'autant son indépendance.
En présidant le CSA, je mesure chaque jour ce qu'est la diversité des points de vue et ma mission est d'essayer de les fédérer pour dégager les positions de l'institution sur chaque dossier.
L'Arcom délibérera en toute indépendance, après une longue instruction. Nous avons adressé des questionnaires à l'ensemble des acteurs de la filière concernés (les éditeurs concurrents, les producteurs, les sociétés d'auteurs, les annonceurs, etc.). Nous rendrons fin mars un avis à l'Autorité de la concurrence qui vient de nous saisir comme la loi l'y contraint. Par ailleurs, nous examinons la demande d'agrément, procédure qui sera précédée d'une étude d'impact rendue publique. Nous avons déjà organisé un premier cycle d'auditions en septembre et en octobre.
Je démens avec force les propos que vous me prêtez et je rappelle que je suis tenu à un devoir d'impartialité auquel je suis, comme magistrat, très attaché.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Les auditions se suivent et ne ressemblent pas. Je vous remercie pour vos propos toujours très précis et équilibrés.
Le seul point convergent de nos auditions est que tous nos interlocuteurs reconnaissent que les lois de 1986 sont datées.
La lenteur, l'incapacité ou le refus de l'exécutif actuel et du précédent de réformer ces lois s'expliquent-ils par le choix de laisser l'Europe se prononcer avant la France ?
Je constate une confusion entre les valeurs de la République précisées dans notre constitution et au nombre de 3, la liberté, l'égalité et la fraternité et d'autres principes comme la laïcité.
M. Roch-Olivier Maistre. - Comme vous le savez, je travaillais au sein du cabinet du ministre de la Culture en 1986 et je suis plus indulgent que vous sur le caractère obsolète de la loi de 1986. Les principes qui la fondent demeurent pleinement pertinents en affirmant en particulier la liberté de communication. Avant 1986, la télévision était contrôlée par l'État. Il suffit de lire les mémoires d'Alain Peyrefitte pour revisiter l'époque où le journal télévisé était préparé dans le bureau du ministre de la Communication. Cette loi a posé le principe de la liberté de communication, assortie de règles de protection dans l'intérêt du public. Par ailleurs, elle a fait la preuve d'une certaine plasticité car le législateur l'a régulièrement modifiée pour l'adapter aux évolutions du marché. Pour autant, le débat n'est pas épuisé et la réforme de l'audiovisuel méritera d'être poursuivie. Votre assemblée avait fait des propositions, dont certaines n'ont pas été retenues en raison de la décision du Conseil constitutionnel sur le dernier projet de loi, notamment sur la modernisation de la TNT.
Je reconnais que les procédures du CSA sont un peu longues mais je rappelle que la loi nous impose de prononcer en premier lieu, après avoir constaté un manquement, une mise en demeure. C'est après un deuxième manquement qu'un rapporteur indépendant, un conseiller d'État, est saisi du dossier pour en assurer l'instruction. Il rédige un rapport présenté devant le collège qui doit auditionner les parties avant de statuer. La loi prévoit désormais que le rapporteur puisse avoir des adjoints afin d'accélérer les procédures.
Des procédures de sanction sont en cours d'instruction mais je ne peux évidemment rien en dire devant vous.
Enfin, je me réjouis que l'Europe ait enfin pris des initiatives dans notre secteur : réforme du droit d'auteur, directive SMA qui prévoit des obligations nouvelles pour Netflix, Amazon, Disney+ et toutes les plateformes, le règlement DSA en cours d'examen sur la régulation des grands acteurs d'internet, qui permettra de mieux lutter contre les contenus illicites et qui donnera aux régulateurs des pouvoirs de sanction et enfin l'European Media Freedom Act porté par Thierry Breton pour mieux préserver l'indépendance des médias.
M. Laurent Lafon. - La presse écrite est organisée comme une presse d'opinion avec différents courants. Jusqu'à maintenant, la télévision n'était pas organisée en courants d'opinion. Percevez-vous un glissement de certaines chaînes vers de la télévision d'opinion ? Si tel est le cas, comment organiser le pluralisme entre les différentes chaînes ?
Les temps de parole sont aujourd'hui calculés sur les formations politiques. Quelle est la position du CSA sur prise en compte des éditorialistes dans ce calcul ?
M. Roch-Olivier Maistre. - La loi de 1881 sur liberté de la presse a constitué l'un pilier de la République naissante. Elle a posé un principe fondamental qui a permis une floraison extraordinaire de la presse, avec une presse d'opinion couvrant l'ensemble des sensibilités politiques, que personne n'envisage de remettre en question, tout en permettant de sanctionner la diffamation ou l'injure.
Notre paysage audiovisuel ne s'est pas construit de la même façon. Après un long monopole d'État, la régulation voit le jour dans les années 1980 avec la libération de la bande FM au début du premier mandat de François Mitterrand, l'apparition d'acteurs privés avec Canal+ en 1984 et la privatisation de TF1 en 1987. D'emblée, le législateur a imposé un principe de pluralisme, l'audience de TF1 étant à l'époque considérable. Il n'était pas envisageable que cette chaîne devienne une chaîne d'opinion qui aurait pu déséquilibrer notre vie politique. Ce principe vaut pour tous les opérateurs. Il est d'autant plus justifié qu'ils émettent sur des fréquences qui appartiennent au domaine public. Il s'impose également aux chaînes qui ne sont pas diffusées par voie hertzienne. Ainsi, RT doit communiquer chaque mois au CSA les temps de parole des personnalités politiques invitées. En revanche, nous n'appliquons pas cette règle aux chaînes créées par les partis politiques et diffusées sur YouTube.
Nous constatons effectivement une évolution des lignes éditoriales de certaines chaînes d'information et nous pouvons nous interroger sur la façon dont nous rédigerons demain les conventions qui lient les éditeurs au régulateur, tout en préservant la liberté d'expression.
Le contrôle des temps de parole est une mission très ancienne du CSA. Nous avons des relations très fluides avec les rédactions. En dehors du temps électoral, les chaînes de télévision sont tenues de nous communiquer chaque mois les temps de parole des personnalités politiques et nous en tirons un bilan chaque trimestre.
Faut-il aller au-delà des personnalités engagées dans l'action politique ? Je ne vous cache pas ma réticence même si ce choix appartient au législateur. Comptabiliser le temps de parole des éditorialistes présente de grands risques. Où dresser la frontière, comment les classer politiquement, est-ce le rôle d'une autorité administrative de prendre ce chemin ? Je pense qu'il est risqué de s'aventurer dans cette voie. La loi qui cible spécifiquement les personnalités politiques nous laisse une certaine latitude. Nous avons pris début septembre une décision sur un éditorialiste après avoir constaté qu'il avait changé de statut, qu'il n'était plus dans le commentaire de la vie politique mais dans l'action politique. Cette approche me semble plus sage que de fixer une règle générale.
Mme Monique de Marco. - Comment améliorer le respect de la pluralité d'expression sur certaines chaînes de télévision ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Le pluralisme, c'est d'abord la pluralité des acteurs. Nous disposons de quatre chaînes d'information, dont une chaîne de service public et trois privées. J'ajoute que France 24 est également une chaîne d'information publique qui couvre l'actualité internationale. La première liberté, c'est la liberté de choix des auditeurs et des téléspectateurs. Dimanche dernier, les trois chaînes privées ont fait le choix de couvrir les différents meetings politiques mais pas la chaîne publique.
Les règles du pluralisme politique s'imposent à toutes les chaînes, y compris à celle que vous avez évoquée monsieur le rapporteur.
Nous nous sommes également appuyés sur la loi Bloche, dans une délibération de 2018, pour rappeler que la pluralité des points de vue devait être respectée. Une chaîne avait récemment organisé deux débats, avec des plateaux identiques sur un sujet polémique et nous l'avons rappelée à l'ordre au titre du respect du pluralisme des points de vue.
M. Michel Laugier. - Vous nous avez dit que le CSA disposait des moyens juridiques de conduire ses missions. L'Arcom disposera-t-elle des moyens financiers et humains pour mener ses propres missions ? Par ailleurs, comment envisagez-vous de résoudre l'équation pluralité, concentration et indépendance des journalistes ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Il est toujours difficile pour moi de parler de dépenses supplémentaires.
Au Royaume-Uni, notre homologue, l'OFCOM, qui couvre également les télécoms, devrait s'engager dans la régulation des plateformes en ligne. Il a annoncé la création de 300 emplois pour cette nouvelle mission. Dans le même temps, la CSA a créé cette année une direction des plateformes en ligne avec 6 emplois. Je sais le soutien du Sénat sur ces sujets et nous solliciterons certainement la représentation nationale sur le projet de loi de finances 2023.
La fusion avec Hadopi nous permettra de dégager quelques ressources sur l'exercice 2022 dans le cadre de notre plafond d'emplois. Je rappelle que l'Arcom disposera en 2022 de 355 agents alors que l'OFCOM peut compter sur environ 1 000 agents. Il assume les compétences de l'ARCEP mais celle-ci ne dispose que de 160 agents. Il y a donc un décalage important entre les deux organismes.
Depuis trois ans que je suis président du CSA, je suis confronté au septième texte de loi élargissant ses compétences. C'est un signe de la confiance du Parlement mais nous aurons besoin de ressources pour poursuivre nos missions.
Sur l'indépendance des journalistes, la loi impose que les rédactions soient indépendantes des actionnaires des entreprises et le régulateur y est attentif.
M. Vincent Capo-Canellas. - Nous avons bien compris ce que le CSA pouvait faire ou ne pas faire, que le droit de la concurrence ne suffisait pas et que vous souhaitiez le maintien d'un dispositif spécifique.
Quelles sont les voies d'amélioration de ce dispositif spécifique ? Nous entendons que le chemin de crête est difficile entre le principe de la liberté d'expression, le pluralisme et le refus de conditionner l'opinion.
Nous entendons également que les questions de ligne éditoriale sont difficiles à appréhender et que le régulateur n'est juridiquement pas appareillé pour les traiter. Pensez-vous que les médias seront segmentés, chaque chaîne vendant une opinion ? Si chacun développe sa ligne éditoriale se posera alors la question du financement du pluralisme.
M. Roch-Olivier Maistre. - J'ai clairement indiqué dans mon propos introductif que nous utilisons la panoplie d'outils que nous a donnée le législateur. Nous avons récemment examiné la reprise d'une télévision locale par un titre de presse dans le sud-ouest ou la création d'antennes locales de BFM.
J'ai donné une piste d'évolution, inspirée des pratiques de l'Autorité de la concurrence. Au-delà des seuils quantitatifs fixés par la loi, j'ai suggéré que la loi donne au régulateur une capacité d'autosaisine pour qu'il puisse évaluer l'impact d'une opération et imposer des remèdes aux acteurs pour respecter le pluralisme.
Par ailleurs, toujours sur le pluralisme, il me semble difficile de changer la règle du jeu en cours de partie. Des règles vont entrer en vigueur le 1er janvier et je veux dire devant vous que le CSA sera extrêmement vigilant sur le respect de l'équité entre les candidats à l'élection présidentielle, la mise en demeure que nous avons prononcée la semaine dernière le confirme. Nous utiliserons tous les outils à notre disposition pour cette élection, comme pour les législatives.
Après les élections à venir, le CSA est disposé à ouvrir une concertation avec l'ensemble des formations politiques pour examiner une éventuelle adaptation du dispositif.
Je dialogue régulièrement avec les responsables des partis politiques et j'ai le sentiment que les règles fonctionnent correctement.
Vous avez compris ma réticence à aller plus loin avec les journalistes et les éditorialistes mais si le législateur fait ce choix, le régulateur le mettra en oeuvre. Notre feuille de route quotidienne, c'est la loi !
M. Pierre Laurent. - Vous avez affirmé que le droit de la concurrence ne permettait pas de traiter la question du pluralisme. J'ajoute qu'il peut porter atteinte au pluralisme. Créer un journal n'est accessible qu'à peu d'acteurs économiques ce qui crée de fait un déséquilibre sur la question du pluralisme.
Je constate que vous prononcez souvent des mises en demeure mais que l'étape suivante est rarement franchie. Sur le respect du pluralisme, un certain nombre de critères sont laissés à la libre appréciation des médias, comme la représentation parlementaire ou les sondages. Or, un média peut décider de ne tenir compte que des sondages et abuser de ce seul critère. C'est pourtant un sujet sensible car des médias ont déclaré qu'ils ne commenteraient plus les sondages. Je pense que nous devrons rendre ces critères plus opérationnels.
Par ailleurs, le sujet du chef de l'État n'est toujours pas traité. Vous avez décidé de sortir un candidat de la catégorie des éditorialistes car tout le monde savait qu'il déclarerait sa candidature mais nous savons également que le président de la République sera candidat à un nouveau mandant et son temps de parole n'est pas comptabilisé.
Quels moyens proactifs envisagez-vous de mettre en place pour garantir le pluralisme ou garantir que de nouveaux entrants puissent accéder au marché ?
Je sais que vous n'étiez pas favorable à la disparition de l'autorité de régulation de la distribution de la presse car vous estimiez qu'elle ne pouvait pas relever uniquement du droit de la concurrence.
M. Roch-Olivier Maistre. - Notre paysage audiovisuel est très riche, très diversifié et propose une offre très abondante. Les éditeurs connaissent globalement les règles du jeu même si le régulateur est amené de temps à autre à les rappeler. Il ne le fait pas souvent mais ses interventions sont remarquées. La mise en demeure que nous avons prononcée vendredi dernier sur un sujet de pluralisme en termes de temps de parole a eu un impact sur l'ensemble des chaînes de radio et de télévision. Nos interventions ont un effet jurisprudentiel qui nous permet de ne pas utiliser tous les jours l'ensemble de l'arsenal des sanctions.
Sur les temps de parole, les sondages ne sont pas le seul critère pris en compte. La représentation des forces politiques au Parlement est intégrée à la pondération des temps de parole. Par ailleurs, à compter du 1er janvier, les temps de parole des candidats seront comptabilisés, comme les temps d'antenne consacrés à chaque candidat.
La question du traitement du temps de parole du chef de l'État a été tranchée par le Conseil d'État en 2009. Jusqu'à cette date, son temps de parole n'était pas comptabilisé. Depuis, les rédactions distinguent les interventions régaliennes du chef de l'État qui ne sont pas comptabilisées et ses interventions au titre du débat politique qui le sont.
Les temps de parole sont publiés sur le site du CSA et à partir du 1er janvier, le temps de parole du président de la République, qui peut être considéré comme un candidat présumé, sera comptabilisé au même titre que celui des candidats déclarés. L'équité sera donc respectée.
Sur les nouveaux entrants, il est aujourd'hui très facile de créer une chaîne YouTube sur internet. Sur la TNT, la ressource est rare et la règle interdisant à un opérateur de disposer de plus de 7 fréquences est importante. Si l'opération de rapprochement entre TF1 et M6 devait aboutir, le nouvel ensemble devrait restituer 3 fréquences permettant à de nouveaux entrants d'être candidats.
Enfin, les GAFA constituent un chantier à part entière que l'Union européenne commence à traiter et auquel nous nous intéressons au niveau national.
M. David Assouline. - Toutes les questions ont été abordées et je regrette que nous ne puissions pas les approfondir.
La presse s'est librement développée à la fin du XIXe siècle tant qu'elle restait dans un cadre républicain.
Aujourd'hui, les « mass media » bénéficient de la liberté de communication mais cette liberté reste encadrée.
Le paysage de demain permettra-t-il d'acheter des médias pour fabriquer des présidents de la République ou resterons-nous dans un cadre pluraliste ?
J'ai compris que le CSA était très attentif à la préservation de la liberté mais elle n'est pas complètement préservée dans les médias où des éditorialistes soutiennent toute la journée des candidats et dont le temps de parole n'est pas comptabilisé.
La loi de 1986 ne pouvait pas prévoir les concertations verticales puisque internet et la téléphonie mobile n'existaient pas.
Que souhaiteriez-vous ajouter à la loi sur les concentrations verticales, sans engager le CSA ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Je le redis très clairement : chaque fois que le CSA constatera un manquement caractérisé à une obligation législative, réglementaire ou conventionnelle, il interviendra et utilisera tous les outils dont il dispose.
Je vous confirme que je suis viscéralement attaché à la liberté d'expression. Les outils de communication n'ont jamais été aussi nombreux mais paradoxalement, les appels à la censure et à l'intolérance des points de vue n'ont jamais été aussi grands. Ce paradoxe est très bien relevé dans le récent livre Sauver la liberté d'expression de Monique Canto-Sperber.
Je pense qu'on ne protège jamais assez la liberté d'expression et je serai, en accord avec le collège, toujours vigilant sur ce point. Cependant, notre main ne tremblera pas chaque fois que nous constaterons des manquements caractérisés de la part d'un éditeur.
Je répète également que nous devons conserver des règles anti-concentration sectorielles, en plus du droit de la concurrence. Il faut donner au régulateur une faculté d'intervention plus importante en s'inspirant des pouvoirs dont dispose l'Autorité de la concurrence.
Enfin, nous devons mener une réflexion vis-à-vis des acteurs du numérique et l'élargissement des compétences du régulateur sur la sphère numérique milite pour lui donner une capacité d'intervention plus forte que celle dont il dispose aujourd'hui.
M. David Assouline. - Parfois, nous disposons de pouvoirs sans avoir les moyens de les exercer. Demandez-vous plus de moyens pour l'Arcom afin d'accroître sa crédibilité ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Le régulateur s'est profondément transformé en l'espace de trois ans. La naissance de l'Arcom le 1er janvier prochain soulignera cette évolution et l'extension de ses compétences aux plateformes de vidéos par abonnement internationales, aux réseaux sociaux sur les sujets de manipulation de l'information, de haine en ligne et de protection de la jeunesse.
Le CSA travaille avec les moyens qui lui sont donnés et l'Arcom demandera des moyens supplémentaires dans le cadre du budget 2023.
Enfin, nous vous transmettrons un dossier très complet répondant aux questions que vous nous avez envoyées et je reste bien entendu à votre disposition.
M. Laurent Lafon. - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
L'audition est close à 17 heures 55.
Vendredi 10 décembre 2021
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
Audition de M. Emmanuel Poupard premier secrétaire général, et de M. Alexandre Buisine membre du bureau national, du Syndicat national des journalistes
La réunion est ouverte à 10 h 30.
M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrés à la concentration des médias en France, constituée, je le rappelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et dont le rapporteur est David Assouline.
Nous avons souhaité consacrer une journée aux conditions de production de l'information par les journalistes, dans un monde marqué à la fois par des mouvements de concentration, que nous cherchons à évaluer, et par la place toujours plus grande prise par les réseaux sociaux dans la diffusion de l'information.
Nous recevons donc les représentants du Syndicat national des journalistes (SNJ) : M. Emmanuel Poupard, premier secrétaire général, et M. Alexandre Buisine, membre du bureau national.
Messieurs, votre syndicat est la première organisation représentative de la profession, avec plus de 3 000 adhérents. Nous vous sommes reconnaissants d'avoir pu vous rendre disponible pour nous éclairer sur la manière dont les journalistes eux-mêmes envisagent ce sujet.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Poupard et M. Buisine prêtent serment.
M. Emmanuel Poupard, premier secrétaire général du Syndicat national des journalistes. - Le SNJ a en effet été conforté aux dernières élections, organisées il y a quelques jours, comme première organisation de la profession, avec plus de 55 % des voix. Je laisse la parole à mon collègue pour un propos liminaire.
M. Alexandre Buisine, membre du bureau national du Syndicat national des journalistes. - Les questions autour de M. Bolloré reviennent souvent sur ce sujet. On peut ainsi rappeler ce qui s'est passé à Europe 1, avec les départs d'une soixantaine de journalistes et la cannibalisation d'une partie de l'antenne par CNews. C'est une illustration de ce que donnent la concentration, la baisse du pluralisme et la mutualisation éditoriale. Cet exemple a déjà été largement évoqué et il n'épuise pas le sujet de la concentration, qui est bien plus ancien.
Rappelons ainsi le cas de Reworld Media, devenu le premier groupe de presse magazine française en 2019 en rachetant 45 magazines à Mondadori : 198 journalistes sont partis, soit 60 % des effectifs, car les méthodes de Reworld étaient connues. Le problème est que cela ne tombe pas sous le coup de la loi du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, laquelle ne cible que les quotidiens. Les méthodes de Reworld sont donc connues : il engage des chargés de contenus qui ne sont pas des journalistes, qui n'ont plus de droits d'auteur, mais sont seulement des fournisseurs de contenu, éventuellement auto-entrepreneurs. L'objectif du groupe est de réaliser des magazines sans journalistes. Souvenons-nous, par exemple, de la démission de la quasi-totalité de la rédaction de Sciences & Vie en pleine crise du covid. Le problème était que les déclinaisons web du magazine, lequel était connu et réputé, échappaient à la rédaction et diffusaient n'importe quoi. Le Monde avait alors sorti une tribune signée par 300 universitaires, qui dénonçait la publication de fausses informations sous un titre qui avait normalement pignon sur rue. Il y avait tromperie entre le site web et un magazine reconnu. Des articles sont réutilisés dans les différents supports du groupe, au mépris du pluralisme et de l'identité de chacun des titres, sur les différents sujets couverts par ces publications. Ainsi, 90 % des articles sont communs à tous les magazines de télévision que possède le groupe. Cet abandon total du pluralisme se double du développement de tous les types de partenariats, particulièrement dans les magazines féminins, au mépris de toute notion de journalisme indépendant.
On pourrait également évoquer le Crédit mutuel, qui a totalement mutualisé l'information générale et sportive sur la façade est de la France, avec le groupe EBRA ; dans le nord de la France, il devient difficile de trouver un titre de presse écrite qui n'appartienne pas au groupe Rossel, qui vient d'ailleurs de racheter L'Indépendant du Pas-de-Calais, un journal né en 1849.
Pour nous, il existe deux manières principales de lutter : par le haut et par le bas. Par le bas, d'abord : face à la concentration, nous savons que nous ne reviendrons pas à une presse indépendante après un démantèlement qui se produirait du jour au lendemain. Nous demandons donc la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, qui aurait alors un droit d'opposition collectif pour équilibrer le pouvoir entre actionnaire et rédaction au sein de chaque média ; cela permettrait d'équilibrer les droits et les devoirs de chacun ; la rédaction serait ainsi saisie de la nomination de son responsable, des questions déontologiques, etc. Elle pourrait ainsi être garante de l'identité éditoriale d'un titre. Nous portons cette idée depuis plus de quinze ans ; en 2007, nous avions même rédigé une proposition de loi clé en main sur le sujet.
Par le haut, ensuite, c'est-à-dire par une réforme de la loi de 1986. Aujourd'hui, à l'ère du numérique, la division entre presse écrite quotidienne, magazine, radio et télévision nous semble hors de la réalité. Il faudrait prendre en compte l'audience cumulée au niveau national, mais aussi au niveau départemental. Je citais le cas du Nord et du Pas-de-Calais, où la presse appartient presque intégralement à Rossel. On parle beaucoup de la visibilité nationale aujourd'hui avec Vincent Bolloré, mais il existe aussi des monopoles locaux, comme sur la façade ouest du pays avec le groupe SIPA Ouest-France. Il convient, à notre sens, de limiter le contrôle des titres à ce niveau-là aussi.
Nous souhaitons que les questions de pluralisme puissent être assumées par un organisme officiel qui vérifie la bonne application des dispositifs existants. Aujourd'hui, la segmentation n'a plus d'intérêt ; ceux qui demandent une fréquence s'adressent au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ; pour un numéro de commission paritaire, c'est la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) ; des aides à la presse, encore autre chose. Tout cela devrait passer par un seul organisme qui serait à même de contrôler la réalité et l'effectivité du respect des règles existantes. Il nous faudrait une sorte de loi Bichet, relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques, mais adaptée au XXIe siècle.
Les aides à la presse devraient également être réformées, car elles vont toujours aux mêmes et n'aident que très peu à la création ou au développement d'une presse nouvelle indépendante, alors que les moyens techniques existants permettent de lancer à moindre coût de nouveaux médias. Il nous semble donc nécessaire de leur adjoindre une conditionnalité et de réviser leurs critères d'attribution, en ajoutant, par exemple, l'adhésion du média concerné à une instance de déontologie, comme le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), créé en 2019.
Nous militons enfin pour la création d'une taxe « Google » afin d'alimenter les aides à la presse et ainsi de favoriser le développement d'une presse indépendante en dehors des concentrations existantes.
M. David Assouline, rapporteur. - De manière générale, trouvez-vous qu'il existe des différences dans le travail des rédactions, que le média soit indépendant, qu'il soit intégré au service public ou qu'il appartienne à un grand groupe ? Avez-vous connaissance d'exemples précis d'interférences dans un sens favorable à l'actionnaire, de pressions ou d'interventions pour que des enquêtes ne soient pas réalisées ou que des papiers soient édulcorés dans des rédactions ?
M. Emmanuel Poupard. - C'est une question intéressante qui sous-tend celle de l'autocensure. Quelles pressions peuvent s'exercer au sein du même groupe, alors que les titres sont distincts ? J'ai à l'esprit plusieurs exemples de pratiques un peu trop fréquents : les groupes de presse écrite ont avalé leurs concurrents, il y a donc une perte d'émulation et l'on est contraint de rester dans « la ligne du groupe », quelle que soit la volonté de ce dernier de faire valoir une liberté éditoriale des titres. Dans mon groupe, SIPA Ouest-France, je me souviens qu'un article devait paraître concernant une société appartenant au groupe, il a été « caviardé » par la rédaction en chef, car il ne fallait pas froisser l'actionnaire. J'imagine que ce genre de choses arrive dans d'autres groupes. L'indépendance juridique de l'équipe rédactionnelle pourrait répondre à ce type de problèmes et éviter que l'actionnaire ne bride l'information.
En Maine-et-Loire, où je vis, il y avait trois journaux indépendants au début des années 2000 : Ouest-France, Le Courrier de l'Ouest, appartenant au groupe Hersant Socpresse, et La Nouvelle République du Centre-Ouest. Il y avait donc une forme d'émulation : nous nous « tirions la bourre » et nous cherchions à sortir les papiers avant les autres. Cela nous donnait un moyen de pression au sein des rédactions, car, sachant que les concurrents avaient l'information, nous devions sortir notre papier très vite. Cette concurrence saine s'est effacée avec le rachat des titres et l'extension des groupes.
M. Alexandre Buisine. - Je travaille à Lyon et comme lecteur, je m'étonne toujours de constater que Le Progrès, qui appartient au groupe EBRA, donc au Crédit mutuel, couvre systématiquement les assemblées générales locales de ce groupe bancaire, mais pas celles de ses concurrents. De même, le festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence, pourtant en dehors de la zone de diffusion du journal, fait également l'objet d'articles, parce qu'il est sponsorisé par le Crédit mutuel. Il y a quelques années, le Crédit mutuel a lancé des actions humanitaires en Haïti, qui ont été largement couvertes, avec un envoyé spécial sur place. En revanche, quand Le Canard enchaîné a révélé un problème de porosité des services informatiques entre la presse et la banque dans le groupe Crédit mutuel, pas une ligne n'y a été consacrée dans Le Progrès ou dans Le Journal de Saône-et-Loire au motif que « cela n'intéresserait pas les lecteurs ». J'en suis étonné : je pense qu'un lecteur ayant ses comptes dans cette banque serait intéressé par une information relative à d'éventuelles failles informatiques. C'est un problème de concentration : le groupe possède les journaux de toute la façade est de la France ; s'il investit dans ces titres, c'est parce qu'il est présent dans ce secteur comme banque. Il n'aurait pas racheté Ouest-France, car il est beaucoup moins présent dans cette partie du pays. Le groupe fait l'essentiel de son argent ailleurs que dans la presse, c'est donc cet intérêt qui prime. Les exemples de ce type sont nombreux, ils sont souvent plus subtils, mais ils jouent un rôle dans le quotidien des journalistes.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous nous dites donc qu'il ne s'agit pas forcément d'interventions grossières, mais d'une pression à l'autocensure : on sait que, si l'on travaille dans tel journal, il vaut mieux ne pas aller chercher des enquêtes qui touchent à certains intérêts.
Estimez-vous que les règles protectrices du métier de journaliste, notamment les clauses de cession et de conscience, mais également le dispositif issu de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, comprenant les chartes déontologiques, soient suffisantes pour garantir votre indépendance et le pluralisme des rédactions ? Là encore, avez-vous des exemples précis de situations où ces moyens apparaîtraient comme insuffisants ? Vous demandez un statut juridique pour les rédactions, en quoi cela vous paraît-il nécessaire ? Cela m'intéresse, car le législateur avait jugé en 2016 que ces dispositifs étaient satisfaisants.
M. Alexandre Buisine. - La clause de conscience ou de cession est importante, c'est une reconnaissance de la conscience professionnelle, mais c'est aussi l'arme nucléaire, la dissuasion. Vous la faites valoir, vous partez dans les conditions d'un licenciement et vous n'avez plus d'emploi. Ainsi, 198 personnes dans l'ancien groupe Mondadori ont fait ce choix parce qu'ils savaient ce qui les attendait, mais beaucoup n'ont pas retrouvé de travail dans la presse depuis.
La reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle est plus protectrice, parce que c'est un dispositif collectif. Dans notre secteur, la précarité est galopante ; un journaliste en contrat à durée déterminée (CDD), un pigiste ou un stagiaire aura beaucoup plus de mal à refuser une demande non déontologique. Reconnaître un droit collectif sur ces sujets évite de faire peser ces pressions individuellement sur les plus faibles. Ensuite, il s'agit d'équilibrer les pouvoirs et non de se substituer au propriétaire ou à l'actionnaire. La clause de cession, ce n'est pas une discussion, c'est seulement la possibilité de quitter l'entreprise, c'est différent. Avoir un directeur de la rédaction validé par une majorité de la rédaction, c'est important pour la bonne marche de l'entreprise, Le Monde procède ainsi et cet équilibre nous semble bienvenu. Cela n'enlève rien aux instances représentatives du personnel, mais garantit l'autonomie et la ligne éditoriale d'un média.
M. Emmanuel Poupard. - Les clauses de cession et de conscience sont le socle commun du statut des journalistes?; nous y tenons, tout comme à la commission arbitrale, qui peut être saisie en cas de faute, car, en fait, elle protège les journalistes.
La loi Bloche est mal rédigée. La négociation des chartes internes était parfois chaotique, car la notion de « représentants des journalistes » est trop floue : est-ce une société de journaliste (SDJ) qui peut être à la solde d'un patron, ou un syndicat?? Ce sont les chartes de la profession, comme la charte d'éthique professionnelle des journalistes dite charte du SNJ ou la Déclaration de Munich, qui s'imposent.
Enfin, les comités d'éthique ne sont pas tous mis en place dans les médias et les chaînes?; c'est regrettable.
M. David Assouline, rapporteur. - Peut-être qu'il vous revient d'exiger la mise en place de ces comités partout ?
Une coordination est nécessaire, par exemple pour les aides à la presse, car les groupes interviennent dans l'ensemble des formes de médias : presse, radio, télévision. L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) devrait-elle intervenir dans la régulation de la presse écrite ?
Concernant les aides à la presse, quels critères permettraient une répartition plus équitable??
M. Alexandre Buisine. - Je précise que nous souhaitons une instance paritaire, c'est essentiel. Employeurs, journalistes et publics devraient être représentés. Les instances actuelles ne proposent ni transparence ni visibilité, notamment pour les aides à la presse. Le site internet FranceSoir a ainsi reçu son agrément, ce que même la ministre de la culture a critiqué : comment un média qui propage tant de fake news peut-il recevoir des aides?? Si les instances ne sont pas paritaires, il n'y aura pas de solution.
Les entreprises devraient commencer par respecter la loi, par exemple en respectant les règles de recrutement des journalistes. Une entreprise qui touche de l'argent public devrait être exemplaire en matière de parité professionnelle ou de taux de contrats précaires. Le législateur devrait déjà contrôler la bonne application de la loi. Les quotas de photos publiés par les photojournalistes pourraient aussi être revus?; nous faisons appel à des banques d'images, ce qui ruine le métier. Il n'y a aucune conditionnalité aux aides.
M. Julien Bargeton. - Nous avons auditionné le directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC). Il distinguait indépendance des médias, donc des éditeurs, et indépendance des rédactions, donc des journalistes. De plus, les formes d'indépendance sont nombreuses : vis-à-vis de l'actionnaire, de l'annonceur, de l'État, des acteurs du numérique. Quelles sont les formes d'indépendance les plus fragiles et comment les renforcer??
M. Emmanuel Poupard. - Cette question mériterait des heures de débat. Nous devons protéger l'indépendance à l'égard des actionnaires et de la publicité. La publicité, qui nourrit les médias, exige que nous soyons consensuels.
De plus, l'importance des annonceurs influe sur l'orientation journalistique même des rédactions. Par exemple, le traitement journalistique est beaucoup plus faible pour le volet social que pour le volet économique. Voyez la pléthore de suppléments économiques dans la presse, dans lesquels on caresse les annonceurs dans le sens du poil pour arracher des revenus publicitaires.
M. Alexandre Buisine. - L'indépendance juridique des équipes rédactionnelles est un outil utile d'indépendance vis-à-vis des actionnaires et des annonceurs. Voilà les formes d'indépendance à préserver absolument.
M. Emmanuel Poupard. - Instaurer un collège des journalistes à partir d'un certain seuil leur permettrait de se faire entendre. Souvent, les journalistes sont dilués dans des instances représentatives où leur voix n'est pas entendue.
M. Michel Laugier. - Vous avez parlé des suppressions de postes à la suite de rachats de journaux par de grands groupes. D'autres ont fait jouer leur clause de conscience. Quels sont les retours de ceux qui sont restés?? À la suite de leur départ, des journalistes ont-ils créé leur propre média??
Enfin, selon vous, le pluralisme existe-t-il dans les médias publics??
M. Emmanuel Poupard. - Je n'ai pas d'exemple de journalistes qui soient restés. Les journalistes de Science & Vie ont créé Epsiloon, mais Science & Vie semble leur mettre des bâtons dans les roues. La création de sociétés coopératives d'intérêt collectif (SCIC) ou de sociétés coopératives et participatives (SCOP) devrait être favorisée, pour encourager l'indépendance.
M. Alexandre Buisine. - Mediapart ou Rue 89 sont de bons exemples. Les journalistes de Mediacités viennent de L'Express. Des journalistes de Science & Vie étaient restés après le rachat du groupe, mais ils sont partis quand ils ont vu les conséquences. Dans l'ensemble, les retours de ceux qui sont restés ne sont pas positifs.
M. Emmanuel Poupard. - La disparition de France Ô est dommageable pour le pluralisme du service public. Contrairement à ce qui avait été décidé, les journaux télévisés des chaînes publiques ne relaient pas plus ce qui se passe dans les outre-mer.
M. Jean-Raymond Hugonet. - À la fin des années 1970, l'arrivée des boîtes à rythmes a fait craindre la disparition des batteurs. Les plus grands ont dû se remettre en question, mais ils n'ont pas disparu pour autant. Il en va de même pour la presse écrite, n'est-ce pas??
Quel est l'intérêt pour un investisseur de perdre de l'argent en investissant dans les médias??
À la lecture du rapport Lancelot de 2005, intitulé Les problèmes de concentration dans le domaine des médias, je me demande si le concept de pluralisme n'est pas subjectif. Voyez les réactions au récent article du Figaro Magazine sur la pseudo-indépendance du service public. Les journaux s'adressent à des lecteurs, qui sont aussi des clients.
M. Alexandre Buisine. - Les grands patrons achètent une influence?! Voyez Patrick Drahi : quand il a racheté L'Express et Libération, il a été vu d'un autre oeil par le pouvoir politique. Dans Les patrons de la presse nationale : Tous mauvais, Jean Stern montre bien que les patrons n'ont aucun intérêt à ce que les journaux soient rentables?; en effet, un journal déficitaire est un journal dépendant, ce qui est plutôt avantageux pour des groupes qui font leurs profits ailleurs.
La notion de pluralisme est certes subjective. Quand j'ai commencé à exercer mon métier, à Lyon, les titres étaient très nombreux?; pour la presse écrite, aujourd'hui, il n'y a plus qu'une seule voix. D'autres médias se sont développés, mais sous d'autres formes, au service d'une réelle émulation des idées. Dans tous les cas, plus les médias sont nombreux, avec des propriétaires différents, plus le lecteur peut voir les opinions s'affronter.
Mme Sylvie Robert. - Les médias créés actuellement ne sont que des médias en ligne. La question de la fabrication de l'information en tant que telle pose question.
La gouvernance interne influe-t-elle sur l'organisation même d'un groupe?? Des évolutions de gouvernance encouragent-elles des formes plus coopératives??
M. Alexandre Buisine. - Plus une presse est consensuelle, plus elle veut plaire, plus les lecteurs partent. Jamais les lectorats ne s'additionnent. Le pluralisme est donc aussi un signe de vigueur économique. De plus, quand plusieurs médias coexistent, nous savons que l'information finira par sortir quelque part.
Concernant les liens entre la gouvernance et la structure économique de la presse, l'aspect éditorial et l'aspect capitalistique doivent rester séparés?; c'est bien ce que nous souhaitons, au service de notre indépendance.
M. Emmanuel Poupard. - Si vous voulez détruire le pluralisme, augmentez le prix du papier. La Voix du Nord va devoir réduire ses tirages de 30 %. À la veille d'une élection présidentielle, cela est particulièrement grave.
M. Rachid Temal. - Comment élargir le lectorat, notamment vers les plus jeunes?? Avez-vous des propositions concernant l'aide à la création de titres??
M. Alexandre Buisine. - Si nous avions la solution, nous ne serions pas ici aujourd'hui?! Attirer les jeunes est très compliqué, car ils ne sont pas des lecteurs réguliers. De nouveaux titres se développent à destination des plus jeunes, les initiatives foisonnent, mais la presse est chère, notamment la presse papier. Avec internet, nous sommes partis du principe que l'information était gratuite... c'est une conséquence dommageable de l'ère numérique.
La réforme de l'aide à la presse est une solution pour aider les nouveaux titres : actuellement, ces aides vont avant tout aux grands groupes, qui restructurent et licencient, alors que les aides devraient encourager la création de nouveaux médias.
M. Emmanuel Poupard. - Malheureusement, la réforme en cours ne change pas grand-chose.
M. Laurent Lafon, président. - Pourriez-vous nous en dire plus sur la précarisation du métier de journalistes??
M. Emmanuel Poupard. - Le débat est vaste. On voit des agences de presse fleurir, qui ont pour seul client un grand journal. C'est le cas à La Dépêche du Midi, avec des conditions d'emploi moins-disantes. Il ne s'agit que de diminuer les coûts.
M. Alexandre Buisine. - C'est une façon de contourner la loi. Grâce au suivi des données sur les cartes de presse, le phénomène de précarisation est assez bien documenté. Environ un quart de la profession subit une forme de rémunération précaire. Le phénomène de précarisation est donc évident. Mais certaines personnes ne peuvent même plus obtenir la carte de presse?! La sociologue Christine Leteinturier l'a montré : certains font encore du journalisme, mais ils échappent aux radars. Beaucoup quittent la profession, car ils n'ont plus les moyens de l'exercer.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez dénoncé des prises de position de certains directeurs de rédaction à la suite de décisions de justice, par exemple concernant Nicolas Sarkozy et Brigitte Barèges. Avez-vous recensé les ingérences et les pressions dont vous pouvez faire l'objet??
M. Emmanuel Poupard. - Nous avons des éléments à disposition. Nous pourrons les transmettre.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 35.
Audition des directeurs de rédaction des chaînes d'information en continu - Mme Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFMTV, MM. Thomas Bauder directeur de l'information de CNews et Bastien Morassi directeur de la rédaction de LCI
La réunion est ouverte à 11 h 40.
M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission, consacrés à la concentration des médias. Après avoir reçu le Syndicat national des journalistes, nous recevons les directeurs de la rédaction et de l'information des trois grandes chaînes privées d'information en continu.
Madame Céline Pigalle, vous êtes directrice de la rédaction de BFM TV depuis 2016. Vous aviez d'ailleurs exercé cette fonction chez iTélé et LCI, ce qui vous donne un panorama relativement complet des chaînes d'information en continu. Vous êtes également vice-présidente de l'École supérieure de Journalisme de Lille. Je précise que BFM et ses déclinaisons nationales et locales font partie du groupe Altice, qui comprend également RMC et dont l'actionnaire principal est Patrick Drahi, est à l'origine de la mise en place du fonds de dotation qui possède le journal Libération.
Monsieur Thomas Bauder, vous avez été directeur délégué à l'information puis, depuis 2020, directeur de l'information de la chaîne iTélé, devenue CNews en 2017. Vous avez donc vécu aux premières loges l'évolution de la chaîne, qui appartient maintenant au groupe Canal Plus, lequel appartient lui-même au groupe Vivendi, avec comme actionnaire principal monsieur Vincent Bolloré.
Enfin, monsieur Bastien Morassi, vous êtes directeur de la rédaction de LCI depuis 2020, une rédaction que vous avez rejointe en 2000, au sein de laquelle vous avez exercé de multiples fonctions. La chaîne LCI appartient au groupe TF1, dont l'actionnaire de référence est monsieur Martin Bouygues.
Je vous remercie tous les trois d'être venus devant notre commission d'enquête. Je vais vous laisser un temps de parole de huit minutes chacun, afin que nous puissions avoir des échanges, car le rapporteur et les membres de la commission auront des questions à vous poser. Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte-rendu qui sera publié.
Je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vais vous inviter successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites « je le jure ».
M. Thomas Bauder, directeur de l'information de Cnews. - Je jure de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Mme Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFMTV. - Je jure de dire toute la vérité, rien que la vérité.
M. Bastien Morassi, directeur de la rédaction de LCI. - Je jure de dire toute la vérité, rien que la vérité.
M. Laurent Lafon, président. - Merci. Je vous donne la parole et propose de commencer par madame Pigalle.
Mme Céline Pigalle. - Je travaille comme journaliste depuis vingt-cinq ans. J'ai été salariée de plusieurs grands groupes de l'audiovisuel privé du paysage français, comme vous l'avez rappelé, quinze ans pour Europe 1, dans le groupe Lagardère, quatre ans et demi pour Canal Plus puis iTélé dans le groupe Vivendi, quelques mois pour LCI (groupe TF1-Bouygues) et depuis cinq ans pour BFM TV, désormais Altice, en tant que directrice de la rédaction. Je considère avoir toujours eu des conditions d'exercice satisfaisantes dans ces différents environnements.
Je voudrais faire trois remarques préalables sur les sujets qui nous occupent. Je suis légèrement étonnée du format retenu pour nous recevoir et du choix que vous avez fait de nous associer tous les trois, alors que nous avons des histoires, des offres, des places très différentes pour ces chaînes au sein de nos groupes respectifs. BFM TV emploie près de 300 journalistes, si l'on additionne les CDI, les CDD et les pigistes qui contribuent à la chaîne, ce qui fait de cette rédaction l'une des plus importantes de France. Nous produisons de l'information en continu, des informations exclusives mais aussi des informations politiques en prime time, du reportage, des formats longs et même des séries documentaires. BFM TV dégage des bénéfices. C'est la chaîne la plus puissante de son Groupe. Ce n'est donc pas une chaîne adossée à un autre ensemble plus solide. C'est une chaîne qui s'emploie à proposer une information fiable, consolidée, en laissant une place à tous les points de vue. Si j'insiste sur ce point, c'est parce que j'ai pu mesurer que se trouver au sein d'une rédaction bénéficiaire, nombreuse, influente, constitue un élément fondateur pour travailler dans des conditions sereines et peser dans les décisions.
Je formulerai ma deuxième remarque en parlant au nom du Groupe que je représente. Il existe un projet de fusion en cours entre TF1 et M6. Nous sommes très soucieux et je suis très soucieuse, en tant que directrice de la rédaction, que l'union de ces forces ne tourne pas à l'écrasement de plus petits qu'elles ni à la captation d'une part trop importante du paysage de l'information, du marché publicitaire et par là même des recettes disponibles pour financer l'activité des rédactions. Je suis donc très soucieuse que l'offre alternative à ces propositions existantes, l'offre de notre Groupe, qui s'est imposée ces vingt dernières années, ne soit pas entamée et plus globalement que le pluralisme ne soit pas entamé, que toutes les informations puissent être publiées sur divers supports.
Ma troisième remarque est la suivante. Je suppose que vous êtes soucieux des sujets de concentration car se pose aujourd'hui la question du nouvel encadrement, de nouvelles lois éventuelles et de la réglementation qui pourrait être nécessaire pour mieux contrôler ces mouvements. Au fond, le sujet consiste à savoir qui possède, avec quelles intentions. Il n'y a pas seulement le sujet de la concentration. Stopper les assauts de tel ou tel sur la liberté éditoriale de ses journalistes, ce n'est pas seulement le fait d'une nouvelle loi : cela passe aussi par le fait d'exprimer son mécontentement, d'apporter son soutien aux journalistes, de tenter de créer un rapport de forces, d'utiliser les moyens déjà disponibles pour sanctionner d'éventuelles fautes, le respect des conventions, des chartes signées. Cela passe même, parfois, par le choix des médias auxquels on s'adresse.
M. Bastien Morassi. - Permettez-moi, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, de saisir cette occasion pour souligner mon attachement aux journalistes et au rôle important qu'ils jouent pour la démocratie, pour la liberté d'opinion, face au poids croissant du complotisme. Je suis persuadé que nous sommes tous, autour de cette table, attachés à l'indépendance des journalistes et à ce qui fait la noblesse de notre métier, c'est-à-dire la recherche des faits, lesquels doivent ensuite être mis en perspective, analysés et portés dans le débat contradictoire. Telles sont les missions que nous nous assignons au quotidien à LCI.
LCI est effectivement une maison que je connais très bien. J'y ai débuté en 2000 en stage, avant de passer à peu près par tous les postes, d'abord assistant, à la pige, comme souvent dans ce métier, puis rédacteur avant de passer au management, avec un poste de rédacteur en chef, etc.
J'ai connu LCI en tant que première et seule chaîne d'information du paysage audiovisuel. J'ai découvert la façon dont on traitait l'information sur une chaîne d'information en continu, notamment au moment des attentats du 11 septembre. J'ai également connu LCI en difficulté, lorsque le passage en clair semblait s'éloigner. Au fil des vingt et une années passées dans cette maison, j'ai appris sur le tas le métier de journaliste parce qu'on m'a fait confiance. J'y ai appris la rigueur, le sérieux, comment utiliser des outils pour recueillir l'information, la vérifier. Il y a un an et demi, j'ai effectivement eu la fierté de me voir confier le poste de directeur de la rédaction. Ce sont ces méthodes de travail et ces intentions que je m'efforce à mon tour de transmettre.
J'imagine que c'est surtout la façon dont nous travaillons au quotidien qui vous intéresse ici. LCI est une rédaction qui compte environ 130 cartes de presse. C'est une rédaction plutôt jeune (avec une moyenne d'âge de 40 ans), qui contribue à produire 18 heures de direct par jour. C'est aussi une rédaction fidèle : nous avons une ancienneté d'un peu plus de dix ans.
Au quotidien, nous avons un découpage autour de tranches d'info de deux ou trois heures, avec des cellules autonomes pour chaque tranche. Ces cellules sont portées en coulisse par un rédacteur en chef adjoint et un chef d'édition, notamment, et à l'antenne par des journalistes exigeants. Je mentionnerai par exemple David Pujadas, Ruth Elkrief, Darius Rochebin. Les porteurs de tranches ont évidemment un rôle très important. Ce sont ces cellules qui conçoivent chaque jour leur émission, définissent les angles, « challengent » les invités. J'ai constaté, en préparation de cette audition, que LCI recevait chaque année près de 5 000 invités (scientifiques, médecins, experts, grands patrons, représentants de la société civile, etc.). La réflexion éditoriale part des tranches d'info, ce qui permet à chacune d'elles d'avoir sa liberté et son identité. Darius Rochebin ne va pas traiter l'actualité exactement comme David Pujadas. Nous avons également des points de rencontre. Les plus importants sont naturellement les conférences de rédaction, portées par les rédacteurs en chef. Lors de ces conférences de rédaction, on définit les angles, on partage, on échange... Il y a deux conférences de rédaction quotidiennes.
Face au développement des fake news et du complotisme, notamment sur les réseaux sociaux, nous avons développé une sorte de label d'informations vérifiées, depuis plus de deux ans. Une trentaine de journalistes ont été formés aux outils de vérification de l'information, notamment sur les réseaux sociaux. Cela nous a notamment permis de mettre en place, lors des débats organisés pour Europe-Écologie-Les Verts et pour Les Républicains, une vérification en direct, via un QR code que les téléspectateurs pouvaient scanner pour disposer d'une information sourcée faisant écho aux propos de tel ou tel candidat. Nous avons aussi été les premiers à lancer une émission (« Anti-complot »), entièrement dédiée à la lutte contre le complotisme, portée par Bénédicte Le Chatelier et Thomas Huchon, expert en la matière, car nous pensions qu'un effort était à produire dans cette lutte contre les fake news.
LCI souhaite offrir aux téléspectateurs une information indépendante, rigoureuse, sérieuse. Une enquête conduite en interne, auprès d'un panel assez large de téléspectateurs, a d'ailleurs fait ressortir ces éléments : LCI était perçue comme une chaîne de qualité, variée et une chaîne de confiance.
M. Thomas Bauder. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre invitation et pour cette initiative. Ce n'est pas la première fois que j'ai l'occasion d'être auditionné par le Sénat et je suis honoré de pouvoir participer modestement à vos réflexions et travaux aux côtés de mes confrères.
Je suis journaliste depuis vingt-cinq ans. J'ai eu trois moments dans la carrière, d'abord dans le domaine du cinéma et de la culture, à Canal Plus, au Journal du Cinéma, à l'agence Capa puis chez Elephant & Compagnie avec Anne Sinclair pour France 3. Ensuite, j'ai eu un moment politique. J'ai été grand reporter et co-enquêteur avec John-Paul Lepers pour Canal Plus, via la société de production 17 juin, puis Dimanche Plus, qui était présenté à l'époque par Laurence Ferrari et produit pour Canal Plus par l'agence Capa. Le troisième moment a trait à l'information. J'ai eu l'honneur d'être recruté par Céline Pigalle, qui était alors sur iTélé, comme rédacteur en chef adjoint, notamment de la pré-matinale. J'ai fait un léger crochet par LCI où j'ai rencontré Bastien Morassi, puis ai rejoint iTélé pour rejoindre le projet de transformation d'iTélé en CNews, d'abord en tant que rédacteur en chef puis comme directeur de l'information.
En tant que directeur de l'information, mon rôle est de superviser le traitement de l'actualité dans toutes nos éditions, particulièrement l'articulation entre l'actualité news et les débats d'actualité. J'organise donc au mieux la couverture quotidienne de l'actualité générale, politique, économique, sociétale, mais aussi du « hot news », en cas de « break info ».
CNews est une chaîne qui a revu son modèle pour s'inscrire durablement dans le paysage français, avec une rédaction de talents, soucieuse de diversité. Je veux rendre hommage au travail considérable de cette rédaction, qui n'est pas la plus nombreuse (120 cartes de presse), avec une diversité femmes/hommes et une diversité de journalistes et de talents. Vous connaissez certains d'entre eux, Laurence Ferrari, Sonia Mabrouk (que vous connaissez ici au Sénat), Jean-Pierre Elkabach, Pascal Praud, Christine Kelly. C'est une chaîne qui fonctionne en s'appuyant sur des intervenants, de Laurent Joffrin à Charlotte d'Ornellas en passant par Jean-Claude Dassier, Julien Dray, Elisabeth Levy et Olivier Dartigolles. Je ne peux que me réjouir du succès d'audience de CNews, qui témoigne de la reconnaissance, par les Français, du traitement de l'information par la chaîne. Nous avons réalisé une montée spectaculaire d'audience en un an : nous sommes devenus la deuxième chaîne d'information de France et la nouvelle référence en la matière.
CNews reste cependant une source d'accès à l'information mineure, par rapport à d'autres vecteurs. D'abord, CNews n'est pas la seule chaîne d'information du groupe Canal Plus, qui distribue l'ensemble des chaînes d'information en continu et des chaînes généralistes. LCI, BFM et CNN, notamment, sont distribuées et disponibles sur MyCanal. Surtout, CNews, contrairement à BFM, est une chaîne d'information au sein d'un groupe de contenus globaux et généraux (cinéma, sport, séries, flux, etc.). CNews participe au pluralisme de l'information matérialisé en France par l'existence de quatre, voire cinq chaînes d'information en continu en clair, ce qui est une situation inédite en Europe. Il faut savoir que même si l'accès à l'information s'effectue principalement, en France, par la télévision, il s'opère essentiellement via les chaînes de télévision généralistes et seulement à hauteur de 16 % via les chaînes d'info, si l'on en croit le baromètre La Croix-Kantar Public 2021.
La télévision constitue une voie d'accès à l'information parmi d'autres, de même que d'autres voies d'accès historiques telles que la radio et la presse. Ces supports sont aujourd'hui largement concurrencés par internet et par les smartphones. Les moins de 35 ans affichent clairement leur préférence pour internet, qui constitue la principale source d'information pour 66 % d'entre eux, loin devant la télévision (26 %) et les chaînes d'info (13 %). Pour autant, CNews ne faillit pas à ses missions et reste soucieuse de respecter, dans le cadre normatif national, son occupation de la fréquence nationale. Des règles sont fixées par la loi et le régulateur. Nous les respectons. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. David Assouline, rapporteur. - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Il est vrai que le format peut être discuté. Si l'on considère qu'il y a besoin, en face-à-face, d'approfondir certaines questions, nous sommes ouverts. Nous avons voulu, dans cette première phase de nos travaux, entendre un maximum d'intervenants afin de construire la suite de nos travaux en janvier et février. Ce format nous paraît tout à fait intéressant.
Le sujet de notre commission d'enquête est la concentration dans les médias et les problèmes que cela peut poser pour l'exercice de la démocratie. Vous avez exposé vos activités mais ce n'est pas tellement notre sujet. Celui-ci porte davantage sur les problématiques qui peuvent se faire jour entre ce que vous faites, la production d'informations, et le phénomène des concentrations dans notre pays.
L'information en continu a pris une place très importante dans la formation de l'opinion dans notre pays. Vous représentez les trois chaînes d'information en continu, hors du service public. LCI est adossée à un groupe puissant, TF1, lequel a pour actionnaire un groupe puissant, Bouygues, dont le métier n'est pas les médias. BFM TV fait partie d'un groupe concentré sur la presse, notamment la radio et la télé, avec pour actionnaire Monsieur Drahi. C'est également un groupe dont le métier principal n'était pas l'information mais plutôt la téléphonie, notamment. De la même façon, CNews est adossée à un groupe, Vivendi, avec pour actionnaire principal Monsieur Bolloré, dont le métier principal n'est pas l'information ni les médias, même s'il détient maintenant plusieurs journaux, voire même des sociétés d'édition. C'est là-dessus que je voudrais vous interroger.
Dans l'exercice de votre métier, en tant que producteurs d'informations, pouvez-vous nous assurer, l'un après l'autre, que vous n'avez jamais subi d'interventions pour que des informations ne soient pas traitées ou le soient d'une certaine façon, selon la volonté de l'actionnaire principal qui détient votre média ?
M. Bastien Morassi. - Je vous l'assure. Je n'ai subi aucune intervention d'actionnaires.
M. David Assouline, rapporteur. - Je précise que j'entends des interventions directes de l'actionnaire ou par le biais du patron de votre média.
M. Bastien Morassi. - Cela ne modifie pas ma réponse. Je n'ai pas reçu de directives particulières, de façon directe ou indirecte. J'ai indiqué comment se fabriquait l'information et comment nous concevions celle-ci. Il n'y a pas d'intervention ni de tabou dans les sujets que nous traitons. J'ai écouté avec attention les précédentes tables rondes. Il était question par exemple de la 5G. Je ne sais plus lequel de vos interlocuteurs affirmait que nous l'avions mise sous le tapis et que nous n'avions pas traité ce sujet. Je puis vous affirmer ici qu'en ce qui concerne LCI, c'est faux. Nous avons traité la 5G sur notre antenne. Nous en avons fait des sujets. Des débats ont eu lieu, y compris chez David Pujadas, c'est-à-dire dans l'émission phare de la chaîne, qui représente notre pic d'audience. Il n'y a donc aucune volonté d'occulter telle ou telle actualité au motif que cela gênerait tel ou tel. Je prendrai un autre exemple plus récent, concernant le projet de rachat d'Equans par Bouygues. Nous avons traité ce sujet sur notre antenne, dans les rubriques d'économie. Je note que le président-directeur général de Bouygues, Olivier Roussat, est venu présenter ce rachat, non pas sur une chaîne du Groupe mais sur une chaîne concurrente, en l'occurrence BFM Business.
Mme Céline Pigalle. - Je pense qu'il y a énormément de fantasmes autour de ce sujet. Comme j'ai tenté de le souligner dans mon propos liminaire, on travaille beaucoup mieux, dans les groupes privés, que ce qu'on veut bien dire.
Je n'ai jamais reçu personnellement de directives spécifiques venant de l'actionnaire, ni d'un directeur ou directeur général. Je pense que lorsque des situations plus compliquées se font jour, les choses sont plus subtiles que ce qu'on imagine. J'entendais un précédent interlocuteur de cette commission dire : « il faut qu'on puisse dire du mal du Rafale dans Le Figaro ». Je crois qu'il faut surtout que l'on puisse écrire sur le Rafale dans un espace pluriel où tout peut être dit. Est-il absolument nécessaire que ce soit Le Figaro qui s'en charge ? Les journalistes du Figaro seront-ils parfaitement à l'aise pour le faire ? Au fond, quoi que vous fassiez, sur ce sujet, en étant journaliste du Figaro, on lira toujours votre travail avec un regard suspicieux, pour le moins.
Le sujet essentiel est donc dans l'existence de titres indépendants, qui soient capables de faire émerger certaines confrontations. Il peut s'avérer utile, pour cela, d'avoir différents groupes de presse, dont des acteurs plus puissants que certains groupes indépendants et il faut que tout cela circule, au point qu'un certain nombre de choses finissent par être écrites, y compris dans un journal qui n'avait pas forcément, en première intention, une envie massive de s'en emparer. Tel me paraît plutôt être notre enjeu.
Pour le reste, comme j'ai eu l'occasion de le dire, j'ai reçu une fois, dans un groupe que j'ai ensuite, quitté, une demande formelle visant à traiter un sujet dont le traitement sur l'antenne d'iTélé n'avait, de mon point de vue, aucun sens.
M. David Assouline, rapporteur. - Pouvez-vous nous en dire plus ?
Mme Céline Pigalle. - Je travaillais alors à iTélé, vers la toute fin de mon expérience sur cette chaîne. Il m'était demandé de rendre compte des activités de salles de spectacle, de type Olympia, qui devaient se développer en Afrique. Cela ne me semblait pas directement le sujet de mon antenne.
M. Thomas Bauder. - Je reprendrai l'expression qu'a utilisée ma consoeur : il y a beaucoup de fantasmes. C'est particulièrement le cas chez nous, à CNews. Il arrive souvent, lorsque je croise quelqu'un, qu'on me demande : « alors, est-ce que Vincent Bolloré t'appelle tous les jours ? ». Non, je n'ai jamais eu d'appels de Vincent Bolloré ni de qui que ce soit pour me dire ce qu'il fallait faire à l'antenne de CNews. J'ai vu Vincent Bolloré, six mois avant d'être embauché. Je l'ai croisé, un jour, alors qu'il passait présenter ses voeux à l'ensemble des salariés du Groupe, et c'est tout. Je n'ai jamais reçu de demandes spécifiques, directes ou indirectes, visant à traiter ou ne pas traiter telle ou telle information.
Nous traitons les informations. Il est vrai qu'il y a une responsabilité consistant à savoir comment et quelle importance on donne aux informations. Cela va du bandeau aux breaking news. Parfois les informations sont au bandeau. Parfois, elles sont en breaking news. Parfois, on les traite dans une émission de débat, parfois dans les JT. Nous avons ainsi une palette de traitements de l'actu, qui nous permet de faire des choix éditoriaux comme le ferait un titre de presse écrite qui choisit de faire une brève ou une « une ». Je n'ai jamais eu de demandes du groupe Canal Plus ni de qui que ce soit visant à traiter ou au contraire ne pas traiter une actualité particulière.
M. David Assouline, rapporteur. - Comment l'indépendance de vos rédactions est-elle garantie vis-à-vis de vos actionnaires ? Des choses sont mises en place dans toutes les rédactions.
Avez-vous une opinion à propos d'une proposition qui circule, consistant à donner un statut juridique aux rédactions, pour aller plus loin et laisser des grands groupes prospérer tout en protégeant les rédactions ?
M. Thomas Bauder. - Nous sommes soumis à la loi Bloche, que nous respectons. Nous avons une charte qui a été signée entre le Groupe et la société des rédacteurs de CNews. Cette société des rédacteurs de réunit mensuellement avec moi-même, en tant que directeur de la rédaction. Nous échangeons sur le traitement de l'actualité, les difficultés ou les interrogations que peuvent avoir les journalistes. Ce travail s'effectue de façon continue, régulière et exigeante.
Par ailleurs, nous avons au sein du groupe Canal Plus un comité d'éthique au sein duquel siège notamment monsieur Richard Michel, que j'ai déjà rencontré. Ce comité nous a fait deux recommandations principales, notamment concernant l'émission Face à l'info. Il nous a notamment recommandé de diffuser cette émission en léger différé, afin d'augmenter notre capacité à contrôler les propos qui ne seraient pas diffusables. Nous avons appliqué ce principe. Il nous a également alertés quant à la façon dont nous traitions les manifestations au début de la période des Gilets Jaunes. Il nous a fait « baisser la voilure » sur les Gilets Jaunes, pour le dire trivialement, alors que nous avions, avec nos confrères, tendance à relayer systématiquement les images des samedis de manifestations, de façon non filtrée. Le comité d'éthique nous a dit que nous faisions bien notre travail mais que nous pouvions prendre un peu plus de recul. Tel est le dispositif qui est mis en place au sein du groupe Canal Plus. Je pense que le même dispositif existe chez nos confrères.
M. Bastien Morassi. - Nous avons les mêmes dispositions suite à la loi Bloche, avec une charte de déontologie évidemment signée par tout journaliste qui rejoint LCI. Elle est annexée à son contrat. Il existe aussi un comité d'éthique et deux SDJ (sociétés des journalistes) au sein du Groupe, l'une qui est propre à LCI et l'autre qui est propre à TF1.
La société des journalistes de LCI est composée de nombreux journalistes politiques, car LCI est un peu plus sur l'information politique que nos concurrents. Nous avons également des partenariats avec des instituts de formation des journalistes et nous y attachons une importance particulière. Nous avons mis en place un prix pour encourager cela. Nous remplissons une mission d'éducation à la formation avec la Fondation TF1. Nous tenons beaucoup à ce travail qui est effectué en amont.
Mme Céline Pigalle. - Je ne vais pas revenir sur le fait que nous avons une SDJ très active, que nous rencontrons très régulièrement, soit à l'occasion de rendez-vous inscrits au calendrier, soit lors de moments particuliers de l'actualité où elle nous sollicite. Il existe aussi un comité d'éthique dans le Groupe. Comme j'ai eu l'occasion de le dire, je pense que la principale force d'une rédaction, c'est sa solidité, son nombre et sa capacité à produire de l'information et à être reconnue comme telle. Cette reconnaissance devrait valoir, au moins pour partie, protection et devrait permettre de faire savoir d'éventuelles difficultés. Ce que vous proposez, concernant un statut juridique particulier, pour les rédactions, constitue en effet un point sur lequel nous pouvons réfléchir et travailler.
M. David Assouline, rapporteur. - J'avais été marqué d'entendre, à l'époque, sur France Culture, Stéphane Soumier, alors ancien directeur de la rédaction de BFM Business, faire part de la difficulté à traiter les sujets « business » depuis que Patrick Drahi avait racheté BFM. Avant, il n'y avait aucun problème. Depuis lors, c'était très difficile, disait-il. Pouvez-vous nous dire pourquoi il a pu dire cela ?
Mme Céline Pigalle. - Il a quitté le Groupe et peut-être avait-il des raisons de dire cela que j'ignore. BFM Business est une chaîne distincte de BFM TV. Les enjeux « business » sont traités de façon beaucoup plus approfondie que ce que nous pourrions faire sur BFM TV, qui est une chaîne généraliste. Il parle de sujets que je n'ai peut-être pas eu à traiter. Nous avons évidemment fait des sujets sur la 5G, sur ceux qui s'inquiètent de ses effets et sur la question de l'accès, d'une façon générale, aux réseaux. Je ne peux pas vous dire avoir jamais été confrontée à une difficulté sur ce sujet. Peut-être d'aucuns ne souhaitent-ils pas particulièrement s'engager sur certains sujets afin de ne pas se trouver en difficulté. Cela doit exister.
M. David Assouline, rapporteur. - Si je comprends bien, vous pratiquez une autocensure.
Mme Céline Pigalle. - Ce n'est certainement pas ce que je dis. Je dis qu'à travers les propos que vous rapportez, c'est peut-être ce dont Stéphane Soumier se faisait le relais. Je n'ai pas cette difficulté. Encore une fois, il parle d'enjeux « business » qui ne sont pas directement les considérations de BFM TV. Je ne sais pas quelles difficultés il dit avoir rencontrées. Pour ma part, vous pourrez vérifier que les sujets grand public liés à la téléphonie sont largement évoqués sur BFM TV sans difficulté.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous avons déjà eu à auditionner monsieur Bolloré, il y a plusieurs années. C'était à un moment particulier, celui du passage d'iTélé à CNews. Il y avait alors une « charrette » assez importante de personnes débarquées, d'abord à Canal Plus (présentateurs, les Guignols, etc.) et ensuite dans la rédaction. Cela représentait quand même plus de 100 journalistes. Aujourd'hui, le même type de phénomène se produit lorsque Monsieur Bolloré rachète Europe 1 : encore une soixantaine de journalistes, je crois, ont été débarqués. Comment vivez-vous cela ? Faut-il avoir un certain format, penser de telle ou telle manière pour pouvoir être journaliste à CNews ?
M. Thomas Bauder. - De quel format parlez-vous ? À quoi faites-vous allusion ?
M. David Assouline, rapporteur. - Faut-il penser comme ceci ou comme cela pour être journaliste à CNews ?
M. Thomas Bauder. - Absolument pas. Nous avons une rédaction diverse, riche. C'est effectivement une plus petite rédaction que celle que dirige Céline, qui compte 300 journalistes. Elle est beaucoup plus petite que le pôle info du groupe TF1 qui, si je ne m'abuse, compte autour de 400 journalistes. Nous sommes 120 journalistes, avec une répartition paritaire hommes/femmes, une rédaction assez jeune et une diversité d'origines sociales, culturelles, que peu de gens peuvent imaginer.
Parfois, il peut être aisé de faire un raccourci et de coller à la rédaction de CNews l'image de certains des chroniqueurs ou des intervenants de CNews. La réalité est très différente. Il ne faut pas avoir de format ni penser de telle ou telle manière. Les opinions et avis, à l'intérieur de la rédaction de CNews, sont divers et à mon avis conformes à l'état des forces politiques et idéologiques dans notre pays, avec des personnes qui sont plutôt d'un bord et des personnes plutôt de l'autre. Je ne le sais pas. Ce sont des journalistes. Je ne sais pas pour qui les gens votent. Ils expriment des points de vue de journalistes professionnels et c'est tout ce que je leur demande. Quant à Europe 1, ne dirigeant pas cette rédaction, je me garderai bien de répondre.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez, à plusieurs reprises, reçu des mises en demeure, des remontrances, des sanctions, pour l'expression assumée, dans certaines émissions, de propos racistes, par exemple et dernièrement pour avoir contrevenu à l'expression pluraliste des partis politiques en contournant les règles, puisque vous reléguiez la nuit certains partis politiques, tandis que d'autres pouvaient s'exprimer le jour. Qu'avez-vous à dire à ce sujet ?
M. Thomas Bauder. - Vous faites allusion, Mnsieur le rapporteur, à deux choses différentes. Il s'agit d'abord de la prise de parole d'un chroniqueur, qui a été sanctionné. Cette sanction est contestée devant le Conseil d'État dans la mesure où Christine Kelly a fait, selon nous, son travail de journaliste, de modératrice et d'animatrice de cette tranche en intervenant plus de neuf fois pour reprendre Éric Zemmour. Je ne suis pas juriste. Je laisse la procédure suivre son cours.
Les temps de parole seront comptabilisés au 31 décembre et nous serons au rendez-vous. Je dois vous avouer que nous sommes surpris d'être les seuls à faire l'objet d'une mise en demeure préventive. Nous avons des relations régulières avec le CSA. Ce n'est pas mon cas à titre personnel. Je parle des personnes qui s'occupent, au service juridique, du décompte des temps de parole. Effectivement, nous pouvons être régulièrement alertés sur les déséquilibres qui pourraient exister du fait d'une actualité concernant un parti politique ou l'expression de personnalités politiques. Bien entendu, nous revenons généralement « dans les clous » très vite. J'en citerai un exemple très simple. Il est vrai que l'actualité politique récente était plutôt à droite. Il y avait de nombreux intervenants de droite et un temps de parole important pour les représentants de cette sensibilité. Il y a deux jours, la candidate du Parti Socialiste a émis le souhait d'organiser une primaire à gauche et a relancé en quelque sorte l'actualité à gauche. Nous avons invité ce matin la vice-présidente des sénatrices PS, madame Rossignol. Il y a un mouvement de balancier. Les périodes sont longues. Il est vrai que nous faisons tout pour les équilibrer.
S'agissant du temps de parole de nuit, c'est transparent vis-à-vis du CSA. Le temps de parole de nuit n'est pas un temps de parole caché. Le CSA en a connaissance. C'est réglementaire. Les autres chaînes d'info le font. Il est vrai qu'il y a pu y avoir une sorte d'excès, par souci de bien faire et de rattraper du temps de parole. Nous avons un objectif, que nous tiendrons, à l'horizon du 31 décembre, à savoir inverser la proportion entre le temps de parole en journée et le temps de parole de nuit. Nous avons deux objectifs, cet équilibre jour/nuit et l'équilibre entre les partis politiques et l'exécutif. Comme vous le savez peut-être mieux que moi, chaque fois que nous avons trois minutes de temps de parole pour une représentation politique, nous devons accorder une minute de temps de parole à l'exécutif. Symétriquement, lorsque nous accordons une minute de temps de parole à l'exécutif, nous devons accorder un temps de parole de trois minutes aux différents courants politiques, dans le respect des proportions.
J'imaginais que vous me poseriez la question donc j'ai vérifié les chiffres de ce matin, qui m'ont été remis. Le tiers pour l'exécutif, nous y sommes. Ce matin, nous étions à 32,67 %. Nous sommes donc dans les clous. En ce qui concerne la droite et les « divers droite », nous sommes également dans les limites définies par le CSA. Bien sûr, le décompte des temps de parole fait l'objet d'un échange avec le régulateur. L'intervention, hier, du président de la République n'est pas considérée, dans sa majeure partie, comme un temps de parole de l'exécutif dans la mesure où il évoquait des sujets régaliens, supranationaux. L'heure et demie de l'intervention du président de la République n'est donc pas comptabilisée au titre de l'exécutif.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Comme vous l'avez rappelé de façon assez consensuelle, vous avez des conditions d'exercice satisfaisantes du point de vue professionnel. Vous avez également attesté, avec vos mots, du pluralisme des rédactions. Roch-Olivier Maistre est lui-même venu devant cette commission d'enquête il y a 48 heures et a estimé qu'il n'y avait jamais eu autant de pluralisme, si l'on considère l'évolution des choses.
Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, plutôt de s'obstiner à parler de concentration, dont il était déjà question dans le rapport Lancelot de 2005, il faudrait plutôt considérer la question économique et le rôle de l'influence dans cette économie ? Trois « épouvantails » (Monsieur Drahi, Monsieur Niel et Monsieur Bolloré) ont été cités lors de chaque commission. La recherche d'influence passe par l'économie et tout ceci est très lié, notamment, aux télécom et aux contenus qui transitent par ces réseaux. La cible de notre commission d'enquête ne devrait-elle pas être, dès lors, la régulation de l'influence, plutôt que la concentration des médias ?
Mme Céline Pigalle. - Les deux sujets s'additionnent, ou se complètent. On peut exercer une grande influence avec un média modeste. S'il y a des positions très fortes, la question consistant à savoir qui décidera ou non de les relayer deviendra un enjeu. À mes yeux, on ne peut pas complètement désolidariser ces deux questions. Nous avons calculé que le futur groupe TF1-M6 détiendrait, sur la tranche d'information de la mi-journée, une part de marché de 62 %. On peut toujours dire qu'il se passe d'autres choses par ailleurs, sur internet, mais on arrive tout de même à des niveaux problématiques, d'autant plus que France Télévisions, à la même heure, a une part de marché de 34 %. Il reste donc 3 % pour les autres.
L'influence constitue indéniablement un enjeu et représente une nouvelle manière de lire le paysage, dans la mesure où l'on peut avoir une très grande influence sans avoir un poids considérable. Cependant, plus des acteurs auront un poids considérable, plus ils seront tentés de ne pas laisser vivre ceux qui font émerger des contenus de façon indépendante. Les deux sujets sont donc liés.
M. Bastien Morassi. - La question de l'influence relève davantage de la stratégie et ne constitue pas vraiment mon domaine. Le fait d'être adossé à un groupe, dans le cas de LCI, présente plutôt des avantages. S'il y en a un qu'il faut retenir, c'est notamment le message très fort envoyé par le Groupe durant la crise sanitaire, selon lequel il n'y aurait aucun licenciement et affirmant le maintien de l'offre d'information sur l'antenne de LCI. Il avait aussi été souligné que la chaîne continuerait, dans cette période difficile, d'informer le public et de diffuser les conférences de presse des autorités sanitaires ainsi que les spots d'information gouvernementaux.
En outre, une information sérieuse, vérifiée, présente un coût. Être adossé à un groupe puissant permet de lutter contre les fake news. C'est ma marotte mais j'y tiens beaucoup.
Mme Sylvie Robert. - Merci, madame et messieurs, pour vos propos. Je voudrais évoquer la fabrication de l'information. Madame, vous êtes vice-présidente de l'ESJ à Lille. Vos parcours montrent que vous avez une forme de distance, dans la diversification de vos expériences professionnelles. Ces dernières années, du fait d'enjeux économiques et liés à la modification des usages, notamment parmi les jeunes mais pas seulement, et du fait de la présence des plateformes et du numérique, observez-vous une évolution réelle dans la fabrication de l'information ? Je parle de la qualité de l'information, du traitement de l'information, du choix de mettre deux journalistes au lieu d'un, car on est dans le commentaire, ou encore de la rapidité qui prévaut dans nos sociétés, qui impose souvent de réagir. Êtes-vous satisfaits de ces évolutions, si vous les constatez et le contexte de notre société actuelle, son évolution, vous font-ils dire qu'il faut changer de braquet, compte tenu notamment de la défiance de nos concitoyens vis-à-vis de l'information ?
Mme Céline Pigalle. - Je ne déteste pas le terme de fabrication de l'information même si je sais les connotations qu'on peut lui donner. Le journalisme est un petit métier d'artisan et, de ce point de vue, il a peu changé. Des moyens techniques nouveaux et importants font leur apparition mais le travail lui-même n'a guère changé : il consiste à se rendre sur place, à parler à ceux qui savent, en recoupant leurs propos. C'est la rapidité du monde, et non celle des chaînes d'info, et la rapidité permise par les moyens techniques dont nous disposons désormais, qui nous invite à prendre en charge un certain nombre de choses que nous n'avions pas à prendre en charge, et encore moins avec cette rapidité.
Pour cette raison, il faut effectivement des journalistes. Il faut qu'ils soient nombreux, qu'ils puissent se rendre là où cela se passe, et qu'ils soient en mesure de parler à ceux qui sont susceptibles de leur livrer ces informations. Cela veut dire qu'ils doivent entretenir des liens et une discussion avec différents interlocuteurs qui eux-mêmes ont confiance dans le fait que leur parole sera justement restituée. La question du modèle économique est évidemment fondamentale.
M. Thomas Bauder. - Au cours de mes 21 ans de carrière, j'ai effectivement vu évoluer la fabrication de l'information. J'ai connu, lors de contrats à France Télévisions, l'époque où l'on partait en tournage avec un rédacteur, un cameraman, un éclairagiste, un ingénieur du son, un stagiaire et un assistant, c'est-à-dire une équipe de six personnes, avec une pause à 13 heures, même si l'interview avait lieu, pour prendre un sandwich. J'ai aussi connu et ai moi-même, pour France 3, à l'époque où j'étais grand reporter de l'émission produite par Rachel Kahn (« Avant-première »), tourné mes propres reportages avec un smartphone, qui me permettait d'être beaucoup plus agile, d'écrire différemment mes reportages et me donnait plus de souplesse et de réactivité.
Il existe toujours des équipes « lourdes » de télévision. On ne peut organiser un débat politique avec trois iPhone. Il nous faut des moyens techniques, une régie, beaucoup de caméras, des décors et un savoir-faire qui se maintient à l'intérieur des groupes comme le nôtre. Il faut aussi pouvoir bénéficier des avancées technologiques afin que le journaliste, qui doit être le plus réactif possible, soit autonome dans cette fabrication, et puisse faire son métier le plus rapidement possible, c'est-à-dire sans avoir besoin d'une infrastructure lourde ni avoir besoin d'attendre que les « troupes » arrivent. Je suis un fervent défenseur du smartphone pour tous les rédacteurs de la rédaction. Le déploiement se fait progressivement. À mes yeux, cet appareil est le bloc-notes vidéo d'aujourd'hui. Il est devenu indispensable pour les journalistes.
Certes, la fabrication de l'information évolue. À l'agence Capa, un JRI (journaliste reporter d'images) travaillait seul avec sa Betacam, c'est-à-dire une caméra assez lourde. Il était autonome pour la prise d'images et de son et n'avait pas besoin d'un ingénieur du son. Il pouvait donc aller très rapidement sur des lieux d'actualité à l'étranger, là où les autres équipes ne pouvaient pas aller. Cette évolution de la fabrication de l'information a effectivement eu lieu. Elle n'est pas dangereuse. La difficulté serait de tout faire selon un seul modèle.
Monsieur le rapporteur, vous indiquiez tout à l'heure que 80 personnes avaient été débarquées d'iTélé qui devenait CNews. Personne n'a été « débarqué ». Ils sont partis car ils n'étaient pas en accord avec le projet qui leur avait été présenté. Je venais d'arriver. Le matin, j'avais une équipe. À midi, des gens me disaient « j'arrête, je m'en vais » et le soir aussi. L'objectif était de garder tout le monde. Il n'y avait pas de volonté de débarquer les gens. Parmi les personnes qui sont parties, certaines ont essayé de lancer un nouveau modèle de chaîne de télé avec des iPhone, autour de débats. Cela n'a pas fonctionné. Il n'y a pas de règles. Nous faisons de l'artisanat. C'est une usine d'information mais en même temps, nous expérimentons toujours de nouvelles façons de traiter l'actualité. Globalement, ce sera la même forme mais si nous parvenons à trouver quelque chose de neuf, nous le faisons. Si cela reçoit l'assentiment du public, on continue. C'est ainsi que la fabrication de l'information évolue.
M. Bastien Morassi. - Il y a un point important dans cette évolution et vous avez eu raison de le souligner : c'est le lien de confiance avec les téléspectateurs et le public. De ce point de vue, il existe un véritable enjeu. Nous avons un rôle à jouer et nous avons tout à gagner à être dans la transparence afin d'accompagner le téléspectateur dans une forme d'éducation aux médias, en lui montrant comment nous travaillons, comment nous recueillons telle ou telle information. C'est important pour redonner confiance au public. Nous devons mettre en place ce type de format d'éducation aux médias et rechercher de nouveaux formats. Nous essayons de nouveaux formats, plus jeunes, sur les réseaux sociaux, par exemple sur TikTok, afin de redonner confiance dans une information fiable, certifiée.
M. Michel Laugier. - On a beaucoup parlé de l'indépendance des journalistes. Est-il plus facile pour vous d'être indépendant lorsqu'on est dans la rédaction d'un groupe privé ou dans une rédaction de l'audiovisuel public ? Quels sont aussi les avantages et inconvénients de l'appartenance à un grand groupe, lorsqu'on est journaliste ?
Mme Céline Pigalle. - Je pense qu'il y a des avantages et des inconvénients au fait d'avoir un actionnaire privé ou public. Les interrogations qui peuvent exister à propos des actionnaires privés peuvent exister à propos des actionnaires publics et de la réunion avec l'État ou le gouvernement. Comme j'ai eu l'occasion de le dire, l'indépendance est d'abord un sujet qui concerne journaliste lui-même, sa capacité à fédérer autour de lui d'autres journalistes, éventuellement dans une société des rédacteurs, pour faire savoir les choses et éventuellement se défendre. Il y a toujours cette idée que quelque chose arrive soudainement, alors qu'en fait tout se passe toujours dans des discussions. Des conférences de rédaction ont lieu tous les jours. Un dialogue s'y noue. On n'impose pas des choix. Une forme de surveillance mutuelle permanente s'y exerce, dans le cadre d'une discussion.
Je crois que nous avons répondu à votre deuxième question tout à l'heure. Il me paraît important qu'il y ait des acteurs de l'information solides, qui soient en mesure de rémunérer leurs journalistes, de développer des propositions, d'investir. Il y a des enjeux en termes de capacité à voyager et sur le plan matériel. Il est donc important qu'il y ait des acteurs solides. Il ne faut pas que cette solidité soit excessive ni qu'elle empêche d'autres acteurs d'émerger ou de faire savoir. C'est une question d'équilibre entre ces deux éléments. Il n'est pas inintéressant, pour moi, que des acteurs privés s'investissent et consolident des groupes. Il ne faut simplement pas qu'il en reste quelques-uns aux dépens de tous les autres.
M. Bastien Morassi. - Je rejoins la réponse de Céline Pigalle, concernant votre première question. La liberté, c'est une question de personne. Que le journaliste soit dans un groupe privé ou public, c'est lui face à sa responsabilité, dans un échange avec la rédaction. David Pujadas a présenté les journaux sur le service public pendant très longtemps. Il nous a rejoints il y a quatre ou cinq ans sur LCI. Il n'a pas changé sa façon de travailler, de concevoir l'information. Je pense qu'il a la même exigence éditoriale lorsqu'il présente 24 heures Pujadas, tous les soirs sur LCI, que lorsqu'il présentait les journaux sur France Télévisions.
Comme je le soulignais, je vois beaucoup d'avantages à l'appartenance à un grand groupe, notamment la solidité du groupe. Nous en avons mesuré l'importance dans le contexte de crise sanitaire : un message très rassurant a pu être diffusé en termes d'emploi et de continuité d'information, dans une période qui n'était pas simple. Fabriquer l'information a un coût et la solidité d'un groupe est également utile de ce point de vue, pour garantir une liberté éditoriale. Cela permet de disposer de garde-fous tels que ceux que prévoit la loi Bloche, dont la mise en place d'une SDJ.
M. Thomas Bauder. - J'ai du mal à vous répondre quant aux avantages et inconvénients d'une rédaction publique par rapport à celle d'un groupe privé. J'ai plutôt travaillé au sein de rédactions appartenant à des groupes privés dans ma carrière professionnelle. Une autre distinction est à établir, entre les rédactions intégrées et celles qui sont externalisées. Les rédactions des agences de presse, accolées à des sociétés de production, n'ont pas le même fonctionnement. À titre personnel, je me suis toujours senti plus en sécurité, avec davantage de liberté journalistique, dans une rédaction intégrée. Même si l'agence Capa rassemble des journalistes au sens majuscule du terme, il y a toujours un lien de sujétion commercial dans l'externalisation, entre la société de production, l'agence de presse qui fournit une prestation d'information et le diffuseur.
Dans les rédactions intégrées, ce lien de sujétion n'existe pas, me semble-t-il : on est journaliste au service du traitement de l'information pour le groupe. Par ailleurs, un grand groupe présente un avantage évident du point de vue des moyens techniques et des fonctions support, qui permettent d'exercer son métier dans de meilleures conditions, par rapport à une petite société de production où on est dans l'artisanat. Cela ne veut pas dire qu'on n'y fasse pas bien son travail mais les liens sont plus complexes entre le producteur et le diffuseur. Sur CNews, nous diffusons notre propre production. Nous sommes beaucoup plus libres de ce point de vue.
M. Laurent Lafon, président. - Mme Pigalle, vous avez débuté votre propos en indiquant que vous faisiez des bénéfices, chez BFM TV. Il est rare, depuis que nous avons commencé les travaux de cette commission, d'entendre ce propos. J'aimerais comprendre la relation entre l'actionnaire et les journalistes que vous êtes. Vous avez indiqué que vous ne receviez pas de directives quant à la nature de l'information.
Y a-t-il des demandes des actionnaires quant à la façon dont est organisée ou traitée l'information ? Sur chacune de vos chaînes, il y a par exemple de plus en plus souvent des tables rondes avec des experts, divers intervenants, ce qui est sans doute bien moins coûteux que la réalisation d'enquêtes longues qui prennent du temps et mobilisent des équipes. Y a-t-il des orientations de vos actionnaires, visant à privilégier telle ou telle façon de traiter l'information, notamment au travers de tables rondes, pour des raisons économiques ?
Par ailleurs, nous demandions l'autre jour à Roch-Olivier Maistre, lorsque nous l'auditionnions, s'il percevait un glissement, dans l'audiovisuel, des chaînes de télé vers la télévision d'opinion (ce qui existe de longue date dans la presse écrite). Percevez-vous ce glissement ? Estimez-vous que la chaîne sur laquelle vous travaillez est devenue une chaîne d'opinion ? Je vous pose la question individuellement à chacun.
Mme Céline Pigalle. - Il y a, au fond, un consensus, sans que cette chose-là ne soit répétée régulièrement, quant à l'objet de la chaîne et son modèle éditorial. S'agissant de BFM TV, elle s'inscrit dans la dynamique d'une grande chaîne populaire, s'adressant au plus grand nombre sur les sujets d'intérêt général qui concernent plus particulièrement la France ou ayant une résonance pour notre pays, dans le cas d'évènements se déroulant à l'étranger. Cette ligne éditoriale, qui est répétée de manière diffuse au quotidien, préside aux choix qui sont effectués en conférence de rédaction : l'on peut retenir tel ou tel sujet dès lors qu'il nous ressemble ou au contraire qu'il s'éloigne de cette ligne éditoriale. En ce sens, la chaîne s'est un peu inscrite dans la tradition que représentaient RTL ou le journal Le Parisien. C'est à l'aune de cette ligne partagée que des arbitrages sont effectués au jour le jour.
Il n'y a pas de déclarations d'intention des actionnaires. On ne dit pas, ou rarement, « je suis propriétaire de tel ou tel média pour telle ou telle raison », ou alors il s'agit de déclarations assez générales. Il faut juger sur les faits. Les journalistes sont très nombreux dans cette rédaction. La chaîne a surgi en une quinzaine d'années et certains moments ont fait son image. Néanmoins, le moment principal, pour BFM TV, est la matinale. Celle-ci représente le « prime time » de la chaîne. Elle comporte de très nombreux reportages et ressemble à ce que nous faisions en radio, avec beaucoup de diversité. De la même manière, nous avons développé ces cinq dernières années une politique de documentaires, de longs formats, une politique d'enquêtes et de séries d'information. Une série a notamment été proposée à la rentrée sur la traque des terroristes à l'occasion du procès des attentats du 13 novembre. J'y vois la démonstration de l'engagement dans la production et la fabrication d'informations à travers toutes sortes de formats.
À rebours de l'idée qu'on s'en fait, la dynamique dans laquelle nous sommes ne consiste pas du tout à miser principalement sur des plateaux où interviennent des éditorialistes et des experts mais à être présent sur toutes les formes d'information (une matinale très variée avec de nombreux reportages, des formats longs et divers développements sur le site internet). Nous représentons ainsi une forme d'information à 360 degrés, présente dans tous les registres. Le débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour, à la rentrée, a fait l'objet d'une audience importante, ce qui a marqué les esprits. Le quotidien de la chaîne n'en est pas moins marqué par des choses très diverses, ce qui est rendu possible par l'investissement réalisé. Le fait de fabriquer du format long nous assure aussi, en dehors de notre antenne, une place en replay. Développer cette marque d'information permet de s'adresser au public de différentes manières, et non seulement à travers le direct en continu.
Pour répondre à votre dernière question, nous ne sommes pas du tout dans une démarche de télévision d'opinion. Nous sommes attachés à demeurer une grande chaîne d'information, ce qui n'empêche pas que des points de vue s'expriment sur l'antenne. Dans le paysage français, compte tenu notamment des principes de pluralisme et de respect des temps de parole, j'ai toujours entendu Alain Weill, le créateur de cette chaîne, régulièrement interrogé sur ce sujet, souligner qu'on ne pouvait pas faire Fox News en France, dans la mesure où l'on est obligé de donner la parole à toutes les sensibilités.
M. Thomas Bauder. - Je voudrais revenir sur l'expression d'intervenants non payés. Il fut un temps où, effectivement, les intervenants extérieurs n'étaient pas payés. Ils représentaient ès qualités leur organe de presse ou leur centre de recherche par exemple. C'était avant. Je ne dirai pas lequel de nos confrères a commencé à rémunérer les intervenants extérieurs mais nous sommes dans une situation concurrentielle et il a fallu que nous nous alignions.
M. David Assouline, rapporteur. - Qui a commencé ?
M. Thomas Bauder. - Ce n'est pas nous. Toujours est-il que, s'agissant des intervenants réguliers, nous sommes en situation concurrentielle et les intervenants sont généralement payés, sauf les experts sollicités en fonction de l'actualité, par exemple un sismologue sollicité en duplex ou invité sur le plateau pour commenter l'identification d'un risque sismique autour d'une centrale nucléaire. Il ne faut pas penser que les intervenants ne sont pas payés et que, pour cette raison, les plateaux de talk ne seraient pas de très bonne qualité. Nous faisons tout pour qu'ils le soient.
Comme l'expliquait Céline Pigalle, nous proposons différents formats. Sur CNews, il y a le journal et ensuite des débats d'actualité. Tout au long de la journée, je supervise et distribue les thématiques qui vont être débattues, en fonction de l'évolution de l'actualité, dans les différentes tranches d'information et de débat. C'est notre éditorialisation qui nous démarque à mon avis, à CNews, c'est-à-dire le fait de s'intéresser beaucoup plus à ce qui va intéresser nos auditeurs plutôt qu'à ce qui va intéresser nos confrères. Il y a une tendance, chez les journalistes, à faire l'information que les autres vont faire aussi. Ce qui nous intéresse, c'est de traiter l'information différemment. Céline a cité Le Parisien et RTL. On pourrait également citer RMC, qui est une référence dans le débat populaire, avec succès. Notre matinale est animée par Romain Desarbres, qui vient de RMC. C'est une matinale très riche, qui sert de vaisseau amiral, selon le modèle qui existe sur toutes les chaînes d'info. À partir de la matinale, le traitement de l'actualité se déploie, soit dans des moments de JT, soit dans des moments de débat, soit dans des moments de commentaire. Il n'y a pas de télévision d'opinion en France. C'est interdit.
M. Laurent Lafon, président. - En avez-vous le sentiment de travailler pour une chaîne d'opinion ?
M. Thomas Bauder. - Absolument pas. Nous ne travaillons ni pour un parti, ni pour un candidat ni même pour une idée. S'il y avait une opinion exprimée, ce serait celle du drapeau : il y a des opinions bleues, des opinions blanches et des opinions rouges. Elles s'expriment toutes. On peut distinguer des journaux d'opinion et des lignes éditoriales différentes selon qu'on lit Le Figaro, L'Humanité ou Libération. Sur les chaînes d'information, il n'y a pas d'opinion. Sur CNews, il y a des opinions mais ce n'est pas une chaîne d'opinion.
M. Bastien Morassi. - Il n'y a pas d'intervention sur les formats à l'antenne. Je pense que nous avons tout à gagner à avoir une multiplication des formats sur LCI. Plus nous avons une offre riche et variée, plus nous pouvons séduire le téléspectateur. Nous faisons aussi du reportage et du grand format. Cela apporte une autre forme de narration. Nous faisons aussi de grands débats, à l'image de ceux qui ont eu lieu pour Europe-Écologie-Les Verts et Les Républicains. Il n'y a pas d'orientations en faveur de formats plus ou moins coûteux. De ce point de vue, nous avons une liberté totale. Je pense, à titre personnel, qu'il faut élargir tout cela. Nous parlions de la fusion entre TF1 et M6. Je note que tous les groupes, en tout cas ceux représentés autour de cette table, sont adossés à une radio. Le fait d'être adossé à RTL permettrait de pouvoir offrir de nouveaux rendez-vous et de nouveaux évènements. Cela me paraît plutôt une bonne chose. LCI n'est pas du tout une chaîne d'opinion.
M. David Assouline, rapporteur. - En ce qui concerne CNews, vous savez qu'en dehors des propos feutrés que nous tenons ici, certains disent les choses assez brutalement dans la situation actuelle. Il vous est reproché d'avoir fabriqué un candidat à l'élection présidentielle. J'aimerais avoir votre réaction mais je vais aller plus loin. Vous êtes directeur d'une rédaction. Pouvez-vous m'assurer qu'il n'y a aucune consigne, lors des conférences de rédaction, en vue de favoriser telle ou telle idéologie, tel ou tel angle favorisant telle ou telle idéologie ou encore telle ou telle idée politique ? Pouvez-vous m'assurer que ces aspects ne sont jamais abordés, à aucun des moments où vous avez à exercer votre responsabilité ?
M. Thomas Bauder. - Monsieur le rapporteur, je puis vous l'assurer. J'anime personnellement la conférence de rédaction du matin, les conférences de rédaction de prévision et parfois les conférences de rédaction du soir, et celles qui préparent la matinale. À aucun moment je n'ai favorisé ni ne cherche à favoriser un candidat ou un parti plutôt qu'un autre, et personne ne m'a demandé de le faire. Je vous l'assure.
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai aussi parlé d'idéologie.
M. Thomas Bauder. - Ma réponse est la même.
Je vois bien à quelle idéologie vous faites allusion. Il y a aussi l'idéologie globale, on pense que les choses sont comme ceci ou cela. C'est une idéologie cachée mais nous avons tous une idéologie, un biais idéologique. Je le sais et j'y fais attention. Je veille à ce qu'il n'y ait aucune idéologie qui soit privilégiée par rapport à une autre.
Nous avons parmi nos intervenants réguliers Laurent Joffrin, Julien Dray (que vous connaissez, monsieur le rapporteur, et qui, récemment encore, sur Radio J, exprimait sa liberté totale de parole sur notre antenne, y compris quant aux thèmes des émissions auxquelles il participe). Je pourrais également citer Olivier Dartigolles, qui a lui aussi une totale liberté de parole. Aucune idéologie n'est favorisée sur CNews, monsieur le rapporteur. Je vous l'assure.
M. David Assouline, rapporteur. - Ce type d'intervenant fait-il partie des intervenants rémunérés ?
M. Thomas Bauder. - Je ne m'occupe pas personnellement de ces aspects. Certains intervenants sont rémunérés, d'autres ne le sont pas. Ceux que tout le monde s'arrache sont généralement rémunérés, sur nos plateaux comme sur ceux de BFM ou de LCI.
M. David Assouline, rapporteur. - Qu'en est-il de ceux que vous venez de citer ?
M. Thomas Bauder. - Je l'ignore. Si j'avais besoin d'appuyer l'assurance que je vous apporte, je rappellerais que nous sommes soumis à une charte et à des obligations envers le CSA. L'article 2-3-2 que vous connaissez certainement énonce des obligations (« ne pas inciter à des pratiques ou des comportements dangereux, respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles, religieuses, ne pas encourager les comportements discriminatoires, promouvoir les valeurs d'intégration, de solidarité, prendre en considération la diversité des origines et des cultures... »). Ces articles, je les ai encore lus il y a deux jours en conférence de rédaction. Je suis personnellement responsable de leur respect, dans l'esprit et à la lettre.
M. David Assouline, rapporteur. - Il est une question que nous ne vous avons pas posée, alors qu'elle se trouve au coeur des problématiques de concentration. Madame Céline Pigalle s'est inquiétée de ce que pouvait signifier la fusion TF1-M6 en termes d'audience mais aussi pour le marché publicitaire, pour les autres, qu'il s'agisse du service public ou de plus petites chaînes d'information. Un tel groupe va imposer des règles de prix de production et se trouver en situation de grand monopole. Quelle est votre réflexion, Monsieur Morassi, en tant que directeur d'une rédaction, à propos des fusions de rédactions qui vont devoir s'opérer avec M6 ? Qu'est-il envisagé ? Avez-vous des craintes quant à d'éventuelles économies concomitantes en termes de coûts de production de l'information, par exemple, concernant votre rédaction de LCI ?
M. Bastien Morassi. - S'agissant du projet de fusion lui-même, des garanties assez fortes ont été prises en termes d'emploi et d'indépendance des rédactions. Je suis très attaché à l'indépendance et à la singularité des rédactions. La fusion n'est pas du tout quelque chose que je souhaite. Je pense que nous sommes plus forts avec une variété de formats, avec une offre riche et surtout singulière.
M. David Assouline, rapporteur. - Êtes-vous en train de dire qu'il n'y aura pas de fusion des rédactions dans le cadre des projets envisagés ?
M. Bastien Morassi. - Je ne m'occupe pas de la stratégie mais les engagements qui ont été pris, en termes d'indépendance des rédactions, sont assez forts. Olivier Roussat avait participé à une interview (je crois que c'était au lendemain de l'annonce du projet) dans laquelle il prenait des engagements assez forts en termes de maintien de l'emploi et d'indépendance des rédactions. C'est quelque chose que j'appelle de mes voeux. Je pense qu'il faut conserver cette singularité des différentes rédactions.
Avoir l'opportunité d'être adossé à une radio, par exemple, me paraît également très intéressant pour LCI. Cela peut apporter de nouveaux rendez-vous, de nouveaux formats et enrichir encore notre offre d'information. Je n'ai donc pas d'inquiétude particulière.
M. Laurent Lafon, président. - Merci à chacun d'entre vous d'avoir répondu à nos questions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 10.
Audition des sociétés de journalistes (SDJ) - Mme Frédérique Agnès, présidente de la société des journalistes de TF1, MM. Julien Fautrat, président de la société des journalistes de RTL et Nicolas Ropert, président de la société des journalistes de RMC
La réunion est ouverte à 14 h 30.
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrés à la concentration des médias en France. Après avoir entendu ce matin le Syndicat national des journalistes (SNJ) et les directeurs de rédaction des trois chaînes d'information en continu que sont BFM TV, CNews et La Chaîne Info (LCI), nous poursuivons notre journée consacrée aux conditions de production de l'information avec les représentants des sociétés de journalistes de trois grands médias. Je rappelle que ces organisations rassemblent les journalistes d'une rédaction pour en garantir l'indépendance et la déontologie.
Madame Frédérique Agnès, vous représentez la SDJ de TF1. Cette chaîne fait elle-même partie d'un grand groupe industriel, Bouygues, qui aspire à devenir encore plus présent dans les médias avec le projet de fusion avec M6.
Monsieur Julien Fautrat, vous représentez la SDJ de Radio Télé Luxembourg (RTL). En 2016, votre radio a été rachetée par le groupe M6, déjà très présent dans les médias audiovisuels et radios avec la chaîne éponyme, mais également W9, Paris Première et Fun Radio. J'ajoute que M6 appartient au groupe Bertelsmann, qui, comme je viens de le dire, a pour projet d'opérer une fusion avec TF1.
Enfin, monsieur Nicolas Ropert, vous représentez Radio Monte-Carlo (RMC). Depuis 2001, votre radio a été successivement propriété du groupe NextRadioTV, également propriétaire de BFM TV, puis, à partir de 2018, du groupe SFR, devenu Altice Media, dont le principal actionnaire est Patrick Drahi. Ce dernier est également, en 2014, présent au capital du journal Libération, qu'il a constitué en société à but non lucratif en 2020.
Pour résumer, vous évoluez dans de grands groupes ayant déjà fait l'objet de concentrations et peut-être en passe, pour certains, de devenir encore plus importants. Dès lors, nous sommes très intéressés par vos témoignages de journalistes professionnels travaillant au coeur des rédactions de ces différentes entités.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Julien Fautrat, Mme Frédérique Agnès et M. Nicolas Ropert prêtent successivement serment.
Mme Frédérique Agnès, présidente de la société des journalistes de TF1. - Merci de me donner la possibilité de venir devant vous pour expliquer comment se pratique l'information au sein de TF1. Je suis présidente de la SDJ depuis un an et travaille dans le groupe depuis vingt-quatre ans. Après cinq ans passés à LCI, je suis devenue reporter à TF1. La SDJ de TF1 compte à l'heure actuelle 125 adhérents.
Une SDJ est une association qui défend les principes déontologiques au sein d'un média. Cela va du principe de vérification de l'information, par exemple, jusqu'à l'autonomie de la pratique de chaque journaliste au sein dudit média.
Un travail est mené en interne. Nous discutons avec les adhérents qui nous sollicitent pour des questions déontologiques qui les concernent ou qu'ils ont observées à l'antenne. Nous discutons aussi, à l'occasion de rendez-vous, avec les représentants de nos trois éditions que sont le 13 heures, le 20 heures et l'édition du week-end - qui regroupe les éditions de 13 heures et 20 heures du vendredi au dimanche -, ainsi qu'avec des représentants de la direction.
Nous menons également un travail en externe, qui vise à des échanges assez nourris - surtout ces derniers temps - avec nos collègues des autres SDJ, aboutissant à la rédaction de tribunes et de messages sur les réseaux sociaux pour défendre la liberté d'informer.
J'ai été auditionnée par le Sénat, en tant que présidente de la SDJ, lors du projet de loi sur la sécurité globale. Une communication du ministère de l'intérieur a été publiée cette semaine concernant le schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) et la manière dont les journalistes, quels que soient les médias, pourront couvrir des manifestations où les forces de l'ordre sont présentes. Il s'agit d'une avancée très importante, qui n'a pas forcément été très visible, pour laquelle les SDJ des différents médias se sont mobilisés. En effet, le schéma national a été rerédigé par le ministère de l'intérieur, ce qui n'est pas si courant, de façon que nous puissions, nous, journalistes de tous médias, couvrir correctement, normalement, librement, des manifestations publiques.
Nous avons publié hier une tribune avec une trentaine de médias, intitulée Des sociétés de journalistes demandent de préserver la « santé démocratique » de notre pays. Relayée sur notre réseau ainsi que sur d'autres, cette tribune vise à engager les partis politiques, en cette année d'élection présidentielle, à nous permettre, nous, journalistes, de couvrir librement et normalement les réunions et meetings politiques, comme on se doit de le faire dans un pays démocratique.
Notre activité en externe peut aussi prendre la forme de soutiens à des confrères. Cela a été le cas notamment lorsque la société des rédacteurs (SDR) d'Europe 1 s'est émue de la reprise en main de son antenne par CNews. La SDJ de TF1 a pu, comme d'autres, publier officiellement sur ses réseaux son soutien aux journalistes d'Europe 1.
J'en viens à l'indépendance et à la pluralité de l'information. À TF1, nous avons réalisé une charte de déontologie de l'information. J'ai participé, en 2015, aux travaux préalables à sa rédaction, qui ont fait l'objet de nombreuses réunions. L'indépendance et la pluralité de l'information forment le chapitre 1 de cette charte de déontologie. On m'a demandé de vous la fournir : je vous l'enverrai par courriel la semaine prochaine.
Nous savons tous, nous journalistes, où et pour qui nous travaillons. En premier lieu, nous travaillons pour le public. Nous sommes journalistes, nous travaillons dans un groupe privé, mais nous revendiquons notre mission de service public. Informer, c'est ce que l'on doit au public. L'information de TF1 se doit donc d'être rigoureuse, vérifiée, recoupée, complémentaire d'autres médias. Nous sommes concurrents, par exemple, de France 2 à 13 heures et à 20 heures. Cependant, il me semble que chaque journal, du service public ou privé, a sa coloration informative, sa ligne éditoriale. Cela en fait non pas un média d'opinion, mais un média qui porte une proposition différente d'un autre média sur les mêmes horaires.
On a pu d'ailleurs s'inspirer de TF1 par le passé. Ainsi, la ligne éditoriale créée par Jean-Pierre Pernaut pour le 13 heures, qui se voulait proche des territoires et des régions, a pu inspirer ailleurs, y compris dans le service public, et c'est tant mieux.
Nous sommes, bien sûr, dans un groupe privé, dont l'actionnaire est Martin Bouygues. Nous savons quels sont les enjeux industriels de M. Bouygues, dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) comme dans la téléphonie. Pour autant, nous ne nous interdisons pas d'aborder ces questions à l'antenne. Ainsi, contrairement à ce que j'ai pu entendre affirmer devant cette commission, un journaliste du service économique a proposé à TF1 deux reportages de 4 à 5 minutes - donc de long format, les reportages durant en moyenne 1 minute 40 secondes dans un journal télévisé - sur la 5G. Or ces sujets ont été non seulement acceptés, mais diffusés.
De même, récemment, un annonceur a pu s'émouvoir d'un sujet critiquant le montant des frais bancaires. Ce n'est pas pour autant que l'on ne traite pas ce sujet de manière indépendante, sans pression.
En revanche, on peut nous demander si l'on a bien mené l'enquête. À nous, en ce cas, de défendre notre travail journalistique. Après tout, questionner, c'est le principe même de tout journaliste. Pourquoi ne répondrions-nous pas nous-mêmes à des questions ?
J'en viens à la fusion entre TF1 et M6, avec les réserves de mise, car nous disposons de peu d'informations. À ma connaissance, de ce que j'ai pu lire ou entendre, il me semble que le projet principal concerne plus les programmes que l'information - notamment le streaming. Pour autant, il faut parler d'information. On peut se demander notamment s'il y aura un rapprochement des rédactions, des lignes éditoriales, etc. À titre personnel, je ne vois pas bien l'intérêt qu'il y aurait à le faire, puisque les journaux de TF1 et M6 ont des audiences assises, stabilisées et importantes, avec des cibles différentes et des manières de présenter l'information différentes, donc complémentaires.
Il est évidemment nécessaire qu'il y ait des vigies - à cet égard, c'est très bien que cette commission existe. Il y en a, à mes yeux, et il faut qu'il y en ait.
M. Julien Fautrat, président de la société des journalistes de RTL. - Merci de cette invitation à venir éclairer vos travaux. Je m'adresse à vous au nom de la société des journalistes de RTL, dont je suis membre et président depuis six mois. Nous sommes 10 journalistes, élus tous les deux ans, avec le souci d'être représentatifs de l'ensemble de la rédaction. RTL rassemble environ 110 cartes de presse.
Notre mission quotidienne est de parler avec notre direction de questions éditoriales, de déontologie et d'éthique. Il existe également un comité d'éthique, que nous pouvons saisir le cas échéant.
Notre objectif est d'être un organe de vigilance et d'alerte si une question susceptible de venir altérer la qualité de l'antenne se pose.
RTL a changé de propriétaire en 2016-2017, devenant une filiale de M6. Cela a été un point de vigilance. La direction nous a toujours dit qu'il n'y aurait jamais d'interférences dans notre travail. À ce stade, nous pouvons constater que c'est le cas. La crainte d'une fusion des rédactions de RTL et M6, que nous avions à l'époque, n'était pas à l'ordre du jour. La direction nous l'a toujours assuré.
Ce qui est important pour nous, c'est de garder notre ligne éditoriale, qui est différente de celle des journaux télévisés de M6.
Il est important pour nous qu'il n'y ait pas de révolution. La radio est un média d'habitude, qui correspond au moment où l'on rentre du travail ou où l'on grille ses tartines. On a l'objectif de ne jamais bousculer nos auditeurs, a fortiori lorsqu'un média présente une audience importante. Un collègue compare cela à la conduite d'un Airbus : il ne faut pas de geste brusque ni de changement d'habitude, lesquels s'avèrent souvent néfastes.
L'indépendance des lignes éditoriales et l'autonomie des rédactions sont donc importantes.
Il existe toutefois des passerelles entre la rédaction de RTL et celle de M6, même si cela reste à la marge. Certains collaborateurs ont pu avoir envie de s'intéresser à la télévision en venant de la radio et inversement, et se former en ce sens. Néanmoins, M6 a sa ligne, et RTL a la sienne. Les deux sont appréciées, je l'espère, par les téléspectateurs et les auditeurs. Notre travail à la SDJ de RTL est de veiller au jour le jour à ce que ces lignes restent ce qu'elles sont.
M. Nicolas Ropert, président de la société des journalistes de RMC. - Je travaille chez RMC depuis quatre ans et suis à la tête de la SDJ depuis septembre 2020.
Nous, représentants des SDJ, avons tous à peu près le même rôle dans nos médias respectifs. Nous pouvons être saisis en cas de questionnement déontologique, pour veiller à leur indépendance.
RMC fait partie d'un groupe de médias, l'un des premiers à s'être organisé ainsi. La radio RMC a en effet été rachetée en 2000 par Alain Weill, qui a ensuite créé BFM TV, avec le succès que l'on connaît - elle est devenue la première chaîne d'information de France.
La question qui se pose à RMC est d'arriver à exister malgré tout, malgré les passerelles qui existent et dont nous avons été un peu les précurseurs.
Nous travaillons en étroite collaboration avec les autres entités du groupe. Ainsi, notre matinale, à partir de 6 heures, est diffusée sur RMC Story, sur la télévision numérique terrestre (TNT), comme le reste de la grille jusqu'à 15 heures. Nous sommes une rédaction bimédia, qui rassemble 70 journalistes et 95 contrats à durée indéterminée (CDI) au total. Nous avons grandi dans un groupe. Nous échangeons avec nos collègues de BFM TV et avons également des rapports avec les chaînes de BFM Régions. Nous pouvons être amenés, en outre, à travailler pour une autre entité que notre entité d'origine si l'actualité le demande.
Compte tenu de la petitesse de notre rédaction - par rapport à celle de RTL, par exemple -, nous nous servons également du groupe pour pouvoir être présents de manière plus large. Ainsi, pour couvrir les départements placés cette nuit en vigilance orange dans le sud de la France, nous nous sommes « reposés » sur nos collègues de BFM TV qui étaient sur place. Il faut ensuite adapter leur travail à notre production. Nous récupérons donc des éléments que nous adaptons à notre radio. C'est ce que l'on appelle « desker ».
La stratégie du groupe a été conçue ainsi. Des passerelles sont intervenues rapidement, l'interview politique de Bourdin ayant été diffusée simultanément sur RMC et BFM TV à partir de 2007.
À la SDJ, nous défendons notre identité. Nous défendons le fait que RMC est une rédaction à part entière, même si les rédacteurs en chef des différentes entités se parlent. Notre rôle, en tant que journalistes - mais les rédacteurs en chef en ont aussi conscience -, est d'arriver à exister malgré tout à côté d'une grosse machine comme BFM TV.
Nous sommes parfois, en tant que journalistes de RMC, un peu associés malgré nous aux autres entités du groupe, notamment BFM TV. Ainsi, les Gilets jaunes que nous croisions sur le terrain comprenaient très vite que nous étions du même groupe. Or BFM TV a été particulièrement ciblée pendant cette crise. Nous avons passé beaucoup de temps, en tant que reporters, à expliquer que nous étions une rédaction indépendante et que, si nous appartenions au même groupe, nous avions nos propres sources et notre propre diffusion - indépendantes de celles de BFM TV. C'est un travail quotidien.
Il se crée aussi des « flous ». Ainsi, depuis un an, nous partageons une matinale le week-end avec BFM TV. De 6 heures à 9 heures, nos programmes sont communs.
Nous avons bien en tête la question de l'indépendance du travail journalistique et le souci de faire vivre notre radio, et en discutons régulièrement avec la direction, avec laquelle nous nous réunissons toutes les quatre à six semaines. La SDJ s'est battue, à l'époque, contre cette mutualisation des antennes opérée pour la matinale commune du week-end. CNews et Europe 1 ont choisi le même modèle de matinale commune depuis quelque temps. Nous nous efforçons de rendre les contenus intelligibles en radio et diffusables à la télévision. Cela fait partie des sujets qui existent chez nous.
M. David Assouline, rapporteur. - La commission d'enquête se focalise sur la concentration des médias et ses possibles effets. Sans préjuger de rien, TF1 et RTL risquent de partager prochainement un même actionnaire majoritaire. S'agissant de RMC, la question de la concentration est liée à un historique que vous avez rappelé, en vous arrêtant avant le rachat du groupe par Patrick Drahi.
Les SDJ ont un rôle spécifique, qui est de défendre l'indépendance des rédactions et le travail des journalistes.
Avez-vous eu connaissance de pressions exercées par l'actionnaire majoritaire de vos groupes, par des responsables politiques ou par des annonceurs ? Avez-vous reçu des plaintes sur le fait que ces pressions auraient conduit soit à ne pas traiter un sujet donné, soit à le traiter différemment de ce qu'aurait voulu le journaliste ?
M. Julien Fautrat. - Concernant RTL, je n'ai pas eu connaissance de pressions, ni de la part des publicitaires ni de la part d'actionnaires.
Mme Frédérique Agnès. - Je n'en ai pas eu connaissance non plus. Je peux toutefois vous livrer une anecdote personnelle. Je devais faire un sujet pour le journal de 20 heures, comprenant une prise de parole d'Emmanuel Macron, il y a environ deux ans. Je travaille au service news de TF1, et pas au service politique. Je n'ai donc pas l'habitude de cette matière. L'adjoint au chef du service politique est venu me trouver pour me demander quel extrait sonore je comptais utiliser. Je n'ai pas vécu cela comme une pression et j'ai choisi moi-même l'extrait de la prise de parole que je souhaitais faire figurer dans mon sujet. On m'a donc laissé travailler comme je l'entendais, me semble-t-il. Une autre personne aurait peut-être analysé la situation de manière différente.
Les annonceurs ne sont pas les seuls qui peuvent être susceptibles d'exercer une pression. Certaines personnes, dans les cabinets ministériels, ont aussi pu me faire part de leur mécontentement sur tel ou tel sujet. Dans ce cas, je n'ai fait que défendre mon travail de journaliste. Je n'ai pas eu connaissance de rectificatif qui serait intervenu consécutivement à une diffusion sous la pression d'un actionnaire ou d'une personne politique d'envergure.
M. David Assouline, rapporteur. - Ma question portait à la fois sur l'explicite et l'implicite, incluant des phénomènes d'autocensure. Dans le cas où des gens qu'un reportage ou un sujet a mécontentés vous appellent, que faites-vous ?
Mme Frédérique Agnès. - Bien entendu, je ne cède pas.
M. David Assouline, rapporteur. - C'est effectivement votre rôle que de défendre la déontologie. Cependant, en amont, n'y a-t-il jamais eu des pressions pour éviter que certains sujets soient traités ?
Mme Frédérique Agnès. - En ce qui concerne TF1, j'ai évoqué l'exemple de la 5G, qui est révélateur, me semble-t-il.
M. Nicolas Ropert. - Au sein de mon média, j'ai eu connaissance de deux sujets qui ont posé problème, en quatre ans, sans jamais remonter jusqu'à la rédaction.
L'un portait sur l'addiction aux sites de paris sportifs et a fait l'objet de plaintes de la part d'un de nos gros annonceurs, après sa diffusion. La situation a été gérée et l'annonceur ne s'est pas retiré.
Quant à l'autre, il est lié au fait que nous faisons désormais partie du groupe Altice Media, qui appartient à SFR. Or nous devions diffuser un sujet sur un plan de licenciement chez SFR. Nous l'avons traité à l'antenne en faisant venir le représentant d'un syndicat de SFR et un autre de la direction. Le sujet a été pesé et a fait l'objet d'une réécoute particulièrement attentive de la part du rédacteur en chef. Il a été diffusé, et c'est là ce qui importe.
Nous essayons d'être les garants de la possibilité de diffuser ce genre de sujets. À mon sens, les deux situations ont été traitées correctement.
M. Julien Fautrat. - À RTL, nous sommes assez protégés de ce genre de problème. Aucun cas de ce genre ne m'est revenu.
Mme Frédérique Agnès. - Quand nous traitons à l'antenne un sujet qui concerne Bouygues, notre ligne de conduite est de toujours préciser qu'il s'agit de l'actionnaire principal de TF1.
M. David Assouline, rapporteur. - Venons-en au phénomène des concentrations. Si le processus de fusion aboutit, vous serez peut-être amenés à travailler dans la même maison. Quelles interrogations avez-vous sur les conséquences de ce processus, en matière sociale, en termes de rationalisation des rédactions et des effectifs, ou encore quant au devenir de l'identité de chacun de vos médias ? Êtes-vous inquiets à l'idée de devoir rapprocher vos lignes éditoriales ?
M. Julien Fautrat. - Pour ce qui est de RTL, nos interrogations portent exclusivement sur l'éditorial : pourrons-nous toujours traiter les sujets politiques ou les faits divers comme nous le faisons et aurons-nous toujours les moyens de faire notre travail ? Tel est le point où s'exerce notre vigilance.
M. David Assouline, rapporteur. - Le processus a-t-il commencé ?
M. Julien Fautrat. - Non, mais nous avons l'assurance qu'il n'y aura pas de fusion des rédactions et que nous garderons notre direction de l'information.
Mme Frédérique Agnès. - Je ne vois pas quelles économies l'on pourrait faire sur le rédactionnel en cas de fusion. M6 et TF1 ont une manière propre de fabriquer l'information. À TF1, nous sommes davantage sur une ligne de reportage, ce qui n'est pas forcément le cas de M6. Opérer un changement profond de notre métier de journaliste n'est guère souhaitable.
En matière de coût social, je ne vois pas bien où l'on pourrait mutualiser les moyens, hormis sur l'archivage, mais, bien évidemment je ne suis pas dans le secret des dieux...
Concernant l'identité de nos chaînes, nous y avions réfléchi lors de la création de LCI, en 1994. LCI a une identité propre de chaîne de débats, représentant la pluralité des opinions politiques et soumise aux contraintes du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), tout comme TF1, notamment sur le temps de parole. Je ne vois pas l'intérêt qu'il y aurait à transformer ces identités.
M. David Assouline, rapporteur. - Pourtant, si l'on prend l'exemple des fusions dans la presse écrite, il apparaît que la préservation des identités éditoriales finit toujours par glisser vers le développement d'une ligne unique, même quand les titres restent séparés. Je vous souhaite, bien évidemment, de pouvoir continuer à imposer ce dont vous êtes garants.
Monsieur Ropert, votre expérience dans le service public vous conduit-elle à établir une différence en matière d'indépendance avec ce que vous vivez à RMC ?
M. Nicolas Ropert. - J'ai travaillé pendant six ans à Radio France internationale (RFI). Je ne me suis jamais posé la question depuis que je travaille à RMC, ce qui vous donne sans doute la réponse... Il semble parfois plus facile d'investir de l'argent, quand il y en a besoin, dans les médias privés, car il peut y avoir certaines lourdeurs dans le secteur public.
Au niveau de ma pratique du journalisme, je n'ai pas senti de différence particulière. Lorsque je travaillais à RFI, j'aurais pu subir des pressions de la part du ministère des affaires étrangères, mais cela n'a pas été le cas.
M. Vincent Capo-Canellas. - Pensez-vous que le fait d'appartenir à un groupe crée des difficultés supplémentaires en matière d'indépendance rédactionnelle ? Faudrait-il un corpus de règles différentes ? Si oui, de quel niveau ?
Mme Frédérique Agnès. - Il m'est difficile d'énoncer des difficultés « supplémentaires », car j'ai toujours travaillé pour le groupe Bouygues, de sorte que je n'ai pas de point de comparaison.
Sans doute faut-il pérenniser ce qui existe. TF1 est une chaîne de programmes. L'information est une entité au sein d'un groupe qui a une diversité de supports et de fonctions. Peut-être faut-il renforcer encore la sanctuarisation de l'information ? Au sein d'un groupe, les rédactions constituent des entités spécifiques, qu'il faut préserver. A-t-on besoin d'outils supplémentaires pour cela ? Je ne sais pas. Des comités d'éthique ont été mis en place, dont il faudrait examiner le rôle et le pouvoir.
M. Laurent Lafon, président. - Faut-il un statut juridique des rédactions ?
Mme Frédérique Agnès. - C'est une bonne question, mais je l'ignore.
M. Julien Fautrat. - L'assurance de pouvoir conserver son indépendance, sa ligne éditoriale et ses moyens est essentielle. C'est le travail quotidien de la société des journalistes que d'y veiller, au moment des rapprochements. Des précautions s'imposent, mais je ne vois pas de « difficultés supplémentaires ».
M. Nicolas Ropert. - Le groupe de médias pour lequel je travaille n'était pas initialement adossé à un empire industriel, tel qu'il l'est depuis 2018. Quand NextRadioTV a été racheté par Altice, le CSA est intervenu parce qu'il y avait une trop grande concentration de médias. Le groupe a dû faire des aménagements. Libération a créé une fondation dotée d'un fonds à but non lucratif et L'Express a été revendu.
Être membre de ce groupe de médias est à la fois une force et une faiblesse. C'est une force, car, plus on est de journalistes, plus on peut être présent pour couvrir un sujet, ce qui est essentiel dans certains cas, notamment les affaires judiciaires. Nous travaillons beaucoup par boucles d'e-mails dans le groupe pour nous échanger l'information et l'enrichir.
C'est une faiblesse, car nous devons oeuvrer à maintenir l'indépendance des rédactions qui ont des publics différents : RMC, ce n'est pas BFM TV, de même que RTL, ce n'est pas M6.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Le sujet de la concentration des médias n'a rien de neuf. Le rapport Lancelot de 2005 est toujours d'actualité.
Ce qui est nouveau, c'est la rapidité de l'évolution du business model des médias, notamment dans l'audiovisuel, et la transformation des attentes des clients. Les contenus sont de plus en plus chers, les revenus baissent et la sacro-sainte durée d'écoute des individus augmente au-delà de 50 ans, mais s'effondre en deçà. Plus que le pluralisme auquel nous tenons, n'est-ce pas le problème économique qui prend le dessus ?
Madame Agnès, quand des dirigeants réfléchissent à une fusion, telle que celle qui se profile, ne croyez-vous pas qu'un navire amiral comme TF1 pourrait pérenniser ce qui existe ? Cette fusion n'est-elle pas une condition sine qua non pour maintenir un modèle qui, dans le contexte concurrentiel actuel, pourrait disparaître rapidement ?
Croyez-vous qu'il y aura toujours un talent pour respirer l'air du temps et anticiper les attentes du public ?
À la fin des années 90, par exemple, RMC n'était pas dans une situation très brillante. Mais voilà que Luis Fernandez est arrivé pour la sauver ! C'est à partir de là que l'on a mesuré, en France, combien le football pouvait avoir d'influence sur les médias. D'ailleurs, ce soir, nous serons tous là pour écouter le sélectionneur national se défendre contre les anciens joueurs, devenus animateurs, qui l'éreintent dans toutes leurs émissions... C'est là à mon sens une preuve de pluralisme. Pourra-t-on le conserver ou bien ces fusions feront-elles tomber une chape de béton sur les médias et l'information de manière irrémédiable ?
M. Nicolas Ropert. - RMC et BFM TV sont des médias qui gagnent de l'argent, ce qui n'est pas le cas de tous les médias en France. Leur modèle a été développé par Alain Weill, inspiré de certains médias américains. Ce confort financier nous donne notre indépendance, car nous n'avons pas à nous battre pour avoir un annonceur publicitaire dont nous dépendrions à tout prix. Nous avons réussi à passer la crise du covid.
Le fait que RMC puisse être partie prenante dans un débat n'a rien d'extraordinaire. C'est aussi le cas de TF1, où rien n'interdit qu'on lance telle ou telle petite pique au Gouvernement. C'est la marque de notre indépendance. Notre groupe multiplie les entités avec la création des chaînes BFM en régions. Il y a des enjeux de marchés publicitaires à récupérer derrière ce développement.
Mme Frédérique Agnès. - L'essence même du métier de journaliste est de savoir respirer l'air du temps. Que l'on soit ou non titulaire d'une carte de presse, la fonction de journaliste nous oblige au-delà de nous, quel que soit le média pour lequel nous travaillons. Informer est une lourde responsabilité, quels que soient l'audience et le nombre de téléspectateurs. Nous avons une fonction importante au sein de la société. Telle est, du moins, ma vision du journalisme.
Voilà pourquoi nous continuerons de proposer des reportages qui témoignent de l'air du temps. Nous observons le monde dans notre vie quotidienne.
Comme journalistes, il nous faut rendre compte de l'évolution de notre société, de questions sociétales, économiques, politiques. C'est particulièrement vrai en cette année électorale, où il y a beaucoup de pédagogie à faire. Être journaliste, c'est faire preuve de pédagogie, en particulier dans les matières économiques et politiques, pour s'adresser à un public qui méconnaît souvent les textes de loi.
Je ne suis pas sûre, ensuite, d'avoir compris votre question relative à la pérennité du modèle économique du « navire amiral » qu'est TF1...
M. Jean-Raymond Hugonet. - Dès lors que la fusion serait motivée moins par des motifs strictement économiques que par volonté d'accroître son influence, l'une des chaînes ne risque-t-elle pas de disparaître, en l'occurrence la plus petite ?
Mme Frédérique Agnès. - Je suis loin d'être une spécialiste de ces questions. Il me semble que le levier économique passe par les programmes, parce que, même si, face aux GAFA et aux plateformes, nous ne serons toujours que des nains, nous devons produire plus de contenus pour continuer à exister.
M. Julien Fautrat. - Depuis que je suis à la société des journalistes, je n'ai pas été confronté au problème consistant à devoir renoncer à traiter une information faute de moyens. Quant à la chape de plomb, il n'y en a pas ; la mission du journaliste est de comprendre l'air du temps. Notre travail a un aspect très simple : il s'agit de comprendre le fait d'actualité et de le retranscrire de la façon la plus simple possible. Tant qu'on pourra le faire et présenter l'information avec le plus d'honnêteté, notre travail sera préservé.
M. Michel Laugier. - Vous parlez d'air du temps et je vous comprends d'autant mieux qu'en tant que maires, lorsque nous pouvions encore être sénateur et maire, nous avions la même approche dans la gestion de notre collectivité territoriale : chaque matin, en arrivant à la mairie, il nous fallait prendre l'air du temps, de sa ville, et prendre nos responsabilités en tranchant dans le sens de l'intérêt général, quelles que soient nos idées ou nos écuries politiques.
À mesure que vos groupes ont grossi, par fusions et rachats, des journalistes ont-ils fait jouer la clause de conscience pour partir ? À périmètre constant, diriez-vous qu'il y a plus ou moins de journalistes qu'avant ?
M. Nicolas Ropert. - Nous avons été rachetés il y a quelques années. Je crois que les salariés ont pu faire jouer la clause de cession, mais les départs ont concerné peut-être le dixième des journalistes qui, pour autant que je sache, sont partis - avec une indemnité - pour faire d'autres projets ou pour raisons personnelles ; ils ont été remplacés grâce à de nouvelles embauches. Ensuite, nous avons subi un plan de départs volontaires en 2020, contre lequel nous nous sommes battus en tant que société de journalistes. Nous avons perdu 7,5 postes de journalistes en information générale à RMC, ce qui représente environ le dixième des postes - nous avons réaménagé notre organisation et nous avons aussi dû recourir à la matinale commune avec BFM TV.
Mme Frédérique Agnès. - Il me semble que la clause de conscience peut jouer lorsque la ligne éditoriale change, comme cela peut arriver lors d'un rachat, mais cela n'a pas été le cas à TF1 : notre ligne a évolué dans le temps. Nous faisons moins d'international qu'il y a vingt ans, plus de proximité, mais ce n'est pas un changement de ligne éditoriale : nous restons une rédaction d'information généraliste, et pas d'opinion.
Quant aux effectifs, TF1 compte 250 journalistes. Ce sont les chiffres de la direction des ressources humaines (DRH). Je ne connais pas la proportion en CDI ni l'évolution des effectifs dans le temps.
M. Julien Fautrat. - Je ne suis pas certain que la clause de conscience ait pu être déclenchée lors du changement de propriétaire, mais il me semble que cela n'a pas été le cas. Nous sommes 110 journalistes à RTL. Les effectifs sont constants.
Mme Frédérique Agnès. - Quand les journalistes d'Europe 1 se sont mobilisés, j'ai cru comprendre que la faculté d'actionner la clause de conscience avait fait l'objet d'une discussion avec les services juridiques et la DRH.
Mme Sylvie Robert. - Les SDJ ont-elles toutes un statut associatif ? Dans le mouvement de concentration, considérez-vous que vous disposez des moyens de vos missions ? Sinon, que faudrait-il faire ?
Quel est votre avis sur les fusions en cours et leurs modalités ?
Mme Frédérique Agnès. - Votre question porte-t-elle sur nos moyens d'action en tant que SDJ ?
Mme Sylvie Robert. - Oui, en tant que SDJ : je vise les moyens associatifs, matériels, mais également juridiques.
M. Nicolas Ropert. - Nous sommes tous structurés en association loi 1901. Notre activité est pleinement bénévole, sur notre temps libre, sans statut protégé ni aucun détachement particulier. Nous n'avons donc clairement pas les moyens de nos missions. Nous regardons avec envie nos collègues délégués syndicaux qui ont du temps dévolu et qui sont inclus dans un cadre de négociation sociale. Pour ma part, participer à la SDJ, c'est un choix volontaire de m'engager dans la vie de ma rédaction, pour la défendre.
M. Julien Fautrat. - Avoir plus de moyens, ce serait avoir plus de temps. Nous avons des discussions très régulières avec notre direction, au quotidien, et il nous serait utile de disposer de plus de temps - davantage que de moyens financiers ou qu'une protection juridique.
Mme Frédérique Agnès. - Je souscris entièrement à ce qui vient d'être dit, tout en posant cette question : pourquoi ne pas prévoir un temps dédié aux SDJ, un temps pour se poser alors que l'on est généralement saisi dans l'urgence ? Je crois qu'un temps dédié serait une bonne chose. Il nous manque un temps pour réfléchir, pour évoquer des sujets plus généraux. Ce serait utile de passer, par exemple, une journée par mois sur ces sujets.
Quant à la protection juridique, elle peut être également utile si elle encourage les candidatures aux SDJ, si certains aujourd'hui hésitent à s'engager parce qu'ils craignent les échanges virulents avec la direction.
M. David Assouline, rapporteur. - Avez-vous des exemples d'échanges virulents que vous mentionnez ?
Mme Frédérique Agnès. - Nous faisons un métier de passionnés... Je peux être très virulente moi-même. Je n'ai pas d'exemple à citer en particulier, mais je me souviens d'un échange où le ton était monté et où j'ai mis l'échange en pause, proposant que l'on reprenne plus tard parce qu'il n'est pas sain qu'on se parle mal.
M. Laurent Lafon, président. - Il y a des fusions qui visent la mutualisation, donc un avantage pour tous, et d'autres qui tendent à uniformiser l'offre. On le voit avec la matinale commune entre BFM TV et RMC. Comment cette matinale commune vous a-t-elle été présentée : par des motifs économiques, c'est-à-dire pour réduire les dépenses, ou bien par des objectifs de notoriété ?
Si le regroupement se poursuit, craignez-vous l'extension des émissions communes ?
M. Nicolas Ropert. - Voici comment les choses se sont passées. La direction décide d'abord d'un plan de départs volontaires, qu'elle annonce à l'été 2020, ce qui déclenche le premier mouvement de grève depuis vingt ans à RMC, avec des perturbations d'antennes. Le plan de départ est revu à la baisse, passant de 450 à 270 salariés toutes entités comprises. À RMC, les départs sont ciblés et l'on nous dit que nous ne pourrons plus, dans les nouvelles conditions, assurer seuls la matinale du week-end - d'abord seulement celle du week-end. Nous nous battons pour dire qu'il est important que RMC continue d'assurer seule cette matinale, mais la direction nous présente la matinale commune comme une chance pour RMC, compte tenu de l'aura de notre « grande soeur » BFM TV, qui est pourtant arrivée dans le paysage bien après RMC... On nous dit que RMC pourra continuer à produire un reportage par heure, que nous disposerons aussi d'une partie du temps pendant lequel il y a de la publicité à BFM, et pas sur RMC... Nous nous sommes battus contre, mais nous n'avons pas gagné.
Pour l'avenir, nous continuons à nous battre, mais nous ne savons pas ce qui adviendra. Nous craignons que le regroupement aille plus loin. Nous travaillons en maintenant notre présence sur le terrain et en démontrant l'utilité d'une telle présence, contre l'idée que la radio pourrait se faire seulement depuis un studio, en piochant des contenus sur des bases multiradios. Nous sommes protégés par des règles, par exemple l'interdiction de diffuser un même programme sur plusieurs chaînes. En cela, la diffusion sur BFM TV nous protège à RMC.
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai lu dans la presse que l'on évoquerait une matinale commune de LCI et RTL en cas de fusion entre TF1 et M6 : qu'en est-il ?
M. Julien Fautrat. - La direction de RTL dit qu'il ne s'agit que d'une rumeur.
M. David Assouline, rapporteur. - Très bien ! On verra ce qu'il en adviendra...
Avez-vous été consultés sur le projet de fusion lui-même et les conditions de son déroulement ? Vous a-t-on demandé votre avis ? Le CSA lui-même vous a-t-il auditionnés sur le projet ou, même, en cours de fusion ?
M. Julien Fautrat. - Nous n'avons pas été consultés. Le CSA n'a pas pris date ni contact avec la société des journalistes de RTL.
Mme Frédérique Agnès. - Même chose à TF1.
M. Laurent Lafon, président. - Merci pour toutes ces précisions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 heures.